par Emmanuel Gabellieri, Dirigeant du CRESO, Centre de Recherches en Entrepreneuriat Social
Marie-Joëlle Guillaume : Avant de présenter notre conférencier, le Pr Emmanuel Gabellieri, que je remercie vivement d’être parmi nous, j’aimerais évoquer en quelques mots la cohérence de notre thème d’année, et la manière dont il s’inscrit dans le prolongement de l’année académique qui vient de s’écouler.
Nous sommes la civilisation de l’Incarnation, avec un I majuscule, c’est-à-dire celle du Verbe de Dieu. Et partant, nous sommes aussi la civilisation de la dignité du corps, de la transcendance de l’esprit et du destin d’éternité de l’âme. La crise actuelle de la pensée occidentale est très profonde, nous nous trouvons face à une chape d’obscurité qui tombe et nous enveloppe, tandis qu’une ivresse matérialiste, fondée sur le désir illimité, l’idolâtrie de la technologie et l’esclavage de l’argent, heurte de plein fouet les droits de la personne – ces droits de la personne que notre héritage chrétien nous a appris à chérir, à respecter et à promouvoir, particulièrement dans l’attention aux plus faibles.
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Pendant l’année 2018-2019, sur le thème « Dépasser l’humain ? », nous nous sommes interrogés pour savoir où les nouvelles technologies pourraient nous entraîner. La qualité des communications que nous avons entendues et la rigueur de leur réflexion fondamentale ont attiré notre attention sur les dangers potentiels. Elles nous permettent de mesurer d’autant mieux l’abîme de négation de l’humble dignité de l’humain qu’illustrent les débats assez délirants auxquels donne lieu actuellement l’examen de la loi de bioéthique au Parlement. C’est donc dans le prolongement de nos travaux sur « Dépasser l’humain ? » que nous avons souhaité réfléchir cette année sur le thème « Enracinement et bien commun ». En effet, nous nous sommes aperçus qu’il s’agissait moins, dans le nouveau paradigme technologique, de dépasser l’humain que de le remplacer. Pour nous, il est donc très important d’ancrer l’humain dans ce qui lui permet d’être pleinement lui-même, libre et responsable. La notion d’enracinement, qui s’oppose à celle de l’homme sans liens de la société consumériste, l’homme sans qualités particulières, cette notion est inséparable de notre incarnation. Nous avons donc souhaité inventorier les multiples éléments nécessaires à cette incarnation.
Comme tout commence par la philosophie – il y a d’ailleurs un certain nombre de philosophes dans cette assemblée -, nous avons pensé à Simone Weil, et nous avons souhaité confier ce sujet au Professeur Gabellieri. Pourquoi Simone Weil, et pourquoi le Professeur Gabellieri ? Pourquoi Simone Weil, notre invité vous l’expliquera beaucoup mieux que moi, puisqu’il est un spécialiste éminent de sa pensée. Permettez-moi simplement de citer deux phrases de Gustave Thibon, qui a accueilli Simone Weil pendant la guerre à Saint-Marcel d’Ardèche et qui a rédigé une très belle préface à La pesanteur et la grâce, recueil de textes publié en 1947. En 1947, Thibon déclare que l’œuvre de Simone Weil est « lumière pour l’esprit et nourriture pour l’âme », et il parle d’une lumière intemporelle et universelle. En 1990, à l’occasion de la réédition de La pesanteur et la grâce, Gustave Thibon ajoute quelques lignes à la fin de sa préface. Sa dernière phrase est celle-ci : « Ce livre apparaît de plus en plus comme un message d’éternité, adressé à l’homme éternel, ce ‘’néant capable de Dieu’’ [c’est la formule de Bérulle !], esclave de la pesanteur, et libéré par la grâce. » Vous comprenez pourquoi il était si important de solliciter cette grande âme qu’est Simone Weil au point de départ de notre réflexion.
Pourquoi confier ce point de départ au Pr Gabellieri ? Parce que vous êtes, Monsieur, l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Simone Weil, vos livres en témoignent. Permettez-moi de dire aussi quelques mots de votre parcours. Vous avez été agrégé de philosophie en 1987, et c’est en 1997 que vous êtes devenu Docteur ès lettres, habilité à diriger des recherches à l’Université de Nice. Depuis 1998, vous êtes Professeur à la Faculté de philosophie de l’Université catholique de Lyon, et vous en avez été le Doyen de 2005 à 2014. Vous êtes Professeur invité à l’Université grégorienne, à Rome, et à l’Université de Perugia. Vous êtes membre de l’Académie catholique de France depuis 2016, directeur du Centre de recherches en entreprenariat social, le CRESO, depuis 2015, et depuis 2016, Vice-recteur chargé de recherches à l’UCLy, l’Université catholique de Lyon. Un mot de vos ouvrages : vous m’avez confié que vous aimeriez que j’insiste sur deux livres qui vous sont particulièrement chers : Penser le travail avec Simone Weil, que vous avez publié aux éditions Nouvelle cité en 2017, et Être et don. Simone Weil et la philosophie, édité à la Bibliothèque philosophique, chez Peeters à Louvain en 2003. Cher Monsieur le Professeur, nous sommes maintenant très heureux de vous entendre à propos de la pensée de cette grande dame, qui, je crois, nous éclairera beaucoup.
Emmanuel Gabellieri : Merci pour cette invitation qui m’honore particulièrement dans le cadre du programme qui m’a été communiqué, mais une invitation qui honore d’abord la figure, la pensée et l’œuvre de Simone Weil. J’étais très heureux que vous citiez Gustave Thibon à l’instant, parce que – ce serait l’objet d’une autre conférence si un jour l’occasion m’est donnée – c’est par Gustave Thibon que je suis arrivé moi-même à Simone Weil. Quand j’étais jeune étudiant à Nice, nous accueillions Gustave Thibon à Nice dans les cercles étudiants dans lesquels j’étais, et d’avoir souvent conversé avec Gustave Thibon, qui est co-responsable avec moi, par exemple, de la notice qui a été faite sur Simone Weil dans l’Encyclopédie universelle des PUF, ce fut pour moi un moment important de mon itinéraire. Si j’en avais le temps, je pourrais parler autant de Gustave Thibon que de Simone Weil, mais ce soir ce sera Simone Weil.
J’ai pensé que pour introduire mon propos, je pourrais commencer par certaines considérations sur la réception inégale et contrastée de Simone Weil jusqu’à aujourd’hui. Cette réception inégale et contrastée est un fait avéré dans le grand public. Si l’on se situe dans la culture française et européenne, mais tout particulièrement en France, il n’est pas rare de créer des quiproquos quand on parle de Simone Weil. Ce ne serait pas inquiétant s’il ne s’agissait que de phonétique ; cela l’est davantage quand on se rend compte, comme cela m’arrive assez souvent, que les interlocuteurs avec lesquels je parle ne savent pas qu’il y a « deux » Simone V/Weil. Et dans ce cas, évidemment, celle qu’ils ignorent, c’est la philosophe, c’est pourquoi je parle d’une réception inégale et contrastée. Mais ceci est vrai aussi au plan universitaire et académique, ce qui peut paraître plus surprenant : il n’est pas rare non plus que des collègues – certes, en général, appartenant à d’autres disciplines que la philosophie – ignorent qui est Simone Weil. Quant aux académiciens et aux philosophes, j’en rencontre régulièrement qui me disent par exemple : « Mais qu’a-t-elle donc écrit en dehors de La pesanteur et la grâce, L’enracinement, Attente de Dieu, ouvrages qui ne sont quand même pas des « sommes » comme la Critique de la raison pure de Kant, L’Encyclopédie de Hegel ou Être et temps de Heidegger… ? ». Désormais, je m’amuse à leur répondre doctement, ce que je ne pouvais pas faire quand je rédigeais ma thèse il y a vingt-cinq ans, que Simone Weil a écrit tout de même, si je me réfère aux Œuvres complètes en cours de publication chez Gallimard, l’équivalent de seize volumes de quatre cents pages, dans les Œuvres complètes qui ne sont pas encore achevées aujourd’hui. Et, une fois la première surprise passée, quand on a dit cela à des personnes qui savent qu’elle est morte à trente-quatre ans, on voit certains s’interroger : ‘’mais comment a-t-elle pu faire, a-t-elle eu plusieurs vies et réincarnations… ?’’. Je leur révèle alors l’autre surprise : c’est que Simone Weil « n’a jamais écrit », ni La pesanteur et la grâce, ni Attente de Dieu, ni La condition ouvrière. Pour ne prendre en effet que ces titres les plus connus, devenus les best-sellers que nous savons, ce sont des recueils posthumes que Simone Weil n’a évidemment pas composés ainsi, qui n’ont pas été faits par elle avec ces titres. Or j’ai découvert par exemple il y a encore quatre ans à l’Académie des Sciences morales et politiques, où j’étais invité par Chantal Delsol pour faire une conférence sur Simone Weil, que de grands académiciens ne savent pas ces choses-là. Encore aujourd’hui.
On pourrait d’ailleurs prolonger ces remarques sur d’autres plans, comme celui des travaux universitaires sur Simone Weil. Quand j’ai décidé, il y a presque trente ans maintenant, d’engager un doctorat ès lettres sur elle, qui a donné ce livre, Être et don. Simone Weil et la philosophie, paru à Louvain (je n’ai pas réussi à l’époque à trouver un éditeur en France), mon professeur à l’université de Nice, Dominique Janicaud, m’avait dit : « Je suis prêt à t’accompagner, parce que ce que tu fais est vraiment intéressant, innovant, ça n’a jamais été fait, etc., mais il faut que tu saches qu’une thèse sur Simone Weil ne t’ouvrira aucun poste à l’université ». En quoi il avait raison pour l’Université publique : je n’ai pas réussi à avoir de poste à la suite de ma thèse ; mais c’est ainsi que je me suis retrouvé à l’Université catholique de Lyon après quelques années, et ma foi j’y ai gagné une liberté de recherche que je n’aurais peut-être pas eue en Université d’État. Cela étant, il y a une progression dans la reconnaissance de l’œuvre de Simone Weil aujourd’hui, vous savez peut-être qu’elle entre pour la première fois cette année dans la liste officielle des auteurs de philosophie au baccalauréat, donc elle peut être désormais enseignée en Terminale, davantage qu’hier. De même, le centenaire de sa naissance en 2009 a donné lieu à beaucoup de collectifs et de colloques qui ont développé une nouvelle réception proprement philosophique de l’œuvre de Simone Weil. Il y a eu aussi le Cahier de L’Herne « Simone Weil », qui est un peu une consécration dans l’édition française et que j’ai été tout heureux de coordonner ces dernières années. Mais je constate quand même encore aujourd’hui qu’elle est plus travaillée au plan universitaire, globalement, à l’étranger qu’en France. Je suis invité dans le monde entier pour Simone Weil, beaucoup plus que dans l’université française.
