Par Père Luc Mathieu, o.f.m

Évoquer la figure de François d’Assise pourrait sembler anachronique dans un débat portant sur les pauvres de nos sociétés contemporaines, avec le souci, en arrière-plan de les considérer avec plus d’attention, de faire cesser les conditions inhumaines d’existence, d’inviter au partage ceux qui échappent à ce fléau social.
Cependant toute réflexion chrétienne se doit de prendre en compte le message de l’Évangile de Jésus-Christ et nous savons bien que le discours sur la montagne, véritable charte du Royaume, s’inaugure par la béatitude de la pauvreté. Ce paradoxe a été évoqué maintes fois dans la prédication chrétienne, depuis les Pères de l’Église jusqu’aux encycliques sociales des Papes contemporains. Nombreux sont les chrétiens qui ont suivi le Christ avec le souci d’observer radicalement son évangile et parmi eux, certains y ont puisé leurs actions en faveur des pauvres, soit en les servant, comme Vincent de Paul, soit en partageant volontiers leur vie, comme François d’Assise, soit, comme ces deux saints, en modifiant les regards de leurs contemporains sur la pauvreté et la richesse.
François d’Assise, par la radicalité de ses choix de vie continue d’inspirer ceux qui ne veulent pas se laisser enchaîner par la possession ou la consommation des biens terrestres et qui recherchent avec tous les hommes, sans exclusive, des relations pacifiques et fraternelles.

Lire l'article complet

Jean-Paul Guitton : Pour avoir un éclairage franciscain sur le visage de la pauvreté, nous avons demandé à un expert de venir nous en parler, car le père Luc Mathieu en a une longue expérience que je vais présenter succinctement.

Le frère Luc est entré au noviciat des Frères mineurs en 1944 et, après sept années d’études de séminaire il a été ordonné prêtre en 1951. Poursuivant des études à l’Institut Catholique de Paris, il obtint un doctorat en théologie en 1960 avec une thèse sur La Trinité créatrice, d’après saint Bonaventure. Parallèlement il était aumônier de l’Ecole spéciale de mécanique et d’électricité (Sudria) de 1951 à 1953.
Il a alors poursuivi une longue carrière de professeur. Tout d’abord au Vietnam, de 1953 à 1957, où il a enseigné la théologie et l’Ecriture sainte, puis au scolasticat de théologie des franciscains à Orsay, puis au Séminaire interdiocésain de Versailles.

Il a été professeur invité à La Catho dans le cycle de préparation au doctorat, en section théologie du Moyen-Âge (1970-1973), ainsi qu’à l’IER, comme professeur d’histoire de la spiritualité. Il a été plusieurs fois invité dans d’autres séminaires et facultés, comme au Centre Sèvres, pour un cours d’anthropologie médiévale.

Il a participé à la formation permanente des prêtres des diocèses de Paris et de la petite couronne, et il a assuré la responsabilité de la formation permanente des prêtres et diacres du diocèse d’Evry.

De 1971 à 1985 il a enseigné la théologie dans le Centre Intelligence de la foi (CIF) et dans plusieurs centres de formation des catéchistes du diocèse d’Evry. Il a par ailleurs assuré de nombreuses sessions de formation théologique et spirituelle en divers lieux, en Afrique (Togo, Côte d’Ivoire, etc.).

Parallèlement à l’enseignement de la théologie, durant plus de quarante ans, il a exercé un ministère de prédication de retraites pour prêtres, religieux, religieuses et laïcs, et apporté une assistance aux équipes paroissiales du diocèse d’Evry. Il a également été chargé de la responsabilité de la pastorale familiale du diocèse d’Evry.

A l’intérieur de l’Ordre franciscain, il a assumé pendant quarante ans la direction de la maison d’accueil d’Orsay La Clarté-Dieu, et la responsabilité de la formation des frères franciscains.

Par ailleurs il fut ministre provincial de la Province franciscaine de Paris de 1990 à 1996, et, à ce titre, il fut de 1993 à 1996 président de la Conférence des Supérieurs majeurs de France (CSMF) pour l’ensemble des Instituts religieux français.

Il est l’auteur de nombreux articles de revues et dictionnaires, sur la théologie et la spiritualité franciscaines. Il a coopéré à plusieurs ouvrages sur la théologie de saint Bonaventure. Il est enfin l’auteur de plusieurs livres dont la Trinité créatrice d’après saint Bonaventure et Approche franciscaine du Mystère chrétien (2002).

Père Luc Mathieu : Une définition de la pauvreté, d’après Michel Mollat :
« Essayons d’abord de définir l’état de pauvreté : une situation, subie ou volontaire, permanente ou temporaire, de faiblesse, de dépendance et d’humilité, caractérisée par la privation des moyens, changeant selon les époques et les sociétés, de la puissance et de la considération sociales : argent, pouvoir, influence, science ou qualification technique, honorabilité de la naissance, vigueur physique, capacité intellectuelle, liberté et dignité personnelles. On constatera que cette définition, large, associe les religieux, spécialement ceux des Ordres mendiants, à ceux dont ils voulaient, par idéal, partager le sort anonyme. On observera aussi que la définition inclut tous les frustrés d’argent et de santé ainsi que tous les laissés pour compte de la société. »

La Pauvreté volontaire

Même si la propriété de biens matériels existe de fait et est recherchée dans la plupart des sociétés civilisées, au point que les philosophes et les théologiens se sont accordés pour y voir une sorte de droit naturel des personnes ou des groupes humains, il y eut toujours des personnes, individus ou groupes qui ont contesté ce principe, soit en théorie, soit par leur mode de vie, bien avant que des économistes et philosophes su XIXe s. aient attaqués de front l’idée même de propriété. « La propriété, c’est le vol » proclamait Proudhon.

