Par Rémi Brague, Professeur de Philosophie à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Nicolas Aumonier : Nous sommes très heureux, mais surtout très honorés, de recevoir le professeur Rémi Brague, dont la venue ici représente quelque chose de très difficile à obtenir, le professeur Brague ayant décidé de se concentrer sur l’écriture de livres et l’intervention dans le débat public sous forme d’articles ou d’interviews. Mais comme il est stimulant d’essayer d’obtenir quelque chose de difficile et d’important, l’essentiel est que l’AES y soit parvenue, quels que soient les moyens qu’elle a dû employer pour le faire !…

Nous le remercions d’autant plus d’avoir accepté de venir qu’il connaît les lieux, et le public de notre Académie, qui l’a déjà reçu à deux reprises. La première fois, c’était en 2001, sur le thème de l’unité du genre humain. Le professeur Brague, sous le titre « Nature, histoire, destin de l’homme.
Aspects philosophiques et théologiques », était venu présenter la notion de providence comme cette articulation souple entre la dimension historique de l’homme et le fondement naturel de son existence, et mon père, qui l’avait présenté, n’avait pu résister au plaisir de citer le début de son dernier livre à l’époque, La Sagesse du Monde, 1999, et l’étonnement de M. Watson devant l’ignorance de son nouveau voisin M. Holmes, de savoir si c’était la Terre qui tournait autour du Soleil ou l’inverse, en raison de l’inutilité de cette question par rapport à la profession de ce dernier, bien plus intéressé par celle de savoir ce que nous faisons sur terre.

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La seconde fois, c’était à l’automne 2006, lorsque vous étiez venu nous parler de la place de l’homme et de la femme dans le judaïsme, le christianisme et l’islam après votre livre La loi de Dieu.

Vous êtes normalien, agrégé de philosophie, vous avez soutenu votre doctorat d’Etat sous la direction de Pierre Aubenque, vous avez été au CNRS, puis professeur à Dijon (1988-1990), puis à Paris-I (1990-2013) où vous avez enseigné la philosophie arabe et, en même temps, vous avez occupé la chaire Romano Guardi à la Ludwig Maximilian Universität de Munich où vous avez enseigné l’histoire du christianisme européen.

Vous êtes polyglotte, parlez une dizaine de langues vivantes et une demi-douzaine de langues anciennes. Vous êtes un tintinophile de premier ordre. Vous préférez très nettement les Tontons flingueurs aux Barbouzes, au motif que dans les seconds, Audiard ferait de l’Audiard, à la différence du pur moment de grâce du premier. Vous êtes membre de l’Institut (Académie des Sciences Morales et politiques), membre de l’Académie catholique de France, chevalier de la légion d’honneur (promotion du 1er janvier 2013). Vous avez reçu en 2009 l’équivalent du prix Nobel de théologie qu’est le prix Ratzinger. Enfin, négligeant comme M. Holmes tout ce qui paraît – à ce jour – inutile à votre profession, vous n’êtes docteur honoris causa d’aucune université.

Pour ceux d’entre nous qui souhaiteraient en savoir un peu plus sur le contenu de vos travaux, le plus simple est de s’en remettre au résumé que vous donnez dans l’Avant-Propos de votre dernier livre, Le Règne de l’homme. Genèse et échec du projet moderne (Gallimard, 2015, 405 p.). Vous y décrivez votre projet de retracer l’histoire du savoir de l’homme qu’on appelle anthropologie. Dans les deux premiers volets de votre trilogie, vous avez voulu étudier le contexte de l’anthropologie, dans ses bases cosmologiques (La Sagesse du monde, Histoire de l’expérience humaine de l’univers, Fayard, 1999, 333 p.), puis dans son cadre théologique (La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, 2005, 582 p.). Au tournant des Temps modernes, vous examinez comment « le savoir de l’homme s’affranchit de la nature et du divin », et les conséquences de ce « décrochage : le refus pour l’humanité d’avoir un quelconque contexte et de tirer son existence et sa légitimité ailleurs que d’elle-même » (Avant-Propos, p. 7).

Permettez-moi de compléter ce résumé par un petit aperçu à l’aide des trois concepts réels de monde, de transmission et de Dieu.

1. Monde
En 1988, vous faites paraître Aristote et la question du monde. Essai sur le contexte cosmologique et anthropologique de l’ontologie (Presses universitaires de France, 560 pp.) dans lequel vous dites, premièrement, que le concept de monde, choisi par la pensée grecque, exprime l’ensemble de ce qui est présent en son arrangement ordonné (kosmos), ce dans quoi nous sommes, et ce à quoi nous venons en naissant, deuxièmement, que le cosmologique l’emporte chez Aristote sur le phénoménologique, et troisièmement qu’il nous faut retrouver une véritable expérience de ce qu’est être dans le monde.

Dans La Sagesse du monde, Histoire de l’expérience humaine de l’univers, déjà cité, vous dites qu’au modèle du ciel à imiter, évident lorsque l’homme se voyait comme un monde en petit tendu vers l’imitation du bien, ont succédé des visions du monde, dans lesquelles l’univers a cessé d’être le précepteur de l’homme. Puisque la sagesse du monde nous est devenue invisible, il nous faut la repenser à nouveaux frais. Vous empruntez à Heidegger, mais aussi à Montaigne et à Pascal, l’idée qu’il faut du tout pour faire un monde, et que ce tout est d’emblée donné par un sujet, celui qui vient au monde, et qui le quitte aussi : « Chacun est un tout pour soi-même, car, une fois mort, le tout sera mort pour soi » (Pascal, Pensées, Br 457, Sagesse du Monde, p. 260).

2. Transmission
Dans Europe, la voie romaine (Criterion, 1992, 206p.), vous vous attachez à reconnaître non le contenu, mais la forme ou l’essence de la culture européenne, que vous dites être romaine, et dans laquelle vous voyez le droit, qui est précisément ce qui permet la transmission de ce qui a été reçu.

Dans Au moyen du Moyen-Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam (Editions de la Transparence, 2006, puis Champs, 2008, 434 p.), vous vous attachez à suivre des comparaisons, à établir des filiations, à dégonfler des baudruches. Votre connaissance de ces trois traditions vous permet d’analyser très finement ce qui se transmet, et comment.

Dans Le Propre de l’homme, Sur une légitimité menacée (Flammarion, 2013, 260 p.), vous analysez les attaques notamment de Michel Foucault et de Hans Blumenberg contre l’humanisme, et vous y montrez très bien que ce qui fait la légitimité de l’homme, c’est son origine divine. Vous y prenez acte de l’échec de l’athéisme, c’est-à-dire de son incapacité à donner une réponse argumentée à la question de la légitimité de l’existence de l’homme. Là encore, l’essence de l’homme est de comprendre qu’il lui faut transmettre ce qu’il a reçu.

Dans Modérément moderne (Flammarion, 2014), vous demandez si la culture supporte l’idée de vérité. Il me semble que l’idée décisive que vous y défendez est que la vérité est le fondement même de la transmission.
Dans Le Règne de l’homme : Genèse et échec du projet moderne (Gallimard,‎ 2015, 416 p.), vous montrez, dans les trois parties de ce livre, comment se prépare, se déploie, puis échoue le projet moderne d’un homme qui prétend être le créateur de sa propre humanité, et comment ce désir d’auto-domination s’achève très logiquement en suicide. Le projet moderne de domination sans transcendance conduit à l’extinction de toute transmission.

