Par Gérard Leclerc, journaliste et écrivain

Jean-Paul Guitton : Faut-il présenter Gérard Leclerc ? Gérard Leclerc est un ami de l’académie qu’il a déjà fait profiter de ses réflexions, ici même en 2004 quand il a traité des « transgressions prophétiques », c’est-à-dire des blessures dans l’histoire de l’Église.

Notre ami regretté Jean-Claude Cuignet avait fait une présentation très complète de Gérard Leclerc. Vous comprendrez que je me borne à reprendre seulement quelques-uns des points qui caractérisent notre invité, avec cependant une note personnelle.

S’il y avait de la part de Jean-Claude Cuignet une phrase exacte, c’est bien la suivante, reproduisant le propos de quelqu’un qui le connaît bien : « Gérard, c’est un journaliste sur lequel on peut toujours compter. Gérard Leclerc est toujours débordé, mais il répond « oui » à toutes les demandes et malgré cela il réussit à tenir ses engagements. » Nous le vérifions aujourd’hui, puisque, comme vous le savez, nous avons dû faire appel à lui il y a environ quinze jours seulement. Nous l’en remercions tout spécialement.

Ai-je besoin de rappeler que Gérard Leclerc est éditorialiste à l’hebdomadaire France catholique, qu’il collabore à la revue Famille chrétienne, qu’il publie aussi une chronique religieuse régulière dans Le Bien public de Dijon, et enfin qu’il alimente la rubrique Idées de chaque numéro du bi-mensuel Royaliste depuis sa création en 1971 ?

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Gérard Leclerc est consultant à la télévision catholique KTO pour laquelle il participe souvent à des émissions. Et il écrit pour le programme TV Catholique de la chaîne. Il intervient aussi sur Radio Notre-Dame et tient régulièrement une chronique sur Radio Espérance.

Gérard Leclerc donne par ailleurs de nombreuses conférences sur différents sujets partout en France. Et, malgré ces nombreuses activités, il a trouvé également le temps d’écrire une dizaine d’ouvrages.

Si, par ses origines nordiques, Gérard Leclerc se rapproche de notre président, ainsi que l’avait indiqué Jean-Claude Cuignet, je voudrais pour ma part souligner notre proximité creusoise : ce sont nos habitudes de vacances qui nous ont donné l’occasion de notre première rencontre à l’été 1998. Vous aviez, cher Gérard Leclerc, entrepris la rédaction de votre Portrait de monsieur Guitton. Et bien que vous soyez sans voiture et sans téléphone – ce qui se conçoit parfaitement de la part de quelqu’un qui veut être tranquille pour écrire – vous avez entrepris une excursion, une visite, un pèlerinage dans la vallée à laquelle mon oncle Jean Guitton s’était attaché au cours de sa longue vie, qui devait s’achever l’année suivante. Toujours est-il qu’il vous doit un portrait d’une grande profondeur, qui restera, je pense, car vous y avez parfaitement exploré les diverses facettes de sa personnalité et de son œuvre.
Pour nous ramener au thème de notre année, la vérité, je dois dire que nos premiers contacts avaient trait, un peu après cette visite, à quelques dernières précisions chronologiques ou historiques : il s’agissait par exemple de savoir si Jean Guitton avait rencontré Pie XII une fois ou deux. Est-ce si important, je ne sais ? Cela manifeste tout de même qu’il y a une vérité factuelle, celle du diariste, et une vérité probable, plus subjective, celle qui sort de la plume de l’écrivain quelques dizaines d’années après, et qui ne concorde pas forcément avec la première.

Allez-vous trouver quelque chose d’analogue pour ce qui concerne les journalistes ? Vous les connaissez bien. Vous nous en parlerez donc savamment, gardant peut-être le souvenir de celui qui fut l’un de vos modèles, Maurice Clavel, dont nous avons tous en mémoire la célèbre algarade, à l’adresse de quelques-uns de vos confrères de la télévision : « Messieurs les censeurs, bonsoir ! »

S’il en était besoin, soyez rassuré. Vous êtes ici dans une académie. Vous pouvez tout dire sans crainte d’être censuré. Nous vous écoutons nous dire ce que vous a inspiré, en tant que journaliste, la question de la vérité.

Gérard Leclerc : C’est une question terrible que celle de la vérité.
Fameuse phrase de Pilate qui a fait tant parlé…

Les contributions de mes prédécesseurs, que j’ai lues avec énormément d’intérêt, m’ont posé évidemment beaucoup de questions, parce que poser la question de la vérité du point de vue scientifique, du philosophe, du médecin, c’est poser des problèmes d’épistémologie, de savoir. Quelle est la nature du savoir en sciences physiques, en microphysique, en biologie, etc. ?

Par exemple, la contribution de Jean Baechler, extrêmement intéressante, est un véritable cours, très aigu, d’épistémologie en fait de sciences. La question de Pilate interroge en effet chacun dans son domaine particulier, dans son domaine de savoir particulier.

Mais si l’on part en si bon chemin, si bon cavalier soit-on, la perspective est sans fin. On passe d’une science à l’autre, d’un savoir à l’autre, où est le bout du chemin ?

Cette question que je me posais quelqu’un est venu à mon secours pour y répondre. C’est un personnage tout à fait inattendu comme vous allez le voir.
C’est très simple, comme les idiots contemporains (je me range dans cette catégorie), simplement j’ai cliqué sur Google “Pilate et la vérité”. Et j’ai eu un choix de textes.

Il y en a un qui m’a particulièrement attiré, c’est le Dictionnaire philosophique de Voltaire. J’ai essayé – parce que j’ai le Dictionnaire philosophique de Voltaire chez moi, l’édition de Flammarion, en format Poche – je n’ai pas retrouvé le texte qui était sur Google. Peu importe, même si j’essaierai de dénouer l’énigme. Toujours est-il que Voltaire, dans le texte que j’ai lu sur mon ordinateur, se posait exactement cette question. Et comme souvent avec Voltaire, cela donne des choses assez drôles.

Pour lui, ce pauvre Pilate se posant la question de la vérité se trouvait devant des montagnes de questionnement. « La vérité est un mot abstrait que la plupart des hommes emploient indifféremment dans leurs livres et dans leurs jugements pour erreur et mensonge. Cette définition eût merveilleusement convenu à tous les systèmes, ainsi le mot “sagesse” est souvent pris pour “folie” et “esprit” pour “sottise”. Humainement parlant, définissons la vérité en attendant mieux : ce qui est énoncé tel qu’il est. Je suppose qu’on eût mis seulement six mois à enseigner à Pilate les vérités de la logique. Il eût fait sans doute ce syllogisme concluant : on ne doit point ôter la vie à un homme qui n’a prêché qu’une bonne morale, or celui qu’on m’a déferré a, de l’avis de ses amis mêmes, prêché souvent une morale excellente, donc on ne doit point le punir de mort. » Voltaire continue : « Il aurait pu encore tirer cet autre argument. Mon devoir est de dissiper les attroupements d’un peuple séditieux qui demande la mort d’un homme sans raison et sans forme juridique. Donc je dois les renvoyer et rompre leur assemblée. Nous supposons que Pilate savait l’arithmétique ainsi nous ne parlerons pas de ces espèces de vérités. Pour les vérités mathématiques, je crois qu’il aurait fallu trois ans au moins pour qu’il pût être au fait de la géométrie transcendante. Les vérités de la physique combinées à celles de la géométrie auraient exigé plus de quatre ans. Nous en consumons six d’ordinaire à étudier la théologie, j’en demande douze pour Pilate attendu qu’il était païen et que six ans n’auraient pas été de trop pour déraciner toutes ses vieilles erreurs et six autres années pour le mettre en état de recevoir le bonnet de docteur. »

J’interromps là cette lecture et je dirai que grâce à Dieu et que grâce à ceux qui m’ont précédé ici, Pilate aurait pu faire le raccourci. En fait il aurait pu éviter les quelques six années de logique, de théologie, etc. parce que mes prédécesseurs qui sont des gens de métier, qui ont l’esprit clair et l’esprit synthétique ont été capables de résumer la question en un exposé particulièrement pertinent.