Face à cet instinct général qui pousse à acquérir, conserver et multiplier ses biens propres, des personnes ont revendiqué la liberté de se passer de biens personnels, au-delà de la stricte nécessité de quelques biens d’usages vitaux. On peut parler alors de pauvreté volontaire. Elle est un choix de vie, parfaitement assumé et donc non-subi dont les motivations peuvent être multiples, comme la recherche d’une simplicité de vie pour assurer une non-dépendance, un loisir pour la pensée ou la prière, ou pour la créativité artistique ou scientifique. Mais encore ce peut être un choix égoïste, de non-participation aux soucis de la vie en société, comme chez certains philosophes cyniques, comme Diogène ou les épicuriens, ce peut être aussi un choix militant comme un défi pour la société de consommation et l’idéal d’une société sans classe, comme chez Gandhi, ou encore la volonté de partager la vie des plus démunis par solidarité de leur combat, comme chez Simone Weil etc …

Bien avant le christianisme, Confucius (VI s. BC) prônait la pauvreté et la simplicité de la vie pour permettre au sage de se libérer des contraintes matérielles et pour pouvoir s’adonner à la méditation et à la sagesse. Le Bouddah Cakyamouni pensait que l’absence de désir était indispensable pour parvenir au Nirvanâ. Épicure recommandait une vie simple et dépouillée pour pouvoir savourer le bonheur de vivre en dehors de tout souci… Plusieurs Pères de l’Église, en commentant les textes évangéliques où Jésus recommande le renoncement aux biens terrestres, soulignent que la pauvreté évangélique est tout autre que la pauvreté volontaire des philosophes de l’antiquité.

La Pauvreté évangélique

C’est celle qui a été louée par Jésus-Christ, dans le Discours sur la Montagne (Mt. 5), et qui au-delà des motivations citées plus haut, trouve son motif principal dans une recherche de communion avec Dieu-créateur et avec les autres créatures. Elle a été vécue par Jésus-Christ lui-même et par ses disciples ; ensuite par les différents courants de la vie monastique, puis de toute vie consacrée, depuis le deuxième siècle jusqu’à nos jours.- Dans ce grand courant de vie évangélique s’est particulièrement distingué François d’Assise, dans sa pratique et dans ses enseignements, lui donnant une saveur nouvelle et caractéristique.

La Pauvreté Franciscaine
Chez François d’Assise

Il s’agit essentiellement de la pauvreté évangélique et théologale, c’est-à-dire celle qui a pour seul motif la dépendance filiale vis-à-vis de Dieu, ainsi que François l’a bien comprise. Cela n’exclut pas que François ait été animé d’un réel amour pour les pauvres et du désir d’être proche d’eux, mais il précisera lui-même que c’était par amour du Christ et pour suivre le Christ-pauvre. Ceux qui récemment ont voulu voir dans François un révolutionnaire, quittant le monde bourgeois de sa famille comme une protestation destinée à bouleverser l’ordre social de son temps risquent de passer à côté de ses vraies motivations, telles qu’il les a exprimées plusieurs fois dans ses écrits. Ceci affirmé, il n’est pas faux de constater que par rapport à sa famille, à ses concitoyens, par rapport à l’Église de son temps, il apportait une manière de vivre qui était révolutionnaire et contestataire, de facto. Mais ce n’est pas d’abord la solidarité avec les pauvres qui fut sa première motivation, même si la rencontre du lépreux et le baiser qu’il lui a donné ont marqué un tournant décisif dans sa vie. Il voyait dans les pauvres un “sacrement” du Christ-pauvre, dans le lépreux, un “frère-chrétien”. Il voyait dans la pauvreté volontaire une démarche de foi : se mettre à sa vraie place de créature dépendant pour sa vie et son bonheur de l’amour bienveillant d’un Père munificent. Le partage de la condition des pauvres était pour lui une vérification de l’authenticité de la pauvreté choisie, et un lieu privilégié pour suivre le Christ et dans son attitude filiale vis-à-vis du Père et dans son attitude fraternelle vis-à-vis de ses frères. Enfin il préconisait la pauvreté comme une condition même de la vie fraternelle, sachant par expérience que l’inégalité dans la possession engendre les disputes et la jalousie, parfois la violence et la rapine. De nombreux textes, tant de lui-même que de ses biographes peuvent illustrer ces propos.

Dans les deux Règles qu’il a dictées pour la fraternité franciscaine, François insiste pour que les frères et les fraternités adoptent un dépouillement total des biens et des préoccupations les concernant : « …Que les frères ne s’approprient rien, ni maison, ni lieu, ni aucune autre chose… » (2 Rg 6,1).
Il récuse absolument l’usage de l’argent ; réglemente l’habillement, modeste et unique, pas de chaussures. Les frères sont invités à fréquenter volontiers les pauvres : « … être heureux de se trouver parmi les gens de condition modeste, les pauvres et les mendiants des rues… » (1 Rg 9, 2 ). Mais aussi, il invite les frères à pratiquer une pauvreté spirituelle faite d’abandon à la volonté de Dieu et de non-possession de sa volonté propre (cf les Admonitions). Mais surtout il chante « l’excellence de la Très Haute pauvreté qui vous a fait, mes très chers frères, héritiers et rois du Royaume des cieux…Qu’elle soit votre partage, elle qui conduit dans la Terre des vivants… »(2 regle, 6, 4-6). Cette Pauvreté fut celle de « Jésus-Christ et de sa sainte Mère ».

• Une pauvreté théologale.