3. Dieu
Dans Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres (Champs, 2008, 255p.), vous dénoncez les expressions fausses que sont « les trois monothéismes » ou « les trois religions du Livre ». Vous dites que tout le monde ne se fait pas de Dieu la même idée, et que celle que s’en font les chrétiens est plutôt surprenante : un Dieu un, mais pas de n’importe quelle façon, père, mais non pas mâle, qui a tout dit, mais ne nous demande rien en retour, qui pardonne, mais sans ignorer la décision de notre liberté. Dieu ne nous demande rien : il nous libère, et par là, libère la capacité d’aimer pleinement et d’agir selon le bien qui sont en nous.

La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance (Gallimard, 2005, 582 p.) retrace l’histoire dont les hommes se sont représentés la loi de Dieu. Dans le judaïsme de la Dispersion, la Loi figure la seule présence de Dieu auprès d’un peuple privé de son royaume et de son Temple, elle coïncide avec Dieu. Dans le christianisme naît et se déploie la séparation entre Dieu et la loi : Dieu communique à l’homme la grâce qui lui permet de faire le bien. Dans l’islam, la Loi est au centre de tout et c’est Dieu qui la dicte.
Enfin, dans Les Ancres dans le ciel. L’infrastructure métaphysique de la vie humaine (Champs, 2011, 140 p.), dont vous référez le titre à une citation de Rivarol : « Tout Etat […] est un vaisseau mystérieux dont les ancres sont dans le ciel », vous soutenez que le projet même de vivre n’est pas possible sans une infrastructure métaphysique, qui n’est pas quelque chose d’éthéré pour spécialistes, mais le fondement même de notre décision de vivre, et de donner la vie.

Ainsi, pour vous, Dieu fonde notre désir de vivre et de donner la vie, Il est ce qui constitue notre monde. Il est ce qui fonde, sauve et déploie notre liberté. Vous le constatez cependant, le monde n’aime pas la liberté : « En France, on a le droit de tout dire, sauf ce qui fâche », remarquiez-vous dans le Figaro du 18 janvier 2015. Nous espérons bien que vous allez ici nous dire des choses vraies qui peut-être vont en fâcher certains !…

Rémi Brague : Il est amusant de voir que finalement vos trois invitations (en comptant celle-ci bien entendu) correspondent chacune plus ou moins bien et même plutôt mieux qu’autrement, à chacun des titres de ma « grande » trilogie, le premier correspondant assez bien à La Sagesse du monde, le second à La Loi de Dieu, le troisième à Le Règne de l’homme. Le présent exposé a avec lui un rapport assez éloigné puisque je ne parle guère du relativisme. Mais les connaisseurs reconnaîtront vers la fin quelques allusions au thème que je développe dans les trois satellites à savoir Les Ancres dans le ciel, Le Propre de l’homme et Modérément moderne, satellites que j’ai d’ailleurs mis sur orbite avant la planète autour de laquelle ils étaient censés graviter, c’est-à-dire justement Le Règne de l’homme.
Le concept de relativisme ne m’est pas habituel, mais je suis quand même heureux de pouvoir, ici, essayer de mettre un peu de clarté dans la question.

C’est le pape émérite Benoît XVI qui a parlé le premier sans doute de la « dictature du relativisme ». Dans son Discours du 18 avril 2005 pour l’ouverture du conclave dont il devait sortir, bien malgré lui d’ailleurs, pape. Je le cite : « On est en train de mettre sur pied une dictature du relativisme qui ne reconnaît rien pour définitif et qui donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs. » La phrase est un petit peu boiteuse, je n’ai pas pu voir quelle était l’original. « Son propre ego », c’est l’ego de qui ? Ce n’est certainement pas l’ego du relativisme, c’est certainement l’ego humain.

À vrai dire je ne ferai guère, dans ce petit exposé, que commenter cette phrase et d’essayer d’en peindre, à larges coups de brosse, presque au pistolet, le contexte, en me posant deux questions.

Pourquoi le relativisme apparaît-il comme l’ennemi ? C’est l’un des nombreux nouveaux spectres qui hantent l’Europe. Je fais allusion bien entendu au début du Manifeste communiste de 1848 dans lequel Marx explique qu’un spectre hante l’Europe et c’est le communisme. Depuis lors nous avons connu beaucoup d’autres spectres et le relativisme prend sa place derrière eux.

Puis je me demanderai pourquoi le mot de “relativisme” et l’attitude intellectuelle qu’il recouvre plaisent ? Il n’a pas que des ennemis, il a au contraire des amis. S’il n’avait que des ennemis, nous n’aurions pas besoin d’en parler parce qu’il aurait disparu de soi-même.

J’ai parlé des spectres qui hantent l’Europe. Le relativisme n’est qu’un à côté d’une constellation de notions « méchantes » (au sens hollywoodien du terme). Cette constellation comporte des notions toutes en –isme :

-  Il y a l’historicisme selon lequel les vérités ne seraient que provisoires et dépendraient d’une atmosphère culturelle à une époque donnée.

-  Le scepticisme qui renonce à l’idée de vérité.

-  Le subjectivisme qui prétend tout juger à partir des impressions, des opinions du sujet.

-  Le pluralisme qui renonce à l’unité de la vérité au profit de l’idée selon laquelle chacun aurait quelque part sa vérité.

-  L’individualisme qui est le grand ennemi depuis que le mot a été forgé dans les années 1830. C’est Tocqueville qui lui a donné ses lettres de noblesse dans un chapitre célèbre de la deuxième partie de La Démocratie en Amérique.

Il est intéressant de remarquer que les notions opposées n’ont pas toujours trouvé un nom pour les désigner. Les notions que l’on a forgées sont parfois légèrement en porte-à-faux. Par exemple, quand on oppose à l’individualisme, le personnalisme, il est évident que la personne est une certaine manière de voir l’individu et n’en est donc pas le contraire, rigoureusement parlant.

Parmi les notions supposées « gentilles »
-  il y a l’universalisme qui s’oppose au pluralisme des vérités.
-  Il y a l’objectivisme (le mot n’est pas très fréquent) qui s’oppose au subjectivisme.

Et puis il y a des mots qui ne sont pas très positivement connotés :
-  Le contraire de scepticisme étant classiquement dogmatisme mais dogmatiste c’est surtout ce qu’il ne faut pas être. Si vous êtes dogmatique c’est que vous êtes un méchant.
-  Le contraire de l’individualisme est-il le collectivisme ? Là aussi c’est un mot qui n’est pas toujours bien accueilli.

Donc on a une nébuleuse. J’ai parlé d’une constellation mais c’est plutôt d’une nébuleuse dont il s’agit dans ce sens que les étoiles qui la constituent sont plutôt un gaz indistinct que des lumières bien précises.

Première remarque sur le relativisme : il fait partie d’une bande, au sens le plus péjoratif de la bande à Bonnot, une bande de concepts censés être « méchants ».

Il est bon de remarquer aussi que le relativisme sous toutes ses formes épargne un noyau dur qui est la science. Les scientifiques parmi vous savent bien qu’il n’existe pas la science mais qu’il existe des sciences, des savoirs scientifiques toujours révisables et qui doivent toujours être précisés, confrontés à l’expérience. Mais la science, aux yeux du bon populo – et je rappelle que le concept de “bon populo” n’est pas une notion sociale mais plutôt une notion psychologique – les sciences, surtout les sciences dites dures sont censées être à l’abri du soupçon de relativisme au profit de vérités dures, de vérités irréfragables qu’elles seraient censées contenir.
Ce n’est pas toujours le cas. Il faudrait nuancer cela puisque certains théoriciens, sociologues en particuliers, essaient de montrer aussi dans les sciences un aspect de construction sociale, pas tellement dans les résultats scientifiques mais plutôt dans la pratique scientifique. Ils étudient la manière dont se constituent les équipes de recherche, la façon dont les théories sont considérées comme valides, perdurent ou se perdent pour différentes raisons, soit parce qu’elles sont réfutées, ou simplement parce que ceux qui les soutiennent disparaissent.

