Par Yves Semen, Docteur en Philoisphie politique

« Tenter de répondre à cette question suppose au préalable de savoir si l’on peut donner une définition proprement chrétienne de l’homme.
Le Concile de Vatican II semble s’y être risqué dans sa constitution pastorale Gaudium et spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps qui énonce (n°24 §3) : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulu pour elle-même, ne se trouve pleinement que dans le don sincère de lui-même ». « Dans ces paroles du Concile est résumée toute l’anthropologie chrétienne » n’hésite pas à affirmer Jean-Paul II qui y voit même « la définition de l’homme que nous a donnée le Concile de Vatican II ».
C’est donc cette définition que nous nous proposons d’explorer d’abord pour tâcher d’en saisir toutes les résonances, d’interroger ensuite pour en découvrir la source dans la riche réflexion anthropologique développée par Jean-Paul II, avant d’en esquisser les conséquences aux plans éthique et politique et de tenter de discerner les horizons qu’elle découvre pour un renouveau de l’humanisme chrétien. »

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Henri Lafont : Yves Semen est bien connu pour son ouvrage désormais célèbre, La sexualité selon Jean-Paul II, paru il y a quatre ans aux Presses de la Renaissance et déjà traduit en espagnol, en italien, en portugais et en polonais.

Il est le père de huit enfants. Il vit dans la Drôme, non loin de Châteauneuf-de-Galaure.

Il a accédé au doctorat en philosophie politique en 1994 par une thèse intitulée Laïcisme d’État et bien commun politique, notions antinomiques. Il est également diplômé en Études supérieures de Théologie, Maître en économie sociale, Licencié ès Lettres.

Outre l’ouvrage déjà cité, il est également co-auteur de Jean-Paul II, héritage et fécondité aux éditions Paroles et Silence.

Il se situe dans le sillage de Jean-Paul II dont il exploite le très riche et très original enseignement sur l’homme, le corps et la sexualité.

Après avoir occupé des postes de direction dans différents organismes de formation ou d’action culturelle, Yves Semen est aujourd’hui directeur et co-fondateur de l’Institut européen d’Études anthropologiques Philanthropos.
Cet établissement, situé à Fribourg, en Suisse, propose une année de formation de niveau universitaire dans une vision intégrale de l’anthropologie chrétienne, en lien avec les grands défis auxquels la personne humaine est aujourd’hui confrontée. La formation est puisée à une triple source : une anthropologie philosophique, une anthropologie théologique et une vie sacramentelle. Notre Président, ici présent, figure parmi le corps enseignant.
Nous avons sollicité Yves Semen pour clore le cycle consacré à la question : Qu’est-ce que l’homme ?, un sujet qui nous occupe et qui tient la première place dans les préoccupations de l’Académie non seulement en raison de ses statuts, mais aussi parce qu’elle décerne chaque année, avec l’Association sœur, Association d’Éducation et d’Entraide sociale, un Prix intitulé “Humanisme chrétien”. Et je vais citer Yves Semen : « Seule la capacité de répondre à la question Qui est l’homme ? permet de se situer face aux problèmes actuels et d’affronter les défis de l’avenir », lit-on en marge de la présentation de l’Institut Philanthropos.

Comment ne pas nous sentir en phase avec Yves Semen et avoir hâte de l’entendre !

Yves Semen : Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ? Vous m’avez confié une mission impossible, du moins impossible en l’espace d’une heure !

Les usages veulent que l’on introduise son propos par une revue historique brillante et érudite. Je n’en ai pas le temps et je vous avoue bien simplement que cela m’arrange un petit peu d’en être dispensé… Alors, j’irai sans beaucoup de détours à ce qui me paraît essentiel. Qu’est-ce que l’humanisme chrétien ? La réponse pourrait sembler fort simple : l’humanisme chrétien consiste à promouvoir la conception chrétienne de l’homme. Encore faut-il savoir s’il y a une définition proprement chrétienne de l’homme. C’est pourquoi je vous renvoie directement à un passage de la Constitution pastorale Gaudium et Spes de Vatican II sur lequel je me centrerai uniquement : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne se trouve pleinement que dans le don désintéressé de lui-même. »

Ce texte est cité pour la première fois par Jean-Paul II quelques mois après son élection et il ne cessera de le citer à de très nombreuses reprises et à un rythme qui va d’ailleurs en s’intensifiant tout au long de son pontificat, comme s’il prenait conscience progressivement de toute la portée anthropologique et éthique de ce passage du Concile . Est-ce là une définition théologique ou philosophique de la personne humaine ? Assurément théologique, mais comme le prolongement et le développement d’une anthropologie philosophique et plus précisément d’une anthropologie du don. Le défi qu se présente aujourd’hui à l’humanisme chrétien n’est-il pas d’explorer les possibles assises philosophiques de cette définition. N’y a-t-il pas nécessité d’une philosophie de la personne fondée sur l’exploration de cette riche notion de don qui est au cœur de Gaudium et Spes ? Le référent thomiste, lui-même fondé sur la notion boécienne de la personne comme « substance individuelle de nature raisonnable », est-il aujourd’hui suffisant ? N’exige-t-il pas d’être élargi dans une approche plus ample de ce qui fait que l’homme est une personne ?

Je vous donne un petit florilège des appréciations de Jean-Paul II sur ces paroles de Gaudium et Spes qui en soulignent l’importance. Il dit notamment que « c’est un passage assez simple, mais d’une extraordinaire densité » , qu’il s’inscrit « dans la ligne de toute la tradition » , qu’il exprime « la vérité qu’est l’homme » . Dans son encyclique sur l’Esprit-Saint, Dominum et vivificantem, il dit encore : « Dans ces paroles de la Constitution pastorale du Concile, est résumée toute l’anthropologie chrétienne » . Aux jeunes, à l’occasion de l’année internationale de la Jeunesse de 1985, il dit que « ce texte remarquable synthétise la vérité essentielle sur l’homme » . Dans la magnifique Lettre Mulieris dignitatem sur la dignité de la femme, il précise : « En s’exprimant ainsi, dit-il, ce texte conciliaire présente d’une manière synthétique l’ensemble de la vérité sur l’homme et sur la femme – vérité qui se dessine déjà dans les premiers chapitres du Livre de la Genèse – comme la structure qui porte l’anthropologie biblique et chrétienne » . Et dans sa Lettre aux jeunes du monde entier : « Qu’est-ce que l’homme ? Le dernier Concile répond : l’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne se trouve que dans le don désintéressé de lui-même. Cette réponse, poursuit Jean-Paul II, est la synthèse de la vérité contenue dans l’Évangile, de la vérité qu’ont approfondi et vérifié les générations de ceux qui ont suivi le Christ dans le cours des siècles » . Et puis, pour terminer : « (le passage final de Gaudium et Spes 24 est) d’une certaine manière la définition de l’homme que nous a léguée le Concile Vatican II ».

On pourrait dire que ce n’est pas seulement le Concile, mais que c’est Jean-Paul II lui-même qui nous donne cette définition de l’homme. En atteste tout l’investissement de celui qui n’était encore que Mgr Karol Wojtyla dans la préparation du Concile et singulièrement de cette Constitution Gaudium et Spes.

Déjà, dans les travaux de la Commission préparatoire au Concile – commission créée en 1959 par Jean XXIII –, il avait fourni un essai dans lequel il posait la question qui lui semblait être la question essentielle et à laquelle devait répondre le Concile : « Qu’est-ce que la condition de l’homme dans le monde d’aujourd’hui ? ». C’était pour lui une question cruciale : la personne humaine est-elle toujours considérée comme créature dont la dignité procède d’une vie intérieure où est gravée l’image de Dieu ? Dans cet essai, Mgr Wojtyla montrait que la crise de l’humanisme, au milieu de ce XXe siècle qui se targuait pourtant de son humanisme, devait être la base et le cadre des délibérations du Concile. Il n’hésitait pas à affirmer qu’au bout de deux mille ans d’histoire chrétienne, le monde avait une question à poser à l’Église : Qu’est-ce que l’humanisme chrétien, et en quoi diffère-t-il de toutes les formes d’humanisme proposés par la modernité ? Cette question, la Constitution pastorale sur l’Église dans le monde de ce temps, Gaudium et Spes, tente d’y répondre.

