Par François Delarue, cardiologue

Le médecin est l’artisan d’une science de l’aléatoire. L’anthropologie, la biologie, l’immunologie, la génétique nous confirment que chaque être est unique. Aussi, à la question goguenarde et sceptique de Pilate « Qu’est-ce que la vérité ? », la réponse médicale est fragile, parce que le vivant est exclusif et labile et parce que la vision organique est à intégrer dans une dimension plus globale de l’homme.
La médecine a indiscutablement bénéficié de progrès, d’où elle tire des présomptions, des hypothèses, des certitudes, qui permettent d’éclaircir certains mystères de la vie. Mais la seule vérité, avec la naissance, est dans l’inéluctabilité de la mort biologique.
Le praticien est confronté, dans son exercice quotidien, à la souffrance déstabilisante, au mystère sempiternel et irrésolu de la mort. C’est au cœur des personnes, dans l’unité de l’âme et du corps, que se joue le sens de l’existence, que se révèle le caractère sacré et unique d’une vie. C’est ce qui confère une dignité imprescriptible et inaliénable à toute condition humaine.
S’il y a une vérité, elle est dans ce principe de la dignité ontologique de l’homme, qui est depuis vingt-cinq siècles l’essence structurante de l’éthique médicale. Il ne faudrait pas que cette référence soit transgressée par l’instrumentalisation de la personne, changeant ainsi notre regard sur l’homme, en substituant la technique à un humanisme qui exige le respect de chacun dans la recherche du bien commun.

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Henri Lafont : « Qu’est-ce que la vérité ? » Voilà une question embarrassante. Posée par Pilate, elle exprime plus un doute délibéré, « y a-t-il une vérité », qu’une curiosité innocente. En fait, la réponse lui importe peu.
Poser la question à un médecin, c’est lui faire honneur. Faisant confiance à son savoir sans réaliser toujours qu’il est le premier à être conscient de ses limites en la matière.

Aussi pour ne pas décevoir, doit-il souvent masquer ses lacunes derrière le charabia dont le “médecin malgré lui” a le secret.

Dans un moment d’honnêteté naïve, j’ai avoué un jour mon incertitude à une consultante sur son mal, mon incertitude sur son mal. Elle a répondu : « Vous dites que vous ne savez pas ce que j’ai, alors cela doit être grave parce que forcément vous savez ».

Pour le médecin, la vérité est une mosaïque : celle du diagnostic, celle des dogmes enseignés, celle du pronostic si difficile à prononcer, celle du malade surtout, de ses ressources physiologiques et psychologiques. Il y a aussi la vérité que l’on dit et celle que l’on hésite à révéler, la vérité qui fait revivre et celle qui peut désarçonner.

C’est pourquoi le médecin ne peut répondre d’un mot à la question de Pilate.
Comme ce dernier, le malade qui réclame la vérité, souhaite-t-il vraiment l’entendre ?

Nous avons sollicité pour ce difficile exercice le docteur François Delarue, cardiologue, qui, par son exercice en clientèle privée, a acquis une longue expérience de la personne malade, un exercice sans filet.

Le docteur Delarue est au surplus un ami personnel.

Membre et vice-président de l’association des médecins “Pour le respect de la vie”, nous nous sommes de ce fait très souvent entretenus de questions éthiques.

Sa riche activité professionnelle ne l’a pas empêché en effet de poursuivre une formation philosophique et de militer au sein de groupes centrés sur le respect de la vie.

Cet engagement l’a conduit à faire de nombreuses conférences. Il a publié aussi, sur l’éthique médicale et notamment sur l’euthanasie.

Il est Chevalier de l’Ordre du Saint-Sépulcre, membre du Conseil.

Mon cher François, nous t’écoutons avec attention !

François Delarue : Je vous remercie de la confiance que vous m’avez accordé pour tenter de répondre à la question ironique et sceptique de Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il n’a pas attendu la réponse, confronté aux vociférations du peuple qui réclamait la mort de Jésus ; pour lui la vérité des intérêts l’a emporté sur la vérité de la justice, puisque, de son propre aveu, il ne le jugeait coupable d’aucun délit. Déjà à l’époque, le « politiquement correct » faisait fi de la vérité et du sens moral. En ce mois de janvier, à quelques jours de l’Epiphanie, on peut opposer à Pilate l’attitude des Rois Mages, venus à Bethléem chercher la vérité et qui, en contemplant le mystère du Verbe incarné, ont trouvé ce qu’ils cherchaient. Pour quelle raison certains voient et trouvent, d’autres non ? Depuis vingt siècles, les hommes cherchent à répondre à la question de Pilate.

Dans le cœur de l’homme, comme le déclare saint Augustin, habite un souci constant de la vérité (« cherchons avec le désir de trouver, et trouvons avec le désir de chercher encore »), dans la recherche du sens qui corresponde à la raison et qui soutienne l’existence sur la terre ; cette vérité n’est pas quelque chose d’abstrait, d’impersonnel et d’indépendant de nous, mais quelque chose qui se manifeste toujours dans une rencontre concrète avec l’homme. Le médecin est bien placé pour vivre quotidiennement cette rencontre.

L’ACTE MÉDICAL

Pendant des siècles, la médecine s’est contentée d’un empirisme plutôt circonstanciel reposant sur des principes scientifiques rudimentaires et souvent erronés. Puis elle a cherché à dépasser les intuitions, les hypothèses et les propositions et s’est approchée de la science en recourant comme elle à l’expérimentation. C’est le mérite de Claude Bernard d’avoir cherché une explication rationnelle, logique et vérifiable à la compréhension de notre nature et de ses dérèglements.

Le médecin est un chercheur de vérité, avec l’inquiétude permanente de l’imprécision, de l’incertitude, de l’erreur. Un diagnostic n’est pas toujours sûr ou complet ; un pronostic l’est encore moins. C’est pourquoi il faut se méfier des médecins pontifiants ou de ceux qui, par l’observation instrumentale, sont persuadés de détenir une vérité objective. Il est vrai que la médecine dispose maintenant de moyens qui lui donnent une efficacité jadis inégalée. Naguère art d’expérience, elle s’est transformée en une médecine scientifique et technique. L’efficience est passée au premier plan ; c’est ce qu’attend le patient en premier lieu. L’inefficacité est devenue insupportable – d’ailleurs condamnable lorsqu’elle résulte de négligence. Nous sommes donc contraints d’avoir des certitudes dans notre pratique professionnelle mais de les tempérer immédiatement par une culture du doute et une remise en cause permanente, car la susceptibilité individuelle, les processus morbides parfois associés peuvent modifier, d’un patient à l’autre, la sensibilité aux traitements et le processus évolutif.

Aussi le médecin reste-t-il un artisan, parce que, malgré tous les impératifs de ses connaissances, de la déontologie, de l’encadrement réglementaire de son exercice, son activité ne sera jamais normalisée. On ne soigne pas une maladie, mais un malade avec toutes ses composantes liées à l’âge, au poids de l’hérédité, au mode de vie, à l’environnement familial, social, professionnel etc. L’artisan, comme l’artiste, a besoin de connaître – si l’on peut dire – la matière qu’il est appelé à travailler ; il s’agit ici d’appréhender le sujet malade dans sa globalité.

Un peu de science a simplifié la médecine. Beaucoup de science a amplifié la subtilité des connaissances, la diversité des situations et multiplié les options de choix et donc les risques de la décision. Il faut aussi considérer les limites qu’impose le coût de la santé, devenu abyssal, pour lequel la société, l’Etat demandent des comptes et un droit de regard sur les choix ; et il faut compter encore les dilemmes cruels parfois imposés par les circonstances : je pense au cas des greffes d’organes, pour lesquelles 30 000 malades sont en attente, alors que seulement 5 000 greffons sont disponibles chaque année.

Il n’est pas du pouvoir du médecin de supprimer toute maladie, toute souffrance, toute angoisse. Dieu seul peut faire cela. « Je l’ai pansé, Dieu l’a guéri » (Ambroise Paré) et de toute façon, ajoute Pascal, « les médecins ne te guériront pas, car tu mourras à la fin. C’est Moi qui guéris et rends le corps immortel » (Pensées). Chacun de nos actes d’intelligence n’est qu’une connaissance partielle du réel et c’est pourquoi toute vérité que nous affirmons est une réalité fragmentaire qui demande à être élargie par des données complémentaires. Aucune connaissance n’est jamais totalement achevée et définitive. Il faut reconnaître avec humilité que plus nous connaissons, plus nous découvrons l’étendue de ce que nous ignorons, plus apparaissent de nouvelles questions. « Ô Dieu », disait le médecin et philosophe Maïmonide, « fais que je ne voie que l’homme dans celui qui souffre. Éloigne de moi l’idée que je peux tout ». Le médecin cherche, dans la mesure du possible à s’opposer aux évènements délétères, mais ne fait que modifier un arrangement de réalités biologiques, sans pouvoir toujours agir sur le dynamisme qui les habite.

C’est la médecine curative, qui a prévalu jusqu’alors. D’autres formes d’exercice sont apparues :

-  la médecine préventive, qui a pour but le dépistage d’un trouble physiologique ou d’une situation exposée et qui propose une hygiène de vie ou un traitement pour juguler la survenue d’un état pathologique.

