Par Mgr Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne

En introduction, il nous faudra souligner la réalité complexe de la pauvreté, à la fois socio-économique, carence grave des biens matériels et sociaux, réalité relative qui n’a pas le même sens sous les différentes latitudes, cumul de précarités qui conduit à une altération grave des liens sociaux et donc à un processus d’exclusion.
La pauvreté dans la Bible regardée dans l’histoire
1. Dieu s’est révélé à Moïse comme celui qui écoute le cri des esclaves et descend pour les libérer. Dieu veut être adoré par des gens qui sont libres. (Exode 3)
2. La période des juges suivra, avec l’utopie d’une société égalitaire où les biens sont – ou devraient être – pour tous. (Josué 24, Deutéronome 15, Lévitique 25)
3. La création du Royaume de David entrainera des disparités sociales (1 Samuel 8) contre lesquelles s’élèveront les prophètes, au nom d’un Dieu qui a toujours le souci des pauvres (Elie, cf. 1 Rois 21 ; Amos 4,1-3 ; Isaïe 1, 10-20).
L’expérience de l’Exil montrera que le salut vient pour celui qui, au milieu d’un monde marqué par l’injustice et le péché, cherche la pauvreté du cœur, l’humilité et la sagesse (cf. Psaume 73).
Jésus viendra proclamer la Bonne Nouvelle qui est d’abord un cri d’espérance pour les pauvres, les malades, les prisonniers, les femmes et les enfants (Luc 4,18-20 ; 6,20-24 ; cf. le Magnificat de Marie 1,46-55) ; pour lui, le Royaume de Dieu advient lorsque les gens sont guéris, pardonnés, restaurés dans leur dignité et sa prédication aura une dimension économique essentielle : le vrai disciple ne peut qu’avoir un cœur de pauvre et une grande solidarité avec les pauvres. L’argent est un bon serviteur mais un mauvais maître (Luc 16,9-13).
L’Église des premiers chrétiens souligne bien que la Bonne nouvelle, qui est pour tous, est joie et espérance pour les exclus et les pauvres, exigence pour les autres de se mettre à leur service cf. Luc 19,1-10 ; Actes 2,42-47 ; 4,32-36).
Une Église dont les pauvres se sentent exclus n’est pas l’Église du Christ
Tous sont appelés. Vivre l’Évangile consiste à « ne plus considérer comme sien ce qui nous appartient » (Actes 4, 32) mais à le mettre au service de tous.
En se mettant à l’écoute des pauvres : qu’ils nous parlent ! En vivant dans une plus grande proximité avec eux. En regardant le monde par en bas (cf. St Louis ; Dietrich Bonhoeffer). En vivant une solidarité qui n’est pas sans tensions. En reprenant tout cela dans la prière, avec la lumière de la Parole de Dieu.

Lire l'article complet

Anne Duthilleul  : C’est un plaisir d’introduire une personnalité de la qualité de Monseigneur Lafont, que certains ici connaissent mieux que moi sans aucun doute, et que mes activités professionnelles m’ont amenée à rencontrer en Guyane.

Évêque de Cayenne depuis dix ans déjà, Monseigneur Lafont m’a frappée par son souci constant d’être présent auprès de la population, par son message quotidien sur Internet, par sa participation aux événements sociaux, positifs, comme l’inauguration de l’École de Commerce où nous nous étions rencontrés aussi, ou plus tristes, pour l’accompagnement de familles endeuillées, par une marche contre la violence… et toujours avec le souci d’apporter le message de l’Évangile, bien sûr, et surtout d’attention aux plus pauvres, aux plus démunis.
En remontant dans le temps, je voudrais citer votre dernier ouvrage – l’avant-dernier maintenant – dont le titre est prophétique : « Jérémie revient, ils sont devenus fous » et qui nous provoque à l’action et à la conversion, ou d’ailleurs plutôt l’inverse : à la conversion et à l’action, face aux malheurs contemporains : les inégalités qui se creusent, les crises économiques et financières dues à la folie des hommes, les peurs et les violences qui pèsent sur notre société en permanence et se nourrissent de l’injustice que vous dénoncez.

La violence, voilà le mal qui contamine nos relations, qui contrarie nos efforts de paix et de prospérité, bien mal partagés, il est vrai, et surtout qui est le lot quotidien d’une jeunesse privée de toute espérance.

Monseigneur Lafont sait de quoi il parle comme ancien curé de Soweto, et toujours aumônier de J.O.C., enseignant auprès de séminaristes ou de jeunes exclus victimes de la violence, pendant tout son parcours.

La regarder en face, cette violence, et élucider ses racines : la misère, d’abord, et ses conséquences, le malheur des hommes, tel est votre souhait pour éclairer les cœurs et susciter leur sursaut, leur conversion, leur engagement
Vous voulez aussi la combattre dans les cœurs, par la maîtrise de soi comme Nelson Mandela nous l’a appris, bien sûr, et que vous rappelez dans votre dernier ouvrage, cette fois, « Prier quinze jours avec Nelson Mandela » qui vient de sortir, mais aussi remonter à sa source : aux injustices, aux pauvretés, à la misère qui accablent tant de nos concitoyens.

Tel est notre sujet, que vous voulez mettre sous le regard de Dieu à travers la Bible, et nous vous en remercions.

Mgr Emmanuel Lafont  : Je ne commence pratiquement jamais une intevention sans ouvrir la Parole de Dieu. Je me propose de le faire avec vous. Je prends dans le Livre du Deutéronome au chapitre 24, les versets 17 et suivants.

« Moïse dit : vous respecterez les droits d’un étranger installé chez vous ou ceux d’un orphelin. Vous ne prendrez pas le vêtement d’une veuve pour prouver sa dette. Souvenez-vous : vous avez été esclaves en Égypte et le Seigneur Notre Dieu vous a libérés. C’est pourquoi je vous ordonne d’obéir à Ses commandements.

Quand vous ferez la récolte, si vous oubliez un tas d’épis dans votre champ, ne retournez pas le chercher. Laissez-le pour les étrangers installés chez vous, les orphelins et les veuves. Alors le Seigneur Votre Dieu vous bénira dans tout ce que vous entreprendrez.

De même quand vous secouerez vos oliviers, ne retournez pas chercher les olives oubliées. Laissez-les pour les étrangers installés chez vous, les orphelins et les veuves.

Si vous récoltez votre raisin, ne retournez pas chercher les grappes oubliées. Laissez-les pour les étrangers installés chez vous, les orphelins et les veuves.

Souvenez-vous, vous avez été esclaves en Égypte c’est pourquoi je vous ordonne d’obéir à ces commandements. Parole du Seigneur ».

Ce texte est pour moi emblématique en ce qu’il présente d’abord le commandement essentiel du Seigneur qui est celui du partage « de telle sorte que, si possible, il n’y ait pas de pauvre chez vous ».

Selon la Bible, les biens que nous avons ne sont pas seulement pour nous, ils sont pour tous et personne n’a le droit de s’accaparer ce qui manquerait à son prochain. Et son prochain, c’est celui qui est installé chez lui.

Le Deutéronome présence une trilogie de prochains. Ce sont qui ne peuvent pas vivre parce qu’ils sont seuls en raison de leur situation : les étrangers, les orphelins et les veuves.

Le texte donne ensuite la raison théologique qui fonde ce devoir de charité et de partage, c’est l’expérience vécue par ce peuple d’avoir été lui-même esclave et d’avoir été libéré par le Seigneur : « Souvenez-vous, vous avez été esclaves en Égypte c’est pourquoi je vous ordonne d’obéir à ces commandements. Parole du Seigneur. »

Alors je vais parcourir un peu avec vous cette Écriture Sainte.

Je suis bien conscient qu’il est difficile aujourd’hui d’écrire vraiment ce qui s’est passé dans les Temps Anciens autour de Moïse et de la sortie d’Égypte, de la traversée du désert, de l’entrée en Canaan, de l’établissement de la monarchie.

C’est seulement à partir de l’an 1 000 que l’on commence à avoir, et encore, une idée plus précise des détails historiques de l’histoire du Peuple de Dieu. Mais nous en savons suffisamment pour pouvoir pointer quelques remarques importantes.

La première c’est que le Dieu qui traverse l’Écriture et dont le nom ne se prononce pas, est un Dieu qui s’est révélé autour d’un événement fondateur dans la vie du peuple juif, c’est la libération de la maison de l’esclavage et la sortie d’Égypte.