Pendant le Concile, Mgr Karol Wojtyla s’est particulièrement investi dans la rédaction de Gaudium et Spes qui était à l’origine le Schéma XIII. Ce fameux schéma XIII a été énormément débattu, discuté et même contesté au point qu’à un moment, à la veille de la troisième session du Concile, en octobre 1964, il a failli être abandonné. Avec la Conférence épiscopale polonaise, Mgr Wojtyla rédige alors deux importants mémorandums sur le Schéma XIII et il propose, au cours de la troisième session du Concile, plus de quatre-vingt amendements au texte initial. C’est lui qui obtient, d’une certaine manière, la révision de ce texte pour la quatrième session du Concile. Cette quatrième session du Concile sera consacrée à la refonte du texte et sera préparée elle-même par trois longues séances qui ont lieu au début de l’année 1965 auxquelles il participe avec le Cardinal Garonne, le Père Congar, le Père Daniélou, le Père de Lubac. C’est au cours de cette quatrième session que Mgr Wojtyla donnera, le 28 septembre 1965, sa plus magnifique intervention de tout le Concile, sa plus mémorable – pendant laquelle il a d’ailleurs été interrompu par le Cardinal modérateur car il dépassait son temps de parole.
Grâce à cette intervention, il sauve en quelque sorte le texte du Schéma XIII qui deviendra la Constitution Gaudium et Spes. Son discours développait deux thèmes : d’une part le monde n’est pas extérieur à l’Église et vice-versa, les mystères de la Création et de la Rédemption font partie de l’histoire du monde bien interprétée ; d’autre part la foi chrétienne n’est pas aliénante, elle est libératrice dans le sens le plus profond de la liberté humaine.

Si je vous dis tout cela, c’est pour manifester combien Mgr Wojtyla était attaché à cette constitution Gaudium et Spes. Devenu Jean-Paul II, il citera principalement deux passages de Gaudium et Spes : le n° 22 § 1 qui affirme qu’une véritable anthropologie doit être christo-centrique : « En réalité le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné ». Cette approche de l’humanisme enrichie par la rencontre avec le Christ, rédempteur de l’Homme, sera le sujet de la première encyclique du pape, Redemptor Hominis. Et puis le n° 24 §3 qu’il a cité à plus de cent reprises dans les vingt premières années de son pontificat , ce qui en fait la référence la plus constante du pontificat de Jean-Paul II. Compte tenu de ce que je vous ai dit, il est permis de penser qu’à chaque fois, il se cite lui-même !

L’idée que je tâcherai de soutenir au cours de cette communication, c’est que cette anthropologie contenue dans Gaudium et Spes 24 – parce que Gaudium et Spes 24, c’est d’abord une anthropologie et non pas d’abord une affirmation éthique – trouve ses fondements et sa justification dans l’enseignement anthropologique de Jean-Paul II, et plus précisément dans sa théologie du corps.

Je vous propose d’abord de commenter rapidement cette définition en la décortiquant de manière un peu systématique. Deuxièmement de nous poser la question de savoir comment il est possible de parvenir à cette définition par la médiation de la théologie du corps de Jean-Paul II. Dans un troisième temps, de tirer quelques conséquences de cette approche anthropologique. Il y en a de nombreuses, j’en retiendrai simplement deux au plan éthique et deux au plan davantage politique. Enfin j’essaierai – ce qui sera en même temps ma conclusion – de montrer le défi auquel ouvre cette définition pour l’humanisme chrétien.

I – Commentaire de cette définition.

Reprenons donc cette définition. « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même ne se trouve que dans le don désintéressé de lui-même »

On peut distinguer trois parties dans la définition. Nous allons les reprendre d’une manière un peu méthodique. Pardonnez-moi cet exercice, mais je crois qu’il est nécessaire.

Première partie de la définition : « L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même… ». Dieu veut l’homme pour lui-même. Qu’est-ce à dire ?

Pour l’homme, vouloir, c’est chercher le bien, s’ordonner au bien, et pour cela il faut au préalable qu’il le connaisse. Pour Dieu, vouloir, ce n’est pas chercher le bien, c’est tout simplement le créer. C’est en être l’auteur absolu. Par ailleurs, Dieu est amour et donc tout ce qu’Il accomplit, tout ce qu’Il crée, est un acte d’amour. Et aimer, pour Dieu, c’est se donner. Comment Dieu se donne-t-Il ? Il se donne en envoyant son Fils et il se donne par le don de l’Esprit-Saint .

Autrement dit, dire que l’homme est la seule créature que Dieu a voulue pour elle-même, donc dire que Dieu veut l’homme, c’est dire que Dieu se donne à l’homme.

Deuxième partie de la définition : « … ne se trouve pleinement (qu’en se donnant) »

« Se trouver » : le verbe est employé à la forme pronominale, c’est-à-dire réfléchie. On peut donc y voir la signification de la capacité de réflexion et d’auto-appropriation de l’homme ; autrement dit : sa liberté. Donc c’est l’homme en tant que libre qui se trouve en se donnant.

Mais que veut dire « se trouver » ? Ce verbe mérite d’être un petit peu interrogé.

Dans le texte latin de Gaudium et Spes (qui est le texte qui fait autorité), on a le verbe invenire, trouver. « Se invenire » (seipsum invenire non posse, dit le texte) c’est « se retrouver », « se reconnaître », que l’on peut prendre au sens quasi topographique, au sens où l’on « se reconnaît » dans une certaine situation, où l’on retrouve son chemin : on « se » retrouve, on « se » reconnaît.

Et on peut passer, si j’ose dire, de cette signification topographique à une signification anthropologique, c’est-à-dire que l’homme se retrouve, l’homme se reconnaît, l’homme découvre sa pleine identité ; en d’autres termes, il trouve ce pour quoi il est fait.

Et donc dans l’expression « seipsum invenire » qu’emploie la Constitution Gaudium et Spes, il y a contenue l’idée de finalité, l’idée d’un accomplissement par l’atteinte de sa finalité. Et cela nous est confirmé par l’utilisation de Gaudium et Spes 24 dans le texte de la Lettre sur la dignité de la femme, Mulieris Dignitaem, quand Jean-Paul II dit : « Être une personne signifie tendre à la réalisation de soi (le texte conciliaire dit “se trouver”) qui ne peut s’accomplir qu’à travers un don désintéressé de soi » . Dans Mulieris Dignitatem, Jean-Paul II confirme donc cette interprétation de l’accomplissement de l’homme dans le don de soi, cet accomplissement étant l’œuvre de sa liberté.

Troisième partie de la définition : « …que dans le don désintéressé de lui-même. »

Il y a là aussi des choses intéressantes à évoquer.

« Désintéressé », c’est la traduction officielle française du texte conciliaire qui est due au Cardinal Gabriel-Marie Garonne. On peut dire que c’est une traduction un peu interprétative (traduttore, traditore…). La polyglotte vaticane dans la traduction d’autres occurrences de Gaudium et Spes 24 traduit parfois autrement. Par exemple dans Evangelium Vitae , l’encyclique sur l’Évangile de la vie, il est traduit comme un « don total de soi ».
« Désintéressé », c’est intéressant, si je puis dire, parce que cela souligne la gratuité du don. « Total » est intéressant également parce que cela insiste sur l’absolu du don. Mais si l’on regarde, par exemple dans la Lettre apostolique Familiaris Consortio (au n° 22), quand il y a une référence à Gaudium et Spes, c’est le mot « sincère » qui est employé dans la traduction . D’ailleurs c’est la traduction littérale du texte latin de la Constitution conciliaire Gaudium et Spes (nisi per sincerum sui ipsius donum).

C’est là qu’il y a peut-être intérêt à interroger l’étymologie du mot sincerum. « Sincerum » c’est une étymologie très concrète et très parlante. Cela vient de « sine cera », « sans cire », et cela fait référence au miel qui n’était pas mélangé de cire et qui, par conséquent, était le miel vendu par les marchands intègres par opposition au miel frelaté des marchands indélicats qui le vendaient mélangé avec de la cire d’abeille. Sine cera, c’est la qualité d’un miel non mélangé. Donc dans le mot sincère, dans le sine cera, il y a l’opposition à la tricherie, à la tromperie, à la fausseté. Sincère signifie objectivement la pureté, le vrai, le « non trafiqué », ce qui correspond à la réalité des choses. Et finalement, c’est le sens du mot qui est employé par les commissaires aux comptes lorsqu’ils certifient les comptes d’une entreprise et qu’ils emploient la formule : « comptes certifiés sincères et véritables ».
Autrement dit : ils correspondent à la réalité des choses, il n’y a pas de tromperie, pas de dissimulation.

Le mot « sincère » en français pose un peu problème car il est souvent entendu avec un infléchissement subjectiviste de la notion de sincérité. C’est vrai pour ce qui concerne la sincérité au sens moral, mais au sens anthropologique « sincère » peut vouloir signifier aussi l’implication de la subjectivité consciente de l’homme. Cela rejoint bien la volonté de Jean-Paul II d’unir toujours la dimension objective et la dimension subjective de l’homme, l’alliance qu’il a réussi à opérer entre sa formation d’origine thomiste et ses accointances avec la pensée phénoménologique. Et donc « sincère » peut dans son sens originel signifier la dimension objective du don en même temps que son appropriation subjective. Par conséquent, il semble que le mot « sincère » est meilleur, plus riche encore de signification, que le mot « désintéressé ».

