par Gregor Puppinck, Directeur du Centre européen pour le droit et la justice – ECLJ

Grégor Puppinck : Je suis très heureux de revenir auprès de vous, pour ce temps consacré à la thématique de la famille, trois ans après que mon livre ait reçu le Prix Humanisme chrétien. Ce Prix m’a été très utile, car ensuite j’ai eu d’autres sollicitations d’éditeurs qui m’ont incité à finir des ouvrages que j’avais commencés, donnant par là une suite positive à la remise de ce Prix. Comme vous l’avez rappelé, je suis juriste, je travaille auprès des instances internationales à Strasbourg, principalement auprès du Conseil de l’Europe, de la Cour européenne des droits de l’homme et aussi auprès des Nations unies. Mon expérience est principalement une expérience de juriste – je ne suis ni philosophe ni sociologue -, il s’agit d’une expérience empirique, pratique, concernant un ensemble d’affaires et de cas concrets. C’est donc à partir de cette expérience que j’ai développé une réflexion sur l’évolution des droits de l’homme qui a fait l’objet d’un livre intéressant, et qui me permet de vous parler aujourd’hui de la famille.

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Parler de la famille aujourd’hui comme lieu d’enracinement, c’est effectivement, dans le contexte de notre société actuelle, un sujet délicat, pour de multiples raisons. Il ne s’agit pas de faire ici l’oraison funèbre de la famille, en vantant toutes les qualités qu’elle a pu avoir jusqu’il y a quelques décennies. Nous avons l’impression d’assister, nous assistons même très visiblement, à un effondrement de la famille, vous le savez bien : effondrement du nombre de mariages, accroissement des naissances hors mariage, importance des divorces, abandon du modèle naturel du mariage, etc. Oui, nous assistons aujourd’hui et depuis plusieurs décennies à un effondrement de la famille, c’est un lieu commun de le constater, et il ne s’agit pas ce soir de faire l’apologie d’une réalité passée, d’être quelque peu nostalgique, ou même de vanter les mérites d’une réalité que la population française, au moins largement, a oubliée ou a perdue.

Ce que nous voyons, c’est que la famille, certes, est fréquemment attaquée par les politiques publiques, attaquée culturellement ; mais nous voyons aussi qu’elle est abandonnée. En témoigne le nombre de divorces, même des divorces imprévisibles, dans tous les milieux sociaux. Des familles éclatent partout et de nombreuses personnes font le choix de leur liberté individuelle, de leur égoïsme parfois, plutôt que le choix de maintenir les liens familiaux. Parler de la famille comme lieu d’enracinement est une réalité, car elle est le premier lieu de notre naissance, de notre enracinement dans le temps et dans l’espace. Même si nous ne sommes pas des végétaux, la famille est ce lieu dans lequel nous trouvons notre origine. Néanmoins cette réalité aujourd’hui n’est plus perçue, et ce que je vous propose, c’est de voir ensemble dans un premier temps comment, progressivement et sous l’angle des droits de l’homme, la famille s’est diluée ; comment les instances politiques, en particulier les instances qui décident des droits de l’homme, ont abandonné la conception première de la famille, que l’on pourrait qualifier de naturelle, selon le modèle organique de la société, pour privilégier un modèle individualiste. Nous verrons ensuite dans un deuxième temps comment ce modèle nouveau, ou cette anti-famille, s’enracine vraiment dans la culture contemporaine et résulte aussi d’évolutions plus profondes de notre mode de vie. L’évolution de la famille n’est pas seulement un phénomène interne aux familles, elle est aussi le résultat d’un contexte et de certaines évolutions, notamment économiques. Enfin, nous essayerons de voir quels peuvent être les motifs qui demeurent aujourd’hui pour conserver, protéger et redécouvrir la famille.

Tout d’abord, rappelons rapidement quelle a été l’évolution depuis 1948. Je prends souvent 1948 comme date de référence, parce que c’est la date de la Déclaration universelle des droits de l’homme, qui tend à refonder après-guerre l’organisation sociale définissant les rapports entre les personnes, la société et l’État, et qui dans ces rapports, donne une place importante à la famille. Le texte de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et, à la même époque, celui de la Convention européenne des droits de l’homme, avaient à cœur de reconnaître les familles comme réalités naturelles, enracinées dans la terre, le temps et l’espace, dans la chair et le corps, et souhaitaient les protéger de l’État. Dans un contexte post-totalitaire, il s’agissait de protéger les familles de l’État et de prévenir les pressions excessives du pouvoir de l’État sur les familles. Il s’agissait de protéger l’intégrité et la vitalité des familles, qui étaient perçues, à juste titre, comme une condition d’une société saine, libre et équilibrée. Donc on peut dire que l’on se trouvait, après-guerre, face à une conception naturelle et organique, subsidiaire de la société.

Mais, allant jusqu’au bout de leur logique, les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme et de la Convention européenne voulaient garantir l’inviolabilité des personnes et des familles contre l’État. Pour cela ils avaient avancé une notion qui a été oubliée depuis, qui était celle de « libertés familiales ». De façon intéressante, on trouve dans les travaux préparatoires cette idée de ‘libertés familiales’ au pluriel, qui est comme un complément à la liberté individuelle, et qui reconnaît implicitement que les familles ont en elles-mêmes, de par leur nature, un ensemble de libertés, à protéger de l’emprise de l’État. Il s’agissait de protéger, je cite les travaux préparatoires, « le caractère sacré du foyer » ainsi que « les droits naturels qui découlent du mariage et de la paternité ». Il s’agissait bien de protéger les personnes et les familles contre les immixtions arbitraires de l’État en considérant que la famille – la famille et non pas l’individu – est la cellule fondamentale de la société et le bastion d’une société libre.

Donc, en 1948, c’est la famille, et non pas l’individu, qui est définie comme cellule fondamentale de la société. À cette fin, la Convention européenne des droits de l’homme pose : « Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». Dans le même sens, la Déclaration universelle protège cette même vie privée et familiale, et ajoute la protection de la réputation. Le domaine protégé est alors celui de l’intimité, l’intime signifiant étymologiquement ce qui est à l’intérieur, dedans. Il s’agit donc de protéger l’intérieur du domicile, le droit de vivre « à l’abri des regards étrangers ». Les personnes, dans cette intimité, jouissent donc d’une immunité de principe à l’égard de l’État, car au sein de la famille les relations sont d’abord réglées par rapport à son bien propre, selon le mode de l’amour, et subsidiairement par rapport au bien de la société, selon le mode de la justice.