De telle sorte que Dieu se présente dans la Bible comme un Dieu qui libère, Dieu de libération.

Et l’histoire de l’Écriture Sainte, l’histoire de la Bible est une histoire de libération. Si j’ose dire, la théologie de la Bible est une théologie de la libération.

Libération de l’esclavage, libération du péché et libération de la mort, aucune des trois n’étant inutile.

C’est au cœur de cette expérience fondamentale de libération que Dieu a révélé son nom propre à Moïse. « Je suis celui qui suis » « J’ai entendu les cris de mon peuple sous les coups de ses gardes et je suis descendu pour le libérer »

C’est dire que d’emblée nous avons un Dieu (tel que le présente la Bible) qui est un Dieu qui regarde ceux qui sont en bas du panier. Un Dieu qui ne peut pas accepter que l’un quelconque de ses enfants créé à son Image et à sa Ressemblance ne puisse vivre dans la liberté et la dignité qui lui conviennent. Notre Dieu est un Dieu de liberté.

Le cardinal Joseph Ratzinger, alors Préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi, avait eu à analyser « la théologie de la libération » telle qu’elle se développait dans les années 1970 et 1980. Il rédigea deux documents successifs, approuvés par le Pape, qui furent publiés en 1984 et en 1986.

Le premier mettait l’accent sur les dangers et les dérives possibles d’une théologie qui était marquée, à l’époque par l’affrontement des deux blocs idéologiques et qui ne manquait pas d’avoir été teintée par l’une des deux idéologies qui se disputaient le monde, l’analyse marxsiste.

Dans le second : Liberté chrétienne et libération, on trouve celle belle expression : « Dieu veut être adoré par des gens qui sont libres. » Il n’a pas besoin d’être adoré par des esclaves.

Nous trouvons tout au long du Livre du Deutéronome le refrain : « Souviens-toi que tu as été esclave dans le pays d’Égypte. Voilà pourquoi je te donne ces commandements ». Ces commandements sont ceux du partage, de la solidarité et de la redistribution quand c’est nécessaire.

L’histoire du peuple de Dieu pendant la période qu’on appelle « la période des Juges » est une histoire assez difficile à rétablir mais qui remonte à une époque où il n’y avait pas de pouvoir central, le pouvoir était – si j’ose dire – familial, clanique et tribal, où la propriété était largement une propriété collective. Et où donc la vie de la population ressemblait à la vie du jeune Nelson Mandela au Transkaï, une vie où pas grand monde n’était riche car la richesse était partagée.

Cependant – on le voit dans les Livre des Juges, de Josué et de Samuel – les circonstances de la vie font que même si tout le monde part plus ou moins à égalité, les uns chutent tandis que les autres prospèrent. La pauvreté peut venir d’une guerre, d’une razzia, d’une tempête, de la destruction de la récolte par la grêle, d’une épidémie de peste dans le bétail, si bien que, au fil des années, cette égalité entre les personnes et les familles se distant, un fossé se creuse.

Et un fossé tel que – à l’époque il n’y avait pas de travail salarié – lorsqu’on en était réduit à vendre son travail, cela voulait dire se vendre comme esclave. Quand on ne pouvait pas survivre par ses propres moyens on était réduit à vivre comme l’esclave d’un autre.

C’est pour cela que on trouve dans l’Écriture Sainte et particulièrement dans le Livre du Deutéronome et aussi dans celui du Lévitique au chapitre 25 cette idée fondamentale du jubilé, ce temps, tous les cinquante ans, où la terre devait être rendue à ses propriétaires d’origine et les esclaves hébreux devaient retrouver leur liberté : « L’année des 50 ans sera pour vous une année sainte où vous proclamerez l’affranchissement pour tous les habitants dans le pays : ce sera pour vous le Jubilé. Chacun reprendra sa propriété, chacun retournera dans sa famille. » (Lévitique 25,10).

J’ai beaucoup aimé d’ailleurs – et je ne suis pas sûr que beaucoup de monde ait retenu ce fait – que lorsque le Pape saint Jean-Paul II a lancé le Jubilé par sa lettre de 1994 Tertium millento adviente, il disait que le jubilé était un moment où l’on restaurait la dignité de chacun, où l’on remettait les dettes, où l’on redonnait la terre à ceux qui l’avaient perdue, soit par la guerre, soit par la famine, soit pour d’autres raisons. C’était le moment où l’on rétablissait l’égalité.

Et le pape Jean-Paul II n’a pas hésité à dire que l’an 2000 était le moment où l’on devait remettre les dettes. Il parlait entre autres de la dette internationale dont il était beaucoup question à l’époque, souvenez-vous, à la fin des années 1990.

Il ne pensait d’ailleurs pas seulement à la dette internationale ou dette financière ou économique, il pensait aussi à la dette que nous devions aux générations passées pour les péchés qui s’étaient déroulés pendant le millénaire qui s’achevait.

Et c’est de là d’ailleurs que le pape Jean-Paul II a tiré sa volonté de glorifier la sainteté des mille ans qui venaient de s’achever d’une part, et de demander pardon pour les péchés de ces mêmes mille ans, d’autre part.
Ainsi germa le travail de repentance qu’il enracinait dans cette expérience biblique du jubilé comme temps de remise de la dette et de redistribution de la terre.

C’est dire à quel point Dieu n’aime pas qu’il y ait des pauvres et des riches ou plutôt que les riches ne s’intéressent pas aux pauvres, qu’il n’y ait pas de temps en temps et régulièrement une redistribution.

Il a créé la terre pour tout le monde mais il en reste le maître : « La terre m’appartient. Vous n’en êtes pas les propriétaires, vous n’en êtes que les tenanciers. Je vous l’ai offerte mais c’est pour tous et pas seulement pour un petit nombre » (Lévitique 25,23).

La période des Juges s’est achevée pour des raisons simples, si j’ose dire, c’est que la complexification de la situation politique, l’arrivée en particulier de peuples venus de la mer que l’on appelait les Philistins, qui maîtrisaient le fer, ce que ne maîtrisaient pas les tribus israélites, a fait que le système de protection des Juges ne fonctionnait plus.

Si bien que les clans des Israélites ont cherché un nouveau modèle de fédération et d’unification par l’établissement d’un royaume. Un roi, cela voulait dire une armée de métier, un corps de fonctionnaires, bref, une organisation plus forte et plus centralisée que l’organisation tribale. Cela voulait dire aussi une stratification sociale qui allait de nouveau diviser la population et faire que les uns soient au service des autres.

Dans le premier Livre de Samuel au chapitre 8, lorsque Samuel est sommé par le peuple de lui donner un roi, il se retourne vers Dieu parce que lui n’y tient pas. Il lui dit : « C’est Toi, le roi ! ». Et Dieu lui répond : « Donne-leur ce qu’ils demandent mais préviens-les. Il prendra vos fils et vos filles pour en faire ses serviteurs… Il prendra vos champs pour les donner à ses officiers… » (cf. 1 Samuel 8,11-18).

La disparité sociale est née en même temps que l’établissement du royaume, initié d’abord au nord avec Saül, puis uni nord et sud avec David et divisé en deux après la mort de Salomon.

Et donc effectivement l’établissement de la monarchie a signifié une société qui n’était plus une société d’égalité, mais une société où les gens travaillaient pour la ville, les paysans pour les fonctionnaires, les officiers et la cour du roi. Et ils se trouvaient dépossédés d’une bonne partie de leurs biens. Vous avez un exemple significatif de cette histoire au Premier Livre des Rois, au chapitre 21 à travers l’histoire de Nabot et de sa vigne.

C’est dans ce contexte-là qu’est né le grand mouvement prophétique. La période d’or du prophétisme en Israël, c’est la période des royaumes. C’est pendant la monarchie que se sont levés les grands prophètes : Natan (avec David) et Élie et Élisée puis Isaïe, Michée, et plus tard Nahum et Sophonie, Jérémie et Ézéchiel.

Les prophètes, au nom de Dieu, demandaient que la justice soit rétablie.
Ils ne s’adressaient pas aux pauvres pour leur dire de se syndiquer (ce n’était pas dans l’air du temps, ils ne connaissaient pas le mot) ils s’adressaient au pouvoir central pour lui dire : « Vous ne respectez pas l’Alliance de Dieu en opprimant le pauvre qui est parmi vous, en prenant ses champs, en faussant vos balances » etc. etc.

