Par Didier Sicard, médecin

Nicolas Aumonier :

Plus qu’un autre orateur sans doute, il est très superflu, très inutile de présenter Didier Sicard. Le Professeur Sicard est médecin. C’est un médecin dans la grande tradition humaniste.

Vous avez été professeur de médecine à l’université René Descartes, chef de médecine interne à l’hôpital Cochin.

Tout le grand public vous connaît bien depuis que vous avez été nommé, en 1999 par le Président Jacques Chirac Président du Comité Consultatif National d’Éthique pour la vie et la santé. Vous avez succédé ainsi au Professeur Jean-Pierre Changeux qui avait été Président de 92 à 99, qui lui-même succédait au Professeur Jean Bernard de 1983 à 1991.

Vous êtes actuellement dans la continuation de la tradition de ce Comité, Président d’honneur du CCNE au côté de son Président Alain Grimfeld
Vous avez comme médecin, comme chercheur, de très nombreux articles à votre actif, de très nombreux ouvrages dont je dirai quelques mots, d’une réflexion humaniste très ouverte, qui sont toujours très bien écrits.
Et puis, je mentionne parce que c’est très facile de se procurer ce type de chose, une centaine d’avis dont vous avez présidé les travaux : les « Avis du Conseil National d’Éthique » qui font une certaine autorité et un certain retentissement dans notre pays à chaque fois qu’ils sont publiés et qui donnent lieu à des travaux préparatoires à la fois de type scientifique et plus généraux, d’éthique.

Lire l'article complet

En 1996, vous publiez déjà un ouvrage sur « Le VIH, savoir et comprendre, connaître l’infection par le VIH d’un séropositif pour ses amis, sa famille » et puis un autre ouvrage également : « L’approche clinique ».
En 1997, vous publiez « Dialogue spécialiste-généraliste » avec Hélène Bouchez.

Et en 1999 : « Hippocrate et le scanner, réflexion sur la médecine contemporaine » avec Gérard Adad.
Donc, dès avant d’être nommé Président du CCNE, vous vous étiez fortement illustré dans cette tradition de médecine humaniste que j’ai rappelée.
En 2002 vous publiez : « La médecine sans le corps, une nouvelle réflexion éthique ».

En 2003 avec Emmanuel Hirsh : « Le devoir d’abandon. Pour une éthique hospitalière du soin »

Et enfin en 2006 : « L’alibi éthique ». Et dans ce dernier ouvrage vous dites très clairement, très sobrement aussi que dire éthique ne nous préserve pas d’un certain nombre d’horreurs et de risques d’horreurs.
Comme Président du CCNE, vous avez tiré plusieurs fois la sonnette d’alarme. Notamment dans une tribune du très célèbre journal Le Monde sur le risque d’eugénisme – vous n’avez pas mâché vos mots – lié au principe de dépistage généralisé non seulement des trisomiques 21 mais aussi des affections génétiques. Votre inquiétude, disiez-vous, est que cette technique réduise des personnes à des caractéristiques.

Dans la Préface d’un ouvrage où, peut-être, vos collègues vous attendaient moins, « L’enfant à naître » qui est un recueil des textes des Pères de la Foi sur l’embryon, ce que disent les Pères de la Foi sur l’embryon dans la célèbre collection Mine, le protestant que vous êtes écrit : « Cette terrible rapport de la philosophie et de la religion chrétienne à la vision sur l’embryon de rappeler que nous sommes tous des enfants de Dieu, dépositaires d’une espérance et jamais de certitude ». Et lorsque je regarde la date de publication, il me semble que vous étiez toujours président en exercice du CCNE.
Et la simple question par laquelle je terminerai, mais qui m’est venue à l’esprit : est-ce que vos collègues du CCNE ont pensé de cette conclusion était dans le sens de ce que l’on appelle maintenant “une laïcité positive” ou bien est-ce qu’elle la débordait ?

Didier Sicard :
À la première question, qui vient d’être posée : “la laïcité positive”, je ne sais pas très bien ce que cela veut dire.

Ce que je peux dire simplement c’est qu’au sein du CCNE parfois un certain nombre de positions publiques m’ont été reprochées bien que, dans l’ensemble, j’ai eu un bonheur extrême à avoir un dialogue avec des personnes de grande qualité. Et jamais il n’y a eu le moindre frémissement de malaise. En particulier lors de ce papier sur Le Monde, les scientifiques qui étaient présents dans ce Comité considéraient que la médecine était faite pour le bien de l’homme et qu’on n’avait pas à mettre en cause le bienfait du progrès médical, du progrès technique.