Dans l’esprit des rédacteurs de la Convention européenne, et de la Déclaration universelle, la famille est fondée sur le mariage, dans une vision classique et traditionnelle, c’est-à-dire sur l’engagement volontaire et public d’un homme et d’une femme en vue de fonder une famille. C’est pourquoi le droit international, aujourd’hui encore, garantit ensemble un seul et même droit de « se marier et de fonder une famille ». Il n’y a pas de césure, ni de virgule, c’est le droit, au singulier, de se marier et de fonder une famille qui est garanti. Il n’y a donc pas de droit de fonder une famille énoncé de façon autonome à l’égard du mariage, ni de droit de se marier simplement en soi, sans perspective familiale. C’est Charles Malik, le philosophe libanais bien connu, qui souhaita que la Déclaration universelle affirmât le principe selon lequel la famille « découlant du mariage est l’unité de base naturelle et fondamentale de la société. » Charles Malik était un philosophe personnaliste, qui avait participé aux travaux de préparation de la Déclaration universelle des droits de l’homme et qui a donc recommandé cet énoncé. Il a ajouté que la famille « est dotée par le Créateur [donc non pas par l’État, mais par le Créateur] de droits inaliénables prévalant sur toutes lois positives en tant que telle et doit être protégée par l’État et par la société. » Charles Malik distingue l’État et la société en disant que la famille découlant du mariage est une unité naturelle (et non artificielle) fondamentale. Lorsqu’il souligne que la famille reçoit ses droits inaliénables du Créateur, non de l’État – des droits inaliénables qui prévalent sur les lois positives -, on voit bien l’importance du droit naturel qui prévaut sur le droit positif, et qui doit être protégé par l’État et par la société. Le fait que la famille doit être protégée signifie qu’elle doit être laissée libre d’exprimer sa faculté ; ce n’est pas à l’État de la redéfinir, mais seulement de la protéger. C’est une conception assez minimale, on pourrait même dire libérale, puisque l’État doit respecter la liberté naturelle des familles. Charles Malik soutenait « que la société n’est pas composée d’individus, mais de groupes, desquels la famille est l’unité la première et la plus importante », et que « c’est dans le cercle familial que les droits et libertés de l’homme sont originellement développés ». Cette approche nie la primauté de l’individu sur la famille et plus généralement sur la société, puisque le texte affirme que c’est dans la famille elle-même que trouvent leur origine les droits et libertés.

Ce texte a reçu à l’époque un large soutien, mais il fut rejeté par le représentant soviétique qui refusa toute référence au « Créateur », ainsi d’ailleurs qu’à la nature comme source potentielle de droits. La famille fut donc finalement décrite comme « l’élément naturel et fondamental de la société » (article 16.2). Il y a une certaine ambiguïté quant à la référence à la nature, puisque les rédacteurs ont refusé de dire que la famille tient de la nature ses droits, tout en admettant qu’elle existe naturellement, c’est-à-dire comme une communauté qui ne doit pas son existence à la société, ni à l’État. Cette définition de la famille, qui est toujours en vigueur, a été reprise dans de nombreux autres textes internationaux, y compris en Europe.
La famille est définie aussi, en droit international et dans d’autres textes, comme le « milieu naturel pour la croissance et le bien-être de tous ses membres, et en particulier des enfants ». Par conséquent, elle a « droit à la protection de la société et de l’État ». La Charte sociale européenne stipule cela, dans le but de « mener une existence conforme à la dignité humaine » et d’atteindre aussi un « bien-être ». C’est là une compréhension qu’on peut qualifier de naturelle, organique et subsidiaire de la société : l’homme n’est pas un être abstrait et isolé, mais un être vivant et social. Ce ne sont pas seulement les personnes individuellement qui sont protégées, ni même le couple qui est protégé seul, mais le bien commun que le couple partage avec la société. Ce bien commun est protégé, et il consiste en la fondation d’une famille, en raison de la participation des familles à la société par la transmission générationnelle de la vie et des patrimoines matériels et immatériels.

La protection des familles s’exerce d’abord contre les « immixtions arbitraires » de l’État, en particulier dans le domaine de l’éducation. Charles Malik avait recommandé qu’il soit explicitement reconnu que « les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants ». La priorité des parents, et donc la reconnaissance d’un droit naturel, c’est l’expression de l’antériorité et de la supériorité de la responsabilité et du droit des parents sur ceux de la société. Cette responsabilité, une fois encore, s’exerce à l’encontre de l’État et de tous les autres groupes sociaux. Ceux-ci doivent soutenir les familles autant que nécessaire, et sans se substituer aux parents, en respectant particulièrement leur droit d’éduquer leurs enfants selon leurs convictions religieuses ou philosophiques.

Ce droit des parents à l’égard des enfants, pendant les travaux préparatoires des textes européens, était généralement et fréquemment qualifié de « naturel », « élémentaire », « fondamental », « inné », ou encore « prioritaire ». Ce droit deviendra le « droit à l’instruction », garanti par la Convention européenne des droits de l’homme, lequel droit à l’instruction des enfants est énoncé en rapport direct avec le droit prioritaire des parents de choisir cette instruction, et d’obtenir que cette instruction soit donnée dans le respect de leurs convictions. Il s’agissait, de « protéger les familles et les enfants contre la menace de nationalisation, d’étatisation, d’accaparement, de réquisition de la jeunesse par l’État » disait Pierre-Henri Teitgen, et ce afin « de parer à ce terrible danger du totalitarisme » qui conduit à rendre « impossible aux parents d’élever leurs enfants dans leurs convictions religieuses et philosophiques ». Donc, ce droit constituait l’une des « libertés familiales », avec le droit de se marier et de fonder une famille et la protection du domicile. Cet ensemble de libertés familiales visait à protéger la famille en tant que telle, en raison de sa nature.

La famille, telle que pensée dans un droit international encore largement en vigueur, au moins dans les textes si ce n’est dans les interprétations, n’est pas réductible à la volonté du couple, et encore moins aux sentiments. Elle est une réalité naturelle constitutive de la société, comme en témoigne l’absence de tout droit au divorce en droit international d’après-guerre. Il n’y a pas de droit au divorce reconnu et garanti en droit international.
Telle était l’intention des rédacteurs de la Déclaration universelle et de la Convention européenne des droits de l’homme. Cette compréhension naturelle de la famille demeure très largement majoritaire aujourd’hui dans le monde, principalement parmi les peuples en croissance démographique. Ce n’est pas le cas en Europe, mais cette conception demeure très majoritaire dans le monde. Si bien qu’au sein des Nations unies, une opposition très forte s’exerce sur l’interprétation de ces textes d’après-guerre et des années soixante, qui s’appuient et expriment une telle conception de la famille. Les pays occidentaux bien sûr, l’Europe en particulier et les États-Unis selon la couleur politique de leur administration, essayent d’imposer une nouvelle interprétation et définition de la famille en droit international : ils essayent d’imposer une conception pluraliste.
Alors que le droit a toujours ignoré les sentiments au profit du mariage, pour pouvoir mieux les soutenir, il a entrepris à présent, de façon idéaliste, d’en faire la consistance essentielle de la famille. On constate donc maintenant, en tout cas en Europe, une réduction de la famille aux sentiments. En droit international, et en particulier en droit européen, on parle de moins en moins de « famille » comme d’une réalité objective, mais on parle de « familles » au pluriel, ou alors on parle de « vie familiale », pour signifier un mode de vie, qui en fait est beaucoup plus large que la famille. Initialement, lorsque la Convention parlait de vie familiale, elle visait en fait la vie de la famille. Aujourd’hui, la vie familiale peut exister comme une notion juridique qui ouvre des droits, mais sans famille : cette notion désigne simplement l’affection que se portent plusieurs personnes et qui mériterait d’être reconnue et protégée par la société.

