Par Jean Baechler, de l’Institut, Membre de l’Académie des sciences morales et politiques

« La question adressée au Christ par Pilate peut être reçue en deux sens très différents. L’un désigne la nature et le statut de l’objet appelé « vérité ». C’est probablement en ce sens que l’entend Pilate. Par contre, le Christ soutient qu’il « est » la vérité, si bien que la question doit être comprise non pas comme « qu’est-ce que la vérité ? », mais « quelle est la vérité ? », quae est veritas ? et non pas quid ?, comme l’énonce le texte grec et traduit justement Jérôme. Le premier sens relève de l’analyse logique et gnoséologique, alors que le second fait appel à tous les modes du connaître accessibles aux humains, qu’ils soient infra ou supra-intellectuels ou bien rationnels empirique, scientifique ou réflexif. »

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Francis Jacques : Le président de notre académie m’a demandé de présenter le professeur Jean Baechler. Je ne suis pas son agent, mais j’ai trop d’estime et je crois de proximités diverses avec lui pour ne pas me féliciter de cette tâche. Une tâche modeste de présentation. La bonne règle étant de ne pas laisser interférer ma propre problématique.

L’AES est fière d’accueillir Jean Baechler, un homme dont la personnalité est exemplaire et l‘œuvre aussi originale que considérable. L’ampleur ici le dispute à la ferveur. Une belle synthèse répond à une sorte de vocation chez un homme qui s’est formé au contact de Raymond Aron dans une tradition d’interrogation active, qu’on peut dire socratique. Le thème du devenir la traverse depuis l’âge de 14 ans. Dans la maturation des concepts qui vont conduire JB au point culminant de sa car¬rière intellectuelle, sa théorie d’une science humaine complète. En accord avec toute la critique, je repère des temps précis. Ce projet de somme anthropologique se développe en effet organiquement.

Sa théorisation commence par un intérêt pour les contestations politiques radicales, qui conduisent JB à publier trois ouvrages : Politi¬que de Trotsky, Les phénomènes révolution¬naires et Qu’est-ce que l’idéologie ?

L’intérêt investit ensuite le domaine politique de manière plus globale, pour fixer les limites de ce que sont le pouvoir politique, ses mécanismes et sa fin. Les ouvrages strictement politiques sont Le pouvoir pur, Démocraties et, dans une moindre mesure, La grande Parenthèse (1914-1991, essai sur un accident de l’Histoire), Contrepoints et Commentaires, recueil d’articles sur la démocratie.

Jean Baechler est conduit à effectuer une percée théorique majeure, la découverte d’un niveau de solidarité supplémentaire aux groupes d’appartenance sociale classiques. Il s’agit de la morphologie, qui fournit la matière à deux ouvrages : La solution indienne (sur le régime des castes) et, plus récemment, Les morphologies sociales. C’est alors que JB commence la publication d’une série d’ou¬vra¬ges ayant pour but de retranscrire l’ensemble des aspects de la vie humaine (Nature et Histoire 2008).

Jean Baechler est membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis décembre 1999, dans la section morale et sociologie. Il a consacré sa carrière à la sociologie, en l’enseignant à Paris IV Sorbonne et à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences sociales. Entré au CNRS à 29 ans ; il y est resté 22 ans, directeur de recherche dans la section de sociologie. Jean Baechler appartient à tous les grands centres de réflexion de cette discipline. Notamment au groupe d’études des méthodes de l’analyse sociologique (GEMAS) fondé par Raymond Boudon.

Depuis 2000, il se consacre à la publication de ce qu’il considère comme une « somme » anthropologique. Plusieurs volets ont déjà été publiés. En 2000, Nature et Histoire (PUF) ; en 2002, Esquisse d’une histoire universelle (Fayard) ; en 2005, les morphologies sociales (PUF) ; en 2006, Les Fins dernières (Hermann) ; en 2008, Agir, faire, connaître, (Hermann) ; fin 2008, Les matrices culturelles, Au foyer des cultures et des civilisations, (Hermann). Évoquant la matrice moderne, il démontre que des développements majeurs apparus dans les faits permettent d’affirmer que l’on a changé de matrice (démocratie, science, indivi¬duation, différentiation des ordres, développement économique). Il répond alors à la question : la nature humaine a-t-elle développé toutes ses potentialités dans ces trois matrices ? Ou bien a-t-elle encore des virtualités et son histoire devant elle ? JB préside à l’Académie des sciences morales et politiques un groupe de travail sur les aspects politiques et juridiques de la mondialisation.

Il restait à Jean Baechler de compléter cette somme par deux grands volets, l’un sur la nature humaine, l’autre sur les types d’activités – actions, cognitions, factions – dont est faite la matière historique. On se dit que voici un homme qui ne fait aucun compromis sur la voie vers la vérité. J’apprécie beaucoup et j’aimerais avoir le temps de préciser pourquoi.

D’abord je note que sa théorie est authentiquement interdisciplinaire. Ses étudiants le reconnaissent, la pensée de Jean Baechler leur permet de prendre un regard cohérent sur plusieurs disciplines. Ensuite cette théorie est remarquablement construite, appuyée sur l’expérimentation, en fonction d’une hypothèse de départ : l’espèce humaine étant libre (par rapport à son programme génétique), sa nature est virtuelle et ses actualisations sont culturelles.

En restant dans mon rôle de présentateur, je vais puiser dans l’œuvre de Jean Baechler de quoi éclairer sa démarche de chercheur et de théoricien, revenant sur quelques prémisses qui sont, je crois, comme en amont de sa communication.

1° Il y a une nature humaine mais virtuelle revenant par rapport à ses actualisa¬tions culturelles. Soit une espèce animale, en l’occurrence homo sapiens sapiens, à laquelle, je cite, « les contingences intelligibles de l’histoire du vivant ont fait franchir un seuil de complexité neuronale, telle que ses représentants, ne trouvant plus inscrits dans leur génome les comportements indispensables à la survie, peuvent être déclarés libres ».

2° L’espèce humaine est libre par rapport à son programme génétique. Et Jean Baechler de donner l’exemple du langage. L’humanité est apte au langage, mais les humains doivent apprendre à parler dans des milieux culturellement définis. Libre chaque fois que les êtres humains ne sont pas programmés génétiquement pour devenir ce qu’ils sont ; oui libres d’inventer, avec la possibilité de transmettre cette invention. Jean Baechler attribue à l’espèce qu’on appelle humaine quatre caractères : libre, finalisée, rationnelle et faillible.

3° Le réel humain peut être interrogé en segments politique, économique, démographique, psychologique, religieux, autant d’ordres qui ont leur logique propre.

J’en viens à l’ordre religieux. Le moins qu’on puisse dire est qu’il s’instaure chez Jean Baechler contre un certain bricolage du croire. Neutre pour la grammaire, « le religieux » est un universel humain, un départe¬ment distinct, un « ordre ». Son statut métaphysique accorde à une religion d’être vraie ou fausse. Son mode interrogatif est le mystère offert à l’élucidation. L’explicitation peut être conduite de manière rationnelle : par la théologie si l’on veut, comme dé¬mar¬che discursive.

Le religieux a un statut métaphysique. Agnostique, il accorde à une religion d’être vraie ou fausse. Fidèle à son concept, le religieux n’est ni rationnel ni irrationnel mais non rationnel. En tant qu’il n’est pas rationnel, il doit se fonder sur un mystère impénétrable, c’est-à-dire sur une question dont la réponse est en dehors de l’horizon cognitif humain. Il n’empêche qu’un « rationnel du non rationnel » est possible, qui pourrait bien s’appeler ‘théologie’ et désigner l’exposé d’une ‘révélation non rationnelle selon l’ordre des raisons’.

