Par Louis Manaranche, Agrégé d’histoire
Anne Duthilleul : J’ai le grand plaisir et l’honneur d’introduire ici aujourd’hui non seulement la première communication de notre nouveau cycle « Transmettre l’essentiel », pour 2015-2016, mais surtout notre premier intervenant, Louis Manaranche, qui inaugure quelques nouveautés à bien des égards.
Évidemment il nous dira combien les nouveautés ne font rien sans les leçons du passé puisqu’il mettra justement l’accent sur l’urgence de transmettre.
Mais je voudrais tout de même les signaler en introduction.
D’abord, il est très jeune comme vous le voyez, mais “la valeur n’attend pas le nombre des années” et j’aurais néanmoins beaucoup de choses à vous dire pour le présenter.
Il est ancien élève de Normal Sup Ulm, agrégé d’histoire, et il a bénéficié des toutes premières formations EVEN à Saint-Étienne-du-Mont au cours de ses années étudiantes. Vous en connaissez sans doute le contenu d’EVEN : l’École du Verbe Éternel et Nouveau pour ancrer les jeunes catholiques dans un enseignement solide des bases de leur foi et pour la conduite de leur vie.
Il a commencé, après son agrégation, une thèse sur le gaulliste social catholique, Stanislas Fumet, qui était aussi écrivain et éditeur – avec Jacques Maritain – de Bernanos et d’autres avant la guerre.
Lire l'article complet
Je ne développerai pas plus son sujet de thèse qu’il est en train de poursuivre…
Il a travaillé ensuite activement dans un cabinet hautement politique pour un député engagé dans la défense de la famille et du mariage contre le projet de loi sur le mariage pour tous.
Il a participé aussi à la fondation des Veilleurs avec d’autres jeunes issus en partie des formations EVEN, qui se multiplient à Paris et en province.
Il a créé son propre laboratoire d’idées appelé « Fonder demain » où il veut traduire la pensée sociale chrétienne en programme utilisable au plan politique. Rien moins que cela.
Il a publié un livre : Retrouver l’Histoire et il enseigne cette année au collège Stanislas, exerçant donc directement la tâche qui lui est chère : transmettre, et qu’il va maintenant aborder pour nous.
Louis Manaranche : La question qui m’est posée est celle de la transmission et de l’urgence de transmettre.
Je vais, dans un premier temps comme c’est souvent l’usage, essayer de regarder les termes du sujet pour pouvoir entrer pleinement dans cet exposé.
Pourquoi d’abord l’urgence ? C’est peut-être la partie la moins attendue de l’intitulé ce titre, puisque la transmission, c’est quelque chose que nous connaissons bien, qui s’ancre dans un temps long qui semble s’opposer de manière implicite à la notion même d’urgence qui nous renvoie à un temps très bref.
Alors, est-ce une expression oxymorique que ”l’urgence de transmettre” ? Je ne crois pas. L’urgence aujourd’hui est de faire face à un certain nombre de défis, des défis qui ne sont pas insurmontables sans quoi notre exposé serait vain mais ces défis sont bien réels.
D’abord un premier défi qui avait été très largement commenté par le pape Benoît XVI, celui du relativisme ambiant, un relativisme qui est en réalité encore plus fort qu’une certaine rupture dans la transmission consécutive aux années, disons, 1968. Un relativisme qui est un risque endogène dans notre civilisation qui considère que toute culture, toute langue, toute représentation du monde, tout modèle est totalement comparable à un autre et que tout se vaut.
Loin de moi l’idée d’affirmer de manière péremptoire que le modèle occidental serait d’une manière absolue supérieur à un autre modèle. Néanmoins il nous oblige car c’est le nôtre, pour cette simple raison que nous sommes habitants de ces terres-ci, de cet occident, de cette France, de l’Europe. Cet héritage nous oblige et c’est le principe finalement de l’incarnation. Nous naissons quelque part ; et même si nous ne naissons pas ici nous sommes habitants d’un lieu donné et ce lieu nous oblige à recevoir tout l’héritage qu’il a façonné.
Et cette réception d’héritage, une réception humble et responsable s’oppose de manière assez frontale au relativisme de notre époque. En cela, il y a une urgence à répondre à ce défi.
Il y a ensuite un risque qui est propre à nos sociétés et qui est lié néanmoins à des facteurs extérieurs. Un risque, on pourrait dire en caricaturant un peu “exogène”, qui est celui d’une dilution d’une identité commune qui n’est pas le fruit, en soi, de phénomènes migratoires mais le fruit d’une fragilisation d’une identité reçue face à des tentions qui se manifestent à l’occasion de ces vagues migratoires. C’est un peu obscur. On a parlé de “race française” qui aurait un quelconque problème. D’abord cette race bien sûr n’existe pas. Il n’y a pas de race humaine, cela fait longtemps que la chose est entendue.
L’immigration : la France est un très ancien creuset de migrations qui souvent finissent par s’installer sur ce territoire qui est un finistère en Europe donc rien de tout cela ne saurait nous effrayer en tant que tel. Néanmoins ce qui est assez net, c’est qu’aujourd’hui, avec une rupture de transmission consécutive au premier danger, celui du relativisme, des populations issues de l’immigration développent un certain modèle de société qui est inspiré par l’islam radical qui répond de manière caricaturale au premier des deux défis.
Puisque notre civilisation s’est abîmée dans le relativisme, il est proposé, en face, – non seulement d’ailleurs par des populations issues de l’immigration mais aussi du fait d’un certain nombre de conversions de Français de très ancienne origine – la tentation d’un légalisme, d’une transmission brutale intégralement verticale qui fait peu de frais de la personne humaine et de sa singularité. C’est le fondamentalisme religieux et, en ce moment, particulièrement dans le cadre de l’islam qui, bien sûr, ne saurait se confondre avec la foi et la pratique ordinaire de musulmans qui pose bien d’autres questions que je n‘ai pas le temps ni les capacités d’ailleurs, de régler ici.
Donc voilà l’urgence, à mon sens. Bien sûr on pourra débattre longtemps d’autres facteurs d’urgence.
Ensuite, la problématique de la transmission.
Il y a une expression que j’aime citer fréquemment, celle des « nains juchés sur les épaules de géants ». Et en regardant d’un peu plus près cette expression il semble donc qu’elle apparaisse dès le XIIe siècle. Et elle apparaît en réponse à une affirmation de Guy de Provins qui disait : « Les hommes d’autrefois étaient beaux et grands, ce sont maintenant des enfants et des nains ». Donc c’était déjà une sorte de culte du présent, de l’instantanéité, de la contemporanéité qui s’exprimait chez Guy de Provins au XIIe siècle. Et la réponse de Bernard de Chartres, qui est en fait placée dans le Métalogicon par Jean de Salisbury, se veut déjà une expression de l’urgence de transmettre face à ceux qui veulent rompre cette chaîne de la transmission. Cette réponse de Bernard de Chartres, pour s’y replonger : « Nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants », signifie que si nous voyons des choses plus lointaines, ce n’est pas à cause de notre perspicacité de vue ni de notre grandeur, c’est parce que nous sommes élevés par eux (les hommes d’avant nous), avec bien sûr la polysémie du terme “élevé”.
Donc l’urgence de la transmission, si elle répond aujourd’hui à des défis particuliers, n’est sans doute pas plus urgente aujourd’hui qu’elle l’a été hier, c’est une urgence ancienne.
La transmission : qu’est-ce à dire ? Souvent on la met sur le même plan qu’une autre notion qui est celle de tradition. Et la tradition, de fait, est un concept absolument majeur, crucial, qui donne (vous savez ce qu’en dit Hannah Arendt) les conditions d’un renouveau parce que précisément, il donne tout ce qui a été reçu. Dans “tradition” il y a la même racine que dans le verbe “donner”, “don”, (das, dare, en latin), donc l’idée d’un don qui a un récepteur et un émetteur mais un don assez figé en comparaison avec l’expression de transmission.