Donc les objections de Voltaire tombent un peu, mais il n’empêche que la question de fond n’en demeure pas moins posée.

Qu’est-ce que la vérité ?

La vérité que l’on recherche en mathématiques, en sciences physiques, en biologie, etc. est d’une nature particulière qui exige des procédures extrêmement rigoureuses, questions de méthodes sur lesquelles on peut s’étendre à partir évidemment d’un savoir précis.

Mais est-ce que, en définitive, pour essayer de comprendre le problème qui se posait à Pilate, il ne faudrait pas être plus modeste ? Plus modeste, entendons-nous, parce que même si on échappe à tous les parcours étymologiques dont je viens de parler, on va quand même se trouver devant des questions abyssales. Parce que devant le Christ, ce pauvre Pilate est bien embarrassé. Il se trouve devant une personnalité qui lui échappe et un langage qui échappe à sa raison, à sa logique, à sa science de magistrat romain si savant, si rigoureux soit-il.

D’où l’extraordinaire et étrange portée énigmatique de cette formule qui continuera à interroger les hommes tant qu’il y aura des hommes en ce monde.

Permettez une réminiscence littéraire qui nous fera échapper un instant à Voltaire.

Je ne sais pas si vous connaissez cet admirable roman de Boulgakov, le romancier russe, qui s’appelle Le Maître et Marguerite. Il y a dans ce roman une mise en scène de Pilate qui est un des sommets de la littérature mondiale. Rarement on a donné une idée aussi forte de la présence du Christ et des états d’âme de Pilate.

Je me souviens en avoir discuté sur KTO avec le Cardinal Lustiger. À l’époque il fallait préparer les téléspectateurs à recevoir l’esprit de “La Passion” de Mel Gibson. On n’avait pas encore vu le film et l’on s’interrogeait sur le texte et la passion dans l’art. Le Cardinal Lustiger avait présenté quelques réminiscences littéraires, chez Bernanos, chez Mauriac, etc. et moi j’ai avancé Boulgakov parce que, des années après, je demeure toujours saisi par la force de ces pages sur Jésus devant Pilate.

Je crois que Boulgakov est l’un des rares hommes à avoir restitué l’extraordinaire tension dramatique de ce passage de l’évangile et de la vie de Jésus en prélude de la Passion.

Tout cela pour vous dire qu’effectivement la question qui se pose à Pilate est celle de la personnalité qui se trouve devant lui et qui s’identifie à la vérité : « Je suis la voie, la vérité, la vie ». Quand on est devant un tel personnage, si fort que l’on soit, si puissant que l’on soit, on est confronté à quelque chose qui vous dépasse.

S’il s’agit de bien comprendre toute la profondeur de ce que signifie la vérité, je suis conduit à relire le prologue de saint Jean, où il n’est pas question de vérité, mais il est question du logos et du Verbe ; et c’est le problème de Jean, il est un peu effrayé, il est devant le Verbe de Dieu : « Au commencement, le Verbe était. Et le Verbe était avec Dieu. Et le Verbe était Dieu. Il était au commencement avec Dieu, tout fut par lui et sans lui rien ne fût fait. De tout être, il était la vie. Et la vie était la lumière des hommes. Et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres n’ont pu l’atteindre. Parut un homme envoyé de Dieu, il se nommait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais le témoin de la lumière, le Verbe était la lumière véritable qui éclaire tout homme. Il venait dans le monde, il était dans le monde et le monde fut par lui et le monde ne l’a pas connu. Il est venu chez lui et les siens ne l’ont pas reçu mais à tous ceux qui l’ont reçu, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu ».

Je crois que la véritable réponse, la seule réponse, est là. Qu’est-ce que la vérité ? C’est le Verbe de Dieu. C’est le Verbe incarné qui nous révèle le Père qui nous révèle la nature même de Dieu. « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous. »

Je crois que quand on est devant cette énigme, qu’on ne peut d’ailleurs qu’appeler mystère, on est devant la profondeur abyssale de ce que peut signifier la vérité.

Tel sera mon prologue.

Et je suis moi-même un peu effrayé par mes propos parce que je vais tomber bien bas maintenant en essayant pauvrement de m’exprimer à propos de mon métier et de la vérité.

À propos de la vérité, je vais essayer de dire en quoi elle devrait être notre souci constant à nous journalistes parce que nous sommes confrontés sans cesse dans notre travail à ce problème éthique : être vrai. Être vrai par rapport à soi, être vrai par rapport à la réalité, par rapport aux événements, être vrai dans sa parole. Tout cela, ce sont des questions qui ne sont pas forcément thématisées par les uns et par les autres mais aucun journaliste ne peut y échapper.

Or il se trouve, que cette question d’éthique qui consiste à être vrai est contournée aujourd’hui de multiples façons et notamment par un système qui définit, à mon sens prétentieusement, notre époque qui se réclame de la communication.

En effet, nous sommes dans une société qui se veut une société de communication, ce qui constitue en soi un magnifique piège et une magnifique utopie.

Certes, la communication peut être étudiée rigoureusement. Des philosophes ont pris la communication comme objet direct de leurs travaux. Je pense évidemment à Habermas, il a consacré toute sa vie à une théorie de la communication qui pour lui devrait être le fondement même et la réalité profonde de la démocratie. La démocratie, nous dit Habermas, c’est la libre discussion pour arriver à un accord entre citoyens. Et cette libre discussion, selon les procédures de la raison, va nous permettre d’arriver à un accord raisonnable.

De ce point de vue-là, la communication est quelque chose d’extraordinairement noble. C’est un idéal de société. C’est un idéal qui définit le “vivre ensemble” des sociétés qui sont les plus “évoluées”. Et donc la communication est quelque chose de très beau, de magnifique, en droit. Mais en fait, sa réalité nous conduit à bien des déboires et même à des pièges extraordinaires.

Je vous renvoie là-dessus – je ne m’y étendrai pas outre mesure – aux travaux d’un certain nombre de personnes qui m’ont beaucoup éclairé là-dessus.

Je pense notamment à Lucien Sfez qui a écrit un livre qui remonte à une vingtaine d’années et qui s’appelle Critique de la communication qui est tout à fait essentiel, très éclairant notamment, en ce qui me concerne en tant qu’informateur religieux, sur la nature de la formation religieuse.

Lucien Sfez n’est pas chrétien. Il est juif d’origine. Il s’intéresse beaucoup aux commentaires exégétiques de la Bible selon les meilleures écoles rabbiniques.
Et il est effaré par le traitement que la communication, au sens pratique du terme, fait subir à l’information religieuse. Parce que, dit-il, le problème de la communication, dans ce domaine, c’est de rendre la religion aimable et acceptable. Mais, est acceptable et n’arrive à sortir des canaux de la communication, de ses procédés, que ce qui convient à une communication porteuse de son propre sacré. Et ce sacré-là, il est convivial, il est chaleureux, il est inter confessionnel, plus qu’œcuménique. Il a toutes les qualités du monde, mais son principal défaut est d’échapper à la rigueur théologique et à ce que chérit Lucien Sfez tout particulièrement : la subtilité du commentaire biblique qui demande un investissement de l’intelligence extraordinaire, une mémoire, un recours à toute une tradition, etc. Ce qui échappe tout à fait au collègue qui décrypte une dépêche qui vient de l’AFP et qui doit sortir le message sans aucune culture théologique, religieuse et parfois sans guère de souci spirituel.