-  La médecine prédictive, qui est le dépistage des risques de maladie, chez des individus encore parfaitement sains. Grâce à cette sollicitude, tout citoyen devient, comme le patient du bon Dr Knock, « un malade qui s’ignore », autrement dit un sujet médical, puisque nul n’est indemne de risques pathologiques. Ce sont en particulier les progrès d’une génétique que certains qualifient « d’écologique » qui expliquent l’essor de cette médecine prédictive.
Mais les verdicts qu’elle donne sont seulement probabilistes, prescripteurs de précautions dont on ne saura jamais, à la fin, si elles furent nécessaires, puisque ces verdicts conduisent à l’élimination pure et simple des embryons chez qui ils sont posés.

Dans cet exercice à multiples facettes, la médecine n’est plus toujours ordonnée à sauver la vie, à secourir chaque être menacé, mais de plus en plus entraînée à l’amélioration de la santé, à donner la priorité à la qualité de la vie, en considérant la personne malade dans toutes ses dimensions physique, affective, sociale, spirituelle.

L’acte médical est donc complexe. Il s’agit toujours de démêler un écheveau formé par les connaissances acquises et leur application à un sujet particulier. L’acte médical se construit à partir de :

-  données subjectives liées au patient (expression de ses doléances, description de ses symptômes etc.)

-  interprétations subjectives du médecin, liées à des préjugés, des connaissances qui ne peuvent pas être exhaustives, ou un sens critique émoussé…

-  interprétation quelquefois incomplète ou inexacte des données cliniques ou des examens complémentaires.

Le médecin intègre tous ces éléments, les interprète en fonction de ses connaissances, de son expérience et construit un diagnostic, un pronostic et, s’il le peut, un projet de traitement. La multiplicité des variables fait que la médecine, comme la météorologie, ne sera jamais une science exacte. Elle est au mieux une science appliquée, une technique affectée à l’homme, assise entre les deux chaises des sciences de la nature d’un côté et des sciences humaines de l’autre.

De tout cela, il est bien difficile de dégager une vérité ou des vérités, d’autant que l’urgence fait que le médecin ne peut pas toujours attendre la certitude de la vérité pour agir : « Il ne peut tergiverser, il doit agir, il doit faire comme s’il savait » écrivait le Pr Hamburger . Le médecin est donc bien l’artisan d’une science de l’aléatoire. Mais je ne voudrais pas pour autant altérer la nécessaire confiance que vous mettez dans la compétence et les capacités de votre médecin !

Quels sont les dangers de l’évolution médicale ?

-  D’abord une déshumanisation des pratiques. Une lecture biologique, mécaniste de la maladie, de la souffrance, des traitements, est réductrice. L’omniprésence de la technique risque de modifier le regard sur l’homme et de rendre imprécise la définition de l’humanité. La fascination de la puissance de la technique risque aussi de conduire à une disproportion ou une inadaptation des soins.

-  Enfin certaines possibilités nouvelles notamment dans le domaine de la reproduction et de la génétique sont déshumanisantes, lorsqu’elles conservent 175 000 embryons au congélateur, lorsqu’elles remettent en cause le principe de la filiation biologique, ou lorsque les diagnostics préimplantatoire ou prénatal éradiquent le handicap en supprimant le handicapé.

L’idolâtrie de la technique légitime la réification de la personne et la science n’est plus toujours ordonnée à l’homme et à son développement intégral quand prévaut « une vision technique prométhéenne, animée par un désir de puissance, une volonté de rendre le monde intégralement connaissable et maîtrisable » .

La méfiance à l’égard de certains progrès scientifiques et de l’évolution de la société risque de nous faire considérer comme des technophobes arriérés, qui marchent en tournant le dos à l’avenir. Mais non, le médecin est seulement écartelé entre le désir de rigueur et de vérité scientifique d’un côté, la préoccupation du bien commun et de la vérité de l’autre, et surtout le souci de la réponse à la souffrance et à l’angoisse du sujet individuel, qui ne sont pas du domaine de la science exacte. « Le ‘pourquoi’ de Dimitri Karamazov continuera de retentir ; l’art et la révolte ne mourront qu’avec le dernier homme » .

PARADIGME DE LA SANTÉ

« La santé, c’est la vie dans le silence des organes » (René Leriche). On découvre son corps quand il cesse d’être harmonieux. La santé est un peu comme la liberté, que l’on perçoit seulement quand on en est privé ! Selon la définition de l’OMS, « la santé de l’homme est une condition de bien-être physique, mental et social complet et elle ne signifie pas seulement l’absence de maladie ». Pour la « Charte des Personnels de Santé », « sauvegarder, récupérer ou améliorer l’état de santé signifie servir la vie dans sa totalité ».

L’objet de la médecine est de faire barrage à la maladie, à la souffrance, à la mort prématurée ou injustifiée. Cette mission s’inscrit comme un chaînon dans l’organisation de la société, qui vise en principe à la promotion du bien commun, à l’harmonie du sujet dans la collectivité, en luttant contre la faim, l’injustice, la misère, le chômage, la violence, les nuisances, toutes sortes de fléaux encore irrésolus.

A l’inverse, la maladie est un état morbide, dont on peine parfois à fixer les limites. Pour Claude Lévi-Strauss, « le domaine du pathologique ne se confond jamais avec le domaine de l’individuel, puisque les différents types de troubles se rangent en catégories, admettent une classification et que les formes prédominantes ne sont pas les mêmes selon les sociétés et selon tel ou tel moment de l’histoire d’une même société » . La méthode actuelle de systématisation et de modélisation mathématique tend à définir les processus morbides par rapport à des normes scientifiques fondées sur des études de milliers, voire dizaines de milliers de cas. Mais on bute toujours sur la frontière exacte entre le normal et le pathologique.

Le modèle actuel est une vision du monde où la santé est au cœur du développement et de la qualité de la vie, ce qui suppose des composantes biologiques, psychologiques, sociales, mais aussi spirituelles, permettant une pleine capacité de relation harmonieuse avec l’environnement et d’échanges avec la société. Autrement dit, définir la santé sous l’angle de la médecine scientifique est réducteur, si l’on veut prendre en compte la dimension humaine dans sa spécificité. Malheureusement la conception organiciste et biologique prévaut dans une médecine devenue très instrumentalisée.

Le droit à la santé signifie le droit aux conditions sociales qui, normalement, permettent ou favorisent la santé, et en particulier l’équité dans la répartition des soins médicaux, ce qui reste une vue de l’esprit, ne serait-ce qu’en raison des conditions géographiques d’accès aux soins, mais aussi parce que la distribution des soins varie avec le temps et l’évolution des pathologies ; elle varie aussi avec les ressources réelles dont dispose la société. C’est pourquoi, pour des raisons économiques, les décisions, dans le domaine de la santé, sont inspirées de plus en plus souvent par une approche utilitariste. La métaphore de la santé, appliquée à l’économie ou à la société, risque aussi de devenir un véritable transfert de sens, la santé qualifiant ce sujet qu’est la société, avant de qualifier l’individu.

La médecine est le point de rencontre entre les besoins de l’homme souffrant et les capacités de thaumaturge d’un individu qui est doté de capacités particulières. Tantôt mage ou confesseur, tantôt homme de science ou de pouvoir, le médecin a depuis toujours un charisme particulier. En lui convergent les attentes et les espérances, la confiance le plus souvent,. A lui de ne pas décevoir, de ne pas ignorer ce signe mystérieux de la collaboration avec le Créateur dans la conservation de la vie, de ne pas oublier – Platon le soulignait déjà – qu’il n’est pas possible de soigner une partie malade sans s’occuper de la totalité du corps, la globalité de l’homme, corps et esprit. La santé est une qualité de chaque personne humaine, un bien fondamental auquel elle aspire et dont elle a besoin. Mais l’absence de santé n’enlève nullement la dignité fondamentale qui appartient à chaque personne. La personne humaine a une valeur transcendante et sa dignité reste intacte, même dans l’expérience de la souffrance, du handicap ou du vieillissement. « La vie, même si elle est parfois diminuée, conserve la valeur infinie de la miraculeuse existence spirituelle des hommes » .

LA DIGNITÉ DE L’HOMME

S’il y a une vérité en médecine, elle est à coup sûr dans la dignité de l’homme, « ce paquet de chair et d’os » disait Pascal, mais qui est précisément constitué de bien autre chose que de molécules, de gènes, de cellules et d’organes. Pour Aristote, « c’est la nature qui est principe, plutôt que la matière ». J’ajouterai : l’homme est un être d’esprit ; c’est bien ce qui fait qu’il est le seul à pouvoir reconnaître sa place dans la nature, ce qui fait aussi sa singularité. Chacun de nous, dit Claude Bruaire, est un « être singulier […] dont le destin n’est pas énonçable dans les termes de son organisme […], l’être indéchiffrable, illisible en termes scientifiques, invisible pour l’expérimentateur, inaccessible à la plus fine investigation positive » .