Isaïe 1, 5-10 ; 10-20 résume bien les oracles majeurs des prophètes, J’aurais pu prendre le Livre d’Amos dans son entier, par exemple son chapitre 4 ; j’aurais pu les prendre tous.

Mais prenons simplement au chapitre 1 d’Isaïe : « Vous, les chefs du peuple, vous ne valez pas mieux que les chefs corrompus et la population de Sodome et Gomorrhe. Écoutez donc la parole du Seigneur. Ouvrez vos oreilles à l’enseignement de notre Dieu : à quoi me servent vos nombreux sacrifices ? Vous brûlez entièrement des moutons pour moi, vous m’offrez la graisse des veaux. J’en ai assez de tout cela. Le sang des taureaux, des agneaux et des boucs, je n’en veux plus. Quand vous vous présentez devant moi vous occupez inutilement les cours de mon temps. Est-ce que je vous ai demandé cela ? Arrêtez de m’apporter des offrandes qui ne servent à rien. La fumée, je l’ai en horreur ! Vous fêtez la nouvelle lune et le sabbat, vous organisez des grands rassemblements et en même temps vous commettez le mal. Je ne peux plus supporter cela. Je déteste vos fêtes de nouvelle lune et vos cérémonies. Elle ne servent à rien. Elles sont un poids pour moi. Je suis fatigué de les supporter. Quand vous étendez les mains pour prier je détourne mon regard. Même si vous faites beaucoup de prières, je n’écoute pas. Vos mains sont couvertes de sang. Éloignez de mes yeux vos actions mauvaises, arrêtez de faire le mal, apprenez à faire le bien.
Cherchez à respecter le droit. Ramenez dans le bon chemin celui qui écrase les autres par l’injustice. Défendez les droits des orphelins, prenez en main la cause des veuves. Alors nous pourrons discuter. »

Ces prophètes étaient la voix de Dieu, la conscience de Dieu, les veilleurs au nom de Dieu pour avertir les responsables qui s’engraissaient au lieu de servir leur peuple.

Et cela va parcourir toute l’Écriture. Je pourrais citer tellement de textes… Mais vous avez lu la Bible.

Ainsi marquée par l’injustice, la vie des royaumes s’est achevée dans le désastre. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre Jérémie reviens ! ils sont devenus fous : une société construite sur l’injustice n’a plus d’unité et ne peut plus faire face aux défis qui sont les siens.

Une société unie par un même idéal, où chacun se sent solidaire des autres est une société qui peut faire face à des Goliath. Mais une société où chacun tire son épingle du jeu en laissant l’autre pourrir de misère… C’est une société qui n’a pas d’unité, qui n’a pas la vigueur morale pour faire face aux défis auxquels elle est confrontée.

C’est exactement l’analyse de Jérémie lorsqu’il explique que ce peuple qui vient du nord et s’appelle Babylone ne fera qu’une bouchée de vous parce que, comme vous avez abandonné l’Alliance de Dieu, que vous ne respectez pas le bien et vous commettez le mal, vous n’aurez pas la capacité de tenir tête à ce peuple qui vous entoure.

Et il annonce l’exil. Il le fait à contre-cœur. Il est lui-même totalement désolé d’avoir à dire ce message. Il ne se sent pas la capacité de le garder pour lui mais il en pleure tellement que ses pleurs ont pris le nom de “jérémiades”. Il est lui-même marqué profondément par le message, l’avertissement qu’il doit donner.

Ce qui est vrai, c’est que le peuple emmené en exil, c’est l’élite !

Je suis en train de parcourir l’histoire du peuple de Dieu avec des bottes de sept lieues. Je vous ai fait parcourir un millénaire en quelques minutes.

Le peuple en exil à Babylone a vécu une conversion spirituelle étonnante. Je crois pouvoir dire que le quart de l’Ancien Testament, a été écrit pendant l’exil, en cette courte période de temps qui va de 587 à 538 avant Jésus-Christ, tellement l’expérience de l’échec a provoqué un approfondissement remarquable de la foi. L’exil a d’abord été vécu comme si Dieu était moins fort que le dieu des Babyloniens. Cependant des prophètes comme Jérémie et Ézéchiel ont permis de relire cette expérience comme le résultat de l’infidélité du peuple envers l’Alliance – s’il s’est retrouvé en exil, ce n’est pas parce que le dieu des Babyloniens était le plus fort, c’est parce qu’il avait perdu la force qui ne réside que dans l’unité et la fidélité à l’Alliance avec Dieu.

Cette révision de vie, si j’ose dire, a permis une conversion profonde.
Et en même temps le peuple de Dieu, désormais appelé le peuple juif, a fait une expérience nouvelle, celle de vivre sa fidélité à Dieu non pas en autarcie, mais au milieu d’un peuple non-croyant. C’est-à-dire que l’image du salut s’est progressivement déplacé d’une idée d’un salut collectif de tout le peuple à un salut individuel de personnes fidèles à Dieu au milieu d’un monde qui ne l’est pas.

Et le peuple juif a fait alors l’expérience d’un autre type de pauvreté, qu’on peut appeler la pauvreté spirituelle de celui qui est humble devant son Dieu, qui attend son salut de Dieu au milieu d’une société ou d’un univers qui ne s’intéresse pas à ce Dieu.

Un des psaumes les plus étonnants à cet égard, c’est le Psaume 73 où le psalmiste dit : « Un pas de plus et je faisais un faux pas tellement j’étais angoissé de voir l’arrogance des riches tellement gras que même on ne peut pas voir leurs yeux à travers leur graisse et qui disent : où est Dieu, il ne voit pas ce que l’on fait. Et j’allais perdre pied ».

« J’allais perdre pied ». Et c’est seulement en reprenant toutes les grâces qu’il avait reçues de Dieu depuis son enfance qu’il s’est repris : « Si je ne m’attache pas à toi, à qui m’attacherai-je ? »

Ce déplacement n’est pas un reniement du précédent, mais bien plus un approfondissement bienfaisant.

Cela ne veut pas dire qu’à partir de l’exil on ne va plus s’intéresser aux problèmes de justice sociale et de la répartition des biens pour que les pauvres aient de quoi vivre. Mais on considérera que la pauvreté matérielle n’est pas la seule, que la pauvreté spirituelle est aussi une condition du salut et du bonheur sur cette terre.

Au cours de la période qui suit l’Exil, les prophètes vont quasiment disparaître, pour une raison très simple, c’est que le prophétisme s’attachait à pointer du doigt les responsables du peuple. Quand il n’y a plus de responsable puisque le peuple est en fait dominé par des étrangers, les Perses, les prophètes n’ont plus grand chose à dire. Les Prêtres et les Sages vont prendre cette place. Les Sages, à travers leurs enseignement de sagesse que l’on retrouve dans ces textes de la fin de la période biblique avant Jésus-Christ, apprennent au personnes comment vivre dans la sainteté de Dieu et être fidèle à l’Alliance, personnellement, sans attendre que tout le peuple soit d’accord avec lui ou avec elle.

La période post-exilique permit une évolution vers une perception plus personnelle de l’attachement à Dieu et de la fidélité à l’alliance avec Dieu.
C’est alors qu’apparait Jésus-Christ.

Le Christ est né pauvre et petit. Il est venu pour proclamer le Royaume, la venue du Salut, d’un Dieu qui sauve.
Le pape saint Jean-Paul II dans sa lettre encyclique sur la mission, Redemptoris missio, consacre le chapitre 2 au royaume de Dieu dont il décrit la proclamation et l’instauration comme l’objet même de la mission du Christ

Le pape souligne que les deux signes de la venue du Royaume sont la guérison et le pardon. Quand le royaume est-il là ? Lorsque Jésus guérit et lorsque Jésus pardonne, lorsqu’Il expulse des démons lorsqu’Il restaure l’intégrité corporelle et l’intégrité spirituelle.

Et saint Jean-Paul II explique bien comment, « Pour être sûr d’être le plus proche de tous, Jésus s’est fait le plus proche des plus loin » c’est-à-dire des plus pauvres, des plus exploités, des plus méprisés et des plus rejetés.

La proximité de Jésus avec les pauvres colore d’une façon tout à fait particulière l’Évangile selon saint Luc qui est une bonne nouvelle.
Et je vais reprendre la manière dont Jésus ouvre son enseignement dans l’Évangile selon saint Luc. Cela se trouve au chapitre 4. « Lorsqu’après avoir été baptisé par le Baptiste et avoir pris le temps dans le désert d’une communion plus intense avec son Père pour bien comprendre le sens de sa mission, il revient chez lui à Nazara où il avait été élevé.