Cet ordre religieux, écrit magnifiquement Jean Baechler, est l’ordre de l’humain « approprié au contingent cherchant à dépasser sa contingence ». Il est en charge « de résorber sa contingence » comme par exposi¬tion à l’absolu. Il doit se fonder sur un mystère en lui-même impénétrable, c’est pourquoi le religieux n’est pas rationnel, mais susceptible d’être élucidé, c’est pourquoi il n’est pas irrationnel. L’absolu doit se manifester par un appel et une révélation. De son côté, le contingent doit répondre à l’appel par une vocation et à la révélation en se convertissant par la foi.

L’adoption de l’hypothèse métaphysique impose à la science des religions de combiner plusieurs points de vue. Une inspiration aristotélicienne et thomiste que Jean Baechler pense avoir retrouvée mais en suivant sa propre problématique. Elle conjoint trois questionnements appelés à collaborer. Premièrement philosophique : il existe une nature des choses. De quoi s’agit-il ? Quel est le fondement pour affirmer quelque chose ? Deuxièmement historique : il n’y a que des cas, des actualisations de ces réalités humaines : il s’agit de les comparer pour repérer les facteurs pertinents. Troisièmement sociologique : pour expliquer, il faut adopter un point de vue sociologique assimilé à un point de vue comparatiste. La philosophie est mobilisée pour ancrer l’hypothèse métaphysique dans un syllogisme portant que le contingent implique l’absolu, notamment comme le créateur de toutes les créatures. La philosophie passe le relais à la sociologie pour repérer les solutions que les religions ont apportées en des contextes culturels variés. Ainsi que l’histoire qui suivra le cours de telle ou telle religion dans la réalité historique.

En se plaçant à l’échelle des millénaires, l’histoire peut chercher à vérifier une hypothèse d’émergence : l’histoire religieuse de l’humanité ne trouverait-elle pas un sens objectif dans l’émergence et la consolidation de deux pôles religieux suggérés par la métaphysique, l’un transcendant et l’autre immanent ? Elle devrait pouvoir traiter les mystères de l’incarnation du Christ et de l’illumination du Bouddha en se gardant de se prononcer sur leur véridicité, mais comme des expres¬sions religieuses légitimes et authentiques, nullement comme des illusions.

Pour rejoindre Jean Baechler, je dirai que si le religieux a un statut métaphysique, il a aussi un statut érotétique. Son mode interrogatif est le mystère offert à l’élucidation. La Croix de Jésus pour Paul est le mystère de Dieu par excellence et, pour l’auteur du IVème évangile, le discours chrétien est un discours dur (skléros, Jn 6, 60) qui contredit toute rationalité en exigeant qu’ont ait foi en un Dieu qui a identifié sa cause avec celle d’un crucifié. Mais, dit Jean Baechler, en tant que le religieux authentique n’est pas irrationnel, il doit pouvoir surmonter tous les assauts de la rationalité, être universalisable. Et surmonter l’assaut du scepticisme apparemment irrationnel de Pilate. Soit à reprendre le dialogue de Jean 18, 36-38, qui est au cœur de l’argument de ce soir

Car enfin Pilate – ainsi va le texte – est devant celui qui s’est donné comme le chemin, la vérité et la vie (Jn 14,6). Il demande à Jésus (Jn 18,38) : « Quelle est la vérité, quel est ce vrai »… ajoutons : [pour lequel tu dis] – car c’est le contexte immédiat – « rendre témoignage », « en procédant de lui » (Jn 18,37). Origène pourra bien dire du Christ qu’Il est autoalètheia, la vérité même, en tant que la vie de cet homme met en jeu ce qu’il y a de plus important, le salut. Mais le politique ne peut se placer au point de vue de Jésus, Fils incarné, expression parfaite du Père, la manifestant par son activité et sa parole (Jn 8, 14). Et nous-mêmes le pouvons-nous dans le cadre d’une réflexion sur « le religieux » et la vérité ?

L’échelle de la vérité

Jean Baechler : La question soulevée en Jean 18,37-38 révèle mieux sa subtilité dans sa formulation grecque. En effet, l’évangéliste fait s’exprimer le Christ avec l’article défini : hè alètheia-la vérité, à savoir une réalité repérable parce que définie, alors que Pilate n’emploie pas l’article défini : alètheia, ce qui lui fait s’interroger sur « que faut-il entendre par vérité ? » ou bien « à quoi reconnaît-on la vérité ? » : sa question porte moins sur un objet que sur les critères permettant de le ranger dans une classe à définir. De fait, si l’on traduit, comme il est courant, l’énoncé par « qu’est-ce que la vérité ? » et non, comme il conviendrait, par « qu’est-ce qu’une vérité ? », trois questions distinctes sont soulevées. La première et, peut-être, la plus immédiate demande : « quelle est la nature de la vérité ? ». Je réponds à Pilate : « la vérité est la bonne réponse à une question bien posée ». Cette tâche incombe au connaître, soumis aux critères du vrai et du faux et distingué tant de l’agir, qui poursuit des fins par des moyens appropriés et répond aux critères du bien et du mal, que du faire, qui combine des matières et des réformes sous les critères de l’utile et du nuisible. Ces trois activités concourent ensemble, sous l’impulsion et la direction de l’agir, pour assurer la rationalité et la mettre au service de la finalité humaine. On peut convenir que cette première question porte sur la vérité. Une deuxième demande : « comment faut-il s’y prendre, pour atteindre la vérité ainsi définie ? ». Ma réponse signifie : « en recourant aux modes du connaître accessibles aux humains ». On peut décider de parler de véridicité. La dernière question demande : « comment distinguer les bonnes réponses des mauvaises ? », à quoi je réponds : « en les soumettant au réel selon les procédures et les tests prévus par les différents modes ». On convient de s’exprimer en termes de véracité.

L’enquête franchit une nouvelle étape, si l’on s’avise que la réponse à la question posée paraît devoir être recherchée du côté de la véridicité, car elle implique le recours à la véracité et promet de conduire à la vérité. L’analyse doit donc se concentrer sur les modes du connaître, mis par Dieu et/ou la Nature à la disposition de l’espèce humaine et de ses représentants, pour réussir ou ne pas trop échouer dans la poursuite et la réalisation de leurs fins. Je distingue deux modes non-rationnels – et non pas irrationnels -, l’un sensible infra-intellectuel et l’autre mystique supra-intellectuel ; un mode symbolique, qui cherche et trouve des réponses à ses questions dans la mise en correspondance de classes distinctes d’objets, les uns servant de symboles pour signifier les autres, par exemple des phénomènes météorologiques pour exprimer des préoccupations éthiques ou métaphysiques ; et trois modes rationnels, empirique, scientifique et réflexif. Chaque mode, maintenu fidèle à sa nature et à sa logique, propose une définition univoque de la vérité et la teste efficacement dans sa véracité, mais à l’intérieur d’un horizon cognitif borné à chaque fois.

On est ainsi conduit à la dernière étape préparatoire à la production d’une réponse plausible à la question de Pilate. Elle consiste à construire une échelle de la vérité et à ranger les différents modes sur trois degrés hiérarchisés du connaître. Sur le premier, les modes rationnels empirique et scientifique règnent sans partage sur la véridicité, la véracité et la vérité. Sur le deuxième, ils le cèdent au mode rationnel réflexif. Sur le troisième et dernier degré, les modes sensible, mystique et, secondairement, symbolique s’imposent pour conduire au but.