L’interprétation de la protection de la vie familiale a été progressivement étendue par les juges et les juristes, à tel point qu’aujourd’hui la protection de la vie familiale est détachée de l’existence et de la protection première de la famille. Elle ne vise plus à protéger la famille, comme réalité naturelle décrite plus haut, mais vise en fait à protéger une réalité qui n’a plus de consistance matérielle objective, ni de limites certaines. Depuis une vingtaine d’années, au fil de la jurisprudence européenne, mais aussi d’autres juridictions internationales, la définition de la famille, à travers celle de la vie familiale, a été réduite au sentiment.

Alors que la vie familiale, pour être protégée et reconnue en droit, à l’égard et à l’encontre des immixtions de l’État, supposait initialement « l’existence d’une famille » – famille fondée sur le mariage, même sans enfant, ou enfant sans mariage, il fallait l’un ou l’autre pour qu’il y ait une vie familiale -, la Cour européenne a progressivement retiré sa consistance objective à la vie familiale, pour la reconnaître dès lors qu’existent « des liens personnels étroits ». Les liens personnels étroits remplacent le mariage, et la filiation biologique. Ailleurs, la Cour parle « des liens personnels effectifs » entre adultes et enfants, même en l’absence de liens biologiques ou juridiques ; ou même entre deux adultes de même sexe, même en l’absence de mariage ou d’union civile, d’enfant à charge, et même en l’absence de cohabitation. En fait, pour mener une vie familiale, il suffit que deux adultes aient une relation affective, dont le juge ne peut évidemment pas apprécier la portée, la puissance. En tout cas il suffit que deux adultes revendiquent l’un à l’égard de l’autre une relation affective, même si elle est récente, et réclament la protection accordée à la vie familiale à l’égard de l’État.Il faut savoir que la protection accordée à la vie familiale ouvre tous les droits reconnus et accordés aux familles à l’encontre de l’État, et le premier droit transversal, c’est bien sûr le droit à l’égalité, à la non-discrimination. Dès lors qu’une relation est reconnue comme constituant une vie familiale, cette relation doit être traitée à égalité, sans discrimination, à l’égard de toutes les autres formes de vie familiale, en particulier bien sûr la forme naturelle.
Cette destruction du caractère institutionnel de la famille naturelle est le préalable à la reconnaissance d’autres types de relations fondées non plus sur l’hérédité, mais sur les sentiments. La Cour européenne l’a dit de façon très explicite, en affirmant que les États devraient accepter « l’idée selon laquelle il y a plus d’une voie ou d’un choix possible en ce qui concerne la façon de mener une vie privée et familiale ». Elle dit également que les États doivent tenir « compte de l’évolution de la société ainsi que des changements qui se font jour dans la manière de percevoir les questions de société, d’état civil et celles d’ordre relationnel ». En conséquence, les États auraient l’obligation de reconnaître les « relations familiales atypiques qui ne s’inscrivent pas dans le cadre classique des rapports parent-enfant reposant sur un lien biologique direct ». Il s’agirait en particulier d’accepter le « rapport familial fondé non sur les liens du sang mais sur l’engagement et qui se juxtapose ou se substitue aux relations traditionnelles ». La Cour interaméricaine des droits de l’homme a pris une position similaire et même plus combative, en affirmant qu’il faut à présent « combattre les stéréotypes liés à la famille, lorsqu’ils imposent une conception ‘’traditionnelle et normale de la famille’’ ».

Preuve que cette liquéfaction de la famille est en fait mue par une quête de liberté et d’égalité en tout, la Cour européenne déclare que « la progression vers l’égalité des sexes est aujourd’hui un but important » et exige pour cela l’abandon « des traditions qui trouvent leur origine dans l’idée que l’homme joue un rôle primordial et la femme un rôle secondaire dans la famille ». Outre la liquéfaction de la définition en droit de la famille, par sa réduction à la volonté et au sentiment, il y a à présent également une volonté d’agir dans la culture, en retirant la référence à la conception naturelle et organique de la famille, et cette volonté trouve son origine dans un désir de liberté, d’égalité, et notamment d’égalité entre les sexes. Les instances de l’ONU vont dans le même sens, et cherchent à instaurer « une égalité, non seulement de droit au sein de la famille, mais aussi de fait au sein des couples », et visent « à lutter contre le patriarcat » et contre « les valeurs et traditions du passé ».
Pour le Conseil de l’Europe, il faut « éradiquer les préjugés, les coutumes, les traditions et toute autre pratique fondée sur l’idée de l’infériorité des femmes ou sur un rôle stéréotypé des femmes et des hommes ». On retrouve ici la fameuse histoire du genre : lutter contre les stéréotypes de genre selon lesquels les hommes et les femmes seraient différents au sein de la famille, et auraient des fonctions ou des qualités différentes. Cela conduit la CEDH à condamner le fait que l’on oblige le couple à prendre le nom du père de façon systématique, car elle estime « que la tradition de manifester l’unité de la famille à travers l’attribution à tous ses membres du nom de l’époux ne peut en elle-même justifier une discrimination envers les femmes ». Le désir d’égalité conduit à estimer comme injuste et inutile toute différence liée au sexe. La Cour européenne condamne également les « stéréotypes liés au sexe – tel que l’idée que ce sont plutôt les femmes qui s’occupent des enfants et plutôt les hommes qui travaillent pour gagner de l’argent ». Dans des affaires relatives aux différents modes de prestations sociales selon les pays, elle estime qu’un pays ne peut pas organiser son mode de prestations sociales sur le préjugé que ce sont plutôt les hommes qui travaillent et les femmes qui s’occupent des enfants. Toutes les différences liées au sexe sont à déconstruire.