Et le sabbat, comme il en avait l’habitude, il entre dans la synagogue. Et là on lui présente le Livre de l’Écriture et il trouve le passage du prophète Isaïe et Il lit : « L’Esprit du Seigneur est sur moi. Oui, il m’a choisi pour apporter la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé pour annoncer aux prisonniers “vous êtes libres” et aux aveugles “vous verrez clair de nouveau”. Il m’a envoyé pour libérer ceux qui ne peuvent pas se défendre, pour annoncer : c’est l’année de la bonté du Seigneur ».

Jean-Paul II le rappelle : le Christ s’est fait proche de tous en se faisant proche des plus pauvres. La Bonne Nouvelle de Jésus, consiste à donner une nouvelle chance à tous ceux qui n’en ont plus. Les pauvres, les prisonniers, les femmes, les enfants et les pécheurs.

Jésus l’exprime d’une façon très forte dans les Béatitudes telles que les rapporte Luc au chapitre 6 de son Évangile, à partir du verset 20 où, à sa manière, il considère que que tant que le monde est divisé entre ceux qui ont trop et ceux qui n’ont rien, Dieu prend le parti de ceux qui n’ont rien.

Alors Jésus regarde ses disciples et Il dit : « Vous êtes heureux, vous les pauvres, parce que le Royaume de Dieu est à vous. Vous êtes heureux, vous qui avez faim, parce que vous serez nourris d’une manière abondante. Vous êtes heureux, vous qui pleurez maintenant parce que vous rirez. Vous êtes heureux quand les gens vous détestent, quand ils vous rejettent, quand ils vous insultent, quand ils disent du mal de vous à cause du Fils de l’homme. À ce moment-là, réjouissez-vous dans cette voie, Dieu vous prépare une grande récompense.

Mais quel malheur pour vous, les riches parce que vous avez votre bonheur. Quel malheur pour vous qui avez maintenant tout ce qu’il vous faut parce que vous aurez faim. Quel malheur pour vous qui riez maintenant parce que vous serez dans le deuil et vous pleurerez. Quel malheur pour vous quand les gens disent du bien de vous, en effet leurs ancêtres ont agi de cette façon avec les faux prophètes. » (Luc 6,20-28

Il n’y a pas de doute que, d’une manière assez provocante, Jésus prend le parti des pauvres, tant que ce monde reste divisé en deux.
La provocation continue dans la fameuse parabole du riche dont on ne connaît pas le nom et du pauvre Lazare : dans le Royaume tout sera renversé : Lazare sera recueilli dans le sein d’Abraham et le riche languira dans la géhenne.

Avec Jésus, les situations sont complètement inversées. Celui qui avait n’aura plus et celui qui ne voyait pas voit. Et tout est comme cela. Le plus petit sera le plus grand, le dernier sera le premier.
D’une certaine manière, la venue du Royaume remet les choses à l’endroit en renversant tout.

D’ailleurs – cela ne vous étonnera pas – l’Évangile de Luc s’ouvre avec le prière de Marie, le Magnificat, qui déjà annonce tout cela. « Il renverse les Puissants de leur trône, il élève les humbles. Il comble de biens les affamés, il renvoie les riches les mains vides. »

C’est étonnant ! C’est un peu provoquant.

Je pense que Les Béatitudes de saint Matthieu qui sont très différentes nous donnent une porte pour mieux comprendre à la fois le paradoxe et le chemin qui s’ouvre à tous parce que le salut est pour tous. Il n’est pas seulement pour la moitié de l’humanité ou même la majorité si on considère que c’est la majorité qui n’a pas grand chose. Le Salut est pour tous.
Pour les uns il est une bonne nouvelle parce qu’enfin quelqu’un les regarde, enfin quelqu’un les trouve dignes. Pour les autres il est une exigence : vous pouvez entrer dans ce mouvement du Royaume en faisant comme Jésus, c’est-à-dire en devenant solidaire de ces misérables et en agissant avec ce que vous avez pour les soulager.

Et là vous retrouvez d’une certaine manière le portrait du disciple tel qu’il est donné dans les Béatitudes selon saint Matthieu, au chapitre 5. En Matthieu, il ne s’agit pas de réalité économique et sociale. Parce que vous avez bien senti que les Béatitudes selon saint Luc ont un caractère complètement social : les pauvres, ceux qui pleurent, ceux qui ont faim.

Chez saint Matthieu, c’est différent. Les bénéficiaires du Royame sont les pauvres en esprit c’est-à-dire les humbles, ceux qui ont faim et soif de justice, ceux qui sont artisans de paix, ceux qui ont le cœur pur, ceux qui font miséricorde et enfin ceux qui sont persécutés pour la justice.

Quelquefois, vous pouvez être persécutés à cause de vos erreurs et vous ne vous en prenez qu’à vous-même. Cela peut arriver aussi à des gens d’Église. Ce n’est pas forcément parce qu’on a fait le bien qu’on peut être persécuté.
On peut parfois avoir commis de graves injustices.

Par conséquent les Béatitudes de saint Matthieu sont comme un complément de celles de Luc. C’est un portrait magnifique de Jésus ! Si tu veux les comprendre, regarde le Christ ! Et tu sauras comment être pauvre de cœur, artisan de paix, doux et humble de cœur, rempli de miséricorde, affamé de justice ; regarde le Christ.

C’est un portrait du Christ, mais c’est un portrait aussi du disciple. On constate à travers celles et ceux qu’Il a rassemblés autour de Lui qu’Il les a pris partout. Il n’a pas forcément pris les plus pauvres pour faire ses disciples, mais Il les a mis au service du Royaume c’est-à-dire dans une solidarité envers les plus pauvres, dans une proximité avec les plus pauvres et dans un partage de leurs biens avec les plus pauvres. Et, avec ces derniers, les disciples peuvent rentrer dans le Royaume de Dieu.
Autrement dit, oui, l’Évangile est pour tous. Pour les uns c’est une joyeuse Bonne Nouvelle. Pour les autres c’est une belle exigence : convertis-toi et rentre dans ce mouvement évangélique.

Dans l’Évangile selon saint Luc et dans les Actes des Apôtres il est étonnant de voir à quel point la conversion au Christ comporte toujours une dimension économique. Vous ne pouvez pas devenir un disciple du Christ sans changer votre regard sur ce qui vous appartient.

J’en prends juste deux exemples.

Le premier, c’est l’exemple de Zachée. Saint Luc au chapitre 19, verset 1 à 10, met en scène un chef des collecteurs d’impôts. Ces gens-là étaient honnis parce que le système de collecte d’impôts à l’époque était profondément corrompu. Le responsable Romain fixait un montant global, disons 10 000 talents. Le collecteur était libre de ramasser tout ce qu’il pouvait, 15, 20 ou 30 000. Du moment qu’il rapportait la somme demandée, le reste était pour lui. Il extorquait autant qu’il pouvait. De ce fait, les collecteurs était honnis ! Il leur étaient interdit d’entrer dans le Temple car ils faisaient partie des professions impures parce que malhonnêtes. On comprend la difficulté des pharisiens de voir Jésus manger avec ces gens-là, alors qu’il était strictement interdit de manger avec des pécheurs. Et voilà que Jésus se laissait approcher par eux…

Mais ce chef des publicains-là, Zachée, désire voir Jésus. D’où lui venait cette envie ? Peut-être avait-il entendu parler de cet homme, de la fascination qu’il exerçait sur les foules, de sa capacité de guérison, de la justesse de ses propos sans doute.

En tout cas, il y avait déjà chez lui un désir ce qui est le début de tout car Dieu ne peut rien pour celui qui ne désire rien. Chaque fois que Jésus rencontre quelqu’un il lui demande : « Que désires-tu ? Que veux-tu que je fasse pour toi ? » Le désir est fondamental.

Jésus arrive au pied de l’arbre sur lequel Zachée, qui était petit, avait grimpé. On aurait pu imaginer Jésus disant : « Toi là-haut, espèce de voleur, descends un peu que je te dise ton fait ! » Rien de tout cela. Le maître savait très bien qui était cet homme mais on ne prend pas les mouches avec du vinaigre. « Descends vite, Zachée, car il faut que j’aille manger chez toi ».