1. La vérité selon les modes empirique et scientifique

Le mode rationnel empirique du connaître est la manière dont l’espèce humaine s’y prend, pour explorer les milieux naturels, humains et surnaturels, dans lesquels ses représentants actualisent leur humanité. Sa fin est de recueillir et de maîtriser sur ces milieux des informations assez fiables, pour servir à la poursuite des fins de l’homme et à une réussite compatible avec la survie. Les informations recherchées portent sur la succession des saisons et les temps qu’il peut faire, sur les plantes et les animaux utiles ou nuisibles, sur les moeurs et sur ce qui se fait ou ne se fait pas dans un cercle culturel et social donné, sur les destinées après la mort, sur la préparation des plats, etc. Les savoirs élaborés ont une finalité pratique dominante, mais non exclusive, car la curiosité est un instinct naturel, susceptible de se transformer en passion : des savoirs sont recherchés et stockés à des fins purement cognitives. Les ethnologues ont pu établir que les savoirs accumulés par les sociétés les plus primitives sur leur milieu naturel, par exemple, étaient d’une fiabilité élevée et d’une cohérence achevée, et qu’ils témoignaient du souci de rendre le milieu transparent à la conscience humaine.

Les opérations intellectuelles mises en oeuvre par l’empirisme peuvent être ramenées à cinq, chacune susceptible de donner lieu à des analyses psychologiques, épistémologiques et logiques approfondies. L’observation est première, qui mobilise la sensation, la perception, l’attention, la mémoire, entre autres, et qui met les humains au contact avec les réalités qui les concernent. L’observation se développe en sérialisation, de manière à se donner les moyens de tirer des observations des informations utilisables à des fins pratiques ou cognitives : un mammouth observé procure peu d’informations utiles, alors qu’une série de mammouths observés permet de parvenir à une conception précise et fiable du mammouth comme espèce distincte. La sérialisation se transforme en classification, qui permet de se faire une idée ordonnée de l’ordre des choses et de s’y retrouver de manière à pouvoir s’y orienter. Enfin, deux opérations plus purement intellectuelles permettent de tirer des informations recueillies et mises en forme des enseignements sur la nature du réel : l’induction permet de passer du particulier au général, tandis que l’inférence généralise le général à d’autres classes de phénomènes.

Les résultats atteints par le mode empirique sont des savoirs vrais et efficients. Ils sont vrais, car ils sont incessamment vérifiés par des expériences renouvelées. Ainsi, le savoir accumulé par des chasseurs paléolithiques sur les animaux qu’ils pourchassent, est d’une très grande précision sur les moeurs des bêtes et sur les milieux qu’elles fréquentent. De même, les agriculteurs ou les artisans maîtrisent un savoir accompli sur leurs arts respectifs. D’une manière générale, toute société humaine finit par se doter des savoirs exigés pour la réussite des entreprises de ses membres, et ces savoirs sont toujours vrais, car le temps et des tris successifs ont permis d’éliminer les informations douteuses ou fausses. Ces savoirs sont aussi efficients, en ce qu’ils sont appropriés aux besoins humains. Si le vrai a toutes chances d’être aussi efficient, la réciproque est plus délicate à apprécier, car il pourrait se faire que le faux soit efficace, par exemple dans le domaine de la magie et des croyances religieuses. Mais il convient de se prémunir contre la tentation de réputer faux et superstitieux tout savoir non scientifique. Outre que la croyance en l’efficacité de pratiques magiques peut suffire à les rendre effectivement efficaces, il n’est pas à exclure que des préjugés rationalistes et positivistes aient décrété controuvés des phénomènes dits métapsychiques, qui pourraient s’avérer, en fait, vrais et inexpliqués. Les savoirs vrais accumulés dans un même cercle social se présentent comme des trésors élaborés, enrichis et transmis par les générations successives, dont les plus remarquables sont, outre la sémantique des mots, les proverbes, qui paraissent être un universel humain. Ce qui est couramment appelé « science » – chinoise, arabe, babylonienne, inca… – est, en fait, un savoir empirique tel que défini ici.

Le mode empirique a ses limites. L’une, relative, est de produire un savoir vrai et efficient à l’intérieur de cadres spatio-temporels et culturels circonscrits : ce qui vaut pour la riziculture ne vaut pas pour les emblavures et demeure hermétique pour les pasteurs. Le savoir empirique est relatif à un cercle culturel, qui peut être local, régional ou continental, en fonction de la longueur du rayon développé par la culture ou la civilisation. Les vérités atteintes peuvent être vraies sans être universalisables, ce qui les transforme en préjugés plus ou moins bizarres aux yeux de tous ceux qui demeurent extérieurs au cercle considéré. C’est en matière de moeurs et de croyances que le statut de préjugé est le plus patent et que ce qui est vrai en deçà des Pyrénées devient effectivement faux au-delà. L’autre limite est plus radicale, qui vient de ce que le savoir empirique est définitivement coupé de toute explication rationnelle, permettant de comprendre pourquoi les réalités sont comme il est constaté qu’elles sont. Les seuls recours sont la tautologie – la vertu dormitive, la force attractive, les effluves subtils… – et surtout le recours au mode symbolique et à son développement le plus conséquent et le plus universel dans les mythes. Ceux-ci peuvent être interprétés comme des langages et des discours codés, développés par l’intelligence humaine pour fournir des explications et donner un sens à tout ce qui échappe à la raison empirique.

Au total et en résumé, aux yeux de la raison empirique, la vérité est ce qui marche.

Le mode rationnel scientifique procède d’une manière radicalement différente. Il est demeuré virtuel pendant des dizaines de millénaires, pour vivre une première actualisation à l’époque hellénistique, puis retourner à la virtualité sous le Haut Empire romain, et en connaître une seconde, plus conséquente et plus durable, en Europe entre 1600 et 1630. Le mode repose sur quatre opérations intellectuelles enchaînées. La première développe une intuition en hypothèse, dont puissent être déduites des propositions testables. Celles-ci répondent à la formule générale : « si l’hypothèse est juste, alors on doit constater ceci », ce que l’on désigne par le mot fâcheux de « prédictibilité », qui n’a rien à voir avec la prédiction d’événements à venir. Dans cette opération, l’intuition figure l’élément énigmatique et même mystérieux, car elle n’est pas susceptible d’une explication exhaustive, et la déduction l’élément le plus novateur, car c’est en substituant la déduction à l’induction que la science se distingue le plus radicalement de l’empirisme. La deuxième opération est l’expérimentation, qui consiste à recueillir des faits, soit en les prenant dans la réalité soit en les produisant en laboratoire, et à les mettre en forme, de manière à se donner les moyens de tester la véracité des déductions et des hypothèses. Si les faits répondent « non » à la question qui leur est adressée, il faut recommencer, ce qui engage la démarche scientifique dans une troisième opération, que l’on peut convenir d’appeler l’exploration. Comme la probabilité est nulle que les deux premières opérations réussissent du premier coup, le mode scientifique est de nature une exploration engagée dans le temps, procédant par essais, échecs, tris, accumulations et consolidations. La fin, au sens double d’aboutissement et d’accomplissement, de l’exploration est une dernière opération, l’explication du réel, où il est révélé pourquoi il est comme il est.