Il faut voir ce que la communication peut faire de la matière de l’information religieuse.

Mais ce qui est vrai dans ce domaine de l’information religieuse est vrai aussi de bien d’autres domaines. Ceux qui sont au fait de l’économie, de la politique étrangère, etc. sont souvent indisposés par des présentations sommaires d’un problème qui est expédié dans ce qu’on pourrait appeler les termes le “politiquement correct” et qui ne tiennent aucun compte de la complexité et de la difficulté des problèmes réels.

Je me référerai aussi à mon ami Régis Debray qui a fondé une nouvelle discipline universitaire qu’il a appelée lui-même « la médiologie ».
Qu’est ce que c’est, la médiologie ? La médiologie, c’est un savoir humble d’une certaine façon puisqu’il s’attache à comprendre comment marche l’information ; en définitive, par quels canaux, même matériels, elle peut passer.

Au-delà du matériel, par exemple, la mise en images de l’information n’est pas gratuite. Elle n’est pas sans pertes. On croit que l’image nous retransmet la réalité toute pure et toute crue, ce n’est pas vrai. L’image peut être un moyen tout à fait privilégié de fausser l’information, de nous en donner une idée rudimentaire, déviée, etc.

Régis Debray est allé plus loin en montrant qu’il y avait tout un système médiatique qui correspondait à un certain nombre de lois de fonctionnement, par exemple le binaire. C’est blanc ou noir, il n’y a pas de gris dans l’information, parce que l’information, pour être percutante, ne doit pas s’attarder dans la nuance.

Par ailleurs, il n’y a rien de plus fâcheux pour l’homme de communication que ce qu’on appelle d’un mot épouvantable “les tunnels”. Un tunnel, en termes de communication, en termes journalistiques, c’est tout simplement les longueurs. Vous faites un papier de quatre minutes, il faut faire une minute trente. Au-delà d’une minute trente, on n’écoute plus, on ne comprend plus, on passe à autre chose.

La phobie de la complexité dans le domaine de la communication crée des catastrophes. Régis Debray en a fait des livres entiers, d’une extrême sévérité pour cette communication moderne.

Et il a ainsi mis en procès la société de communication, non plus dans le sens de Habermas, mais dans le sens où la société ne fonctionne plus qu’avec des spécialistes de la communication.

Vous ne concevez plus aujourd’hui de Président de la République sans une armée de spécialistes en communication. Chaque ministre est également et constamment suivi par des spécialistes qui lui disent d’une façon très rigoureuse ce qu’il doit dire, ce qu’il ne doit pas dire, quelle cravate mettre, où doivent être disposés les projecteurs, etc.

En fait, on est passé à ce qu’on appelle une politique de la communication. Chaque ministère a comme priorité cette politique de communication. Il s’agit de faire passer un message. Ce message doit être soigneusement étudié ainsi que les moyens, les médiations, qui permettront de le faire passer.
Ce que montre Régis Debray de cette façon, c’est que les procédés prennent le pas sur le fond. Les communicants prennent la place du service du bien commun. Il ne s’agit plus tellement de dire la vérité, le fond d’une politique, mais il s’agit de la faire passer, cette politique, sous les aspects les plus aimables, les plus accrocheurs et non pas forcément les plus pertinents.
Et l’on se trouve devant un glissement, un dérapage qui ne concerne d’ailleurs pas seulement le monde de la communication, qui concerne également le monde de l’enseignement.

La grande querelle entre les pédagogues et les gens qui défendent la culture et le savoir, c’est que, chez les pédagogues, la méthode prend la place par rapport au fond. Il ne s’agit plus de s’intéresser prioritairement au savoir, il s’agit d’intéresser les enfants, etc. Il ne s’agit plus d’apprendre mais d’apprendre à apprendre. La méthode prend le pas sur le fond et c’est la même chose dans le domaine de la communication. Les communicants sont devenus les maîtres du monde, les maîtres des ministres, les maîtres des présidents, etc.

Depuis De Gaulle, il y a eu un renversement vertigineux. Il faut voir comment le Général faisait ses conférences de presse, juché sur son pupitre, il enseignait quasiment comme un maître d’école, avec d’énormes qualités de pédagogue d’ailleurs, avec énormément d’humour ce qui faisait qu’il faisait rire plusieurs centaines de journalistes à l’Élysée… Mais il faisait quand même une leçon, et il parlait au nom de la France, au nom de l’État, au nom du Bien commun etc. Même si le Général avait pris, parait-il, quelques cours avec je ne sais quel sociétaire de la Comédie française, on ne le voit pas du tout se mettre à l’école de quelque communicant, surtout pour le contenu de ses discours !

Or aujourd’hui, nous n’en sommes plus là.
Je ne dis pas que les hommes politiques d’aujourd’hui sont complètement étrangers au fond des choses, au bien commun, mais il faut quand même bien se rendre compte que cette prédominance des spécialistes en communication a de fâcheux effets et de fâcheuses conséquences.
C’est la première remarque que je voulais faire en ce qui concerne le métier de journaliste. Le journaliste s’est mis, lui aussi, à l’école de la communication. Et il s’est adapté à l’étonnante, immense et merveilleuse, d’une certaine façon, machinerie de l’information moderne.

J’étais, il y a huit jours à TF1. Je suis toujours assez fasciné par cet univers-là, univers de la technique, d’une certaine perfection technique que je ne dénie pas. Mais il faut voir que toute cette performance technique, c’est la face apparente d’un système où la vérité, pour reprendre le mot initial, n’est pas toujours très bien traitée.

Et là, il faudrait que je reprenne encore les autres analyses de Lucien Sfez qui expliquait que le système médiatique est autiste. Il avait inventé un mot barbare, il l’avait appelé le “tautisme” de l’information. C’est-à-dire qu’elle a à la fois la prétention de tout dire et puis en même temps qu’elle est complètement autiste dans sa façon de concevoir les choses. Il faut que tout rentre dans le système médiatique, dans le langage médiatique, dans le système d’images médiatiques.

Je vais m’arrêter parce que je dis là des choses qui ne sont pas de mon métier. Je suis farouchement un homme de l’écrit et même quand je fais mon éditorial à Radio Notre-Dame, le matin, je l’écris avant l’aube, soigneusement. Je ne saurais pas ne pas l’écrire.

D’ailleurs, j’ai un excellent collègue qui s’appelle Zemmour que j’ai rencontré l’autre jour à TF1 et qui m’a expliqué comment il travaillait lui aussi. Il écrit la veille, pas le matin, avec soin. Il soigne beaucoup ses papiers.
Zemmour est, lui aussi, est un journaliste à l’ancienne parce que c’est un journaliste qui travaille énormément et qui soigne sa culture. Je parle de Zemmour, mais je pourrai parler d’autres, d’autres bords politiques.
Je pourrai prendre Alain Duhamel. Voilà aussi un journaliste à l’ancienne qui soigne son style et qui a d’évidence une culture générale qu’il continue à cultiver, qu’il continue à enrichir.

Cela, c’est le journaliste à l’ancienne qui est persuadé que pour comprendre les événements d’aujourd’hui, la culture générale est première et indispensable.