Toute la manière de Jésus est là. Il s’approche d’un homme dont il connaît très bien l’action, non pas pour le sermoner, mais pour lui demander l’hospitalité. Ce faisant, il s’adresse à ce qu’il y a de bon dans Zachée. Et voilà ce qui bouleverse le chef des collecteurs d’impôts.

Tout alors se transforme en lui. A peine a-t-il accueilli Jésus chez lui qu’il déclare : « Je donnerai aux pauvres la moitié de mes biens, et si j’ai extorqué quelque chose à quelqu’un, je lui rendrai au centuple ».

La conversion de Zachée, provoquée par l’Amour de Jésus et son regard positif, impacte immédiatement le rapport qu’il entretient avec sa fortune.

On retrouve cet impact dans les Actes des Apôtres – et notamment dans les petits « sommaires » répartis dans les premiers chapitres du livre des Actes. Ces sommaires sont comme un résumé, un refrain qui émaille le récit des origines de l’Eglise. On en distingue trois, en 2, 42 à 47 ; 4, 32-36 et 5,12-16. Ils décrivent la première communauté chrétienne.

C’est un modèle pour nous. Toutes les communautés religieuses en ont tiré leur suc et leur charisme.

« Régulièrement les croyants et les fidèles écoutent l’enseignement des apôtres. Ils vivent comme des frères et des sœurs. Ils partagent le pain et ils prient ensemble. Les apôtres font beaucoup de choses extraordinaires et étonnantes. Les gens sont frappés de cela. Tous les croyants sont unis et ils mettent en commun tout ce qu’ils ont. Ils vendent leurs propriétés, leurs objets de valeur et ils partagent l’argent entre tous et chacun reçoit ce qui lui est nécessaire. Chacun donnant selon ses moyens, il faut que chacun reçoive selon ses besoins » (2,42-47).

On retrouve ce principe de vie commune des disciples du Christ d’une manière unique dans les monastères, dans les communautés religieuses. D’autres façons, un bon nombre de chrétiens se rassemblent et partagent de telle sorte que personne ne manque de ce qui lui est nécessaire.

Et on le retrouve encore au chapitre 4, versets 32 et suivants où vous avez cette formule lapidaire : « Personne ne dit : cela, c’est à moi ». C’est-à-dire plus personne ne considère comme sien ce qui lui appartient.

Ainsi, entrer dans le mouvement de Jésus, c’est entrer dans ce cheminement où l’on considère que ce que nous avons reçu est un don et qu’il n’est pas seulement pour nous mais aussi pour tous.

« Personne ne considère comme sien ce qui lui appartient. » On a là la racine du partage chrétien et, d’une certaine manière, du travail de ce que nous avons à vivre pour que les pauvres aient de quoi vivre et se sentent bien chez nous.

Alors : comment vivre cela ?
Je vous propose quatre réflexions.

1. D’abord on ne peut pas s’approcher de Dieu et grandir dans l’amour de Dieu sans ressentir l’Amour qu’Il a pour tous c’est-à-dire sans devenir amoureux de l’humanité et de l’humanité avec toutes ses misères.
C’est ce que dit saint Jean d’une autre façon en disant : « Celui qui dit qu’il aime Dieu qu’il ne voit pas et qui dit qu’il n’aime pas son frère qu’il voit est un menteur » (1 Jean 4,20).

La véritable communion avec Dieu conduit inévitablement à une communion, c’est-à-dire une empathie, une compassion immense, celle même de Jésus vis-à-vis de Zachée, de la femme adultère et de la Samaritaine, vis-à-vis des pauvres, des malades et des lépreux. On ne peut pas vivre l’un sans l’autre.

Et si je puis dire, le véritable thermomètre de notre véritable relation à Dieu, c’est notre capacité de relations entre nous. C’est, si j’ose dire, la dimension horizontale de la vie chrétienne qui manifeste la profondeur de la dimension verticale c’est-à-dire de la communion avec Dieu.
Pour vivre cela, il faut se remettre sans cesse à l’écoute des pauvres et vivre dans une proximité autant que possible avec eux.

2. Regarder le monde par en-bas.
Dietrich Bonhöffer, pasteur luthérien qui faisait partie de l’église résistante en Allemagne à l’époque du nazisme et qui finira pendu sur un croc de boucher en 1944, disait : « Le chrétien est celui qui, avec le Christ, regarde le monde par en-bas, c’est-à-dire à partir de ceux qui souffrent, de ceux auxquels on ne donne jamais la parole ».

Un exégète disait, dans la même veine : « ce qu’il y a d’extraordinaire dans l’Évangile selon saint Marc c’est que c’est l’histoire mais racontée à partir des gens d’en-bas ». Ce n’est pas l’histoire des chefs des peuples mais c’est l’histoire des petits, des possédés du démon, des lépreux, de ceux qui ont faim et qui ont soif, etc.

Je retrouve quelque chose de très semblable dans le testament de saint Louis à son fils, et je vous en cite quelques lignes : « Si tu veux être un roi juste et que tu vois un conflit entre un riche et un pauvre, soutiens d’abord le pauvre. Et quand tu connaitras la vérité, agis avec justice ».

C’est très subtil. Le pauvre n’a pas forcément raison parce qu’il est pauvre et le riche n’a pas forcément tort parce qu’il est riche. Ce serait beaucoup trop simple.

« Mais quand tu te trouves devant un conflit, choisis d’abord le pauvre. Et quand tu connaîtras la vérité agis selon la justice ». Cela se réfère au comportement de Dieu dans toute l’Histoire et ce fut le comportement de Jésus pendant tout son ministère public.

Il y chez Dieu, chez le Christ, et donc chez son disicple, cette volonté d’écouter les pauvres, de leur donner la parole. Qu’on ne parle pas en leur nom ! Quand on les écoute d’ailleurs, on entend que ce n’est pas forcément d’argent dont ils ont besoin. Je me souviens d’un homme qui disait : « Ce qui est terrible pour nous les pauvres, c’est que personne n’a besoin de notre amitié ». Un regard, c’est bien plus important que beaucoup d’autres choses !

Il n’y a qu’à voir – quelquefois, j’ai honte – la façon dont des chrétiens sortent de la messe évitant les deux ou trois pauvres qui sont là. Mais ils nous font un honneur en étant là ! Au fond, ils nous honorent ! Et on passe… On ne les regarde même pas.

« Ce qu’il y a de terrible pour nous les pauvres, c’est que personne n’a besoin de notre amitié ».

Quand j’étais à Paris, j’ai travaillé un peu avec le Secours Populaire, et j’aimais bien cette occasion de vivre hors du sérail catholique. Cela m’a toujours fait du bien de voir un peu les choses de l’extérieur de notre univers mental et spirituel. Vous les laïcs, vous avez de la chance, vous êtes toujours à l’extérieur. Mais nous, les prêtres, nous sommes tentés de demeurer toujours à l’intérieur de la « communauté église » si nous n’y faisons pas attention.

Avec le Secours Populaire, je participais donc à la maraude, la nuit. J’ai passé bien des soirées et des nuits autour et sous les Halles !

Il y avait un homme – Qu’est-ce qu’il me faisait de la peine ! – son visage était complètement défiguré. Etait-il Antillais ? Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Il vivait dans sa saleté. Nous avions les moyens quelquefois de trouver une chambre. Alors je lui ai dit un soir : « Écoute, René, tu n’aimerais pas qu’on te trouve une chambre ? » Il m’a répondu : « Une chambre, à quoi ça me sert si je n’ai pas de femme ? » Au fond sa solitude lui pesait moins dehors qu’il l’aurait subie entre quatre murs.
La pauvreté est une précarité pluridimensionnelle. C’est une accumulation de précarités, pas seulement la précarité matérielle mais la précarité affective, la précarité physique, la précarité psychique. C’est une accumulation de précarités, de pauvretés, de misères.

Une accumulation qui est vécue d’une façon beaucoup plus sensible ici que dans beaucoup d’autres coins du monde.

Je suis parti à Soweto en 1983, je suis rentré en France en 1986, au bout de trois ans, je me suis retrouvé à Tours. Et là j’ai eu comme un choc. Je me suis rendu compte que je passais mon temps dans les hôpitaux psychiatriques ou les cliniques de maladies psychiques, et propriétés de campagnes transformées en hospices. Il y en a pas mal dans les environs de Tours et j’y connaissais plusieurs jeunes. Je revenais de Soweto, et je me suis fait la réflexion : « Tiens, cela fait trois ans que je n’ai pas visité de tels lieux ! » Parce que dans la société de Soweto le fou de la rue reste là. Il mange avec les autres, il fait partie du paysage, de la communauté. Quelquefois il nous vole le chemin de Croix qui est dans l’Église mais on le retrouve dans la semaine. Il ne se sent pas exclu. Mais en France, si tu as une maladie mentale, c’est dur…. Donc voilà. Nous vivons dans une société qui exclue le différent, l’étrange, l’étranger, plus que dans les sociétés traditionnelles où le pauvre du village, faisait partie des murs. Tandis qu’ici, il fait partie des sous-sol des Halles.