On ne comprendrait rien au choix qu’a fait François de la pauvreté si l’on se contentait de l’expliquer comme une réaction contre un type de société, un simple refus du matérialisme. Son choix est totalement dépendant de sa relation à Dieu et de sa découverte du Christ qu’il veut suivre en acceptant l’Évangile et toutes ses exigences. C’est précisément cette référence explicite à l’Évangile qui fait de la pauvreté franciscaine un idéal qui peut continuer à solliciter les chrétiens de chaque génération. Les vrais raisons des engagements de François sont les conseils évangéliques : « Si tu veux être parfait, vends tout ce que tu possèdes, donnes-en le prix aux pauvres…, puis viens et suis-moi . » (Mt 19,21). C’est aussi la contemplation de Dieu comme souverain Bien auquel tous les autres biens doivent être rapportés parce qu’ils lui appartiennent. Dès lors, toute appropriation des biens de ce monde apparaît à François comme un détournement. Il contemple Dieu comme un Père munificent et libéral qui fait à l’homme le don de l’existence et met à sa disposition la multiplicité des êtres créés. La vocation de l’être spirituel est de contempler la beauté et la bonté de Dieu dans toutes les créatures. A partir du moment où celles-ci seraient l’objet du désir, elles cesseraient d’être admirées gratuitement et pour Dieu.
Le Verbe de Dieu créateur et possesseur de toutes choses s’est fait pauvre en ce monde en Jésus « qui n’avait pas une pierre où poser la tête. » Il est pourtant salué, dans l’Écriture, comme le premier né des créatures et le chef de la création.

• Pauvreté en esprit.

Plus haut que la pauvreté des biens matériels, François place la pauvreté spirituelle qui est le détachement de tous les biens, y compris de ceux inhérents à l’existence personnelle, comme les talents, les qualités morales et surtout la volonté propre :
« Bienheureux, dit-il, le serviteur de Dieu qui fait hommage au Seigneur de tout ce qui lui a été donné de bon. Mais celui qui garde pour lui un talent confié ressemble à cet homme qui cache au fond de lui-même l’argent de son maître, et ce qu’il croit avoir lui sera enlevé… » (Admonition, 19).
Le détachement de tout ce qui pourrait être revendiqué comme le bien propre de la personne, voilà le sommet de la pauvreté ici-bas. Celle qui combat tout égoïsme, toute recherche de soi, toute confiance exagérée en soi-même : « Qu’as-tu que tu n’as reçu, et si tu l’as reçu, pourquoi t’en glorifies-tu ? » (1 Co 4, 7). Pauvreté et humilité sont en relation étroite et l’on ne peut envier l’une sans pratiquer l’autre.

• Renoncer à sa volonté propre (cf Adm.14)

Cette expression qui revient souvent dans la bouche de François exprime pour lui le degré le plus élevé de la sainte pauvreté. IL ne signifie pas assurément la démission de la responsabilité, mais au contraire un choix très raisonné de rechercher en toutes circonstances quelle est la volonté de Dieu, pour y communier pleinement, y adhérer avec toutes ses forces morales et spirituelles dans un acte d’adoration et de reconnaissance. Cela suppose une foi totale en la bonté de Dieu et en sa bienveillance vis-à-vis de chacun. Rechercher la volonté de Dieu suppose qu’à chaque instant je sois dans un état de disponibilité totale, d’écoute, d’attente, de désir de purification de mes intentions. La volonté propre n’est autre que le désir de m’affirmer comme maître de moi-même, en recherchant ce qui me paraît-être mon bien immédiat, c’est la manifestation de mon égoïsme et de ma suffisance, c’est à-dire de la confiance exclusive que je mets en moi et en mon activité. Celui qui se suffit, -ou croit se suffire-, c’est le riche qui s’imagine que ses richesses viendront à bout de ses désirs et de tous les imprévus de son existence. N’ayant pas besoin des autres, il ne se tourne pas vers eux, il ne se tourne pas non plus vers cet Autre mystérieux sans lequel aucun de nous ne subsiste et ne peut parvenir au vrai terme de son existence.

• Pauvreté et Fraternité

Si la pauvreté est chez François une attitude théologale, elle n’en est pas moins voulue et recommandée par lui comme une nécessité de la vie fraternelle évangélique. La communion fraternelle suppose un partage des biens, dont le modèle reste la communauté de l’Église de Jérusalem décrite dans le livre des Actes des Apôtres. (Ac 4, 32). Richesse et pouvoir sont les tentations permanentes de tout rassemblement humain. L’Église elle-même y a succombé au cours des siècles, perdant ainsi sa crédibilité évangélique. La conversion à la pratique de l’Évangile passe obligatoirement par un dépouillement et un partage. Cela est vrai de l’ensemble de l’Église, mais François n’est pas le théoricien d’une église désincarnée. On ne trouve chez lui aucune critique de l’Église ou des clercs IL se contente de vivre radicalement la conversion évangélique et d’inviter ses frères à faire de même, persuadé qu’il est que la pratique de l’évangile et l’exemple des croyants comportent en eux-mêmes leur efficacité. Parce que la pratique radicale de l’évangile est une activité prophétique qui annonce l’avènement du Royaume, elle ne peut demeurer ignorée, mais elle fait l’objet d’une vérification, qui, dans le cas de la pauvreté n’est autre que la solidarité avec les pauvres. Déjà, dés le début de sa conversion, François qui n’avait pas encore quitté définitivement son milieu familial et sa condition de marchand s’essaya à la pauvreté, au cours d’un voyage à Rome, en échangeant ses riches vêtements contre ceux d’un miséreux et en se mêlant à la foule des mendiants qui quêtaient aux portes du Latran. Puis, ayant décidé de quitter le monde, il se mêlait habituellement aux groupes de lépreux, ces exclus de la société médiévale, soignant leurs plaies et les servant.

Les barrières élevées par les différences de conditions sociales ne peuvent être renversées que par le partage et la pauvreté volontaire. Les frères mineurs sont invités à se situer à la dernière place afin de pouvoir rencontrer plus facilement chacun, quelle que soit sa condition : « Ils doivent se réjouir quand ils se trouvent parmi des gens de basse condition et méprisés, des pauvres et des infirmes, des malades et des lépreux et des mendiants des rues… » (1 Reg. 92). François conserve en mémoire la parole du Seigneur :« Si quelqu’un veut te faire un procès pour te prendre ton manteau, abandonne lui aussi ta tunique ». Il ne veut sous aucun prétexte se voir séparé d’un frère en raison d’un bien à défendre. Aussi lorsque l’évêque d’Assise s’inquiète d’une pauvreté si absolue chez les frères et leur conseille de conserver quelques biens, François lui répond : « Monseigneur si nous avions des biens, il nous faudrait des armes pour les défendre. Car c’est de la richesse que proviennent les discussions et les procès ; c’est elle qui créé tant d’obstacles à l’amour de Dieu et du prochain. Aussi ne voulons-nous posséder en ce monde aucun bien temporel » (Légende des Trois compagnons, n°35). On voit en cette réponse l’imbrication des valeurs évangéliques : amour du prochain, pauvreté, non-violence, humilité, esprit de paix.