Comme je l’ai dit à Marie-Joëlle Guillaume, cette invitation m’a rappelé celle de l’Académie des Sciences morales et politiques il y a maintenant quatre ans, où le thème était l’enracinement, mais lié à la dimension religieuse et mystique de la pensée de Simone Weil. Là, étant donnée la thématique que vous avez choisie pour cette année – Enracinement et bien commun -, je vais essayer d’accentuer mon propos à partir de ce dernier concept. Voir ce que peut nous dire Simone Weil, à la lumière de certains traits de notre post-modernité que vous avez rappelés, l’homme sans liens de la société liquide, l’individualisme contemporain, mais aussi cette situation culturelle et géopolitique qui est la nôtre, avec notamment la tension entre enracinement et mondialisation.
Pour suggérer ce que sa pensée peut nous apporter dans le contexte actuel, je proposerai une démarche en deux temps principaux. Dans un premier temps, situer le sens et le contexte de cette notion dans l’œuvre de Simone Weil, et ensuite développer quelques dimensions de cette philosophie de l’enracinement, qui est une philosophie du bien commun donnant à penser une philosophie des milieux de vie qui sont nécessaires à l’homme pour s’épanouir, et une philosophie de l’inspiration qui doit nourrir ce bien commun.
Je commence par quelques considérations sur le titre, L’enracinement, qui est un des titres les plus connus de l’œuvre de Simone Weil, mais qui n’est pas, comme je le suggérais tout à l’heure, le titre originel du texte qui porte aujourd’hui ce nom. Ce titre originel, qui a été remis en sous-titre, mais seulement en sous-titre, dans les rééditions critiques récentes, est en effet le suivant : Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Évidemment, quand les éditeurs, comme Albert Camus, après la guerre, ont vu ce titre, et parcouru un « Prélude » de 350-400 pages, ils se sont dit que c’était compliqué de vendre un Prélude de ce type, et ce titre n’étant pas très vendeur, ils ont choisi le titre Enracinement, qui pouvait apparaître comme une des sous-parties, mais qui n’était évidemment pas un titre que Simone Weil avait pu négocier avec un éditeur. Ce fait a occasionné, dans les années d’après-guerre, des préventions et des contre-sens qui perdurent encore aujourd’hui. Leur point commun est, pour certains esprits, d’avoir considéré qu’un titre comme L’enracinement devait nécessairement être l’expression d’une sorte de conservatisme politique, ou pire de sacralisation païenne du sol, à travers une inspiration pouvant aller dans la pensée contemporaine, disons de Barrès à Heidegger, pour prendre un large éventail historique. De cette incompréhension, je vais vous donner deux exemples notables, parce que je les rencontre encore très souvent comme philosophe dans des colloques ou conversations.
Le premier exemple n’est pas des moindres, puisqu’il s’agit du jugement d’Emmanuel Levinas dans son fameux article de 1952 « Simone Weil contre la Bible », qui a été écrit trois ans seulement après la publication de L’enracinement après la guerre. Dans cet article, Levinas voulait d’abord stigmatiser le rejet par Simone Weil de l’Ancien Testament. Une affaire qui mériterait une conférence à elle seule . Je dis ici très rapidement de quoi il est question. Effectivement, un des problèmes de Simone Weil lorsqu’elle découvre la tradition judéo-chrétienne dans laquelle elle n’a pas du tout été élevée ni éduquée, et qu’elle jette son regard critique sur cette tradition, c’est d’être scandalisée par les livres de l’Ancien Testament : ils lui apparaissent comme les livres d’un Dieu guerrier qui prône la guerre sainte, le massacre des infidèles, etc… Sa conclusion est que cela ne peut pas être le vrai Dieu, d’où son rejet des livres historiques de l’Ancien Testament, rejet dont il faut savoir qu’il a été nourri par ses maîtres, notamment le philosophe Alain, qui opposait, dans la ligne philosophique allant de Spinoza à Hegel, la religion « de violence » du judaïsme et la religion « d’amour » du christianisme. N’ayant aucune culture théologique, S.Weil lisait ainsi littéralement l’Ancien Testament. Lisant le livre de Josué, elle alignait les milliers de morts qu’il y avait à chaque page, et concluait : « Cela ne peut pas être le vrai Dieu, il y a plus de vrai Dieu dans la Baghavad Gîtâ par exemple, que dans l’Ancien Testament ». Je rappelle cela car ensuite, après avoir réglé son compte, si l’on peut dire, à Simone Weil lectrice de l’Ancien Testament, Levinas voit l’enracinement weilien comme le signe d’un paganisme qui donnerait le sens, chez Simone Weil, de ce rejet de l’inspiration biblique. D’où des formules comme celle-ci, sous la plume de Lévinas : « Le paganisme, c’est l’enracinement, là où à l’inverse l’Écriture, c’est la substitution de la lettre au sol, l’esprit est libre dans la lettre, et il est enchaîné dans la racine. Le paganisme, c’est l’esprit local, le nationalisme dans ce qu’il a de cruel et d’impitoyable. » Je laisse de côté le fait qu’un tel clivage procède comme si le paganisme et le judéo-christianisme devenaient deux blocs opposés et absolument étanches. Or cela contredit l’existence de ce que le Cardinal Daniélou, par exemple, à la suite de la tradition juive et chrétienne, appelait « les saints païens de l’Ancien Testament » ; cela omet aussi la théologie des « semences du Verbe », comme l’a rappelé par exemple le Concile Vatican II. Certes, on peut comprendre qu’un penseur comme Levinas ait pu être arrêté, et en partie trompé, dans les années d’après-guerre, par un titre, L’enracinement, qui lui paraissait réactiver des schèmes ultra-nationalistes et païens. Pour quelqu’un qui sortait de la Shoah, on voit ce qu’un terme comme celui-là pouvait faire craindre. Nous savons qu’ensuite Emmanuel Levinas a admiré l’œuvre de Simone Weil, après les années soixante, (notamment dans des échanges avec MiklosVetö, pour ceux qui connaissent son œuvre). Une admiration qui n’est pas restée néanmoins sans réserves, puisque selon une phrase rapportée par Wladimir Rabbi, Levinas a dit : « Simone Weil a tout compris, sauf la Bible ». Admiration, réserves… Il reste que ce texte de Levinas, que j’ai cité, continue d’être réédité et lu, par tous, sans que le tir ait vraiment été corrigé quant à la mécompréhension de L’enracinement de Simone Weil. C’est pourquoi j’ai été heureux, il y a quatre ans, de pouvoir dire ce que je vais développer à nouveau devant vous ce soir, devant le Grand rabbin Haïm Korsia, lors de la séance à l’Académie des Sciences morales et politiques, ce qui occasionna ensuite une discussion très intéressante .
Je prends un deuxième exemple parallèle au premier, mais qui renvoie à un autre plan, celui de la lecture politique commune à des auteurs d’extrême gauche dans les années soixante-dix, comme Philippe Dujardin ou Paul Giniewski . Selon cette lecture, L’enracinement écrit à Londres était non seulement la preuve chez Simone Weil d’une évolution conservatrice et réactionnaire, en rupture totale avec sa période révolutionnaire des années trente, mais aussi le signe évident d’une adhésion aux thèses de la révolution nationale du régime de Vichy, renouant, je cite, « avec les formules du nationalisme et du néo-traditionalisme du XIXe siècle, de Renan à Barrès, et les doctrines de la contre-révolution ». Cette lecture formulée dans l’ambiance des années soixante-dix, dominée par le marxisme, commet la triple erreur de gommer la continuité d’inspiration de Simone Weil des années trente aux années quarante (on va y revenir dans un instant), ensuite de gommer le rejet du régime de Vichy par Simone Weil (à commencer par sa fameuse lettre à Xavier Vallat où elle récuse sa radiation de l’enseignement pour la raison qu’elle est juive), et enfin d’être aveugle à la dimension anthropologique et métaphysique de sa pensée, en voulant la réduire à une situation politique datée.
Il nous faut donc passer sur ces incompréhensions, qui de fait ont souvent été dues à un titre qui n’était pas contextualisé, compris avec l’inspiration qui était celle de Simone Weil. Et pour bien comprendre cette inspiration, il faut se référer au vrai titre initial de L’enracinement : « Prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain ». Il est donc de première importance de comprendre le lien que Simone Weil opérait entre cette formule et le concept d’enracinement, qu’il ne s’agit évidemment pas d’éliminer, mais dont il faut saisir le sens à la lumière d’un contexte plus vaste.
Pour cela, il faut d’abord se référer à la cause occasionnelle de ce texte que nous connaissons sous le titre L’enracinement, laquelle renvoie à d’autres textes parallèles écrits simultanément à Londres, comme l’Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, ou bien La personne et le sacré. Ces titres suffisent à faire éclater l’universalisme dont ces textes sont porteurs, que Levinas n’avait pas du tout perçu en 1949. Le contexte est en effet celui de l’effervescence à la fois intellectuelle et politique avec laquelle les services de la France libre, regroupés autour du Général de Gaulle à Londres, voulaient préparer pour la Libération une nouvelle Déclaration des droits de l’homme, dont l’accent antitotalitaire réorienterait la Déclaration de 1789, jugée trop individualiste et bourgeoise. Un des inspirateurs de cette démarche était notamment Jacques Maritain. Mais il est resté à New York, il n’a pas voulu rejoindre le Général de Gaulle à Londres, si bien qu’au lieu de Jacques Maritain, le Général de Gaulle a vu arriver Simone Weil. Ce n’était pas un cadeau, si je puis dire, étant donné son caractère ingouvernable de façon générale, et en particulier par rapport au mouvement gaulliste. Or, la grande différence, qui apparaît très vite quand Simone Weil arrive à Londres, c’est qu’elle juge que le vocabulaire des « droits » de l’homme que les penseurs réunis avec de Gaulle veulent reprendre, n’est pas le bon, qu’il n’est pas assez en rupture avec la déclaration de 1789. Car ce vocabulaire, à ses yeux, centre presque inévitablement l’humain sur les revendications de l’individu, au lieu de le centrer sur ce qu’elle propose, à l’inverse, d’appeler « l’obligation envers autrui ». C’est pourquoi, à ce moment-là, elle est critique même à l’égard de Jacques Maritain dans ses textes.
Mais pour comprendre le lien qu’elle opère entre la notion d’obligation et celle d’enracinement, il faut élargir le seul contexte de Londres en 1943 et articuler la pensée finale de Simone Weil avec l’inspiration qui a été la sienne depuis le début des années trente et même avant. C’est pour cela que je vous ai remis, au début de mon exposé, quelques textes qui renvoient même à ses textes de jeunesse, j’y arrive dans un instant.