Les résultats atteints par la science sont gagnés par l’entremise des sciences, qui sont des applications du mode à des segments du réel. Sur quatre siècles, ils entretiennent l’émerveillement, à la fois par ce qu’ils saisissent de l’intelligibilité du réel et par la révélation des capacités humaines à en percer les énigmes. Les enseignements les plus remarquables et les plus fermes, pour le moment, semblent devoir être que le réel est distribué en trois règnes accessibles aux sciences et que chaque règne est écrit en un langage qui lui est propre et que la raison humaine est capable de déchiffrer, si bien que les humains sont naturellement équipés de la capacité de lire le réel directement dans le texte. Tout indique que le règne physique est rédigé en langage mathématique, le règne vivant en langage systémique et le règne humain en langage stratégique, en ce sens que l’espèce humaine, étant libre et faillible, est une espèce problématique, occupée à résoudre les problèmes que lui posent sa nature et sa condition.

Les limites imposées au connaître par les contraintes du mode sont de deux ordres. Les unes sont relatives, qui proviennent de l’exploration. Celle-ci engage la science dans le temps. Transcrite à l’usage des sciences, elle s’exprime dans la contrainte imparable, que le dévoilement du réel, dans chaque règne et dans chaque segment de chacun d’eux, est strictement dépendant de l’état des lieux et des questions atteint par la communauté des compétents concernés. Ce que l’on sait du cosmos et de son histoire est ce qu’en savent les astrophysiciens aujourd’hui. Il en va de même pour la disparition des dinosaures ou pour l’interprétation des Védas. La compétence scientifique est la capacité à participer utilement aux discussions entre spécialistes appliqués à une exploration particulière. Il en résulte trois limites relatives. Tous ceux qui ne sont pas compétents en ce sens, sont incompétents, c’est-à-dire presque tout le monde, car, même dans les cas les plus favorables, on ne peut être compétent que sur des questions très limitées, mais l’incompétence s’échelonne de l’ignorance pure et simple à la quasi compétence. Une deuxième limite est celle imposée aux compétents, qui est de n’avoir rapport qu’au provisoirement vrai. L’explication n’est atteinte qu’à la fin de l’exploration, mais personne ne sait quand elle le sera et encore moins quelles seront les conclusions définitives : cette incertitude impose une troisième limite. Ces trois limites sont relatives, car elles sont mobiles et variables. D’autres sont absolues, qui sont imposées par l’horizon cognitif de la rationalité scientifique. Toute proposition scientifique supposée vraie bute immanquablement sur des indécidables. Ainsi, E=MC² paraît bien établi. Pourtant, si l’on demande « pourquoi C² et non pas C ou C³ ? », il est probable que les compétents avanceront une explication satisfaisante, mais, si l’on répète à chaque fois le pourquoi, dès la deuxième ou la troisième itération, le plus compétent, même en le postulant placé à la fin de l’exploration, ne pourra que répondre : « parce que ! ».

Pour la science, la vérité est le provisoirement vrai admis par les communautés de pairs compétents.

2. La vérité selon le mode réflexif

Par nature et par définition, le mode réflexif répond à deux critères distincts. D’un côté, il est rationnel et se soumet, à ce titre, à la contrainte double de la logique et des faits. De l’autre, il n’est ni empirique ni scientifique, car, s’il pouvait être ramené à l’un ou l’autre de ces deux modes, il n’y aurait pas lieu de l’ériger en mode séparé. C’est donc un mode qui s’applique à explorer ce qu’il est encore possible d’énoncer, en respectant la logique et les faits, au-delà des horizons cognitifs empirique et scientifique. Ses énoncés doivent se présenter sous la forme de propositions logiquement enchaînées et compatibles avec les vérités empiriques et scientifiques, sans, pourtant, que le mode ait la capacité de les produire lui-même. Le respect strict de ces contraintes concentre le mode réflexif sur trois applications principales. La gnoséologie s’occupe des fondements du connaître et pousse jusqu’aux limites de l’horizon cognitif humain l’interrogation sur les conditions de possibilité de la connaissance et sur les capacités humaines à les remplir. La métaphysique mérite cette appellation, trouvée par un hasard éditorial, car elle porte sur des réalités qui viennent « après la physique », c’est-à-dire sur des dimensions et des qualifications du réel, au seuil desquels l’empirisme et la science conduisent, sans pouvoir le franchir. La troisième application porte sur les fins de l’homme et sur les destinations humaines, un département que l’on peut convenir d’appeler « éthique ». Il n’est pas sans intérêt de constater et de souligner que le dialogue entre le Christ et Pilate porte très exactement sur ces trois enjeux du mode réflexif, plus connu, en Occident, sous l’étiquette de « philosophie ». En parlant de « la vérité », le Christ occupe une position éthique et métaphysique, alors que Pilate, en s’intéressant à ce qu’est « une vérité », exprime une préoccupation gnoséologique !

Quels enseignements procurent les histoires des modes empirique et scientifique sur ces trois applications ? Il est audacieux de prétendre répondre à une question d’une telle ampleur, mais il faut s’y risquer, si l’on veut répondre à Pilate, en traquant le vrai et la vérité dans leurs derniers retranchements. Sur la gnoséologie, l’histoire de la philosophie, avant tout celle développée en Europe depuis les Grecs, constate un balancement entre deux positions polaires. En simplifiant jusqu’à la caricature, l’idéalisme soutient que les humains ne peuvent connaître du réel que ce qu’ils en construisent eux-mêmes : le connaissable est le connu, ce que les humains connaissent avec les moyens du bord et qui demeure indécidable, puisque les humains sont bien empêchés d’échapper à leur humanité bornée. L’idéalisme connaît de très nombreuses nuances, depuis l’idéalisme platonicien fondé sur le réalisme des Idées transcendantes ou transcendantales – la nuance conduit à la position kantienne – jusqu’au culturalisme contemporain et au relativisme intégral, pour qui l’individu idiosyncrasique est la mesure de toutes choses. Le réalisme soutient, en sens contraire, que les humains sont cognitivement équipés, pour extraire du réel l’intelligible qui s’y cache et rendre le réel transparent à lui-même dans la conscience humaine. La science et les sciences semblent devoir favoriser une position moins tranchée. D’un côté, elle admet, comme une donnée de la logique et du bon sens, que la connaissance humaine est bornée par un horizon cognitif imposé à l’espèce, comme d’autres sont imposées à toutes les espèces du vivant, mais elle ne concède pas que ce qui est connu à l’intérieur de l’horizon, puisse être réputé faux par un horizon plus large : toute vérité établie est objective et indépendante de l’horizon cognitif, seules varient les capacités à saisir les vérités objectives, si bien que « 2 + 2 = 4 » vaut pour une bactérie, qui n’en a pas l’idée, pour les humains, qui peuvent s’en persuader, et pour Dieu, qui sait tout. De l’autre, elle constate et explique que l’exploration du champ intérieur à l’horizon s’effectue par essais, échecs et tris et que cette procédure permet d’éliminer les biais de la subjectivité et de gagner l’objectivité. La position pourrait s’appeler le réalisme critique. À ses yeux, la vérité est une conquête progressive par la médiation du provisoirement vrai.

