Par Thibaud Collin, philosophe et essayiste

Le sens du mot solitude est ambivalent. Il peut connoter repliement sur soi, incompréhension ou rupture des liens avec autrui. Mais la solitude peut être vue comme révélateur de la condition humaine ; ainsi chaque homme est seul devant sa propre mort. Dans certaines situations, les choix ne peuvent être pris que dans un colloque intime avec sa conscience morale. L’homme se doit d’assumer cette solitude métaphysique et psychique afin de devenir lui-même. Ce n’est que par ce passage dans le creuset de la solitude que la communion des personnes se distingue de la confusion. Mais si la solitude nourrit la communion, celle-ci exige des sujets humains une continuelle ascèse pour être davantage soi-même. C’est ainsi dans cet aller et retour que l’homme comme « animal conjugal et politique » (Aristote) peut réaliser la plénitude de son humanité. À l’aune de cette articulation, la matrice rousseauiste de notre modernité sera interrogée.

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Marie-Joëlle Guillaume : C’est une joie de vous présenter Thibaud Collin, philosophe et essayiste, que nous allons entendre sur le thème Solitude et Communion.

Thibaud, vous êtes né en 1968. Vous êtes marié, vous avez trois enfants.
Un mot de votre cursus : après des études de philosophie à l’Institut de Philosophie Comparée (I.P.C.) et à la Sorbonne, vous êtes parti enseigner pendant deux ans dans un grand séminaire malgache.

C’est au retour de Madagascar que vous avez passé l’agrégation et que vous avez enseigné à Grenoble, puis à Rome – au lycée Chateaubriand -, avant d’aller dans l’Oise, puis de rejoindre le collège Stanislas, à Paris, où j’ai eu le plaisir de vous connaître puisque c’était en 1998 – moment où j’étais moi-même parent d’élève à Stan et responsable de l’A.P.E.L..

Vous enseignez à Stanislas depuis lors, c’est-à-dire depuis onze ans, en terminale L, en hypokhâgne et en prépa HEC.
Et vous enseignez également la philosophie morale et politique à l’IPC (maintenant Facultés libres de Philosophie et de Psychologie).

Vous avez publié plusieurs ouvrages qui peuvent intéresser notre Académie à divers titres. Je les indique dans l’ordre où vous me les avez cités, ce n’est pas forcément l’ordre chronologique, mais peu importe.

Il s’agit de : Laïcité et Religions nouvelles, paru aux éditions de L’Harmattan en 2007 ; Le Mariage Gay, aux éditions Hérold en 2005 ; Individu et Communauté, en 2007, dans la collection Matières à penser, publiée chez Mame/Edifa. Votre livre a été l’un des premiers ouvrages de cette collection, dont les thèmes intéressent beaucoup notre Académie. Vous avez aussi participé au livre que le président de la République, Nicolas Sarkozy, a publié lorsqu’il était Ministre de l’Intérieur : La République, les religions, l’espérance. Il s’agit en effet d’un livre-entretien, et vous avez été, avec le Père Philippe Verdin, l’une des deux personnes qui l’ont interrogé.

Enfin, vous êtes membre du comité de rédaction de la revue Liberté politique.
Ce qui nous intéresse particulièrement dans votre profil, et par rapport à notre Académie, c’est le fait que vous vous soyez penché, avec prédilection, sur les problèmes politiques.

Dans une interview que j’ai trouvée sur Internet, vous vous définissez comme philosophe politique. Vous n’êtes peut-être pas seulement cela, mais c’est une définition qui nous intéresse. Il va de soi, en effet, que l’adjectif ‘politique’ est à entendre au sens le plus noble du terme : vous êtes le philosophe de la polis, de la cité telle qu’on la comprenait dans l’Antiquité, c’est-à-dire construite en vue du bien commun, à partir des notions de droit et de justice.
Prenons l’exemple de votre livre sur Le Mariage Gay. Je l’ai lu lors de sa parution, je vous ai entendu en conférence à son propos et j’ai eu l’occasion de lire aussi une ou deux interviews de vous sur ce thème. Ce qui m’a frappée dans votre démarche, et qui est intéressant pour nous, c’est le fait que, selon vos propres dires, vous vous étiez lancé dans cette recherche sans a priori, avec la seule volonté de comprendre la gravité des enjeux. Surtout, vous aviez le sentiment que quelque chose était caché, que tout n’était pas sur la table dans la manière dont le dossier était abordé, publiquement, par les uns et les autres.

Vous avez donc voulu chercher ce qu’il y avait de caché, la vérité profonde des choses. Vous affirmiez que la société française, pour choisir librement, avait besoin d’être consciente de la réalité des enjeux.

Vous faisiez remarquer que la sexualité a des enracinements profonds dans la société qui rendent possible la vie sociale, que la société se doit de réguler la sexualité, qu’elle l’a toujours fait quelles que soient les civilisations – chose qu’on se garde bien de nous rappeler quand on veut nous embarquer dans des projets aventureux.

Je ne veux pas détailler exagérément vos propos. Mais j’ai gardé en mémoire la force avec laquelle vous avez « démonté » l’équivoque du terme ‘homophobie’. Le sens commun – la traduction commune, pourrait-on dire -, c’est “ce qui s’oppose violemment aux homosexuels”. En réalité, le sens médiatique en fait tout autre chose : ce mot devient une espèce de poisson-pilote, qui nous fait remonter en amont de la société pour l’attaquer dans la substance même de ce qui lui permet, in fine, de se perpétuer.
Et vous en veniez à conclure que c’était peut-être la faiblesse du mariage-institution qui nourrissait un tel déséquilibre, l’aspect purement affectif du lien prenant le pas sur tout le reste…

Peut-être vous demandez-vous pourquoi j’insiste sur cet ouvrage ? Ce n’est pas seulement parce que vos réflexions si pertinentes m’ont marquée. C’est aussi parce que notre Académie s’est largement penchée sur ce sujet, notamment l’année dernière. C’est enfin parce que les développements de ce livre me semblent être à l’image du type de réflexion que je vous ai souvent entendu mener. Vous cherchez volontiers, dans notre existence, dans notre vie, comment se justifient les attitudes, et comment nous pouvons infléchir notre pensée pour qu’elles se justifient mieux.

Et vous rendez votre réflexion inséparable de la morale, de la métaphysique et de l’ouverture au spirituel.

Dans vos quelques lignes de présentation de votre conférence, j’ai remarqué deux points qui me semblent significatifs.
Vous avez dit : « Dans certaines situations, les choix ne peuvent être pris que dans un colloque intime avec sa conscience morale ». Cela, je dois le dire, m’est allé droit au cœur. Ce « colloque intime avec sa conscience » a des allures très XVIIe. Le XVIIe siècle, c’était « le siècle des âmes », comme vous savez ! “Un colloque intime avec sa conscience morale”. On n’entend plus beaucoup parler de la conscience morale, aujourd’hui, c’est pourtant une réalité capitale.

Et puis, vous avez cité Aristote désignant l’homme comme « animal conjugal et politique ». Je crois qu’on est vraiment au cœur des enjeux d’aujourd’hui : “conjugal” avec la famille, “politique” avec la société au sens large.
Le thème d’ensemble de notre année académique porte sur la question : « Qu’est-ce que l’homme ? ». Autant dire que nous sommes dans le fondamental. À l’intérieur de ce thème, et pour réfléchir à la valeur humaine de la solitude et de la communion, nous sommes donc particulièrement heureux de vous entendre.