Pour autant nous ne nous passerons pas de tradition et j’aime à citer Hannah Arendt qui dit qu’il faut « pour préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque enfant que l’éducation soit conservatrice c’est-à-dire qu’elle assure la continuité du monde ».
C’est en cela que la tradition doit être honorée, que tout ce qui a été reçu doit être donné bien sûr avec ses évolutions et ses dernières évolutions. Il ne s’agit pas à un moment donné de figer la tradition. Cela va de soi et c’est d’ailleurs le même concept dans la religion catholique. La tradition ne s’arrête pas en 1962, 1970 ni même en 2015, elle continue à croître, la fameuse croissance organique de la tradition.
Mais dans transmission, il y a quelque chose de plus. Il y a toute la tradition mais il y a le mot “mission”, de mittere, envoyer. On envoie ce que l’on reçoit au-delà. Ces données pourraient être, finalement, quelque chose qui porte du fruit et qui envoie celui qui reçoit cette tradition en mission, mission, don de lui-même bien sûr, continuer à transmettre, mais aussi de transformer ce qui a été reçu en quelque chose de neuf.
C’est en cela d’ailleurs que la nuance tradition/transmission nous renvoie à la nuance des deux racines communément admises du mot “éduquer”, c’est-à-dire educare, de la racine “edo”, nourrir et educere, conduire en dehors.
Il y a quelque chose de la même logique dans la nuance entre la tradition et la transmission. On reçoit mais pour le porter, pour reprendre l’expression du pape François, « aux périphéries » et non pas pour simplement rester à se complaire dans le centre névralgique de ce qui a été reçu entre nous dans une ambiance cosy qui nous rassure.
Une fois que l’on a dit cela, on a dit beaucoup et bien peu à la fois – surtout bien peu d’ailleurs – et l’on doit se poser la question du lieu concret de cette transmission. Et il faut dire, dans un premier temps, que ces lieux sont pluriels.
Il y a bien sûr la famille, comme premier lieu de transmission. Et c’est sans doute le lieu qui doit être le plus honoré et le plus réévalué. Et puisque j’ai d’emblée cité le magistère on peut avoir une pensée sinon une prière pour ce qui est en train de se produire à Rome comme réflexion sur la famille et sur sa place dans la société.
Il y a également tous les mouvements de jeunes. On peut penser aux scoutismes. On peut penser à ce qui était autrefois et ce que peuvent être à nouveau les patronages. Il y a aussi bien sûr toutes les initiatives culturelles, les musées, les lieux de patrimoine en tous genres.
Et puis des initiatives plus neuves qui peuvent passer par des supports numériques ou autres.
Sans oublier une initiative qui fait de plus en plus parler d’elle alors qu’elle commence à être ancienne, une initiative comme le Puy-du Fou qui croise une dimension de parc d’attractions, de parc de loisirs avec un objectif de transmission affirmé, dans un sens donné bien sûr et néanmoins tout à fait affirmé.
Une fois que l’on a dit tout cela, on a laissé de côté le lieu qui m’intéresse particulièrement qui est celui de l’enseignement qui, bien sûr, doit être pris dans l’ensemble de ses différents lieux. L’enseignement n’est pas le seul lieu de transmission, de même qu’il n’est pas, contrairement à ce qu’on peut dire ici ou là, le seul lieu d’émancipation. C’est un lieu parmi d’autres qui doit entrer en consonance avec les autres lieux que fréquente l’enfant pour recevoir d’autrui. En consonance et en même temps parfois aussi en rupture. C’est le lieu où se produisent des ruptures qui sont le fruit nécessaire de la croissance de la liberté des jeunes êtres, quels qu’ils soient.
Dans notre pays, vous n’êtes pas sans savoir que la question scolaire est une question qui a tendance à diviser, qui a été souvent le lieu des antagonismes. L’expression « guerre scolaire » renvoie bien sûr à autre chose qu’à la question de la transmission stricto sensu. Néanmoins cette expression de « guerre scolaire » est ancrée dans les représentations collectives françaises. On sait qu’au XIXe à partir des lois Ferry et même en amont et au XXe jusqu’à la loi Debré avec bien sûr un grand retour en 1984 avec la loi Savary, la guerre scolaire a été le régime ordinaire de l’institution scolaire dans notre pays.
C’est-à-dire que la France a toujours eu une difficulté à se représenter les objectifs de l’école en termes de consensus. Elle n’est pas seule au monde à avoir ces difficultés. On peut penser, en Allemagne, au Kulturkampf sous Bismarck qui a aussi posé la question d’une forme d’éducation nationale, en étant un petit peu anachronique dans l’expression, et de son rapport aux Église, en particulier l’Église catholique. On peut penser à la question éducative en Grande-Bretagne qui se pose en termes très différents mais qui, là aussi, soulève le problème d’une articulation entre deux systèmes qui ne sont pas confessionnels et non confessionnels mais davantage disons main stream et élitiste.
Mais la question scolaire, en France, pose aussi cette question fondamentale de ce qu’on se représente collectivement derrière la notion même d’école.
Cette guerre scolaire aujourd’hui est à bien des égards résolue. Il faut être vigilant. Il peut y avoir des feux-follets qui la rallument.
Néanmoins si l’on excepte ce qui va sans doute monter dans les années à venir qui est la question des écoles totalement libres, des écoles hors-contrat qui séduisent de plus en plus et qui proposent des méthodes de plus en plus innovantes qui interpellent l’autorité éducative traditionnelle. Si l’on excepte ces écoles hors-contrat, globalement la question école publique/école privée est résolue.
Est-ce à dire que la crise de l’école en tant que telle ait disparu de nos horizons ? Non et sans doute que, de nos jours, la notion même de crise de l’école est à prendre en un sens plus fondamental.
Car auparavant, il y avait finalement un consensus relatif non pas sur les finalités éducatives de l’école, entre l’école laïque et l’école catholique en particulier, mais au moins sur la finalité d’instruction. Chacun s’entendait sur le fait qu’il fallait instruire les élèves, qu’il fallait faire advenir un savoir qui était transmis de manière verticale. Et que ce savoir soit transmis par les hussards noirs ou par des hommes en soutane, au global, non seulement la tenue était de la même couleur mais le contenu de l’enseignement, à quelques nuances près, différait assez peu.
Ainsi, je vais vous lire un extrait du manifeste des instituteurs syndicalistes qui, en 1905, proclame : « Ce n’est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni au nom du peuple français que l’instituteur confère son enseignement, c’est au nom de la vérité. Les rapports mathématiques, les règles de grammaire non plus que les faits d’ordre scientifique, historique, moral qu’ils constituent ne sauraient dès lors être soumis aux fluctuations d’une majorité ».
Il y avait du côté des instituteurs de l’école laïque même syndiqués, même syndicalistes militants, l’idée que le savoir était à honorer en soi et n’avait pas à être ordonné à une quelconque finalité éducative, fût-elle républicaine, fût-elle fondée sur les idéaux de gauche qui étaient les leurs.
Cette déclaration aurait pu être signée par les jésuites qui avaient fondé tant de collèges – qu’ils dirigent parfois encore – au lendemain de la réforme et par la plupart des maîtres de l’enseignement catholique.
Il y avait donc un socle commun avec l’idée que le maître était au service non pas de telle ou telle valeur, comme on aime aujourd’hui à le dire, mais au service de la transmission, une transmission qui se fonde sur les savoirs fondamentaux dont on reconnaît la vérité objective, la plus objective possible bien sûr. – On ne peut jamais dire qu’une vérité est définitivement acquise, définitivement figée dans son objectivité. – Mais en tout cas, il y avait cette finalité de transmettre des savoirs objectifs.
Que s‘est-il donc passé après ? Je suis obligé de reconnaître que j’ai un ami et condisciple de Normal Sup qui s’est intéressé d’assez près à ce qui s’est produit. Vous le connaissez, son nom est sur nos lèvres sinon dans notre cœur. II s’agit de François-Xavier Bellamy avec Les Déshérités qui a montré comment la rupture de transmission n’était pas fondamentalement accidentelle mais résultait d’un certain nombre d’évolutions dans la pensée occidentale.