Par conséquent : regarder le monde par en-bas.

Un proverbe africain déclare que « Quand les lions auront des historiens, l’histoire de la chasse sera différente. » Lorsque les pauvres auront la parole, quand on leur donnera davantage la parole, l’histoire de nos sociétés sera un peu différente.

Et au fond l’Évangile donne la parole à ces gens-là. Le Christ donne la parole à ces gens-là. Il leur donne une priorité.

3. Accepter une solidarité qui n’est pas sans tensions
Une solidarité vécue avec les pauvres n’est pas sans tensions parce que, comme je l’ai dit à l’instant, ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est saint ! Et ce n’est pas parce qu’on est riche qu’on est mauvais ! Les choses sont plus complexes.

Il arrive que la solidarité avec les pauvres nous mette en tension.
Mais celui qui veut vivre sans tensions, qu’il rejoigne vite sa place au cimetière. De toutes façons, cela fait partie de la vie. C’est une tension qu’il faut accueillir, qu’il faut accepter, qui fait que quelquefois on ne sait pas trop quoi dire, pas trop quoi faire.

J’avais été très marqué par de nombreuses expérience, dont plusieurs à Soweto.

Un des principaux bras droits de Mandela avait été assassiné. Il s’appelait Chris Hani. Il a été tué le Samedi Saint par un Blanc, un immigré polonais qui était lié à l’Extrême-Droite sud-africaine. Pour le coup ce fut un choc effroyable. Le Président blanc Frederick De Klerk n’a rien su dire. C’est Mandela, qui a pris le micro de toutes les radios et qui, pour déminer un peu les choses, a dit : « Un Blanc, immigré, profitant des lois de ce pays, a lâchement assassiné notre ami Chris. Une femme blanche, par son courage, a permis de l’arrêter moins de vingt minutes après son forfait. » Ce faisant, il établissait tout de suite les choses sur un plan non racial. Il était remarquablement astucieux.

Nous avons voulu rassembler la population pour un service à la mémoire de Chris Hani bien avant ses funérailles qui devaient avoir lieu dix jours plus tard. Nous avions prévu de célébrer ce mémorial dans un amphithéâtre de Soweto. Je faisais partie des organisateurs. Lorsque nous sommes arrivé dans l’amphithéätre, le mercredi de Pâques, nous avons compris que nous nous étions trompé d’échelle. Il y avait là 5 000 places, c’était éminemment trop petit pour la foule qui accourrait et qui allait dépasser les 30 000 personnes. Rester là nous exposait à des mouvements de foule et probablement à des bousculades meurtrières.

Nous avons pris la décision d’annuler le servie, et de le transformer en marche vers la grande station de police de Soweto. Une délégation irait rencontrer le général commandant la place.

J’étais chargé de faire la prière, puis Mandela a dit quelques mots, et nous sommes partis immédiatement.

Nous nous sommes retrouvés 30 000 devant ce quartier général de la police. J’étais un des premiers arrivés, faisant partie de l’organisation et je me suis retrouvé coincé contre le petit portail d’entrée. Et derrière moi, les gens, dans une colère noire, juraient, hurlaient, insultaient la police. Et moi, je ne pouvais pas bouger. Je n’avais pas de haut-parleur pour dire quoi que ce soit. Je ne pouvais pas me solidariser avec ces cris-là. Je n’adhérais pas à ces insultes. Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas me désolidariser de cette foule, cette colère je la comprenais c’était la mienne aussi, je vivais donc une solidarité malaisée avec eux. J’ai vécu ce moment de tension pendant plus d’une heure, je ne pouvais rien dire, sinon prier.

Je ne pouvais pas me désolidariser ni me solidariser complètement. Vous voyez cette tension dans une solidarité avec une cause qui est juste et des gens qui sont dans une telle colère que ce qu’ils disent n’est pas forcément juste.

Cela s’est très mal terminé parce que, quand la délégation est sortie ils ont voulu nous parler, il n’y a pas eu moyen. Nous avons alors décidé de partir vers autre stade, afin de diffuser la tention. C’est pendant que la foule quittait les lieux que la police a tiré dessus. Il y eut 9 morts, y compris un des principaux organisateurs, quelqu’un avec lequel je travaillais tout le temps, Sam Tambani, cela s’est terminé dans le sang. Nous n’avons jamais atteint le stade. Nous avons passé la journée à emmener les blessés et les morts à l’hôpital.

Nous ne pouvons pas vivre en solidarité avec les victimes de ce monde d’injustice sans vivre une certaine tension entre ce que nous souhaitons, ce que nous voulons vivre. Emmanuel Mounier qui dit : « Travailler à la justice dans ce monde, c’est mettre la main dans le cambouis ».

4. Vivre tout cela dans la prière
Tout cela ne peut être vécu sinon dans une relation continuelle avec le Seigneur. Le soir, vous savez, quand on se retrouve pour repenser à sa journée avec le Seigneur, c’est le moment où on regarde tout cela : cette injustice, cette misère, cette détresse, cette angoisse, avec le regard de Dieu. On laisse revenir en nous tout ce qu’on a pu entendre, tout ce qu’on a pu voir, avec le regard de Dieu, avec l’Espoir de Dieu, avec l’Amour de Dieu. C’est cela, notre prière du soir et c’est cela qui nous permet de continuer sans nous détacher de ce monde et des exigences de justice et sans jamais perdre l’Espérance.

Échange de vues

Le Président : Nous n’avions aucune inquiétude mais vous avez répondu à notre demande, puisque vous fondez toute la suite de notre programme de l’année académique sur le visage des pauvre et c’est bien ce que nous attendions mais au-delà c’est peut-être la révélation de mon insuffisance mais vous m’avez donné envie de relire la Bible. Par votre présentation un peu historique et la mise en perspective des différentes étapes, c’est cette envie que je ressens et je voulais vous en remercier.

Gérard Donnadieu : Je voulais vous poser une question sur ce que vous nous avez dit de l’Évangile par rapport aux pauvres. Vous avez dit qu’au fond on trouve dans l’Évangile un royaume eschatologique qui à la fois donne de l’espérance et de la joie aux pauvres et met les autres en mouvement vers ce royaume et c’est bien de le fonder à l’origine.

Mais est-ce qu’il n’y a pas le risque que, dans cette mise en mouvement vers le royaume, on ne voit plus le mouvement et l’on pense que l’on peut déjà instituer sur terre ce royaume eschatologique ?

Auquel cas la conséquence peut être, – dans ce qu’on appelle les excès de la théologie de la libération, qui n’est pas cela …, – de penser que l’on peut, par l’action politique ou sociale, instaurer cette situation de façon perenne et terrestre ; alors que ce n’est que dans la mise en mouvement que se joue finalement à la fois l’espérance des pauvres et l’exigence pour les autres.

Mgr Emmanuel Lafont : Vous avez tout à fait raison.

Les messianismes du XXe siècle ont abondemment prouvé qu’il est inutile de croire qu’on peut réaliser nous-mêmes le grand soir.

J’admire beaucoup un des passages de la deuxième Lettre de saint Jean-Paul II à propos du Jubilé Novum millenium, celle qu’il a publiée en 2000, à la fin de l’année 2000 au début de l’année 2001, où il rappelle aux disciples du Christ de ne jamais oublier ce qu’il appelle « le primat de la Grâce ».
Ce n’est pas au terme de nos efforts que le Royaume advient. C’est d’abord une grâce que Dieu nous fait et que nous implorons et au fond, comme dit l’évangile d’hier, lorsque vous aurez fait votre devoir, « vous ne serez que des serviteurs quelconque » (des serviteurs inutiles).

Donc il y a un danger à tout. Il y a un danger à ne rien faire, il y a un danger à faire quelque chose. Il y a un danger à croire que c’est de nous que tout sort.

Si j’ai bien compris, la vie chrétienne, c’est de se laisser conduire par l’Esprit.