Thibaud Collin : Je voudrais diviser mon propos en deux parties :

– d’abord une question. En partant de notre expérience contemporaine, dans quelle mesure la communion est-elle possible ? Il me semble que l’on croit de moins en moins aujourd’hui en la possibilité de la communion, même si c’est toujours délicat de donner une thèse universelle comme cela.

– mon deuxième moment cherchera à articuler les deux termes de cette intervention : solitude et communion.
Dans quelle mesure, une juste compréhension de la solitude peut apparaître comme la condition, le creuset de la communion ?

Il me semble que la solitude nous dit quelque chose de très important dans le développement d’un être humain et que ce n’est qu’en passant, pas simplement chronologiquement, dans un temps de solitude que l’on peut s’ouvrir à la communion de la communauté des personnes.
Et j’essaierai de développer cet aspect et par là, justement, montrer l’impossibilité de la communion aujourd’hui ou, disons, le doute sur la possibilité de la communion vient peut-être d’un refus de la solitude, d’une peur de la solitude.

I. La communion est-elle possible ?

Et, encore une fois, le doute sur cette possibilité.

Il me semble qu’un des aspects de l’expérience contemporaine, c’est que, la plupart du temps, l’autre, autrui, est perçu comme inaccessible.
Ou alors, pour le dire autrement, que la relation à l’autre est d’abord vue, d’abord vécue comme une sorte d’expérience du sujet.

Je voudrais réfléchir un peu sur cette notion d’expérience.
Il me semble qu’un des auteurs les plus intéressants sur ce sujet et l’un des plus dramatiques aussi, c’est Proust. Tout au long d’A la recherche du temps perdu, le narrateur ne cesse de revenir sur sa recherche de relations amoureuses, de Swann, de lui-même et d’autres. Et finalement il me semble que chaque fois l’amour est une sorte d’expérience de souffrance et l’impossibilité, selon le narrateur, de rejoindre autrui, l’impossibilité de la communion.

Et Dieu sait si, encore une fois, l’amour est au cœur de ce texte. Mais comment se donne l’amour chez Proust ? Justement, il se donne dans l’expérience de la jalousie. c’est que l’autre, j‘ai l’impression de l’aimer que dans la mesure où il me fait souffrir, où je n’arrive pas vraiment à le posséder.
Justement, ce terme de possession qui revient souvent dans le texte de Proust : dans quelle mesure la communion est-elle possession ? Ou alors, est-ce qu’au contraire, la véritable communion implique le refus de posséder l’autre ?

Et dans quelle mesure, si l’on voit l’amour comme possession, le véritable amour est impossible ou l’amour ne se vit que comme souffrance. Et lorsqu’on regarde ce que le narrateur dit d’Albertine, finalement, lorsqu’il arrive à séquestrer son amie, qu’il arrive à lui soutirer tout ce qu‘il peut lui soutirer en termes d’aveux, de souvenirs, etc., très rapidement, le narrateur nous dit qu’il s’ennuie. À partir du moment où il possède son amie, où il croit posséder son amie, il ne possède plus rien.

C’est-à-dire qu’en fait, autrui, en l’occurrence cette jeune fille, n’est rien ! Rien d’intéressant. D’ailleurs Swann reconnaît qu’Odette est quelqu’un de sans intérêt, sans consistance…

Donc il y a une sorte de désespérance qui affleure continuellement dans le texte de Proust, sur ce sujet en tout cas, qui me paraît assez révélatrice de la manière dont le monde contemporain considère que la communion est en fait impossible.

On passe de l’ennui au divertissement (terme pascalien) et qu’une des formes du divertissement, c’est justement surtout de fuir la solitude.
Mais alors, si je cherche à aimer l’autre simplement pour fuir cette angoisse de la solitude, alors je n’ai pas de véritable rencontre avec l’autre et finalement, je suis toujours déçu.

Je ne vais pas faire un cours sur Proust car je n’ai pas les compétences requises ; cependant soulignons que progressivement le narrateur découvre une autre issue : la création artistique. Justement, cette création artistique est la la reprise d’une expérience, notamment amoureuse, dans l’écriture d’une œuvre.

Et là, on voit donc que le monde contemporain, au moment même où il considère que la communion est un leurre, qu’elle est finalement toujours impossible même s’il peut avoir des moments illusoires qui sont effectivement plus douloureux après coup, cherche, dans l’expérience du sujet, notamment dans l’expérience créatrice ou dans la production d’une œuvre à combler cet ennui qui ultimement est un des signes – en tout cas pour Pascal – de la perte de Dieu ou de l’absence de Dieu.

Et donc le salut, l’issue, quel est-il ? Encore une fois, il est dans la production d’une œuvre.

Quand vous réfléchissez aujourd’hui au concept de projet parental, le projet parental – il y a un livre de Luc Botanvski sur La condition fœtale ( Gallimard, 2004) qui est absolument passionnant, que je vous recommande dont le sous-titre est Sociologie de l’engendrement et de l’avortement – et Botanski, qui est un des grands sociologues contemporains, montre très bien comment le projet parental, qui est en fait la production d’une œuvre, permet de donner une certaine gravité aux itinéraires individuels.

Finalement, les gens ont des projets, mais dans un monde multiple et en devenir, les projets sont souvent à court terme. Et les gens ont souvent le désir d’un projet qui leste leur existence.

Alors, évidemment, notamment dans la relation amoureuse, le projet d’avoir un enfant avec celui que j’aime ou celle que j’aime apparaît comme une sorte de garant d’une certaine consistance de cette relation. Mais là, vous voyez bien que dans cette optique, c’est l’impossibilité d’une véritable communion qui appelle cette conception d’un enfant comme une œuvre qui va être le résultat d’un projet. Si le matériau rendant possible ce projet est inadéquat, on le renvoie, on le déplace…

Alors, toujours dans cette possibilité ou impossibilité de la communion, il me semble que derrière cela il y a un doute profond sur la possibilité ou l’impossibilité du bonheur.

Finalement, il y a ceux qui identifient le bonheur à une forme de divertissement. Et donc la communion, sous ce rapport, apparaît comme une sorte d’illusion, une forme de consolation. C’est l’amour fusionnel ; visage erroné de la véritable communion.

Donc, il y a une conception que le bonheur est soit un divertissement, une sorte de consolation futile, soit alors, en réaction, cette expérience qui me paraît très importante même si elle est diffuse et pas très répandue, mais à mon avis qui a beaucoup de poids dans la culture et la littérature contemporaine, c’est cette expérience de l’impossibilité d’être en communion.

Et notamment, on retrouve ici une bonne partie de la littérature contemporaine et de l’art contemporain qui repose sur une laïcisation de la doctrine du pur amour (Jacques Le Brun, Le Pur Amour de Platon à Lacan, Seuil, 2002). Doctrine du pur amour de Madame Guyon – reprenant d’autres auteurs mystiques – qui a été défendue par Fénelon. Elle considère que le véritable amour implique la négation de son propre bonheur ou à tout le moins le consentement à la perte de son bonheur. La doctrine du pur amour, c’est d’accepter de souffrir pour l’autre, sans aucune volonté de mon propre bonheur, sans aucun retour sur mon propre bonheur d’où la fameuse supposition impossible de Madame Guyon – le cadre du pur amour, c’est l’expérience mystique – qui consiste à admettre que si je peux manifester l’amour que j’ai pour Dieu, au maximum, je dois pouvoir accepter d’aller en enfer pour manifester que, finalement, j’aime Dieu.