Avec ses soucis, ses faiblesses, ses détresses, ses douleurs, le malade est un être humain que le médecin devra tenter de comprendre, de soulager, avec qui il devra compatir, partager parfois. Or, trop souvent, on accepte l’idée qu’il y a un seuil d’humanité à partir duquel l’être humain mérite le respect, ce qui bafoue la notion d’universelle dignité. La science elle-même, en particulier dans les domaines de la procréation, de l’ingénierie génétique et de la recherche sur l’embryon, a contribué à la déshumanisation et au risque de réification, en faisant abstraction de la singularité de la personne. Pourtant, tous les textes internationaux, depuis la Déclaration de Nuremberg (1947), la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (1948), les textes ultérieurs de l’Unesco, du Conseil de l’Europe, la Convention d’Oviedo, font référence à la dignité de l’être humain.

Sur quoi repose-t-elle ? D’abord sur le principe kantien selon lequel toute personne doit toujours être traitée comme une fin en soi, jamais comme un moyen. Contrairement à la chose, qui a un prix, la personne est unique, ne peut être remplacée par rien et c’est pourquoi elle n’a pas de prix. L’humanité d’une société se reconnaît à la protection attentive qu’elle accorde à la dignité et aux droits des plus faibles, des plus fragiles, des plus diminués et des plus démunis. C’est en acceptant la différence que nous éviterons l’indifférence.
Emmanuel Levinas nous a montré que ce qui doit être préservé de l’humain se révèle au moment où celui-ci s’expose dans son extrême vulnérabilité et sa plus grande fragilité. Il faut résister, dit Jean Vanier, à la « tyrannie de la normalité » . Tyrannie en effet, car le pape Benoît XVI observait que si cette dignité n’est pas considérée comme inviolable, « il sera très difficile d’obtenir une pleine justice dans le monde » .

Nous recevons donc notre dignité d’abord du regard que les autres portent sur nous ; et le regard de l’autre ne peut abolir cette dignité. En tant que principe d’humanité, elle est inaliénable, imprescriptible, indélébile, universelle. Car la dignité est d’abord ontologique, elle ne tient qu’à l’appartenance de la personne au genre humain. Elle ne se prouve pas. Ce n’est pas une caractéristique repérable, quantifiable comme les propriétés biologiques ou même les capacités intellectuelles. L’homme n’est pas réductible à une simple parcelle de la nature, ni même à un élément anonyme de la cité humaine. Par sa propre intelligence, son libre arbitre, sa conscience morale, il dépasse toujours l’univers des choses. La dignité est donc un droit intrinsèque, objectif, elle est « fondée sur la spiritualité qui est celle de l’âme, mais s’étend également à la corporéité, qui en est la composante essentielle. C’est une dignité égale chez tous et qui demeure totale à toutes les étapes de la vie humaine individuelle, dès la conception » et ne se mesure pas en termes de santé, d’utilité ou d’efficacité.

Elle n’est pas réductible non plus à la seule conscience qu’elle a, ou non, d’elle-même. Mais pour un monde anthropocentrique, privé de repères spirituels, les notions de personne et de dignité ne peuvent que s’étioler, jusqu’à sombrer dans les pires confusions conceptuelles. Certains débats contemporains sur l’existence « d’êtres humains qui ne sont pas des personnes » ou de « personnes autres qu’humaines » (grands singes, robots…) en donnent le signe inquiétant. Sans Dieu, l’homme ne parvient plus à se percevoir comme « mystérieusement autre » par rapport aux autres créatures ; dans une pensée réductionniste et néo-darwinienne, il se considère au mieux comme un organisme qui a atteint un stade très élevé de développement.

Dans les trois religions abrahamiques, la vie de l’homme vient de Dieu : Dieu est l’Unique, qui donne commencement et fin à la vie. Pour les Chrétiens, le premier Adam préfigure l’avènement du Fils de Dieu, le Verbe incarné, l’aîné d’une multitude, celui qui accomplit totalement la nature de l’homme. Mais la dignité tient aussi sa source de la seule raison. Pour Kant, c’est de la raison que la personne tire son autonomie. C’est parce qu’elle est autonome qu’elle est une fin en soi ; et c’est parce qu’elle est une fin en soi que la personne est digne. Le respect dû à la dignité de tout être humain est le fondement de la liberté et de la responsabilité. Cependant, la liberté n’est pas un absolu qui permettrait d’affirmer qu’un jugement moral est vrai par le fait même qu’il vient de la conscience. Dans ce cas l’exigence de la vérité ne serait remplacée que par une exigence subjective de sincérité, d’authenticité.

Finalement, à un moment donné, la société doit bien définir ce qui est essentiel dans l’humain, ce qui fonde son humanité, ce qui doit être préservé au-delà de l’instrumentalisation du corps. Pour l’Eglise, « experte en humanité », il est clair que les théories « qui considèrent l’esprit comme émergeant des forces de la matière vivante ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme et la dignité de la personne » . Le combat pour la vérité se révèle comme une lutte pour la grandeur et la dignité de l’homme, qui lui sont consubstantielles. « Les choix éthiques engagent doublement notre conception de l’homme : en tant que personne humaine, dans sa dignité et sa liberté et en tant qu’espèce humaine, dans son identité et sa diversité » […] L’éthique biomédicale « renvoie à l’exigence du respect de la vie et de la dignité humaine. Elle met en jeu des droits et des principes qui ne sont pas contingents et qui ne peuvent changer au gré de l’évolution des sciences et des techniques » . Cette défense de l’individu peut paraître exorbitante. Elle est prioritaire et doit rester une ligne directrice dans toutes les questions éthiques.

L’ETHIQUE MEDICALE

De la dignité de l’homme découle évidemment une dimension éthique de la médecine, qu’avait déjà définie Hippocrate il y a vingt-cinq siècles, affirmant le caractère sacré de la vie humaine. « Tout acte médical normal n’est, ne peut être et ne doit être qu’une conscience que rejoint librement une confiance » disait le professeur Portes, premier président du Conseil National de l’Ordre des Médecins (1948).

La compétence est le premier devoir du médecin. La conscience sans la science est inutile et l’incompétence est dangereuse et coupable. La compétence est un devoir moral, elle est aussi une obligation, définie par un ensemble de textes réglementaires, « bonnes pratiques médicales », « références médicales opposables » et par une formation médicale continue obligatoire, dont l’inobservation est sanctionnée. Mais « l’honneur de la médecine et sa difficulté », écrivait Jean Bernard, « sont dans cette alliance du devoir de science et d’un devoir d’humanité » .

« Les êtres ont toujours besoin de quelque chose de plus que les soins techniques corrects. Ils ont besoin de l’attention du cœur » . « Le fait de pouvoir aider les autres n’est ni un mérite, ni un titre d’orgueil. Cette tâche est une grâce » .

La dignité de la personne est donc un principe structurant de l’éthique médicale. Celle-ci est formalisée. D’abord par un Code de Déontologie, qui, là encore, définit un certain nombre de règles d’exercice ; ensuite par les avis de comités d’éthique, qui reflètent les diverses idéologies d’une société et ne peuvent prétendre dire le « vrai », mais donnent seulement des avis consensuels. L’éthique est relative au système de valeurs de chacun ; chacun se construit son éthique personnelle en se référant à sa conscience. Mais il existe bel et bien une éthique universelle, que « tout homme sincèrement ouvert à la vérité et au bien peut, avec la lumière de la raison […] arriver à reconnaître, dans la loi naturelle inscrite dans les cœurs » . Si, en morale, on se contentait de croyances sans raison, il n’y aurait pas de morale, mais seulement des préférences subjectives ou collectives, des usages, des préjugés. L’éthique universelle est une loi morale objective, « référence normative pour la loi elle-même » . Et Jean-Paul II affirme : « Si toute loi portée par les hommes dévie en quelque point de la loi naturelle, ce n’est alors plus une loi, mais une corruption de la loi » .

Cette loi naturelle, « non écrite et immuable, n’existe d’aujourd’hui ni d’hier, mais de toujours. Personne ne sait quand elle est apparue » . Elle trouve sa première expression dans le Décalogue. Pour Cicéron ensuite, la loi est « la raison suprême insérée dans la nature, qui nous commande ce qu’il faut faire et nous interdit le contraire » . L’Evangile énonce de façon positive la règle d’or, « tout ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le vous-mêmes pour eux » (Mt 7, 12 et Lc 6, 31). « Où donc ces règles sont-elles inscrites » interroge saint Augustin, « sinon dans le livre de cette lumière qu’on appelle la vérité ? C’est là qu’est écrite toute loi juste, c’est de là qu’elle passe dans le cœur de l’homme qui accomplit la justice » . Enfin, pour saint
Thomas d’Aquin et toute la pensée scolastique, la loi morale naturelle « n’est rien d’autre que la lumière de l’intelligence mise en nous par Dieu. Grâce à elle, nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données par la Création » . La conscience n’est pas autonome pour discerner le bien et le mal.

Mais la loi naturelle serait source d’un conflit entre la liberté et la nature, une menace pour le principe d’autonomie. Si tel était le cas, « cette hétéronomie ne serait qu’une forme d’aliénation, contraire à la Sagesse divine et à la dignité de la personne humaine » . « Seule la liberté qui se soumet à la vérité conduit la personne humaine au vrai bien. Le bien de la personne est d’être dans la vérité et de faire la vérité » . D’ailleurs, la liberté appartient, elle aussi, à la nature rationnelle de l’homme, elle peut et doit être guidée par la raison. S’il y a parfois conflit entre liberté et nature, c’est parce que l’homme est bien incapable de s’opposer aux lois que celle-ci impose : il subit le rythme des saisons, l’alternance du jour et de la nuit, les tremblements de terre, les cyclones etc., un ensemble de forces biologiques, physiques, et même sociales qui échappent totalement à son contrôle.