Il reste le don lui-même : « …ne peut se trouver que dans le don sincère de lui-même. »

Le don de soi dit plus que le don. Il signifie non pas donner ce que l’on a, mais donner ce que l’on est. Qu’est-ce que c’est que l’acte de se donner soi-même ?

Là, il me semble qu’il faut remonter un peu plus loin dans la pensée de Jean-Paul II et revenir à son premier ouvrage de philosophie Amour et responsabilité, publié en 1960. Karol Wojtyla, après avoir analysé toutes les autres formes de l’amour dans le cadre de son analyse générale de l’amour, y aborde la question de l’amour « sponsal » et utilise volontairement ce néologisme inhabituel .

L’analyse de l’amour commence par l’attrait ou amour de complaisance – « amor complacentiae » dans la terminologie médiévale – qui est la source originelle de l’amour, la réaction à des valeurs perçues dans l’autre qui résonnent en nous de manière positive. Attrait, amour de complaisance, dans lequel évidemment il y a la prédominance de la sphère émotivo-affective, qui exprime la sensibilité à la grâce, au charme, à la beauté…
Deuxième stade de l’amour, dit Wojtyla, l’amour de concupiscence (naturellement au sens noble et non pas au sens de la concupiscence dénoncée par saint Jean dans sa première épître). Cet amour de concupiscence, de désir de l’autre, qui nous fait vouloir l’autre comme un bien pour nous, est fondé sur le fait qu’un homme est un être limité et qu’il a besoin objectivement d’un autre pour s’achever et se compléter. Cet amour de concupiscence signifie un engagement accru du vouloir par rapport au simple amour de complaisance et peut s’exprimer par cette formule : « Je te veux parce que je te vois comme un bien pour moi. »

Troisième forme de l’amour, la bienveillance : vouloir le bien de l’autre. L’amour de « bien-veuillance », qui introduit une orientation altruiste dans l’amour, un centrage sur l’autre. Lorsque la bienveillance est réciproque naît l’amitié. D’ailleurs, on retrouve la définition que donne Aristote de l’amitié au Livre VIII de L’Éthique : un amour de mutuelle bienveillance.

L’amour de bienveillance, l’amour qui consiste à vouloir le bien de l’autre, est-il la forme achevée de l’amour ? Non, dit Karol Wojtyla. Il y a une forme ultime de l’amour qu’il appelle « l’amour sponsal ». Qu’est-ce à dire ? « Sponsal », vient du latin sponsus, l’époux ou sponsa, l’épouse. L’amour sponsal, c’est l’amour propre des époux, autrement dit l’amour des épousailles ou, plus exactement, cette forme de maturité de l’amour qui permet les épousailles. Voilà ce qu’en dit Karol Wotjyla : « L’amour sponsal diffère de tous les autres aspects et formes de l’amour que nous venons d’analyser. Il consiste dans le don de la personne. Son essence est le don de soi-même, de son propre “moi”. C’est là autre chose, et en même temps quelque chose de plus que l’attrait, que la concupiscence et même que la bienveillance. Toutes ces façons de sortir de soi-même pour aller vers une autre personne, ayant en vue son bien, ne vont pas aussi loin que l’amour sponsal. “Se donner” c’est plus que “vouloir du bien”, même dans le cas où, grâce à cette volonté, un autre “moi” devient en quelque sorte le mien propre, comme cela a lieu dans l’amitié » . Autrement dit, l’amour sponsal est la forme la plus achevée de l’amour : l’amour achevé c’est l’amour dans lequel on se donne à une autre personne.

Trois choses à souligner quand même pour préciser cette donnée.

D’abord la distinction de l’amour sponsal par rapport à l’amour de dévouement : le dévouement par exemple du prêtre pour ses ouailles, du médecin à l’égard de ses malades, du professeur pour ses élèves, et qui se caractérise par un amour de bienveillance ou même une amitié sincère pour autrui. L’amour sponsal, ce n’est pas l’amour de dévouement, même si le dévouement suppose un certain don de soi. Karol Wojtyla y insiste dans Amour et responsabilité : « Même dans le cas où notre attitude prend le caractère de don de soi-même et se confirme donc en tant qu’amour, il serait mal fondé de la définir comme amour sponsal. Le concept de l’amour sponsal implique le don d’une personne à une autre personne » . Cela conduit également à distinguer l’amour sponsal du don de soi à une cause, une cause politique par exemple. Et là, la précision est donnée par Jean-Paul II, cette fois-ci, dans Centesimus Annus quand il dit : « L’homme ne peut pas se donner à un projet seulement humain sur la réalité, à un idéal abstrait ou à de fausses utopies. En tant que personne, il ne peut se donner qu’à une autre personne et, finalement, à Dieu qui est l’auteur de son être et qui, seul, peut accueillir pleinement ce don » . En d’autres termes, dans l’amour sponsal, on ne se donne pas à quelque chose, on ne se donne qu’à quelqu’un.

Deuxième chose que je voudrais souligner : le paradoxe qui existe dans l’amour sponsal et qui est fondé sur la nature de la personne, la nature incommunicable et inaliénable de la personne. Toujours dans Amour et responsabilité, Karol Wojtyla écrit : « Voici qu’en raison de sa nature, toute personne est incommunicable et inaliénable. Dans l’ordre de la nature, elle est orientée vers le perfectionnement d’elle-même, elle tend à la plénitude de son être qui est toujours un “moi” concret. Ce perfectionnement s’accomplit dans l’amour. Or, poursuit-il, l’amour le plus complet (l’amour sponsal) s’exprime précisément dans le don de soi-même, donc dans le fait de donner en toute propriété ce “moi” inaliénable et incommunicable » . Voyez que le paradoxe est double : comment peut-on sortir de son propre moi pour le donner ? Et comment, ce faisant, on ne le détruit ni le dévalue, mais au contraire on le perfectionne et on l’accomplit ? La seule réponse qu’on peut donner, c‘est que ce qui n’est pas possible dans l’ordre de la nature devient possible dans l’ordre moral de l’amour.

Troisième chose que l’on doit souligner : si l’accomplissement parfait de la personne dans l’amour se fait dans l’amour sponsal, la personne n’est pas pleinement accomplie tant qu’elle n’est pas donnée à une autre personne. C’est très clair. Et d’ailleurs c’est bien ce que signifie le don de la personne dans le mariage. C’est la troisième formule sacramentelle du mariage dans le nouveau rituel, la formule qui est la plus riche et la plus complète : « Je te reçois pour époux – pour épouse – et je me donne à toi, pour t’aimer fidèlement dans le bonheur, comme dans les épreuves, la santé comme la maladie tout au long de notre vie. » C’est la seule formule où le don de soi est explicitement mentionné, même s’il est sous-entendu dans les autres formules. Le don de soi à une autre personne est possible dans le mariage ou dans la consécration à Dieu qui est également un acte d’amour sponsal. De cette manière, il devient clair qu’il n’y a qu’une seule vocation de la personne : la vocation au don d’elle-même, que ce don s’exprime dans des épousailles humaines ou que ce don s’accomplisse dans le don de soi-même à Dieu qui est une forme d’épousailles. Jean-Paul II est très net là-dessus. Il l’affirmera dans son exhortation apostolique Familiaris consortio : il n’y a que deux formes de vocation chrétienne, la donation de soi dans le mariage et la donation de soi dans la virginité .

La conclusion de tout cela, c’est qu’on peut reformuler un peu ce texte de Gaudium et Spes de la manière suivante : L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne s’accomplit (ou ne se réalise) pleinement que dans le don sincère de lui-même, c’est-à-dire dans cette forme achevée de l’amour qu’est l’amour sponsal.

II – La médiation de la théologie du corps

Après avoir ainsi un eu clarifié cette définition de l’homme que nous donne Gaudium et Spes 24, voyons comment la théologie du corps de Jean-Paul II nous offre une médiation pour y aboutir.

Cette théologie, Jean-Paul II l’a développée au cours de 130 catéchèses au tout début de son pontificat, entre le 5 septembre 1979 et le 28 novembre 1984. C’est le plus vaste enseignement pontifical jamais délivré par un pape sur un même sujet dans toute l’histoire de l’Église. Mises bout à bout, ces audiences constituent un ensemble de près de 800 pages de texte.
La première partie, le premier volet de ce que le pape appelle « le triptyque scripturaire de la théologie du corps » est constitué par un commentaire systématique et très profond de la Genèse. Pourquoi ? Parce que dans les deux récits de la création de l’homme (éloïste et yahviste) de la Genèse, dit Jean-Paul II, il y a « la possibilité de nous retrouver sur le terrain d’une anthropologie adéquate qui cherche à comprendre et à interpréter ce qui est essentiellement humain. Les textes bibliques contiennent les éléments essentiels de cette anthropologie, éléments qui se manifestent dans le contexte théologique de l’“image de Dieu” » . Et dans cet état originel de l’homme que Jean-Paul II appelle la « préhistoire théologique » de l’homme, il y a deux expériences significatives dans lesquelles se déploie et se révèle la nature personnelle de l’homme : l’expérience de la solitude et l’expérience de la nudité. « Quand nous parlons des expériences humaines originelles, nous pensons moins à leur éloignement dans le temps qu’à leur signification fondamentale. Ce qui est donc important, ce n’est pas que ces expériences appartiennent à la préhistoire de l’homme (à sa ‘’préhistoire théologique’’), mais qu’elles se trouvent à la racine de toute expérience humaine. »

Reprenons rapidement ces deux expériences.