Cette relativisation des données scientifiques reste cependant au niveau théorique car, dans la pratique, personne ne met en doute l’efficacité des moyens techniques que la science de la nature rend possible. Le relativiste le plus échevelé fera confiance à son téléviseur, à l’avion qui le transporte ou même il changera l’ampoule qui l’éclaire selon les règles de l’art sans se demander s’il y aurait des ampoules qui n’éclaireront que relativement. L’expérience quotidienne montre, de plus, que ce que la science établit qui, pourtant peu contestable, ne réussit nullement à convaincre un désir maladif.

Si la psychanalyse montre que l’homosexualité résulte d’une fixation à une forme primitive du désir, alors Freud a tort. Je ne dis pas qu’il a raison. Je dis que c’est une théorie qui a longtemps été supposée valide et qui maintenant est contestée par ce que l’on pourrait appeler un anti-freudisme de gauche, étant donné que l’anti-freudisme a souvent été plutôt à droite, si je puis dire. On reprochait à Freud de voir du cul partout (pour le dire simplement et grossièrement). Maintenant on lui reproche de penser qu’il existerait une sexualité normale et donc des activités sexuelles qui ne le seraient pas. Donc on le critique au nom d’une sorte de relativisme.
Pascal dit quelque part : « Nous avons mille façons de nous crever les yeux avec plaisir ». On refusera de voir cela et on arrivera à des déclarations aussi spectaculaires, qui pourraient être drôles si elles n’étaient abominables, comme celle de Raphaël Enthoven que j’ai entendu dire à une émission “Ce soir ou jamais” : « Il ne faut pas sacraliser la vie, car si on la sacralisait, on n’aurait pas eu l’IVG ». Extraordinaire raisonnement à l’envers, n’est-ce pas ?

Donc le relativisme est l’ennemi, pour certains en tout cas. Le relativisme encercle mais n’investit pas la forteresse de la science.
Maintenant, je vais me demander ce qu’il y a de bon dans le relativisme.
Pourquoi le mot est-il plutôt positivement connoté, en tout cas dans certains milieux ?

Une des raisons, cela peut paraître bizarre, mais je suis à peu près convaincu que c’est la théorie de la relativité. Théorie de la relativité ou, plus exactement, ce qu’en comprend à nouveau le bon populo auquel j’ai fait allusion qui a vaguement entendu dire : « tout est relatif et Einstein l’a prouvé ».

Cette compréhension populaire de la théorie de la relativité comme étant une sorte de base scientifique donnée au relativisme a tout faux puisque la théorie de la relativité porte un nom qui dit exactement le contraire de ce qu’elle est. Ce que Einstein a établi c’est l’existence d’un invariant. C’est l’existence d’un absolu par rapport auquel, bien sûr, les autres choses sont relatives. Sa grande découverte, c’est d’avoir montré que la vitesse de la lumière était un absolu.

D’ailleurs on peut se demander s’il peut exister quelque chose de relatif sans le mesurer à l’existence d’un absolu quel qu’il soit. Alors ce qu’il y a de bon dans le relativisme c’est qu’on met à son crédit une critique des faux absolus. Une critique de vérités ou de biens qui ne sont en fait que relatifs et qui ont posé pendant un certain temps en absolus.

Par exemple : on va critiquer les « valeurs » du sujet occidental, les valeurs sur lesquelles sont fondées la civilisation occidentale, que l’on démasquera comme étant non pas universelles mais représentant la vision de l’homme blanc. C’est à cette attitude que l’on doit la multiplication des déclarations des droits de l’homme puisque la Déclaration de 1948, dite universelle, est considérée dans beaucoup de zones culturelles comme étant la généralisation indue de la vision occidentale de l’homme et de ses droits.
Ce qui rend le relativisme attrayant, c’est quand même avant tout, me semble-t-il, la prétention de certains faux absolus à s’ériger en vrai absolu. On met sur le dos de cette tentative toutes les formes de fanatismes et on fait remarquer que, si tout n’est que relatif, on ne peut guère ni tuer ni se faire tuer pour des réalités, pour des valeurs qui ne sont que relatives. La prétention à l’absolu inclurait un risque, une tentation d’imposer ce faux absolu, de réaliser pratiquement l’universalité à laquelle il ne peut pas prétendre au niveau théorique, en instaurant une sorte de pouvoir qui obligerait à cela.

Nous assistons, par exemple, avec ce que l’on appelle l’islamisme, à l’apparition d’une sorte d’absolu pervers dont on peut peut-être analyser l’origine en remontant à une conception perverse de Dieu et de la manière dont Dieu est plus grand. Le slogan « Dieu est plus grand » est devenu une sorte de cri de guerre.

Cette prétention à l’absolu vire assez facilement à un monisme. Si il y a quelque part un absolu que l’on puisse identifier, la tentation va être très forte – et l’histoire des idées le montre – de passer de l’affirmation d’exclusivité de cet absolu à l’affirmation selon laquelle il n’y aurait que cet absolu qui existe.

D’une certaine manière intéressante, la première partie de la Confession de Foi islamique a été interprétée par un courant puissant de la mystique islamique comme signifiant non pas : « il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu » mais « il n’y a rien d’autre que Dieu », la Création étant finalement illusoire, la Création étant Dieu vu sous un angle inadéquat.

Alors que dire du relativisme, une fois qu’on aura rendu compte de ce qui le rend attrayant ? Il y a une première réponse c’est que le relativisme se détruit soi-même parce qu’il se contredit. Dire que tout est relatif ce n’est pas une vérité relative, c’est au contraire prétendre que cette affirmation aurait une valeur absolue. Le relativisme ne pourrait donc être lui-même que relatif.

C’est une réfutation que vous allez trouver un peu partout. Elle est reprise sans cesse, elle est aussi péremptoire que vaine car elle ne gêne absolument pas le relativiste. Le relativiste en effet se gardera bien de prêter le flanc en affirmant la thèse que je viens d’énoncer, qui n’est pas la thèse du relativiste. Mais il présentera sa position sous la forme d’une question, par exemple. Un certain Montaigne a formulé sa position en demandant : que sais-je ? Au lieu de dire : je ne sais rien. Dire : je ne sais rien, ce serait déjà trop dire puisque justement ce serait dire que l’on sait que l’on ne sait rien. Donc le relativiste réel, – non pas celui que l’on se construit comme homme de paille pour pouvoir l’abattre d’autant plus facilement, – trouve des contorsions pour éviter cette fameuse réfutation sans cesse reprise et sans cesse à reprendre parce qu’elle n’a jamais convaincu personne.