Il m’est arrivé de donner des cours à de futurs journalistes. Et je leur dis : « je ne vous apprendrai pas les méthodes, vous les apprendrez sur le tas. Mais il est absolument indispensable pour vous d’avoir une culture générale ». Et quand des jeunes me disent : « je voudrais être journaliste, que faudrait-il que je fasse ? » Je leur réponds : « faites d’abord une licence de culture générale. Faites de l’histoire, de la philo, des lettres, etc. Ayez une vraie culture générale parce que c’est la clef de tout. C’est ce qui vous permettra de comprendre en profondeur les questions et n’importe quel dossier. »

J’ai eu une expérience un peu singulière. Philippe Pesson m’a fait entrer au Quotidien de Paris en 1980 alors que je n’étais pas tout à fait préparé à cela. Je ne savais pas ce qu’était un quotidien, le travail d’un quotidien, etc. Donc j’ai brusquement plongé dans un monde que je ne connaissais pas mais les ficelles du métier, je les ai apprises en un mois. Par contre, ce dont je me suis aperçu, c’est que la culture générale que j’avais engrangée me permettait de sortir des situations les plus difficiles. Ils s’en sont aperçus au journal et ils ne m’ont pas ménagé : tous les matins, ils me sortaient un dossier différent que je devais traiter. Qu’il s’agisse de la mafia sicilienne, de la dernière crise de la Compagnie de Jésus, des Brigades Rouges, etc. on m’a donné tous les sujets possibles et imaginables. Or, je m’en suis toujours sorti effectivement grâce à ma culture générale, historique, littéraire, philosophique, qui me permettait d’avoir une certaine intelligence des situations et des événements.

Lucien Sfez dans sa Technique de communication fait une remarque qui m’a frappé. Il dit que la communication a été inventée en fait aux États-Unis pour donner une sorte de conscience commune à un peuple qui n’avait pas de racines communes. Alors que l’Europe est marquée par ses vieilles cultures, ses langues, ses littératures, il n’y avait pas cela aux États-Unis. Donc il fallait trouver des moyens de liaison sociale. Et ces moyens de liaison sociale, on les a inventés par le biais de la communication.

Cette communication introduit un monde purement technique, de la technique journalistique, de la technique communicationnelle, on peut appeler cela comme on veut, qui nous met dans un espace qui est tout à fait étranger aux journalistes de l’écrit dont je me réclame toujours.

Et ce journalisme a la vertu première de vouloir être vrai et de ne pas tricher avec la profondeur de l’événement. Les dimensions véritables d’un événement qui ne peut pas se définir à travers un slogan, une analyse sommaire, qui demande vraiment un effort d’attention et d’intelligence.

Lorsqu’on a cette conception-là du journalisme, de la presse, je crois qu’on échappe à un certain nombre de pièges. En tout cas on est toujours confronté à cette question du dire vrai, du parler vrai. Lévinas l’a bien dit, la parole c’est être vrai devant soi-même.

Et pour tout vous dire dans cette dernière partie de mon exposé, je voudrais vous donner quelques petits exemples des dérives du journalisme dès lors qu’il n’est plus mu par cette volonté de comprendre les choses en vérité et en profondeur.

Il m’est arrivé souvent, par exemple au Quotidien de Paris de me retrouver quasiment seul pour “couper les ailes d’un canard”, c’est-à-dire pour arrêter un emballement médiatique qui devient d’autant plus fou qu’il devient de plus en plus sans rapport avec le dossier dont il s’agit de parler.

Je vais vous donner un exemple qui nous fait entrer dans un monde un peu douloureux. Peut-être vous souvenez-vous de l’affaire Touvier. En deux mots, Touvier était un milicien qui, pendant la guerre, a fait des choses qui n’étaient pas bien du tout, pas propres du tout. N’a-t-on pas donné à l’affaire Touvier une dimension un peu disproportionnée par rapport à la réalité des responsabilités d’un homme ? C’est bien possible. Mais je ne prendrai pas la question de ce point de vue-là, je la prendrai du point de vue de la vérité.
Une énorme campagne de presse s’est déchaînée au moment de l’arrestation de Touvier sur le thème : l’Église a protégé un criminel de guerre, l’a protégé dans ses couvents, lui a fait échapper à la justice pendant quarante ans. Énorme scandale ! Harro sur l’Église ! Cela, vous le savez. Vous savez que le Cardinal de Courtray devant la violence de l’offensive a décidé de nommer une commission d’historiens pour étudier le cas Touvier.

Mais moi, j’avais fait mon enquête, comme journaliste. Je voulais savoir exactement de quoi il retournait. Et j’ai découvert des choses tout à fait étonnantes qui auraient dû apparaître à tout journaliste honnête. Avant de lancer des accusations, de se faire procureur, il faut essayer d’avoir les données élémentaires du sujet. Un bon journaliste est celui qui est capable de trouver les bonnes pistes. Il doit être parfaitement renseigné sur les choses qui se sont passées. Or il m’est apparu qu’effectivement, Touvier a été l’objet de deux jugements par contumace de condamnation à mort aussitôt après la guerre au moment de « l’épuration ». Il s’était effectivement soustrait à la justice, nullement caché dans les couvents comme on l’a dit à l’époque. Mais ce qui n’est pas banal, c’est qu’en 1947, Touvier avec ses deux condamnations à mort par contumace, va s’installer au vu et su de tout le monde, de la police et des gendarmes qui passent tous les jours devant chez lui, dans sa maison des Charmettes à Chambéry. Celui qui m’a renseigné là-dessus est un médecin lyonnais, le docteur Fabre, mort il n’y a pas longtemps.
Il me racontait que c’était la fable ! Les gens qui passaient disaient « ah ! voilà le réprouvé, il est à sa fenêtre… » Et les gendarmes le savaient. Et jusqu’au Président Pompidou qui l‘a gracié d’un certain nombre de peines accomplies. Touvier n’a jamais été importuné par la police ! À fortiori par la justice. Il est resté trente ans vivant comme tout le monde.

C’est quand même énorme, cette affaire ! On nous explique que pendant trente ans Touvier a été caché par l’Église puis finalement, il n’a pas du tout été caché par l’Église, il était dans sa maison des Charmettes à Chambéry et personne n’a jamais songé à l’arrêter.

Alors, évidemment, j’ai sorti cela dans le Quotidien de Paris, je ne me suis pas fait que des amis avec mes découvertes tout à fait élémentaires, je cassais les ailes du canard. L’immense scandale était complètement désamorcé.
Des histoires comme cela, je pourrais vous en raconter énormément.

J’ai eu souvent le sentiment, comme journaliste, qu’il y avait des climats dans l’information qui faisaient que l’on (pardonnez-moi la vulgarité de l’expression) « pétait les plombs ».

Je me suis aperçu de cela notamment quand je m’occupais de la rubrique universitaire au moment de la loi Devaquet. On pensait ce qu’on voulait de la loi Devaquet mais il y avait quand même un texte, que l’on pouvait contester, mais on ne pouvait pas dire n’importe quoi à propos de cette loi. Visiblement, toute la presse s’est emballée sur une contestation de la loi Devaquet que la plupart des journalistes n’avaient pas lue, dont ils ne connaissaient rigoureusement rien sauf les quelques arguments militants qui mobilisaient les foules étudiantes dans la rue.

Et les quelques-uns, de mon genre, qui essayaient de faire honnêtement leur métier en disant : « mais la loi Devaquet, ce n’est pas cela, c’est de cela qu’il faut discuter ». On n’était pas du tout écouté ! On se moquait complètement de nous !

On pourrait aussi parler de la contestation dont le Pape Benoît XVI et l’Église catholique ont été l’objet au début de l’année 2009 et encore maintenant.
Ce qui me frappe dans ce genre d’emballement médiatique, c’est qu’on ne peut plus rien dire. Quand la machine à dénoncer et est lancée, il n’est plus possible de faire entendre raison !

L’affaire du préservatif se traite à coup de slogans. Lorsqu’on essaie de raisonner, qu’on essaie d’expliquer que l’Église catholique en Afrique est en avant de toutes les organisations de prévention, des ONG, etc., on ne vous écoute pas !