Expérience de la solitude originelle :

« Yahvé-Dieu dit : il n’est pas bon que l’homme soit seul. » [Gn 2, 18]
Mais si vous suivez ce récit de la Genèse, vous vous apercevez que Dieu ne prend pas en compte immédiatement la conséquence ce constat qui va être la création de l’homme dans sa dualité masculine et féminine. Auparavant, Dieu fait faire à l’homme l’expérience de sa capacité à nommer les animaux : « Yahvé-Dieu forma du sol tout animal des champs et tout oiseau des cieux et les conduisit à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait » [Gn 2,19]. Autrement dit, c’est une sorte de d’examen, ou de « test » dit Jean-Paul II, que passe l’homme à la fois devant Dieu et devant lui-même : « Voici que dès le moment de sa première existence l’homme créé se trouve, devant Dieu, comme à la recherche de sa propre identité ; on pourrait dire : à la recherche de la définition de lui-même » .

Conclusions de cette expérience.

D’abord une conclusion positive : l’homme connaît parfaitement les animaux. Il en a la preuve parce qu’il est capable de les nommer, car seul celui qui connaît en plénitude est capable de nommer. Il connaît ainsi toute la nature dans l’intime de ce qu’elle est. En cela il se distingue radicalement de tout ce qui existe dans la création visible et il atteste son statut supérieur dans tout le monde vivant. « Grâce à un tel “test”, dit Jean-Paul II, l’homme prend conscience de sa propre supériorité, c’est-à-dire qu’il n’est sur la terre aucune espèce d’être vivant qui puisse être considérée comme son égal » .

Mais en même temps, dimension négative de cette expérience, qui se conclue par ce constat : « Pour un homme, il ne trouva pas d’aide qui lui fût assortie. » [Gn 2, 20] Autrement dit, connaissant parfaitement le monde de la nature (preuve : il est capable de nommer), il découvre dans le même temps en lui une aspiration au don de lui-même qui le caractérise de manière exclusive et il ne trouve chez aucun être vivant d’interlocuteur valable pour recevoir ce don de lui-même. Il recherche donc un être qui soit son « homologue en humanité » et n’en trouve pas. « En effet, dit Jean-Paul II, aucun de ces êtres (animalia) n’offre à l’homme les conditions de base permettant d’exister avec lui dans un rapport de don réciproque » . Et donc il découvre qu’il a un statut absolument unique parmi tous les êtres vivants : celui d’être une personne et qu’une personne, c’est un être qui est fait pour le don de lui-même. Et tant que les conditions de ce don ne sont pas réalisées, la création n’est pas parfaitement « bonne » (il n’est pas bon que l’homme soit seul). Jean-Paul II l’exprime ainsi : « En analysant le Livre de la Genèse, nous sommes en quelque sorte témoins de la manière dont l’homme “ se distingue” devant Dieu-Yahvé de tout le monde des êtres vivants (animalia) par un premier acte d’“auto-conscience” et, par conséquent, de celle dont il se révèle à lui-même et, en même temps, s’affirme comme “personne” dans le monde visible. Ce processus (…) de recherche d’une définition de soi (…) mène également à la première subjectivité propre qui le caractérise » .

C’est en ce sens que l’expérience de la solitude originelle est une préparation à la création finale de l’homme comme homme et femme. La création de l’homme n’est achevée que lorsqu’il est établi dans la dualité masculin/féminin. Et cette création apparaît comme une réponse à l’appel au don découvert par l’humain des origines comme constitutif de son identité.
Conclusion sur tout ce que nous enseigne cette expérience originelle de la solitude : « Le don, dit Jean-Paul II, révèle pour ainsi dire une caractéristique particulière de l’existence personnelle ou, mieux, de l’essence même de la personne. Quand Yahvé-Dieu dit : “Il n’est pas bon que l’homme soit seul” [Gn 2,18] il affirme que “seul”, l’homme ne réalise pas entièrement cette essence. Il n’existe qu’en existant “avec quelqu‘un” – et encore plus profondément, plus complètement, en existant “pour quelqu’un” »
Vous voyez comment toute cette approche d’anthropologie théologique tirée de la Genèse confirme la définition de l’homme que l’on trouve dans Gaudium et Spes 24.

L’expérience de la nudité originelle

« Or, ils étaient nus, l’homme et la femme, et il n’avaient pas de honte l’un devant l’autre. » [Gn 2, 25]

On trouve dans les audiences consacrées à cette seconde expérience originelle une espèce de dialogue étonnant entre le commentaire de la Genèse par Jean-Paul II et Gaudium et Spes 24.

Il est vrai que cette précision sur la nudité peut sembler de prime abord un peu incongrue, voire secondaire. « À première vue, dit Jean-Paul II, l’introduction de ce détail, apparemment secondaire, dans le récit yahviste de la création semble quelque chose d’inadéquat, de déplacé (…) Toutefois ce jugement ne résiste pas à une analyse approfondie. En effet Genèse 2,25 présente un des éléments-clés de la révélation originelle (…) Dans le premier essai biblique d’anthropologie cette signification (de la nudité originelle) n’a rien d’accidentel. Au contraire, elle est proprement la clé de sa pleine et complète compréhension »

Jean-Paul II emploie ici la méthode même qu’emploie Christ quand il répond aux pharisiens sur la question de la répudiation des femmes [Mt 19, 3-9] : nous faire « rétrograder » du seuil de l’état historique de l’homme (l’homme dans l’état de nature pécheresse, après le péché originel) à celui de son existence originelle pour découvrir la vérité profonde sur l’homme .
L’affirmation : « Or, ils étaient nus l’un devant l’autre et ils n’avaient pas de honte » [Gn 2, 25] contraste en effet avec le passage un peu ultérieur de la Genèse où, après le péché, il est dit : « Alors leurs yeux s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, ils cousirent des feuilles de figuier, ils s’en firent des pagnes. » [Gn 3, 16] Avant le péché, l’homme et la femme étaient bien évidemment capables de voir qu’ils étaient nus. Il ne s’agit donc pas d’un passage de la non connaissance de la nudité à la connaissance de la nudité, mais, dit Jean-Paul II, d’un « changement radical de la signification de cette nudité » . Et nous il faut essayer de « reconstruire » en quelque sorte – c’est ce que fait Jean-Paul II dans sa théologie du corps – cette signification originelle de la nudité, c’est-à-dire avant le péché, avant cet état historique de l’homme-pécheur qui est notre état, l’état de l’homme contemporain.
La nudité originelle avant le péché montre la correspondance entre la plénitude de la perception extérieure du corps et la plénitude de la vision de l’homme en Dieu, c’est-à-dire à la mesure de l’image de Dieu . Avant le péché, par leur corps capables de communion, l’homme et la femme sont images de la communion des personnes divines – tel est le plan de Dieu aux origines. Autrement dit, ils sont capables d’une pleine appréhension de la finalité sponsale de leur corps et, par conséquent, d’une pleine conscience de la valeur des signes somatiques de leur sexualité : leurs corps, dans et par leur masculinité et leur féminité, sont faits pour leur permettre d’accomplir leur pleine identité qui est d’être image de Dieu. L’absence de honte dans la nudité originelle que mentionne la Genèse [Gn 2, 25] exprime précisément cette plénitude de la conscience de l’être même de leur corps. Ainsi, aux origines, le corps manifeste pleinement l’homme et permet, dit Jean-Paul II que « l’homme et la femme “communiquent” entre eux suivant cette communio personarum que le Seigneur a précisément voulue pour eux » . La plénitude de la conscience que par leur corps – masculin et féminin – ils sont image de Dieu leur permet cette paix totale du regard qu’ils posent réciproquement sur le corps de l’autre et qu’exprime l’absence de honte car, dit encore Jean-Paul II, « la compréhension de la signification du corps naît pour ainsi dire du cœur même de leur communauté-communion » . Ils attestent ainsi qu’ils sont dans une pleine appréhension de la signification sponsale de leur corps. Leur corps est fait pour leur permettre le don d’eux-mêmes et de réaliser par conséquent ce pour quoi ils sont faits, à savoir d’être image – y compris dans et par la communion des corps – de la communion des personnes divines. « Le corps, dit Jean-Paul II, qui exprime la féminité “pour” la masculinité, et vice-versa, la masculinité “pour” la féminité, manifeste la réciprocité et la communion des personnes. Il l’exprime dans le don comme caractéristique fondamentale de l’existence personnelle » .