Dans votre sujet de cette année : « Qu’est-ce que l’homme ? L’homme et l’espèce humaine », il y aurait un caractère présumé peut-être un peu naïf ou prétentieux de penser que je pourrai prétendre à une sorte d’unité ou de nouveauté de la reconnaissance de ce qu’est l’homme en lui-même et au sein de l’espèce humaine. Mais je voudrais faire partager, simplement dans une sorte de méditation à voix haute un certain nombre de thèmes qui me sont chers.

Donc, je vais essayer, sur des sujets tellement différents, de rassembler à cette occasion un certain nombre de concepts qui ne me sont pas propres mais qui témoignent d’une sorte d’inquiétude et d’espérance.
En effet, je ne peux m’empêcher de porter un jugement à la fois plein d’amertume et plein d’espérance sur l’évolution du regard de l’homme sur la société et de la société sur l’homme, particulièrement en ces temps… turbulents

Amertume devant cette logique extrémiste qui va du nihilisme le plus absolu au réductionnisme génétique et à l’illusion d’une maîtrise croissante du vivant comme si, au XXIe siècle, l’homme avait capacité de maîtriser son existence.
Amertume aussi devant ce sentiment de peur dans la société, de malaise au sein de l’hôpital qui peut-être accompagne cette perte de la transcendance telle que je peux la constater.

Mais espérance aussi, d’abord devant votre enthousiasme à voir traiter ce sujet, devant le foisonnement de colloques, de conférences, de livres, d’initiatives diverses qui remettent inlassablement sur le métier nos convictions les plus abouties.

Et puis, je suis toujours surpris de découvrir dans tel ou tel endroit du monde des conduites altruistes toujours renouvelées.
Par exemple, je suis très impressionné, quand je vois aux États-Unis des hommes et des femmes qui, anonymement, par internet, donnent un rein. Donner un rein, de son vivant, à une personne inconnue de l’humanité, me paraît, comme geste justement, complètement étranger à notre culture. Et pourtant, dans ce pays où le marché est dominant, il y a des personnes qui donnent leur corps pour sauver leur prochain.

Ces neuf années de présidence du Comité m’ont montré que l’amertume et l’espérance vont de pair et que, heureusement, si l’humanité oscille entre ces deux aspects, justement, l’éthique n‘est pas là pour trancher entre l’amertume et l‘espérance.

Elle n’est pas là pour nous dire le chemin plein de lumière ou le chemin plein de tristesse. Elle est là pour nous déstabiliser.
Je ne pense pas que la déstabilisation soit de l’ordre de la désespérance. La déstabilisation est là pour nous sortir de notre quiétude, pour mettre à mal nos certitudes comme si la découverte du sens ultime de la vie humaine était pour non pas offrir à l’homme un sentiment de puissance (l’homme à sa disposition) mais absolument le contraire, plutôt une fragilité à offrir en partage.

Et peut-être, le thème central de cette méditation (c’est ce concept que je fais mien mais que vous faites probablement vôtre aussi) c’est que l‘espèce humaine et l’homme commencent par un sentiment de fragilité à offrir en partage.

En effet – et vous le rappeliez dans l’introduction – dans ce livre qui s’appelle « L’alibi éthique », j’ai été frappé (en tout cas dans notre pays) par la mise en avant de principes qui nous empêchent de penser. Ils sont inscrits sur le fronton des mairies : « Liberté, Égalité, Fraternité ». Et je sais que le Président Sarkozy voudrait modifier le premier article de la Constitution et rajouter d’autres mots comme le mot « dignité ».

Je trouve, effectivement, que l’on pourrait faire un catalogue – je ne voudrais pas être trivial – de tous les mots en “té” qui nous donnerait le sentiment que notre pays est sur la bonne voie. Car s’ils sont inscrits, leur existence vaut pratique et nous dédouane de notre indifférence.

Je suis très étonné de voir que les Français, en particulier les Parisiens, ont pour vocation de défiler souvent pour défendre leurs « tés », pour défendre leur pré carré. Je n’en ai pas vu beaucoup défiler pour défendre la fraternité. Ou alors, s’ils défilent pour la fraternité, c’est dans des régimes qui ont été totalitaires et c’est la face noire de la fraternité.

Je n’ai pas vu beaucoup de personnes qui défilaient pour la solidarité. Car cela les engagerait peut-être trop.

Donc le danger, c’est l’industrialisation du mot et en particulier du mot “éthique” et du mot “éthique bouclier”, car nous vivons sans cesse dans un monde de représentation et que ce qui est donné à voir est toujours plus important que le réel.

Je suis frappé de voir sans cesse depuis quelques jours : « plus d’éthique au Cac 40, plus d’éthique à Wall Street ». Je ne supporte plus, non pas qu’il n’y ait pas cette intention, mais l’espèce de recommandation frileuse d’une éthique financière, comme si l’éthique allait résoudre les contradictions de notre monde.

Je pense qu’à ce moment-là, l’éthique y perd non seulement son âme, mais elle dresse un bouclier de fumée avec le réel.