En revanche, s’il y a quelque chose qui contient sa propre contradiction, c’est bien la formule que j’ai citée de Benoît XVI : « le relativisme donne comme mesure ultime uniquement son propre ego et ses désirs ». Ce qui veut dire que dans le relativisme il y a un absolu, celui qui se pose comme sujet au centre du monde, centre à partir duquel il déclare que telle ou telle chose est relative. Cette formule qui contient sa propre contradiction, ce n’est pas une formule contradictoire. C’est une formule qui montre la contradiction même qui est au sein de l’attitude relativiste. Si vous voulez, on peut la comparer à une autre formule d’un autre pape : « la culture de mort ». La culture de mort, c’est une expression autodestructrice. Il ne peut y avoir en fait de culture qu’une culture de vie. « Culture de mort », c’est une formule volontairement contradictoire qui porte à la lumière la contradiction réelle, non plus seulement verbale, mais la contradiction réelle dans laquelle vit notre civilisation, si elle mérite encore ce nom.
La dictature du relativisme, c’est une formule qui exprime la même contradiction puisque une dictature est par définition un pouvoir absolu ! Un pouvoir au-dessus duquel il n’y a aucune autre instance à laquelle on pourrait faire appel, absolu voulant dire au sens étymologique “délié de tout lien”. On pourrait presque traduire “absolu” par “déchaîné”, ce serait évidemment une autre image mais ce serait étymologiquement absolument exact. Que le prétendu relativisme soit en fait un absolutisme, cela se voit dès la toute première formulation où les historiens de la philosophie voient du relativisme, à savoir la fameuse, la célébrissime phrase du sophiste grec Protagoras, que l’on raccourcit la plupart du temps, à savoir : « L’homme est la mesure de toute chose ». C’est le premier des tous les fragments qu’on lui attribue dans les recueils des déclarations des Présocratiques. Il dit plus littéralement : « De toutes choses la mesure est l’homme » (soit un homme, on ne sait pas trop). « Des choses qui sont, il est la mesure de ce qu’elles sont, du fait qu’elles soient. Et des choses qui ne sont pas il est la mesure de ce qu’elles ne sont pas ou du fait qu’elles ne soient pas. »
Formule d’ailleurs mystérieuse : comment est-on mesure de ce qui est ? Et plus obscur encore : comment peut-on être mesure de ce qui n’est pas ? On en a débattu dès l’époque de Protagoras. En tout cas, quelle que soit l’interprétation que les historiens de la philosophie peuvent donner de la formule de Protagoras, c’est une formule absolutiste puisque elle fait référence à une mesure universelle et donc à quelque chose d’absolu.
Reste à savoir si l’homme, censé être la mesure de toutes choses, désigne un collectif, l’espèce humaine, ou si cela désigne chaque individu au sens de chacun sa vérité, chacun son point de vue.

Le plus ancien témoin de cette formule, c’est Platon dans le Théétète qui semble pencher pour la première interprétation, à savoir l’homme en question c’est l’espèce humaine, ce qui existe pour les sens de l’être humain, mesuré par eux. En effet, Socrate demande : « Mais pourquoi dit-il : la mesure de toutes choses c’est l’homme et pas le porc ou le cynocéphale ? » Ce sont les exemples qu’il choisit. En toute hypothèse, avec une formule de ce genre et avec les descendants que la formule de Protagoras a engendrés, c’est le sujet qui devient un absolu, sujet qui choisit souverainement ce qui convient à ses besoins, ce qui convient à ses désirs, ce qui convient à ses intérêts.

À une autre échelle, on peut remarquer que celui qui défend la relativité de toutes choses se pose comme le seul à savoir ou en tout cas le seul à ne pas être dupe, le seul à ne pas se laisser avoir par l’idée d’une vérité qui ne serait pas relative mais qui serait absolue.

D’une manière très intéressante, Benoît XVI a tout à fait raison de dire que le seul absolu, la mesure ultime c’est « l’ego et ses désirs ». Avec cette remarque il souhaitait très probablement souligner que le désir n’est pas nécessairement libérant. Nous pouvons très bien être les esclaves de nos désirs et la plupart du temps d’ailleurs, nous le sommes.

Je crois qu’il faut là-dessus écouter Kant. Le philosophe allemand, dans la deuxième de ses critiques la Critique de la Raison pratique qui est une sorte de réflexion sur le fondement de la morale, explique que la véritable liberté consiste à se libérer de tout ce qu’il appelle le pathologique, pathologique ne voulant pas dire maladif comme dans l’usage habituel mais tout ce qui rend l’homme “passif” (du grec pathos, pathein, paskhein, cela veut dire “subir”, “souffrir”), pas nécessairement souffrir au sens de la douleur mais comme lorsqu’on dit : « souffrez que je fasse ceci » – la formule est un peu obsolète – c’est-à-dire acceptez-le. C’est une attitude dans laquelle vous subissez. Pour toutes les passions, nous sommes passifs, nous les subissons.

Alors si le seul absolu est le désir, le sujet qui va s’être placé comme mesure de toutes choses sera en fait plutôt mesuré par toutes choses. Il cessera d’être à la mesure de toutes choses mais il en deviendra l’esclave.

La question sur laquelle je voudrais terminer, c’est de savoir – et là j’entre un peu dans le sujet du troisième volume de ma grande trilogie et de ses satellites – si l’on peut vivre du relatif.

Tout à l’heure on a fait remarquer au crédit d’une attitude relativiste que, lorsque l’on est relativiste, on ne peut pas tuer puisque tout est peut-être à moitié vrai et cela ne vaut pas la peine que l’on tue. Cela ne vaut pas la peine non plus que l’on mette en jeu sa propre vie pour quelque chose de relatif.

Ce qui ne serait pas encore trop grave puisque il ne s’agit pas de savoir si nous pouvons trouver des raisons de vivre. La question vient toujours trop tard, puisque nous sommes là, nous sommes embarqués. À l’extrême rigueur on pourrait se demander s’il faut se faire hara-kiri, mais nous avons un préjugé très fort en faveur de la vie qui est la nôtre. Et d’ailleurs si nous n’avions pas ce préjugé, nous ne serions plus là, nous en aurions fini.
Donc la question n’est pas tellement de savoir si l’on peut vivre pour le relatif, mais si l’on peut donner la vie si tout n’est que relatif ! La question vient trop tard pour ceux qui sont déjà embarqués. Mais avons-nous le droit d’en embarquer d’autres ? Pour cela il faut ce que j’appellerai un ‘absolu relatif’ et puis peut-être aussi un ‘absolu absolu’.

L’absolu relatif, cela va être l’existence même de l’humanité, existence qui n’est au fond qu’une nécessité hypothétique. Il n’est nullement nécessaire que nous soyons là et il n’est nullement nécessaire que l’humanité continue. Cela n’est nécessaire que si nous voulons qu’il continue à y avoir une humanité. L’univers s’est passé de nous pendant pas mal de temps, peut-être pourra-t-il continuer à se passer de nous.

Mais du point de vue qui est le nôtre, à savoir ceux qui sont à bord, pour reprendre l’image maritime qu’implique l’expression pascalienne « vous êtes embarqués », la prolongation, la poursuite de l’aventure humaine, sans être une nécessité absolue, sans être un bien absolu, est quand même une sorte d’absolu relatif. J’insiste sur le caractère évidemment bizarre mais donnant à penser, je crois, de la formule.

Ne serait-ce que pour la raison que pour discuter d’une doctrine quelconque, d’un « isme » quelconque, que ce soit le relativisme ou l’absolutisme ou une autre, il faut qu’il y ait des sujets capables de parler et d’argumenter. Donc, à supposer que l’humanité disparaisse, le problème du relativisme disparaîtrait en même temps parce qu’il ne pourrait simplement plus être posé.

Et puis au-delà – je pourrais presque dire en-dessous comme son fondement – de cet absolu relatif, il doit y avoir un absolu absolu, à savoir un être qui existe à partir de soi (en latin ens a se. Les amateurs de scolastique reconnaîtront le concept de aseitas. Les latins ont formé un substantif à partir de la formule).