Jean-Paul II, qui avait été l’objet de ce genre d’attaque, n’avait jamais prononcé le mot préservatif, parce que pour lui, ce n’était pas son travail, c’était une question sanitaire, il n’avait pas à intervenir sur ce sujet-là.
Ce n’était pas tout à fait l’avis du cardinal Ratzinger qui, à l’époque, était le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi et qui avait dit que le préservatif était une question de casuistique, qui relevait de la casuistique. Mais lui, en tant que moraliste, évidemment il pouvait parler de la question. Le Pape s’y était refusé.

Je me souviens de Georges-Marc Benamou qui s’est retrouvé conseiller un peu éphémère du Président Sarkozy et qui dirigeait un journal assez luxueux qu’il avait lancé avec Pierre Berger (il m’est arrivé d’y collaborer, ce dont je ne me vante pas particulièrement d’ailleurs). Ceci pour dire que je n’ai rien contre Benamou avec qui j’ai d’excellentes relations personnelles. Sur la couverture de Globe, le Pape Jean-Paul II se faisait insulter ! On le traitait d’obsédé sexuel ! Et pour des propos qu’il n’avait jamais tenus !

Et à ce sujet, le Père Joseph Vandrisse qui était correspondant du Figaro au Vatican aurait pu vous en raconter beaucoup. Par exemple, comment a été travesti le message de Jean-Paul II lors du fameux voyage à Kampala en Ouganda. Le Pape avait fait une grande homélie sur le mariage, sur la sainteté du mariage, il n’avait rien dit du préservatif, pas prononcé le mot. Résultat : le correspondant de l’AFP au Vatican a arrangé l’homélie du Pape à sa façon et c’est cette dépêche de l’AFP qui a fait le tour du monde. Avec aucun mot sur l’homélie, mais disant qu’en fait le Pape condamnait le préservatif.

Et voilà comment une dépêche fait le tour du monde et développe une campagne d’une violence inouïe.

Le même phénomène s’est produit avec Benoît XVI dans l’avion qui l’emmenait au Cameroun. Je ne vais pas trop développer, vous poserez des questions si vous voulez, mais dans des périodes de fièvre et d’emballement comme celles-ci, je reprends volontiers l’analyse de Girard sur ces phénomènes. Effectivement nous avons des phénomènes d’emballement médiatiques qui se produisent régulièrement dans le monde de l’information et qui montent en puissance avec une violence extrême. Et, il est quasiment impossible de s’opposer à ce genre d’emballement médiatique.

Je m’en suis aperçu une autre fois. Des bons amis, des gens sérieux et réfléchis étaient complètement pris, bouleversés par tout ce qu’on leur déversait à ce moment-là sur le Pape et l’Église. Je ne les nommerai pas mais c’étaient des gens éminents qui disaient avoir honte de leur Église, etc. J’ai argumenté pendant une heure pour leur expliquer le fond du problème. C’était peine perdue.

Effectivement, dans ces périodes d’emballement médiatique la vérité ne pèse plus. Et lorsqu’on veut faire son métier honnêtement, véridiquement, ce n’est plus possible.

J’ai esquissé un certain nombre de thèmes, je vais m’arrêter là pour vous laisser la parole, je crois que la libre discussion est de méthode ici.

Échange de vues

Georges Albert Salvan : J’ai passé quarante ans à l’AFP. J’ai terminé comme rédacteur en chef. Pendant dix ans, j’ai été correspondant au Vatican. J’ai côtoyé Bruno Bartoloni pendant dix ans. J’ai essayé d’obtenir sa révocation quand j’ai eu la preuve qu’il travaillait à la fois pour l’AFP et pour la concurrence. C’est-à-dire qu’il communiquait à la concurrence notamment, l’Agence Reuter, les dépêches que je faisais, contre argent.
J’ai essayé de me séparer de lui. Cela a été impossible. Il s’est adressé à la CGT et j’ai dû le garder.

Je voudrais revenir sur mon expérience des dix ans au Vatican. Je vous demande conseil parce que vraiment, ce n’est pas facile.
Vous, vous étiez dans un excellent journal religieux, moi, j’étais face à une agence laïque.

Je résumerai en disant : les médias, du moins français, répondent à Ponce Pilate : “oui, la vérité existe, c’est le politiquement correct, c’est la pensée unique, tout est bien avec elle, tout est mauvais en dehors”.

Sur le plan matériel, nous nous trouvions devant des situations difficiles face au Saint-Siège. Je vous en donne un exemple. On nous donnait un document de 60/70 pages, en italien ou en une autre langue, qu’il fallait résumer en 300 mots en cinq minutes. Et si on ne le faisait pas, on était battu par la concurrence, les agences américaines ou les agences anglaises. On n’avait pas le choix.

Alors, je pense qu’il y a un problème aussi, c’est l’aggiornamento qui n’a pas été fait dans la communication du Vatican. Il est certain que si les résumés étaient faits par la secrétairerie d’État ou par le bureau de presse, cela nous aiderait.

Deuxièmement, il y a des situations difficiles – je ne prendrai qu’un exemple, qui est ancien mais d’actualité.

Le Cardinal Garonne qui était Préfet de la Congrégation pour l’Éducation catholique, avait travaillé pendant des années, à la réforme des séminaires et nous a donné un document extrêmement intéressant (150/200 pages). Nous avons pu l’étudier à loisir.

Il a donné une conférence de presse, je crois la première, en tout cas la dernière, et nous avons pu poser toutes les questions que nous voulions. Donc nous avons travaillé chacun de notre côté. Moi, je n’étais pas mécontent de mon travail. Mais j’ai reçu un « call back », c’est-à-dire une note de réprimande de mon rédacteur en chef, qui m’annonçait qu’une Agence américaine disait que le Cardinal avait longuement parlé de l’éducation sexuelle dans les séminaires. Alors j’ai repris mon texte en latin. Page 52, il y avait une ligne sur sexualis educatio dont l’Agence américaine avait fait un sujet et un triomphe. Donc il a fallu que j’essaie de trouver quelque chose pour parler de l’éducation sexuelle, dont on ne disait pratiquement rien dans ce texte. J’ai téléphoné au cardinal pour m’excuser

Un dernier exemple. J’ai des documents personnels car j’étais au Vatican à l’époque de la controverse sur l’attitude de Pie XII pendant la guerre et là, je me suis heurté et me heurte aujourd’hui à une féroce muraille : on ne peut pas dire du bien de Pie XII. C’était avant l’article de B.-H. Lévy, dans « Le Point » du 21 janvier dernier.

Gérard Leclerc : Cher collègue, je vous remercie beaucoup de vos remarques et là, vous nous introduisez vraiment dans la difficulté du métier.
C’est vrai qu’il est difficile de résumer une Encyclique ou un texte complexe en 300 mots, c’est quasiment impossible.

Ceci dit, il y a des différences de média à média. Je ne me souviens plus quelle Encyclique de Jean-Paul II, ce devait être Veritatis splendor, pour laquelle j’ai fait la comparaison avec le traitement par la RAIL et par France 2.
C’était saisissant parce que la RAIL avait fait un véritable effort de présentation des principaux points de l’Encyclique. Évidemment, c’était très schématique, mais au moins on pouvait en parler en connaissance de cause.
France 2, c’était ahurissant ! On disait : voilà, le Pape vient de faire un texte très important. On donnait une minute la parole à Mgr Gérard Defois pour expliquer le texte et une minute à Christian Terras pour donner la voie contraire et voilà, le problème était réglé. On n’avait absolument pas parlé du fond, des problèmes considérables qui étaient traités par l’Encyclique, mais on retrouvait tout à fait les lois binaires de Régis Debray. Tout de suite il faut aller chercher l’opposant qui a un de caractère et cela donne une couleur médiatique à l’information qui n’en n’a pas.

Toujours la recherche du détail croustillant. Alors, la sexualité ! C’est ce qui ravit la presse, notamment dans les documents de l’Église. Le Vatican produit des sommes invraisemblables de documents sur tous les sujets. Mais comme par hasard, la presse ne s’intéresse qu’aux phrases qui concernent la sexualité. Alors là, vous êtes certain du résultat.