• Pauvreté et annonce de l’Évangile.

François n’a pas analysé lui-même les divers aspects de la pauvreté qu’il a vécue. IL a préféré avancer sans cesse dans la pauvreté parce qu’il y voyait la voie privilégiée de l’imitation de Jésus-Christ. C’est en ce sens que son propos de suivre le Christ-pauvre le conduit à vivre la pauvreté comme une condition de l’apostolat. Ici la fraternité franciscaine est plus proche du groupe Jésus et ses apôtres, que de la communauté primitive de Jérusalem. Les Apôtres avaient tout quitté pour suivre Jésus dans sa vie itinérante et prédicante. Jésus lui-même avait abandonné sa famille, son village, son métier, et il pouvait dire en toute vérité : « Le Fils de l’homme n’a pas une pierre où reposer sa tête ». Dès le début de la fraternité franciscaine, François envoie ses frères vers les quatre points cardinaux. Ils sont démunis de tout parce que l’intuition religieuse de François s’est clarifiée à la lecture de l’évangile de l’envoi en mission des douze apôtres. Ayant assisté à la sainte messe le jour de la fête d’un Apôtre, il demande au prêtre de lui expliquer l’évangile de la fête… « et quand François entendit que les disciples du Christ ne doivent posséder ni or, ni argent, ni besace, ni pain, ni bâton, qu’ils ne doivent avoir ni chaussures, ni deux tuniques, qu’ils doivent prêcher le Royaume de Dieu et la pénitence, transporté aussitôt de joie dans l’Esprit-Saint : voilà ce que je veux. s’écria-t-il, voilà ce que je cherche, du plus profond de mon cœur je brûle d’accomplir. Séance tenante notre Père saint, débordant de joie, passe à la réalisation de ce salutaire avis ». (Thomas de Celano, Vita 1a, n.22). Imiter le Christ, c’est se libérer de tout bien et de toute possession pour être plus libre, plus léger, pour annoncer l’Évangile.

Chez les disciples de François d’Assise

Si François d’Assise a vécu parfaitement la pauvreté qu’il préconisait, il n’en a pas été ainsi de ses disciples. La fraternité franciscaine et son propos de vie avaient été approuvés verbalement en 1210 par le pape Innocent III. Mais très vite l’affluence des disciples révéla que ce qui était possible de vivre pour un petit nombre, autour du fondateur, devenait totalement utopique pour une masse d’hommes, bien disposés sans doute, mais dont le nombre supposait une organisation, un discernement dans l’accueil, une formation pour s’élancer dans les tâches apostoliques, et une adaptation constante aux conditions de vie et d’activités, dans des aires et des cultures nombreuses et diverses. Le débat sur la pauvreté ne cessera jamais, durant toute l’histoire de l’Ordre franciscain, suscitant sans cesse des recours au Saint-Siège et des interprétations diverses.

Les grands débats historiques sur la conception de la pauvreté franciscaine se situent aux XIVe et XVe siècles, mais dès la fin du XIIIe s. la fraternité franciscaine se divisa entre les Spirituels adeptes d’une pauvreté radicale et les communautaires qui acceptaient les interprétations du Saint siège. Le pape Nicolas III avait proposé la distinction entre usage de droit et usage de fait dans la bulle « Exiit qui seminat ,en 1279). Plusieurs théologiens intervinrent dans ces débats, comme Pierre-de Jean Olivi, qui introduisirent les concepts d’usage modéré et d’usage pauvre des biens qui sont réputés appartenir au Saint-Siège, et mis à la disposition des frères et de l’Ordre, pour ses activités et pour l’entretien des frères.

Mais il y a toujours eu des frères qui se distinguant de l’ensemble voulaient revenir aux origines et retrouver la pratique radicale de la pauvreté de François, d’où de multiples tentatives de réformes donnant lieu à des séparations : encore actuellement subsistent 3 branches principales du 1Er ordre fondé par François : Les Conventuels, les Frères mineurs franciscains et les Capucins, qui sont en fait les héritiers de multiples divisions, regroupées en 1893 par, le Pape Léon XIII. Pour ce qui concerne l’observance de la pauvreté, les pratiques de ces trois branches ne diffèrent pas. Mais il y a encore aujourd’hui des frères épris de pauvreté qui voulant une pratique plus radicale, en viennent à vivre en dehors des structures de l’Ordre, ou tentent de nouvelles fondations.

• La Pauvreté pour aujourd’hui.

L’Évangile a toujours été pour le monde une provocation. Déjà auparavant, pour le peuple d’Israël, la prédication des prophètes allait à l’encontre des idées reçues. L’importance, dans le message chrétien, de la béatitude de la pauvreté ne peut faire aucun doute. C’est par elle que l’évangéliste Matthieu inaugure le grand discours de Jésus sur la montagne, que l’on appelle à juste titre la charte du Royaume de Dieu.