Mais la loi naturelle est aussi considérée comme obsolète, archaïque comme fondement de l’agir moral, parce qu’elle a souffert d’une justification par la théologie chrétienne, et surtout parce que le relativisme, au nom de la tolérance, la crise actuelle de la vérité, ont séparé la dimension éthique d’un légalisme purement utilitariste, un positivisme juridique qui refuse de se référer à un critère objectif, ontologique, de ce qui est juste. La législation ne devient alors qu’un compromis, un consensus réaliste entre divers intérêts, une « morale » de situation. Il s’ensuit une confusion entre la connaissance et l’acte de volonté, et une désaffection pour l’idée de loi naturelle, qui est rejetée au rang du subjectif et des simples opinions particulières.

Tout être humain qui accède à la conscience, cet œil lumineux de l’âme (cf Mt 6, 22) et à la responsabilité fait l’expérience d’un appel intérieur à accomplir le bien. Il découvre qu’il est un être moral : « Il faut faire le bien et éviter le mal ». C’est sur ce principe que se fonde tous les autres préceptes de la loi naturelle, qui font appel à ce qu’il y a d’universellement commun dans chaque être humain. L’Evangile a complété la loi et a donné la clé de son interprétation par un commandement nouveau, la charité. Ce sont l’une et l’autre qui doivent guider l’éthique du médecin et lui indiquer le chemin de plein épanouissement de son humanité, les principes premiers de son action.

Quels sont ces principes ? « La perfection de l’homme ne se trouve pas dans la seule acquisition de la connaissance abstraite de la vérité, mais elle consiste aussi dans un rapport vivant de donation et de fidélité envers l’autre » . Le don de soi doit être évidemment sincère et désintéressé. Il signifie donner non pas ce que l’on a, mais ce que l’on est. C’est dire combien est importante l’attention à chaque personne qui souffre. Le médecin est quelquefois tenté d’ « anatomiser » son patient et de le réduire à l’organe malade : « Alors, comment va ce cœur, ce foie, cette prostate.. ? » Il faut toujours garder dans sa globalité la vision de la personne, qui est vulnérable et dont sont altérées les capacités de compréhension, de jugement, parfois même de lutte contre la maladie. Pour paraphraser saint Vincent de Paul, les malades sont « nos seigneurs et nos maîtres ». Nous sommes dans un monde où la tendresse, la délicatesse et la compassion ont peu de place. Pourtant, la solidarité du médecin ne peut se réduire à une vague sensibilité. Pour être féconde, elle doit être animée par la Charité (au sens fort, celle de saint Paul dans la 1ère épître aux Corinthiens). Mais c’est un mot qui a tendance à disparaître de notre vocabulaire, pour être remplacé par une vague philanthropie ou une quelconque action de solidarité humanitaire. La charité ne peut se réduire à une simple assistance momentanée et il ne s’agit pas d’une tâche facultative, mais d’un devoir imprescriptible. La page évangélique du Bon Samaritain enrichit l’hérédité hippocratique de la vision transcendante de la vie humaine. Cette parabole interpelle toute conscience humaine qui aspire à la vérité. C’est alors que la maladie peut être source de fécondité, par la présence discrète et efficace de l’amour gratuit.

Les dispositions réglementaires ont codifié les droits des patients : accès aux soins adaptés à leur état ; respect de leur condition et de leur dignité ; faculté d’accepter ou de refuser les soins ; droit à l’information complète sur leur état ; droit à la discrétion, au respect de leur vie privée, protection vis-à-vis de l’entourage social, professionnel et même familial ; respect des convictions religieuse ou philosophiques ; droit à présenter des objections et à les voir prises en considération.

Il y a tout de même deux observations, ou au moins deux réserves :

-  L’une est celle du droit à l’information, de façon à ce que le patient puisse donner son consentement éclairé aux soins prodigués. Il n’y a guère d’objection quand il s’agit de donner un diagnostic, d’évoquer la durée d’une hospitalisation, l’efficacité ou les inconvénients éventuels d’un traitement. Tout change lorsqu’il s’agit d’une maladie grave et que le pronostic vital est engagé. Il y a alors des vérités qui ne sont pas charitables (comme il y a des charités qui ne sont pas véritables…). Les prouesses techniques donnent l’illusion que l’on peut reculer la mort. Le progrès, mais aussi l’effritement de la spiritualité font que l’on oublie que la mort est le terme naturel de la vie ; elle est parfois considérée comme un « accident ». Il ne faut pas perdre de vue que « la vie est une maladie mortelle, sexuellement transmissible » . Si la médecine n’a pas le moyen d’abolir la mort, du moins lui demande-t-on de l’évacuer : il y a, dans notre culture, une forte résistance à regarder en face le vieillissement et l’approche de la mort. « La nature t’attend dans un silence austère » (Alfred de Vigny). « L’homme se considère comme immortel et, presque jusqu’au dernier moment, n’accepte pas l’idée de sa mort » . Je crois que le médecin n’a pas le droit de semer les germes du désespoir par une vérité assénée trop crûment. L’annonce d’un pronostic sévère est souvent source d’aggravation de la condition physique. Il y a des blessures psychologiques aussi qui peuvent être mortelles. La vérité exprimée risque parfois de supprimer brutalement tout droit naturel à l’espoir d’une vie maintenue. Dans ce cas, le médecin doit avoir le droit de ne pas la dire.

Une maladie grave impose la vérité quand elle est nécessaire pour que le patient contribue à sa guérison, en acceptant les diverses contraintes du traitement (hospitalisations répétées, effets secondaires d’une chimiothérapie etc.). Dans ce cas, ne pas dire la vérité signifie priver autrui de la possibilité d’évaluer la situation dans laquelle il se trouve et de prendre, par la suite, une bonne décision le concernant. Mais à partir du moment où la science et la technique ne peuvent plus rien, pourquoi le dire ?

A l’approche de la mort, tout le monde se ment, dans un mélange de clarté et d’opacité :

- Le malade a une attitude ambiguë, qui n’est pas toujours celle qu’il aurait pu avoir comme bien portant.

-  Le médecin, quelquefois, se ment à lui-même, par manque de lucidité ou par peur de l’échec, qui le projette dans sa propre angoisse de la souffrance et de la mort, cette double énigme dont l’explication s’obstine à lui échapper.

-  Enfin, le médecin ment au patient.
Or il faut, pour maintenir une indispensable confiance, que chaque interlocuteur reste crédible pour l’autre. C’est une difficulté de plus pour le médecin de savoir discerner si la vérité technique peut et doit être communiquée sans réserve. Je crois finalement qu’il faut dire la vérité mais pas toujours toute la vérité d’un seul tenant. Il faut être à l’écoute des patients et les amener à dire eux-mêmes les mots qu’ils redoutent d’entendre. Entre tout dire et ne rien dire, il y a des degrés qui dépendent de chaque individu et de sa spécificité. Kant écrivait : « Entre la véracité et le mensonge, il n’y a pas de milieu, tandis qu’il en existe un entre la franchise qui consiste à tout dire et la réserve qui consiste à ne pas dire en exprimant toute la vérité, bien que l’on ne dise rien qui ne soit vrai » . Ainsi, la vérité ne tombera pas comme un couperet, cassant définitivement toute espérance. La vérité perd ses droits quand elle s’identifie à l’insupportable fatalité.

-  Il arrive que le désir de vérité exprimée par un patient cache en réalité un désir de maîtrise absolue sur sa propre vie. « Je veux mourir de ma propre mort, pas de celle des médecins », disait Rainer Maria Rilke. Ceci nous amène à la deuxième réserve quant aux droits des patients, lorsque ce désir s’exprime par le « droit à mourir dans la dignité », assorti d’une demande d’euthanasie, c’est-à-dire le plus souvent de suicide assisté. Les médecins demeurent les défenseurs de la vie. Leur fonction est de soigner et donner la mort ne fait pas partie des soins ! Aussi leur renoncement n’est pas encore en vue. Cependant, soigner ne signifie pas toujours guérir et encore moins s’acharner à tout prix, jusqu’à l’absurde, quand il n’y a plus d’espoir raisonnable d’efficacité. Il faut alors alléger les souffrances, accepter la mort et laisser faire la nature. L’acharnement thérapeutique n’est pas une exigence éthique, parce que la mort est l’avenir normal de toute vie. L’acceptation de la mort, parfois ressentie comme une blessure narcissique, parce qu’elle est l’échec d’un combat contre la maladie, cette acceptation est indissociable de l’obligation fondamentale du respect de la mort. Tout homme a le droit de mourir en paix, si son heure est venue. Mais on ne peut pas demander au médecin d’avancer la pendule ! Le Pr Hamburger écrivait : « La mission des médecins n’est pas de prolonger toute goutte de vie, si cette vie est l’antichambre d’une mort inéluctable ou naturelle, mais bien de se battre pour l’homme qu’on peut rendre à une vraie vie, une vie qui, même si elle est parfois diminuée par une maladie non totalement guérie, conserve la valeur infinie de la miraculeuse existence spirituelle des hommes » .