Conclusion sur cette expérience de la nudité.

Vous voyez bien le fondement que cette nudité des origines donne à la définition de l’homme que l’on trouve dans Gaudium et Spes 24. « Le corps humain, avec son sexe, dit Jean-Paul II, (…) comprend dès “l’origine” l’attribut sponsal, c’est-à-dire la faculté d’exprimer l’amour : précisément cet amour dans lequel l’homme-personne devient don et – par le don – réalise le sens même de son “être” et de son “exister” ». Jean-Paul II poursuit en faisant référence explicitement à Gaudium et Spes 24 : « Rappelons-nous ici le texte du dernier Concile où il est déclaré que l’homme est, dans le monde visible, ‘’l’unique créature que Dieu a voulue pour elle-même’’, ajoutant que cet homme ‘’ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même’’ » . Et il précise même en note : « ceci constitue un autre pas entre ‘’anthropologie adéquate’’ et ‘’théologie du corps’’, étroitement lié à la découverte des caractéristiques essentielles de l’existence personnelle dans la ‘’préhistoire théologique’’ de l’homme » .

III – Conséquences de cette définition de l’homme.

Elles sont immenses, bien sûr. Et je ne retiendrai que celles que tire Jean-Paul II de cette définition de l’homme dans sa splendide Lettre aux familles – Gratissimam Sane – du 2 février 1994, un des textes où Gaudium et Spes 24 est le plus abondamment cité.

Conséquences au plan éthique

Première conséquence : l’exigence du respect de toute vie humaine .
Jean-Paul II tire les conséquences des deux membres de la définition de Gaudium et Spes 24 pour affirmer la considération dans la quelle on doit tenir toute vie humaine :

D’abord, « Dieu veut l’homme pour lui-même » :
« Comme l’affirme le Concile, dit Jean-Paul II, l’homme est “la seule créature sur terre que Dieu a voulue “pour elle-même”. La genèse de l’homme ne répond pas seulement aux lois de la biologie, elle répond directement à la volonté créatrice de Dieu, c’est-à-dire à la volonté qui concerne la généalogie des fils et des filles des familles humaines. Dieu “a voulu” l’homme dès le commencement et Dieu le “veut” dans toute conception et dans toute naissance humaine » . Il prend soin de préciser que cela vaut pour tous les êtres humains, y compris ceux qui naissent avec des maladies et des infirmités, et il invite les parents à ce regard sur l’enfant qui leur est donné – et c’est un magnifique regard : « Devant un nouvel être humain les parents ont ou devraient avoir la pleine conscience que Dieu “veut” cet être “pour lui-même’’ » et que Dieu le confie à leur responsabilité et à celle de la société pour qu’il devienne pleinement lui-même. .

Ensuite, « l’homme est appelé à se trouver dans le don de lui-même » :
« Depuis l’instant de sa conception, puis de sa naissance, le nouvel être est destiné à exprimer en plénitude son humanité, à “se trouver” comme personne. “Être homme” est sa vocation fondamentale : “être homme” à la mesure du don reçu » . Mais l’homme ne se trouve pleinement que dans la participation à la vie divine elle-même, c’est-à-dire dans la participation à la communion trinitaire des personnes. Et Jean-Paul II cite alors ce passage bien connu du début des Confessions de saint Augustin : « Fecisti nos ad Te, Domine, et cor nostrum inquietum donec resquiescat in Te – Tu nous as faits pour Toi, Seigneur, notre cœur est sans repos tant qu’il ne demeure en Toi » , parce que c’est seulement dans la communion à la vie trinitaire que l’homme s’accomplit pleinement. « Par sa généalogie même, la personne, créée à l’image et à la ressemblance de Dieu, en participant à sa Vie, existe ‘’pour elle-même’’ et se réalise. »

On trouve ici tout un fondement anthropologique à l’exigence de la liberté religieuse qui sera également affirmée par le Concile de Vatican II dans sa Déclaration sur la liberté religieuse .

Deuxième conséquence au plan éthique : la question de la paternité et de la maternité responsables .

Cette définition de Gaudium et Spes 24 permet d’éclairer d’un jour nouveau la question de la paternité et de la maternité responsables qui avait déjà été évoquée (avec quelles conséquences !) dans l’Encyclique Humanae Vitae de Paul VI, du 25 juillet 1968. Quand on constate le silence assourdissant qui a entouré le 40e anniversaire de la publication de cette Encyclique en 2008, pourtant qualifiée par Benoît XVI de « prophétique et toujours actuelle », il est peut-être intéressant, dans le cadre de cette Académie, de la mentionner… Et on peut souligner chez Jean-Paul II une sorte de décentrage de la justification éthique en matière de régulation des naissances. Dans Humanae Vitae, le fondement éthique est clairement énoncé : c’est la loi naturelle. C’est ce que l’on trouve au n° 11 de l’Encyclique : « L’Église, rappelant les hommes à l’observation de la loi naturelle, interprétée par sa constante doctrine, enseigne que tout acte matrimonial doit rester ouvert à la transmission de la vie ». Même s’il est vrai que Paul VI avait fait référence un peu avant – au n° 7 de l’encyclique – à Gaudium et Spes et à la vision intégrale de l’homme et de sa vocation qui s’y trouve exprimée , il n’empêche que le noyau de l’argumentation éthique d’Humanae Vitae tourne essentiellement autour de l’argument de la loi naturelle.

Qu’est-ce que dit Jean-Paul II dans la Lettre Gratissimam Sane ? « Le fondement sur lequel repose la doctrine de l’Église concernant la paternité et la maternité responsables est on ne peut plus ample et solide. Le Concile le montre avant tout dans son enseignement sur l’homme, lorsqu’il affirme que celui-ci est la “seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même” et qu’il “ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même” » . Pourquoi ? Parce que la vérité plénière du don sponsal de l’homme et de la femme dans le mariage exige l’intégralité du don des corps dans l’una caro et que ce don ne peut être intégral s’il n’inclut pas l’ouverture à la vie. Dans Gratissimam Sane, ce sont les exigences du don des époux qui justifient l’ouverture à la vie : « Tout homme et toute femme se réalisent par le don désintéressé d’eux-mêmes et, pour les époux, le moment de l’union conjugale en constitue une expérience tout à fait spécifique. C’est alors que l’homme et la femme, dans la “vérité” de leur masculinité et de leur féminité, deviennent un don réciproque » . Et Jean-Paul II précise : « Au moment de l’acte conjugal, l’homme et la femme sont appelés à confirmer de manière responsable le don mutuel qu’ils ont fait d’eux-mêmes dans l’alliance du mariage. Or la logique du don total de soi à l’autre comporte l’ouverture potentielle à la procréation » .

Vous voyez donc qu’avec l’utilisation de Gaudium et Spes 24, on passe de l’énoncé de la norme éthique en référence à la loi naturelle au fondement de cette norme à partir du donné anthropologique fondée sur le don. Je vous avoue – parce que j’interviens assez souvent sur le sujet – qu’il est beaucoup plus facile de faire passer l’exigence éthique de la paternité et de la maternité responsables par la référence à cette donnée anthropologique du don que par la référence à la loi naturelle, ne serait-ce que parce qu’aujourd’hui on ne sait plus ce qu’est la nature…

Conséquences au plan politique

Tout d’abord, une conséquence au plan de la conception du bien commun politique.

On trouve dans Gaudium est Spes 24 le moyen d’une nouvelle approche du bien politique et de sa genèse à partir du don des personnes. Le don des époux, s’il est intégral, ouvre sur le don de la vie : « Les paroles du consentement expriment donc ce qui constitue le bien des époux et elles indiquent ce qui doit être le bien commun de la future famille » . Et donc, on passe du bien commun des époux qui est leur don mutuel, à celui de la famille par l’accueil de l’autre, l’enfant, comme fruit de ce don : « Dans le nouveau-né se réalise le bien commun de la famille. De même que le bien commun des époux s’achève dans l’amour sponsal, prêt à donner et à accueillir la nouvelle vie, ainsi le bien commun de la famille se réalise par le même amour sponsal concrétisé dans le nouveau-né » . La société humaine peut alors se construire comme famille des familles et être une société vraiment humaine dans laquelle l’homme est valorisé par le don de soi : « « Plus que toute autre réalité humaine, la famille est le milieu dans lequel l’homme peut exister ‘’pour lui-même’’ par le don désintéressé de soi. C’est pourquoi elle reste une institution sociale qu’on ne peut pas et qu’on ne doit pas remplacer : elle est le ‘’sanctuaire de la vie’’ (Centesimus Annus n°39). »

Cela permet de comprendre le sens de la formule de Jean-Paul II dans Familiaris Consortio : « L’avenir de l’humanité passe par la famille » . Ce n’est pas seulement une formule incantatoire. Il y a dans cette conception de l’homme exprimée dans Gaudium et Spes 24 une pédagogie du bien commun politique, une vision de la genèse du bien commun à partir du don vécu des personnes.