Jean-François Lambert : En vous écoutant, il m’est revenu en mémoire une formule du Père Joseph Lebret, souvent reprise dans les années 1970 par le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD) dont j’ai été, à l’époque, un militant enthousiate. « Le plus grand scandale du monde n’est pas la pauvreté des démunis mais l’indifférence des nantis ».

Cette formule du Père Lebret a pris pour moi une actualité particulière ces derniers jours lors de la diffusion sur France 2, du magasine « Cash Investigation » intitulé « Les secrets inavouables de nos téléphones portables » (04 novembre 2014). L’enquête dirigée par Elise Lucet est remarquable. Une séquence intitulée « Le tantale de nos smartphone tombeau des mineurs congolais » est particulièrement choquante. Le tantale (numéro atomique 73) est un métal rare, de grande densité et très réfractaire, qui entre dans la fabrication des écrans. Pendant 12 heures par jour, dans une chaleur étouffante, pour un salaire dérisoire, les hommes grattent le minerais dans des boyaux mal étayés qui s’écroulent régulièrement, enterrant vivant les victimes que l’on ne va évidemment pas rechercher. Une autre séquence, intitulée « Des enfants fabriquent nos smartphones » est tout aussi explicite. La collusion des grandes marques, via des sociétés écrans, est fort bien documentée. Bref ! Pauvreté des démunis et inconscience des nantis : qu’est-ce que je fais de mon téléphone portable ? Ce n’est évidemment pas parce que je m’en séparerai ce soir que les mineurs congolais seraient davantage respectés mais : que faire ? Que dire ? Comment tenir les deux bouts de la chaîne ?

Mgr Emmanuel Lafont : Ce n’est pas une réponse facile. Ce à quoi, de toute façon nous sommes appelés sans aucun doute c’est à vivre dans une sobriété plus grande. Nous vivons tout au-dessus de nos moyens. Notre pays vit au-dessus de ses moyens, d’ailleurs cela ne va pas durer longtemps je crois.

Mais un appel à une sobriété plus grande dans notre style de vie conjointement à une justice plus grande dans nos rapports avec ces États-là, c’est un combat titanesque, c’est un combat de tous les jours. Il ne faut pas tarder à le commencer même si c’est petitement.
On aimerait tous que les pauvres soient moins pauvres pourvu que nous, on ne soit pas moins riche. Il y a là quelque chose comme une illusion.

Le Président  : À propos de ce que vous venez de dire, lorsque je m’adresse à mes étudiants puisque, en sciences économiques, on peut traiter aussi de la pauvreté. Je leur dis : vous savez, la pauvreté, c’est quand même aussi quelque chose de relatif et si vous voulez être moins pauvre vous n’avez qu’à cesser de regarder ceux qui ont plus que vous et de regarder ceux qui ont moins que vous. Et à ce moment-là vous verrez que finalement vous êtes toujours le riche d’un autre.

Et pour poursuivre sur la remarque précédente : que faire dans une société où, pour de très bonnes raisons, très positives – on combat le tabac ou la vitesse sur les routes – mais dans le même temps on se plaint qu’il y ait des pertes d’emploi dans l’industrie automobile ou dans le tabac. C’est-à-dire, bien sûr qu’on vit au-dessus de nos moyens, mais peut-être que cette surconsommation permet à d’autres d’avoir un emploi. D’où les tensions dont vous parliez tout à l’heure. Et on ne sait pas très bien comment s’y retrouver.

Mgr Emmanuel Lafont : Je ne suis pas un économiste mais dans ce cas il y a un certain nombre de choses. Par exemple dans une Lettre que nous avons peu exploitée (pour parler poliment) qui est la Lettre Caritas in veritate de Benoît XVI.

Préparez-vous pour la Lettre de François sur l’écologie !

Mais ce sont des textes que l’on citera dans cent ans comme des textes prophétiques. C’est des textes qu’on devrait travailler ensemble.
Et puis la sobriété.

Des hommes comme Jean-Baptiste de Foucauld. Il donne un certain nombre de pistes concrètes. Qu’est-ce qu’on en fait ? Je l’ai fait venir à Cayenne mais je n’ai pas pu rassembler 5 chefs d’entreprise !

Hervé de Kerdrel  : Je suis particulièrement sensible à votre remarque sur la remise de la dette d’un point de vue professionnel et en tant que Français, cela pourrait nous être utile un jour ou l’autre.

Vous avez évoqué cette idée que Jean-Paul II avait développée. Est-ce que, aujourd’hui, l’Église catholique, dans un certain nombre d’institutions, poursuit ces idées à travers un lobbying, des actions particulières ? Est-ce une orientation ou des idées qui ont donné lieu à des choses plus concrètes ?

Mgr Emmanuel Lafont : Figurez-vous, je me suis posé la même question il n’y a pas longtemps en me disant : mais qu’est-ce que c’est devenu, cette histoire-là ?

J’ai l’impression que la question de la dette du Tiers-Monde est complètement tombé aux oubliettes. Est-ce qu’elle est moins grande qu’avant ? Est-ce qu’on l’a résolue ou est-ce que simplement on est passé à autre chose ? Je n’en sais rien. Vous le savez mieux que moi, sans doute.

Hervé de Kerdrel  : Vous avez raison, je pense qu’aujourd’hui les dirigeants sont beaucoup plus sensibles aux dettes européenne qu’à la dette du Tiers-Monde. Leur économie soucie beaucoup plus l’ensemble des acteurs que, malheureusement, les économies en voie de développement.

Le Président : C’est-à-dire que le débat qui s’est instauré a souvent quand la question du jubilé, de la remise de la dette a été posée.

Elle est aussi un problème moral parce que de dire : si on remet la dette, on encourage d’une certaine manière une certaine négligence. On ne se soucie pas d’équilibrer, on s’endette et de toutes façons on effacera ça. Je ne dis pas que c’est le but au départ mais le risque c’est que, si régulièrement on efface la dette, cela encourage des comportements de passagers clandestins d’une certaine manière.

Alors il y a un problème moral là aussi.

Mgr Emmanuel Lafont : Oui, peut-être. Mais peut-être qu’il faut laisser la dette de côté.

Je me souviens, j’ai écrit un livre en l’an 2000 avec Noël Bouthier qui s’appelait Le Jubilé en actes et nous avons fait un chapitre sur la dette d’ailleurs.

À la fin, dans la conclusion j’écrivais : si enfin nous reconnaissions que nous sommes en dette vis-à-vis de tous ces pays-là ce serait déjà quelque chose. Car nous sommes profondément en dette.

Actuellement nous avons un drame en Guyane, c’est celui des populations amérindiennes. Et elles viennent de jeter un pavé dans la mare. Je ne suis pas sûr que la mare bouge beaucoup.

Un livre vient d’être publié à Paris qui s’appelle Les Abandonnés de la république. Il est poignant. Tout le monde en prend pour son grade y compris l’Église d’ailleurs mais j’accepte cela. Il faut savoir écouter les critiques !

Nous sommes terriblement endettés vis-à-vis de ces peuples… Et la tragique situation sociale dans laquelle ils se trouvent, puisque vous avez dans le sud de la Guyane des villages de 200/250 habitants où il y a 3-4 suicides de jeunes par an. Si on ramenait ça proportionnellement à la France, c’est comme si vous aviez 300 000 suicides dans une année. Vous imaginez ce que cela veut dire de mal-être ! Et de mal-être que nous avons provoqué. Peut-être qu’on ne le voulait pas. Mais notre intrusion là-dedans, la manière dont nous avons apporté une école et peut-être même une religion d’une manière qui donne aux jeunes le sentiment que ce qui était avant n’était rien et qui les sépare de leurs parents puisqu’on leur apprend ce que leurs parents ne savent pas et que ce que leurs parents savent pendant ce temps-là ils ne l’apprennent pas non plus. Il y a une espèce de rupture qui se crée là qui fait naître un malaise profond.

En même temps que nous laissons, par manque de volonté politique, des milliers d’orpailleurs déstabiliser complètement cette région au point de vue écologique et au point de vue santé. Ce n’est pas sérieux.
Donc nous avons une dette profonde vis-à-vis de ces gens-là.
Alors peut-être que la solution c’est non pas de rayer la dette mais de reconnaître que nous avons une dette. L’équilibre financier est important.