On peut partir d’abord d’une formule, par laquelle Simone Weil a relié elle-même son manuscrit inachevé de Londres à un autre texte majeur qu’elle a écrit dans les années trente : cette formule est celle qu’elle utilise dans une des toutes dernières lettres à ses parents avant de mourir, lorsqu’elle leur annonce le 22 mai 1943 qu’elle est en train d’écrire « un second grand-œuvre ». Cette formule « second grand-œuvre », c’est une allusion directe à son essai de 1934, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale, qui effectivement est son premier chef d’œuvre, et qu’elle a elle-même appelé son « grand-œuvre » à la fin des années trente. Ce texte, par lequel Simone Weil voulait reprendre et dépasser à la fois Rousseau et Marx, a été achevé juste avant son entrée en usine en 1934, et il marque une étape décisive dans son itinéraire intellectuel. Il ne m’est pas possible ici d’en résumer le contenu, je ne peux que recommander, à ceux qui souhaitent comprendre la continuité de l’inspiration de Simone Weil, d’aller consulter ce texte des années trente, et de voir le parallèle, et en même temps l’élévation de sens qu’il va y avoir d’un texte à l’autre (selon la formule que Simone Weil a utilisée dans ses lettres au Père Perrin où elle déclare : « quoique j’aie eu souvent l’impression de franchir plusieurs seuils, cela a été sans jamais changer de direction ». Formule très parlante pour exprimer la continuité de l’inspiration qui a été la sienne. Si l’on compare les deux textes, on ne peut qu’être frappé par l’ordre similaire de pensée qui les structure. Car dans les deux cas, il s’agit d’abord pour Simone Weil de définir les besoins de l’homme, l’idéal social qu’il faudrait viser pour les satisfaire. Puis d’analyser les formes de mal qui s’opposent à ces besoins et à cet idéal. Et enfin de chercher à définir la méthode d’action permettant d’incarner cet idéal dans l’histoire et les circonstances présentes. Ce sera constamment la méthode de réflexion de Simone Weil, du début des années trente jusqu’à sa mort. Ce qui diffère entre les deux textes, c’est simplement la distribution et l’accentuation des trois moments. L’essai de 1934 commence par l’analyse du mal, ce qu’elle appelle « l’analyse de l’oppression » dans le texte, et elle analyse de fausses solutions pour y remédier : c’est là où nous avons la première critique radicale du marxisme sous la plume de Simone Weil. Ensuite, l’essai se prolonge par ce qu’elle appelle le « tableau théorique d’une société libre », auquel correspondraient dans L’enracinement les « besoins de l’homme ». Puis il s’achève par une esquisse de la vie sociale contemporaine visant à conclure sur l’action, possible ou impossible en son sein, pour réaliser l’idéal. Par rapport à cette distribution, si l’on se réfère au manuscrit de L’enracinement, on voit que les deux premiers temps sont inversés. La réflexion part en effet de la définition des besoins de l’âme, du positif si je puis dire, puis elle continue avec l’analyse des différentes formes de déracinement, donc l’analyse du mal, de l’oppression. C’est ensuite qu’arrive le développement du quinzième besoin de l’âme, que Simone Weil désigne sous le terme d’enracinement. C’est un immense développement, que Simone Weil n’avait sans doute pas prévu au départ, mais qui jaillit parce qu’elle sent qu’elle arrive à la fin de sa vie, et qu’il faut que « tout sorte d’un bloc », comme elle l’écrit dans ses lettres à Maurice Schumann. C’est ainsi que nous avons cet immense développement sur la philosophie sociale et la méthode d’action à mettre en œuvre pour incarner dans la civilisation présente les valeurs éternelles de l’esprit. Si on synthétise ce qui est en jeu d’un texte à l’autre, il s’agit, dans les termes repris à Marx en 1934, de relier le désir de la liberté propre à l’homme et ses « conditions d’existence », concept qui vient du matérialisme historique, et dans les termes repris à Platon en 1943, de faire descendre l’ordre du « bien » dans celui de la « nécessité ». Là, ce sont les catégories platoniciennes qui sont finalement mobilisées.
À l’intérieur de ce parallèle, il y a une première chose qui s’éclaire en profondeur quand on lit en continu Simone Weil, c’est l’importance pour elle de la philosophie du travail, depuis les années trente jusqu’à la fin. En effet, le travail est pour Simone Weil l’expérience humaine la plus quotidienne, la plus incarnée, où devrait pouvoir se réaliser l’équilibre entre le monde et l’homme, entre la nécessité et la liberté, entre l’action et la contemplation. Si nous en avions le temps (et comme nous ne l’aurons pas, je renvoie ici à mon livre Penser le travail avec Simone Weil paru chez Nouvelle cité), on montrerait qu’il y a une pensée du travail chez Simone Weil qui obéit à deux lignes principales : l’une philosophique, qui commence quand elle a dix-sept ans, qui veut montrer que le travail est la médiation la plus forte entre toutes les dimensions du réel, entre le corps et l’âme, entre la matière et l’esprit, entre l’homme et le monde, entre l’homme et autrui, entre l’homme et Dieu, (dernière dimension qui va surgir à partir de la fin des années trente). L’autre ligne serait proprement spirituelle et théologique, c’est l’idée que le travail est une participation à la création, à l’incarnation, à la Passion, à la mort et à la résurrection du Christ (sauf que la résurrection ne nous appartient pas, elle est toujours implicite dans la théologie de Simone Weil, qui ne veut qu’obéir à l’amour du Christ, et non désirer son salut d’une manière qui pourrait être encore égocentrée). Par manque de temps, je soulignerai seulement ici l’importance de l’idée d’unité entre travail et contemplation, qui va nous rapprocher du concept d’enracinement, mais qui peut d’abord éclairer un débat encore trop souvent fréquent chez les lecteurs et les spécialistes de Simone Weil, sur la question du centre de gravité de sa pensée. En effet, ce centre, est-ce la religion et la mystique ? Mais alors, si l’on répond ainsi, on laisse de côté, ou on risque de laisser de côté, toute la pensée et l’œuvre antérieure à 1940, et on ne peut pas comprendre non plus que la question sociale et politique reste tout aussi décisive pour Simone Weil que la question religieuse et mystique jusqu’à la fin, jusqu’à sa mort. Est-ce que ce centre de gravité, c’est la « philosophie du travail », comme le dit mon collègue Robert Chevalier, qui a intitulé ainsi sa thèse sur Simone Weil , ou bien est-ce que c’est l’engagement et la pensée politique ? Mais alors, ceux qui disent cela vont laisser de côté, ou secondariser, la dimension métaphysique, religieuse et mystique de la pensée de Simone Weil. Eh bien, la réponse à ce débat est donnée par Simone Weil elle-même, qui constamment montre que le centre de gravité de sa pensée, ce n’est pas le travail, ni la question politique, ni la question religieuse ou mystique, mais c’est très exactement – comme elle ne cesse de le répéter dans d’innombrables textes – le lien entre toutes ces dimensions. Et si l’on veut synthétiser ce lien, la première manière de le dire et de le faire, c’est de souligner l’insistance mise sur l’unité entre travail et contemplation, action et contemplation, que j’ai souhaité indiquer à travers trois références données en haut de la feuille qui vous a été distribuée. Il y a d’abord cette phrase admirable de Simone Weil à dix-sept ans, dans la classe de Alain, lorsqu’elle lui rend sa première dissertation sur le beau et le bien, et qu’elle écrit cette formule souveraine : « L’homme vit de trois manières, en pensant, en contemplant, en agissant, et en tant que quelque chose dans l’univers répond à ces trois manières, il a les idées du vrai, du beau et du bien. » Puis, à dix-neuf ans, en 1928, elle a cette formule : « Travail et contemplation sont les deux pôles de la pensée », et elle ajoute : « autrement dit travail et religion », alors qu’elle n’a pas encore de démarche religieuse à cette époque. Mais elle sent déjà que la religion est à comprendre comme un prolongement de cette affirmation d’un primat de la contemplation sur le travail, surtout si celui-ci était absolutisé comme la seule valeur de l’esprit humain. Vous avez ensuite cette formule que l’on retrouve en exergue du Journal d’usine en 1934 dans La condition ouvrière : « Que pour chacun, son propre travail soit un objet de contemplation. » C’était la formule par laquelle elle voulait humaniser le travail prolétarien, le sortir de l’aliénation industrielle. Une formule qui donne déjà en 1934 la clé de la « civilisation du travail » qu’elle va développer neuf ans plus tard dans L’enracinement. Donc on voit mieux, à partir de là, le sens du « grand-œuvre » dont elle parle à ses parents en 1943, trois mois avant sa mort. Il est très frappant de constater que Simone Weil applique cette expression, non pas à ses textes religieux et mystiques, que l’on pourrait considérer spontanément comme le sommet de son œuvre, mais aux textes qui cherchent à inventer et définir une méthode pour incarner les valeurs de l’esprit dans la totalité de la question sociale. Car c’est cela, le « génie » à mettre en œuvre, pour elle, à un moment de l’histoire, si on est un philosophe qui se préoccupe d’unir les valeurs transcendantes de l’esprit et la condition humaine. Et c’est là vraiment le génie propre de Simone Weil.
Nous sommes ainsi conduits à la suite de notre propos, car, comme elle l’écrit en 1934, opérer cette articulation entre les racines du ciel et celles de la terre, on ne peut le faire qu’en fonction d’une échelle des valeurs conçues en dehors du temps, de sorte que l’idée d’une liberté parfaite et d’une réalisation absolue de l’esprit doit être en quelque sorte la boussole qui, référée aux circonstances historiques dans lesquelles on se trouve, doit permettre de créer à chaque fois la civilisation que le moment présent appelle et permet. C’est pourquoi la dernière phrase de l’essai de 1934 est magnifique, où elle écrit que pour échapper à la contagion de la folie et du vertige collectif (elle voit déjà que l’Europe se précipite vers la guerre), il faut renouer pour son propre compte, par dessus « l’idole sociale », « le pacte originel de l’esprit avec l’univers ». Car cette référence à la contemplation de valeurs éternelles et à un pacte de l’esprit avec l’univers (prophétique, si l’on pense aujourd’hui à l’encyclique Laudato Si’ par exemple), se retrouvera ensuite dans ce qui est sans doute la toute première définition de l’enracinement, en janvier 1941 dans les Cahiers de Marseille. Il est important de préciser cette date, parce qu’elle se situe avant sa rencontre avec Gustave Thibon ; cela veut donc dire que l’idée d’enracinement ne lui est pas venue de Thibon, même si ses échanges avec lui ont pu la confirmer. Dans ce texte, elle écrit : « beau, enracinement, pacte entre soi et ses propres conditions d’existence », formulation qu’on retrouve ensuite dans L’enracinement.