Le respect de la mort est corollaire du respect de la vie, dans tous les cas, depuis la fécondation, jusqu’à son terme naturel, sans que cette vie puisse être jugée en terme d’évaluation qualitative. Si ce principe cessait d’être intangible, plus rien n’arrêterait les possibilités qu’offre la science vers la voie de l’eugénisme. Jusqu’où peut aller la transgression ? L’intégrité de l’être humain est une nécessité imprescriptible. Le caractère sacré de la vie apparaissait déjà aux philosophes grecs comme l’achèvement de l’homme lorsque, par son individualité, il atteint sa plénitude. Antigone a, par son geste, révélé ce qu’il y a en l’homme, d’irréductible à la nature et à la cité, même au-delà de la mort.

Voilà encore, en médecine, une expression de la vérité.

CONCLUSION

Après de longs siècles de guerres des peuples, des idées, des cultures et des religions, il est tentant pour notre monde de dire qu’il n’y a pas de vérité objective et universelle et de déclarer comme Pilate ou Pirandello « à chacun sa vérité ». Toute affirmation d’une vérité serait cause de violence sociale, de dogmatisme et de fanatisme, antinomiques de la tolérance et de la solidarité.
La vérité ne pourrait être que subjective. « Autrement dit », écrivait Jean Guitton, « la vérité se confond avec la sincérité. Si je suis sincère avec moi-même, je suis dans la vérité. Comment alors condamner l’avortement, l’euthanasie, le crime ou le mensonge politique, si ces conduites sont sincères pour les consciences ? » .

Le développement scientifique, qui a considérablement élargi les connaissances, a provoqué une relativisation générale des connaissances et du sens même de la vérité. A la tentation du déterminisme par la vérité scientifique a succédé celle de la relativité de toute science et de toute vérité.
Dans l’exercice médical, la vérité est toujours du domaine du relatif, parce que les données scientifiques sont éphémères et qu’elles ne sauraient fournir les règles morales de leur emploi technique, ni dicter à elles seules la décision du médecin. Les médecins sont par nécessité pragmatiques et par certains côtés primaires. Comme chez l’enfant, l’être et le réel ont priorité sur la pensée : le médecin commence par observer, tenter de connaître la réalité quand elle veut bien apparaître. Il lui faut l’accepter et s’y soumettre avec humilité. Ce n’est qu’ensuite qu’il peut établir la relation entre ce qui existe et son propre acquis de concepts et de valeurs.

Nous vivons dans un scientisme ambiant, qu’anime un mythe prométhéen, où la science précède souvent l’éthique et où l’éthique, qui a beaucoup de mal à énoncer des interdits, finit par légitimer certaines transgressions en les assortissant de principes d’exception. Face à l’éclectisme et au relativisme d’un côté, au pragmatisme et à l’utilitarisme de l’autre, le scientisme réussit à faire adopter par beaucoup l’idée que ce qui est techniquement réalisable devient moralement acceptable. Peut-on alors lier de façon explicite et positive les concepts de vérité et de morale ?

En médecine, il y a deux principes fondamentaux :
-  respecter la valeur incommensurable de toute vie humaine et sa dignité.
-  Aimer son prochain comme soi-même, parce que l’amour du prochain, comme don de soi, représente le sens le plus authentique de la vie et de la liberté de la personne ; ensuite parce que l’attente des malades dépasse souvent la stricte matérialité de leur corps. « Au corps objet », dit Paul Ricœur, « s’oppose sémantiquement le corps vécu, le corps propre, le corps sujet » . L’homme ne peut être réduit à sa condition biologique.

Dans notre monde où les repères spirituels s’effilochent, où les références philosophiques et théologiques sont absentes du magistère médiatique qui fait l’opinion, dans ce monde « qui se moque aussi bien d’Antigone, de Moïse, que de saint François d’Assise » , la force du désir spirituel de salut ne trouve plus d’issue. On se reporte alors vers le médecin, qui, à son corps défendant, se trouve investi d’une mission quasi-religieuse : procurer le salut intégral du corps et de ce substitut laïc de l’âme qu’est le psychisme, le « mental ». Le médecin ne doit évidemment pas tomber dans ce piège de surinvestissement religieux et doit au contraire amener ses patients à affronter humainement, moralement, la maladie, la souffrance et l’approche de la mort.

S’il y a une « vérité vraie », comme dit l’expression populaire, j’ai la conviction qu’elle est dans la nature ontologique de l’homme, qui lui donne sa dignité, qu’il est de notre honneur de médecin de toujours respecter infiniment.

Les vérités humaines évoluent, les vérités morales varient avec le temps et les cultures. Elles ne sont ni mesurables, ni démontrables, mais on ne peut s’en passer. Chacun les saisit avec un regard différent, comme un cristal dont les facettes brillent différemment selon l’angle de l’éclairage qu’on lui donne.
La pluralité des vérités ne signifie pas l’éclatement du concept de vérité, mais elle met en lumière sa polyvalence analogique, biologique, physico-chimique, génétique, anthropologique, philosophique, métaphysique etc. Toutes ces facettes ne sont que des fractions d’une vérité infiniment plus vaste, qui englobe tout ce qui est, tout ce qui a été, tout ce qui sera, qui nous transcende et qui nous dépasse, parce qu’elle est la référence ultime de ce qui existe. Pour Teilhard de Chardin, ce pourrait être le point Oméga, point de convergence sublime de l’humanité, annonciateur de la Parousie. Il faut admettre un Dieu infini, qui a mis en nous l’idée de l’infini. Pour Descartes, c’est là une des preuves de l’existence de Dieu. La vérité est dans l’Absolu. Si l’Absolu n’existe pas, la vérité n’existe pas non plus. Or la pensée contemporaine est soumise à l’influence d’un agnosticisme et d’un athéisme matérialiste, positiviste et structuraliste, qui doutent que l’intelligence humaine puisse jamais connaître et affirmer la vérité. En effet, sans transcendance, la vérité est indiscernable. Mais, il y a bien une vérité qui est, et demeure identique à elle-même, et la liberté de l’homme n’a pas le pouvoir de la rendre inexistante.

« Si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, tout est possible et rien n’a d’importance. Point de pour ni de contre, l’assassin n’a ni tort ni raison. On peut tisonner les crématoires, comme on peut aussi sa dévouer à soigner les lépreux. Malice et vertu sont hasard ou caprice… Dans ce dernier cas, faute de valeur supérieure qui oriente l’action, on se dirigera dans le sens de l’efficacité immédiate. Rien n’étant vrai ni faux, bon ou mauvais, la règle sera de se montrer le plus efficace, c’est-à-dire le plus fort. Le monde alors ne sera plus partagé en justes et injustes, mais en maîtres et en esclaves ».

Je laisserai le mot de la fin à Pascal : « Ce n’est point ici le pays de la vérité, elle erre inconnue parmi les hommes. Dieu l’a couverte d’un voile, qui la laisse méconnaître à ceux qui n’entendent pas sa voix » .

Échange de vues

Henri Lafont : J’ai relevé un passage qui m’a intéressé particulièrement, du moins qui m’a accroché, parce que c’est un des points les plus difficiles : la sincérité dans l’approche de la proclamation de la vérité. Si je suis sincère tout est bien, si je suis sincère ce que je dis est vrai…

C’est évidemment une notion culturelle que je peux développer, la vérité ne se justifie pas par la sincérité. Mais néanmoins la sincérité est très importante.
C’est là-dessus que je te taquine parce que tu as dit tout ce qu’il fallait dire mais la sincérité, j’aimerais tout de même qu’elle soit un peu glorifiée parce que la première manifestation d’une approche de la vérité, c’est d’exprimer quelque chose qu’on pense sincèrement.

François Delarue : Je pense que la sincérité est une condition nécessaire, naturellement, mais pas suffisante.

En médecine en tout cas, c’est une nécessité pour une confiance dans le dialogue entre le médecin et son patient. Je pense qu’il faut effectivement une sincérité pour établir cette confiance.

Marie-Joëlle Guillaume : Je vous remercie beaucoup, Monsieur, pour la profondeur de vos propos. Cette profondeur m’incite à vous poser une question qui me trouble beaucoup, et qui tourne autour de l’acharnement thérapeutique.

Tout à l’heure, vous nous avez dit : l’acharnement thérapeutique n’est pas une exigence éthique.

De fait, si nous considérons le point de vue de l’Église catholique, auquel notre Académie est attachée, nous constatons que l’Église s’est toujours opposée à l’acharnement thérapeutique.

Mais les choses sont moins claires dès lors que l’on passe des principes à la réalité des situations concrètes. Il y a des cas-limite où l’Eglise insiste pour la poursuite de traitements là où le profane a tendance à voir de l’acharnement thérapeutique. Il y a d’autres cas limite où on a le sentiment que c’est la volonté de puissance de la science médicale au seuil de la mort qui dicte son comportement. D’où ma question : où est la vérité dans ce domaine ? Comment agir loyalement en conscience ?