Il faut donc, si l’absolu relatif dont j’ai parlé, à savoir l’existence de l’humanité, doit pouvoir avoir un fondement, qu’il y ait un absolu absolu. Il faut que nous ayons accès à cet absolu absolu. Et cet absolu absolu (je ne trouve pas de mot plus simple) ne peut désigner que Dieu. C’est le troisième de mes concepts fondamentaux, un Dieu non pervers, un Dieu bienveillant, un Dieu qui veut que nous soyons et qui peut Seul, me semble-t-il, c’est en tout cas ma thèse, expliquer pourquoi il est bon que nous soyons là. Non pas « il est chouette », non pas « il est chic », non pas… vous pouvez trouver toutes sortes d’adjectifs faibles pour désigner le bien. Mais ici, il faut que cela soit Bien avec un “B” majuscule, au mépris des règles de l’orthographe.

Donc notre réponse au relativisme doit être un certain absolutisme. Mais peut-être pas n’importe quel absolu, non pas l’absolu qui absorberait tout ce qui n’est pas lui. Mais l’absolu créateur, celui qui pose dans l’être, par amour, ce qui n’est pas lui.

Échanges de vue

Nicolas Aumonier : Merci de ce magistral traitement du thème que nous vous avions confié, et nous ne le regrettons pas ! Le temps que chacun aiguise ses questions, j’aimerais vous poser deux questions d’écolier.
À la fin de votre première partie, vous avez récusé l’idée que Dieu soit le plus grand. Comme plusieurs ici sans doute, j’ai pensé au célèbre passage du Proslogium II, dans lequel saint Anselme de Cantorberry, s’adressant à Dieu, dit : « Nous croyons que Tu es ce par rapport à quoi rien de plus grand ne peut être pensé (credimus te esse aliquid quo nihil maius cogitari possit) ». Or cet argument est pour saint Anselme le cœur de la preuve de l’existence de Dieu, puisque ce plus grand ne peut être dans la seule intelligence sans être dans la réalité, obligeant ainsi l’insensé – qui avait dit : Dieu n’existe pas – à reconnaître l’existence toute réelle de Dieu. Vous ai-je mal compris en entendant que vous récusiez l’idée que Dieu soit le plus grand ?

Dans votre deuxième partie, vous avez dit que le fait que le sujet devienne l’absolu n’était pas un bien. Cela conduit-il, dans votre esprit, à remettre en cause l’un des postulats de la phénoménologie selon lequel le sujet est originairement ce à quoi sont donnés les phénomènes et ce par quoi ils sont constitués comme phénomènes ? Par suite, si le monde est, comme vous l’écrivez dans La Sagesse du monde, ce à quoi nous venons et ce que nous quittons, en comprenant par là qu’un tel monde nous est fortement consubstantiel, n’est-ce pas renoncer à ce concept de monde et donc de sujet que renoncer à une forme d’absoluité du sujet ?

Rémi Brague : En ce qui concerne la première question : loin de moi de renoncer à ce qu’il y a de positif non seulement dans la formule d’Anselme mais dans la formule d’Ignace : « Deus semper major ». C’est une formule qui exprime la manière dont Dieu est toujours au-delà des représentations que nous pouvons nous en faire.

C’est finalement le message du concile de Latran qui a dit que : « Quelque grande que puisse être la ressemblance entre Dieu et la créature, la différence est toujours plus grande ».

Ce à quoi j’en ai, c’est la conception d’un Dieu qui manifesterait sa puissance par la destruction de ce qui est. C’est assez amusant parce que c’est une remarque que j’ai trouvée dans Louis Massignon. Louis Massignon, qui avait une attitude tout à fait positive envers l’islam, fait remarquer que les miracles du Dieu coranique sont des miracles de destruction. Par exemple faire souffler un vent tel qu’il détruit, en matière d’avertissement, le peuple qui a sacrifié, contrairement à ce que un prophète lui avait demandé, la chamelle qu’il n’aurait pas fallu sacrifier. Ou c’est le garnement de Nazareth qui pour son plaisir crée des oiseaux à partir de la glaise, leur insuffle la vie et ensuite les détruit. C’est très curieux.

Disons que le Dieu plus grand auquel je donne ma foi, c’est un Dieu créateur. Je crois qu’il faut vraiment redécouvrir, on ne l’a jamais totalement perdue, mais je crois qu’il faut reprendre conscience de tout ce qu’implique cette notion de Création que l’on a trop longtemps confondue avec une explication des origines du monde. ‘On’, pas les Pères de l’Église mais disons une certaine vision des choses finalement assez récente et qui heureusement a été rendue impossible par une explication bien plus puissante de la cosmogenèse qui est celle que produit l’astrophysique ou pour ce qui est de la terre, la géologie, pour l’homme, la paléontologie, etc.
Donc c’est à cela que j’en avais. Ce n’est pas du tout à la preuve d’Anselme, plutôt à tout ce qui fait apparaître Dieu comme devant assurer le fait qu’Il est le plus Grand, n’arrivant pas à prouver sa prééminence, le fait qu’Il dépasse la créature, en l’écrasant et non pas en lui donnant la place libre, si je puis dire.

Deuxième question, je n’ai pas de prétention phénoménologique quelconque. J’ai même un peu de mal à entrer dans la vision phénoménologique des choses, même si j’ai utilisé le concept plus ou moins phénoménologique de monde.

En fait, ce à quoi j’en avais c’est une conception selon laquelle la renonciation à une réalité, non relative, une réalité qui serait indépendante des sujets ne laisse plus comme possibilité d’une action commune que la rivalité entre les sujets. Ce sera le sujet le plus fort, le sujet le plus influent, le sujet le plus capable d’imposer sa vision du monde aux autres qui l’emportera, faute justement de l’existence de quelque chose sur laquelle on puisse se mettre d’accord sans être obligé de s’affronter.

Françoise Seillier : Vous avez dit que pour les modernes le relativisme épargne la science. Est-ce qu’on pourrait dire aussi que le relativisme moderne épargne la démocratie ?

Rémi Brague : Je n’aime pas tellement me lancer dans des discussions sur ce mot que l’on met vraiment à toutes les sauces.

C’est vrai que dans nos sociétés, aussi relativistes qu’elles puissent se prétendre, il y a un certain nombre de vaches sacrées (on peut les appeler comme cela).

Ce que l’on appelle ‘démocratie’ que je distinguerai du régime politique tel qu’il est décrit par les théoriciens depuis Aristote, depuis Platon. Depuis Aristote, la démocratie est effectivement considérée, dans le discours dominant, comme étant un absolu avec cette particularité que comme personne ne sait trop comment la définir et surtout comment l’adapter à différentes régions du monde où les habitudes et les mœurs ne sont pas les mêmes, on risque d’avoir un absolu assez creux puisque avec ce qu’on va pouvoir mettre dedans, on risque d’avoir un faux relatif absolu.

Je crois qu’il y a un test assez probant pour mesurer une civilisation c’est se demander de quoi il est permis de rire et de quoi il n’est pas permis de rire. Il y a des choses vraiment sérieuses dont on ne rit pas. Et il faut se demander justement quelles elles sont. C’est là qu’il faut chercher les véritables idoles. Ce ne sont pas des idoles de bronze ou d’or, ou de marbre. C’est ce devant quoi, ce devant l’évocation de quoi il faut prendre un air grave, pincé et pénétré éventuellement, il est interdit de rire. C’est comme cela qu’Alain Saint-Ogan caractérise l’enfer ; Zig et Puce rêvent qu’ils sont envoyés en Enfer et à un moment il y a une pancarte : « Défense de rire », l’enfer étant le lieu même de l’idolâtrie.