Père Jean-Christophe Chauvin : En vous écoutant et en écoutant les réflexions que nous venons d’entendre, je me dis que, finalement, Jésus va droit à l’essentiel, tout en nous laissant toute notre liberté et toute notre responsabilité, quand il nous dit : vous qui êtes pauvres, il y a une espérance, il y a un chemin de sortie. Vous qui êtes riches, attention !, il y a une exigence.

Alors, oui, cela suscite des tensions. On n’est jamais vraiment à l’aise avec cette exigence du Christ parce que nous sommes tous des riches. Il nous appelle à faire tout ce que nous pouvons. On parle de dette. On a parlé aussi avant d’autres difficultés, en particulier des conditions de travail. C’est sûr que nos téléphones portables, on ne fait même plus attention d’où ils viennent à des prix si abordables. Or, l’émission d’il y a quelques jours nous a dévoilé qu’ils sont fabriqués par des esclaves. C’est déjà un premier point que d’en prendre conscience. Ensuite, il faut essayer de faire quelque chose. Le Bon Dieu ne nous donne pas de recettes toutes faites. Mais il nous dit : vous ne pouvez pas vivre tranquillement comme ça. La balle est dans votre camp.

Mgr Emmanuel Lafont : Il y a un chapitre dans l’Évangile selon saint Luc que je trouve lumineux. C’est le chapitre 16 sur l’argent.

Il est lumineux parce que Jésus nous dit : faites-vous des amis avec cet argent trompeur. Et Il explique pourquoi l’argent est trompeur. Si vous regardez la série de phrases qu’Il dit, l’argent est trompeur parce qu’il nous fait croire qu’il est essentiel alors qu’il ne l’est pas. Que c’est un bien propre alors que le bien nous est étranger, le bien propre, c’est la vie avec Dieu, c’est la vie d’Amour. Le véritable bonheur ce n’est pas l’argent c’est l’amour, c’est la vie ensemble, c’est la vie avec Dieu.

Donc il se fait prendre pour plus qu’il n’est alors que c’est un excellent serviteur, il nous fait croire que c’est un maître. C’est un mauvais maître. Vous connaissez bien cette formule.

Jésus ne dit pas qu’il ne faut pas avoir d’argent. D’ailleurs il en avait ! Il avait un boursier ! Il ne nous dit pas qu’il faut le refuser, s’en séparer.
Il y a quelque chose de très juste là-dedans. Il ne faut pas se laisser prendre par l’illusion de l’argent. Et au fond il rejoint ce qui est dit dans la Lettre à Timothée : l’origine de tous maux, ce n’est pas l’argent, c’est l’amour de l’argent. « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres ». Et l’argent peut donner l’illusion qu’en le servant on trouvera le bonheur. Non. C’est en s’en servant.

Je trouve ce chapitre lumineux.

Jean-Paul Guitton  : Monseigneur, je souhaitais vous poser une question d’actualité, peut-être un peu facile, je m’en excuse.

Vous êtes évêque de Cayenne. Vous avez en Guyane des étrangers, des pauvres, des jeunes qui se suicident, etc. Mais vous êtes aussi l’évêque du centre de Kourou. L’aventure spatiale et l’actualité nous donnent un exemple magistral qui devrait nous faire réfléchir : l’arrivée de la sonde Rosetta sur une lointaine comète. Un programme d’1 milliard 300 millions sur dix ou vingt ans qui débouche sur une réalisation technique remarquable certainement.

Il se trouve que dans ma carrière, je me suis occupé un peu d’affaires spatiales. Il s’agit donc d’une question que je me suis parfois posée. On est capable de consacrer des sommes publiques considérables, pour faire des exploits techniques remarquables ; mais on n’a pas beaucoup d’argent public pour répondre aux besoins sociaux.

Mgr Emmanuel Lafont  : Vous avez raison. D’ailleurs ce centre spatial, vous savez qu’on a détourné la route pour l’implanter. Sur cette route, on n’a pas de réseau. À 15 km de Kourou, on n’a pas de réseau. Vous tombez en panne eh bien vous n’avez pas de réseau. J’ai passé deux jours à Grand Santi, puis à Apatou, enfin à Maripasoula, il y a quelques semaines, pas de réseau ! Pas d’Internet pendant deux jours et si on veut facilement téléphoner à Cayenne il faut passer par le Surinam. C’est ubuesque !

Il y a cet argent-là. Mais celui aussi qui me gêne beaucoup, c’est l’argent de la bombe atomique. Là on est dans l’immoralité totale.

J’en discutais avec des aumôniers militaires récemment, c’est près du tiers du budget cette histoire ! C’est quand même énorme… Pour un armement qui est totalement immoral.

Ce qu’on m’a expliqué, c’est qu’on est dans le top numéro 1 des nations parce qu’on a cela. Si on abandonnait cela on serait dans le club numéro 2, ce qui serait moins fort. Je ne sais pas mais si on arrête, cela va perdre des emplois…

Rien n’est très simple. Mais cela ne nous empêche pas d’avoir à poser des questions.

Et de fait, Kourou, même si les retombées économiques sont certainement pas à la hauteur des possibilités et des besoins, m’apparaît infiniment moins grave que la bombe parce qu’il n’y a pas une immoralité foncière de construire quelque chose que, de toute façon, on n’aura pas le droit d’utiliser.

Henri Lafont  : il y a vingt-cinq ou trente ans la théologie de la libération a fait couler beaucoup d’encre dans des débats où elle était redoutée parce qu’elle semblait inspirée de la dialectique marxiste. D’où l’opposition de l’Église à la diffusion de cette théorie.

Et puis, voici peu d’années, le pape Benoît XVI nomme comme Président de la « Doctrine de la Foi » un homme remarquable, Monseigneur Müller dont on savait qu’il s’était beaucoup intéressé à la théologie de la libération et qui, il y a quelques jours, a publié un livre où il en fait l’éloge..
Quel jugement peut-on porter actuellement sur ce sujet ?

Mgr Emmanuel Lafont  : La théologie de la libération est née dans un contexte de combat idéologique où les camps étaient retranchés. Et dans ce contexte-là c’était très difficile pour les gens parce que c’était en même temps une période nombreuses dictatures sur l’ensemble de l’Amérique du Sud qui étaient tragiques et souvent féroces !

On est en train de béatifier les martyrs de la guerre d’Espagne, par centaines, mais dans quelques années on va béatifier des centaines, des milliers de latino-américains qui sont morts pour la justice et en raison de leur foi. Des catéchistes indiens, des prêtres…

Ça a été assez terrible. Il y a eu une lutte sans merci.

C’est vrai que dans ce contexte-là, la théologie de la libération élaborée dans les années 1970 s’est construite sur une analyse de type marxiste qui n’a pas tout faux nécessairement d’ailleurs, mais dont beaucoup de clés de lectures laissaient à désirer. L’identification du Royaume de Dieu avec les combats humains n’était pas la moindre illusion.

Il faut relire Centesimus annus du pape saint Jean-Paul II pour se rendre compte qu’il ne bénit pas tout à fait l’autre camp et qu’il considère que le premier n’avait pas tous les torts.

Aujourd’hui, on est sorti de ce combat idéologique donc le climat est plus serein. C’est pour cela que je peux dire en toute sérénité que la théologie biblique est une théologie de libération. Je l’ai dit tout à l’heure mais c’est profondément vrai.

Dieu est venu pour libérer son peuple et cette libération de l’Exode a été le prélude et comme le paradigme de la libération de Pâques, une libération de Pâques qui ne s’intéresse pas qu’à l’âme parce que, quand Jésus dit : heureux les pauvres, heureux ceux qui voient et ceux qui marchent et sortent de prison, Il ne s’intéresse pas qu’à l’âme ! Il s’intéresse à tout l’être humain, dans toutes ses dimensions.

Et la Bonne Nouvelle, s’intéresse à l’être humain dans toutes ses dimensions, pas seulement sauver son âme mais de sauver son corps, sa réalité de tout ce qui est injuste, de tout ce qui le lie, de ce qui l’empêche de vivre sa vie.

Par conséquent effectivement, sorti de ce climat qui était un climat d’opposition frontale, on peut redonner à la théologie de la libération une dimension plus équilibrée peut-être.

Mais je me rappelle, vous savez, un dessin qui était paru – les dessins, c’est fabuleux, les caricatures dans les premières pages des journaux – la caricature d’un ouvrier est-allemand un an après la réunification des deux Allemagnes. Il dit : « Je n’y comprend rien. Pendant quarante ans je n’ai pas travaillé, depuis qu’on est réuni je suis au chômage ».

Séance du 13 novembre 2014