Il ne faudrait pas trop vite rejeter la pratique évangélique de François comme anachronique, sous prétexte qu’elle ne correspondrait pas aux idéaux et aux activités de notre société contemporaine. Nous l’appelons société de consommation parce qu’une bonne part de ses activités consiste à produire et à faire consommer. Chacun veut disposer d’argent qui le rend libre de choisir, dans une économie d’abondance des biens nécessaires ou superflus offerts au plus grand nombre. Ce système économique peut revendiquer des résultats indéniables. Les famines imparables ont disparu. La grande masse a atteint une sécurité d’approvisionnement en biens indispensables. A l’échelon national des sociétés occidentales, l’extrême misère est devenue l’exception, tandis que la sécurité matérielle est garantie par des institutions de secours et de prévoyance qui atteignent presque tous les individus. Néanmoins les disparités de condition entre les personnes engendrent toujours des sentiments de frustration et entretiennent les luttes de classes. La parole de Jésus est encore d’actualité : « des pauvres, il y en aura toujours parmi vous…. ».
Face à ce monde avide de richesses, de confort, de sécurité, la béatitude de la pauvreté semble peu appréciée et l’invitation franciscaine paraît totalement hors de propos. Pourtant nombreux sont dans notre monde super-organisé ceux qui aspirent à un renouveau de simplicité, de désencombrement, de transparence. Beaucoup se rendent compte de l’asphyxie spirituelle à laquelle conduit la surabondance de biens matériels.
Là où les relations humaines sont contrecarrées par l’envie et bloquées par la lutte des classes, on peut devenir plus perméable au message d’Assise qui a montré combien la simplicité, la charité fraternelle, la pauvreté avaient partie liée. Se dépouiller, partager afin de rencontrer des frères, annoncer la paix et se présenter les mains nues, sans revendication sans peur aussi et confiant en l’homme, telles ont été les attitudes de François qui font rêver tous ceux qui aujourd’hui aspirent à une vie humaine plus chaleureuse.

• L’exhortation du pape François

Le pape actuel, qui a choisi le nom de François d’Assise, en pensant aux pauvres d’aujourd’hui et à la paix désirable en ce monde, comme il l’a révélé lui-même aux cardinaux a accordé une place importante au souci des pauvres, dans sa première exhortation apostolique : « La Joie de l’Évangile », dans la partie consacrée à « la dimension sociale de l’Évangile ». Il rappelle que « les pauvres ont une place de choix dans le cœur de Dieu, au point que lui-même s’est fait pauvre… » ( n°197). Il affirme, comme François d’Assise, que « pour l’Église, l’option pour les pauvres est une catégorie théologique, avant d’être culturelle, sociologique, politique ou philosophique… »( n°198). Il demande que l’on porte au pauvre une attention fraternelle et aimante : « le véritable amour est toujours contemplatif, il nous permet de servir l’autre non par nécessité ni par vanité, mais parce qu’il est beau, au-delà des apparences…Le pauvre, quand il est aimé est estimé d’un grand prix… » (n°199). Et encore : « personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches. Ceci est une excuse fréquente dans les milieux académiques, d’entreprises ou professionnels, et même ecclésiaux… » (n°201), et pour conclure cette longue exhortation, il ajoute enfin : « Nous tous, les chrétiens, petits mais forts dans l’amour de Dieu, comme saint François d’Assise, nous sommes appelés à prendre soin de la fragilité du peuple et du monde dans lequel nous vivons. »(n°216). Ces exhortations, très pressantes et très développées suffisent à justifier votre désir d’entendre évoquer saint François d’Assise pour inspirer vos réflexions sur ce thème choisi pour cette année.

• Une économie de la Pauvreté ?

Mais il est une autre aspiration vers la pauvreté franciscaine, qui est le fait de ceux qui dépassent l’horizon national des sociétés occidentales pour découvrir l’extrême dénuement matériel qui règne encore sur certains pays du Tiers-monde où la faim, la maladie, l’insécurité totale devant les fléaux naturels maintiennent des conditions de vie sous-humaines, donc indignes des fils de Dieu. Des voix s’élèvent parmi les chrétiens pour proposer l’inspiration franciscaine comme un moyen d’équilibrer les chances de tous les hommes. Les nations riches sont invitées à modérer leur développement et leur course au progrès matériel, à investir de façon désintéressée chez les peuples les plus défavorisés. Comme cette politique internationale entraînerait indéniablement un ralentissement de la croissance des nantis, on ne peut la proposer que comme un choix délibéré, généreux et fraternel, c’est à dire gouverné par l’amour des autres. D’autres motifs peuvent d’ailleurs s’ajouter pour le retour à une vie plus simple. Cette perspective qui semblait pure utopie lorsque l’occident ne se souciait que de consommer et s’imaginait que l’énergie à bon marché devait être toujours plus abondante, vient de se révéler non plus utopique mais prophétique, car indépendamment des visées humanitaires et fraternelle, la course à la croissance, la consommation déréglée, le gaspillage se sont révélés destructeurs de l’environnement. La nature est malade de l’homme riche.
On se souvient alors du petit pauvre d’Assise qui avançait avec tant de respect de la création dont il savait préserver la beauté et qu’il préférait admirer plutôt que posséder et consommer.

Enfin l’exploitation des richesses naturelles s’est faite jusqu’ici sans se soucier des hommes, de leurs traditions, de leur culture, de leur vie spirituelle. Elle a le plus souvent engendré des affrontements entre nations riches et nations pauvres, tout comme le développement industriel régi par l’idéologie libérale avait engendré la lutte des classes. On se souvient aussi de François qui préférait renoncer à un bien légitime plutôt que de s’affronter à celui qui le convoitait injustement : « Si nous avions des biens, disait-il, il nous faudrait des armes pour les défendre »(3 Comp.n°35). En écho à l’Évangile : « si quelqu’un te demande ton manteau, abandonne-lui aussi ta tunique ». Certains préconisent aujourd’hui d’introduire la notion de « don », en économie, comme Benoît XVI le dit : « Sans la gratuité, on ne parvient même pas à réaliser la justice » car « dans les relations marchandes, le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. C’est une exigence de l’homme de ce temps, mais c’est aussi une exigence de la raison économique elle-même. »