Et je me suis aperçu plus d’une fois que ce que nous en rapportaient les dépêches d’agence n’avait rien à voir avec les textes eux-mêmes. Il y avait un certain nombre de formules stéréotypées qu’on retrouvait dans ces dépêches : « le Pape a condamné le divorce, la contraception », etc. Chaque fois cela revenait en leitmotiv et quand on regardait le texte, il n’était même pas question du divorce, de la contraception ou de l’avortement, il était question de tout à fait autre chose, mais qu’on avait laissé complètement de côté.

Georges Albert Salvan : Le politiquement correct n’est pas seulement commercial, il déteste l’Église catholique.

Francis Jacques : Je voudrais vous raconter une anecdote.
Quand j’enseignais la philosophie analytique et la logique à la Sorbonne, nous avions invité Willard van Orman Quine, un philosophe américain. La réunion se tenait au Collège de France. La première fois qu’il était venu, il y avait 6 étudiants et la deuxième fois quand il est revenu, il y en avait 300. Dans l’intervalle nous autres professeurs et assistants nous avions travaillé, et Quine avait un bel auditoire.

Il est venu traiter une petite affaire apparemment sans envergure à savoir : Qu’est-ce qu’on veut dire quand on dit ‘Gavagaï’ en répétant un mot d’une langue indigène, dans le bush australien. On a un informateur qui laisse entendre qu’il s’agit d’un nom propre. Mais désigne-t-on un lapin, la lapinité en général ou un segment spatio-temporel de l’apin. On essaie de reconstituer la langue de l’indigène. Il était question de la relativité de la référence, de la radicalité de la désignation et concepts de la sémantique des logiciens. .
Je me disais : qu’est-ce qui va se passer avec nos étudiants ?

À un moment donné, l’un d’eux se lève et qui dit : « Mais, Monsieur, et la Révolution ? » Alors Quine a répondu, avec son accent américain : « Je ne parlerai pas de tout ». Alors, il y a eu une espèce de chahut, on a été obligé d’interrompre la chose et Quine est reparti à Harvard. Il est allé en Bourgogne où il a bu du vin rouge avec le titulaire de la chaire de la philosophie de la connaissance.

C’était ma première remarque, où vous allez retrouver le problème que vous avez évoqué du ‘toutisme’. Ceci en termes dramatiques pour expliquer la structure cognitive inextricable. Peut-être que l’on peut choisir la formule de son toutisme, mais il y en aura toujours. Il faut bien que l’on sorte de cahin-caha et de la relativité de la référence pour parler à plus de 10 personnes. Comment on fait ?

Deuxième remarque. Vous parlez en journaliste et je trouve que c’est réconfortant de vous entendre parler en homme de communication. Je voulais vous dire que, de ce point de vue, quand j’entends le mot ‘communicatio’n, j’entends bien sûr la communication de tout le monde. Mais j’entends aussi, dans mes disciplines de référence que la communication est une dimension de l’énoncé, cet énoncé dont vous disiez tout à l’heure : ‘la vérité est ce qui est énoncé tel qu’il est’. Ce qui est énoncé n’a pas seulement une dimension syntaxique, il faut qu’il soit écrit selon une sémantique pour qu’on sache quel sorte d’objet le signe émis couvre et puis, il faut que ce soit émis pour quelqu’un, c’est une dimension pragmatique. Si on considère la communication comme la dimension pragmatique, c’est-à-dire la troisième dimension de l’énoncé, c’est fondamental !

Ma troisième remarque, porte sur le médium sous-jacent qui nous adresse ce message.

Le dernier candidat au toutisme est la numérisation. Elle aussi, soulève quelques questions ? La numérisation transforme un signal analogique en un signal numérique. Dans les systèmes analo¬giques, les signaux sont véhiculés sous la forme d’ondes électriques continues. La numérisation consiste à les coder sous la forme de suites de nombres, eux-mêmes souvent représentés en système binaire par des groupes de 0 et de 1. Le signal se compose alors d’un ensemble discontinu de nombres. Bon et alors ?

Sont en question les dégâts collatéraux. A l’heure où se constituent des bibliothèques numériques et où se numérisent les collections le débat médiatique s’est concentré sur la numérisation des livres de la BNF. La difficulté philosophique reste mal perçue, si même elle est repérée. Il est pourtant clair que la numérisation n’est pas un transfert indifférent d’un format à un autre, un simple procédé de ré-indexation du catalogage traditionnel. Elle importe par ses présupposés une catégorisation très rigide qui induit un véritable changement de paradigme épistémologique dans l’espace public de la connaissance. Bref, une mutation encore plus importante qu’à l’époque de Gutenberg l’héritage culturel de l’imprimé.

Soit encore le moteur de recherche de Google. Il entend bien prendre en charge tant le contenu des réponses que les questions elles-mêmes. Pour chaque requête d’information, un ordre des réponses est proposé, je devrais dire imposé. Sur l’axe temporel ou fréquentiel, on va discrétiser une même grandeur au cours du temps. Par cet échantillonnage, on va rendre interrogeable en ligne les versions numériques des documents. Par construction, s’opère ainsi une fracture entre les objets classiques de notre savoir et l’objet numérique. Ce conflit d’objets entre l’imprimé et le numérisé provoque des déplacements importants en donnant de nouveaux repères.

Je voudrais avoir votre avis. La numérisation, le binaire, est-ce que oui ou non, la vérité est en cause ? Est-ce que c’est important qu’on numérise les ouvrages ? On dit toujours : ça change les postures de lecture, c’est embêtant, on n’a plus nos habitudes et puis les textes… Mais c’est surtout qu’on passe dans un défilé, on met dans un cadre, dans un formatage qui est considérable. Le sens devra se traduire en questions-réponses. Les questions retenues seront les plus fréquentes. Les réponses auront une réalité statistique. On va ensuite examiner les textes de ce point de vue-là.

Gérard Leclerc : Sans aucun doute, je crois que je ne me suis pas intéressé à la question directement, mais j’en perçois spontanément les inconvénients.
D’une façon plus générale, si vous voulez, je trouve que l’on fait parfois preuve d’un optimisme extraordinaire en disant qu’Internet va nous introduire dans une dimension merveilleuse et inédite de la démocratie de communication.

Madame Royal en a fait un de ses thèmes de campagne à la suite de propos un peu imprudents à mon sens de monsieur Rosenvallon.
C’est une énorme question que je ne traiterai pas maintenant. Il y a cette illusion de croire que ce merveilleux instrument qu’est Internet, va permettre
une sorte de démocratie généralisée en permettant à quiconque de s’exprimer. Tout le monde est invité à rentrer dans la danse jusqu’aux plus humbles. Et l’on dit que, désormais, une bonne partie du débat, même du débat politique, du débat civique, se situe sur Internet, dans les blogs de discussion, etc.

J’avoue être extrêmement réservé. Autant j’admets qu’il puisse y avoir des avantages à ce genre de communication, autant quand je vais sur certains blogs, y compris des journaux les plus prestigieux, je suis effaré par la médiocrité du débat, parfois même de la part de gens qui se disent cultivés et dont il apparaît qu’ils ne connaissent pas le premier mot de la question.

Pour vous donner un exemple. J’ai vu sur le blog du Monde au moment des discussions sur Ratzinger qu’il était purement et simplement un disciple de Karl Schmidt et que tous ses propos sur la démocratie étaient dans la même famille de pensée, etc. A priori, c’est très savant : avancer une culture germanique à laquelle, effectivement, Joseph Ratzinger aurait pu être associé. Mais quand on connaît un peu le fond de la question, c’est absolument inepte ! Et cela passe parce que c’est inepte.