Donc, c’est en sacrifiant mon bonheur que je vais estimer la capacité d’aimer. Et le bonheur, sous cet aspect-là, apparaît comme quelque chose de trivial, vulgaire, une sorte de consolation.

Il me semble qu’il y a derrière cela une haine de la nature, une haine des inclinations naturelles telle qu’Aristote en parle, repris par les doctrines chrétiennes, notamment par Saint Thomas, cette inclination au bonheur.
Dans ce cas-là, la communion apparaît comme non seulement impossible, mais encore une fois, il y a une négation du bonheur et ce qui compte, c’est cette expérience de déchirure, cette expérience de souffrance. Et plus je souffre pour autrui, plus finalement mon amour est pur.

Donc on voit toute la mystique de ce don, de ce sacrifice de soi. Mais dans ce cas-là, l’idée même d’un commun ni même d’une communion est impossible.
Et d’ailleurs, vous remarquerez aussi que cela implique un refus de soi puisque je suis prêt à me supprimer moi-même où à me nier moi-même totalement pour manifester à l’autre que je l’aime.

Pour Aristote et pour la pensée chrétienne, au contraire, le bonheur humain est réalisable et il est essentiellement communion. Le bonheur est communion. Que ce soit la philia, l’amour, l’amitié chez Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, que ce soit la contemplation (je reviendrai sur cet aspect de la connaissance). Il me semble que la communion peut être un terme qui permet la connaissance de la vie, le processus de la connaissance et aussi ultimement, dans la pensée chrétienne, la vision béatifique.

C’est à cette tradition que s’oppose la doctrine du pur amour et tous ses avatars sécularisés ; vous remarquerez qu’aujourd’hui, la mystique, c’est très chic et très à la mode. Depuis Georges bataille, on n’a jamais autant lu les grands mystiques : Angèle de Foligno, Maître Eckart, Thérése d’Avila etc. – et c’est très intéressant ! parce que le point commun, c’est justement ce refus de la nature humaine et des inclinations naturelles.

Dans cette conception pour laquelle la communion est impossible ni la grâce ni la nature ne permettent de saisir la fin de l’homme. La finalité de l’homme ne peut pas être véritablement atteinte parce que la nature a disparu au profit de la technique, au profit de l’œuvre, au profit du travail.

Donc les deux ordres ou les deux supports ou les deux vecteurs permettant de comprendre la communion : la nature humaine et la grâce ayant été supprimées, que reste-t-il ? Il reste l’art, la création artistique, la production de l’œuvre, la technique qui cherchent, dans une expérience de création (pensons à la pensée nietzschéenne qui déploie fortement cette conception) non pas le bonheur, parce qu’encore une fois, le bonheur est une sorte de consolation vulgaire, mais une sorte d’extase, une sorte de dépassement de soi-même, mais une extase sans Dieu, une extase qui, dans le meilleur des cas implique une sorte de retour au tout, au grand Tout, mais certainement pas une communion.

Alors, là, il n’y a plus de communion possible parce que pour qu’il y ait communion, il faut justement une distinction des personnes et la possibilité que ces personnes puissent s’unir dans leur ordre propre.

Face à ce doute contemporain sur la possibilité de la communion, il y a ce texte que je trouve admirable de finesse pour comprendre l’équilibre de la pensée chrétienne assumant la pensée grecque, c’est ce fameux texte du Concile de Calcédoine sur le Christ. Je ne résiste pas au plaisir de vous lire ce petit texte du Concile de Calcédoine : « Un seul et même Christ, Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changements, sans divisions, sans séparations. La différence des natures n’est nullement séparée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule personne et une seule hypostase. »

Ce que l’on peut appeler “le principe de Calcédoine” montre admirablement bien l’équilibre entre la nature et la grâce et entre différents principes qui s’unifient, là, en l’occurrence, dans la personne du Christ. Lorsque le Concile dit : « Nous devons reconnaître sans confusion, sans changements, sans séparations », moi, il me semble que c’est des très bons principes pour penser la communion, là, en l’occurrence, la communion entre la divinité et l’humanité dans l’unique personne du Christ.

Pour penser la communion, le principe métaphysique et théologique, me paraît pleinement manifesté ici. Il a une sorte de rayonnement qui règne sur toute la pensée chrétienne, cette intégration ; principe de totalité que l’on retrouve continuellement dans le catholicisme et qui assume – c’est ce que Benoît XVI ne cesse de nous rappeler – ce qu’il y a de meilleur dans la pensée grecque, notamment du logos.

Après ce rapide tour d’horizon du doute de la mentalité contemporaine sur la communion, essayons de comprendre comment on peut articuler solitude et communion.

II. La solitude, condition et creuset de la communion

Alors, il y a un auteur qui a mis au cœur de sa pensée cette articulation entre la solitude et non pas la communion, mais la communauté, la société, c’est évidemment Rousseau.

Il y a ce texte de la Cinquième promenade des Rêveries du promeneur solitaire (un des derniers textes de Rousseau), dans lequel il nous fait une description d’une certaine solitude béatifiante, une solitude dans laquelle un être humain atteint véritablement une plénitude.

Là encore, je ne résiste pas au désir de vous lire le texte.
« Mais s’il est un état où l’âme trouve une assiette assez solide pour s’y reposer tout entière et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeler le passé ni d’enjamber sur l’avenir ; où le temps ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans néanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entier ; tant que cet état dure celui qui s’y trouve peut s’appeler heureux, non d’un bonheur imparfait, pauvre et relatif tel que celui qu’on trouve dans les plaisirs de la vie mais d’un bonheur suffisant parfait et plein, qui ne laisse dans l’âme aucun vide qu’elle sente le besoin de remplir. Tel est l’état où je me suis trouvé souvent à l’île de St Pierre dans mes rêveries solitaires, soit couché dans mon bateau que je laissais dériver au gré de l’eau, soit assis sur les rives du lac agité soit ailleurs au bord d’une belle rivière ou d’un ruisseau murmurant sur le gravier.
De quoi jouit-on dans une pareille situation ? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure, on se suffit à soi-même comme Dieu. Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce à qui saurait écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici bas la douceur.
 »

Ici, on voit bien le pôle du divertissement. Rousseau quitte le divertissement, quitte l’agitation du monde, et dans cet instant de solitude, dans ce sentiment de l’existence, il a cette jouissance qu’il compare à celle de Dieu lui-même.

Donc, il y a une sorte de complétude, d’autosuffisance de cet individu.

Et – comme vous le savez – Rousseau se pensait comme l’homme de la nature qui devait annoncer, et qui devait être une sorte d’exemple et de prophète pour le monde futur.

Il y a cette transparence de soi à soi, et il me semble que Rousseau ici indique une sorte de solitude qui non pas replie l’homme sur lui-même, mais qui rend impossible une véritable communion.

Parce que Rousseau – grand penseur de la pensée politique, de la société – va chercher à penser la communauté sur ce modèle de la transparence. Certains ici connaissent ce beau livre de Starobinski sur Rousseau : La transparence et l’obstacle. Rousseau est le philosophe de la transparence et de l’immédiateté du rapport à soi. Et il cherche à penser la communauté politique dans Le Contrat social sur ce modèle d’immédiateté. Mais justement, dans la société politique, dans la communauté et même dans l’amour – en pensant à La Nouvelle Héloïse –, il n’y a pas de véritable communion. Pourquoi ? parce que justement ici, la solitude est vue comme la mesure même de l’être humain.