Je prends un exemple. En médecine, il y a un principe qui est considéré non seulement comme éthique mais comme sacré ; on ne peut pas faire un examen ou traiter un malade sans son consentement. Personne ne peut être contre, c’est un principe éthique.

Toute ma vie, j’ai réfléchi sur le consentement de la personne. Je suis effrayé de voir comment la société a fait de ce consentement éthique une sorte de protection de la médecine, protection des médecins qui, pour ne pas subir les foudres de la justice, doivent avoir, démontré que, sur le papier, « vous avez bien consenti à subir telle investigation, vous avez accepté de prendre tel ou tel traitement ».

Donc cette bonne conscience, satisfaite d’elle-même, fait qu’à mon sens – et cela surprend quelquefois les médecins – la bioéthique n’est pas la morale de la science. Elle n’en constitue pas non plus le garde-fou. Elle n’est pas le droit négatif, la censure. Elle n’est pas un obstacle à la liberté de chercher. Et elle n’oppose pas nécessairement les exigences éthiques aux exigences du progrès.

Le danger est de faire un corpus scientifique et puis, à côté l’éthique. L’éthique serait là comme un garde chiourme, un gardien qui dirait que la société pourrait en toute sécurité et calmement avancer vers le progrès.
En un mot, j’ai l’impression qu‘il ne faut pas demander à l’éthique une réponse.

Mon sentiment, c’est que dans la culture collective, la morale (et cela c’est peut-être ce qui a fait le succès de ce mot « éthique » qui a été starisé dans les années 80) apparaissait quelquefois comme une réponse avant la question et l’éthique apporte justement une réponse toujours insatisfaisante qui sans cesse est en quête d’un questionnement.

J’ai l’impression que ce questionnement, justement, se pose sur notre entropie, sur notre mythologie du progrès, sur notre mythologie de la croissance à 1,5 %, 2 %, comme si, au fond, il y avait le salut de l’humanité parce que l’humanité croissait de 2 %, sur notre délégation à l’imaginaire collectif du soin de résoudre nos propres contradictions personnelles.
La conférence que je faisais pour ouvrir l’année universitaire de théologie protestante d’Arago était sur le thème de la contradiction entre l’univers collectif de notre société qui confie au monde le soin de résoudre nos contradictions et l’imaginaire individuel qui est piégé sans cesse par l’inconscient, nos turbulences personnelles.

J’ai l’impression qu’il y a deux visions au sein de notre humanité.
L’une qui est rêvée. En même temps que nous vivons, nous rêvons notre vie. Quand nous allons au cinéma, quand nous lisons un bon livre, nous nous projetons dans ce film, dans ce livre. Et on pleure au cinéma, et on est ému par tel livre comme si, à côté d’une vie qui est quotidienne, on avait besoin de rêves.

Et puis l’autre qui est plus lucide, qui permet peut-être d’être plus critique sur ce transfert sur les mots.

Par exemple, celle qui est rêvée, “les droits de l’homme”. Qui peut être contre les droits de l’homme ? Dans des pays où ils sont bafoués, on ne peut être que des défenseurs acharnés des droits de l’homme. Mais quand les droits de l’homme sont une évidence, non interrogés dans leur inscription hic et nunc, je crois que nous n’avançons pas et que, peut-être leur expression excessive empêche leur réelle mise en œuvre.

L’autre vision, plus lucide, que l’humanité collective est faite (c’est un lieu commun) de tous les êtres humains, tous plus tourmentés les uns que les autres par certains moments de leur vie ; quelquefois mus par des intérêts, des passions quelquefois honorables, quelquefois moins, quelquefois médiocres, quelquefois hautes, comme leur capacité de dépassement de soi, et l’ignorance du fait sur leur pensée, leur action. Et ce ne sont que l’écume d’une mer dont nous ignorons à peu près tout.

La réflexion éthique telle que je la conçois, qu’on peut ne pas forcément partager, est dans la conscience permanente de cette nécessaire lucidité sur soi-même, préalable à tout jugement sur le monde. Avant de défiler et de proclamer, il faudrait s’interroger sur notre propre monde, sur notre arrogance quelquefois à vouloir donner des leçons aux autres alors que nous nous cachons la vérité à nous-même.

Je voudrais aborder quelques éléments de réflexion.

Le progrès technique : deux impasses nous menacent. On voit très bien qu’au XXIe siècle, il y a deux menaces, deux menaces en miroir. Il y a d’une part l’idolâtrie – on le voit très bien avec le rationalisme, le positivisme dont on pensait qu’il disparaîtrait au XIXe siècle et qui n’a jamais été aussi présent qu’au XXIe – et puis d’autre part les diabolisations : c‘est épouvantable ! le progrès technique est la faillite de l’homme ! Le progrès est mis à l’encan du progrès humain.