Il donne trois jalons, pour ceux qui n’auraient pas lu Les Déshérités :
• d’abord la révolution cartésienne avec l’idée du doute placé au cœur de la démarche scientifique et l’école qui aurait tendance à empêcher qu’advienne ce doute à l’état brut ;
• ensuite un rousseauisme qui, là aussi, se méfie de l’institution scolaire et qui prône une forme de spontanéité ;
• et enfin un coup (on ne dira pas fatal parce que on n’a pas perdu la vertu d’espérance) plus décisif avec Bourdieu qui considère que la transmission des savoirs est essentiellement ordonnée à la reproduction sociale et que donc, toute transmission verticale des savoirs est fondamentalement au service des classes dominantes pour maintenir leur domination dans la société.
Bien sûr, il y a des nuances dans tout cela. Pour autant il faut admettre aussi que sur la dernière critique un certain nombre de choses doivent interpeller ceux qui justement sont dépositaires d’une transmission qui s’est faite à peu près correctement.
Aujourd’hui, y a-t-il finalement une transmission qui se produise bien, au-delà des milieux effectivement privilégiés ?
Non que Bourdieu ait eu nécessairement raison mais au contraire peut-être que la philosophie bourdieusienne a amené à ce que la reproduction sociale soit encore davantage affirmée, un fait réel, ce qu’elle n’avait pu être auparavant. Cela doit d’ailleurs nous interpeller. Je ne développe pas cet aspect mais je crois qu’il est central.
Il y a d’autres choses qui ne sont pas mentionnées explicitement peut-être dans Les Déshérités mais qu’on peut évoquer. D’abord une certaine fascination pour le progrès technique et surtout technologique. Le médium de la connaissance a souvent pris le dessus sur la connaissance en tant que telle. Il suffit de voir les effets d’annonces sur les Ipad pour les élèves de sixième, les ordinateurs d’initiation numérique…
Je ne dis pas que l’initiation numérique ne doit pas avoir sa place à l’école mais en tout cas, on place ces outils numériques souvent un peu au-dessus de ceux qui peuvent transmettre. Je suis ravi, à Stanislas, qu’ordinateur et smartphone soient interdits, à part bien sûr dans le cadre du CDI et dans certains lieux pour les ordinateurs. Ils sont interdits dès qu’on passe le seuil de l’établissement. C’est très confortable pour le professeur car cela évite que soit vérifié l’ensemble des dates, etc. En histoire c’était d’ailleurs le grand jeu à la fac. L’année dernière où j’enseignais en Licence1, la moindre incertitude sur une date, ou si j’avais la faiblesse de dire : « à moins que ce soit l’année d’après », j’étais sûr qu’à la minute, même pas, à la seconde, cela avait été vérifié sur wikipedia et donc le savoir du maître était sans cesse défié par l’outil informatique.
Je ne dis pas qu’il faille jamais vérifier ce que disent les professeurs. Bien souvent, c’est utile. Et eux-mêmes ont accès à ces outils informatique pour préparer leurs cours. Mais le sentiment que rien ne devrait être transmis car tout est en ligne a quand même très largement corrompu les jeunes générations. On a dit que je n’étais pas très vieux, c’est peut-être vrai mais je parle de personnes, d’élèves, d’adolescents, de jeunes adultes qui sont vraiment nés avec Internet. Et il y a une grande différence car moi qui ai 28 ans, je ne suis pas né avec Internet. Internet est arrivé tardivement, à la fin de mes années de collège. On avait vingt heures de forfait par mois, puis cela bloquait le téléphone. Donc si on restait sur Internet on ne pouvait plus appeler à la maison. C’était très compliqué.
Avec le début de l’Internet illimité dès les jeunes années, cela change tout. Et il faut vraiment que l’on prenne la mesure de ce que cela représente en termes de mise en difficulté du processus de transmission. Puisqu’on a l’impression qu’on est connecté à tout, tout le temps, et que finalement si nous-mêmes on ne maîtrise pas tel ou tel savoir ce n’est pas si grave puisqu’en deux clics on peut retrouver ce savoir. Avec le risque d’une barbarisation de celui qui utilise l’outil informatique puisque précisément sans connaissance préalable il est rendu vulnérable et l’outil prend le dessus sur sa volonté et sa liberté. Néanmoins peu de gens tiennent ce discours et s’il y en a beaucoup dans le monde de l’éducation et dans les familles qui le tiennent, il vaut fort peu face au matraquage publicitaire, face à la fascination pour l’image, face à la fascination de l’instantanéité.
On peut penser aussi à des choses qui nous atteignent tous comme les chaînes d’information. Qu’y a-t-il d’aussi troublant par rapport au savoir que l’omniprésence dans la moindre salle d’attente de médecins, de coiffeurs, dans le moindre khebab de BFM TV qui nous donne l’information en permanence sans que jamais il y ait la dimension de recul ? Il suffit de dix minutes, on sait ce qui s’est passé.
Cette fascination de l’image, de l’instantanéité tend à rompre la confiance en la transmission.
Le savoir reçu du passé est devenu sinon suspect en ce qu’il perpétue un ordre dépassé et vecteur d’inégalités du moins incertain et soumis à la subjectivité de l’élève qui doit, depuis la révolution pédagogiste – une autre source de ce malaise qui, pour le coup, est directement corrélé à la révolution bourdieusienne – qui doit donc non pas recevoir ce savoir mais le construire lui-même, collectivement si possible d’ailleurs, dans le « groupe classe » selon la nov langue des inspecteurs.
Le philosophe Pierre Magnard dans son ouvrage La Couleur du matin profond qui est un petit livre, un peu compliqué, qui me tombe des mains à cause du vocabulaire parfois, mais qui est très stimulant, écrit donc à propos de la modernité : « Nous sommes en proie à la tentation de l’amnésie généralisée du déni de transmission qui fait des hommes de ce temps des voyageurs sans bagages ».
Je trouve cela assez intéressant, l’idée de voyageur sans bagage, non pas tant pour cette expression un peu galvaudée de « bagage intellectuel » comme si c’était quelque chose qu’on avait avec soi, comme quelque chose qui pèse mais qu’on veuille absolument garder comme un doudou (un doudou pèse peu en général) mais davantage pour cette idée de voyage.
Effectivement, on considère aujourd’hui que l’homme est sans cesse pris dans des mouvements, des flux. Il suffit de voir les programmes de géographie. Il n’est que flux, échanges, nouvelles technologies de l’information et de la communication. Tout est impalpable, tout ne fait que bouger. Et dans cette civilisation du passager et de l’instantané, du transitoire, on ne donne même plus ce qui peut ancrer en un lieu, en un espace, en un temps, puisqu’on considère que la primauté doit être donnée non pas à ce qui est fixe mais à ce qui est mouvant. Donc j’aime bien cette expression de « voyageur sans bagage ».
Pierre Magnard répond à cette tentation de la modernité par la notion de super-aedificatio c’est-à-dire “construire par-dessus”. Donc l’idée que la tradition n’est pas faite pour être figée – on est en plein dans la notion de transmission – mais pour justement servir de fondement pour continuer à édifier et pour continuer justement à honorer ce qui est « neuf et révolutionnaire », selon l’expression d’Hannah Arendt, et qui ne trouvera une forme, une information au sens philosophique du terme, que parce qu’en amont des choses ont été reçues.
Il y a donc quelque chose d’humble, dans la transmission. Et c’est quelque chose qui a souvent été oublié tant par ses défenseurs que par ceux qui ont voulu la mettre en pièce puisque la transmission n’est pas sa propre finalité. Elle est concrètement sa propre finalité. Mais dans sa finalité secondaire, elle est faite pour que ce monde soit en mouvement et qu’il s’accroche, qu’il se raccroche à une histoire. Et l’histoire, par définition, continue sans cesse.
Et pour justement s’inscrire dans l’histoire, dans la chaîne de l’histoire et continuer à la voir de manière progressive, comme une marche, il faut que tout ait été transmis non pas comme quelque chose d’intangible, d’inviolable qui n’avance jamais, mais comme cette possibilité d’une super-aedificatio.