Deuxième conséquence : au plan de la compréhension de ce qu’est la civilisation de l’amour.

« Civilisation de l’amour » est une expression de Paul VI qu’il a employée pour la première fois dans son homélie du 25 décembre 1975 pour la cérémonie de clôture de l’Année Sainte 1975. Jean-Paul II la reprend à son compte en explicitant le concept de civilisation, en parlant d’ « humanisation du monde ». On pourrait aussi parler d’une « culture de l’amour » dit-il, puisque la culture est « ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme » . Sans famille, pas de civilisation de l’amour ; sans civilisation de l’amour, pas de famille : « La civilisation de l’amour, au sens actuel du terme, s’inspire d’un passage de la Constitution conciliaire Gaudium et Spes : “Le Christ (…) manifeste pleinement l’homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation’’ » .

Il n’y a pas de véritable amour sans conscience, précise Jean-Paul II, que Dieu est Amour, que l’homme est la seule créature sur la terre appelée à l’existence « pour elle-même » et que l’homme, créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, ne peut « se trouver » pleinement que dans le don désintéressé de lui-même. Et Jean-Paul II affirme clairement : « Sans cette conception de l’homme, de la personne et de la “communion des personnes” dans la famille (Gaudium et Spes 24), la civilisation de l’amour ne peut exister ; réciproquement, sans la civilisation de l’amour, cette conception de la personne et de la communion des personnes est impossible ».

Mais peut advenir une « contre-civilisation », destructrice de l’homme et de la personne, qui s’oppose à la civilisation de l’amour. Par quoi cette contre-civilisation se caractérise-t-elle ? Par l’utilitarisme : « L’utilitarisme est une civilisation de la production et de la jouissance, une civilisation des “choses” et non des “personnes”, une civilisation dans laquelle les personnes sont utilisées comme des choses » . Or aimer s’oppose à utiliser.

Par quoi cette civilisation de l’amour se définit-elle ? Par le règne de l’amour et de la charité que célèbre la 1ère épître aux Corinthiens : « L’hymne à la charité de la première Lettre aux Corinthiens, dit Jean-Paul II, demeure comme la “magna charta” de la civilisation de l’amour. Elle traite moins des manifestations isolées de l’égoïsme ou de l’altruisme que de l’acceptation franche de la conception de l’homme comme personne qui“se trouve” par le don désintéressé de soi » . Autrement dit, pour Jean-Paul II, la clé de lecture du chapitre 13 de la 1ère aux Corinthiens, ce fameux hymne à la charité, se trouve dans Gaudium et Spes 24.

A ce point, toujours en référence à Gaudium et Spes 24, Jean-Paul II affirme l’antithèse entre l’individualisme et le personnalisme : « L’amour et la civilisation de l’amour sont en relation avec le personnalisme. Pourquoi précisément le personnalisme ? (…) La clé de la réponse se trouve dans l’expression conciliaire : un “don désintéressé’’ » . Selon Jean-Paul II, l’individualisme, au contraire – notion qui n‘est pas très éloignée du relativisme moral critiqué par Benoît XVI – suppose un usage de la liberté dans lequel le sujet fait ce qu’il veut, définissant lui-même la vérité de ce qui lui plaît ou est utile. Il n’admet pas que d’autres veuillent ou exigent quelque chose de lui au nom d’une vérité objective. Il « ne veut pas “donner” à un autre fonction de la vérité, il ne veut pas devenir “don désintéressé”.
L’individualisme reste donc égocentrique et égoïste(…) L’“éthos” du personnalisme est altruiste : il porte la personne à faire don d’elle-même et à trouver sa joie dans le don d’elle-même » .

Conclusion

Cette civilisation de l’amour où doit présider cette conception de l’homme fait pour le don de lui-même, n’est-elle pas utopique ? N’est-elle pas qu’un idéal tendrement caressé et naïvement célébré par des chrétiens qui s’avèrent incapables d’affronter virilement, sereinement, les forces du monde ? A-t-elle vraiment une puissance opérante dans un monde – économique, politique – qui promeut universellement, non pas le don de soi, mais l’affirmation de soi ? Que vaut-elle dans un monde qui semble dominé par le paradigme hégélien d’interprétation de l’Histoire associant la valeur avec la puissance ?

Je crois que la réponse nous est donnée – encore une fois en suivant Jean-Paul II – dans le témoignage de Maximilien Kolbe, béatifié par Paul VI en 1971 puis canonisé par Jean-Paul II en 1982 comme confesseur de la foi et comme martyr.

Que représente le sacrifice de Maximilien Kolbe qui offre sa vie en échange de celle d’un père de famille nombreuse pour mourir à sa place dans le bunker de la faim du camp d’extermination d’Auschwitz ?

Il faut prendre la mesure de ce que signifie un camp d’extermination, prendre en compte ce que Rocco Buttiglione appelle sa « finalité métaphysique » . Comme le montre Rocco Butttiglione, un tel camp a pour but de manifester que l’humanité est ce qu’il y a en l’homme de plus superficiel, un simple vernis qui est prêt à se craqueler à la moindre sollicitation, qu’il suffit de mettre l’homme dans certaines conditions pour qu’il révèle qu’il n’est finalement qu’un animal évolué, qu’il demeure finalement, comme tout animal, dominé par l’instinct de survie et que, par conséquent, il ne représente pas une valeur qui mérite de s’opposer aux ambitions du pouvoir.

Face à cette finalité du camp d’extermination, Kolbe incarne la victoire de l’homme à l’égard du pouvoir totalitaire, précisément par le don absolu de lui-même pour une autre personne et, ce faisant, il annihile spirituellement les prétentions du camp d’extermination. C’est ce que Jean-Paul II a tenu à rappeler lors de son premier voyage en Pologne au cours de l’homélie de la messe qu’il a célébrée sur l’esplanade de Brzenzinska, devant les restes du camp d’Auschwitz : « Voilà la victoire qui a vaincu le monde : c’est notre foi (1 Jn 5,4). Ces paroles de la lettre de Saint Jean me viennent à l’esprit et pénètrent mon cœur, tandis que je me trouve en ce lieu où s’est accomplie une singulière victoire de l’homme par le moyen de la foi (…) La victoire par le moyen de la foi et de l’amour, cet homme (Maximilien Kolbe) l’a remportée en ce lieu qui fut construit pour la négation de la foi – de la foi en Dieu et de la foi en l’homme – et pour fouler radicalement aux pieds non seulement l’amour, mais tous les signes de la dignité humaine, de l’humanité » .

Victoire de l’humanité et victoire de l’homme par le moyen de la foi et de l’amour. Ce qui vainc avec Maximilien Kolbe, ce n’est pas tant la foi chrétienne que l’homme qui, par le don total de lui-même, met à bas les puissances du monde. Kolbe, c’est moins un témoignage de foi qu’une victoire de l’homme, car son sacrifice atteste que ce qui est le plus puissant en l’homme c’est ce qui le fait homme, à savoir la capacité de se donner lui-même et d’accomplir par là son humanité.

Et finalement c’est l’Espérance dont peut et doit être porteur l’humanisme chrétien : l’homme n’est pleinement homme, il ne triomphe que dans le don de lui-même, en dépit de et contre toutes les logiques du monde. C’est pourquoi Jean-Paul II poursuivait son homélie en disant : « En ce lieu terrible du massacre, le Père Maximilien (…) remporta une victoire spirituelle semblable à celle du Christ lui-même » . Nous retrouvons ici les mots mêmes du Concile dans Gaudium et Spes au n° 22 : « Le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné. »

C’est ce mystère qu’il nous faut contempler si nous voulons comprendre, un peu, ce qu’est l’Homme.

ÉCHANGE DE VUES

Nicolas Aumonier : J’ai deux questions.

La première, dans ce temps de révision de la loi bioéthique, concerne bien entendu l’embryon. Je voudrais savoir si, à la lumière du texte de Jean-Paul II, vous auriez une définition ontologique, robuste, à nous proposer autre que simplement “un terme ou une entité humaine objet de respect inconditionnel”.

Je voudrais préciser ma question par la fin de votre exposé où vous avez rappelé que le don de soi-même était la forme la plus accomplie du don.
Est-ce que ce don de soi-même ne présuppose pas une sorte de maturité suffisante ? Évidemment une certaine école philosophique qui se réclamerait de Locke dirait : « une conscience de soi suffisante ».

Alors, est-ce que, avec les éléments que vous avez rappelés, avec la définition même que vous avez rappelée, de l’homme, cette maturité humaine n’en exclut pas l’embryon ?