Alors, d’où vient cette « échelle des valeurs conçues en dehors du temps », dont Simone Weil parle bien avant ses expériences religieuses et mystiques ? Cette question, on peut dire que ce fut celle que Simone Weil n’a cessé de se poser, de son adolescence jusqu’à précisément ces expériences religieuses et mystiques qui, vous le savez sans doute, vont avoir lieu de 1936 à 1938. De même qu’elle se pose la question exprimée dans les Cahiers en 1942 à Marseille, lorsqu’elle se réfère rétrospectivement à sa vie et à son adolescence : « Pour obéir à Dieu il faut avoir reçu ses ordres, mais comment les ai-je reçus lorsque j’étais athée ? ». Or, la réponse à cette question, elle l’a trouvée et elle la donne, dans les mêmes Cahiers de Marseille, lorsqu’elle découvre la définition de la vraie foi chez saint Paul, par exemple dans la Lettre aux Hébreux, quand elle recopie de multiples passages du chapitre 11 définissant la foi d’Abraham. Et cette foi, quelle est-elle ? Elle consiste dans les deux credibilia fondamentaux que les docteurs médiévaux condenseront à la suite de St Paul : croire en un Dieu provident, et croire qu’il rétribue le bien et l’amour du bien. Dans ses lettres au Père Perrin, S.Weil dira que toutes les années où elle se pensait athée ou agnostique, elle a désiré du pain mais elle ne savait pas qu’un jour la grâce répondrait à son désir, Or cette réponse est celle-là même que l’on trouve au début du plan initial de ce qui va être L’enracinement, dans le texte intitulé Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, texte qui devait servir d’introduction à l’ouvrage et qui commence par une première partie intitulée, on le connaît trop peu, Profession de foi, dont Simone Weil a repris plusieurs fois dans les textes de Londres le contenu (notamment dans La personne et le sacré). Ce sont les textes que je vous ai mis sous le titre Étude pour une déclaration des obligations envers l’être humain, Profession de foi. Les citations qui vont suivre sont tirées de cette Profession de foi, dont l’extraordinaire originalité pour moi est de n’impliquer aucune confession religieuse explicite, de se vouloir purement philosophique, mais d’une manière qui paraîtrait supra-philosophique à beaucoup de nos penseurs laïcs d’aujourd’hui, alors que c’est ce genre de texte qu’il faudrait faire lire d’urgence aujourd’hui notamment par rapport au débat laïcité/religion. Pour faire sentir cela, j’inverse l’ordre chronologique des deux moments fondamentaux de cette Profession de foi.
Première affirmation qu’on trouve sous sa plume : « Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien, autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle. » Je ne pense pas avoir besoin de souligner l’actualité de cette pensée, par exemple par rapport aux problèmes de bioéthique, si vous la transposez à toutes les questions actuelles. Il y a ici un enjeu proprement philosophique et anthropologique, qui est que le désir du bien, c’est ce qui définit l’homme, et tout ce qui peut être appelé psychique, charnel, autour, c’est quelque chose qui s’organise en cercles concentriques par rapport à ce désir du bien. Exactement comme dans l’anthropologie de saint Paul, lorsque saint Paul parle de la structure « corps-âme-esprit », selon une pensée à laquelle le Cardinal Henri de Lubac a appliqué la formule « anthropologie tripartite ». Mais à mon avis Simone Weil (ou Édith Stein, chez qui il y a la même structure), sont plus profondes dans leur vocabulaire parce que « anthropologie tripartite », cela suggère encore des « parties » spatiales, alors que si on pense avec une image de couches concentriques, autour d’un désir du bien conçu comme le noyau de l’esprit et de l’âme, cela donne à penser une unité substantielle beaucoup plus forte que la seule idée de tripartition.
Et puis il y a un enjeu évidemment philosophique et civilisationnel de cette vision, qui consiste à fonder la dignité humaine non pas sur une faculté particulière, comme c’est très souvent le cas dans la tradition philosophique, par exemple des Grecs aux modernes, où l’on veut identifier la dignité humaine à l’intelligence ou à la liberté, ou à l’autonomie, ou à la conscience de soi, ce qui risque toujours d’engendrer des inégalités de degré entre les hommes. Mais le désir du bien, lui, est un universel, qui peut avoir des degrés d’intensité mais qui ne se découpe pas en morceaux. On a le désir d’un bien sans limites, ou pas. Ce qui définit l’humain, c’est ce désir d’un bien absolu, qui peut devenir objet d’une prise de conscience plus ou moins forte, mais qui est toujours là pour motiver ce qui est proprement humain en l’homme. Et c’est quelque chose qui est à la fois propre au corps, à l’âme et à l’esprit, on ne peut pas le cloisonner, c’est pourquoi le respect dû à l’âme se manifeste par le respect dû au corps etc…
Comment comprendre, alors, ce désir d’un bien absolu en l’homme ? C’est là où nous arrivons à la deuxième affirmation, et à la dimension proprement métaphysique du propos de Simone Weil, dans le texte où elle écrit : « Il est une réalité située hors du monde, c’est-à-dire hors de l’espace et du temps, hors de l’univers mental de l’homme, hors de tout le domaine que les facultés humaines peuvent atteindre, et à cette réalité répond au centre du cœur de l’homme cette exigence d’un bien absolu qui y habite toujours, et ne trouve jamais aucun objet en ce monde ». C’est là l’affirmation décisive, qui est l’affirmation anti-idolâtrique de Simone Weil, c’est-à-dire l’affirmation que le désir d’un absolu qui est en l’homme, l’homme ne peut jamais le reporter sur quelque chose du monde sans mensonge. Parce que l’absolu n’est pas de ce monde. Il peut être reflété dans ce monde, mais il ne peut pas être de ce monde, au sens où si je fais d’une réalité de ce monde un absolu, c’est une idole, cela ne peut pas être le vrai Dieu.
Or une telle affirmation a pour Simone Weil d’emblée un enjeu politique, car elle est la seule réplique véritable aux totalitarismes, en même temps qu’elle doit éclairer la fausse alternative entre religion et laïcité. En effet, cette reconnaissance d’une transcendance du bien que l’homme désire, est une vérité universelle qui devrait pouvoir être reconnue par tout homme, quelle que soit sa croyance ou son incroyance, et que toutes les démocraties politiques devraient pouvoir reconnaître. Car la détermination en tout homme d’un désir du bien qui transcende radicalement les limites, et de l’individu, et du collectif, définit un rapport universel à un plan métapolitique. Les sociétés humaines ne peuvent pas, sans violer la liberté de conscience, reconnaître positivement leur rapport à un plan surnaturel (S.Weil était d’accord ici avec la laïcité au sens le plus positif du terme), mais elles peuvent et doivent reconnaître en tout homme un rapport à ce qui transcende l’ordre social et politique. Ce qui conduit directement Simone Weil à la problématique de l’enracinement, lorsqu’elle écrit : « Quiconque reconnaît cette autre réalité reconnaît aussi ce lien, et à cause de lui il tient tout autre humain sans aucune exception pour quelque chose de sacré, à qui il est tenu de témoigner du respect. Il n’est pas d’autre mobile possible au respect universel de tous les êtres humains, et il existe pour le respect ressenti envers l’être humain une seule possibilité d’expression indirecte qui est fournie par les besoins de l’homme ici-bas : les besoins terrestres de l’homme, de l’âme et du corps. ». La liste des besoins et la liste des obligations envers l’homme est définie dans l’Enracinement à partir de ce socle métaphysique.
Nous arrivons ainsi à cette liste des besoins de l’homme, de l’âme et du corps, qui définit le cadre conceptuel de l’enracinement et qui lui fait écrire : « La première étude à faire [pour toute philosophie politique, c’est ce que cela veut dire], est celle des besoins qui sont à la vie de l’âme ce que sont pour la vie du corps les besoins de nourriture, de sommeil et de chaleur. » Comme les besoins de l’âme sont plus difficiles à définir et à cerner que les besoins du corps, c’est la raison pour laquelle, comme vous le savez, la première partie de L’enracinement est intitulée Les besoins de l’âme. Si l’on se réfère à cette liste des besoins de l’âme, littéralement il y a quatorze besoins de l’âme qui sont énumérés dans la première partie de L’enracinement, selon six couples de contraires qui sont eux-mêmes encadrés par deux besoins « hors catégorie », comme diraient les cyclistes, parce qu’ils expriment la relation et la solidarité entre tous les autres besoins. Ces besoins supra-catégoriaux ce sont « l’ordre », le besoin de l’ordre, et puis à la fin « l’enracinement » lui-même. On va y revenir.
Indiquons d’abord les couples de contraires unis sous la plume de Simone Weil, qui sont les besoins de l’âme auxquels toute société doit satisfaire autant qu’il lui est possible. Les premiers sont « liberté » et « obéissance » (qui sont unis dans la responsabilité) ; puis viennent successivement « égalité » et « hiérarchie », « honneur » et « châtiment », « liberté d’opinion » et « vérité », « sécurité » et « risque », « propriété privée » et propriété « publique », ou mieux propriété privée et « bien commun », ce qui nous rapproche de la thématique de votre année. Cette liste n’est sans doute pas définitive dans l’esprit de Simone Weil, car quand on va consulter les brouillons de L’enracinement, on s’aperçoit qu’il y a des variantes et des ajouts. Indiquons-en deux : il pourrait y avoir « intimité » et « vie publique », il pourrait y avoir « participation à une action collective » et « initiative personnelle », (des termes qui renverraient à l’idée de subsidiarité). Ce qui est important dans cette distribution, c’est que tous ces termes ne sont pas des contradictoires mais des contraires, des couples de contraires qui doivent se combiner en un équilibre. Par exemple liberté et obéissance sont des besoins de l’âme, mais aucun de ces termes ne peut être absolutisé au point de faire oublier l’autre, il faut les lier pour qu’on ait la vérité de ce que ces termes signifient, et il en est de même pour tous les autres couples. Car ce qui unit ces couples de contraires, c’est quelque chose qui est transcendant à leur bipolarité. On a là une anthropologie et une ontologie de la « polarité » qui se retrouve chez d’autres auteurs dans la philosophie et la théologie du XXe siècle, comme Romano Guardini, ou Maurice Blondel, renvoyant à une tradition de pensée où le réel est structuré par polarités, au lieu d’être pensé selon des schèmes ontologiques monistes ou dualistes, qui sont constants dans l’histoire de la philosophie comme en politique. Or c’est seulement si l’on a une pensée par polarités que l’on peut sortir des idolâtries qui absolutisent un terme par rapport à un autre, ou de tous les modèles de dualisme . Chez Simone Weil, ce modèle de pensée vient originellement du pythagorisme et du platonisme tel qu’elle l’a compris, à savoir un platonisme chrétien, où toujours c’est un point transcendant qui unit les structures polaires constituant le créé.