Donc le maître a une fonction qui doit sans cesse le ramener à une forme d’humilité. Ce qui est semé en termes de transmission doit apporter des fruits, surprenants, pour les civilisations antérieures – souvent ils n’ont pas les moyens d’exprimer leur surprise – mais à tout le moins pour le maître qui, lui, peut voir les conséquences.
On peut le voir en matières scientifiques où le progrès est quelque chose qui continue à être présent dans les esprits. Mais dans les humanités, au sens large, souvent on oppose une sorte de fixisme de la transmission où on attend que soit répété inlassablement des choses qui nous rassurent et d’un autre côté une spontanéité qui mettrait en pièce le langage même.
Il serait intéressant qu’on puisse renouer avec la saine transmission qui ferait que l’on n’attende pas nécessairement que l’élève reproduise tel quel, une fois qu’il arrive à une forme de maturité, ce qu’il a reçu.
C’est ce qui se produisait un peu dans les années 50 avec le thomisme. Le thomisme s’était transformé en néo-thomisme un peu étouffant et sclérosé à bien des égards parce que une certaine conscience un petit peu orgueilleuse – je dis cela avec prudence parce que c’est toujours facile de juger le passé – avaient tendance à considérer que celui qui recevait une transmission ne devait que rester dans le cadre strict de ce qui avait été reçu pour le ré-exprimer sans cesse de manière nouvelle mais cela finit par représenter une forme de dérive de l’intelligence.
La transmission doit amener à du neuf. Et pour bien transmettre, il faut aussi que l’on ne craigne pas que ce qui est transmis soit transformé en quelque chose de tout à fait surprenant, dans un certain nombre de conditions pour que cette surprise ne soit pas fictive mais soit réellement pour un plus grand bien intellectuel.
Donc toute déformation de la fonction exigeante du maître altère aussi la représentation de celui-ci et c’est important. D’abord le mot “maître” a disparu pendant assez longtemps puis est revenu de manière surprenante par l’expression IUFM (institut universitaire de formation des maîtres) où on a d’ailleurs formé à peu près tout sauf des maîtres, plutôt des animateurs de groupe classe, des “sachants”. J’ai beaucoup entendu des “sachants” qui devaient dialoguer avec des “apprenants”. Dès que le participe présent envahit une administration, il faut se méfier. Lorsqu’on ne peut plus rien dire autrement qu’en utilisant un participe présent, c’est souvent que conceptuellement on est en train de détricoter des notions.
Dans cette rupture de la transmission, la fonction du maître a été atteinte. Cela, aujourd’hui, on en fait les frais. La transmission avait déjà été fragilisée mais le maître désormais l’a été aussi. Là où pendant quelques années, voir quelques décennies, il a pu y avoir résilience c’est-à-dire que même si le maître ne voulait plus transmettre, le maître restait le maître. Désormais les masques sont tombés et on se méfie du maître, sa fonction sociale est dégradée. Et il y a un lien entre tout cela.
Il ne sert à rien de toujours ressasser l’idée que le professeur est dévalorisé, que sa fonction sociale a été dévaluée si on ne s’attaque pas à la dévaluation de son rôle même dans la chaîne de la transmission. Il est logique que celui qui transmettait des savoirs qui étaient la condition même d’une liberté en acte de l’élève, fut mieux considéré socialement que celui qui est censé simplement animer un groupe pour qu’il se construise collectivement des savoirs mouvants. C’est logique et c’est ainsi. Donc il ne sert à rien de pleurer les maîtres de jadis si on a détruit fondamentalement ce à quoi ils servaient.
Néanmoins, et c’est ainsi je voudrais conclure, il faut toujours revenir à la crise – une fois qu’on a vu ces différents facteurs de crise de la transmission – du lieu premier de l’éducation qui est non pas le lieu de l’instruction mais de l’éducation qui est la famille et interroger la place en famille de la parole.
Je me suis marié très récemment, donc pour le moment, je ne sais pas encore de quoi je parle. Je ne peux que commencer à réfléchir à ce qui sera envisagé. J’appartiens à une famille mais que transmettrai-je ? Parce que il y a des professeurs qui, en famille, sont bien démunis. Donc j’espère ne pas être de ceux-là mais… Nous verrons. Il faut rester humble.
Il me semble, en effet, qu’il y a quelque chose qui est fondamental qui est la place de la parole en famille. Là-dessus il y a une réflexion très intéressante qui a été menée par Fabrice Hadjadj sur la place de la table, en famille.
Sans doute que le premier lieu de la transmission, avant d’être la salle de classe, c’est la table familiale. Qu’est-ce qui se dit, à cette table familiale ? Il ne s’agit pas d’attendre qu’on disserte sur Kant à table pour qu’il y ait une quelconque transmission, mais quelle parole va s’inscrire dans une continuité familiale ? Quelle place va-t-on donner à la mémoire familiale ? Sans que ce soit une mémoire écrasante, où on ressasse sans cesse les exploits du trisaïeul durant la guerre de 1870. Néanmoins, quelle place va-t-on donner à la transmission de ce qu’on est, à ce qui anime la famille, ce qui lui donne une âme (au sens propre) ?
Quelle place va-t-on donner aussi à la parole de l’enfant ? Car il ne s’agit pas que d’une parole verticale. Il faut aussi se poser la question de savoir si l’enfant accède lui-même à une parole qui est structurée, si sa parole reflète aussi un certain niveau de langage reçu, si petit à petit, autour de cette table, se mettent en place les conditions d’une saine transmission en classe. Car il ne peut pas y avoir de saine transmission en classe sans qu’avant des choses aient été fondées, sans que des bases aient été vraiment établies autour de la table familiale. Et à cet égard on rejoint ce qui a été dit tout à l’heure sur le culte de l’image, le culte de l’instantanéité et ce que cela représente comme fragilisation des familles, avec la télévision, Internet, le smartphone, l’IPad, etc., souvent même dans des lieux où l’on sait que l’on a beaucoup reçu. Je ne suis pas en train de vouloir créer une sorte de mouvement taliban à l’occidental, mais est-ce que ces objets n’ont pas envahi aussi le quotidien familial et font au moins considérer la table familiale comme un lieu où l’on s’ennuie quelques instants avant de pouvoir retourner dans l’espace de l’image, l’espace qui me divertit au sens pascalien et qui en fait me fait sortir de moi et sortir de mon intériorité.
Est-ce que les conditions sont réunies pour qu’il y ait une saine transmission en famille ?
Je crois que c’est la question la plus fondamentale aujourd’hui, la question qu’il faut toujours garder à l’esprit et qui demande à chacun des acteurs de la société de très en bas à très haut une réflexion profonde et, aussi et au-delà, une action résolue et en fait (ce sera le mot de la fin) une action radicale.
Pour répondre à l’urgence de la transmission, je crois qu’il faut une transformation radicale de toutes les sphères de la société, une transformation fondée sur l’importance donnée à la parole.
« Au commencement était le Verbe » : qu’Il soit encore aujourd’hui !
Échange de vues
Nicolas Aumonier : Il m’a semblé qu’il était peut-être un peu optimiste de considérer que la querelle scolaire était principalement réglée ; je pense qu’elle est devant nous. La Fondation pour l’école est, à mon avis, un jalon très important pour l’avenir. Je pense que le pédagogisme est en train de s’infiltrer partout, que le niveau de la qualité de la transmission, le niveau objectif de la vérité d’une transmission d’un contenu objectif et vrai sont en déroute. Et les familles ne sont pas folles, elles vont de plus en plus aller vers les lieux où il y a un contenu objectif, non idéologisé, que l’école publique, dans son ensemble, n’est plus en mesure de transmettre.
Et d’autre part, comment est-ce qu’on peut concilier une super-aedificatio et l’humilité ?
Louis Manaranche : Sur la querelle scolaire, j’espère ne pas être optimiste mais être espérant. Ce n’est pas du tout la même chose.