Et lorsque l’on regarde son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, grâce à l’hypothèse de l’état de nature Rousseau pense l’homme à l’origine comme un être solitaire et autosuffisant.

Et, comme vous le savez, dans ce texte, Rousseau cherche à penser, à réécrire le texte biblique de La Genèse et à reprendre les trois états de l’homme selon le christianisme : le temps de l’innocence originelle, le temps de la chute et enfin le temps du salut. Rousseau cherche à poser un diagnostic sur la chute de l’homme dans le mal pour envisager une voie de salut.

Quelle est la chute dans le Second Discours ? Quel est l’équivalent du péché originel ? C’est le lien humain.

C’est dans un certain lien humain, pour Rousseau, que l’homme perd cette innocence originelle, que l’être humain perd cette sorte de complétude, de solitude avec lui-même, solitude qui n’avait pour seul contenu le sentiment d’existence, une sorte de jouissance de soi très primitive qui ne passe pas par la pensée ni par un contenu contemplé, une sorte de rapport à soi très primitif. Michel Henry utilise le terme d’auto-affection pour penser ce sentiment d’existence par rapport à soi.

Donc quelque chose de très primitif, de très parfait, mais qui est l’individu replié sur lui-même. Et la chute, c’est le lien, le regard. C’est à partir du moment où les hommes commencent à se regarder, commencent à se comparer, commencent à vouloir briller, à être préférés par autrui à ceux qui se préfèrent eux-mêmes, que la jalousie (on retrouve Proust), que la préférence, l’envie, etc. composés funestes du cœur humain.

Et donc Rousseau pense ici à la fois la solitude et la communauté.

Mais la seule possibilité pour qu’une communauté familiale ou politique advienne, c’est de réformer le lien. Mais comment réformer le lien ? En retrouvant, en essayant de transposer cette immédiateté de la solitude. Et donc, il n’y a pas de communion.

Et quand vous regardez Le Contrat social, le rapport qu’entretient le citoyen avec le peuple souverain, le rapport entre le citoyen et la volonté générale, c’est au plus profond de sa conscience que l’individu va réussir à dégager les principes de la communauté politique.

Donc, il n’y a pas de véritable communion.

Alors, on voit ici à quel point on est éloigné de la Genèse, notamment telle que Jean-Paul II l’a relue, l’a commentée dans ce qu’on appelle sa “théologie du corps” qui a été rééditée il y a quelques années en un seul volume ( Homme et femme Il les créa, Le Cerf, 2004).

Et notamment, la première partie est une relecture de la Genèse. Et un des aspects importants que Jean-Paul II identifie dans l’état d’innocence originelle, c’est la solitude (idem, p.30-35).

Mais alors quel est le sens de la solitude telle que Jean-Paul II la perçoit dans la Genèse ? Au début, l’homme est seul, l’homme, non pas au sens masculin, mais l’homme au sens de l’être humain est seul. Et Jean-Paul II interprète cette solitude originelle comme ce temps de la séparation, ce temps de la transcendance relativement aux animaux.

L’homme prend conscience qu’aucun animal ne peut être un interlocuteur valable.

Il y a donc ce moment de solitude, moment de prise de conscience. Jean-Paul
II parle d’auto conscience, donc rapport à soi par lequel l’être humain accepte sa distance avec le monde, le monde matériel, le monde animal.
Et ce n’est que dans cette acceptation de la solitude qu’il va pouvoir ensuite avoir cette ouverture à autrui, l’homme s’ouvrant à la femme et la femme s’ouvrant à l’homme.

Première indication : comment la solitude peut être chemin, creuser la communion.

Dans le texte de la Genèse, loin d’être une complétude comme chez Rousseau, la solitude est essentielle mais elle n’est qu’un moment, non pas un état définitif, par lequel l’être humain prend conscience de sa dignité, de sa supériorité relativement aux animaux et se rend compte que ce n’est que dans la relation avec un être de la même nature que lui qu’il va pouvoir se réaliser pleinement.

Ce moment de solitude est, on pourrait dire, une sorte d’appel de l’être humain à une relation à autrui.

Jean-Paul II va très loin dans ses textes lorsqu’il parle de la communion conjugale puisqu’il va jusqu’à dire que c’est dans la communion conjugale, l’union entre les époux, que l’être humain est le plus à l’image de Dieu. Donc jusque dans la différence des sexes et l’articulation du corps masculin et du corps féminin que l’être humain, dans sa nature d’être humain réalise pleinement cette image de Dieu qui est une communion de personnes. Mais la communion des personnes implique la distinction des personnes.
Jean-Paul II assume pleinement et souligne l’importance du corps, l’importance du corps sexué, et que le corps sexué n’est pas simplement vu comme ce qui va rendre possible la transformation de la nature par le travail – qui est un des aspects à la fois de la Genèse et du texte de Rousseau –, mais avant tout qu’il est un corps de don. Le corps est reçu comme un don, mais c’est un don de Dieu qui, dans ces deux versions, masculine et féminine, est un appel à la communion. C’est-à-dire que c’est un don qui est un signe, un appel au don de soi à l’autre, à l’autre époux.

Il y a chez Jean-Paul II tout une pédagogie du corps, il y a tout un développement de la compréhension de la signification conjugale du corps qui souligne bien que ce moment de la solitude et de la découverte va s’ouvrir, qu’il va permettre à l’être humain de s’ouvrir à la communion.
Justement, cette solitude implique une distinction très importante : le fondement de la solitude de l’être humain, c’est que l’être humain est une personne, qu’il est une substance et que cette substance dit identité singulière et permanence ; en termes substantiels, la personne est unique, irréductible et le sera toujours.

En termes métaphysiques, on peut dire que la personne est fondamentalement seule, si l’on comprend la solitude comme le fait d’exister comme un être singulier et unique.

Prendre conscience de notre existence personnelle, substantielle… peut-être que le moment où nous prenons conscience de cela, c’est face à la mort : face à notre propre mort, face à la mort d’autrui. Finalement, on meurt toujours seul. On peut être accompagné, mais face à sa mort, on se retrouve seul à passer – pensons à ce beau texte de Tolstoï, La mort d’Ivan Illitch. Ivan Illitch peu à peu découvre qu’il est le seul à mourir et qu’ultimement, il doit traverser. Ce n’est pas sa femme et ses enfants pleins de vie qui peuvent l’aider.

Et donc il y a cette dimension métaphysique de la solitude qui est indépassable.

Mais, dans quelles conditions la communion est-elle alors possible ? parce que la communion est non pas dans l’ordre de l’être, dans l’ordre de la substance, mais dans l’ordre de l’agir, dans l’ordre des facultés de l’être humain, des facultés de l’âme et c’est au niveau de ces facultés de l’âme qui rendent possibles ces activités : l’activité de connaissance d’abord et l’activité d’union à son bien, que la communion est possible.

Il me semble qu’on peut comprendre déjà la connaissance humaine d’une certaine manière comme communion.

Notamment chez Aristote, dans le Traité de l’âme. Aristote, lorsqu’il réfléchit sur la sensation, la connaissance sensible, dit que, dans la connaissance, l’acte de ce qui est connu devient l’acte du connaissant.

Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que s’il y a connaissance, chez Aristote, c’est que j’accueille la réalité en moi, sous un mode immatériel. Je l’accueille, c’est ce qui nous permet de connaître – j’accueille la couleur de cette nappe. Mais, puisque le devenir est immatériel, à la fois cet acte de la couleur existe en moi, mais reste ce qu’il est.

Cela veut dire quoi ? Lorsqu’Aristote cherche la connaissance, il y a à la fois le respect de l’altérité – la table reste ce qu’elle est, la nappe reste ce qu’elle est, la couleur reste extérieure à moi – et en même temps, elle existe en moi et me féconde.

D’une certaine manière, déjà dans le champ de la connaissance et de la connaissance la plus sensorielle possible, il y a déjà une structure de communion ; il y a une unité, c’est ça qui fait l’acte de connaissance ; il y a une unité dans un parfait respect de l’être même de l’autre.

Il y a un texte assez bouleversant de Drieu La Rochelle, Le feu follet, qui est l’histoire des dernières heures de quelqu’un qui va se suicider. On voit cette personne errer, retrouver ses compagnons de fête… Et il y a une expression qui m’a beaucoup frappé dans ce texte. Il dit, quand il va voir ses anciens amis – il fait une sorte de tour d’adieu pour essayer de voir s’il n’y a pas encore une possibilité de s’ouvrir et de se rencontrer. Donc, on voit quelqu’un qui s’enferme dans une solitude et qui va finir par se nier lui-même. Il a cette phrase extraordinaire : « Je ne peux pas toucher les choses », je ne peux pas toucher la réalité en fait.

On voit ici que cette solitude mortifère n’est pas ce qui va rendre possible l’ouverture à la réalité, l’accueil de la réalité, la réceptivité déjà en termes de connaissance, a fortiori dans le champ de l’amour, mais ce repli sur soi où finalement cet homme est seul et est totalement enfermé en lui-même et ne peut goûter la réalité. Il n’est plus en communion avec la réalité.

Quand on réfléchit sur la communion, il y a déjà dans le champ de la connaissance – pensons à tout ce que la méthode Vittoz dit sur la réalité sensorielle, par exemple, et qui est un vecteur de rééducation sensorielle de gens parfois très abîmés ou coupés d’autrui. Une promenade dans la nature peut être un moment d’intense communion et aussi de solitude – là, on rejoint un peu le texte de Rousseau –, mais non pas de replis sur soi mais d’ouverture contemplative à la réalité, d’accueil de cette réalité.Cette réceptivité du réel évidemment, elle se réalise complètement dans la communion des personnes.

Et je voudrais finir en réfléchissant un peu sur cette dimension de communion des personnes, en faisant mémoire de cette présence du corps, du corps dans la différence des sexes, du corps en tant que capacité de perception sensorielle.

Il me semble que cette harmonie entre ce désir de l’être humain d’être heureux, le désir de connaître et le fait que la réalité soit connaissable – là aussi, c’est le principe de la communion. J’ai un désir de connaître et oh ! miracle ! la réalité s’offre à moi pour être connue, on y est habitué.

Et tout le sens de l’expérience contemporaine de l’absurde nie cette expérience.

Là, il y a un moment de communion dans l’ordre intellectuel au sens métaphysique du terme. Mais cette harmonie se présente aussi dans la relation entre les êtres humains, dans la philia.

Lorsque Aristote réfléchit, dans l’Éthique à Nicomaque, sur les différentes formes d’amitié, il pose l’antériorité de l’amitié conjugale sur l’appartenance politique. Antériorité non pas logique, chronologique, mais ontologique parce que c’est dans la mesure où il y a amitié conjugale – il utilise le mot philia pour parler des relations entre l’homme et la femme, ce qui à l’époque n’était sûrement pas évident vu la condition de la femme. Cette amitié conjugale est ce qui va rendre possible ultiment la cité et la recherche du bien commun.

Le commun, ce qui rend possible la vie de la cité, s’enracine dans la communion des personnes et la communion des personnes, en l’occurrence ici dans la communion féconde des personnes qui rend possible la famille.
On voit ici que, pour Aristote, c’est bien dans cette dimension de communion des personnes que la cité peut se déployer et peut, d’une certaine manière, atteindre son bien.

La communion, c’est cette réciprocité du don.

Si je me donne à autrui et que l’autre ne me reçoit pas ou ne se donne pas à moi, évidemment, il n’y a pas de communion. Il y a peut-être le désir de la communion, il n’y a pas la communion.

C’est dans cette réciprocité fondée sur des choix réciproques (qui est au cœur de la définition de l’amitié chez Aristote, de la “philia” chez Aristote), c’est dans cette réciprocité des dons fondée sur un choix libre de l’autre que la communion est rendue possible, mais ce qui implique en fait trois moments du don :

– le don que je reçois ; et le don que je reçois, c’est évidemment l’autre, mais c’est aussi mon propre corps, ma propre nature d’être humain. Tout ce que je suis, finalement, je le reçois.

– deuxième temps du don, c’est l’appropriation de ce qui m’est donné. Et ça, c’est le moment de la solitude. Il y a un moment de solitude qui est ce qui va rendre possible l’appropriation de ce qui m’est donné.

Justement, le divertissement empêche ce temps. Le fait de refuser absolument de se retrouver avec soi-même qui peut implique un certain ennui, une certaine angoisse, le refus absolu de ce temps de l’ennui et la fuite tout de suite dans le divertissement m’empêche d’accueillir pleinement ce don et dans la mesure où ce don, je me le suis pleinement approprié alors…

- troisième moment du don, je peux le redonner, je peux le transmettre. Je peux me donner, mais pour me donner moi-même, j’ai besoin de m’être accueilli moi-même.

Et il y a un petit texte qui fait un peu le pendant au texte de Rousseau. Dans l’Éthique à Nicomaque, sur cette amitié avec soi-même. Vous connaissez cette phrase de l’évangile : « Aimer les autres comme soi-même », si on ne s’aime pas, on ne peux aimer les autres. Aristote dit à peu près la même chose. Je suis d’abord mon meilleur ami. Quel est d’abord mon meilleur ami ? Ce doit être d’abord moi-même. Et si je ne m’aime pas moi-même, je ne peux pas aimer l’autre, je ne peux pas me laisser aimer moi-même. Et être aimé de soi-même, c’est ce moment de solitude.

Voilà ce que dit Aristote [Éthique à Nicomaque, L. IX, ch. 4] : « En outre, l’homme vertueux souhaite passer sa vie avec soi-même. Il est tout aise de le faire car le souvenir de ses actions passées ont pour lui du charme et en ce qui concerne ses actes à venir, ses espérances sont celles d’un homme de bien et en cette qualité lui sont également agréables. Sa pensée enfin abonde en sujets de contemplation et avec cela, il sympathise par-dessus tout avec ses propres joies et ses propres peines car les mêmes choses sont toujours pour lui pénibles ou agréables et non telle chose à tel moment et telle autre à tel autre car on peut dire qu’il ne regrette jamais rien. »

Donc, le fait de vivre avec soi-même, de s’accueillir avec soi-même, est d’abord cette capacité à vouloir son propre bien. Et c’est sur ce fondement qui implique d’avoir été soi-même accueilli, d’où la réceptivité, évidemment. C’est dans la mesure où j’ai été accueilli que je peux m’accueillir moi-même. Et, dans cette dimension, me donner aux autres, me donner à l’autre que j’ai choisi dans le cas de la communion conjugale, c’est dans cette mesure-là que rend possible la fécondité dont je parlais tout à l’heure.