En ce qui concerne les fins et les destinations humaines, les données historiques et la connaissance scientifique que l’on peut en prendre, révèlent que l’éthique comme ordre de l’humain se compose en fait de deux départements. L’un est occupé de la « vie bonne », de ce qui relève du bien et du mal. La documentation souligne une convergence marquée des différentes cultures et civilisations. La science de l’éthique ou « éthologie humaine » explique la convergence, en rapportant le bien et le mal aux fins – politique, économique, technique, pédagogique, religieuse… – qui donnent leur sens à l’agir humain. Ce sont les solutions des problèmes posés par la nature et la condition humaines, par exemple la résolution pacifique des conflits par l’entremise de la justice. La science démontre que les fins définissent des états, auxquels sont attachés des devoirs, qui exigent des vertus pour être remplis. Le courage est une vertu du soldat universellement reconnue et recommandée : jamais aucune culture n’a conseillé aux soldats de céder à la peur, de s’enfuir ni de déserter ! Le second département est celui de la « bonne vie », c’est-à-dire des fins dernières qui donnent sens à l’existence humaine, en lui assignant une destination ultime. Sur ce point décisif, la documentation signale des divergences profondes entre plusieurs positions apparemment irréconciliables et irréductibles l’une à l’autre.

La métaphysique prend le relais, pour plaider que ce n’est pas une apparence, mais un fait fondé en raison. En effet, l’enquête métaphysique parvient à quatre conclusions apodictiques enchaînées. La première tire des raisons empirique et scientifique, au-delà de tout doute raisonnable, que tout passe et rien ne reste et que, en conséquence, le réel est contingent, au sens où rien de réel n’a sa raison d’être en lui-même. La deuxième résulte d’un syllogisme : s’il n’y avait que du contingent, il n’y aurait rien ; or quelque chose existe ; donc du non-contingent existe, que l’on peut convenir d’appeler l’absolu et qui rend compte du contingent. Une formule plus ramassée pose que le contingent implique logiquement l’absolu. L’examen du syllogisme et de la formule conduit selon les règles logiques accessibles à la raison humaine, mène à une troisième conclusion : trois conceptions de l’absolu sont possibles, qui se plient aux exigences de la logique et de la raison. Selon l’une, l’Absolu est un Existant personnel transcendant, Créateur absolu de créatures contingentes. Selon une autre, l’Absolu est un Existant impersonnel immanent, Émanateur absolu d’émanats contingents. Selon la dernière, l’absolu est le Devenir, entendu comme l’ensemble potentiellement infini des devenants contingents qui se transforment perpétuellement les uns dans les autres. Les deux premières conceptions confèrent une majuscule à l’Absolu, pour marquer qu’elles ouvrent sur des développements religieux, alors que la troisième est purement séculière et identifie le Devenir absolu avec les devenants. La quatrième et dernière conclusion métaphysique révèle que chaque conception de l’A(a)bsolu est soutenue par une métaphysique cohérente, convaincante et compatible avec l’empirisme et la science, mais qu’il n’existe aucune voix rationnelle permettant de choisir l’une contre les deux autres : elles sont rationnellement équiprobables et indécidables.
Le mode réflexif paraît conduire la raison humaine dans une impasse, puisque, pour lui, la vérité est un ‘ ?’ ultime. En fait, ce n’est pas une impasse, mais un dilemme. Il a deux versants. Sur l’un, il se présente comme une vérité établie, à savoir que l’A(a)bsolu existe et qu’il existe, puisque le contingent existe. C’est la vérité la plus fermement établie par la raison humaine, car tous les modes rationnels y conduisent, et ils y conduisent quel que soit le degré d’avancement de leurs enquêtes respectives. On ne voit pas la possibilité que les savoirs empiriques ni les sciences puissent jamais établir que le réel accessible à la raison n’est pas contingent, ni que la réflexion ne tire pas de la contingence du réel connu l’affirmation de l’existence de l’A(a)bsolu. La vérité est l’A(a)bsolu. Sur l’autre versant, la vérité est un mystère et/ou une énigme, puisque l’A(a)bsolu donne lieu à trois conceptions équiprobables et indécidables. C’est un mystère aux yeux des modes rationnels du connaître, en entendant par mystère une question dont la réponse est fermée à toute entreprise de résolution. Les modes rationnels aboutissent à la vérité comme à un mystère vrai, car aucun d’eux ne maîtrise la clé cognitive permettant de percer le mystère. La seule issue demeurant ouverte est le recours à un ou des modes non-rationnels du connaître, de manière à se donner les moyens de transformer le mystère en une énigme pouvant être percée. Pour réussir, le non-rationnel ne doit pas succomber à l’irrationnel. Celui-ci est le contradictoire du rationnel. Le rallier serait entrer en contradiction avec les vérités établies par les trois modes rationnels, ruiner de fond en comble tout le dispositif humain et assurer la disparition de l’espèce. Le seul moyen de réussir à n’être ni rationnel ni irrationnel est que le non-rationnel conduise à des vérités qui ne soient ni démontrables ni réfutables, mais plausibles aux yeux de la rationalité et légitimes au regard de la finalité humaine. Or, des modes non-rationnels sont effectivement à la disposition du connaître humain et permettent actuellement de s’engager sur le second versant du dilemme et de s’y laisser guider par la vérité.

3. La vérité selon les modes non-rationnels

Le non-rationnel, n’étant pas irrationnel, n’enfreint pas la rationalité scientifique ni réflexive, mais fait appel à des modes distincts du connaître, pour résoudre la question métaphysique ultime portant sur la nature de l’A(a)bsolu. La position cognitive occupée n’est pas celle de l’agnosticisme – et encore moins celle de l’indifférentisme, qui répute sans objet ni intérêt ces question et se confond avec l’obscurantisme -, qui ne choisit pas, sous prétexte qu’il est impossible de le faire rationnellement. On peut mettre en doute la légitimité humaine de cette position, si, du moins, un ou des modes non-rationnels réservent une issue. Or, il existe un moyen et un seul de choisir entre les trois solutions de manière à la fois effective et non-rationnelle. Elle repose sur une conversion de la sensibilité à l’une des trois interprétations, en entendant par « sensibilité » le département du psychisme humain animé par l’instinctualité, la sensitivité, l’émotivité et la sentimentalité, et en en excluant les passions de l’âme – l’ambition, la vanité, l’orgueil, la cupidité, l’avarice, l’envie, la haine, la jalousie… -, développées au service de la résolution des problèmes internes du psychisme humain. Le mode sensible du connaître est d’autant plus aigu et précis qu’il est plus pur, et il est d’autant plus pur que la sensibilité est plus proche de son état naturel et plus éloignée des brouillages infligés par les problèmes psychiques. L’idéal serait une sensibilité naïve et candide, dont la spontanéité naturelle serait prête à se convertir à une intuition venue des profondeurs de l’âme et du coeur. Du moment qu’un idéal est défini, des exercices peuvent être conçus, qui favorisent la progression vers lui. D’autre part, l’intuition sensible est compatible avec l’hypothèse d’une aide extérieure, que l’on peut convenir d’appeler la « grâce », mais cette hypothèse ne peut être reçue qu’après la décision, car elle fait partie de la conception de l’absolu choisie par la sensibilité. Du point de vue strictement positif exigé pour répondre à Pilate, en se gardant de toute pétition de principe, l’hypothèse est inutile sans être rendue impossible. Cette condition doit être remplie impérativement, car si l’intervention extérieure était tenue pour indispensable, un choix pourrait être effectué rationnellement, ce que dément la rationalité réflexive métaphysique : ce serait l’indice et la preuve d’un dérapage dans l’irrationnel. La position juste soutient que la sensibilité humaine est rendue apte par Dieu et/ou la Nature – c’est-à-dire par l’A(a)bsolu – à se décider pour l’une des trois conceptions, ce qui n’interdit pas la croyance en une intervention adjuvante de l’A(a)bsolu choisi, et même de l’absolu séculier, car on imagine la possibilité que la nature s’insurge par le ministère de la sensibilité contre toute référence à une transcendance ou à une immanence religieuses.