Francis Jacques : Comme vous le disiez vous-même dans votre livre Rome et les Lefevristes, il y a une forte propension de Benoît XVI pour l’aile théologique allemande. Quand à assigner l’inspiration du pape à Karl Schmidt, je suis d’accord avec vous, c’est inepte. Je soupçonne que la rapidité des réponses est le premier objectif de l’‘interrogeabilité’ en ligne. De proche en proche, le toutisme numérique n’a pas manqué de façonner la transmission, l’évaluation et la production de l’activité culturelle. Il présuppose des critères de pertinence fondés sur le déjà connu, en fonction de la fréquence de consultation. Plus profondément, c’est une certaine hiérarchie des savoirs, un tri antérieur des connaissances se sont subrepticement imposés comme norme absolue.

Gérard Leclerc : Pardon de ne pas répondre directement à votre question, mais je la laisse à sa difficulté. Je pense qu’il va falloir travailler là-dessus

Michel Leplay : Je me permets d’autant plus d’interpeller Gérard Leclerc que quand j’étais responsable de l’hebdomadaire La Réforme, nous avons eu l’occasion de travailler ensemble et dans des conditions d’ailleurs tout à fait amicales et sympathiques.
Il me semble que si j’avais eu à répondre à la question : qu’est-ce que la vérité ? J’aurais répondu : la vérité est une question.
Et pour le journaliste cela fait trois questions :
-  premièrement : qu’est-ce qui s’est passé ?
-  deuxièmement : qu’est-ce qui passe quand je rends compte de ce qui s’est passé ?
-  troisièmement : qu’est-ce qui va se passer ? Comment l’auditeur va recevoir quand je dis que s’est passé et comment ça s’est passé ?
Il me semble que c’est cela, en gros, le problème.
Alors exemple et remarque marginale sur votre exposé.
Quelle que soit l’amplification qui est donnée à un propos. Quelle que soit la déformation. Quelle que soit l’utilisation. Il reste quand même que le propos a été prononcé.

Et je me souviens du tollé général de la Presse contre ce malheureux Pape l’année dernière. Il n’y avait pas que la question que vous avez soulevée et sur laquelle vous avez exclusivement porté votre propos qui confirme votre analyse à savoir que la Presse ne parle que de la sexualité.

Il y a aussi d’autres questions. Ce n’est pas parce qu’il y a une amplification, une déformation des propos que les propos n’ont pas été tenus. Je vous renvoie au livre de notre collègue Michel Cool interrogé par Marc Leboucher disant : est-ce qu’il y a une erreur de communication dans l’Église ? Certainement. Il y a un manque de communication d la part de l’Église. Mais ce n’est pas parce que la communication est mauvaise qu’il n’y a pas des questions à se poser sur ce qui a pu être dit, même si ça a été mal communiqué.

Et je prends un dernier cas. Vous êtes tous au courant de ce qui n’est pas très catholique, on n’a jamais autant parlé de catholique depuis quarante-huit heures, ce n’est pas parce que cela déborde, que cela devient un délire politique, que monsieur Frêche ne l’a pas dit

Gérard Leclerc : Je ne veux pas saisir la perche que vous me tendez parce que, là, sur Frêche, on pourrait en faire beaucoup.

Je ne veux pas la décortiquer, mais pour moi, il y a beaucoup d’ambiguïté dans cette affaire Frêche. Est-ce que vraiment c’est un antisémite ? Il a eu ces propos insupportables sur les Harkis… Il n’empêche que ce même Frêche a accueilli je ne sais combien de centaines de Harkis dans les services de la mairie de Montpellier…

Mais là aussi nous avons affaire à un homme tout à fait caricatural, mais peut-être pas autant qu’on le dit. Les amis de Frêche ont dit qu’il était aussi un ami d’Israël et qu’il a implanté une entreprise israëlienne en Languedoc, ce qui a fait d’ailleurs hurler beaucoup de gens.

Donc même autour de cela, il y a une complexité de l’information dont on ne rend pas toujours compte.

Qu’il y ait des défauts dans la communication du Vatican, oui. On en a parlé. Moi, je pense que Jean-Paul II était armé d’un excellent communicateur en la personne du docteur Navaro Valls. Et si Navaro Valls avait été présent au Vatican début 2010, je pense qu’un certain nombre de choses ne se seraient pas passées ainsi.

Des amis au Vatican me racontaient comment cela se passait alors. Quand il y avait un problème de ce genre, tout de suite Navaro Valls montait au troisième étage voir le Pape directement. L’affaire était réglée en quelques minutes. Puis Navaro Valls réunissait les journalistes en salle de Presse et faisait la mise au point nécessaire.

Ces temps-ci, ils ont complètement cafouillé. Ils ont laissé la presse délirer pendant quinze jours jusqu’au moment où ils ont fait les mises au point nécessaires. Mais je crois que le jésuite qui est responsable de la communication au Vatican est tout à fait éminent, mais il n’a pas le métier de Navaro Valls qui savait maîtriser ce genre de situation.

Je vais parler un peu de l’affaire de cet évêque négationiste. J’ai enquêté au Vatican, certains évêques savaient. Ils n’ont pas voulu avertir le Pape ce qui à mon sens est coupable. Comment voulez-vous qu’un responsable réagisse si on ne lui donne pas tous les éléments ?

Par ailleurs, il faut voir aussi que cette affaire Williamson a été complètement manipulée. C’est le Spiegel qui a monté cette histoire (l’hebdomadaire allemand de Hambourg). Le fameux interview de Williamson datait de novembre et on l’avait gardé soigneusement au chaud. Et, comme par hasard, on l’a sortie au moment où le Vatican annonçait la levée des excommunications, ce qui changeait complètement la nature de l’information et produisait cet invraisemblable cafouillage.

À l’époque, il y a eu un tir groupé contre le Pape et le deuxième tir a été l’affaire de l’archevêque de Réciff. Il y a eu un fait, mais là encore il a été traité comme le dit Régis Debray, alors que le problème était infiniment plus complexe qu’on nous l’a expliqué.

Henri Lafont : Devons-nous admettre que les journalistes sont des gens très naïfs, qu’ils prennent les informations sans précaution particulière ou qu’ils sont parfois mal intentionnés ?

N’y a-t-il pas de la part de certains organismes d’information une volonté de nuire qui instrumentalise le journaliste du quotidien. Celui-ci, recevant une information apparemment objective mais donnée dans un sens spécieux, en rajoute éventuellement.

Ainsi, ce qu’on appelle une campagne de presse, résulte-t-elle du hasard ou d’une maladresse de l’informateur principal, ou résulte-t-elle d’une volonté délibérée de saisir la moindre occasion ou éventuellement de créer l’occasion pour semer le trouble ? Le cas Williamson en est un exemple.

Gérard Leclerc : Évidemment que les gens du Spiegel qui ont monté cette affaire ne voulaient pas du bien au Pape. Et que délibérément ils en ont remis, ils ont relancé l’affaire.

Parfois cela est complètement tombé. Ils ont voulu démontrer que Ratzinger était révisionniste, ils avaient publié un texte, c’est tombé lamentablement…

Mais, visiblement il y a là des gens qui veulent régler leurs comptes.
Ceci dit je crois qu’il serait un peu dangereux d’imaginer une sorte de grand complot dont tous nos collègues seraient les agents. Je n’y crois pas. Je crois qu’il y a des gens qui ont des convictions, certains en veulent à l’Église, etc.

Mais je crois qu’il y a des lois structurelles de cette machine médiatique définies aussi bien par Régis Debray que par Lucien Sfez. Je crois qu’il y a des lois psychologiques aussi, des lois définies par Girard. Moi, je crois beaucoup au phénomène d’emballement médiatique qui dans ce genre d’affaire joue à plat parce qu’il n’y a pas d’adversaires haineux qui soient impliqués, il y a de braves gens qui jouent complètement le jeu.