En matière de congé parental, la CEDH a condamné la Russie en ce qu’elle ne prévoyait de possibilité de congé parental que pour les militaires de sexe féminin. La Russie a des femmes et des hommes dans son armée, mais elle n’octroyait qu’aux femmes le bénéfice d’un congé parental en cas de naissance, sans l’accorder aux hommes. La Cour européenne a estimé que c’était là, une fois encore, l’expression d’un préjugé sexiste.
À de nombreux égards, la famille est ainsi déconstruite par le droit. Il y a non seulement une dilution, une réduction à l’affectivité de la définition de la famille, mais il y a une volonté de transformer la société, d’imposer des égalités, et dans tous les aspects de la famille on observe cette déconstruction. C’est un combat culturel, qui cherche à s’exporter à travers des affaires au sein des instances internationales ; à la Cour européenne des droits de l’homme bien sûr, qui essaye d’imposer, de diffuser ce modèle, plutôt occidental, à l’ensemble des pays de l’Europe ; et aux Nations unies, où les pays européens essayent d’imposer cette vision au reste du monde. Ce n’est pas seulement le constat d’une évolution sociale spontanée, c’est aussi une politique, mise en œuvre de façon construite. Il y a une volonté mue par un idéal de liberté et d’égalité, de mettre en œuvre et de transformer, qui s’oppose au caractère naturel et organique de la famille.

En France, l’un des penseurs de la destruction de la famille est le juriste Daniel Borrillo, qui a publié en 2018 un livre intitulé La famille par contrat. C’est un titre très explicite sur la conception nouvelle de la famille dans la société contemporaine. Il dresse dans son livre la liste de ces évolutions et des situations qu’il décrit comme imposées par l’État, qui sont le signe du passé institutionnel du mariage et qui empêchent d’aller jusqu’au bout de la théorie contractuelle du mariage. Selon lui, il y a encore un certain nombre de normes à déconstruire, en particulier les empêchements au mariage qui sont le reflet d’une conception ancienne de la famille, les obligations de publication des bans – car si le mariage est une affaire privée entre adultes, pourquoi devoir publier des bans ? L’obligation du devoir conjugal devrait être supprimée, car il estime que cette obligation n’a pas lieu d’être, ni l’obligation de cohabitation ou de consommation du mariage. De même, l’obligation de fidélité, ou de domicile conjoint, la création d’un lien juridique entre l’époux et sa belle-famille, qui demeure le fait d’une conception ancienne de la famille, étendue au-delà du couple. L’imposition d’un régime économique commun, les devoirs d’entraide, et même la présomption de paternité, doivent eux aussi disparaître. Il y a donc encore des éléments à déconstruire dans le droit de la famille pour arriver à un simple contrat. Lorsque le PACS a été adopté en France, il m’était apparu assez nettement que l’on assisterait à un mouvement double, où le PACS d’un côté récupérerait, et s’alignerait sur les avantages du mariage, et où simultanément le mariage pourrait être rabaissé à un simple contrat d’union civile. Ce livre explique que tous ces éléments sont des barrières à la contractualisation, ce sont des restes de l’idée d’un mariage naturel. Il s’agit pour eux de remplacer le sacrement par le contrat, et remplacer la biologie par la volonté.

Voilà un constat qui n’est pas amusant à faire et qui reste partiel, puisque c’est une tendance qui ne reflète pas toute la réalité. Dans les faits, il y a encore énormément de familles heureuses et qui durent. L’argument habituel des personnes qui détruisent les normes anthropologiques est toujours de prétendre qu’en détruisant des obligations ou des restrictions, qui sont en fait le reflet de normes anthropologiques, elles n’interdisent pas de continuer à se marier et avoir des enfants. Cela est vrai à certains égards, mais ces destructions ont un effet global qui influence toute la société.

Lorsque l’on considère ses différents aspects, la famille est fondamentalement antimoderne. Elle va à l’encontre des tendances lourdes des sociétés occidentales individualistes. La famille est hiérarchique et non égalitaire ; elle est collective et non individualiste ; la famille est sexuée et non indifférenciée ; elle est naturelle et non essentiellement contractuelle. La famille est arbitraire : elle impose son hérédité. Elle est aussi déterministe et fixe pour tous ses membres leur religion. Les familles sont inégalitaires entre elles, certaines sont plus riches, plus cultivées, d’autres sont plus pauvres, ont des tares. La famille est localisée, nécessairement en un lieu. Elle s’identifie même souvent à ce lieu : elle n’est pas globalisée comme la société moderne. La famille a aussi une histoire. Elle est fondée sur le don, elle n’est pas monétisée. La famille s’inscrit dans le temps long, elle n’est pas immédiate, on ne peut pas faire une famille start up. Et enfin la famille, malgré les divorces, demeure irrévocable, puisque lorsque les enfants existent, elle demeure malgré le divorce. Donc sous tous ces aspects, la famille est vraiment antimoderne, et on comprend à quel point la culture contemporaine s’y oppose.

On observe également une perte ou un affaiblissement des liens familiaux qui structurent et renforcent la famille. Ce sont tous les motifs pour lesquels la famille est unie et peut durer qui sont affaiblis dans la société contemporaine. Ces liens sont de différents ordres : naturel, affectif, économique, social et spirituel ; et nous allons voir pour chacun de ces liens ce qu’il en est aujourd’hui.

D’abord les motifs naturels : la procréation et le fait d’engendrer. La révolution sexuelle et l’amour libre ont affaibli le mariage et son attractivité comme condition d’accès à la sexualité, puisqu’on ne dit plus : « pas avant le mariage ». Il fut un temps où les relations intimes avant le mariage étaient proscrites. C’était une raison forte pour les jeunes gens de se marier. Aujourd’hui, la sexualité s’est en outre détachée de la procréation.
La fin de la société agricole est une autre cause de la crise de la famille. Au XIXe siècle, à l’époque où la France était largement agricole, les fermiers et éleveurs avaient besoin d’enfants pour les aider à cultiver les champs, et pour prendre soin d’eux plus tard. Alors qu’aujourd’hui, les enfants pour une famille urbaine, sont moins utiles, et coûtent très cher. Aujourd’hui, plus on a d’enfants, plus on s’appauvrit. Pour la retraite, par exemple, il y avait autrefois un avantage important : on pouvait espérer que les enfants contribuent à notre entretien une fois âgés. Aujourd’hui ce motif-là a disparu, puisque c’est la société étatisée qui s’en charge.

Il y a également d’autres causes moins palpables. Ainsi, 75 % des divorces contentieux sont initiés par les femmes, aujourd’hui en France. Il s’agit des divorces imposés à l’autre conjoint. Comment l’expliquer ? Je me demande si le rôle des hommes, des époux, n’a pas changé. N’est-il pas de plus en plus secondaire, et ramené à celui de géniteur ? L’idée que la femme souhaite vivre avec un homme, un mari, est beaucoup moins évidente qu’autrefois, d’autant plus qu’elle a presque systématiquement la garde principale des enfants à l’issue du divorce.