Que pourrait-on proposer sous ce thème d’économie de la pauvreté ? Sinon un nouvel ordre économique mondial, comme l’ont réclamé les quatre derniers papes, depuis Paul VI jusqu’au Pape François. Ce nouvel ordre aurait pour objectif principal une répartition plus juste et plus généreuse des richesses matérielles permettant peu à peu la disparition, chez les plus démunis, d’une pauvreté imposée par le désordre économique, et aliénante pour les personnes. Cela nécessiterait chez les nantis le renoncement, au moins temporaire, à une croissance continue, une sorte de moratoire à l’enrichissement des riches jusqu’à ce que toute la famille humaine puisse vraiment bénéficier des biens destinés à tous. Il ne s’agit surtout pas d’un ralentissement de la recherche scientifique et technologique, encore moins de diminuer les investissements, mais plutôt du souci de ne pas réserver à quelques uns seulement le bénéfice du progrès, ou encore à orienter de préférence la recherche et la mise à disposition dans les domaines les plus utiles au plus grand nombre, par exemple dans le domaine de la santé ou de l’amélioration des relations sociales, supposant le respect des autres, le souci du partage, la recherche des valeurs spirituelles, la volonté de promouvoir la paix en supprimant les causes économiques de rivalités et d’affrontements…. S’agit-il d’une pure utopie ? Mais l’utopie n’est-elle pas indispensable pour faire désirer la conversion des individus et des sociétés et inspirer leur vrai progrès moral ?

Échange de vues

Mgr Philippe Brizard : Mon Père, c’est à l’homme d’Église que je m’adresse. Immédiatement après la mort de saint François, nombre de dirigeants et chefs d’Etat furent marqués par l’esprit franciscain et l’esprit de pauvreté : saint Louis, Roi de France, sainte Agnès de Prague, sainte Elisabeth de Hongrie…

La question que je me pose est la suivante : a-t-on jamais étudié comment ces ’dirigeants », comme on dirait aujourd’hui, sont arrivés à épouser l’esprit de saint François et à être de grands dirigeants ? Comment aujourd’hui on pourrait transposer la question : quelle méthode ou quel cheminement enseigner pour que la spiritualité franciscaine puisse animer des dirigeants chrétiens qui, en outre, pourraient révolutionner l’économie.

Père Luc Mathieu : D’abord, il existe beaucoup d’études sur ces personnages que vous avez évoqués, surtout en ce qui concerne saint Louis ou Ste Elisabeth. Par exemple, on a célébré il y a quatre ans ou cinq ans, je crois, le centenaire de la naissance de sainte Élisabeth. On a fait trois congrès à Paris qui ont été très suivis, et qui ont abordé l’appartenance franciscaine de la sainte.

Cependant, il faut quand même faire attention de ne pas majorer l’importance de l’impact du franciscanisme qui était d’abord un mouvement populaire.

D’abord les personnes que vous avez citées sont quelques individus par rapport à tous les gouvernements de l’époque. Ni les prédécesseurs ni les successeurs de saint Louis n’ont été beaucoup animés par l’esprit franciscain. Même s’ils ont toujours eu beaucoup de respect pour la famille franciscaine, précisément en raison des personnages de leur famille qui en avaient fait partie, comme la Bienheureuse Isabelle de France, sœur de St Louis.

On ne peut pas dire qu’un homme comme Philippe Le Bel, par exemple, ait été très habité par un souci de pauvreté, lui qui était un grand dévalueur de la monnaie. On ne peut pas le dire non plus de ses successeurs. On ne peut pas le dire non plus du roi d’Angleterre de l’époque, ni de l’empereur Frédéric II de Hohenstauffen.

D’ailleurs les personnes que vous citez ne sont pas du même niveau de gouvernance. Saint Louis est un souverain, sainte Elisabeth, une duchesse qui n’a pas exercé le pouvoir, sainte Agnès de Bohème une fille de roi qui avait choisi la virginité et la vie religieuse.

Élisabeth de Hongrie, ainsi que son mari d’ailleurs, margrave de Thuringe qui est mort prématurément, de fait ont été influencés par la pensée franciscaine et ont vécu dans une certaine modestie, cela leur a été d’ailleurs reproché par leur entourage. Dès la mort du Margrave, ses frères ont repris le pouvoir, ont chassé sainte Élisabeth. Alors Élisabeth est restée comme une pauvre, abandonnée, elle s’occupait des malades et des lépreux et elle est décédée à 24 ans ! Mais ça n’a pas changé l’organisation dans le gouvernement lui-même.

Agnès de Prague, c’est la même chose ! Son père, Ottokar 1er, était un monarque puissant assez conquérant, combatif, qui avait répudié sa femme pour en prendre une autre. Ce n’est pas lui qui a décidé qu’Agnès soit religieuse. Au contraire, Il a fait ce qu’il a pu pour la marier à l’empereur d’Allemagne. Il n’a pas réussi, du moins, elle n’a pas voulu. Et si elle est devenue une sainte femme, c’est en-dehors du pouvoir. Son frère cependant, Wenceslas, lui, était assez favorable à l’esprit franciscain. En fait il a gouverné son pays, selon les intérêts de la politique.

Donc il faut faire attention à ne pas généraliser ce qui fut le fait de quelques individus.

Alors : pourquoi ces gens-là ont-ils épousé la cause franciscaine ?
Pour saint Louis, c’est une sainteté personnelle. Il n’est pas seulement franciscain. Saint Louis était éduqué par sa mère qui était très proche des cisterciens et lui-même, avec la naissance des Ordres mendiants, a vu une nouveauté utile pour le royaume et il a toujours balancé entre franciscains et dominicains d’ailleurs, puisqu’il voulait abdiquer, à la majorité de son fils, pour entrer dans l’un des deux ordres.

Il était un roi puissant. C’était le souverain le plus riche de l’Europe, après l’empereur, et donc il a, comme faisaient tous les souverains, beaucoup depensé pour établir les franciscains dans son royaume ainsi que les dominicains. Le grand couvent des Cordeliers a été construit grâce à la générosité de saint Louis.

Mais c’était sa sainteté personnelle. … Je crois que cet homme-là aurait appartenu à n’importe quelle tradition religieuse exigeante. Et, encore une fois, il n’a pas fait école dans la royauté française. Même si beaucoup plus tard Anne de Bretagne a été tertiaire franciscaine, comme beaucoup d’autres souverains. Mais ça ne changeait pas beaucoup leur vie ni leur gouvernement.