Évidemment, j’ai très envie que vous répondiez “non”…

Ma deuxième question, vous avez, comme tout bon orateur, laissé une accroche possible : vous avez parlé de la “loi naturelle” sans préciser. Est-ce que, là, vous auriez un peu de « biscuit » à nous donner ?

Yves Semen : Sur la loi naturelle, j’ai simplement cité le passage d’Humanae Vitae qui affirmait que l’ouverture à la vie était une exigence de la loi naturelle, c’est-à-dire qu’en vertu de la nature de l’homme et de la femme, l’ouverture à la vie était inscrite dans la structure même de l’acte conjugal. Et que c’était par conséquent une certaine manière de contrevenir à ces exigences de leur nature – exprimée par la loi naturelle – que d’entraver, d’une manière ou d’une autre, le processus de la génération.

C’est là le centre de l’argumentation d’Humanae Vitae. C’est parfaitement clair et sur le fond, il n’y a rien à dire. Ce que je voulais simplement souligner, c’est que Jean-Paul II, tout en assumant pleinement – il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier cigarette entre la position de Jean-Paul II et celle de Paul VI sur la question de l’ouverture à la vie, c’est une affaire entendue – introduisait une manière de justifier l’ouverture à la vie d’une manière peut-être à la fois beaucoup plus profonde et beaucoup plus acceptable, aujourd’hui, par l’homme contemporain.

Nicolas Aumonier : Je n’ai sûrement pas dû être clair dans ma question parce que je vous demandais en fait : pourquoi est-ce que cela ne passe pas quand vous faites des exposés, pourquoi cela ne passe pas quand vous parlez de loi naturelle alors que cela passe mieux quand vous parlez du don de soi ?

Yves Semen : C’est tout simple. Cela vient du fait qu’aujourd’hui, quand vous parlez de loi naturelle, le concept de nature n’est pas du tout intégré.
Quand vous parlez de nature, aujourd’hui, les gens comprennent “écolo”, “bio”, “respect d’un processus biologique”, “non intervention humaine”… mais ne comprennent pas que dire que l’ouverture à la vie est une exigence de la loi naturelle – et donc de la nature humaine –, c’est tout simplement dire que la nature de l’homme étant d’être raisonnable et libre, il doit faire usage de sa raison et de sa liberté dans l’usage de toutes les facultés de son corps, y compris ses facultés sexuelles. Aujourd’hui, beaucoup de mots sont pipés et c’est le cas notamment du mot nature qui a complètement dévié de sens. Si bien que lorsque l’on parle de respect de la loi naturelle, les gens entendent respect de l’écologie. Alors, on va par exemple vous parler de « contraception naturelle », de « contraception bio », pour désigner les méthodes naturelles de gestion de la fécondité. C’est une contradiction dans les termes, mais cela ne choque pas. En réalité, si ces méthodes sont « naturelles », c’est parce qu’elles se fondent sur la nature de l’homme.
Voilà pour la question de la nature.

Sur la question de l’embryon, la question est complexe car il ne suffit pas de dire que l’embryon est humain ; il faut également dire que s’y attache le respect dû à la personne humaine. Il y a chez Jean-Paul II ce principe qu’il appelle « la norme personnaliste » – qu’il va d’ailleurs chercher chez Kant– et qui conduit à affirmer que la personne ne peut jamais être utilisée. Ce qui est le plus contraire à la nature personnelle de l’homme, c’est l’utilisation. L’humain, parce qu’en tant que personne il est sujet, ne peut, sauf à déchoir de son statut d’humain, tomber dans l’utilisable. Donc dès lors que l’on est face à de l’humain on est face à de l’ « inutilisable ». Et donc si l’embryon est humain – ce dont il est difficile de douter –, il ne peut pas être utilisé. L’objet est de l’ordre de l’utilisable ; la personne est un sujet et – sauf à « chosifier » la personne, ce qui est contredire ce qu’elle est – on ne peut l’utiliser.

Jean-Paul Lannegrace : Ce n’est pas une question, je m’en excuse, mais c’est une sorte de commentaire parce que votre magnifique exposé a éveillé chez moi deux souvenirs.

Le premier. Dans le don de soi, c’est la question de la consécration de soi qui est presque chez tous les mystiques chrétien : Grignon de Montfort et la consécration de soi à la Vierge Marie, Sainte Thérèse d’Avila qui doit devenir l’esclave de Dieu, etc. Cela va au cœur de la dernière étape mystique en quelque sorte qui est la consécration de soi.

Et puis, cela m’a évoqué un deuxième aspect de quelqu’un qui n’est pas un grand mystique mais un grand penseur qui m’avait beaucoup frappé. C’est Jacques Lacan répondant à la question de savoir pourquoi il ne se mariait pas une deuxième fois : « Je ne puis donner une parole qui ne m’appartenait plus ».

Henri Lafont : Quand vous parlez de solitude de l’homme, « et Dieu dit que l’homme n’était pas fait pour être seul, il lui a donné une femme », Il a donc créé le couple humain.

Mais, n’est-il pas intéressant aussi en relisant ce passage de la Genèse, de voir que non seulement Dieu a comblé son besoin de relation – la création du couple humain –, mais en plus Il l’a réalisée telle que par la fécondité, la faculté de procréer, lui a été donnée la possibilité de se multiplier et d’engendrer autour du couple une société qui s’appelle la famille. On en juge l’importance non seulement par le bonheur d’être entourés mais, a contrario, par la souffrance des couples sans enfant. Ce n’est pas un interlocuteur qui a été donné à l’homme, par la fondation du couple mais une multitude.

De sorte que cette parole, « il n’est pas bon que l’homme soit seul », s’accomplit non seulement par la création de la femme, compagne saluée par une explosion de joie, mais aussi, par le don de la fécondité possibilité pour ce couple de donner des fruits, fruits des entrailles de la femme, multipliant le paysage social. C’est merveilleux de voir se constituer une communauté à partir d’un seul couple, une famille, la surabondance. Par la création de la femme, l’homme et la femme ne seront jamais seuls. Thème de la fécondité associée à la création du premier couple.

Francis Jacques : C’est vrai qu’il était superbe, votre exposé. Et qu’elle était synthétique, votre synthèse. Simplement quelques commentaires qui ne sont pas triviaux.

Mon premier commentaire va tout à fait dans votre sens. Le Cardinal Daniélou, que vous avez cité tout au début à propos du Concile, disait que l’anthropologie chrétienne a quatre pôles au lieu de trois comme Platon dans le dialogue du Protagoras. L’homme a d’abord une dimension de nature mais il manque de certaines qualités que d’autres espèces possèdent. Puis l’homme est faber, il crée l’outil, c’est sa dimension prométhé¬enne : il construit des tours comme celle de Babel. Mais Zeus se rend compte que cela ne suffit pas pour faire une espèce viable. Alors il envoie un messager pour leur apporter la pudeur et la justice, Il faut dit Daniélou dans son commentaire de la Genèse, qu’il soit créé homme et femme, c’est la vie, c’est la dimension politique en un sens renouvelée. Enfin il manque toujours une dernière dimension, car l’homme doit pouvoir se retourner sur sa souche ontologique, être capable d’adorer. Ce qui nous fait surtout défaut dans ce monde, dit-il ce n’est pas des ingénieurs mais des adorants. C’est la dimension religieuse.

Ma deuxième remarque porte plus précisément sur l’anthropologie chrétienne. Il n’y a pas que l’anthropologie philosophique et l’anthropologie scientifique, qui va des sciences cognitives à l’ethnologie et aux sciences humaines et tend à occuper toute la place. Vous avez dit anthropo¬logies ? Eh bien, il y a en a quatre : ces trois-là plus les Humanités, cela fait quatre. Seulement pourquoi n’avoir pas parlé des humanités. Alors que depuis plus de deux mille ans, depuis Homère, Racine et Shakespeare, il y a chez l’homme une aptitude et des œuvres poétiques et littéraires qui développent aussi toute une connaissance de l’homme.

Ma troisième remarque concerne le positivisme. J’ai cru comprendre que, aujourd’hui, l’anthro¬pologie scientifique concerne la nature, alors qu’on ne sait plus bien ce que c’est. Alors, je voudrais creuser la question et interroger cette idée de ‘loi naturelle’ par opposition aux ‘lois de la nature’ dont parle Kant. On a perdu la recta ratio médiévale, qui permettait la grande synthèse rationnelle. Mais entre Thomas d’Aquin et Kant il y a quand même un puissant rapport qu’il faut absolument renouveler, si on ne veut pas laisser à l’écart les lois de la nature, au sens scientifique, qui sont phénoménales. Il faut retisser le lien entre les lois de la nature et les lois natu¬relles, quitte à les redéfinir les unes et les autres. Il faut certes faire reculer à tout prix l’anthropologie positive qui s’arrondit et s’impérialise complètement dans l’espace public. Mais on ne peut pas faire non plus l’impasse sur elle.