Je crois que nous assistons en fait au chant du cygne du pédagogisme. Il a atteint à peu près tout. Il a d’ailleurs bien atteint et bien plus qu’on pourrait le croire l’Enseignement catholique qui, souvent même, a été pionnier quoi qu’on en dise. Et il ne faut pas s‘étonner trop de voir l’Enseignement catholique à l’échelle nationale soutenir la réforme du collège de Madame Belkacem puisque précisément une bonne partie de ce qui est proposé dans cette réforme viennent d’établissements catholiques.
Bien évidement, si l’on considère l’Enseignement catholique sous l’aspect Franklin, Ginette et Stanislas, c’est tout autre chose.
Or aujourd’hui on remarque que la plupart des acteurs de l’éducation et aussi des programmes politiques commencent à proposer une autonomie des établissements. Par exemple à droite aujourd’hui, je crois qu’à peu près tous les candidats à la future primaire le proposent, en ne mettant pas toujours exactement la même chose derrière ce terme, néanmoins ils proposent tous que les établissements puissent devenir plus autonomes, avec un rôle accru du chef d’établissement.
Et si on met bout à bout ce qui est proposé avec aussi des exigences budgétaires d’économie, je crois que l’Éducation nationale n’a pas les moyens, même si elle le voulait, de faire une réforme stricte et générale dans le sens du pédagogisme. Car même les écoles hors contrat développées par la Fondation pour l’École, en réalité commencent à jouir d’un certain nombre de crédits d’impôt. C’est toujours insuffisant quand on est soi-même parent d’enfants de tels établissements parce que cela représente quand même un coût important.
Par exemple aussi, au niveau de l’image de tels établissements : le Cours Alexandre Dumas à Montfermeil, qui est très spécifique mais qui est néanmoins une école réellement libre, jouit d’une popularité immense, qui est allée jusqu’au grand journal de Canal+ qui n’est pas connu pour être le lieu de la réaction.
Donc je crois que ces éléments laissent croire que le pédagogisme n’est pas tout à fait mort, il a sans doute encore quelques belles années devant lui, mais qu’il n’y a pas, en France, aujourd’hui, les conditions pour que ce pédagogisme triomphe. Et en réalité, la pression de la base pour le hors contrat et aussi d’ailleurs pour les établissements sous contrat qui sont souvent sous-estimés dans ce qu’ils représentent dans la plupart des rectorats à cause de la règle tacite du 80-20 héritée de 84, qui est en fait une règle non écrite mais est restée très présente dans les esprits, cette pression de la base, je crois, empêche vraiment tout triomphe du pédagogisme. … Même s’il faut être vigilant !
Ensuite, sur la question de la super-aedificatio, il y a une humilité de la transmission parce que, précisément, ce n’est pas le maître qui est le seul acteur ni même forcément le principal acteur de la super-aedificatio. Il transmet pour que la génération d’après construise par-dessus.
Donc il y a une humilité à se dire que le public qu’on a en face de soi tirera de ce qu’on a écrit dans dix ans, quinze ans, parfois moins, parfois plus, des choses plus puissantes que ce qu’on a transmis, des choses plus vraies que ce qu’on a transmis. En cela le maître tire son humilité précisément de la démarche de la super-aedificatio. C’est comme cela que je le comprends.
Et j’ai la chance (c’est un petit témoignage) en étant passé du supérieur et de Paris IV qui est certes un bon établissement mais où il y a aussi beaucoup de fragilité, surtout dans les premières années en sciences humaines, et en histoire… J’avais demandé au second trimestre : « Citez-moi l’année de la séparation de l’Église et de l’État », je n’ai eu aucune réponse. J’ai posé la même question en début du troisième, à Stanislas et j’ai eu tous les doigts levés.
Cela rassure sur la qualité d’un certain nombre de maisons qui se tiennent encore mais cela inquiète terriblement sur l’écart qui est en train de se creuser. Et merci Bourdieu, parce que dire qu’il faut éviter la reproduction sociale comme une finalité, fort bien mais la reproduction sociale a atteint des degrés inimaginables il y a encore quarante ans. Donc pourquoi pas ?
Donc j’ai eu de la chance en ayant désormais des terminales dans un établissement qui tient, qui tient bien, de lire des copies… Ces copies ne m’apprennent rien, heureusement parce que ce serait inquiétant, mais ces copies tournent les choses d’une manière telle que souvent je me dis : « il y a des germes de super-aedificatio justement ». Ils vont plus loin. Ils le formulent autrement. Et dans quelques années, certains d’entre eux seront sans doute brillants et je n’arriverais peut-être même pas à comprendre pleinement ce qu’ils veulent dire tellement ils auront super édifié.
Père Jean-Christophe Chauvin : Merci pour cet exposé qui a soulevé un grand nombre d’éléments qui m’ont beaucoup intéressé.
À propos de l’enseignement, après la guerre scolaire, vous êtes passé assez vite sur les objectifs de l’enseignement d’aujourd’hui, même si vous y êtes un peu revenu après.
Pouvez-vous nous dire où en est-on aujourd’hui des objectifs de l’enseignement ? Peut-être en faisant la différence entre l’enseignement public et l’enseignement catholique. Et en distinguant quels sont les objectifs officiels et ce qui se vit ?
Louis Manaranche : Les objectifs officiels du côté de l’école publique aujourd’hui, c’est très facile, puisqu’il y a des lettres de rentrée de Madame le ministre de l’Éducation nationale qui a exprimé une finalité très claire et très nette qui est celle de l’émancipation. L’école est faite pour émanciper.
Le ministre précédent était allé plus loin puisqu’il s’agissait, tout le monde connaît l’expression qui a fait florès, d’arracher l’enfant au déterminisme. Émanciper est peut-être un peu moins violent qu’arracher mais on reste dans la même optique.
L’Enseignement catholique, je suis bien embêté pour dire, nationalement, ce qu’il a comme objectifs. Je sais l’objectif de certains établissements, du mien, d’autres établissements que j’ai fréquentés moi-même, comme élève. Au niveau national je crois que c’est en fait en mutation permanente et donc aujourd’hui heureusement qu’on a les établissements et les directions diocésaines pour donner un cadre plus “cadrant” que celui de l’Enseignement catholique national. Il dit des choses très bien mais il n’a pas de discours clair. C’est peut-être tant mieux d’ailleurs parce que c’est aussi une saine compréhension de la subsidiarité qui est héritée de la doctrine sociale de l’Église dont on peut se réjouir. Mais il n’y a pas de telle proclamation du côté de l’Enseignement catholique.
L’émancipation, cela me semble vraiment important. Le problème, en fait, ce n’est pas tant l’émancipation puisque fondamentalement toute éducation a pour finalité l’émancipation. Simplement : où est placée l’émancipation et quels sont ses moyens ?
Et c’est là que l’école publique actuelle, dans ses objectifs officiels (parce qu’il y a des tas de professeurs qui font leur travail de transmission du mieux qu’ils peuvent) est en train de se dévoyer puisque c’est écrit : « c’est par la transmission des valeurs républicaines ». Donc le principal outil de l’émancipation, c’est la transmission non pas de savoirs mais de valeurs.
Et j’ai reçu, comme tous les profs d’histoire-géo, les nouveaux manuels d’enseignement moral et civique (l’EMC, ce qui remplace l’E-CJS) et cet EMC est fondé effectivement sur les valeurs. Et les valeurs sont ressenties non pas au niveau de l’intelligence – je suis en train d’utiliser une expression impropre -, justement, elles doivent être ressenties.
Et on demande, dans les manuels : « Que ressentez-vous en voyant telle image ? » Donc l’élève doit ressentir quelque chose, si possible la même chose que l’éditeur, que ce que l’éditeur attend qu’il ressente en tout cas. Et cela doit contribuer à l’enseignement moral et civique émancipateur et républicain. Par exemple, on a des doubles pages tellement caricaturales que même un élève de collège me dit : « Je suis rassuré, ce n’est pas possible. » Ils ne se donnent pas les moyens de leur mission alors tant mieux, il n’y a pas de problème. À part ici ou là quelques gogos, cela ne va pas très bien marcher.