La conversion ne suffit pas à l’effectivité du mode sensible. Elle exige encore l’adhésion du psychisme en son entier au choix opéré. La sensibilité doit incessamment procurer l’énergie psychique indispensable à la mise en oeuvre de l’A(a)bsolu choisi par la conversion. Cette exigence est essentielle, mais elle ne concerne plus le connaître, car, dès lors, c’est l’agir qui est concerné, l’activité qui mobilise les moyens appropriés à la poursuite du Bien, dont l’A(a)bsolu couronne et achève l’architectonique. L’intelligence est mobilisée aussi, pour réussir à faire la distinction entre le rationnel et le non-rationnel et se prémunir contre l’irrationnel calamiteux et peccamineux. Quant à la volonté, sa fonction est de soutenir une application ferme et assidue à la fin dernière élue. La conversion suivie d’adhésion active s’appelle la conviction, plutôt que la foi, qui a une saveur religieuse trop prononcée, pour ne pas être particulière au deux Absolus religieux : dans le lexique adopté, la foi serait une conviction religieuse. Nous sommes ainsi conduits à définir la Vérité comme la bonne réponse à la bonne question métaphysique soutenue par la conviction. Dans ce cadre gnoséologique, les propositions classiques de la scolastique, généralement présentées comme antagonistes, s’avèrent être successivement vraies toutes les deux. Dans une première étape, intelligo ut credam, ce qui se traduit, pour nous, par l’ascension des trois degrés de l’échelle de la vérité. Dans une seconde, credo ut intelligam, par quoi est entendue la résolution de la trifurcation. La résolution doit, logiquement, inclure l’effort pour intégrer les deux conceptions rejetées dans celle qui est retenue. Les tenants de l’absolu séculier, par exemple, doivent se rendre capables de rendre compte de tous les phénomènes attestés dans toutes les religions, de même que les tenants des Absolus religieux doivent réconcilier leurs positions avec celles de leurs concurrents, en faisant, par exemple, du Christ un yogi accompli ou un bodhisattva exemplaire, ou bien, en sens contraire, en avançant que toutes les religions contiennent un noyau de révélation authentique, qu’il convient de développer à l’aide et à la lumière de la Révélation.

Si les trois choix sont équiprobables et indécidables rationnellement sinon non-rationnellement, ils n’ont pas les mêmes suites cognitives. L’absolu séculier du Devenir occupe la position la plus radicale et la plus limpide, car, une fois la conversion et l’adhésion fondues en conviction, il se confie entièrement aux modes rationnels. En effet, le réel en devenir perpétuel est ou bien accessible à la raison humaine et explicable par elle ou bien situé hors de l’horizon cognitif humain. Au contraire, les Absolus religieux ont tous deux besoins d’informations supplémentaires sur l’Absolu, par la raison que des êtres contingents sont définitivement empêchés de rien dire de positif et en puisant dans leur propre fond sur l’Absolu, dont ils sont ontologiquement exclus. Elles ne peuvent venir que d’une Révélation originaire de l’Absolu et transmise par des canaux humains. Une fois reçue à l’occasion d’événements fondateurs, la Révélation, qui ne peut être qu’ambiguë et obscure, car il est impossible que des êtres contingents ait une vue adéquate de l’Absolu, exige d’être précisée et explicitée à l’usage des humains. Ce travail exégétique et théologique a pour fin de rendre la Révélation compréhensible. Il s’adresse donc au connaître humain dans ses modes rationnels, au sens où il doit se plier aux contraintes de la logique et aux opérations de la raison. Aussi bien, l’exégèse doit-elle s’inspirer des démarches de l’historiographie scientifique et la théologie de celle de la philosophie réflexive.

La conviction repose sur le mode infra-intellectuel sensible du connaître. Mais ce mode n’épuise pas les capacités cognitives humaines. Elles peuvent encore recourir à un autre mode non-rationnel, supra-intellectuel et mystique. Il prend le relais du mode sensible et s’appuie sur la conviction, pour mettre celle-ci en oeuvre par des pratiques appropriées et conduire les convaincus à des cognitions en forme d’illuminations, où le connaître, le connu et le connaissant se rejoignent et se confondent, permettant à un être contingent de faire l’expérience de l’A(a)bsolu. Le mode donne de la vérité une définition ultime : elle est l’expérience de l’A(a)bsolu dans l’union mystique. Si la métaphysique a raison de tenir pour vrai que le contingent implique l’absolu et que l’absolu peut répondre à trois conceptions inconciliables, alors trois voies mystiques majeures sont possibles. Effectivement, la documentation, c’est-à-dire le mode rationnel empirique, les repère sans peine. Elle constate une mystique religieuse de la transcendance, dont les témoignages les plus convaincants se rencontrent dans le christianisme. Tout aussi bien documentée est une mystique religieuse de l’immanence, dont les expressions les plus éclatantes se trouvent dans le Vedânta advaïtique, c’est-à-dire non dualiste, et dans le bouddhisme. Quant à la mystique séculière du Devenir, elle est moins apparente, en raison d’une prévalence marquée de la religion dans les sociétés prémodernes, mais clairement repérable dans le taoïsme dit philosophique, en fait séculier.

Les voies mystiques se vivent, mais ne se pensent pas ou peu, et conduisent dans l’indicible et l’ineffable. Sans doute, il est possible d’en prendre des vues rationnelles, empiriques, scientifiques et réflexives, car le connaître peut se saisir de tous les phénomènes du réel. Mais, de l’intérieur même du mode mystique, il ne peut sortir aucune cognition qui puisse être mise en forme et codée, de manière à pouvoir être communiquée à ceux qui n’en ont pas l’expérience. Les mystiques répugnent notoirement à parler de leurs expériences, car ils ne peuvent rien en dire. Tout au plus certains consentent-ils à en livrer des aperçus, en recourant au dernier mode du connaître encore disponible, le mode symbolique. Il est non-rationnel, car il procède par des mises en correspondance de phénomènes relevant de classes distinctes, de manière à éveiller ceux qui sont exclus de toute expérience mystique au pressentiment de l’ineffable. La poésie paraît devoir être la technique symbolique la plus appropriée, en tout cas celle qui a été le plus utilisée jusqu’ici. Il se pourrait que la musique s’avère encore plus accordée, car, en réussissant à signifier sans recourir à des représentations, elle se rapproche encore plus de la capacité à dire l’indicible.

Conclusion

J’ignorerai toujours ce que Pilate eût pensé de ma réponse à sa question ! J’ai la faiblesse de tenir que le Christ aurait pu la considérer avec indulgence. C’est, en effet, à mes yeux, une réponse cohérente et, autant que je puisse voir, achevée, en ce sens qu’elle ne laisse rien d’important dans l’ombre, mais range tout à sa place dans un ordre naturel compatible avec toutes les positions raisonnables. Mais c’est avant toute une réponse à la question de la vérité. C’est celle d’un philosophe, d’un sociologue et d’un historien, dont la vocation première est la science, au sens défini ici. La réponse est une hypothèse, dont il est possible de déduire des propositions testables avec des faits historiques documentés.

Échange de vues

Jacques Arsac : J’étais scientifique.
J’ai une lecture peut-être un peu différente de ce texte de l’Évangile que vous avez commenté. Je voudrais savoir ce que vous en pensez.