Jean-Marie Schmitz : Vous avez évoqué, à travers la formule d’Enthoven, le fait que lorsqu’un fait scientifique gêne le relativisme ou gêne ses désirs, il l’évacue.

Comment peut-on entamer un dialogue avec des gens qui écartent les faits et qui refusent la raison ? Est-ce que c’est possible et que préconisez-vous pour cela ?

Rémi Brague : Je suis bien ennuyé, justement, parce que, en l’occurrence, il s’agissait d’une émission de télévision “Ce soir ou jamais” et de telles formules ont un effet de coup de poing dans le plexus. C’est tellement énorme qu’on ne trouve pas à répondre.

Quand quelqu’un me dit : « 2 et 2 font 5 », la première réaction, c’est une sorte de paralysie. La deuxième réaction c‘est que il faut quand même croire, c’est presque un acte de foi, que les gens ont une conscience et que, quelque part, comme diraient nos amis psy, il doivent ressentir que cela ne marche pas, que cela ne convient pas.

Mais c’est vrai que c’est extrêmement difficile de discuter avec des gens qui comme cela, tranquillement, disent des énormités. La plupart du temps, il y a une sorte d’hommage que le vice rend à la vertu, là aussi, ils ne nient pas de manière frontale. Simplement, ils oublient.

Vous savez, c’est la méthode qu’Orwell définissait stopcrime, le mécanisme mental va donc arrêter le crime. C’est le mécanisme qui fait que lorsque le train de nos pensées va dans une direction qui risquerait de nous mettre en danger, il s’arrête. On cesse de penser à certaines choses. On pense à d’autres choses, on va boire une bière, enfin n’importe… On essaie de ne pas y penser.

Je crois que la première chose à faire, c’est dire (c’est ce que j’aurais dû faire mais j’étais vraiment assommé) et répéter le vrai, ce qui en sortira ne dépend plus de nous.

Je dois bien avouer que cela fait quelques mois que je vis, intellectuellement parlant, sur le chapitre 3 et le chapitre 33 d’Ézéchiel. La fameuse parabole du veilleur, le veilleur qui est chargé de prévenir si l’ennemi approche de la ville. S’il ne dit rien et que l’ennemi prend la ville, gare à lui ! S’il avertit les gens et que l’ennemi prend la ville, il sera peut-être passé au fil de l’épée mais au moins il aura la conscience tranquille. De même le prophète imagine que Dieu lui dit : « écoute, si les gens meurent dans leur péché sans que tu les aies avertis, tu seras responsable. Si tu les as avertis, c’est leur problème. Toi au moins tu auras sauvé ta vie ».

Je crois que c’est un peu comme cela qu’il faut réagir. Il faut dire les choses et puis après laisser la conscience, laisser le Saint-Esprit faire leur travail. Je ne sais pas s’il y a d’autres recettes. Je ne pense pas.

Jean-François Lambert : Je voudrais revenir brièvement sur le relativisme en sciences. Vous vous rappelez certainement de « l’affaire Sokal ». En bref, Alan Sokal est un physicien américain qui prétendait dénoncer l’irrationalisme de la culture contemporaine. En juin 1996, il publie dans la revue américiane Social Text un article, intitulé « Transgresser les frontières : vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique ». Truffé de références à la mécanique quantique, à la théorie de la relativité générale ou encore à la topologie en mathématiques, le texte abonde de citations de Bohr, Planck, Einstein et autres spécialistes de la physique contemporaine. Il comporte une abondante bibliographie et fait se côtoyer des scientifiques parmi les plus prestigieux, des philosophes et des théoriciens des sciences sociales (« social studies »). Tout cela a suffisamment impressionné le comité de rédaction de la revue « Social Text » pour qu’il accepte sans réserve la publication de l’article. On comprend l’embarras des éditeurs lorsque Alan Sokal, révèle qu’il s’agit d’un canular, d’une parodie des thèses post-modernes, écrite afin de discréditer le relativisme défendu par cette revue. En 1997, Sokal publie avec son collègue et ami, le physicien belge Jean Bricmont, de l’Université Catholique de Louvain, un ouvrage intitulé « Impostures intellectuelles » (Odile Jacob) pour dénoncer à nouveau l’idée selon laquelle la science ne serait qu’un « discours » ou une « narration » parmi d’autres. Un ample débat médiatique a accompagné la parution de cet ouvrage. Ceux qui s’opposent à Sokal (notamment le sociologue des sciences Bruno Latour), dénoncent un « scientisme primaire ». Certains propos des défenseurs de Sokal (comme le physicien Steven Weinberg) peuvent effectivement être qualifiés de scientistes. Alors, comment sans tomber dans le relativisme, et sans croire que toutes les théories scientifiques ne sont que des narrations, éviter les excès du positivisme dogmatique pour qui il n’y aurait de vérité que scientifique ?

Permettez-moi une deuxième question. Il se trouve que dans une autre vie, j’ai dirigé une grande association de défense des droits de l’homme qui malheureusement a très mal évolué. Je veux citer Amnesty International. Je suis totalement en désaccord avec ses positions actuelles. J’ai cependant toujours des contacts avec d’autres organisations de défense des droits de l’homme où l’on confond souvent le relativisme et la tolérance. Pour beaucoup de militants, la tolérance suppose le relativisme. Qu’en pensez-vous ? La tolérance est-elle possible sans relativisme ?

Enfin, une dernière question. Vous faites souvent allusion à ce que vous appelez un nouveau Moyen Âge. Est-ce que vous pouvez préciser l’idée que vous vous faites d’un tel nouveau Moyen Âge ?

Rémi Brague : Bien entendu je me souvenais de cette affaire, de la blague cruelle de Sokal. Je ne me souvenais pas que c’était il y a si longtemps, vingt ans déjà. Je pensais effectivement à Latour, pas uniquement à lui, ce sont des idées que l’on entend. Habermas y est allé aussi de son ouvrage La technique et la science comme idéologie. C’était un Habermas encore assez jeune, assez virulent.

Ma réponse générale : je crois qu’il faut vraiment, contrairement à ce que j’ai laissé entendre tout à l’heure, dire quelque chose de phénoménologique. Mais pour éviter d’embarquer Husserl et les autres dans ce bateau-là, je me contenterai d’Aristote, du principe selon lequel il y a avant les compétences du savoir, ce qu’il appelle l’éducation. Pour lui, l’une des preuves de la bonne éducation va être d’appliquer au bon objet la bonne méthode.

Vous vous souvenez – là encore Pascal –, à la différence de l’honnête homme qui serait justement l’homme bien élevé selon Aristote, quelqu’un qui se présente comme étant géomètre va me prendre pour un théorème. Quelqu’un qui se présenterait comme général, il va me prendre pour une place forte.

Au contraire il faut, c’est la règle élémentaire de la bonne éducation, traiter les choses comme elles sont c’est-à-dire ne pas démontrer un théorème de géométrie (pour Aristote, c’était la géométrie euclidienne avant la lettre, qui était la science par excellence), il ne faut pas la traiter de manière rhétorique. Ne pas dire : « Comme ce serait bien si les trois angles étaient égaux à deux droits ! » Non, il faut le démontrer.