Maintenant, c’est vrai que le monde franciscain était dès l’abord foisonnant.
Il faut se rendre compte. La population de l’époque n’était pas du tout comparable à celle d’aujourd’hui. Le monde était plus petit, on n’avait pas encore découvert l’Amérique ni l’Extrême-Orient et donc 40 000 religieux franciscains en Europe, à la fin du XIIIe siècle, c’est à dire soixante ans après la mort de François, cela montrait un réel impact sur la société.
En France, dans les années 1260, il y avait déjà plus de cinquante couvents franciscains et à la fin du siècle, pratiquement toutes les petites villes avaient leur couvent.

J’ai dans mes archives un CD-Rom qui recense tous les établissements entre 1217 et 1792 et ça représente 1 172 établissements du premier Ordre franciscain, rien que pour la France !

Donc, çela explique beaucoup les choses.

Bertrand de Dinechin : J’ai commandé un régiment pendant quelques années et j’ai reçu un jour, pour faire son service militaire, un jeune futur franciscain.

Il était de la région de Provins. Il venait d’une petite communauté qui se trouve dans les environs et il n’avait pas déclaré qu’il était objecteur de conscience au moment où il a été appelé. Auquel cas il aurait peut-être été mis dans un bureau, en tout cas dans un service différent.

Il s’est retrouvé chez moi et je pouvais ou bien le dénoncer, le rendre à la justice militaire ou bien le garder chez moi s’il acceptait de faire son service sans porter une arme. Car il refusait de porter une arme et de tirer un coup de fusil.

On a beaucoup négocié. On l’a mis au magasin du corps où ils ne s’occupaient que de trier les treillis et des tenues.

Alors, la question que je voudrais poser c’est quelle est l’attitude de l’Ordre franciscain vis-à-vis du service militaire, des militaires ? Et comment se sont comportés les franciscains durant la guerre 14-18 ?

Père Luc Mathieu : Pendant l’Ancien Régime, les franciscains, comme d’ailleurs tous les religieux et tous les prêtres, étaient exempts de service militaire. Le droit-canon de l’Eglise leur interdisait le port d’armes. Par contre, il y avait des aumôniers militaires.

Et les franciscains en particulier des Récollets, ont été choisis par Louis XIV comme principaux aumôniers de l’armée. Ils ont donc été aumôniers militaires.

Mais “aumônier”, c’est justement celui qui tâche de mettre un peu de justice et de paix dans un monde de militaires, en assurant les services religieux auprès des soldats.

Pour la guerre de 14-18, c’est un petit peu différent. D’abord, les religieux avaient été expulsés en 1905.. La plupart qui étaient en âge de servir sont revenus des pays étrangers pour entrer dans l’armée parce que c’était la loi générale qui frappait tous les prêtres comme les laïcs.

Bien sûr que ça posait une question puisque le Pape Benoît XV, dès le début de son pontificat avait accordé une espèce de dispense pour tous les prêtres qui auraient été amenés à tuer quelqu’un pendant la guerre. Parce que normalement, cela vaut pour tous les prêtres et pas seulement pour les franciscains, il y a un empêchement canonique. Un prêtre, s’il tue quelqu’un, ne peut plus célébrer la messe, ne peut plus faire de ministère. Il faut qu’il soit absout.

Donc le pape Benoît XV, au début de la guerre de 14 avait donc dispensé les prêtres et ça avait été réitéré à la fin de la guerre quand les prêtres sont rentrés dans leur paroisse, ou les religieux dans leur couvent, on a réitéré cette dispense. On passait l’éponge.

Mais de fait cela posait un problème très grave et ceux qui pouvaient se dispenser de combattre s’en dispensaient. Mais il y avait la loi.
On vit maintenant dans un monde pluraliste où on est contraint de suivre la loi.

Par exemple aujourd’hui, pour la pauvreté… Un franciscain n’est pas libre de payer ou de ne pas payer ses cotisations sociales qui sont énormes ! Ce qui nous oblige nécessairement à trouver des revenus pour payer les cotisations sociales. Nous sommes en plein paradoxe.

Il y a beaucoup de religieux qui ont été témoins de la paix au sein même de la guerre.

Le cas le plus spectaculaire durant la deuxième guerre mondiale, c’est Maximilien Kolbe qui est mort en camp de concentration, ainsi que beaucoup d’autres prêtres et religieux de divers pays d’Europe, qui furent de vrais témoins du Christ.

Le Président : Nous avons deux questions qui sont complémentaires et, si vous le permettez, j’en ai une troisième dans le prolongement.

Nous sommes bien évidemment édifiés par l’esprit franciscain, mais nous avons également le souci d’une action concrète, nous cherchons aussi le côté pratique car nous sommes dans le monde.

Or Mgr Brizard vous a d’abord posé une question qui relève de la gouvernance en quelque sorte : comment l’esprit franciscain peut-il inspirer ceux qui ont des responsabilités gouvernementales ?

Le général Dinechin pose une autre question très pratique elle aussi pour des chrétiens, celle de savoir comment défendre la paix en devenant soldat : est-ce qu’on peut être officier ou simple soldat avec l’esprit franciscain, faire ce métier qui peut être aussi très honorable ?

Enfin, nous sommes Académie d’éducation et, en tant qu’éducateur ayant l’esprit franciscain, j’ai bien entendu que François ne faisait jamais aucun reproche, il se contentait si je puis dire d’accueillir !

Alors, pouvons nous être parents, éducateurs, sans jamais faire de reproches à nos enfants ? Pouvons-nous vraiment être professeurs et ne jamais faire de reproches à nos élèves ?

Je m’interroge finalement sur le côté pratique de cet esprit franciscain et j’imagine mal une éducation sans reproches ; mais peut-être que je me trompe ?

J’aimerais savoir comment vous voyez les choses dans cette perspective.