Permettez-moi de vous citer le cas de l’assassinat du Président Kennedy, en 1963. Il n’était pas mort sur le coup, il avait été très grièvement blessé, on l’avait transporté aussitôt à l’hôpital et il avait été opéré par les meilleurs chirurgiens. Je me souviens qu’après huit ou neuf heures passées à la table d’opération, les médecins avaient cessé leurs efforts et déclaré en substance : nous n’avons pas pu le sauver ; mais si nous l’avions sauvé, il avait subi de telles lésions qu’il n’aurait pu survivre, de toute façon, que dans un état végétatif.

Une telle attitude semble être de la sagesse, c’est l’acceptation des limites humaines. Mais je pense que dans la mentalité d’aujourd’hui, on l’aurait sauvé quel que soit l’état prévisible, et même pour une vie aux limites de la vie. Où est la vérité ?

Quelle est l’attitude que l’on doit loyalement adopter si l’on considère que l’homme ne peut pas tout ? En même temps la médecine a des devoirs. Mais il est déconcertant de la voir parfois créer volontairement des situations limite pour ensuite, à un moment donné, considérer qu’il y a acharnement thérapeutique et qu’il faut les faire cesser. Où est la vérité ?

François Delarue : Vous avez déjà bien répondu vous-même, en partie : vous avez dit qu’il y a des cas limites. Et justement toute la difficulté est de définir la limite. Et la limite n’est jamais tranchée, naturellement.

La limite surtout est évolutive. C’est-à-dire qu’il y a des patients qui initialement sont des malades graves et dans lesquels il est justifié de s’obstiner – et là, je parlerai d’obstination thérapeutique – et l’obstination est quelquefois raisonnable quand il s’agit de secourir un blessé qui perd son sang, quand il s’agit de secourir un patient qui a une rupture de rate, par exemple.
Il faut intervenir en urgence et là, il n’y a pas de question à se poser.
On ne connaît pas toujours d’avance le résultat parce qu’il y aura d’autres blessures associées, parce qu’il y aura des maladies, des processus morbides associés, etc.

On ne connaît pas toujours d’avance l’évolution, quand on intervient. Je citais le professeur Hamburger tout à l’heure qui disait que dans l’urgence on n’a pas toujours un temps pour la certitude d’agir. Et heureusement ! sinon, on ne ferait pas grand-chose.

Vous avez parlé du cas du Président Kennedy, ça c’est un cas un peu différent comme l’ont été les cas d’autres hommes politiques comme les Tito, les Franco, les Brejnev qu’on a soutenu en survie pendant trois semaines, un mois… pour des raisons évidemment politiques.

Mais il y a des cas de maladies graves, qui sont graves mais encore curables pendant un certain temps. Je pense à certains cancers, certaines maladies sanguines… qui guérissent pendant un certain temps, pour lesquelles on peut obtenir un long délai de rémission. Et puis, il y a des rechutes, de nouvelles rémissions, et puis des rechutes de plus en plus fréquentes mais qu’on essaie tant bien que mal de juguler, qu’on arrive encore à contenir pendant un certain temps ; et puis il y a un moment où la maladie résiste à tout traitement et échappe à tout contrôle.

Mais quel est ce moment ? Il y a un moment où tout bascule, où on a passé la crête et on est sur la pente descendante qui s’accélère.

Toute la difficulté est de discerner raisonnablement cette limite.

Toute la difficulté est là. Elle est médicale d’abord, elle est aussi humaine, il y a d’autres facteurs qui interviennent. Dans ces facteurs, effectivement, il y a, vous l’avez évoqué, quelquefois une espèce de pouvoir médical. Il y a quelquefois chez le médecin une espèce de blessure narcissique à reconnaître son échec face à la maladie, face à la mort, devant le fait accompli, quand il ne peut plus rien faire. Cette situation l’amène à reconnaître son échec d’une part et d’autre part à s’interroger sur lui-même, sur son devenir, sur sa propre mort, etc, toutes questions indéfiniment irrésolues.

En médecine en tout cas, toute la difficulté est d’apprécier la limite. Les maladies évolutives sont, pendant assez longtemps, curables et puis il y a un moment où elles ne sont plus curables. À ce moment-là, il ne faut plus faire des cure comme disent les Anglais, mais des care, c’est-à-dire des soins et non plus des traitements curatifs.

Nicolas Aumonier : Pardonnez-moi, je suis arrivé en retard, mais je suppose que vous avez rappelé le débat classique entre l’attitude paternaliste et l’attitude inverse. Soit tout dire pour que le patient ait le choix des solutions qui peuvent lui être bénéfiques et qu’il en porte la responsabilité, soit ne rien dire pour qu’il puisse dormir et mourir plus aisément.

Par rapport à ce débat extrêmement classique, quelle est – dans la pratique médicale que vous avez et la formation des plus jeunes que vous avez pu pratiquer – la formation dans l’art et la manière de dire la vérité à des patients et à leur famille ou de s’en abstenir ?

Nous avons tous pu observer, dans notre tourisme familial hospitalier, qu’il y a des services dans lesquels la communication avec les familles est excellente et d’autres où elle est très mauvaise.

Ce qui m’intéresserait, c’est d’interroger le médecin sur le terrain.

Dans la formation des plus jeunes, quelle part de temps leur est-il demandé d’accorder à ce service de la vérité ; service dans lequel ils se retrouvent en somme à égalité, les médecins étant, ensemble, debout, en blanc, et sachant presque toujours comment cela va se terminer, tandis que le patient est couché et non pas « blanc » mais « souffrant » et seul.

François Delarue : Je n’ai pas eu de fonction universitaire, donc je ne sais pas bien quelle est la formation éthique actuelle mais je crois qu’elle est inexistante ou en tout cas pratiquement nulle.

Autrement dit la formation, elle se fait un peu sur le tas. Et vous avez dit avec raison qu’il y a des services où il y a une qualité d’écoute, d’attention qui est réelle et d’autres où elle est tout à fait inexistante.

Je crois que cela tient tout d’abord un peu à la personnalité du chef de service, puis des différents praticiens qui entrent en jeu dans cette filière de soins, du plus élevé au maillon le plus faible. Mais le maillon le plus faible aura l’exemple de ses supérieurs hiérarchiques et des plus expérimentés. Si ces plus expérimentés n’ont aucune considération humaine alors…

À moins que ce ne soit inné. Je pense qu’il y a quand même une part d’inné dans cette attitude humaine. Cet humanisme, c’est une question de sensibilité, de solidarité, de charité et ça, ça ne s’enseigne pas. Je pense qu’il y a une part d’inné pour beaucoup.

Ces attitudes devraient quand même être enseignées, ce serait un minimum, dans les études universitaires. Je pense qu’on devrait apprendre ne serait-ce que des choses élémentaires comme, par exemple en milieu hospitalier, quand il y a dix personnes autour d’un lit (comme vous l’avez dit), c’est humiliant d’abord et c’est un manque total de considération. Le geste élémentaire qui consiste à couvrir le patient, ou à l’examiner dans son intimité de façon un peu plus restreinte à une, deux ou trois personnes, est déjà un premier geste de charité et d’humanité élémentaire. Le dialogue aussi naturellement est fondamental.

Mais l’enseignement est à peu près nul dans ce domaine.

Jean-Paul Lannegrace : Je m’interroge sur votre position qui m’a parue assez radicale de ne jamais donner un pronostic de mort à un malade. Je la comprends si on est dans le cas d’un malade qui ne demande rien…, mais s’il dit « docteur, je veux que vous me disiez la vérité », est-ce que ce n’est pas respecter sa dignité que de lui dire ce qui le concerne le plus vitalement, son existence, afin qu’il puisse l’organiser, en en étant responsable, comme il l’entend.

J’avais été bouleversé par le film magnifique « Vivre » de Kurozawa. Un bureaucrate à qui on annonce qu’il en a pour quelques mois, s’écrie : « Je veux que le reste de ma vie ait du sens ». Alors il crée un parc de jeu dans sa cité et il meurt serein en voyant les enfants jouer.

Si on ne lui avait rien dit, il n’aurait jamais pu donner ce sens à sa vie.

François Delarue : Je crois que je n’ai pas dit du tout qu’il ne fallait pas dire la vérité. J’ai dit qu’il ne fallait pas l’asséner brutalement. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Je crois qu’il y a des vérités qu’il ne faut pas dire trop crûment et quand on dit (c’est un peu le mode anglo-saxon) : « monsieur, vous avez un cancer du rein, vous en avez pour trois mois ». Je pense que ces trois mois sont pour la plupart des personnes difficiles à vivre.

On connaît l’exemple de personnes fortes qui disent : à moi vous pouvez tout dire, etc. et qui ont été prostrées à partir du moment où on leur a asséné cette vérité.

C’est pour ça que je pense qu’il faut l’amener progressivement, amener quelquefois les patients à la deviner progressivement.

Il y a des cas où il faut dire assez rapidement parce qu’il y a des dispositions à prendre soit politiques soit familiales tout simplement, matérielles, financières, tout ce qu’on peut imaginer. Mais, effectivement, il faut être prudent dans ce qu’on dit.

Je crois qu’on n’a pas le droit d’ôter tout espérance, tout espoir tant … Il y a un moment où tout est perdu à l’évidence, les gens s’en rendent compte souvent par eux-mêmes.