Et inversement, il ne faut pas traiter des questions de morale comme on traite un théorème de géométrie. Cela ne marche pas. Ce n’est pas adapté.
Cela a l’air tout bête, il suffit simplement de savoir faire suffisamment preuve de doigté pour ne pas appliquer une méthode tirée d’une science dure à une science plus molle et réciproquement. Il ne s’agit pas de traiter en rhétorique ce qui est de l’ordre de la démonstration rigoureuse et réciproquement. Mais cela suppose des qualités dont je ne sais pas trop comment elles s’apprennent. Aristote dit : « C’est la bonne éducation ». Qui va donner la bonne éducation ? Qui va expliquer à un rédacteur de Social Text que ce n’est pas l’endroit pour un article de physique, de même que ce ne serait pas à Nature de publier des poèmes, par exemple. C’est donc une question qui est très simple à formuler mais très difficile à mettre en pratique parce qu’il faut le doigté.

La tolérance et le relativisme : l’ennui c’est que l’attitude relativiste pourrait très bien s’appliquer aussi à l’idée de tolérance. Et cela conduit à dire : « la tolérance, c’est bien dans certains cas mais dans certains autres cela ne l’est pas ». Il me semble d’ailleurs observer que les gens qui se gargarisent avec les droits de l’homme ont parfois une tolérance à géométrie variable. Il y a des choses qui sont plus intolérables que d’autres et d’autres qui sont plus tolérables que les unes.

Donc là je crois qu’il faut faire très attention, d’autant plus que les droits de l’homme c’est bien gentil, mais est-ce que l’on sait ce que c’est que l’homme ? Nous sommes dans une situation un peu bizarre en ce sens que tout le monde parle des droits de l’homme ou de la dignité humaine, c’est vraiment le gargarisme des gargarismes. Mais quand on demande : « Tiens au fait pourquoi faudrait-il que l’homme ait plus de droits que le bonobo ? », on est vite ramené à une simple question de fait, c’est-à-dire à une question de force supérieure, en ce sens que il est plus facile de projeter du DDT sur des cloportes que pour le cloporte projeter je ne sais pas quoi sur les hommes. On arrive très vite à ce simple rapport de forces.

Troisième question : j’ai effectivement soutenu l’idée – j’étais très conscient d’être un agent provocateur – suivant laquelle nous avons à revenir au Moyen Âge, en tout cas à revenir à une certaine attitude médiévale fondamentale.

Je prendrai un seul exemple et il est très parlant. C’est une idée qui apparaît chez Alain de Lille qui a cette image suivant laquelle la nature est le vicaire de Dieu, son délégué, son représentant. Il emploie même pour désigner la nature la formule de « prodea », de déesse mais déesse secondaire, déesse subordonnée, déesse au service du seul Dieu créateur dont il ne mettait nullement en doute l’existence ni le caractère unique ni les prérogatives.
C’est une attitude qui me semble extrêmement intéressante. Elle est au fond de l’attitude thomiste, même si Thomas d’Aquin ne s’exprime pas de manière poétique mais conceptuelle, à savoir une vision équilibrée qui admet à la fois l’existence d’un Créateur bienveillant pour lequel tout ce qui est est « très bon » et c’est la créature qui se débrouille mal ensuite.
Subordonnée de plein droit d’une nature qui a ses lois, qui peut être l’objet d’un discours rationnel, par exemple d’une science de la nature, sans du tout tomber dans l’attitude moderne qui consiste à voir dans la nature une simple matière inanimée, sans aucune spontanéité, purement soumise à l’homme qui en fera ce qu’il voudra ; et sans tomber non plus dans l’autre extrême qui serait celui d’une nature divinisée, la Nature (avec un immense ‘N’ des journalistes du XVIIIe siècle, ceux qui s’appelaient les philosophes) ou la Gaïa des partisans contemporains de la deep ecology pour lesquelles la nature – c’est à cela qu’on reconnaît (j’ai eu l’occasion de le dire, de l’écrire) les idoles,- c’est qu’elle exige des sacrifices humains ; c’est presque le critère.

Il en est ainsi de la Gaïa, il se pourrait qu’on doive supprimer l’humanité pour qu’elle puisse se développer librement. Si vous allez vraiment très profond dans l’écologie vous êtes conduits jusque-là. Ce n’est pas moi qui l’imagine, ce sont des idées réelles.

Donc c’est ce Moyen Âge-là que je souhaite. Je dirai même plus, c’est que finalement nous avons le choix entre deux Moyen Âge : le Moyen Âge dont j’ai parlé ou le Moyen Âge de la caricature qu’en font les temps modernes et dont nos chers espiègles islamistes réalisent une version tout à fait convaincante.

Donc la question n’est pas s’il faut retourner au Moyen Âge mais à quel Moyen Âge.

Paule Giron : Je reviens à votre propos précédent. J’ai lu dans Le Monde l’autre jour que pour rééduquer les jeunes de Daesh, il fallait leur réinculquer les notions de la démocratie.

Du coup cela m’a fait réfléchir en me disant, si rééducation il pouvait y avoir, est-ce que ce ne serait pas Coran contre Coran ? J’entends par là l’esprit contre la lettre. À votre avis ?

Rémi Brague : Si c’est dans Le Monde ça doit être vrai !
Je crois que nous sommes en présence d’un de ces bla-bla que l’on va nous resservir probablement, à savoir les valeurs de la République : la démocratie, la tolérance – excusez-moi, ce n’est pas la tolérance qui est en défaut, c’est le bla-bla sur la tolérance qui est en question.

Le Coran, l’esprit contre la lettre c’est le problème justement. Cela j’ai eu l’occasion de le dire et de le répéter, c’est que la distinction de l’esprit et de la lettre est d’autant plus difficile à pratiquer dans le cas du livre saint de l’islam que celui-ci est censé avoir été dicté par Dieu.

Je m’explique.

Qui est l’auteur de la Bible ? Ou qui sont les auteurs de la Bible ? Pour le juif le plus orthodoxe, le plus étroit, le plus empapillotté, le plus encaftané que vous puissiez imaginer, l’auteur de la Bible, ce sont des hommes. La Thora, c’est Moïse. Les livres historiques, ce qu’ils appellent les Livres prophétiques, c’est Samuel. Les Psaumes, c’est David. Les Livres de Sagesse, c’est Salomon : ce sont des hommes.

Qu’est-ce que l’on trouve dans la Bible ? C’est un discours humain, inspiré, d’accord, mais inspiré à des hommes et à des hommes qui vont avoir leurs limites. Vous savez que, pour les rabbins les plus stricts, le seul mot qui ait été prononcé par Dieu lui-même dans la Bible c’est : « Je suis le Seigneur ». Tout le reste c’est de Moïse. C’est Moïse qui a écouté, mais c’est quand même passé par une subjectivité humaine.

Pour l’islam, le Coran a été dicté mot à mot par Dieu, éventuellement par l’intermédiaire de l’ange Gabriel, à son prophète dont le mérite exclusif – en tout cas tel que le Coran le présente, pour le hadith c’est un peu plus compliqué – le grand mérite est d’avoir recueilli telle quelle, sans y ajouter ni en retrancher quoi que ce soit, la Parole de Dieu.

Imaginez le problème lorsque vous avez un texte qui a pour auteur Dieu.
Si vous voulez, c’est une comparaison que j’emploie très souvent, le tableau représentant Milton dictant le Paradis perdu à ses filles. Il est devenu aveugle, il ne peut plus écrire et il dicte à ses deux filles le Paradis perdu. Quel est l’auteur du Paradis perdu ? Ce ne sont pas les filles, c’est Milton.
De même l’auteur du Coran ce n’est pas Mahomet, c’est Allah, c’est Dieu. C’est pour cela qu’il est en particulier injurieux pour un musulman quand un éditeur – c’était le cas chez Garnier – mettait « Mahomet, Le Coran », comme il y a « Virgile, l’Énéide ». C’était blasphématoire, c’est le livre de Dieu, pas de Mahomet.