Si l’on encadre maintenant ces couples de contraires par les deux besoins hors-catégorie, nous avons d’abord la notion d’ordre, placée au début, qui veut signifier le besoin d’unité entre tous ces besoins. Ce besoin d’ordre est défini ainsi : il y a besoin, dit-elle, d’un tissu de relations sociales tel que « nul ne soit contraint de violer des obligations rigoureuses pour exécuter d’autres obligations ». Parce qu’alors l’homme est blessé dans son amour du bien. Si un régime politique par exemple m’oblige à consentir au meurtre d’une catégorie d’êtres humains innocents, on voit bien que l’obligation d’obéir à l’autorité politique contredit l’obligation de respecter tous les hommes. Tous les conflits d’obligations s’éclairent par ce besoin d’ordre, qui fait que les différentes obligations doivent pouvoir se conjuguer et non pas s’exclure mutuellement.
Vient ensuite et en dernier la notion d’enracinement, quinzième besoin qui arrive à la fin parce que, de même que la notion d’ordre est comme une unité de l’ensemble, l’enracinement est une résultante de l’entrecroisement de tous les besoins, mais qui exprime leur unité moins du point de vue de la notion d’obligation, que du point de vue du principe vital qui anime ces obligations. La notion d’enracinement synthétise en effet une anthropologie où l’âme se définit par le réseau de relations qui la nourrit et la fait vivre au sein d’une communauté, et c’est à la métaphore de l’enracinement, une métaphore végétale, de le signifier, ce qui nous amène à ce passage-clé que vous connaissez, mais qui est si important à rappeler : « L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine, c’est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation au réel active et naturelle, à l’existence d’une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir, participation naturelle, c’est-à-dire amenée automatiquement par le lieu, la naissance, la profession, l’entourage [la liste n’est pas limitative, on le sent]. Chaque être humain a besoin d’avoir de multiples racines, il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. » De cette définition, il y aurait beaucoup à dire, mais il y a deux choses que j’invite à souligner fortement, la première c’est que l’enracinement est quelque chose de temporel et d’historique avant d’être spatial (« une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d’avenir »), et la deuxième, c’est que l’enracinement n’existe que par le croisement de multiples milieux de vie. Le concept d’enracinement est un concept qui renvoie à une philosophie des milieux de vie.
Nous arrivons ainsi à une deuxième partie que je vais essayer de condenser au maximum pour tenter de dire l’essentiel. Première idée, l’enracinement est quelque chose de temporel et d’historique avant d’être spatial. Pourquoi l’enracinement est-il un des besoins « les plus difficiles » à définir ? C’est parce qu’il est une « atmosphère », un terme que Simone Weil utilise souvent. C’est-à-dire quelque chose qui n’est pas objectivable mais qui désigne un ensemble de « rapports », de « milieux » d’existence. Les premiers rapports vitaux étant ceux de l’espace et du temps, les premières racines sont donc celles par lesquelles l’existence se réfère à certains lieux et à certaines temporalités. Il ne s’agit évidemment pas de la sacralisation du lieu, comme l’a cru par exemple Emmanuel Levinas, parce qu’un lieu n’a de valeur que comme médiation, intermédiaire, metaxu dans le grec de Platon repris par S.Weil, symbolisant la beauté du monde et permettant de s’enraciner dans l’univers. Et c’est pourquoi, d’ailleurs, l’enracinement dépasse par exemple l’opposition entre les modes de vie nomade ou sédentaire, car le nomade aussi a des racines. Il sera déraciné si on lui enlève son désert, de même que l’habitant de Venise sera déraciné si on l’exile brutalement dans le désert d’Arabie. La métaphore de l’enracinement signifie d’abord le fait d’habiter le monde, d’avoir besoin d’un milieu vital permettant d’habiter le monde, d’être protégé, de se nourrir, de se construire, pour s’orienter dans l’existence. Donc, l’enracinement désigne la structure d’une existence spirituelle incarnée dans le sensible, quel que soit le lieu d’incarnation de celle-ci, renvoyant aux expériences spirituelles dont ces lieux sont l’occasion récurrente. On pense à la fameuse formule du Pape François : « Le temps est supérieur à l’espace » (un des « quatre principes » présentés dans Evangelii Gaudium). La dimension spatiale renvoie à la dimension temporelle constituée par le « trésor hérité du passé » mais il ne s’agit pas non plus de s’enfermer dans le passé, pas plus que dans des lieux particuliers, parce que ces trésors du passé doivent être « assimilés, recréés par nous », et nourrir un projet et une espérance pour l’avenir.
Deuxième idée, l’enracinement implique le croisement de multiples milieux de vie. Il y a là une insistance tout à fait frappante de Simone Weil sur la pluralité nécessaire de milieux en relation les uns avec les autres. Ceci suppose qu’aucun des milieux de vie constituant l’enracinement et venant de la naissance, du lieu, de la profession, la culture, la religion, etc., ne prétende à un monopole absolu. L’enracinement se définit par le fait d’avoir des racines multiples, d’appartenir à différents types de communautés, à différents milieux d’existence, parce que cette dimension de pluralité, comme de fluidité entre les milieux, est ce qui interdit de transformer l’une d’elles en absolu. C’est ce qui en fait des médiations, des métaxu au sens platonicien, et non pas des idoles. C’est là d’ailleurs ce qui éclaire la manière de penser la place de la religion dans la philosophie sociale et politique de Simone Weil. Simone Weil souligne plusieurs fois la supériorité de la religion sur la philosophie ou sur la politique, dans le fait qu’elle a la capacité de créer un milieu vital, notamment par la dimension publique des fêtes et des cérémonies. Par exemple, d’une manière qui tranche avec sa crainte du « gros animal » social, à la fin des années trente Simone Weil admire les rassemblements de la JOC, la Jeunesse Ouvrière Chrétienne, qui est pour elle le seul exemple qu’elle a connu de foule non totalitaire, non fanatisée, à un moment où toutes les autres l’étaient. C’était possible, mais à condition que le sens d’une transcendance évite l’idolâtrie du collectif, et qu’il y ait comme un espace, un entre-deux entre la visibilité pacifique du phénomène et l’adhésion confessionnelle. Ceci est très important, parce que toute la difficulté des modernes consiste à vouloir soit opposer (athéisme officiel), soir articuler directement religion et politique (identification des deux, de Hobbes aux totalitarismes modernes).La grande originalité de Simone Weil est de considérer que la mise en relation entre les deux est nécessaire, mais ne peut surtout pas être directe, ne peut pas se traduire en termes de « pouvoir » (et même l’expression classique de l’articulation entre « deux pouvoirs » trouve ici sa limite), car elle suppose un élément tiers, médiateur, constitué par l’éthique, la culture et la vie publique. Et dans cette éthique, cette culture et cette vie publique, la religion a une place évidente qui apparaît quasi nécessairement. Je suis frappé pour ma part du parallèle qu’on peut voir ici entre la pensée de Simone Weil et la philosophie, la théologie de la culture des trois derniers papes, Jean Paul II, Benoît XVI et François, qui insistent tous sur la médiation fondamentale de la culture, de l’histoire liée à la foi populaire, et au rôle médiateur que cela joue entre religion et société, religion et politique. Un souvenir personnel m’a beaucoup touché et est sous-jacent à ce que je dis là. En août 1982 j’ai participé, sous l’état de guerre en Pologne, au pèlerinage de Czestochowa, qui a été la seule manifestation de masse autorisée sous l’état de guerre. Je garderai toute ma vie le souvenir du million de personnes rassemblées le 15 août à Jasna Góra, et la même émotion m’est revenue à l’esprit à la fin des années quatre-vingts, en voyant ces foules en Europe de l’Est qui, inspirées par la foi, ont conduit à la chute du mur de Berlin. De même, quand on voit les immenses rassemblements des JMJ de par le monde ces dernières années, on constate aussi combien ce spectacle de foules pacifiques donne une dimension publique à la religion qui n’est pas une dimension politique, mais qui sort d’une laïcité vide de toute dimension religieuse. Or c’est exactement cela, la médiation dont il s’agit ici, qui rend visible le religieux même à quelqu’un qui ne l’est pas, sans que cela le brutalise, car c’est un effet de culture, c’est une dimension de vie publique qui apparaît ainsi en plein jour. J’y pensais encore dernièrement avec les obsèques de Jacques Chirac, comme lors des obsèques de Johnny Hallyday. Il est tout de même incroyable que, contrairement à tous les discours voulant le contraire, les seuls moments de ferveur républicaine soient aussi des moments de ferveur religieuse dans notre pays aujourd’hui, et que cela émeuve des incroyants comme des croyants. Les incroyants ne sont pas du tout choqués par la dimension religieuse, ils s’aperçoivent qu’en quelque sorte religion confessionnelle et religion « civile » peuvent coïncider, et doivent coïncider, dans ces moments où la nation peut se retrouver toute entière sans clivages. C’est cela que Simone Weil a vu de manière unique dans L’enracinement, cette médiation culturelle et populaire de la religion.
Or, c’est de la même manière qu’elle voit aussi la religion comme une dimension de l’enseignement, mais là aussi d’une manière qui est parfaitement compatible avec la laïcité. Quand on a lu L’enracinement, on sait que Simone Weil a anticipé avec 50 ans d’avance le « Rapport Debray » sur « l’enseignement du fait religieux ». Relisons juste ce passage bien connu : « On fait tort à un enfant quand on l’élève dans un christianisme étroit qui l’empêche de jamais devenir capable de s’apercevoir qu’il y a des trésors d’or pur dans les civilisations non chrétiennes. L’éducation laïque fait aux enfants un tort plus grand, elle dissimule ces trésors, et ceux du christianisme en plus. Il est absurde au plus haut point qu’un bachelier français n’ait jamais ouvert la Bible, en conséquence il faudrait inclure dans l’enseignement de tous les degrés des cours qu’on pourrait étiqueter par exemple ‘histoire religieuse’ ». Et un peu plus loin, elle écrit ceci, qui est pour moi encore plus important : « On parlerait du dogme comme d’une chose qui a joué un rôle de première importance dans notre pays, et à laquelle des hommes de toute première valeur ont cru de toute leur âme. Mais surtout, on essaierait de rendre sensible aux enfants la beauté qui y est contenue. S’ils demandent ‘Est-ce vrai ?’ il faut répondre : ‘Cela est si beau, que cela contient certainement beaucoup de vérité’. Quant à savoir si c’est ou non absolument vrai, tâchez de devenir capables de vous en rendre compte quand vous serez grands’. » Dans un tel passage nous avons toute la théologie « esthétique » de Hans Urs von Balthasar au XXe siècle, c’est-à-dire l’idée que le christianisme doit conduire au vrai par le beau, une idée que Simone Weil ne cesse de développer, notamment dans L’enracinement. Et c’est en même temps un magnifique exemple de philosophie et de pédagogie, qui illustre d’ailleurs le propre cheminement de Simone Weil, qui est allée elle-même de l’expérience esthétique à l’expérience religieuse et mystique (le témoignage d’Assise est assez bouleversant à ce sujet). Une vérité qui ne s’impose pas par la force ou par l’autorité, mais seulement par sa propre force de manifestation.