Mais je pense qu’il faut avoir en même temps la charité d’être aussi vrai que possible, il ne s’agit pas de mentir, il y a une question de sincérité, mais on peut dire la vérité sans tout dire. Toutes les vérités ne sont pas forcément bonnes à dire. Je pense qu’il faut nuancer un petit peu.

Dominique Laplane : Je prends la parole parce que j’ai noté que vous aviez recommandé de dire la vérité seulement quand il y avait nécessité thérapeutique pour acculer les gens à accepter le traitement sans lequel ils vont mourir.

Mais il y a aussi la dignité de l’individu qui a le droit de savoir.

Que ce soit très difficile, je suis tout à fait d’accord. Mais la pratique des soins palliatifs terminaux montre à quel point d’avoir scellé, caché la vérité peut être tout à fait désastreux et que beaucoup ont finalement compris la réalité de leur état et ont aussi qu’on ne voulait pas le leur dire et que de ce fait tout dialogue était rendu impossible sur la seule réalité importante : la proximité de leur mort.

On ne peut pas ne pas être d’accord sur le fait que les problèmes ouverts par cette vérité-là est extrêmement complexe et que donc il ne faut pas la sceller mais la mener mais agir avec la perspective, malgré tout, de dire la vérité.
Le principe est : je dis la vérité. Que l’ont soit amené à différer le moment et la manière dont de la dire, je suis tout à fait d’accord.

Mais ce n’est pas tout à fait le même programme de dire la vérité quand on ne peut pas faire autrement ou de vérité, faire la vérité un principe mais de moduler selon les psychologies.

François Delarue : Je suis tout à fait de votre avis, mais je pense que le point important est de discerner le moment où elle est bonne à entendre, si l’on peut dire. Mais il faut toujours l’amener à un moment ou à un autre.

Bernard Lacan : Vous avez évoqué tout à l’heure la question du consentement éclairé. Toute personne qui se fait opérer même pour une intervention bénigne doit aujourd’hui signer un document de « consentement éclairé » qui est clairement une mesure de protection juridique de l’établissement et du praticien. Qu’en pensez vous ?

François Delarue : Cela n’a même pas de valeur juridique.

Bernard Lacan : Même si ainsi que vous le dites, ce document n’a pas de valeur juridique, il met le patient dans une relation de confiance particulière.
Ceci me conduit à l’interrogation suivante : Comment le médecin que vous êtes perçoit il la pression juridique éventuelle du malade et de son entourage familial concernant le diagnostic et la manière dont il est communiqué au patient ? Y a-t-il une crainte d’exercice d’action juridique par des patients qui s’estimeraient d’un danger là où il n’y en aurait pas ou insuffisamment informés d’une issue fatale qui surviendrait soudainement ?

Le protectionnisme juridique qui fait partie intégrante de l’évolution de la société est il contraire à l’expression sereine de la vérité.

François Delarue : Deux réponses.
La première, c’est que, heureusement, dans l’exercice quotidien on ne pense pas à chaque instant à cette judiciarisation de la société et de l’exercice. On n’est pas là à se demander si en sortant d’ici vous allez porter plainte contre moi, etc. Heureusement !

La deuxième réponse c’est que, comme le disait Henri Lafont, il faut être sincère et qu’il faut dire ce que l’on sait et ce dont on est sûr. Et quand on a des incertitudes, il faut les avouer aussi ou il faut savoir dire aussi « je ne sais pas ». Je ne sais pas comment votre maladie va évoluer. Je pense que devant telle situation, c’est telle ou telle hypothèse et puis en fonction de ça, je vous propose ce choix. Et puis, si vous m’accordez votre confiance, nous entamons ce processus etc. Et puis, si l’évolution me donne tort, on verra… Il faut être sincère ! Et puis sinon, vous pouvez toujours demander un autre avis.
Si on a des certitudes, je ne vois pas où il peut y avoir des craintes. Mais la sincérité et la franchise est de dire toujours où on en est et si les choses évoluent y compris s’il y a des complications, il ne faut surtout pas vouloir les cacher. Je crois qu’il faut jouer là, la sincérité.
C’est un cas où la sincérité est primordiale.

Mais quant au consentement éclairé, ça c’est une autre affaire. C’est d’abord un papier que l’on signe. C’est une vague protection. Mais ça ne disculpe pas le médecin, même s’il n’y a pas de faute, mais s’il arrive quoi que ce soit, ce n’est pas du tout une protection pour lui.

Par ailleurs “éclairé”, qu’est-ce que ça veut dire ? Comment un patient peut-il prétendre donner son consentement en fonction d’une information complète ? Il n’aura jamais une information complète sur un sujet que le médecin lui-même ne connaît pas toujours à fond parce qu’il n’a pas toutes les données.

Donc, c’est un peu une figure de style, ce consentement éclairé. Enfin, cela n’empêche pas le devoir d’informer, naturellement, le plus complètement possible et avec les mots les plus simples possibles, en évitant le jargon auquel faisait allusion Henri Lafont.

Bernard Martinage : Je suis consultant en socio-gérontologie.

Mon intervention se situe par rapport à la formation qui serait donnée lors des études universitaires.

En 1978 nous avons lancé, à la suite des premières quérulences de l’ADMD, des cycles de formation : “ Approches de la mort et accompagnements des mourants ”.

Dans certains établissements hospitaliers, nous avons pu effectivement trouver réponse favorable auprès des autorités départementales (DDASS, DDTE, par exemple) et certains directeurs d’Etablissements recevant des Personnes Agées, comme certains directeurs généraux de CHU ont pris sous leur autorité, en interne, de faire participer à ces formations.

Pour ce faire, nous avons fait intervenir – pour être les plus impartiaux et généralistes – tous les représentants des “cultes” qui pouvaient concerner l’être humain. Nous avons demandé aux catholiques, protestants, orthodoxes, juifs et musulmans d’être là ; nous sommes allés demander que des représentants de la libre-pensée d’intervenir. Chacun a donc pu ainsi recevoir le message qui convenait à sa sensibilité.

Et on a vu naître un peu partout en France des associations qui s’appelaient “J.A.L.M.A.L.V.”, qui existent toujours. Et nous sommes intervenus aussi dans certains centres de soins à domicile.

Ceci pour dire que quand on veut une formation ; qu’on a le sens de l’être humain, on pressent que c’est possible ! Et lorsqu’on pense avoir peur de s’exposer « en public » … n’existe-t-il pas de bons ouvrages roboratifs ?

Mais vous trouverez toujours des gens qui ne feront pas le petit pas nécessaire pour avoir la formation en plus.

Prier n’a jamais nui … Combien le font avec confiance ?

Dominique Laplane : J’interviens parce que j’ai été un des fondateur de l’association pour le développement de soins palliatifs (ASP) il y a de nombreuses années. Ce n’était pas pour faire de la concurrence à Jalmav, mais pour pousser à l’ouverture des centres de Soins palliatifs, en plus de la formation des bénévoles d’accompagnement.

La vérité ; concernant l’enseignement des soins palliatifs est que les médecins sont encore difficiles à convaincre.

Vous demandez qu’on enseigne l’éthique des soins palliatifs. Mais l’enseignement de la médecine, surtout dans ce domaine, vous l’avez très bien dit, se fait directement par la pratique : le compagnonnage entre le médecin ancien et l’élève. C’est comme cela qu’on peut transmettre une éthique. Encore faut-il que l’enseignement ait cette vision éthique pour la transmettre et l’enseignement par cours ne sert pas à grand-chose dans le ce domaine-là.

Je vous cite un exemple, d’un médecine venu à ma consultation et me racontant une leçon reçue d’un de ses maîtres. Ce pédiatre était vivement et grossièrement attaqué par une mère d’enfant malade. Malgré tout, il avait gardé son calme jusqu’au bout. L’élève dit alors au maître qu’il ne comprenait pas sa patience. La réponse du maître fut lapidaire : « cette femme est tellement malheureuse », mais elle est restée gravée dans l’esprit de l’élève.
Pour acculturer les soins palliatifs, il faudra des années. Cela vient peu à peu mais ce n’est pas encore établi.

François Delarue : Il est vrai que l’agressivité de certains patients cache souvent une profonde angoisse. On en a tous un exercice quotidien. Il y en a chez qui c’est une manifestation d’incivilité et d’impolitesse, mais la plupart du temps c’est une expression d’angoisse, effectivement.

Père Gérard Guitton : Je suis prêtre franciscain, mais j’avoue avoir eu aussi un bref passage dans le monde médical dans ma jeunesse.

Après vous ayant entendu, avec beaucoup d’intérêt, je suis de plus en plus d’accord avec la question de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Sans y répondre positivement. Car elle nous échappe absolument.

Je crois que dans cette recherche et cette rencontre entre le médecin, le malade, le monde de la recherche, il y a aussi le monde de la finance et pour certains grands personnages, le monde politique. Chacun se préoccupe de la vérité à son niveau et selon ses connaissances, sa sensibilité, et dans certains cas ses propres intérêts.

Le malade, ce qu’il désire connaître, c’est une vérité qui est en fait un diagnostic, le nom de la maladie et son évolution éventuelle. Le médecin sait bien que ce n’est pas ça la vérité. Entre lui et le malade il y a comme un jeu du « chat et de la souris », et si on considère l’entourage du malade, le désir de vérité est encore assez différent. Donc : qu’est-ce que la vérité ? Nous ne l’avons pas, personne ne la possède, et le médecin doit en être bien conscient.