Jésus dit : « Pour ceci je suis né ; pour ceci je suis venu dans ce monde, rendre témoignage à la vérité ». Ce qui me tracasse, c’est le témoignage. Pourquoi la vérité a-t-elle besoin de témoins ?

Ricœur dit : « On fait appel à des témoins dans un procès ». Quel est le procès fait à la vérité ?

On lui dit qu’elle n’existe pas, il n’y a pas « la Vérité » il n’y a que ce que je crois vrai, qui n’est peut-être pas ce que vous croyez vrai. Jésus témoigne que la Vérité existe. Et il me semble que c’est le sens de la réponse de Pilate : « Qu’est-ce que la Vérité ? Cela n’existe pas ». Le Christ est La Vérité.
Est-ce que cela tient debout ?

Jean Baechler : Oui. J’ai essayé d’aller au-delà de ce dilemme fondateur.
Je crois que le Christ a raison et Pilate a raison aussi. J’ai essayé de montrer qu’en essayant de construire une échelle de la vérité, à partir de différents modes du connaître, on peut rendre compte rationnellement de ces deux positions.

Le Christ dit lui-même : « Je suis originaire de la Vérité et donc je me suis incarné (du moins je l’interprète ainsi) pour témoigner ». Cela va dans le sens de ce que j’ai appelé le mode non-rationnel.

On ne peut pas démontrer que le Christ est Dieu incarné, on ne peut pas non plus le réfuter. C’est de l’ordre du plausible.

Pasteur Michel Leplay : Je m’excuse de cette question qui n’est pas du tout à la hauteur de votre exposé.

Vous nous avez parlé de la mystique de la transcendance illustrée depuis 2000 ans par le christianisme ? Et le judaïsme ?

Jean Baechler : J’aurais envie de faire état de mon incompétence sur le judaïsme.

Si nous nous étions réunis pour développer ce point, je plaiderais que, de même que Vedanta veut dire “la fin du Véda”, c’est-à-dire l’aboutissement du Véda, de même je soutiendrai peut-être que le christianisme est l’aboutissement du judaïsme. Par conséquent on peut a priori postuler qu’il doit y avoir, dans la tradition judaïque des développements dans le sens mystique, je pense aux Psaumes, qui ensuite ont été repris et développés dans la mystique chrétienne, quelque chose de gigantesque !
2000 ans, oui, Saint Paul est déjà un mystique, me semble-t-il du moins.

Dominique Laplane : Je voudrais vous remercier tout d’abord. Votre exposé est extrêmement vaste d’ailleurs pour qu’on puisse adhérer à tous les points.

Il y a certains points auxquels j’adhère totalement et d’autres sur lesquels je serai plus réservé.

Mais là n’est pas ma question.

Ma question est que vous avez terminé en disant que vous pensiez que votre position est complète.

Et j’aperçois – vous allez me répondre pour dire si c’est une objection ou pas – que ne figure pas la raison pour laquelle les chrétiens croient, c’est-à-dire une raison historique. Nous croyons en la résurrection du Christ et nous pensons avoir de bonnes raisons de croire en cette résurrection pour des raisons historiques.

Et cela ne fait pas partie des éléments que j’ai pu discerner dans votre exposé trop rapide : des éléments de connaissance du Christ qui, pour l’Église, sont absolument dans notre foi. Si le Christ n’est pas ressuscité notre foi est vaine.

Jean Baechler : Je vous rejoins entièrement sauf sur le point de départ, à savoir que c’est un fait historique attesté et démontré.

C’est une affirmation qui fait partie de la Révélation et de l’histoire du Salut à laquelle il faut adhérer si on se prétend chrétien.

Si on élimine la Création, la Chute et la Rédemption, il faut aller voir ailleurs ou du moins, me semble-t-il, ne pas se réclamer du christianisme.

Si, de là, vous allez jusqu’à affirmer qu’il est démontré qu’Il est ressuscité, vous êtes très audacieux ! Je ne vois pas sur quel fait, sur quel document prendre appui. Ce n’est ni démontrable ni réfutable, et donc on peut y adhérer sensiblement sans la moindre restriction et sans risquer jamais le moindre démenti.

Mais prétendre démontrer, je ne suis pas certain que, d’un point de vue théologique, ce soit parfaitement correct.

Mais là, je ne me prononce pas.

De même le Bouddha a-t-il atteint le Nirvana ? Les bouddhistes le croient. Rien ne permet de dire que c’est faux, mais rien non plus ne permet de dire que c’est un fait historique attesté, au même titre que la prise de la Bastille. On peut y adhérer en toute bonne foi, avec une conviction intense. On doit même le faire si on trouve dans cette direction des lumières sur les fins dernières.

Mais je ne vois pas la possibilité de le démontrer rationnellement. Si vous y arrivez, je me rends !

La position de Jean Guitton – que j’ai bien étudié pour des raisons circonstancielles – était très astucieuse. Il soutenait que, sans doute, on ne peut pas démontrer que le Christ est ressuscité, mais on ne peut pas non plus démontrer qu’il ne l’est pas ! En conséquence, nier la résurrection sans preuve n’est qu’un préjugé.

Il prenait à revers ceux qui affirment que le Christ n’est pas ressuscité. Il le faisait d’une manière telle que le préjugé n’était plus du côté des croyants mais du côté des incroyants. Cette manière était remarquablement fine, mais il n’est jamais allé jusqu’à dire : c’est un fait scientifique ou empirique.

Jacques Arsac : Un scientifique (ou empirique) peut, du fait de l’histoire ancienne, attester de la Résurrection du Christ.
Je crois qu’on peut le dire et je vais vous retourner la question…

Jean Baechler : C’est attesté dans les Évangiles…
Je réaffirme ma position : je crois impossible de choisir rationnellement (au sens fort du terme) entre ces trois conceptions. Mais, il faut choisir.

L’agnosticisme peut, empiriquement, se résoudre à cela, mais c’est n’est pas bien.

Et une fois que vous avez choisi, alors ce que vous dites est tout à fait légitime voire indispensable. Je dirai même probablement indispensable.
Mais je pense que cela vient après.

Dominique Laplane : En fait, je n’ai pas pu poursuivre en raison des autres questions qui se pressaient. et parce que, pour être compréhensible, j’aurais dû exposer mes vues personnelles sur la vérité ce qui aurait impliqué à tout le moins une communication toute entière. J’aurais mis en évidence, d’après mes connaissances neuropsychologiques, qu’il n’y a guère de vérité au sens fort du terme d’adequatio rei et intellectus que dans l’ordre de l’éthique et de l’échange psychologique, ce qui demande des explications, évidemment.
Tout énoncé factuel est passé au crible de notre affectivité et n’est accepté que si elle est en accord avec notre vision du monde et, de fait, nous ne pouvons philosopher que sur nos préjugés. Tant de paradoxes ne pouvaient être dits et encore moins compris en quelques mots. Paradoxe est pris ici au sens fort du terme : ce qui a l’air faux mais est en fait avéré.

Il va se soi que l’histoire n’échappa pas à cette règle. Le point de vue des négationnistes est, à ce sujet très démonstratif. On retrouve ce type de négationnisme dans l’interprétation des martyrs, en particulier de ceux de Lyon, car il est à la mode de défendre la mémoire de Marc-Aurèle avec tout l’anachronisme que cela représente. Inversement, personne ne doute de la bataille de Trasimène bien qu’on n’ait jamais retrouvé une seule arme sur les lieux présumés de cette sanglante bataille et qu’on n’ait que des relations très tardives à son sujet. La raison est simple : elle n’a aucune conséquence idéologique. Il n’en reste pas moins vrai que peu de faits historiques aussi anciens sont attestés par autant de témoignages identifiables et précis que la Résurrection du Christ. Son défaut pour être une vérité historique est que ses conséquences idéologiques sont énormes.