À partir de cette insistance sur la médiation d’une culture transmise spontanément par la vie sociale, par toutes les cellules de la vie sociale, la dernière idée que j’aurais voulu développer, c’est celle de la philosophie des « corps intermédiaires » présente chez Simone Weil. S’il y a des étudiants parmi vous, ou si vous connaissez des étudiants qui voudraient faire des mémoires ou des thèses originales sur Simone Weil, ce qui serait extrêmement intéressant – et qui n’a encore jamais été fait -, ce serait par exemple d’articuler sa philosophie de l’entreprise développée dans les textes de La condition ouvrière, et la philosophie de la communauté qu’ensuite elle développe à Londres. Car les mêmes schèmes de pensée l’habitent constamment. Dans les années trente, la question est : comment faire de l’entreprise, et de la condition prolétarienne une transformation telle qu’on puisse arriver à une communauté de personnes, à des ateliers de travail fondés sur une solidarité organique entre les travailleurs (et inspirés de la tradition proudhonienne opposée à celle de Marx) ? Et quand elle réfléchit ensuite à Londres à la structure socio-politique de la France d’après-guerre, l’idée-force, contre les tendances totalitaires ou étatiques, est de recréer des corps intermédiaires entre l’individu et l’État, qui soient ceux des régions, des professions, des milieux culturels, etc. Tout ce qu’elle a écrit sur la spiritualité du travail, sur la civilisation du travail s’enracine dans cette philosophie des corps intermédiaires.
Je voulais terminer par un horizon auquel je pensais en voyant la programmation des séances suivantes de votre année, mais que je n’aurai pas le temps de développer suffisamment, à propos de la manière avec laquelle Simone Weil voyait la vocation de l’Europe aujourd’hui. Une vision que nous pouvons prolonger, me semble-t-il, si nous considérons la situation contemporaine, qui apparaît souvent comme une tension entre enracinement et mondialisation. Je vais essayer de lancer deux ou trois fusées en finale, et l’on verra si, à l’occasion de l’échange, on peut y revenir.
Voilà ce dont je voudrais témoigner pour conclure : Simone Weil me conduit depuis vingt ans dans le monde entier, des États-Unis au Brésil, de l’Amérique latine au Maghreb ou à la Turquie, dernièrement jusqu’en Chine ou en Inde… Pourquoi ? Parce qu’une de ses vocations, qu’on n’a pas pu expliciter ici, c’est, à partir de cette philosophie de l’enracinement qui est la sienne, de vouloir étudier toutes les traditions humaines et spirituelles de l’humanité, qui lui paraissent autant de manières par lesquelles l’homme a cherché à s’enraciner dans l’univers. S.Weil s’est nourrie de la culture occidentale, elle adhère au christianisme à la fin de son itinéraire, mais comme elle a une culture phénoménale, universelle, elle est persuadée, pour le dire dans les termes de la théologie des « semences du Verbe » aujourd’hui, qu’il y a des semences du Verbe, des parts de vérité dans toutes les grandes traditions spirituelles de l’humanité. Donc elle se met à lire les textes sacrés de l’Inde, de la Chine, les mythes et contes polynésiens ou nordiques, toutes les traditions de toutes les cultures, etc., en cherchant à y retrouver des analogies du message chrétien. C’est pour cela qu’elle peut être lue dans le monde entier aujourd’hui, parce qu’elle a cherché à faire une lecture universelle, par une méthode constante de « recoupements » (qui était aussi, soit dit en passant une méthode de pensée de Gustave Thibon, mais que celui-ci n’a jamais élargie à ce point) de ce qui pouvait paraître singulier et particulier à chaque culture. Et c’est pour cela que sa philosophie de l’enracinement n’est pas seulement valable pour nous, mais pour tous les pays du monde. C’est une des raisons qui éclaire le fait qu’elle semble plus étudiée aujourd’hui à l’étranger qu’en France : sa philosophie de l’enracinement est universalisable. Universalisable à partir d’une universalité du christianisme non encore pleinement réalisée, mais capable de révéler la part de vérité de chaque culture. Ce qui la rend prophétique pour la rencontre des civilisations du troisième millénaire dans lequel nous sommes.
Ce qui hante Simone Weil à Londres, quand elle écrit L’enracinement, ce n’est pas seulement en effet la France de l’après-guerre, mais une vision vraiment mondiale de l’avenir de l’humanité. Illustrons-le par un seul texte, que je suis toujours heureux de citer quand je suis à l’étranger, pour faire comprendre la vision de géopolitique spirituelle qui est la sienne, un des tous derniers textes qu’elle écrit en 1943 avant sa mort, à un moment où elle pressent avec les Alliés que la victoire est possible sur le nazisme, mais où elle s’inquiète des conséquences. Pourquoi ? Parce qu’elle voit très bien que la victoire sur le nazisme s’obtiendra par l’appui de l’Amérique, et son interrogation est alors la suivante (la même qu’on trouve, par exemple, sous la plume d’Antoine de Saint Exupéry dans sa fameuse « Lettre au général X ») : si l’Europe tombe sous la domination américaine après la domination nazie ou stalinienne, elle ne risquera certes pas l’extermination, mais ne risque-t-elle pas d’y perdre son âme ? Et voici ce qu’elle écrit :
« L’Europe est située comme une sorte de moyenne proportionnelle entre l’Amérique et l’Orient. L’Europe n’a peut-être pas d’autre moyen d’éviter d’être décomposée par l’influence américaine [sous-entendu, après la guerre] qu’un contact nouveau, véritable, profond, avec l’Orient. Nous, européens, nous sommes au milieu. Nous sommes le pivot. Si, tout en gardant le regard tourné vers l’avenir, nous essayons de rester en communication avec notre propre passé millénaire, si dans cet effort nous cherchons un stimulant dans une amitié réelle, fondée sur le respect, avec tout ce qui en Orient est encore enraciné, nous pourrions peut-être préserver d’un anéantissement total le passé, et en même temps la vocation spirituelle du genre humain. L’aventure du Père de Foucauld, ramené à la piété, et par suite au Christ, par une espèce d’émulation devant le spectacle de la piété arabe, serait ainsi comme un symbole de notre prochaine renaissance. »
Ce type de texte peut être cité dans les pays musulmans ou en Inde (il indique pour moi la voie pour répondre au consumérisme ultra-libéral, mais aussi ce que serait le programme d’une « Eurasie » redécouvrant les racines orientales du christianisme et capable de répondre à la stratégie chinoise actuelle des « nouvelles routes de la soie »…), mais il est aussi important pour nous, comme pour l’Amérique. L’Amérique risque sans cesse d’être un pays sans passé, s’il ne retrouve pas ses racines européennes. Et c’est la même chose pour l’Europe, si l’Europe sous domination anglo-saxonne, devenue matérialiste et individualiste, ne retrouve pas ses racines orientales et sa vocation à l’universel (pensons à l’insistance avec laquelle Jean-Paul II soulignait que le christianisme devait retrouver ses deux poumons, l’Orient et l’Occident). S. Weil a eu cette vision d’une Europe qui, se détournant d’un modèle matérialiste de mondialisation, ne se retrancherait pourtant pas sur elle-même, mais continuerait sa vocation d’ouverture à l’universel, non plus avec le modèle antique de l’Empire ou le modèle colonial de la modernité, mais avec la richesse de sa culture et de sa tradition spirituelle. Une richesse capable de penser les conditions d’un enracinement chez nous, en Europe, et les conditions d’un enracinement ailleurs, dans toutes les autres cultures et civilisations. Et l’idée que cela fait germer, c’est celle d’une alliance entre les cultures et les civilisations, pour préserver l’enracinement dans le monde, et relier le christianisme à toutes les cultures. Quand je vais au Brésil, quand je vais en Chine parler de la lecture chrétienne que Simone Weil fait du taoïsme, ou plus récemment, à la Christ University de Bangalore (l’Université de l’Eglise syro-malabar), des parallèles entre Tagore, S.Weil et Gandhi, c’est cet échange spirituel qui est en jeu. C’est lui qui doit permettre, à l’échelle du monde, de lutter contre les différentes formes de matérialisme, d’individualisme ou de totalitarisme qui peuvent de nouveau surgir aujourd’hui.
Échange de vues
Thomas Jauffret : D’abord une question, et ensuite une petite réflexion à laquelle m’a fait penser votre intervention. Je commence par la question : dans les temps modernes que nous vivons, est-ce que Simone Weil n’aurait pas été fan de la Coupe du monde de football ? Dans le sens où il y a une espèce d’enracinement patriotique fédérateur, il y a des rites, il y a des foules enthousiastes (qui peuvent être pacifiques, et parfois déraper, comme les foules spirituelles ont aussi pu déraper parfois). En quoi finalement l’enracinement dont vous parlez, qui est un enracinement essentiellement métapolitique, car vous n’avez pas réellement évoqué son aspect spirituel, ne pourrait-il pas être tout simplement la Coupe du monde de football, qui est universelle, rituelle, patriotique, qui mobilise des foules qui « communient » ? Et justement, ça m’a fait penser à une deuxième chose. Je suis très inspiré par la pensée de Benoît XVI, et il a dit quelque chose qui laisse supposer qu’il a pu être touché par la pensée de Simone Weil, bien qu’il ne le précise pas explicitement : « voilà la vraie liberté : pouvoir réellement suivre son désir du bien, de la vraie joie, de la communion avec Dieu, sans se laisser asservir par les circonstances qui nous attirent vers d’autres directions ». Cela rejoint assez fortement ce que vous disiez sur le désir du bien, mais que Benoît XVI inclut dans la liberté, ce qu’apparemment vous n’aimez pas quand ce « désir du bien » est stigmatisé par une valeur, la liberté ou autre. Cette définition explique peut-être à mon sens qu’entre l’universalité de la Coupe du monde de football et la vraie liberté, il y a la communion avec Dieu. Et même si Simone Weil s’intéressait aux autres cultures, cette précision nous dit peut-être en quoi cette communion avec Dieu est essentielle dans la pensée de Simone Weil, communion avec le Dieu chrétien, dans une vie nouvelle qui va au-delà de la métapolitique, au-delà d’un enracinement purement social.