Concernant les éléments affectifs, je pense qu’ils sont excessivement valorisés aujourd’hui, parce que précisément on dit que la famille c’est l’affection ; mais en même temps si le mariage et la famille ne sont qu’affection, c’est aussi une grande fragilisation de la famille.
A propos des motifs économiques, la famille comme unité de production est largement dépassée. Lorsqu’elle tenait une ferme, lorsqu’elle tenait un commerce, lorsque les époux étaient solidaires dans une entreprise qui pouvait se transmettre de génération en génération, avec une continuité qui s’imposait, on distinguait difficilement la famille de l’entreprise. Nous avons assisté à la disparition du commerce de proximité, et bien sûr des fermes. À cela s’ajoute l’importance des impôts sur la succession, la réduction de la dépendance économique entre époux, en particulier des épouses à l’égard de leur mari, par leur travail bien sûr mais aussi grâce au système d’allocations sociales et de solidarité. Les intérêts économiques qu’il y avait à faire durer la famille ont été très fragilisés.

Ensuite les motifs sociaux, le conformisme social et la pression sociale de ne pas divorcer, ou de se marier, se sont très fortement réduits. À cela s’ajoute bien sûr le rôle des médias.

Restent enfin les motifs spirituels, qui demeurent un motif supplémentaire pour se marier, voire pour rester mariés. J’en citerai trois. Parlant de motifs spirituels au sens large, il y a d’abord la piété à l’égard des anciens, le respect de la famille, le respect des ancêtres, le sens de la transmission. Il y a des personnes qui veulent se marier et qui ne veulent pas divorcer par respect pour la famille, pour la transmission historique. C’est une motivation qui est devenue rare. Le deuxième motif spirituel favorable au mariage, peut-être le plus important de tous, consiste en la foi en l’avenir. Croit-on suffisamment en l’avenir pour se marier, fonder une famille et demeurer ensemble ? Je pense qu’il s’agit de la question principale dans nos pays d’Europe occidentale : celle de l’espérance, en particulier pour les enfants de couples divorcés. Enfin, le dernier motif est la religion elle-même qui prescrit de se marier et de rester marié. Le phénomène de sécularisation fragilise ce motif.

Tous ces raisons de fonder une famille, de rester marié, de se dépasser soi-même, car la famille porte une exigence de dépassement de soi-même – c’est un don, un acte de générosité -, tous ces motifs sont très affaiblis par notre mode de vie.

Que reste-t-il comme motifs aujourd’hui pour se marier ? Bien peu à dire vrai. Il reste le désir affectif et le pouvoir de l’amour et de l’éros. Un certain idéal demeure, particulièrement celui de tranquillité et de construction face à la crainte de la pauvreté et de la solitude. Il reste ce que j’appelle « l’idéal du barbecue », qui est en fait l’idéal de la vie familiale simple et durable qu’on trouve aussi en Amérique, représenté par une maison, un couple, des enfants. Ce modeste idéal de vie familiale simple demeure très largement, mais ce sont plutôt les motifs de maintien de l’engagement dans la durée, de l’effort et du dépassement de soi, qui font défaut.

Face à cela, quelles sont les raisons pour l’État de protéger la famille ? Quels sont les rapports possibles entre la famille et la société, et l’État ? Dire qu’il faut protéger la famille n’a plus rien d’évident, car beaucoup estiment à l’inverse que la famille est une charge, qu’elle est cause de souffrances, et que l’enracinement familial est plus une chaîne qu’une ressource.

Dire que l’État doit nécessairement protéger la famille suppose que celle-ci soit un bien. Il y a généralement deux visions du rapport de l’État à la famille. Une vision négative, qui pense que la famille est un obstacle à la liberté et à l’égalité individuelles, et qui dans ce cas fait appel à l’État et renforce son importance dans la société. C’est la tendance que nous connaissons en France aujourd’hui, une approche individualiste qui, de façon assez superficiellement paradoxale a pour effet de renforcer considérablement le rôle de l’État. Emmanuel Macron a ainsi récemment proposé de faire intervenir l’Etat durant les « mille premiers jours des enfants » après avoir rendu l’instruction maternelle obligatoire. Le modèle individualiste conduit à un accroissement du rôle de l’État, puisqu’il assume progressivement, de façon coûteuse et artificielle – et peu chaleureuse – les fonctions naturelles de la famille.

On a l’habitude d’opposer à ce modèle le modèle organique et subsidiaire de la famille. C’est un modèle que l’on peut qualifier de véritablement libéral en ce qu’il vise à protéger la liberté et a pour effet de réduire d’autant l’influence de l’État. En effet, plus les familles sont en bonne santé, moins l’action de l’État est nécessaire. La famille, en tant que société imparfaite peut par elle-même et en elle-même, subvenir à l’essentiel de ses besoins, mais doit recourir à la société, à l’Église et aux autres corps intermédiaires, pour l’assister subsidiairement.

À ces deux modèles on peut en ajouter un troisième aujourd’hui, que l’on voit apparaître en Europe centrale dans les pays dits illibéraux. Les gouvernements de Pologne, de Hongrie investissent fortement dans le soutien des familles tout en étant illibéraux.

Je dégagerais donc trois modèles : le modèle individualiste qui conduit à une forte emprise de l’État ; le modèle organique, qui conduit à une réduction du rôle de l’État ; et un modèle à la fois interventionniste et libéral. Ce troisième modèle se développe à mon sens pour répondre à une situation de crise, en particulier de crise démographique. On y constate le lien direct entre la famille et le bien commun démographique, à savoir le fait d’assurer la continuité du peuple. À l’inverse, dans des pays comme la France, on peut s’interroger sur le fait qu’on ait vraiment le désir d’assurer la continuité du peuple. Il y a donc un lien étroit entre famille et bien commun démographique, continuité du peuple.

Comment aujourd’hui protéger les familles ?
Je pense que l’œuvre la plus fondamentale à accomplir consiste à corriger par l’éducation notre compréhension de la liberté et de l’égalité, afin que ces grandes aspirations humaines œuvrent davantage au bien des personnes.
Ainsi l’encyclique Familiaris consortio enseigne, à propos de la liberté : « À la racine de ces phénomènes négatifs, il y a souvent une corruption du concept et de l’expérience de la liberté, celle-ci étant comprise non comme la capacité de réaliser la vérité du projet de Dieu sur le mariage et la famille, mais comme une force autonome d’affirmation de soi, assez souvent contre les autres, pour son bien-être égoïste. » Dit très simplement, la liberté est conçue comme égoïste. C’est une chose que l’on voit de façon très ordinaire : souvent, quand il y a une rupture dans un couple, à l’origine il n’y a rien d’autre que cette idée, ce sentiment, ce désir de liberté égoïste, et d’affirmation de soi plutôt que d’accomplissement de soi et de don de soi dans la famille.