Ma dernière remarque est celle qui me tient le plus à cœur. Gaudium et Spes définit l’homme : ‘la seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même’. Si on met cette déclaration dans le droit fil de la catégorie théologique de création, elle est parfaitement intelligible. Mais si on lit le père Teilhard de Chardin qui a été remis à l’honneur par le Cardinal de Lubac, on est conduit à reconnaître une tension entre la création et l’évolution. Il faudrait réussir à les concilier en évitant l’idéologie créationniste. Vous connaissez l’urgence de ce débat.

Il est d’autant plus capital que si l’évolution s’achève en l’homme (le Christ vrai Dieu et vrai homme. Ecce homo), alors il faudrait que l’homme achève la pyramide de l’évolution. Mais si l’évolution continue au-delà de l’homme, que va-t-il se passer pour cette créature qui a été créée et ‘voulue pour elle-même’, alors qu’elle se trouverait ainsi dépassée et surpassée ? Selon la théorie synthétique de l’évolution je dois accepter que l’être soit devenir et donc que les biotechnologies puissent bricoler le génome jusqu’à nous créer une espèce qui aurait des yeux sous les plantes de pieds… Après tout, l’évolution n’est-elle pas ouverte et créatrice…

Donc, quand on privilégie non plus la catégorie de la création ou celle de l’alliance mais celle de devenir et d’évolution comme le font tous les philosophes qui pensent après Darwin (Bergson, Simondon, Whitehead), va -t-on dire, à la manière de Gustave Martelet : « Et si Teilhard avait raison ?

Yves Semen : Votre intervention est bienvenue en cette année 2009 qui est le 150e anniversaire de la publication de L’origine des espèces de Darwin. Évolution et création ne sont évidemment pas antinomiques !

Francis Jacques : Cela, il faut le démontrer ; comme tout à l’heure pour la loi naturelle et les lois de la nature, il faut absolument les réconcilier. Ce sont de vrais problèmes qu’on ne peut enjamber allègrement.

Yves Semen : Vous avez parfaitement raison. Et tout en vous écoutant, je pensais à ce que disait Pierre-Paul Grasset dans L’homme en accusation.. Il disait quelque chose d’assez singulier, simplement du point de vue de la science, à savoir qu’avec l’hominisation (le terme hominisation est peut-être un peu discutable) l’évolution semblait s’arrêter. Comme si, avec l’apparition de l’homme, les processus de l’évolution avaient trouvé en quelque sorte, leur point d’aboutissement, leur assouvissement.

Francis Jacques : Vous savez que théologiquement parlant, vous rejoignez les conclusions les plus récentes du Magistère. Je ne pense pas que l’évolution puisse traverser l’homme. Mais comment en convaincre les biologistes ?

Yves Semen : Il y a des scientifiques tout à fait sérieux qui se rallient à cette perspective. C’est simplement ce que je voulais souligner.
Vous avez parlé de l’anthropologie des sciences humaines ou de l’anthropologie « scientifique » qui phagocyte aujourd’hui l’ensemble de l’anthropologie et ne fait pas droit à l’anthropologie philosophique ni à l’anthropologie théologique. Je voudrais insister sur ce point parce que précisément, ce n’est pas la perspective de Jean-Paul II. Il développe dans sa théologie du corps une anthropologie résolument théologique, mais qui n’exclut nullement le regard philosophique – celui que la raison naturelle peut poser sur l’homme – ni le regard que peut apporter les sciences humaines et qui est précieux, pour peu qu’il ne prétende pas envahir l’ensemble du champ de l’anthropologie.

Francis Jacques : Je vous interromps une dernière fois.
Il faut bien voir que philosophie et théologie sont deux disciplines du fondement et le fondement ne prend pas la même mesure ici et là. Dans le cas de la philosophie, c’est le fondement dans la pensée, et dans le cas de la théologie, le fondement est en Dieu. Les réconcilier dans la modernité en parlant sur une ellipse à deux foyers, ne va pas de soi.

Yves Semen : Jean-Paul II plaidait pour une anthropologie intégrale, une anthropologie qui serait à la fois philosophique, théologique et scientifique. Et je crois que c’est ce sur quoi nous devons travailler.

Francis Jacques : J’ai voulu attirer l’attention sur l’importance et l’urgence du travail préalable à faire, si l’anthropologie théologique ne veut pas s’isoler, en soulevant quelques problèmes et en rappelant leur gravité.

Yves Semen : Ce n’est certes pas facile. En tout cas, c’est un défi que l’on peut se proposer de relever.

Philippe Laburthe-Tolra : J’ai été nommé Président de l’École d’Anthropologie, fondée par Broca et déclarée d’utilité publique par une loi en 1978.

Je me placerai sur le plan de l’anthropologie scientifique.
Pour l’anthropologie scientifique actuelle, premièrement : on n’éprouve plus l’optimisme qui animait Teilhard de Chardin et c’est vrai, on a plutôt un pessimisme, une crainte que ce soit le contraire de ce que prédisait Teilhard qui voyait, lui, une évolution continue et des hommes de plus en plus humains, un monde de plus en plus excellent, etc.

Si l’on fait scientifiquement l’histoire de l’homme, on constate des découvertes quand même très intéressantes. Je ne sais pas si certains d’entre vous ont vu l’exposition sur “Atapuerca”, la dernière exposition du Musée de l’Homme. On a découvert là près de Salamanque, en Espagne, des homo du type homo sapiens, des hommes remontant à 500.000 ans qui mesuraient plus d’1m 80 et pesaient près de 120 kg d’après l’étude de leurs os. Ils étaient tout en muscles, mais avaient aussi un cerveau développé… Ce sont des Néanderthaliens qui ont déjà le cerveau de l’homo sapiens sapiens, de l’homme de Cro-Magnon. Et en plus, ils pratiquent des rituels : ils faisaient des fosses pour ensevelir leurs morts, etc.

La suite de cette découverte ? Le professeur Pasquet qui n’est pas à ma connaissance un spiritualiste délirant, a fait une conférence dans le cadre de l’École d’Anthropologie où nous avons des cours-conférences tous les mercredis. Il a déclaré qu’on ne pouvait concevoir ces rituels qu’avec le dialogue entre hommes, que l’humanité naît du dialogue, que l’homme n’est qu’un singe supérieur tant qu’il n’a pas ce qu’on appelle la double articulation du langage, qui permet de dépasser le grognement, d’émettre des sons directement interprétables pour créer du symbolisme. C’est alors la naissance du dialogue – le dialogue étant, de son point de vue, ce qui humanise les singes supérieurs que sont les premiers humains. On a pu vérifier aussi pour ces hommes qui vivaient près de Salamanque qu’ils avaient aussi le feu : or, la conservation du feu suppose qu’on se dise des choses.

Donc tout cela recule énormément la naissance du langage, puisque j’avais appris dans ma jeunesse que les Néanderthaliens ne parlaient pas encore. C’est finalement –du point de vue scientifique en tout cas – actuellement remis en cause.

C’est ce que je voulais répondre à notre éminent collègue, le Professeur Jacques.

Je dis simplement qu’on comprend – j’adhère à votre point de vue qui est celui de la Révélation – pourquoi saint Jean est si féroce envers le « monde », parce que ce sont les logiques du monde qui ont finalement régi les sociétés existantes. Et là, je suis embarrassé comme Jésus quand on lui dit : nos ancêtres étaient polygames, pourquoi pas nous ?

Yves Semen : Je crois que vous évoquez une tentation contre laquelle nous sommes obligés de lutter, contre laquelle il nous faut entrer en résistance : c’est la tentation du concordisme.

Nous aimerions tellement que les discours de la philosophie, de la théologie et de la science se rejoignent dans une totale lumineuse synthèse, sans dialectique, sans opposition, dans une parfaite convergence ! Ce sera certainement possible un jour, dans la vision béatifique… Mais pour cela, il nous faudra attendre un petit peu !

D’ici-là, le danger, le problème est justement de céder à cette tentation. Cela nous oblige à nous confronter avec une certaine insatisfaction.

Le discours de la philosophie n’est pas le discours de la théologie ; le discours de la science n’est pas le discours de la philosophie ni celui de la théologie. Pour autant ils ne sont pas nécessairement contradictoires.

Ce à quoi nous sommes obligés, c’est de respecter leurs processus respectifs, leurs ambitions respectives, la liberté de leurs discours respectifs. S’ils peuvent converger ponctuellement, partiellement, tant mieux ! Mais la convergence totale est, en tout cas actuellement, hors de notre portée et il faut que nous acceptions cette imperfection et cette incomplétude de notre état, même si ce n’est pas facile, même si c’est inconfortable…

Séance du 12 mai 2009