Le problème est : comment passer de la lettre à l’esprit ? Il faut remonter à l’intention de l’auteur, ce qu’il voulait dire.

L’exemple paradigmatique, là, c’est l’interprétation juridique, c’est le jugement d’équité. Vous avez un texte de loi qui, si vous l’appliquez à un cas déterminé, va produire une monstrueuse injustice, une injustice manifeste. Qu’est-ce que vous allez faire ? Vous allez demander quelle était l’intention du législateur, qu’est-ce qu’il voulait ? Il ne voulait certainement pas que l’on condamne ce malheureux. Pourquoi ? Parce que le législateur, c’est un homme qui ne peut pas prévoir à l’avance tous les cas. Un législateur fonctionne toujours à la louche ! Et puis c’est au juge ensuite de dire : « que voulait-il vraiment ? » et de remonter de la lettre à l’esprit c’est-à-dire l’intention du législateur puis descendre ensuite de cette intention à l’application à un cas bien déterminé.
Si l’auteur de la loi est Dieu qui est éternel, qui est omniscient, qui sait tout, qui prévoit tout, qui prévoit tout les cas à l’avance : comment allez-vous faire pour interpréter ?

L’exemple que je prends toujours c’est le voile. Saint Paul dit [1re Epître aux Corinthiens, ch. 11] : « Les femmes doivent se mettre un voile quand elles viennent prier ». Alors vous trouvez toujours quelqu’un quand vous parlez du voile islamique pour dire : « c’est pareil dans le christianisme, saint Paul dit que… » Oui mais attention, saint Paul, c’est un homme qui vivait dans une civilisation déterminée, dans un contexte de mœurs déterminé, contexte dans lequel pour une femme un peu correcte sortir sans voile, sans chapeau, sans voilette, cela ne se faisait pas ! Sortir en cheveux, c’était les « filles » !

Mais vous pouvez remonter de ce que dit saint Paul à son intention. Son intention, c’est : « Habillez-vous décemment ». S’habiller décemment, cela varie suivant les climats. On ne s’habille pas décemment de la même façon quand on est esquimau et quand on est sénégalais.

En revanche, dans le Coran, le voile, c’est un voile. Dieu dit à deux reprises : « Voilez-vous », il faut se voiler. La seule latitude d’interprétation – on appelle cela interprétation mais c’est dans un tout autre sens que ce que l’on entend dans le contexte occidental – ce sera : le voile, est-ce qu’il est long, est-ce qu’il est court ou est-ce qu’il est transparent, est-ce qu’il est opaque ? Mais ce sera toujours un voile. Alors vous allez avoir depuis la mantille de la charmante feue Bénazir Bhutto jusqu’à la prison ambulante des femmes afghanes en passant par tout une série de possibilités. Mais ce sera toujours le voile parce que c’est Dieu qui l’a dit.

Comment rééduquer ces gens ? Je ne crois pas que ce soit en jouant Coran contre Coran. Cela me semble vraiment difficile d’autant plus qu’il y a déjà des règles de sélection qui sont encore en vigueur. Il y a la théorie de l’abrogation : les règles plus anciennes sont abrogées par des règles plus récentes.

On continue à réciter le verset plus ancien mais son contenu normatif est mis entre parenthèses au profit de ce qu’il y a dans les versets postérieurs. Les versets postérieurs ne sont pas les plus gentils, c’est même le contraire. Alors si vous essayez d’y aller par le Coran, vous risquez d’avoir de très mauvaises surprises

Alors comment rééduquer ces gens ? Le mot est assez désagréable. Cela fait penser à des camps de rééducation de mémoire assez sinistre, en Chine par exemple.

Je n’ai pas de recette, là, mais je dirai qu’une première chose, ce serait de leur donner l’idée suivant laquelle les non musulmans ont une certaine dignité, qu’ils ne font pas n’importe quoi. Qu’ils prient, par exemple. Cela c’est très important pour eux.

Les musulmans s’imaginent très souvent que les chrétiens ne prient pas ! Parce que, pour eux, prier c’est accomplir certains gestes. Les chrétiens ne se prosternent pas. La prière, pour le chrétien, c’est dans le for intérieur : « Enferme-toi dans ta chambre et prie en secret, ton Père le verra ». Cela, c’est très difficile à faire comprendre à un musulman.

Il faut leur dire : « Nous aussi, nous prions. Nous avons nous aussi un contact avec Dieu. Nous respectons Dieu. Et nous ne faisons pas non plus n’importe quoi ! Ce n’est pas parce que les femmes ne mettent pas de voile qu’elles sont toutes des putes. Ce n’est pas parce qu’on ne fait pas certaines choses qu’on ne respecte pas certaines règles morales.

Malheureusement il faut dire que notre gouvernement actuel ne donne pas le très bon exemple. Le mariage pour tous a été un scandale pour les musulmans.

Je crois que la première chose à essayer de faire c’est de se rendre respectable à leurs yeux. Le reste, on verra.

Pierre de Lauzun : Vous avez souligné qu’un des aspects du relativisme est que l’on ne voyait plus de raison pour risquer sa vie ou pour tuer quelqu’un.

Je rapproche cela des événements tragiques de la semaine dernière. On voit qu’une des contradictions pratiques du relativisme est que si une société est vraiment éduquée comme cela, on n’y trouvera plus de raison de risquer sa vie ou de tuer même pour se défendre, et donc elle disparaîtra. C’est comme le capitalisme vu par Schumpeter qui s’autodétruisait lui-même.

Une société relativiste a donc besoin, au moins sociologiquement, qu’un certain nombre de gens aillent dans certains métiers comme la police ou l’armée, qui ne soient pas relativistes et croient à un certain nombre de choses absolues.

Rémi Brague : Tout-à-fait, je crois que le test à appliquer, c’est finalement le vieux test de Kant : la possibilité de généraliser.

Une société qui serait tout entière relativiste cesserait, par exemple, de considérer que sa propre existence vaudrait mieux que sa disparition.
Je serais même prêt à inventer de nouveaux concepts pour critiquer la discrimination indue entre l’être et le néant. Il existe déjà un concept, certains Américains l’ont inventé pour refuser la supériorité de l’espèce humaine sur les autres : le spéciesisme. Il ne serait pas bien de tuer les poux parce que finalement les poux n’ont pas moins de valeur que les hommes. Évidemment, c’est plus plausible lorsqu’il s’agit de grands singes que d’insectes mais il y a quand même de cela.

Alors je proposerai d’introduire le concept d’êtrisme qui considérerait qu’être, c’est mieux que de ne pas être.

Si vous poussez la logique folle qui est à la base des attitudes qui ont fabriqué le concept de spéciecisme, vous devriez dire : la mort n’a pas moins de valeur que la vie. L’ennui c’est que même si explicitement on ne formule pas cela, on peut très bien avoir l’attitude pratique qui aboutit à cela, à savoir la disparition du groupe dont il est question.

Lorsque je suis très affreux jojo j’ai tendance à dire que le problème est finalement darwinien. Les groupes humains qui ont envie de cesser d’être vont y arriver. De quoi se plaint-on ? Si vous voulez la mort vous l’avez. De quoi vous plaignez-vous ? Vos pratiques, vos mœurs, vos habitudes impliquent que le groupe auquel vous appartenez va disparaître, si c’est ce que vous voulez bitte schön ! Faites donc ! Ce n’est pas très chrétien. Je précise que c’est l’affreux jojo qui parle, je ne coïncide pas entièrement avec l’affreux jojo.

Séance du 26 novembre 2015