Emmanuel Gabellieri : Deux ou trois réactions sur cette référence à la Coupe du monde. Je pense que Simone Weil pourrait être partagée : si l’on se réfère aux fêtes sportives qui témoignent d’un enracinement, d’une fierté locale, nationale, l’amour d’une cité, un peu à l’italienne, elle serait prête à le tirer du côté de l’enracinement, au sens où elle le dit. Mais si on voit l’évolution aujourd’hui type Coupe du monde dominée par le fric, le divertissement, et cette sorte d’absolutisation des passions collectives, elle tirerait cela du côté de l’idolâtrie collective. Voilà ce que je répondrais, c’est-à-dire que je crois voir dans ce que vous suggérez la possibilité de le relier à l’enracinement au niveau local, régional, etc. mais je serais tenté de dire, cela semble de moins en moins vrai quand on passe aux dimensions mondiales du phénomène aujourd’hui. Car ce dernier est tellement dominé par l’argent, les idolâtries collectives, etc., que je craindrais que ça ne perde de sa substance à ses yeux. On ne peut pas faire parler Simone Weil maintenant, mais je suis un peu partagé pour la réponse. Car une des grandes forces de Simone Weil, c’est l’analyse de l’idolâtrie collective, elle est souveraine là-dessus et elle est d’une actualité pour moi extraordinaire depuis les passions sportives jusqu’aux passions politico-religieuses, etc.
À ma connaissance, Benoît XVI est pour l’instant le seul Pape qui a cité Simone Weil dans un texte officiel, lors d’un discours aux artistes à la chapelle Sixtine il y a quelques dizaines d’années déjà, le fameux texte où Simone Weil dit que la beauté du monde est comme une preuve de la possibilité de l’Incarnation de Dieu. Dans la métaphysique de Simone Weil il y a une articulation fondamentale entre le beau et Dieu, je citais Balthasar tout à l’heure, la beauté du monde est vraiment une dimension de l’Incarnation de Dieu, une dimension anonyme. Le Christ est le Logos en qui tout a été fait. Et donc l’idée, c’est que de manière implicite celui qui communie à la beauté du monde, sans le savoir, a une relation implicite, non seulement à Dieu, mais à la vérité du Christ incarné. Que Benoît XVI ait repris cette idée dans son discours aux artistes, ça m’a beaucoup frappé. Je ne sais pas s’il y a d’autres parallèles.
Ce que vous avez dit sur la métaphysique de l’enracinement et sa dimension métapolitique, semble poser la question de savoir s’il faut que le Dieu dont il est question soit forcément chrétien. Il y a chez Simone Weil (comme chez Maurice Blondel par exemple dans la métaphysique du XXe siècle), une distinction, que je reprends dans les termes blondéliens, entre ce qu’il faudrait appeler le surnaturel « indéterminé », c’est-à-dire quand elle parle de ce désir d’un bien absolu, qui ne correspond à aucun objet du monde.
C’est un surnaturel indéterminé, c’est-à-dire quelque chose que l’homme ne peut pas se donner : dis-moi si ton désir du bien absolu peut se donner par lui-même l’objet en question, réponse, non. Si un homme répond oui, il est dans le mensonge. Ou dans l’illusion. Voilà le principe métaphysique fondamental de Simone Weil. Or pour elle ce bien inconnu et impossible correspond au surnaturel chrétien, mais d’une manière implicite et anonyme. Et ce surnaturel se révèle dans le christianisme, devient « déterminé », dans et par l’incarnation du Christ. C’est pour cela que dans la philosophie religieuse de Simone Weil, il y a un double champ de discours, il y a le désir du bien inconnu, la confession d’un bien inconnu, transcendant, etc., lorsqu’il s’agit de parler aux incroyants pour les rejoindre, lorsqu’il s’agit de parler avec les religions non chrétiennes pour les rejoindre, et puis ensuite le champ où elle affirme les grands mystères du christianisme comme étant la vérité en personne. Mais elle veut toujours conjuguer les deux dimensions du Verbe, le Verbe incarné et le Verbe logos de l’univers. C’est très frappant chez elle, et cela rejoint quelques grands modèles métaphysiques, depuis le platonisme chrétien jusqu’à aujourd’hui.
Nicolas Aumonier : Etant peut-être plus familier de la pensée de Bergson que de celle de Simone Weil, il m’a semblé qu’il y avait à plusieurs moments un vocabulaire assez bergsonien dans la manière dont vous avez expliqué Simone Weil, et je voulais savoir si elle se référait dans son œuvre à Bergson, qui a été – je pense notamment au livre de François Azouvi, La gloire de Bergson – la très grande figure intellectuelle française des années 1900-1930, dont l’aura diminue au moment où elle commence à écrire. Et puisque nous sommes une Académie d’éducation, ma question vise évidemment l’opposition chez Bergson entre le rigide et le fluide, entre l’intelligence qui travaille sur de l’inerte pour les besoins de l’action, et l’intuition comme méthode qui rejoint la durée propre des choses. Est-ce que le metaxu dont vous avez parlé chez Simone Weil assume le rôle proprement éducatif de bonne découpe des articulations, comme dans cette page de L’évolution créatrice où Bergson cite le Phèdre de Platon ?
Emmanuel Gabellieri : Vous allez être déçu par la première partie de ma réponse, parce que malheureusement il y a la même incompréhension de Bergson chez Simone Weil qu’à l’égard de Maritain par exemple, dont j’ai parlé tout à l’heure. Ce n’est pas parce qu’elle a ses têtes de turcs, c’est parce que (elle doit cela peut-être en partie à Alain, ou à d’autres), une première réception de Bergson a été parallèle notamment à celle de Nietzsche ou de Spencer dans la philosophie française de l’époque. C’est-à-dire tous les « vitalismes » qui apparaissaient comme des philosophies de la volonté de puissance, au sens nietzschéen. Lors de la première réception de Bergson, il y a eu un débat entre les chrétiens qui christianisaient Bergson un peu à outrance, parfois, comme Jean Guitton, etc., et ceux qui disaient : non, non, il faut prendre Bergson comme quelqu’un qui est proche de Nietzsche, des philosophies de la puissance. Or Simone Weil est allée de ce côté-là dans sa compréhension, ce qui fait que dans L’enracinement vous avez des passages où elle vise Bergson comme étant un faux chrétien, à cause de cette vision d’un vitalisme trop naturaliste, voilà le reproche qu’elle lui fait.
C’est d’ailleurs un vrai débat à propos de Bergson : si on prend la philosophie du christianisme et la philosophie de la religion de Bergson, effectivement il y a une difficulté à retrouver chez Bergson le couple nature/grâce, qui est essentiel au christianisme, c’est-à-dire que la grâce semble déjà dans la nature, la nature est toute pleine de divin ; il est donc difficile d’être complètement satisfait, d’un point de vue métaphysique et théologique, par la philosophie du christianisme de Bergson.
Cela étant, là où vous avez raison, c’est qu’il y a beaucoup d’accents de Simone Weil qui sont bergsoniens sans qu’elle s’en rende compte. C’est un peu – je fais ici une incise – comme entre S.Weil et Hannah Arendt : j’ai cherché à montrer, dans d’autres travaux, qu’alors que beaucoup cherchent à les opposer, il y a beaucoup plus de points communs entre elles qu’on ne le croirait. Par exemple le concept de « vie publique », le « jaillissement » créateur de la vie sociale, « l’action » au sens arendtien, cela se retrouve chez Simone Weil. Je pense même que si l’on va travailler sur les Archives Hannah Arendt, il y a de fortes chances qu’on puisse voir, mieux qu’on ne l’a vu jusqu’à présent, que Arendt a été inspirée par Simone Weil. Parce qu’elle a lu La condition ouvrière (qu’elle cite dans The Human condition), elle a lu L’enracinement, etc., et les concepts de vie publique, de vita activa, sont littéralement, tellement proches de de Simone Weil que je pense qu’elle a pu être inspirée. Donc cette idée d’une puissance de vie, de créativité sociale, c’est un point commun entre Bergson, Arendt et Simone Weil. Il y a des parallèles comme ceux-là qui sont très intéressants à mettre en lumière, parce que ce sont des passerelles entre des penseurs qu’on est le plus souvent amené à opposer .
Grégoire Duchange : Une question très simple : Simone Weil aurait-elle quelque chose à nous dire aujourd’hui sur l’immigration et sur les réactions européennes face à ce phénomène ?