Père Luc Mathieu : « Sans reproches », c’est beaucoup dire. D’abord François n’a pas été un éducateur d’enfants, mais d’adultes qui voulaient suivre le Christ. On trouve aussi dans les écrits de François des reproches faits aux frères qui ne vivent pas selon la règle, même avec une certaine sévérité puisqu’il prévoit leur renvoi de l’ordre.

Ce que je veux dire, c’est que François n’a pas la prétentiion de donner des leçons.. Ce n’est pas lui qui dit ce qu’il faut faire. Il vit et puis : tâchez d’en faire autant !

Mais il ne condamne pas quelqu’un définitivement.

Bien sûr l’éducation suppose un minimum d’exigences. Il faut montrer aux gens les limites à ne pas franchir. C’est bien évident.

Je pense que là-dessus, il n’y a pas de problèmes.
Pour ce qui concerne le service militaire, Il ne faut pas oublier que, pendant plusieurs siècles, les laïcs qui appartenaient à la famille franciscaine n’avaient pas le droit de porter les armes.

Cela a été une des causes de la cessation des combats entre les villes, en Europe. Parce que les milices municipales étaient composées d’habitants et beaucoup parmi eux appartenaient au tiers-ordre franciscain (ou dominicain par la suite) et donc avaient pris l’engagement de ne pas porter les armes.
Mais à l’époque il n’y avait pas de loi générale sur le service militaire. On ne l’a connue qu’ avec la république. Mais pendant tout l’Ancien Régime les religieux et les clercs éaient dispenses du service des armes.
Alors maintenant, on est évidemment dans des situations impossibles.

Jean-Marie Schmitz : Ma question est factuelle : que sont aujourd’hui les Franciscains ? Y a-t-il toujours parmi eux des laïcs et des clercs ? Vous nous avez dit que les Franciscains avaient été détournés de leur vocation initiale par les clercs ; pour un ordre religieux, c’est un peu surprenant !

Père Luc Mathieu : L’ordre franciscain comporte trois branches actuellement.

Ce qu’on appelle “le premier Ordre”, l’Ordre apostolique recouvre trois branches distinctes.

Il y a donc trois branches qui sont les franciscains Conventuels, les franciscains Observants et les franciscains Capucins. Ce sont des noms qui correspondent à des séparations, faites à l’occasion de réformes, tout au long de l’histoire.

Les trois branches réunies doivent actuellement faire à peu près 27 000 personnes.

Les franciscains Observants, nous sommes 13 000, les Capucins sont 9 à 10 000 et les Conventuels sont 5 000.

Non, nous se sommes pas les plus nombreux. Comme nous sommes trois branches, nous sommes trois entités parallèles.

Les plus nombreux des religieux sont les Salésiens, aujourd’hui. Les Salésiens sont plus de 25 000. Ensuite ce sont les jésuites, et après les franciscains.

Donc les trois branches de l’Ordre franciscain, réunies font au plus 27 000 personnes

Là-dessus, un tiers ne sont pas prêtres.

Je ne dis pas que les clercs ont intentionnellement détourné l’Ordre de sa vocation primitive. Mais François qui était d’abord un laïcs n’avait pas prévu de fonder un ordre de clercs, mais il fut contraint de devenir clerc pour pouvor prêcher au peuple. Et son Ordre a accueilli des clercs, de plus en plus nombreux, jusqu’à devenir majoritaires. L’Eglise a alors imposé à l’Ordre franciscain de se comporter comme un Ordre clérical, avec l’obligation de faire des études de théologie pour les clercs.

Mais actuellement, il n’y a plus la distinction qui a existé par exagération ou parce qu’on a copié les ordres monastiques entre ce qu’on appelait les frères convers et les frères clercs. Actuellement il y a des Frères laïcs et des Frères prêtres qui ont les mêmes obligations, la même dignité, éventuellement les mêmes travaux sauf les ministères sacramentels.

Alors il y a toujours une revendication de l’Ordre franciscain auprès de la papauté. Nos frères laïcs ne peuvent pas être les Supérieurs majeurs, et depuis le XIVe siècle, chaque chapître général est l’occasion d’une protestation. Nous écrivons au Saint-Siège pour redemander, une fois de plus, que nos Frères laïcs puissent à leur tour remplir toutes les charges, y compris de supérieurs, mais Rome supporte mal l’idée que des prêtres puissent être commandés par des laïcs.

Quand je suis rentré dans l’ordre, en 1944, les frères laïcs ne pouvaient même pas être gardiens de couvent, ni conseillers provinciaux. Maintenant ils peuvent être gardiens de couvent ou conseillers provinciaux mais ils ne peuvent pas être vicaire provincial ni ministre provincial, car ce sont des charges de prélats majeurs.

Jean-Marie Schmitz : Vous parlez de 1er ordre, il y en donc d’autres ?

Père Luc Mathieu : Ce qu’on appelle “le deuxième Ordre”, ce sont les clarisses, fondé par Claire d’Assise, le “troisième Ordre” ce sont les fraternités laïques dans le monde, un mouvement spirituel qui porte un autre nom maintenant. En France, on les appelle les fraternités séculières de saint François, mais qui sont aujourd’hui indépendantes de l’Ordre franciscain., mais unies à lui spirituellement.

Alors cela représente environ 300 000 personnes dans le monde.
Les clarisses actuellement sont à peu près 15 000. Et les tiers-ordres réguliers sont les religieuses apostoliques, appelées franciscaines et qui ne sont pas cloîtrées. Cela représente aujourd’hui pas loin de 130 000 personnes, pour plus de 200 instituts différents.

Cependant, malgré ces chiffres, il ne faut pas vous faire d’illusions. Nous sommes en pleine d actuellement, surtout pour les pays occidentaux.
Pour la France, nous avons été 900 pour ma branche, les franciscains Frères mineurs, et autant de Capucins, entre les années 1939-1955, actuellement, nous sommes respectivement 180 et 170, pour ces deux ordres, plus quelques dizaines de franciscains conventuels.

Séance du 11 décembre 2014