On a à sur la page de gauche un homme qui est sage-femme (dans plusieurs manuels, ils ont tous eu la même idée) et de l’autre côté une femme qui est chef de travaux. Et donc « qu’est-ce que cela vous inspire ? » Plutôt que de dire : « je vais transmettre les mêmes savoirs aux garçons et aux filles pour que la fille puisse décider librement de faire un métier qui n’est peut-être pas correspondant à des stéréotypes » (ce n’est pas une expression si fausse que cela, c’est même une expression assez juste). Mais à quoi bon, dès le collège, seriner tous les ans l’idée que : pour bien faire et être bon républicain il faut voir des garçons qui sont sages-femmes et des filles qui sont chefs de travaux ?
On peut aussi développer un esprit critique en disant : est-ce qu’on n’aurait pas pu montrer plutôt quelqu’un issu de la diversité (pour reprendre leur expression) qui serait devenu ingénieur ou professeur ou peut-être élu local voir élu national ? Est-ce que cela n’aurait pas été un peu plus intéressant pour dire que l’origine n’était pas si marquante plutôt que nécessairement une figure du show-bizz ?
Mais ce qui est beaucoup plus dramatique, c’est quand cela s’insinue dans les programmes scolaires de transmission en tant que telle. On l’a échappé belle parce que cela aurait pu être pire. Le Conseil national des programmes avait émis le souhait, par exemple, qu’il y ait la parité dans les auteurs étudiés, en littérature. C’est allé assez loin.
Laurence de Coque qui est une collègue d’histoire, qui a été consultée par le CNP, évoque aussi la possibilité, pour bien comprendre Louis XIV, de passer par Hitler, de faire comprendre le pouvoir personnel par ce que l’élève connaît spontanément par les films, etc. et pense d’ailleurs qu’il est anachronique de garder tous les jalons reçus qui vont dans le sens d’une nation puisque désormais nous sommes dans une histoire globale qui devrait se passer de tous ces jalons chronologiques que sont même 1789, même 1789 !
Tout cela, on y a quand même échappé, mais on n’a pas échappé à tout et surtout, on n’a pas échappé à quelque chose qui me pose un vrai problème qui n’est pas facile à résoudre, qui est le manuel. Les manuels vont tous dans le même sens et n’utilisent pas toutes les possibilités que laissent les programmes.
Parce que les programmes, la plupart du temps, on peut en tirer des choses très bien. Les programmes, il y a encore des savoirs. Il y a encore la possibilité – avec les mises en danger récentes avec les nouveaux programmes qui ont été en partie retouchés – en histoire, par exemple, de donner un enseignement chronologique, cela peut être fait. Ici ou là, les inspecteurs peuvent grincer des dents si on le fait trop chronologique en classe, mais enfin le programme est là pour dire qu’on s’y tient.
Mais les éditeurs, eux, habillent tout cela d’une sorte de fatras idéologique et tirent des conséquences des programmes qui sont dramatiques.
Notamment, et c’est le manuel utilisé par Stanislas. Je ne sais pas si beaucoup avaient lu le manuel. C’est un petit fascicule très prisé par les élèves parce qu’il permet de réviser le brevet. Non pas que le brevet soit si difficile, mais c’est toujours sympa d’avoir un livre pour réviser. Et ces petits fascicules donnent des jalons historiques, des notions, ce ne sont pas des dates. Par exemple : qu’est-ce qu’il faut retenir de la Ve République ? : il y a l’alternance – qui est d’ailleurs étudiée sous l’angle de 1981, c’est rarement 1995, le retour de la Droite. Libération, – c’est toujours 1981- scènes de joie dans Paris, avec des Une des journaux. On va parler de la grande émotion populaire que cela a représentée. La cohabitation, très institutionnelle, pourquoi pas ? Puis, on arrive à des choses intéressantes : la parité. En fait il y a deux primats : le primat institutionnel et le primat sociétal, pour parler comme eux. Donc pour la parité, l’IVG et le PACS. Cinq notions, pour un troisième, pour le brevet. S’ils ne doivent retenir que cinq choses après les années de Gaulle, c’est cela. C’est quand même édifiant. Et c’est dans le manuel ! Il n’existe nulle part dans le programme : il faudra donner une importance démesurée à la loi Veil. Simone Veil, elle-même, je pense, en serait étonnée, elle est dans toutes les pages des manuels ! On la voit se présenter aux régionales ; on la voit défendre la loi Veil ; on va la voir ensuite en terminale sur la mémoire de la Shoah. Simone Veil, Simone Veil, Simone Veil… Je n’ai rien contre Madame Veil en tant que personne, mais c’est quand même étonnant qu’on en ait fait le pilier du programme uniquement dans les manuels !
Jean-Luc Bour : J’avais une question pour l’enseignement par rapport aux autres cultures cultures asiatiques globalement ou cultures américaines, anglo-saxonnes de l’autre côté.
Est-ce que vous voyez les mêmes dérives de transmission ? Est-ce qu’ils ont accès aux mêmes cultures idéologiques ? Ou est-ce que la culture est différente ?
Parce qu’il me semblait jusqu’à présent que la France avait au moins un avantage, c’était la table. La qualité du repas faisait qu’on passait plus de temps à table.
Louis Manaranche : Je ne suis pas sûr qu’il faille considérer que la France soit dans la situation la pire à l’époque actuelle.
Bien sûr il y a toujours les critères d’évaluation, les classements internationaux, etc.
Néanmoins il y a toujours, en France, de la philosophie au lycée – ce qui n’est pas le cas de la plupart des pays occidentaux qui n’ont pas toujours un enseignement “pour tous” de la philosophie, c’est très rare – et c’est très heureux.
Il est également très heureux qu’il y ait toujours de l’histoire. Parce que, contrairement à ce qu’on peut penser, il y a beaucoup de pays –je lisais une étude récente dans Le Monde – qui ont supprimé l’histoire du programme du secondaire. C’était une étude sur les questions mémorielles compliquées. On se disait : nous, on a du mal à avoir une version tout à fait satisfaisante pour tous des années, par exemple, de la Seconde guerre mondiale. Comment est traité le génocide arménien en Turquie ? Ce n’est évidemment pas traité. Comment est traité l’apartheid en Afrique du Sud ? Ils ont tout simplement supprimé l’histoire en Afrique du Sud. Cela simplifie les choses.
Donc il y a des pays où les humanités sont allées plus loin que nous.
Et puis il y a des pays comme les pays anglo-saxons qui sont paradoxaux puisque d’un côté les humanités dans le secondaire y occupent une place très restreinte – pas toujours mais dans certains établissements, je pense notamment aux États-Unis – et d’un autre côté elles sont très honorées et très mises en avant dans le système universitaire où il est très prestigieux de pouvoir avoir un master en philosophie. Mais cela coûte très cher. Il y a un côté bassement matériel : c’est classe parce qu’on a payé très cher.
Après, je ne suis pas un spécialiste international, j’avoue. J’aurai pu m’y intéresser davantage et je le ferai.
Ce que j’ai bien noté en revanche, c’est que du côté des responsables, des cadres, dans la Silicon Valley par exemple, d’Apple dans la lignée de Steeve Jobs (c’est lui le premier, je crois) on a parlé de l’interdiction pour les enfants d’utiliser les tablettes. Je trouve cela intéressant que, aux États-Unis dans la Silicon Valley, ce mouvement soit extrêmement présent : la tablette, on y a accès plus tard quand on a déjà un esprit informé, une imagination qui s’est développée, un accès au langage donc une distance vis-à-vis de l’objet tablette ou de l’outil informatique globalement.
Donc il existe en fait dans les pays anglo-saxons, où les nouvelles technologies ont pris parfois une importance démesurée, des anticorps assez intéressants et qui ne sont pas toujours le fait des personnages qu’on attendrait.
Le Président : Il ne m’appartient pas de compléter ce qui a été dit ; je voudrais juste partager avec vous des informations que je viens d’obtenir par hasard aujourd’hui, et de cette façon illustrer nos propos.