Et on voit très bien comment la solitude est le creuset de la communion.
Et il me semble qu’un des aspect de la crise de l’amour, de la famille et plus généralement de la communauté politique aujourd’hui, vient de cette angoisse, de ce refus profond de se retrouver seul avec soi-même, face à soi-même, d’accepter d’être son meilleur ami, d’une certaine manière, de prendre soin de soi-même.

C’est immédiatement stigmatisé soit comme un repli sur soi, soit comme un ennui terrible. Et il me semble qu’alors, on rate cette dimension sise au cœur même de l’être humain qui est justement que la nature – d’où l’importance de s’accueillir dans sa nature, d’accueillir ses inclinations naturelles – l’être humain porte en lui cette ouverture à la réalité, à la réalité à connaître et à la réalité à aimer, c’est-à-dire évidemment à autrui et aux personnes que j’ai choisies.

C’est dans la mesure où cette solitude est pleinement vécue qu’un enrichissement mutuel rendra possible une certaine communion et que, sous ce rapport-là, la communauté politique vit enrichie de cette communion, mais aussi de toutes les œuvre et de tous les bons fruits que la solitude peut engendrer.

Un être humain qui peut vivre avec soi-même peut envisager tout ce temps de la distance, tout ce temps du délai – on dit toujours qu’on vit dans un monde de l’immédiateté, mais l’immédiateté, c’est aussi le refus de la solitude – et ce temps de la médiation. Ce temps du délai implique le rapport à soi et la possibilité, l’espace intérieur pour transmettre à autrui ce que j’ai pu goûter, ce que j’ai pu contempler, ce que j’ai pu méditer en moi-même. Ce rapport-là, évidemment, est au cœur de la vie monastique : le moine seul avec lui-même pour recevoir et se tourner vers Dieu. Le monachisme a souvent été notamment dans les périodes troubles de notre histoire cette expérience humaine et spirituelle dans laquelle les différentes personnes venaient se ressourcer et se retrouver en communion avec Dieu et seule avec elle-même pour repartir ensuite dans la cité.

ÉCHANGE DE VUES

Hervé l’Huillier : Tout ce que vous avez dit suscite en moi trois questions, trois réflexions.

Je sais bien que dans l’Église, il y a actuellement beaucoup de personnes qui considèrent que la notion de projet et particulièrement de projet parental n’est pas une notion positive. Je ne suis pas très à l’aise avec cette vision-là. Je pense que, même si ce n’est pas la totalité de la condition humaine : avoir un projet, un projet parental, un projet d’enfant c’est une bonne chose, avec laquelle l’Église pourrait marcher et accompagner. Dans le projet, il y a le partage, il y a le don, il y a beaucoup de choses qui sont positives et qui construisent la personne.

La deuxième question, c’est : pourquoi faut-il que nous voulions communier ? Est-ce que c’est vraiment indispensable de communier ? Est-ce que le bonheur est dans la communion ? Est-ce que ce n’est pas une forme Veau d’Or, vouloir être comme des dieux, ou comme Dieu, vivre ici-bas la vie trinitaire ? Il me semble que la condition humaine, c’est aussi l’insatisfaction, construire de l’inachevé. Tout cela me paraît ne pas être de la communion, mais peut construire l’homme et le construire d’une manière positive.

Le troisième point est sur la solitude et le solitaire. Je pense qu’à notre époque le solitaire, c’est quelqu’un qui est malade de l’intégration. Il y a une énorme solitude à notre époque. Je pense qu’il y a des solitudes positives que vous avez pu décrire ou des instants de solitude profonde. Je crois que le solitaire est un malade de l’intégration et même si, dans une certaine forme de solitude, on a des instants, des visions où l’on s’aime soi-même – point sur lequel il y aurait beaucoup à dire –, je ne crois pas que la vie du moine soit l’idéal de la condition humaine.

Thibaud Collin : Sur la notion de projet. Bien sûr, on peut avoir une lecture bienveillante, optimiste d’un tel terme. Il me semble néanmoins qu’aujourd’hui la notion de projet parental présuppose la conception de l’enfant comme une œuvre, comme un produit et comme le résultat de la mise en œuvre de ce projet.

Et il me semble qu’il y a une profonde modification du rapport à l’enfant qui n’est plus vu comme un don, mais comme le résultat d’un processus, notamment d’un processus technique. Alors, évidemment, cela implique tout une maîtrise sur son corps, sur la sexualité, de la contraception jusqu’à la procréation assistée et qui progressivement engendre l’idée que l’enfant est une œuvre.

Que la notion de projet puisse être entendue comme désir, comme l’ouverture à la vie, tout à fait. Mais il me semble qu’il y a la nécessité de discerner diverses connotations.

Sur la communion. Bien sûr il peut y avoir une forme de communion immédiate qui serait dans ce cas-là une forme de fusion et de naïveté.
Que la communication s’enracine dans la communication, dans l‘échange, dans les épreuves, dans la capacité à traverser les épreuves et à vivre le conflit de manière féconde, bien sûr. Je ne l’ai peut-être pas suffisamment dit.

Mais effectivement, si l’on comprend la communion comme une sorte de fusion immédiate et purement sentimentale, qui nie et rend insupportable toute frustration, c’est une vision fausse et totalement édulcorée de la communion.

À partir du moment où je vis pleinement avec autrui et que je veux me donner complètement à lui, cela implique de toute manière l’intégration de mes propres limites, les confrontations à la limite d’autrui, donc souvent l’épreuve et la frustration.

Le temps du solitaire comme malade de la frustration. Oui, mais il faut peut-être là faire la distinction entre solitude et isolement.
Je pense qu’effectivement, il y a beaucoup de gens qui sont seuls aujourd’hui et n’ont pas cette conscience d’être reconnus et d’être accueillis. Mais il me semble qu’on peut quand même distinguer communion et reconnaissance.
Des gens peuvent être reconnus sans communion.

Alors évidemment quelqu’un qui vit complètement en communion avec autrui, d’une certaine manière, se sent reconnu. Ce n’est peut-être pas dans toutes les dimensions de son être, mais je pense qu’aujourd’hui le problème de l’intégration est surtout une pragmatique de la reconnaissance.

Henri Lafont : Vous venez, effectivement, de répondre en partie à la question que je voulais poser, c’est-à-dire le lien entre la communion et la fécondité. Est ce que vous le considérez non pas comme une œuvre, comme un produit, mais comme un autre être ?

Qu’est-ce qui distingue l’œuvre de la communion de l’œuvre d’un artiste ?
Si je comprends bien, l’art se conçoit dans la solitude et la fécondité dans la communion. Est-ce que j’ai bien compris ? Cela me paraît extrêmement intéressant.

Thibaud Collin : L’expression contemporaine que j’exècre de « faire un enfant » consigne le fait que l’on considère totalement et implicitement voire inconsciemment – je n’accable pas les gens qui utilisent cette expression – l’enfant comme le fruit d’une fabrication. Et moi, personnellement, je ne sais pas faire un enfant, ma femme non plus. On est bien d’accord là-dessus.
Pour le coup, on voit bien qu’il y a tous les dynamismes de la nature qui sont en œuvre : il y a le désir plus ou moins intense de donner la vie, de la transmettre, ça oui. Le désir d’enfant, on peut tout à fait le reconnaître même si l’expression est assez ambiguë aujourd’hui. Mais ensuite, le fait d’attendre un enfant, d’avoir un enfant, manifeste justement que ce n’est pas une œuvre.