L’autre notion importante à corriger est relative à l’égalité, et nous pouvons encore nous référer à l’enseignement de l’Église, en particulier au Catéchisme de l’Église catholique qui dit que les inégalités ne sont pas toujours en elles-mêmes des injustices. L’Église enseigne que les inégalités appartiennent au plan de Dieu, qui veut que chacun reçoive d’autrui ce dont il a besoin. Cet enseignement est devenu largement inaudible dans la société actuelle. C’est pourtant la différence et l’inégalité qui sont la condition même d’une véritable interdépendance et solidarité, et ensuite la condition aussi de la charité et du don entre les personnes.

J’ai participé pour le Saint-Siège à la négociation de la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à égard des femmes et la violence domestique. Cette convention suscite des tensions aujourd’hui en Europe, puisque plusieurs pays refusent de la ratifier. Elle est le premier texte européen à définir le genre de façon sociologique, en stipulant que le genre n’est pas synonyme de sexe, mais désigne l’ensemble des fonctions et attributions sociales données, etc. Lors de cette négociation, j’ai simplement rappelé dans mon intervention la complémentarité entre les hommes et les femmes. Que n’avais-je pas dit ! Ma remarque fut très mal reçue, rejetée brutalement. Or, la complémentarité n’existe que dans la différence, et avec notre vision faussée de l’égalité, toute différence est associée à une inégalité. Toute prise en compte d’une différence est supposée illégitime, car elle réduit une personne à l’un de ses caractères, à l’un de ses déterminismes. Voilà deux grands défis, liberté et égalité, et je pense qu’il est important, en particulier dans l’éducation des enfants, d’essayer de corriger la compréhension de ces notions.

Une deuxième proposition serait de soigner les blessures familiales, car le contexte actuel, où plus de la moitié des mariages finissent en divorces, crée énormément de blessures familiales qui se transmettent de génération en génération. Protéger la famille passe par une véritable entreprise de soin aux différents niveaux que j’ai évoqués (plan naturel, plan économique et social), par des politiques publiques, comme c’est le cas des pays d’Europe centrale.
Enfin une autre proposition d’action est religieuse, dans ses dimensions sociales et spirituelles. Il ne faut pas sous-estimer l’importance du plan religieux pour le maintien et la promotion du mariage. Tous les motifs économiques que nous avons vus, sociaux et autres, sont fortement affaiblis, du fait même du changement de la société. En revanche, la religion est affaiblie, non pas parce que la religion a changé, mais plutôt en raison d’une perte de foi. La religion donne des motifs de fonder une famille, et de demeurer dans sa famille. Les motifs surnaturels sont finalement les motifs ultimes, ceux qui donnent encore une espérance en l’avenir terrestre et surnaturel. On observe d’ailleurs que les familles religieuses sont souvent celles qui survivent le mieux à la modernité. Tandis que l’éclatement d’une famille la fait généralement verser dans la modernité et la sécularisation. Il y a un lien direct entre unité de la famille et religion.

Une question importante doit enfin être posée : faut-il la grâce et les sacrements pour que la famille résiste ? La famille est une réalité naturelle, et lorsque cette société réelle est blessée, voire très blessée, faut-il nécessairement la grâce et les sacrements pour que celle-ci résiste et demeure ? En théorie non, mais on observe toutefois que les familles sont d’autant plus éclatées et déficientes qu’elles sont éloignées de l’Église catholique. L’attachement au dogme, aux croyances, ou les pratiques des différentes confessions semblent indiquer que plus une famille est éloignée du catholicisme, plus elle est fragilisée. Voyez l’acceptation du divorce et de la contraception chez les protestants, du remariage chez les orthodoxes, de la polygamie chez les musulmans et les mormons… Beaucoup de familles résistent, mais plus on s’éloigne du catholicisme, plus le modèle de la famille est éloigné de l’intention de Dieu rappelée par le Christ. Dans ce contexte il est essentiel que l’Église conserve de façon forte, visible et intègre l’expression de la foi naturelle et spirituelle dans le mariage et la famille. Si l’Église renonce à enseigner le modèle naturel, tel que voulu par Dieu, de la famille et du mariage, plus personne ne le fera. Aujourd’hui il n’y a plus que l’Église qui demeure dépositaire des normes sur le mariage et qui les exprime. C’est la dernière institution. Si elle s’aligne sur la pensée individualiste en matière de divorce, de remariage, de contraception ou d’union de même sexe, comme c’est le cas dans certaines églises protestantes, il n’y aura plus personne pour rappeler ce qu’est la famille et pour soutenir les couples dans cette merveilleuse aventure qui nous fait participer à l’œuvre créatrice de Dieu.

Finalement, il me semble que la transformation de la famille et du mariage résulte d’un choix plus profond de réorganiser notre vie personnelle et sociale après un grand renoncement. C’est comme si nous avions renoncé à surmonter les épreuves du mariage ; comme si nous avions renoncé à la grâce et consenti au péché. Finalement, lorsque nous liquéfions le mariage et la famille, nous renonçons à faire l’effort de nous dépasser nous-mêmes et nous nous résignons à notre imperfection.

Échange de vues

Blandine Berger : Est-ce que le Conseil de l’Europe et la Cour européenne des droits de l’homme ne sont pas noyautés par le réseau LGBT ?

Grégor Puppinck : La Cour européenne se flatte d’être une ardente promotrice des droits LGBT en Europe. Parmi les centaines de fonctionnaires de la Cour européenne des droits de l’homme, une proportion importante, un quart peut-être, porte son badge nominatif suspendu à une lanière arborant les couleurs de l’arc-en-ciel. Afficher ainsi autour du cou le symbole LGBT est l’expression d’une adhésion fondamentale en une vision de l’homme et de la société. Cela dépasse le « noyautage » : c’est la pensée dominante.

Jean-Marie Schmitz : Vous avez évoqué le fait que vous aviez représenté le Saint-Siège dans une discussion concernant ces matières, et à la fin de votre exposé, vous avez indiqué le rôle essentiel que tenait l’Église dans ce domaine, puisqu’elle est la seule institution à avoir une vision cohérente de la famille. Mais vous avez aussi exprimé qu’existait un risque de voir modifiées ses positions traditionnelles sur l’homosexualité, la contraception, le remariage, etc., faisant disparaître cette cohérence. Compte tenu de votre connaissance du Saint Siège, je me permets de vous demander votre sentiment sur la réalité de ces menaces ?