D’abord, puisqu’on a parlé de l’enseignement public et de l’enseignement privé, le professeur d’enseignement public que je suis ne peut pas manquer de vous dire qu’il existe des formations, j’en connais au moins une que je dirige au niveau bac+5, où les ordinateurs sont interdits pour la prise de notes. J’espère que vous verserez au crédit de l’enseignement public une telle décision qui est évidemment présentée non comme un règlement à appliquer mais comme le fruit d’une réflexion sur la meilleure façon d’assurer de vrais apprentissages.
Ensuite, pour ce qui est de l’illustration, il se trouve que je reçois cette semaine un professeur invité qui vient du Canada et que mon assistante est japonaise. Et nous parlions tout à l’heure de la table, justement. Et ce collègue canadien nous disait que dans le monde anglo-saxon, les repas sont individualisés, chacun allant prendre dans le frigidaire, au moment où il le veut, ce qui va constituer son repas. Souvent d’ailleurs, on mange peu pendant le repas et beaucoup entre… Et il me disait que les conséquences étaient dramatiques : « vous, en France, au moins vous avez gardé cette « tradition » du repas ». J’en ai profité pour lui faire remarquer que, si les français étaient très critiqués dans leur habitude de faire de vrais repas le soir, c’était, étant donnés les rythmes de la vie moderne, une excellente occasion de partager un repas familial, avec les conséquences positives qui en résultent.
C’est au cours de cette même conversation, la coïncidence est curieuse, que mon assistante nous disait qu’au Japon, le ministère aurait donné comme directive aux universités d’abandonner tout ce qui est du domaine des sciences sociales pour se concentrer sur la technologie ! C’est une information qui n’est pas pour nous consoler (!) mais qui vient illustrer ce que nous disions.
Au-delà de ces anecdotes, j’ai été intéressé par beaucoup de choses, en particulier quand vous avez abordé la question du relativisme. Vous avez, avec beaucoup de prudence, et je souscris parfaitement à ce que vous avez dit sur la nécessité de ne pas prétendre en imposer aux autres et avoir raison contre les autres ; mais vous avez dit : « Notre héritage nous oblige, ne serait-ce que parce que c’est le nôtre ».
Je trouve cela assez fort et je me demande si cela ne justifierait pas que nous revenions, à l’occasion des mouvements démographiques ou migratoires que vous avez évoqués et qui sont effectivement très anciens pour ce qui concerne la France, que nous revenions donc à l’idée d’assimilation que nous avons abandonnée au profit de celle d’intégration.
La première ne revenait-elle pas en effet finalement à obliger l’autre à un héritage qu’il souhaitait ou qu’il prétendait souhaiter obtenir, tandis que la seconde revient à ne plus faire référence à quelque héritage commun que ce soit pour mettre l’accent sur le respect des différences ?
Je voulais avoir votre réaction à ce sujet ; trouvez-vous ce terme d’assimilation choquant ou au contraire conviendrait-il de remettre l’accent sur cette politique plutôt que de nous contenter de l’intégration ?
Louis Manaranche : C’est un sujet compliqué. Je vois deux choses quand même dans ce rapport à l’assimilation. Il me semble qu’il y a un aspect qui était très positif et un aspect qui est très négatif.
Commençons par le négatif. Effectivement, le modèle du multi-culturalisme n’est pas la saine acceptation que plusieurs cultures familiales coexistent sur un territoire. Cela, c’est inévitable et il serait totalisant pour un pays, un État, une quelconque collectivité de vouloir éradiquer une culture familiale qui est différente de la culture majoritaire.
Le multiculturalisme, c’est autre chose. C’est dire que ces cultures familiales doivent être non seulement honorées, ce qui est aussi compréhensible, mais même promues et trouver une expression publique supérieure à la culture commune car, en fait, elle représente l’horizon de tous. C’est-à-dire que nous tous, nous devrions être des êtres multiculturels. Non pas des êtres dotés d’une culture et qui appréhendent les autres cultures avec une ouverture d’esprit salutaire mais des êtres qui s’émancipent radicalement d’une culture première, d’une culture qui est la leur, pour tout considérer avec les mêmes état d’esprit, le même intérêt et que finalement se retrouver à piocher un petit peu partout.
Et c’est le même phénomène en matière religieuse. On est passé d’une saine compréhension d’une semence de vérité et de liberté de la démarche religieuse et d’honneur rendu à la démarche de tout croyant à la possibilité (je ne parle pas d’un discours magistériel mais de l’attitude des fidèles) à une espèce de religion bricolée. On aurait dû aller pareillement vers une culture bricolée.
Il ne s’agit pas de dire que parce qu’on est Français on n’a pas le droit de manger japonais, de regarder un film américain, que sais-je ? Mais malgré tout on en a fait un étendard. Et je crois en cela que les années 80 ont été particulièrement néfastes. C’est d’ailleurs les années où on est passé de l’assimilation à l’intégration voire d’ailleurs au-delà de l’intégration.
En particulier, on peut penser aux années SOS Racisme qui ont été, avec un regard d’historien, extrêmement néfastes, parce qu’on est passé de la perception d’un phénomène raciste – qui était réel, qui existe dans toutes les sociétés et qu’il faut combattre, – à la lutte contre le racisme et à la promotion active du multiculturalisme comme l’expression publique de la pluralité des cultures.
Il faudrait réfléchir en cela en termes de laïcité, de cultures qui sont figées.
J’en parlais avec un homme de gauche, Laurent Bouvet, (qui est professeur à Saint-Quentin en Yvelines et qui a écrit L’Insécurité culturelle, proche du PS, il est à la Fondation Jean Jaurès) qui me disait en fait que la laïcité, c’est aussi considérer qu’une personne peut sortir de sa communauté d’origine pour choisir d’appartenir à une autre communauté, voire à aucune communauté particulière mais uniquement à une communauté nationale dont on reconnaît toute l’histoire.
En réalité, dans le multiculturalisme, on fige des populations issues de l’immigration dans des cultures. D’ailleurs c’est les seules qui soient figées. Nous, on est déraciné complet de notre culture d’origine. En revanche eux, ils doivent absolument continuer à parler arabe, à l’apprendre même à l’école si possible et on leur exprime publiquement le souhait qu’ils racontent telle coutume, tel rite religieux, etc. Comme si nous, on nous disait du matin au soir : « alors, vous les catholiques, expliquez-nous, c’est intéressant », tout le temps ! Comme si on nous disait dès qu’on entre dans l’espace publique : « Ah ! voilà les catholiques ! C’est intéressant. Il faut promouvoir leur culture » un peu comme des Indiens d’Amérique.
Le multiculturalisme a été en cela gravissime.
Mais en amont, dans l’assimilation, il me semble qu’il y a quand même quelque chose qui a été biaisée, qui vient d’une vision républicaine totalisante. C’est-à-dire que l’identité républicaine et nationale, – en France les deux ont quand même convergé fortement à partir de la fin du XIXe siècle, avec des anticorps du côté des catholiques militants mais néanmoins cela a convergé, – a souvent été vécue comme une identité qui devait prendre le dessus sur toutes les identités particulières.
Autant je m’oppose fortement à un multiculturalisme qui, finalement, se mue en communautarisme et qui fige les personnes dans des communautés d’origine comme, par exemple, faire signer un mot en début d’année aux parents musulmans « mon enfant de religion musulmane ne mange pas de porc » et l’école doit veiller à ce que l’enfant ne mange jamais de porc, ce qui est très différent que de proposer un menu sans viande que l’enfant peut choisir ou non. C’est cela, la laïcité, c’est donner à l’enfant la possibilité de choisir autre chose. L’école n’est pas là pour être le calque absolu de ce qui se fait à la maison. Alors il faut respecter le souhait des parents mais si l’enfant exprime un souhait différent il peut être légitime que l’école dise : « alors, d’accord ».