Vous avez dit une phrase souvent répétée : le malade a le droit de savoir… Mais de savoir quoi ? Qu’est-ce qu’il attend ? Le jour où il se sent bien il n’attend pas la même vérité que lorsqu’il est très faible.

Il y a une phrase que vous avez répétée plusieurs fois : la vérité va avec la sincérité. Permettez-moi de dire : je ne le crois pas du tout ! Parce que la sincérité, qu’est-ce que c’est ? Je ne la cerne pas. Et ma sincérité de demain ne sera pas la même que celle d’aujourd’hui. Et le malade, comprendra-t-il bien ma sincérité ?

Je crois beaucoup plus, et vous l’avez dit aussi : la vérité se crée dans une relation de confiance. Confiance et sincérité, ce n’est pas la même chose.
La vérité, ce n’est pas tellement quelque chose qu’on assène, c’est de s’interroger sur ce que je vais dire, comment ça va être reçu par le malade, c’est certain.

Je balance donc entre deux opinions. Soit d’affirmer : la vérité, elle est totalement atomisée, chacun n’en domine qu’une partie et elle nous échappe dans son ensemble. Ou bien alors de revenir (puisque vous avez cité Pascal) à la vérité évidente que nous sommes tous orientés vers la fin de la vie et que la vérité, elle est dans la main de Dieu. Je ne vois pas comment on peut être au milieu.

J’avoue que je suis très perplexe sur cette vérité. Encore Pascal : Dieu a mis un voile… c’est vrai. Comment est-ce qu’on peut découvrir ce voile ? Moi, je ne le sais pas.

J’en reviens surtout à ce que la vérité n’est pas dans une relation de sincérité, elle est dans une relation de respect, de confiance et d’amour avec le malade.

Philippe Laburthe-Tolra : Je voulais dire, comme anthropologue, que je me demande si la position vis-à-vis de la mort ne varie pas énormément suivant la société suivant les milieux sociaux, suivant l’éducation qu’on a reçue, etc.

Dans notre histoire de France, on raconte que Louis XIV, se voyant mourir, organisait, donnait ses volontés à son entourage. Une amie se savant atteinte d’un cancer, préparait, distribuait toutes ses affaires, absolument comme s’il s’agissait de régler des affaires courantes.

Donc, cela dépend des personnes, cela dépend des sociétés, mais dans celles que je connais, elles ont presque toutes des initiations pour n’avoir pas peur de la mort, des préparations à la mort.

J’ai vu devant moi une femme en Afrique dont le mari, très malade, disait « moi, je suis malade » qui lui répondait « mais non, tu n’es pas malade, tu meurs ! ».

François Delarue : Je voudrais juste compléter ce que vous avez dit.
Vous avez parlé de Louis XIV qui organisait sa mort, on peut lui opposer celle de Louis XI qui a vécu dans l’angoisse de sa mort pendant ses dernières années à tel point qu’il était paranoïaque, il voyait du poison partout, etc. Il voyait la mort derrière chaque porte…

Deuxièmement, vous avez dit que l’attitude évoluait selon les cultures, etc.
C’est tout à fait vrai. Mais elle évolue aussi dans le temps c’est-à-dire que l’attitude de notre société occidentale n’est plus du tout la même maintenant qu’il y a cinquante ans. À l’époque, on mourait chez soi entouré de sa famille, etc. Maintenant, plus de 70 % meurent à l’hôpital et la famille est très contente d’évacuer un peu la mort, ce qui est une façon assez commode de se décharger d’une situation assez difficile à supporter, à la fois matériellement mais aussi affectivement.

Et puis troisièmement cette attitude vis-à-vis de la mort évolue chez les sujets eux-mêmes dans le temps. Selon l’état dans lequel on se trouve à 40, 60 ans et qu’on est bien portant, on n’a plus du tout la même attitude quand on est malade, quel que soit l’âge d’ailleurs. On a une attitude tout à fait différente et changeante selon aussi l’état physique dans lequel on est. L’affaiblissement peut affecter cette attitude de défense ou d’affrontement vis-à-vis de la mort.

Philippe Laburthe-Tolra : Je vous demande pardon, mais je n’ai jamais changé. Je n’ai pas peur de mourir.

On m’a dit souvent : ne va pas en Afrique, tu peux mourir là-bas. Mais il n’y a rien de mieux, pour un africaniste, que de mourir en Afrique.

François Delarue : Tant mieux pour vous ! Moi, je ne sais pas du tout quelle attitude j’aurai face à la mort. Je ne sais pas encore.

Michel Carbonnier : L’Afrique me donne une opportunité de passer à l’international.

J’ai la caractéristique d’avoir été officier pendant de longues années et j’ai été confronté à ce qu’on appelle dans notre jargon les « toubibs » ou médecins militaires. Aussi, ai-je écouté avec beaucoup d’intérêt ce qui a été dit à propos de la formation.
La formation, c’est une chose importante pour les militaires, qui l’est aussi pour les médecins.

Alors je pense que le malade est d’abord une personne (vous l’avez très bien dit). Ce n’est pas un individu, c’est une personne. On verra tout à l’heure le cas où l’on est obligé de réduire la personne à un individu.

Mais au niveau de la formation, un participant a dit tout à l’heure : j’ai découpé la formation entre les catholiques, les musulmans et les libres-penseurs. Est-ce que, sans vouloir tout régenter dans un domaine qui est extrêmement difficile -il ne s’agit pas de figer une formation qui prétende répondre à tout – mais est-ce qu’on ne pourrait pas dans les métiers de médecins qui sont très divers aujourd’hui, bénéficier de l’expérience de leurs anciens, de leurs prédécesseurs, pour essayer de dégager un certain nombre de situations, tout en laissant bien sûr in fine au médecin la part à l’appréciation humaine, la part au dialogue avec le malade.

Selon ce qui a été dit et débattu aujourd’hui, on est dans des situations confortables dans un monde européen, occidental et riche, où l’on a le temps de s’occuper du malade.

Je pense aujourd’hui à Haïti et je pense aux médecins sur le terrain à Haïti. Je pense aux urgentistes. Ces médecins ont l’obligation cruelle de faire le tri, les militaires le savent bien. Je pense en particulier au chirurgien Gauwin à Dien Bien Phu où l’on mettait les blessés en attente dans des tranchées pleines de boue et puis on les triait. À ce moment-là le rôle du médecin devient absolument terrible. Je pense qu’il faut avoir des personnalités exceptionnelles pour affronter ce genre de situation en conservant sang-froid, discernement et respect de l’éthique…

Je ne sais même pas si, aujourd’hui, les médecins militaires ont la formation pour affronter ce genre de situation.

Et effectivement, se promener dans un monde où face à la mort la situation a complètement changé. En France, on a supporté pendant la période de Verdun que 365 000 soldats meurent dans des conditions atroces.
Aujourd’hui, on compte 37 soldats qui sont morts en Afghanistan sur une durée de huit ans, et le Gouverneur Militaire de Paris allait accueillir ce matin la famille de l’un d’entre eux pour la réconforter.

Alors, il y a quand même deux traitements qui sont différents : ce traitement dans la durée de la relation médecin-malade qui peut effectivement donner des choses formidables. Les soins palliatifs, c’est magnifique. Et d’autre part, ce terrible traitement dans l’urgence qui, à mon avis, nécessiterait qu’on y forme tous les médecins susceptibles d’y être confrontés.

Dominique Laplane : Je peux dire que j’ai été formé au service militaire à l’urgentisme. En cas d’afflux des blessés, la règle est affreuse : il faut soigner les blessés légers les premiers, parce que là, on sera efficace. Si vous commencez à faire des opérations de nombreuses heures pour un intestin multi-perforé, pendant ce temps-là vous laisserez se détériorer et devenir graves des blessures relativement légères

Père Gérard Guitton : Je voudrais simplement ajouter, au niveau formation de la médecine d’urgence, la référence à un médecin que beaucoup d’entre nous connaissent, qui est le professeur Marc Gentilini.

Il y a une vingtaine d’années étant déjà prêtre et médecin bien auparavant je suis allé, avant de partir en Afrique, dans son service à la Salpêtrière pour me former à un diplôme de médecine d’urgence qu’il avait organisé et qui était très bien fait et très utile. Je pense que cette formation continue toujours avec les enseignants actuels.

François Delarue : Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Monsieur Carbonnier.

Je me suis placé du point de vue de l’exercice actuel de la médecine, en France, dans des situations effectivement confortables par rapport à d’autres situations, que ce soit la médecine militaire ou la médecine d’urgence dans les tremblements de terre, etc., les catastrophes naturelles.

J’ai évoqué simplement cette situation d’urgence en disant qu’effectivement dans certains cas, il n’y a pas de question à se poser.

Et puis, je ne l’ai pas dit, mais il y a des cas où on est obligé de faire un tri.
Mais effectivement, je n’ai pas eu le temps d’évoquer les médecines d’urgence, la médecine dans les pays les plus démunis etc. ce qui pose des problèmes tout à fait différents dans les priorités.

Séance du 14 janvier 2010