Donc il y a une machine qui est plus forte que les individus, à mon sens.

Père Jean-Christophe Chauvin : Il y a deux remarques que je voudrais faire.
La première : il est vrai qu’il y a cet emballement, contre lequel on pense ne rien pouvoir faire.

Et pourtant : l’affaire Williamson, je veux bien qu’il y ait eu un croc-en-jambe en quelque sorte ; les propos du Pape à propos du Sida, on en a fait des gorges chaudes, mais je pense que le Pape voulait attaquer une opinion générale ; après Pie XII, Benoît XVI a attendu deux ans, il a fait revoir le dossier historique.
Il n’y a pas de problème, on est face à un montage médiatique.

Deuxièmement : par rapport à tout ceci, nous apprécions beaucoup de trouver des journalistes comme vous, vous n’êtes pas le seul, mais vous faites partie de ceux qui font des papiers qui résument bien l’affaire, qui apportent des arguments, des faits… Il est vrai que vous devez avoir l’impression de prêcher contre le monde entier et un peu dans le vide. Mais je pense que c’est comme cela aussi que les choses avancent et je crois vraiment qu’on peut les faire avancer.

Le Président : Que faire ? Parce que vous avez bien expliqué et redit, il y a quelques instants, que c’est un problème structurel. Nous sommes donc bien confrontés à un problème de fond.

Vous avez parlé en votre nom, mais vous avez cité quelques autres noms de journalistes « à l’ancienne » pour reprendre votre expression. Ma question pourrait être formulée de la façon suivante : comme en économie la mauvaise monnaie chasse la bonne, est-ce que les mauvais journalistes chassent les bons ? Est-ce que les bons journalistes ne sont que des journalistes à l’ancienne ? Est-ce que dans les écoles de journalisme il y a désormais une espèce d’uniformité qui fait que ce ne sont plus effectivement des journalistes à l’ancienne qui sont formés mais des nouveaux journalistes qui sont à l’opposé ? Ce qui est un peu problématique, il faut en convenir. Est-ce qu’on enseigne encore la culture générale dans les écoles de journalisme ? Est-ce qu’on y croit encore ?

Au-delà de cette question générale et fondamentale et voulant profiter de votre expérience, j’ai un conseil à vous demander après que vous ayez répondu au Père Chauvin : quitte à prendre les choses par le petit bout de la lorgnette, plusieurs d’entre nous ici, j’en témoigne, peuvent être sollicités par des journalistes dans des domaines qui sont hors des compétences de ces derniers. Je dois vous avouer que je suis très gêné quand c’est le cas, peut-être à tord et c’est pourquoi j’ai besoin de votre conseil ; j’évite en général de répondre à leur sollicitation parce que j’ai en face de moi des journalistes qui veulent éviter ce que vous avez appelé des tunnels, c’est-à-dire des longueurs et quand on me pose une question sur lequel ils pensent que j’ai quelque compétence, j’ai besoin justement de temps pour traiter ce sujet.

Alors, que dois-je faire ? Je refuse parce que je ne veux pas être complice du système qui veut que je réponde en une minute sur un sujet qui est complexe et ainsi je laisse le terrain à d’autres.
Que dois-je faire ? Que devons-nous faire ?

Jean-Luc Bour : C’est la querelle entre journalisme d’autrefois, que l’on pouvait appeler “presse d’opinion” avec le journalisme d’aujourd’hui. L’on voit qu’il y a un système, qu’il y a des rédacteurs en chef qui ont pour seul but de gagner de l’argent, c’est-à-dire de créer un événement que l’on va pouvoir vendre. Ce sont des faiseurs de spectacle.

Gérard Leclerc : Comment répondre à tout cela ?

Pour répondre au Père Chauvin.
Oui, il y a des problèmes de fond parfois derrière le spectacle, derrière l’emballement, il y a des questions sérieuses qui sont posées. Le malheur, c’est que la violence du moment empêche qu’on mette sur la table les choses comme il faudrait, sereinement. Et cela, c’est très embêtant.
L’affaire de la sexualité, l’affaire du sida en Afrique, cela demande de longues explications qui sont venues par la suite, hors emballement.

Et l’on s’aperçoit que quand Benoît XVI met en cause le tout préservatif, il s’appuie sur des réalités. L’Ouganda s’est lancé dans une politique complexe contre le sida et obtenu des résultats que n’ont pas du tout obtenus les gens qui se sont lancés dans le tout préservatif. Mais dans l’emballement, il est impossible de dire ces choses.

La question de ce qui ne relève pas seulement du journalisme mais de l’adaptation d’un discours complexe : traduire un langage scientifique dans le langage de tout le monde. La vulgarisation, c’est un problème de toujours. Ce n’est pas seulement le problème de la presse, des scientifiques pointus qui sont dans des disciplines quasiment aristocratiques. Il sera toujours extrêmement difficile d’expliquer le fond des choses, c’est un vrai problème.
Ceci dit, j’ai toujours posé en principe que le bon journaliste était celui qui se tournait vers les compétences et qui était capable de traduire le mieux possible, en un langage compréhensible, ce qui relève de sphères très aristocratiques ou très élitistes.

Alors comment réagir positivement ? Je n’en sais trop rien parce que nous sommes devant des problèmes d’ordre technologique, économique, qui nous dépassent et qui font masse.

Je suis tout de même un peu angoissé par le sort de la presse écrite en France. Toute la presse écrite est en péril. Pardonnez-moi cette approximation, mais ce n’est pas pour rien que les grands quotidiens parisiens ont été rachetés par des marchands d’armes, des marchands de canons et autres. Et ce n’est pas pour rien que le presse en elle-même ne trouve pas la rentabilité économique qui ferait qu’elle soit une activité économique en soi.

Le Président : C’est peut-être parce qu’il n’y a plus de journalistes à l’ancienne que la presse s’effondre !

Gérard Leclerc : C’est peut-être la rançon.
Mais on est quand même devant un problème massif. Tous les journaux sont en décélération, on a besoin d’argent extérieur et c’est un phénomène universel et Internet ne facilite pas les choses.

Alors, comment réagir ? Il y a des médias parfois modestes. Monsieur le Pasteur vous savez ce que c’est que de diriger un hebdomadaire dans des conditions économiques difficiles quand on a un langage modeste, quand on est libre, ce n’est pas facile

Michel Leplay : Laissez-moi vous dire qu’il y a un journal qui n’est pas en décélération, c’est La Croix.

Gérard Leclerc : Absolument, le seul journal qui ait gagné en lectorat, c’est La Croix. C’est un signe positif par rapport à l’état de la presse en général.
Ce à quoi je crois fermement, c’est à la vérité, c’est à la culture et puis c’est à la jeunesse parce que je ne me sens pas isolé même par rapport aux jeunes.
Il m’arrive de m’adresser à des auditoires de jeunes journalistes qui sont complètement d’accord avec moi. Ils voient la nécessité de cette culture de fond. Et de ce point de vue-là, je crois qu’il y a de l’espoir.

Michel Carbonnier : Comment réagir face au politiquement correct ? J’ai une formule qui m’est personnelle : l’Internet, mais je ne suis pas le seul à la pratiquer. J’ai pu constater à plusieurs reprises qu’en premier lieu l’Internet était un espace de liberté et que deuxièmement une pétition fondée circulant sur l’Internet permet d’obtenir des résultats. Les derniers en date concernent le film Le baiser de la lune destiné à banaliser les comportements homosexuels auprès d’enfants de moins de dix ans. Le projet a été suspendu car il y a eu 16 000 protestations.

C’est un moyen qu’il faut utiliser. Je l’utilise, pour ma part avec beaucoup de détermination.

Séance du 4 février 2010