Grégor Puppinck : Je ne suis pas le mieux placé pour en parler, je n’ai pas plus d’avis que vous, ni plus d’informations que vous devez en avoir. A l’époque de la rédaction d’Humanae vitae, même un grand théologien moraliste comme le Père Labourdette avait pris position en faveur de la licéité de la contraception. Ainsi, chaque époque nous pose des questions parfois difficiles à appréhender, et heureusement le Pape Paul VI a su prendre la bonne décision. Elle est forcément éclairée de l’Esprit-Saint, et là je pense que nous en avons une preuve, puisque vous le savez bien, les commissions préparatoires, diverses, avaient opté très largement en faveur de la licéité de la contraception ; elles étaient convaincues d’avoir gain de cause. Le Pape était presque acculé, parce que la presse avait annoncé par une fuite que la commission avait conclu, etc., donc il ne restait plus personne, il ne restait effectivement que Paul VI, Ratzinger et Wojtyla qui n’avait pas eu de visa pour aller à Rome ; il y avait aussi un évêque africain. Donc il ne restait presque plus personne pour soutenir l’illicéité. Mais à travers cette question de l’illicéité était posée celle de la hiérarchie, ou de l’absence de hiérarchie, des finalités du mariage : savoir si le mariage vise d’abord la procréation ou l’union affective. Cette question aujourd’hui semble un peu ré-ouverte, on voit réapparaître les mêmes concepts, les mêmes arguments sur d’autres sujets, mais de façon similaire. Ainsi la question de l’existence d’actes intrinsèquement mauvais est à nouveau posée, de même l’idée qu’il reviendrait à la personne de juger si elle est en état de grâce et peut communier, alors même qu’elle a commis un acte proscrit.

Bertrand Ract Madoux : Je vous remercie beaucoup de tout ce que vous avez dit, je vous remercie aussi d’un article que vous avez écrit au mois d’octobre sur la filiation idéologique de la loi de bioéthique. Vous étiez d’une grande clarté sur l’héritage qui a amené à cette loi bioéthique, laquelle est un peu la caricature de tout ce que vous venez de décrire.

Mais, en guise de conclusion, vous nous dites que le seul espoir est un retour aux valeurs chrétiennes, et vous précisez même, catholiques. Est-ce qu’il n’y a pas là une contradiction, dans la mesure où vous venez de dire que la pratique catholique était assez réduite… ? Est-ce qu’il n’y aurait pas une solution à chercher dans quelque chose de plus large, notamment par un dialogue avec les autres religions ? Vous avez certes très vite esquissé les différences majeures entre les religions, mais pourtant on a pu voir dans certaines manifestations, il y a quelques années, des musulmans qui s’opposaient aussi à un dévoiement du mariage. Est-ce que dans l’avenir vous pensez que c’est une voie à suivre ? Sinon, il semble difficile d’avoir une réponse universelle.

GrégorPuppinck : Aujourd’hui il y a un vrai mur entre les communautés, entre juifs et catholiques, alors qu’on est très proches sur ces questions, malgré tout nous restons assez distants. Les musulmans peut-être aussi. Je ne pense pas qu’on puisse espérer, en tout cas dans l’immédiat, une solution dans cette direction, je crois que les juifs pratiquants se débrouillent très bien tout seuls, les musulmans se débrouillent aussi à leur façon, et ils ne sont pas directement affectés par l’évolution, ou la démolition, de la société française. La vraie question est démographique. La Pologne et la Hongrie ont pu entreprendre une politique familiale très forte en raison de l’homogénéité de leur société et de la solidarité qui en découle. Ils peuvent donner, ils peuvent exempter d’impôts à vie les couples qui ont plus de trois enfants, comme en Hongrie. Dans ces pays, le peuple est solidaire, il veut survivre, il se sent légitime à exister. Alors qu’en France, cette homogénéité et cette solidarité du peuple ont été détruites ; même la légitimité de la particularité française est devenue incertaine. En France, une politique familiale soutenue pourrait se révéler délétère pour la cohésion nationale, au même titre que la pratique généreuse du regroupement familial.

Rémi Sentis : Vous avez évoqué la déclaration d’Emmanuel Macron relative à un programme sur les 1000 premiers jours de l’enfant. Dans cette déclaration il me semble qu’il était suggéré que l’État déléguait une partie de l’éducation des enfants aux familles, alors qu’en fait (comme vous le rappeliez) ce sont les familles qui sont les premiers éducateurs de leurs enfants et qui délèguent une partie de l’éducation à l’État.
Est-ce que cette question du rôle des parents dans l’éducation n’est pas la question centrale, et peut-être un des endroits où il faut se battre ?

GrégorPuppinck : Vous avez parfaitement raison, d’où l’importance de défendre la liberté scolaire en particulier, c’est essentiel. En France à cet égard on a de la chance, parce qu’on peut encore fonder des écoles privées, des écoles entièrement privées, on peut scolariser à la maison, donc on a une vraie liberté qu’il faut utiliser et défendre. Cette liberté, vous savez bien qu’elle est contestée. Au plan européen, c’est un sujet débattu à de nombreux égards, sur les droits des parents. Leurs droits éducatifs à l’égard des enfants n’ont pas été adoptés dans la Convention européenne des droits de l’homme, initialement, dans le premier texte. Donc lorsque la Convention européenne des droits de l’homme a été rédigée, les États ont préféré laisser de côté la question de l’éducation. Parce qu’ils craignaient en particulier, à l’époque, l’influence des communistes, ils ne voulaient pas laisser trop de liberté de l’enseignement, ils ne voulaient pas que les communistes créent des écoles et aient ainsi une influence sur la société. Ce n’est que dans un second temps, par le Premier protocole additionnel, que le droit à l’éducation a été adopté, je dis bien le droit à l’éducation, qui est la formulation transformée du droit premier et naturel des parents de choisir l’éducation de leurs enfants.

Il y a donc un changement : on ne se trouve plus, comme dans les textes des Nations unies, devant l’affirmation d’un vrai droit premier et prioritaire des parents, mais devant un texte assez alambiqué, qui dit que les parents ont droit à ce que leurs convictions soient respectées par l’État dans le cadre de l’exercice du droit à l’instruction. Donc ce n’est pas un droit de fonder une école, ni un droit d’éduquer soi-même, c’est un droit assez réduit – à l’époque, c’était pour faire face au danger soviético-communiste, et aujourd’hui c’est face au communautarisme islamique. Et l’on a vu la Cour européenne des droits de l’homme rendre des jugements reconnaissant l’importance du rôle actif de l’État, pour assurer la cohésion sociale, malgré ou à l’encontre des résistances parentales. Cela pour s’assurer que les enfants d’immigrés soient bien intégrés. Ce fut le cas par exemple dans une fameuse affaire mettant en cause le caractère obligatoire de la piscine pour les jeunes filles, contesté par des parents musulmans. Cela se passait en Suisse, les autorités ont été très bienveillantes, en disant que la fille en question pourrait presque avoir un burkini pour s’y rendre, etc. Eh bien, les parents ont refusé, au nom du droit des parents à choisir l’éducation, etc. De plus, la fille savait déjà nager, les parents ont donc fourni un certificat en disant : notre fille sait nager, elle n’a pas besoin de cours de piscine. Mais les autorités ont maintenu leur décision et condamné les parents. Les parents ont alors saisi la Cour européenne, et la Cour européenne a dit : le but de la piscine à l’adolescence, vous le savez bien, ce n’est pas seulement d’apprendre à nager, c’est aussi de mettre en œuvre une mixité. Et donc les autorités suisses ont eu raison de condamner la famille, car il faut veiller, à travers l’école, à imposer une forme de mixité sociale, d’homogénéisation de la société et lutter contre « les sociétés parallèles ». Cependant dans d’autres affaires, la Cour européenne prend des décisions, et rend des jugements, qui sont parfois favorables aux familles, en particulier récemment, et aujourd’hui même dans une affaire où elle a condamné l’État pour avoir trop facilement retiré les enfants à la garde de leurs parents. Donc c’est un sujet qui est encore ouvert.