Emmanuel Gabellieri : Cette question rejoint les deux feuilles que je n’ai pas pu développer pleinement en conclusion, à partir du texte de géopolitique sur l’Europe, sur l’Amérique et l’Orient. Mais vais-je arriver à résumer cela, il est tellement compliqué d’être à la fois simple et nuancé sur ces questions aujourd’hui ! Ce que j’aurais aimé suggérer, c’est qu’il me semble que Simone Weil a vu avec cinquante ans d’avance les problèmes dans lesquels nous nous débattons aujourd’hui. Elle dirait évidemment aujourd’hui qu’il y a une nécessité pour nous Européens de retrouver l’enracinement de l’Europe, au sein de l’Europe, dans le cadre européen, dans les limites de l’Europe, etc. On n’a pas eu le temps de le dire, mais quand Simone Weil écrit sur la civilisation occidentale, les modèles qui lui viennent à l’esprit, c’est le modèle de la civilisation méditerranéenne, c’est le modèle de la civilisation italienne, c’est l’âge franciscain du Moyen Âge, c’est la civilisation occitane, donc c’est vraiment l’Europe dans tout ce qui fait sa profondeur historique, spirituelle, civile, politique . Maintenant, quand elle découvre les civilisations non européennes, elle est aussi admirative de quantité de richesses spirituelles, etc., et c’est là où le concept d’enracinement utilisé pour l’Europe vaut aussi pour tous les pays. Ce que j’aurais voulu suggérer, mais ce serait le thème d’une autre conférence, c’est qu’il me semble que Simone Weil est un des penseurs qui peut inspirer une alliance entre les différents enracinements que chaque nation, chaque espace civilisateur peut cultiver. Ceci peut rejoindre la question de l’immigration dont vous parliez. Aujourd’hui, je suis frappé par un discours en Europe où, en gros, soit on dit que l’Europe n’a aucune culture à cultiver et faire fructifier, soit on dit : pour sauver l’Europe, il faut la laisser à elle-même et mettre tous les migrants dehors, si je résume certains discours et certaines tendances. Sauf que cette deuxième direction ne résout absolument pas ce qu’il faut bien appeler le suicide de l’Europe. Ce suicide n’est pas dû aux migrants d’aujourd’hui, il est dû d’abord aux deux guerres mondiales dont l’Europe a été responsable par elle-même, et ensuite à l’implosion démographique de l’Europe depuis la dernière guerre mondiale. De telle sorte que si on laisse l’Europe toute seule avec la même courbe, sans migrants, dans cent ans, elle aura disparu toute seule de la surface de la Terre, sans avoir besoin de personne. Ce n’est pas la faute aux migrants, la faute est d’abord celle de cette autodestruction de l’Europe. Si bien que le discours dit « identitaire », qu’on le revendique ou qu’on le récuse, masque le plus souvent le fait qu’on est aveugle devant le fait que nous nous suicidons tout seuls ! Donc la question, c’est de savoir si, en même temps qu’on fait tout ce qu’on peut pour que l’Europe se ré-enracine par ses propres moyens (et vous voyez comme c’est difficile), l’urgence n’est pas aussi au plan international de chercher à créer ces liens dont je parlais tout à l’heure, de créer des alliances nouvelles entre l’Europe, ce qui reste vivant et spirituel en Europe, et le reste du monde. Car, par exemple, nous sommes trop aveugles aussi aux nouvelles chrétientés hors d’Europe, au fait que le centre de gravité du christianisme s’est déplacé en Amérique latine, en Afrique, en Asie. Désoccidentalisation du christianisme que nous assimilons trop facilement à sa fin, alors qu’elle est surtout le signe de l’universalité du christianisme, et qu’elle constitue une dimension encore largement invisible de la « mondialisation », qui ne pourra pas ne pas porter des fruits . C’est là pour moi l’appel à nous allier à toutes les forces qui en dehors de l’Europe peuvent être proches de nous. Avoir cette vision là doit nous sortir des visions et polémiques médiatiques dans lesquelles nous sommes. C’est-à-dire qu’il y a des alliances à réaliser à la fois avec ce qui reste des chrétientés européennes, avec les chrétientés non occidentales, et avec ce qu’il y a de spirituel et d’enraciné partout dans le monde (cf. par ex. aujourd’hui la soif de liberté à Hong Kong) qu’il faut arriver à articuler à notre propre capital spirituel et historique. Telle est l’urgence aujourd’hui, que je vois malheureusement peu soulignée, c’est-à-dire que l’on a d’un côté les discours mondialistes, ultra-libéraux, le melting pot, le consumérisme universel, etc., et d’un autre côté, des réactions identitaires qui font comme si le salut pouvait se retrancher dans sa forteresse. Mais la forteresse n’existe plus, et elle se vide à l’intérieur. Donc on peut essayer de la renforcer tant qu’on peut, mais ça ne suffira pas. Non seulement l’Europe ne peut plus dominer le monde, mais seule, elle périra, et elle ne trouvera donc son salut, et ne pourra transmettre son capital spirituel, que si elle s’ouvre à autre chose qu’elle-même. L’urgence pour elle aujourd’hui, c’est de s’ouvrir à autre chose qu’elle-même. Je suis un admirateur du principe de secondarité entre les cultures tel que Rémi Brague l’a défini dans La voie romaine. Ce principe de secondarité s’est dédoublé en Europe avec, comme R. Brague l’a remarquablement analysé, d’une part la secondarité religieuse liant judaïsme et christianisme ; d’autre part la secondarité culturelle liant la Grèce et Rome. Cette situation est tout à fait unique dans l’histoire et a créé la spécificité européenne. Mais un principe de secondarité simple peut s’appliquer et se percevoir en dehors de l’Europe. L’Amérique « latine » est, historiquement, une autre réalisation du principe de secondarité, par laquelle l’Europe a créé en-dehors de ses frontières une nouvelle civilisation d’inspiration chrétienne. Les Philippines sont une autre forme de ce principe de secondarité, donnant naissance à un christianisme asiatique. Comme il y a un christianisme africain aujourd’hui. Pour revenir à la question des migrants, on voit la question des migrants aujourd’hui avant tout dans un sens, d’où le discours fréquent : « les migrants qui nous envahissent ne sont pas occidentaux, ne sont pas chrétiens, l’Europe va mourir ». Oui, c’est vrai pour une bonne part, mais ce n’est un « danger » que si l’Europe implose démographiquement et nous revenons à la question précédente (à qui la faute ?). Mais, parallèlement, quand je vais en Tunisie, qu’est-ce que je vois ? Des églises qui sont pleines de chrétiens africains venant d’Afrique centrale pour travailler au Maghreb. Et cela ne pourra pas ne pas avoir d’influence peu à peu sur la société tunisienne, et de même au Maroc. Chez nous, les migrants ne sont vus que comme un danger. Mais moi qui suis à Lyon, je vois le jumelage que le Cardinal Barbarin a réalisé entre Mossoul et Lyon, je vois l’accueil réalisé d’Arabes chrétiens, irakiens, syriens etc. Une paroisse chaldéenne a été créée à Lyon. Lyon, c’est la ville de saint Irénée, deuxième évêque de Lyon, qui venait de Smyrne en Turquie. Aujourd’hui, nous avons de nouveau ce genre de va-et-vient historique. Alors oui, il y a des dangers, etc., mais il y a aussi cette redécouverte des liens millénaires entre l’Orient et l’Occident, et il faudrait tirer parti de toutes les occasions que nous pouvons avoir, profiter si j’ose dire de ce chaos mondial dans lequel nous sommes, pour tisser les liens positifs, spirituels et humains, nécessaires au monde de demain. Au lieu de nous retrancher uniquement dans une identité idéalisée, parce que cette identité, celle que nous avions naguère, ne peut plus aujourd’hui, et ne pourra plus demain être la même. Il faudra qu’elle s’ouvre, qu’elle se transforme en s’agrégeant de nouvelles richesses qui ne viennent pas uniquement d’elle-même.
Marie-Joëlle Guillaume : Permettez-moi de réagir à cette question de suicide. À la fin de la très belle communication que vous nous avez accordée, j’aurais plutôt déduit que nous avions à prendre des leçons chez Simone Weil pour éviter de nous suicider. Car le suicide que vous jugez inéluctable n’est pas encore accompli ! Je fais partie de ceux qui gardent l’espérance d’un relèvement, et je considère qu’une pensée comme celle de Simone Weil a précisément vocation à nous y aider.
Vous nous avez fait toucher du doigt la grande richesse de cette pensée. Je crois l’interpréter comme il faut en disant qu’elle est celle d’une âme contemplative. Simone Weil a vraiment le sens de la contemplation de Dieu dans l’univers, et c’est à partir de cette contemplation qu’elle est capable de voir la nécessité des médiations concrètes. Au cœur de votre propos, l’importance de la médiation m’apparaît comme quelque chose de capital. D’ailleurs vous nous avez dit, à un moment de votre exposé, que vous auriez aimé parler des corps intermédiaires ; or nous allons évoquer ce sujet au cours de l’année, nous nous situons donc bien dans la même logique. Mais finalement tout cela, tout cet enracinement a constitué la France, a constitué la civilisation européenne, et, par l’intermédiaire d’un certain nombre de missionnaires chrétiens dans le passé, s’est propagé ailleurs dans le monde. Là où je vous rejoins, c’est dans le constat d’une certaine réciprocité actuelle. Je suis basée dans la Nièvre, le curé de ma paroisse est Rwandais, nous avons aussi des prêtres indiens qui prennent en charge des paroisses dans le diocèse… et je trouve cela très beau ! Voilà qu’à leur tour ils viennent nous apporter ce christianisme que d’autres leur ont fait connaître, il y a un siècle ou un siècle et demi.
Mais ce n’est pas cela qui est en question lorsqu’on évoque le suicide de l’Europe et les déracinements actuels. Quand vous soulignez que Simone Weil avait une vision de « géopolitique spirituelle » et voyait l’avenir dans une « alliance de civilisations », je trouve cela magnifique, mais pour qu’il y ait alliance de civilisations, il faut que chacune existe par elle-même et reste un peu chez soi. Les chrétiens d’Orient, nous sommes contents de les accueillir, de les aider, mais il y a quand même un certain nombre de patriarches sur place qui disent qu’il serait bien que les chrétiens restent, ne serait-ce que parce qu’historiquement, ils sont un lien entre les différentes ethnies, etc., vous le savez aussi bien que moi. Donc, il me semble que ce qui s’oppose à la destruction des liens et à cette forme de mondialisation qui est un déracinement général, c’est certes le lien entretenu entre les civilisations – lien à promouvoir, je suis d’accord avec vous, et nous ne sommes qu’au début du chemin -, mais aussi et d’abord le respect humble et presque religieux, par chacune, de son propre enracinement. Que ce dernier ne devienne pas une idolâtrie, bien sûr (Simone Weil a des pages très fortes sur la détestation de l’idolâtrie), mais qu’il procède de l’amour et s’affirme, cela me paraît nécessaire. Cela n’a rien à voir avec un durcissement identitaire, c’est autre chose ; et effectivement Simone Weil n’aimerait pas le durcissement, mais dans ce qu’elle dit sur l’importance du lien, ce qu’elle précise dans sa liste des besoins fondamentaux de l’âme humaine, ces contradictions qui ne sont pas des contradictions, qui sont des contraires féconds, etc., on voit bien qu’elle a le sens des médiations élémentaires. Or ces médiations élémentaires, on ne peut pas les sauvegarder si – je vais peut-être vous choquer, mais c’est la réalité – si l’on est envahi par des masses de gens de civilisation différente. Je pense que l’on peut s’aimer d’autant plus qu’on respecte un sens humble de la limite. Mais je ne crois pas que nous soyons en désaccord.
Emmanuel Gabellieri : Je vous entends bien et nous sommes d’accord sur le fond. Ce que je voulais souligner simplement, c’est le déclin démographique et politique de l’Europe, qui fait que, plus profondément même que la question des migrants, si l’on prend la carte du monde aujourd’hui, avec l’Afrique, le monde arabe, l’Amérique latine, la Chine… celles-ci ne vont pas nécessairement nous envahir au sens physique du terme, mais elles vont seulement nous dominer économiquement et culturellement, et c’est par les moyens de notre culture que nous arriverons à garder une influence européenne sur le monde, mais plus par la démographie et par la puissance politique. C’est cela qui ne me semble pas assez conscient et qui fait que le devoir de nouvelles alliances, d’articulation à l’universel est d’autant plus aujourd’hui exigeant.
Séance du 10 octobre 2019