De la même manière que si à Stanislas un enfant ne veut pas aller à la messe de rentrée on l’incite beaucoup à y aller en disant que c’est un moment d’école, à l’inverse des messes de semaine qui sont totalement libres, si un enfant veut y aller et qu’il vient nous exprimer qu’il ne veut pas y aller, bien que ses parents sont des catholiques convaincus, qu’ils considèrent qu’il est crucial qu’il y aille ; je crois qu’il faut qu’il y ait un dialogue, même dans un établissement catholique, pour dire que peut-être il est légitime qu’il n’y aille pas, à un moment. On ne peut pas dire que ce soit un bien en soi de ne pas y aller mais je crois que c’est légitime et c’est la gloire des civilisations chrétiennes.
La république était allée plus loin parce qu’elle avait considéré que l’identité républicaine héritée en partie des Lumières et de la Raison, un peu auto-normée absolue, devait prendre le dessus sur les autres identités avec ce qui tenait parfois de la fiction notamment dans les Colonies puisque là où les Britanniques honoraient l’identité des pays colonisés et considéraient qu’il y avait une culture qui était différente, parfois aussi d’une manière un peu relativiste bien présente, les Français avec « Nos ancêtres les Gaulois », il y avait quelque chose d’une assimilation absurde, ce ne pouvait pas être tout à fait satisfaisant. C’était au détriment d’une culture locale qui ne s’exprimait plus du tout.
Je crois qu’en fondant l’assimilation sur ces principes républicains absolus on s’exposait à ce qu’un jour la civilisation vole en éclat et qu’on ne trouve plus grand chose entre une forme de républicanisme extrême et le multiculturalisme communautariste.
Je crois que la réponse dans cette articulation entre particulier et universel est à chercher dans le modèle catholique, au sens propre.
Jean-Paul Guitton : Je fais quelques commentaires, tout d’abord sur la laïcité ou le laïcisme. J’ai assisté dernièrement à une conférence de Jean-François Chemain, un de vos collègues je crois. Il en arrive à dire à peu près que ce laïcisme, d’essence totalitaire, pourrait aboutir à ce que la République fasse obligation à tout musulman de devenir fondamentaliste ! Finalement cela se retournerait contre ses partisans, puisqu’ils se feraient égorger au nom de la laïcité qu’ils prétendraient défendre…
Au sujet de la tradition et des traditions. Nous connaissons tous des traditions familiales, et nous connaissons, même si c’est un peu plus caricatural, des traditions d’école. Or j’ai remarqué que les traditions d’école, souvent, évoluaient assez rapidement. Autrement dit la super aedificatio est quelque chose de très naturel : on transmet, mais aussi on modifie ou on améliore.
Enfin à propos de la fameuse formule, que vous avez citée, « Nos ancêtres les Gaulois », cela a très bien fonctionné pendant toute la IIIe République, heureuse période de l’assimilation. Tout au plus doit-on la prendre pour une expression anachronique, si l’on veut,… mais pas davantage que les propos de madame Morano : ils sont anachroniques, mais ils ne sont pas faux ! En tout cas pour des gens de ma génération.
J’en viens à une question, à propos de Bourdieu, que je ne connais pas très bien. Je pense qu’il est mort depuis pas mal de temps. Autrement dit, il n’a pas vécu la révolution informatique des Ipad, etc. Est-ce que cela ne l’aurait pas amené à changer un peu sa façon de voir les choses ?
Louis Manaranche : Pour la dernière question, je ne sais pas, je préfère éviter de gloser sur ce qui m’échappe un peu. Il a quand même connu Internet, Bourdieu. Il a dû mourir au début des années 2000 ou à la fin des années 90. Il a connu le début de la révolution informatique. Mais je ne sais pas ce qu’il en aurait dit. Dieu sait si j’ai des camarades normaliens dont c’est la nourriture intellectuelle majoritaire avec d’autres penseurs du même acabit qui pourraient vous répondre certainement. J’essaierai de lire un peu plus Bourdieu.
Sur le laïcisme et le fondamentalisme. Je pense qu’on peut le comprendre en deux sens. On peut le voir d’une manière un peu primaire, pas inintéressante, en disant : tant qu’on propose un vide – on dit tout le temps : l’islam se met là où il y a un vide, – c’est vrai mais c’est particulièrement vrai en matière religieuse. Si les chrétiens n’avancent pas, il y a d’autres formes de religiosité qui s’installent et ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Cela, c’est vrai.
Mais je crois que l’on peut essayer de le comprendre de manière un peu plus compliquée mais peut-être pas fausse non plus.
La laïcité, c’est l’idée d’une neutralité de l’État à l’égard du religieux et d’une neutralité aussi du religieux en tant que tel à l’égard de l’État ce qui ne veut pas dire que les fidèles de différentes religions n’ont pas le droit d’animer – tant qu’ils font le travail de transformer leurs arguments de foi en arguments rationnels recevables par tous, compréhensibles et audibles par tous – le corps politique. C’est à cela qu’on est arrivé à peu près comme conception commune de la laïcité après avoir été dans des conceptions plus antagonistes évidemment.
Il y a une conception qui est actuelle, ce n’est pas un des abus du passé mais un des abus présents qui est que la dimension religieuse de la personne n’est pas prise en compte et très peu abordée.
On aborde le fait religieux en histoire, on l’aborde en lettres. On ne peut pas dire, personne ne peut dire que dans une école on n’aborde pas le fait religieux. Il y a des difficultés à aborder le fait religieux avec certaines populations, notamment certaines populations musulmanes radicalisées qui râlent parfois avec certains enseignements, notamment quand on aborde le peuple hébreu (Jean-François Chemin en parle assez fréquemment). Mais globalement la religion comme fait historique, comme créatrice de mythes et fait historique expliquant tel ou tel fait du passé, c’est acquis.
En revanche la dimension religieuse de la personne et la possibilité d’une forme d’expression laïque – de la religiosité, non pas que la religiosité soit laïque, mais son expression dans le cadre laïque, notamment des écoles, ce n’est pas pris en compte. Et dans ce cadre-là, le travail qui a été accompli à la fois dans une forme de complémentarité entre catholicisme et république laïque et à la fois dans un antagonisme qui a fini par faire cheminer les uns et les autres, ce travail de dire : j’habite la communauté politique où je suis pleinement et j’essaie d’y insuffler mes principes chrétiens mais dans le respect d’un pluralisme et dans le respect de la Raison commune, tout en disant parfois que certaines lois ne sont pas possibles à admettre. Il reste une forme de radicalité, de refus toujours possible et toujours à envisager. Néanmoins il y a cette habitation quotidienne.
Une telle démarche n’est pas rendue possible par l’école publique aujourd’hui. Parce qu’en fait, l’enfant de tradition de religion musulmane ne peut pas accéder à ce patrimoine acquis progressivement parce qu’il n’y a pas de lieu pour faire ce travail dans l’école publique.
Et en cela je crois que je rejoins (je ne suis pas encore assez avancé dans ses analyses mais…) Pierre Manent, qui nous donne pas mal de matière en disant que le fait religieux musulman devrait être d’autant plus intégré dans la démarche républicaine, que le catholicisme aussi pourrait s’exprimer clairement dès lors qu’on arrive à demander – là, il y a un grand débat théologique mais il ne faut jamais figer les religions – aux musulmans de France de renoncer à mettre la communauté de l’ouma au-dessus du cadre concret de leur vie quotidienne qui est la France.
Certains disent que ce n’est pas possible puisque c’est dans le cœur de l’islam, etc.
Ce que je remarque quand même c’est que l’islam à travers les âges a évolué. Et on peut toujours être pessimiste en disant : puisqu’il y a un Coran qui a été donné littéralement il y aura toujours une prime au plus littéral. Ce n’est pas du tout inenvisageable, je pense. C’est en cela que l’islam me semble avoir, peut-être plus que d’autres religions, un risque fondamentaliste sans cesse réactivé. Avec un livre, le coran, qui est révélé hors du temps et de l’espace, … Cependant l’islam d’Averroes, l’islam del Andalous pouvaient permettre des choses que l’islam majoritaire aujourd’hui dans son expression publique ne permet plus. Donc on peut considérer que l’islam en France peut évoluer. Sinon, on verra …
Séance du 8 octobre 2015