Catherine Berdonneau : Vous avez dit que la famille semble être actuellement plutôt conçue sur le principe d’un contrat, faisant appel aux sentiments. Je ne suis pas juriste, mais il me semble qu’un contrat, cela peut se rompre. Donc pour la filiation, quand on ne veut plus être père, ou mère, on doit pouvoir rompre aussi ce contrat-là ! Cela commence à devenir complètement incohérent.

Grégor Puppinck : Effectivement, la filiation est de différents ordres, généralement elle est biologique quand même, donc la filiation ne peut pas se rompre, en tout cas quand elle est réelle. Une fois que la filiation est établie, elle est normalement garantie, sauf à prouver qu’elle n’est pas vraie. Mais il se trouve qu’aujourd’hui on développe une filiation qui est de volonté, elle existait déjà par l’adoption, mais elle est maintenant étendue par les nouveaux modes de procréation artificielle. Une fois que la filiation est établie, normalement elle est quand même solide, non pas pour protéger l’adulte, mais pour protéger les enfants. C’est le principe. On est toutefois dans une situation paradoxale, car lorsque la filiation est fausse – connue comme fausse dans le cas d’enfants nés par don d’ovocyte -, cette filiation-là, en revanche, ne peut pas être contestée. On se trouve dans une situation inverse de ce qui serait logique, parce que normalement, quand la filiation est manifestement fausse, on devrait pouvoir la contester. En fait, lorsque le mariage et la famille ne sont plus que sentiment, ils deviennent évanescents. Finalement, la seule réalité qui demeure, c’est peut-être justement le corps. Ainsi, paradoxalement, le subjectif est tellement éthéré, tellement changeant, que la seule réalité qui demeure, c’est celle du corps. Cela pourra peut-être conduire paradoxalement à un renforcement de la filiation biologique, parce que le corps sera la dernière réalité familiale qui résiste.

Nicolas Aumonier : Récemment, l’historien canadien et théoricien du genre, Christopher Dummitt, qui enseigne à Trent University, a publié un article dans la revue australienne en ligne Quillette, repris notamment par l’hebdomadaire Le Point. Il affirme que dans le domaine de la théorie socio-constructionniste du genre, selon laquelle le sexe n’est pas une réalité biologique mais une construction sociale en vue de la domination des hommes sur les femmes, « [il a] tout inventé de A à Z », comme tous ses autres collègues des gender studies. « Mes recherches ne prouvaient rien, dans un sens comme dans l’autre », affirme-t-il. « Je partais du principe que le genre était une construction sociale et je brodais toute mon « argumentation » sur cette base ». Il estime que cela ne veut pas dire que le genre ne soit pas, dans de nombreux cas, socialement construit, mais que les prétendues preuves des prétendus experts n’en sont pas. Il appelle de ses vœux que ce domaine puisse se doter d’experts très critiques et idéologiquement diversifiés, qui permette enfin que la validation par les pairs ne soit plus simplement ce qu’il nomme « un dépistage de l’entre-soi ». Il affirme enfin que bien des théoriciens du genre qui s’amusaient à être transgressifs dans les années 2000 ont été surpris et inquiets de la reprise de leurs théories sans aucune distance critique par des institutions ou des États.

Je souhaiterais d’abord vous demander si cette publication a été commentée dans les milieux proches de ces théories que vous pouvez croiser. Ne devons-nous pas nous attendre à un écroulement complet de ces constructions théoriques sans preuves ?

Grégor Puppinck : En effet j’ai vu passer cet article, mais je l’ai lu en diagonale seulement. En tout cas cette affirmation n’est pas tellement surprenante, et elle nous montre que nous ne sommes pas face aux résultats d’une recherche scientifique, mais face à l’expression raisonnée d’une idéologie. Car le propre d’une idéologie, c’est de préexister à sa démonstration. Donc l’idéologie du genre est antérieure à la découverte scientifique du genre. Cette notion, qui est une idéologie bien ancienne, a sa propre logique, elle va chercher ensuite dans les faits des éléments pour s’étayer et pour se développer. Ça ne veut pas dire pour autant que ce soit complètement faux. C’est comme la pensée de Peter Singer. Ce n’est pas très difficile de tirer les conséquences d’une idéologie. Ces gens-là ont tiré les conséquences d’une idéologie, comme on peut le faire pour l’animalisme, ou l’antispécisme : on tire les conséquences. Ensuite on va chercher dans la société des éléments pour étayer la théorie.

Bernard Lacan : En fait ce n’est pas une question, c’est une demande que je souhaite exprimer : j’aimerais bien que vous nous donniez une raison d’espérer, face à cette déconstruction globale de la société à laquelle nous croyons. Quelle espérance pouvons-nous avoir pour continuer de vivre génération après génération ce mariage dont nous pensons qu’il est, non pas un lien de servitude, mais un lieu d’accomplissement ?

Grégor Puppinck : Je n’ai pas d’autre réponse que celles que j’ai déjà données, je pense que la situation est comme cela, mais je pense que les motifs d’espérance existent… Pour goûter un bon vin, il faut être un peu éduqué. C’est pareil pour le mariage : si on n’a pas un minimum de connaissance du vrai sens de la liberté et de la complémentarité, on ne peut pas goûter le mariage. Donc il faut déjà une prédisposition, une préparation. Il faut surmonter toutes les blessures passées, qui se sont véhiculées dans les familles, et ensuite il faut une préparation pour pouvoir s’engager. Je n’ai pas d’espérance particulière ; je pense, nous le savons tous, que la société va énormément se transformer, et je crois que ce sont les personnes qui auront eu la chance de naître, – là, c’est totalement inégalitaire, – dans une véritable famille, qui sauront ainsi traverser les prochaines décennies et la modernité, et qui préserveront et transmettront leur humanité. Il va y avoir une sélection naturelle, culturelle, qui va s’opérer, et il s’agit de se préparer. Mais en tout cas, que ce soit en France, en Pologne ou en Hongrie, c’est bien par les familles que la société durera.

Séance du 14 novembre 2019