Au sens strict, l’œuvre, elle est faite, elle est fabriquée. Et c’est une activité très noble, la fabrication.
« Rachel, donne-moi un enfant ». C’est là qu’on voit bien la distinction entre efficacité et fécondité. La fécondité implique quelque chose qui me dépasse.

Henri Lafont : Justement, n’est-ce pas dans la solitude que se fait l’œuvre ?

Thibaud Collin : Oui et non parce qu’on peut imaginer une œuvre qui est le fruit de la coopération.

Dans l’ordre du travail, l’œuvre qui est le fruit de la coopération est très importante. Alors, si on parle d’œuvre artistique, peut-être davantage. Mais je pense que l’œuvre peut être le fruit d’une véritable coopération.

Marie-Joëlle Guillaume : Je voudrais intervenir sur autre chose, mais j’aimerais revenir un instant sur l’objection d’Hervé L’Huillier, car je ne suis pas sûre que l’on ait totalement répondu.

Il me semble que lorsque vous dites : « l’Église paraît hostile », ce à quoi elle est hostile, en réalité, c’est à tout ce que vous venez d’exprimer à propos de la fabrication.

En revanche, il est vrai que l’Eglise a toujours été favorable à ce qu’on n’appelait pas “un projet parental” mais “la fondation d’un foyer”. L’Église, en bénissant le mariage, bénit bien un projet, mais il y a tout de même une vraie différence entre ce projet et le « projet parental » tel qu’on l’exprime et le promeut aujourd’hui.

En effet, dans l’idée de « fonder un foyer », il y a celle d’assurer les bases, mais celles-ci reposent à la fois sur un engagement et sur une incertitude. Il fut un temps où dans toutes les homélies de mariage la fécondité était souhaitée. Mais on ne sait jamais si la fécondité va venir ou pas.

Et c’est cette acceptation de l’incertitude qui fait la différence. Il est vrai que, lorsqu’on fonde un foyer, par définition on a un projet, puisque ce sont deux libertés qui s’engagent et qui s’engagent pour la vie. Mais en même temps, on ne sait pas ce que deviendra ce projet.

Au contraire, l’idée du « projet parental » d’aujourd’hui – vous l’avez parfaitement exprimé – sous-entend que l’on va ‘fabriquer’ un enfant comme on veut, quand on veut.

Le positif, c’est la fondation d’un foyer, ce n’est pas le « projet parental » dans cette acception réductrice.

J’avais une autre question. J’ai remarqué que c’est seulement au stade de la discussion que vous avez employé le mot ‘communication’. Je crois que vous ne l’aviez pas employé lors de votre exposé – et sans doute volontairement.
Or, nous vivons dans un monde de communication, et le paradoxe – un certain nombre de gens l’ont fait remarquer -, c’est qu’il y a beaucoup de solitude dans ce monde-là, parce qu’on y trouve beaucoup d’émetteurs, mais pas beaucoup de récepteurs. Peu de gens sont prêts à recevoir, c’est-à-dire à écouter.

À quelles conditions pensez-vous qu’une société de communication comme la nôtre pourrait tendre vers davantage de communion ? À quelles conditions notre société pourrait-elle ne plus être – c’était le titre d’un ouvrage déjà lointain – La foule solitaire ?

Thibaud Colin : Je crois que vous avez déjà répondu, c’est l’écoute.
J’ai fait partie d’une association qui s’appelle “Aux captifs, la libération” qui a été fondée par un prêtre de Paris, le Père Giros qui est mort maintenant, et dont la mission était d’aller à la rencontre des gens dans la rue, donc prostitués, SDF… et “Au captifs, la libération” a une charte qui a été rédigée par le Père Giros, qui était proche du Cardinal Lustiger, quand le cardinal était encore curé de Ste Jeanne de Chantal, et il y a cette très belle expression : « Aller dans la rue les mains nues ». Et la vocation de cette association “Aux captifs, la libération”, c’est d’aller deux par deux et de rencontrer les gens qui sont dans la rue, là où ils sont, régulièrement. Donc il y a tout un apprivoisement, pour les écouter, pour les accueillir. Donc, on ne leur apporte pas, ce qui est par ailleurs tout à fait honorable, du café… On est là pour les écouter.

Et voilà, comme vous le disiez, beaucoup de gens parlent et parfois peu sont écoutés et moins on les écoute et plus on parle et donc d’essayer de développer des lieux d’écoute ou des moments d’écoute – l’écoute, cela s’apprend. L’écoute, ça ne s’improvise pas.

Et un autre point de la charte pour finir sur cette association “Aux captifs, la libération”, c’est : « Consentir à son impuissance ». C’est consentir au fait qu’on ne pourra pas les sauver. On n’est pas là pour les sauver, on est là pour les écouter et pour reconnaître que nous-mêmes dans ce lien, gratuit, où on n’apporte pas quelque chose de concret, il y a des choses qui se passent. Il y a des moments de communion très profonds qui ont lieu, qui sont très simples.
Il y a une qualité de rencontre et d’écoute, il n’y a pas d’efficacité, ce qui posait parfois des problèmes pour les services sociaux.

Il y a le lien de personne à personne. Et c’est un des vecteurs de la communion, il me semble, qui passe par la communication.

Michel Leplay : J’ai une remarque et deux questions après votre communication dont je vous remercie chaleureusement, notamment au sujet du mouvement que je connais bien, “Aux captifs, la libération”.

Votre exposé m’a renvoyé à un livre de Paul Ricœur, important à mes yeux, « Parcours de reconnaissance » : l’idée centrale, que vous avez admirablement développée, est celle-ci : quand je reconnais l’autre comme sujet, je sors de ma solitude, et suis reconnu comme tel dans le phénomène de reconnaissance mutuelle.

Deux questions, l’une théologique, l’autre polémique.
D’abord, j’attendais un développement, non seulement sur les deux natures du Christ, mais aussi sur la Trinité : cette communion d’un seul Dieu en trois personnes, ce qui constitue pour moi le cœur du mystère chrétien.

Enfin, une question polémique. Nous sommes dans l’année Calvin, qui a suivi l’Inquisition et fait condamner Michel Servet qui, précisément, niait la Trinité. Dans votre perspective de la communion ecclésiale, que faut-il comprendre d’une certaine pédagogie de l’excommunication ?

Thibaud Collin : N’étant pas théologien, je n’ai pas trop osé m’aventurer sur les questions trinitaires. Vous imaginez bien : le Concile de Calcédoine, le mot nature, cela m’inquiétait bien.

Sur l’excommunication, il me semble que communion implique du commun et donc implique une détermination, un contenu. Donc, il me semble que dès qu’il y a communion, il y a possibilité d’être en dehors de la communion.
Et la communion justement, ici, n’est pas simplement la fusion, une sorte d’immédiateté sentimentale ou affective. Elle implique, selon les ordres et selon les sujets une détermination, une certaine objectivité et on ne peut pas passer là-dessus.

Donc, dès qu’il y a communion, il y a possibilité de dépasser la communion ou de se mettre en dehors de la communion.

Francis Jacques : Je vous remercie, vous avez fait un très bel exposé qui se tient. En première analyse, je n’aurais absolument rien à ajouter. Charles Péguy qui en savait quelque chose, disait : « Être excommunié, c’est être encore dans une relation négative avec la communion. En second examen, je vais faire une série de remarques qui ont une incidence non négligeable sur le fond du sujet. Il n’est pas si facile de rejoindre les contemporains. Mes remarques concerneront plusieurs notions qui servent de pivot à votre argument.