Il faut ajouter que si Bouddha ou Mahomet sont incontestablement des personnages historiques, certainement doués d’une grande aura spirituelle, l’entrée au Nirvana de Bouddha n’a aucune prétention à l’historicité et que l’histoire du Coran (censé directement dicté par l’archange Gabriel) que l’on commence à connaître est très loin de valoir celle des évangiles. Je persiste donc à penser que dans le cadre où nous trouvions, il était légitime d’ouvrir un chapitre de la discussion sur la vérité de l’histoire sur laquelle repose entièrement notre Foi. Elle est aussi rationnellement fondée que toute autre vérité mais comme elles soumise à la censure de note idéologie.

Jean Baechler : Ces trois possibilités métaphysiquement fondées ont donné lieu à des développements historiques conséquents dans trois grandes traditions culturelles.

Henri Lafont : Où classez-vous les tenants du bolchevisme, par exemple ?

Jean Baechler : Ce sont des idéologies, ce sont des déviations, ce sont des produits de la faillibilité humaine. On est là dans quelque chose de tout à fait différent, dont l’expérience historique prouve que ce sont des abominations.

Je peux vous résumer mon interprétation de l’idéologie.

Pour moi, ce sont des hérésies au sens étymologique du terme, le fait de saisir un élément d’un ensemble, de l’isoler de cet ensemble, de le développer unilatéralement de telle manière qu’il finisse par se substituer à l’ensemble. Ce serait la définition originelle.

De même les idéologies, qui, pour l’essentiel, sont un phénomène moderne mais pas seulement (il y a des exemples dans le passé), sont des passages à la limite d’éléments qui définissent un certain régime politique et une certaine manière de vivre en société.

Je prends un exemple assez simple : Liberté et Égalité. Il est connu et démontrable que les deux ne peuvent être maximisées simultanément. Donc, il faut des compromis.

L’idéologie consiste à dire « la liberté avant tout ! » et cela vous conduit au libéralisme ou au libertarisme. Il ne faut pas être libéraliste, il faut être libéral.
Ou bien vous choisissez l’autre branche : « l’égalité avant tout » et le reste vous sera donné en surcroît, cela donne l’égalitarisme.

Henri Lafont : Et la vérité avant tout ?

Jean Baechler : La recherche de la vérité, mais avec toutes les précautions et avec toutes les limites.

Je vous ai donné des définitions : la vérité empirique, c’est ce qui marche. C’est ce qui marche dans un certain contexte.

Si vous absolutisez ce qui marche dans un contexte français, ou américain et que vous en faites un modèle pour le monde entier, vous êtes dans l’idéologie, vous quittez la voie droite et risquez d’infliger des conséquences possiblement très fâcheuses aux autres.

Père Jean-Christophe Chauvin : En écoutant votre dialogue au sujet de la Résurrection, il y a un aspect qui me gêne un petit peu. J’ai l’impression que vous n’accordez le label de la vérité qu’à ce qui relève du domaine rationnel. Or au niveau de l’Histoire, la vérité des faits ne relève-t-elle pas du témoignage des gens ? Est-ce que cela n’a aucune valeur pour la vérité ?

Jean Baechler : C’est le mode empirique, le mode rationnel empirique. C’est-à-dire : qu’observe-t-on ?

Dans le règne humain, pour observer, il faut se fonder sur des documents puisque nous sommes historicisés.

Donc, il faut réunir les documents, il faut les critiquer, il faut les mettre en forme. En fait, tout le travail de documentation n’est jamais achevé puisqu’il faut toujours recommencer. Il y a toujours de nouveaux documents.
Pour ce qui est de la prise de La Bastille, dans l’état actuel des choses, on peut considérer que la documentation est suffisamment fiable pour que l’on puisse raisonnablement penser que la Bastille a été prise le 14 juillet. Le sens, c’est autre chose.

Pour la Résurrection du Christ, je suis désolé, si on avait des témoignages romains, perses et grecs, extérieurs, ce serait tout de même plus solide.
Il n’y a pas de témoignage perse et romain pour la prise de la Bastille, mais vous avez des témoignages anglais, allemands, européens. Il y avait des Américains à Paris à ce moment-là. Donc, non, non vous ne me prendrez pas en défaut de cette manière-là.

Mais j’irai beaucoup plus loin.

Supposons que nous ayons des documents qui permettent d’affirmer que le Christ est effectivement ressuscité. Eh bien, vous avez des phénomènes de même nature qui sont soutenus dans la tradition indienne, avec des interprétations totalement différentes : il n’y a pas de résurrection, mais ils ne sont jamais morts. C’est cohérent avec la métaphysique retenue par la tradition indienne.

J’ai cité Vivekananda, mais il y en a bien d’autres. Celui-là me paraît particulièrement lucide et cohérent. Pour lui, le Christ était un yogi de première valeur au même titre que le Buddha. Il soutenait qu’il n’est jamais mort ! Il n’est pas ressuscité, puisqu’il n’est pas mort. La Croix est une illusion. D’une manière générale, personne ne meurt jamais, mais tout le monde change d’enveloppe corporelle. Cette position nous étonne, mais un effort de réflexion métaphysique peut nous la rendre profonde et plausible. Il est utile, je crois, de se livrer à une étude comparatiste, voir ce que disent les autres, pour renforcer et éclairer ce à quoi on adhère.

Cela ne conduit pas à l’œcuménisme, qui verse du côté de l’éclectisme et du plus petit commun dénominateur, alors que la comparaison porte à la pleine lumière les différences essentielles.

Bertrand de Dinechin : Compte tenu de l’existence de ces trois absolus possibles que vous avez largement définis et entre lesquels il faut choisir, n’y a-t-il pas là des limites à l’évangélisation chrétienne, à l’apologie chrétienne ?
On risque de rencontrer là des obstacles difficilement surmontables

Jean Baechler : Personnellement, je le crois.

Si la question porte : est-il concevable que l’humanité tout entière devienne chrétienne ou bien devienne hindouiste, bouddhiste où incroyante (je n’aime pas du tout ce mot, parce qu’il est négatif, je préfère séculier), je crois que la réponse est “non”. Les choix métaphysiques fondamentaux figurent objectivement dans le champ des possibles humains et la probabilité est infinie que ce champ des possibles soit exploré indéfiniment par les représentants de l’espèce humaine.

Mais supposons que, effectivement, l’humanité tout entière devienne chrétienne, ce serait la même situation que si l’humanité tout entière finissait par parler la même langue. Ce ne serait pas une langue universelle vraie, ce serait simplement une langue qui se serait imposée à tous. Donc resteraient à l’état latent les autres possibilités. Du moment qu’elles sont latentes, un jour quelque part quelqu’un les fera sortir du virtuel pour les actualiser.
Je ne connais pas l’avenir ! Mais je tire cette conviction de ce qui m’apparaît comme la propriété la plus exclusive de l’espèce humaine : elle est une, mais elle a cette particularité de se réaliser dans la diversité culturelle, si bien qu’elle a une tendance irrépressible à explorer avec le temps tous les possibles qui lui sont accessibles.

Je crois que cette diversité est irréductible à l’échelle des siècles et des millénaires.

Séance du 19 novembre 2009