D’abord la notion de ‘commun’ : si nous disposons déjà d’un élément commun,et qu’il n’y a plus qu’à le transmettre, selon un code lui-même déjà commun, on est dans l’ordre de la simple communicativité. Mais on peut aussi vouloir faire du commun : c’est la communicabilité. Et évidemment, dans ce cas-là qui n’est pas trivial, il est nécessaire de réaliser une conjonction de l’un et de l’autre, qui plus est sans priorité de l’un sur l’autre. C’est ce qu’on recherche dans un dialogue digne de ce nom.

Ensuite la notion de ‘projet’. Sollicitons l’étymologie : dans un pro-jet, on est soi-même, avec ses petites appartenances, ses rétentions et propensions. Qu’on soit deux ne change pas grand-chose au fait que c’est un projet du Même. A la notion de projet je préfère celle d’entreprise. (d’entre-prise). Dans la recherche moderne on travaille en équipe, on travaille en groupe. On ne s’interroge pas seul devant la raison immuable chère au Grand siècle et à l’époque des Lumières : bref on inter-roge. Nous renouons dans le post-modernisme avec une certaine humilité de notre condition.

Tournons-nous alors vers l’ordre philosophique de la dérivation (que vous avez proposée au début de votre exposé). S’agit-il bien d’articuler solitude et communion, et de choisir entre la communion comme creuset de la solitude et la solitude comme creuset de la communion ? Il ne me semble pas que notre époque pose la question en ces termes. Cela va au-delà d’une différence d’accent. Une parenthèse sur le cas Proust. Votre analyse est juste : cette façon d’osciller entre l’ennui et le divertissement. Mais si vraiment Proust n’a que ce mal être à nous proposer en fait de conception de l’amour, alors La Recherche du temps perdu prend la portée d’une réduction à l’absurde. Je serais plus expéditif : un chrétien n’a pas à se préoccuper outre mesure de ce qui est finalement une impasse ou un snobisme assez daté.

Venons en à votre réflexion fondamentale sur “le même et la permanence de la personne”. Là aussi je pense que nous sommes sortis d’une période où la personne était conçue comme substance. La personne est au mieux un nœud de relations ; en biologie, en physiologie, vous aurez beaucoup de mal à partir de la substance. Nous commençons par le devenir et l’impermanence. S’il y a des facteurs de permanence, ils sont à reconquérir. Je ne crois pas que ce soit à partir d’une permanence substantielle qu’on peut raisonner aujourd’hui sur la personne, sur la différence et l’intersubjectivité ou, mieux, sur l’interlocution.

Philippe Laburthe : Ce qui me frappe entant qu’anthropologue, c’est qu’il n’y a pas de religion sans moines et sans moniales, aucune sur la terre. Le Vaudou, c’est un peu ça. Il y a des hommes et des femmes qui ressentent le besoin de se consacrer à un monde spirituel dans la solitude. Je crois que le film de Pearl Buck sur la Chine où les bonnes sœurs chinoises jouent un tel rôle, etc.

À ma connaissance, il n’existe pas sur terre de religions sans cette part de solitaire, pour répondre à l’objection de…

Hervé L’Huillier : J’ai dit que ce n’était pas l’idéal de la condition humaine.

Philippe Laburthe : C’est la condition de la religion pour beaucoup.

Jean-Paul Lannegrace : Je vais reprendre les propos de Monsieur Francis Jacques sur la substance.

Vous avez dit que la communion était un acte et non pas une substance. Mais ne croyez vous pas que la communion suscite un véritable être nouveau en celui qui aime : qu’elle est créatrice ?

L’autre chose qui m’a frappée, c’est que je vous ai trouvé un peu sévère pour le pur amour. Le sacrifice de Jésus sur la croix n’exprime t il pas le pur amour, l’abnégation, le choix du seul autre ?

Et j’avoue que dans la vie conjugale, il y a des moments où il faut consentir à un sacrifice total de soi si l’on veut sauver l’amour. Donc il y a un choix radical de l’autre qui, quelquefois, exclue soi.

Thibaud Collin : Sur la substance, vous en parliez aussi.
Je crois qu’on ne peut faire l’économie de la substance, même si le mot paraît délicat aujourd’hui, etc. Il me semble que pour penser jusqu’au bout la personne, bien sûr, il faut la relation. Mais je suis trop aristotélicien pour abandonner la substance en cours de route. Chez Aristote, la substance est première et ensuite l’ordre de l’agir impliquant la relation. Les deux sont indispensables l’un à l’autre.

Sur le pur amour. Ce qui me fascine, mais aussi me dérange : c’est comme si la grâce d’une certaine manière se mesurait à sa néantisation de la nature. Alors qu’ensuite cela épouse des moments ou ça permette de penser des moments de l’expérience humaine où il y a effectivement des dépassements de soi, de retour sur soi, tout à fait.

Mais disons, cette haine de soi me paraît suspecte. De sacrifice, oui. Il me semble – mais il y a peut-être des bémols ou des nuances à mettre – que ce refus du bonheur me paraît problématique, même s’il y a des moments traversés où j’ai l’impression d’avoir totalement perdu ça. Mais il me semble qu’il est présent encore, ne serait-ce que si j’aime l’autre, la communion n’est jamais ultimement absente, même si, dans l’ordre du vécu, de l’expérience, ses modalités sont quasi nulles

Francis Jacques : Je voudrais reprendre vos propos sur la substance. Il nous faut relire Augustin. Le père de l’Eglise latine qui a réfléchi aux relations entre les Personnes de la Trinité a beaucoup insisté sur le fait qu’on ne gagne rien à faire de la relation un simple prédicat de la substance. La catégorie de la relation passe avant, même s’il y a un moment de la substance, de solitude toute relative, le moment cartésien. Et surtout rejoindre l’aile marchante de nos contemporains. ‘Le rationalisme qui vient’ est entré dans une épistémologie non cartésienne. Au risque de répéter certaines de mes interventions précédentes, je dirais qu’en définitive il faut travailler conjointement avec trois catégories : identité, différence et relation.

Nicolas Aumonier : Comme nous n’avons plus de temps, ma question sera très brève : pour vous, la communion est-elle l’optimum du lien ou l’optimum de l’être ?

Thibaud Collin : Dans la mesure où l’homme se réalise dans une action et en relation avec autrui, substantiellement, métaphysiquement, cela ne change rien.

En communion, une personne qui est seule reste toujours une personne. Donc il me semble que c’est plutôt dans l’ordre de l’actualisation de ses capacités spirituelles, sensorielles, qu’il y a une plénitude, dans l’ordre de l’agir au sens large du mot.

Dans la mesure où, évidemment, c’est la personne qui pose l’acte, la personne se parfait dans cette communion, et c’est une sorte de réciprocité et d’actualisation de la personne.

Nicolas Aumonier : N’est-ce pas dire que la communion est la première condition de la politique, ou encore, qu’« être de communion » est le nom que nous pouvons donner à l’homme, animal politique ?

Thibaud Collin : Oui, je comprends bien. Au sens où c’est le lieu ultime de la fécondité. Maintenant, la structure familiale peut aller sans communion, bien sûr. Mais dans l’ordre de l’achèvement, oui.

Séance du 12 mars 2009