Je pense que cette double vision est une impasse car il me semble évident que la science et son application, la technique n’ont pas de sens en elles-mêmes.

Je ne vais pas refaire l’intervention que j’ai faite au Vatican sur le rapport entre la foi et la science (ce serait un autre sujet), mais je n’arrive pas à comprendre comment certains défendent une idée de la morale de la science.
J’ai beaucoup de respect pour mon prédécesseur Jean-Pierre Changeux qui est un éminent chercheur, mais pour lui dans le cerveau il y a des neurones, des médiateurs cérébraux qui fondent une sorte d’éthique humaine.

D’autres défendent l’idée d’une sorte de mise à l’index diabolisée, définitive, un peu comme ces Hamish que vous connaissez dans l’Est des États-Unis qui refusant toute idée de progrès humain entretiennent une tradition (c’est un paradoxe) d’exploitation humaine, en particulier des femmes, au nom du refus du progrès technologique.

Je ne vais pas faire de remarques sur le progrès médical auquel, comme vous, j’ai assisté depuis trente ou quarante ans, aussi fasciné que lucide quelquefois.

Mais je ne comprends pas, depuis quelques années, ces diatribes, par exemple, contre le clonage en tant que recherche scientifique. Au fond ce qui m’a choqué, c’est qu’on prenait comme objet de cette agressivité la science du vivant qui rompt notre voile d’ignorance. Je ne vois pas comment l’exploration humaine pourrait avoir une sorte d’interdit à la recherche.
En revanche, je suis atterré par les revendications de maîtrise du vivant, par le passage de l’accueil généreux du hasard à la création d’êtres humains comme produits de la science.

Je suis très perplexe devant la rareté des protestations contre cet égoïsme que je qualifierai de sordide qui confie au début de la vie embryonnaire le soin de prolonger sa misérable vie, de cette situation faustienne qui échange l’amour de Marguerite contre cette damnation.

Alors quand l’homme se répare, quand je vois des hommes qui disent « il faut le clonage car si je suis malade, la science va me réparer », je dis : « le clonage est une technique qui permet de comprendre le fonctionnement humain. Mais si on transfère le clonage sur la réparation humaine, alors là, je pense qu’on est dans la tragédie humaine ».

Que l’on utilise le rein d’un mort ou d’un vivant pour sauver son prochain, cela témoigne de la solidarité humaine, mais que l’on se clone pour réparer ses vieux jours… Je suis atterré par une société qui délègue au début de la vie le soin de prolonger sa vie.

En effet, comprendre le développement de l’embryon, – ne pas, comme on l’a fait pendant trop longtemps dire « Ah non ! On ne touche pas à l’embryon ! » si celui-ci n’a pas d’accueil ou parce que sa mère ne peut pas, pour des raisons que je ne veux pas forcément interroger (c’est d’ailleurs ce que je disais au Vatican), – n’a rien de choquant.

En revanche créer un embryon pour le démonter, pour le voir est quelque part un mépris de nous-mêmes.

Accueillir un enfant issu des gamètes des deux parents, mais dont la femme est stérile parce qu’elle n’a pas d’utérus, et exceptionnellement le confier à un tiers, peut témoigner d’un sentiment d’altruisme du type de celui dont je parlais aux États-Unis. Mais en même temps, en faire une sorte de produit marchandisé est une blessure de l’humanité.

On voit très bien que telle situation peut être du côté de l’altruisme et telle autre désastreuse.

Toute volonté de maîtrise est à la source de la guerre. La guerre… au fond : qu’est-ce que c’est que la guerre ? La guerre, c’est la volonté de maîtriser l’autre et en particulier les ressources économiques. On le voit : il n’y aurait pas de guerre d’Irak si l’Irak n’avait pas de pétrole. Et on voit que les guerres de religion sont des guerres où chacun voulait la maîtrise spirituelle. Comme si exporter la maîtrise avec violence ne suscitait pas toujours un rejet. Car j’ai toujours le sentiment que la vérité ne surgit dans notre humanité, en même temps merveilleuse et misérable, que dans l’interstice fragile de nos certitudes contradictoires.

Face à ce sentiment de maîtrise, surgit la peur. Le principe de précaution, j’en ai parlé un jour avec Jacques Chirac, alors Président de la République, je lui ai exprimé mon désarroi face à ce principe de précaution qu’il a voulu inscrire dans la Constitution. Il était un peu étonné que je proteste parce que la culture française l’avait accepté avec volupté.

J’ai le sentiment au contraire que c’est un principe qui va prolonger ce sentiment de maîtrise, alors qu’il devrait être le procureur de ce sentiment de maîtrise. Il dit à la science de nous éclairer sur le futur ou alors d’arrêter de chercher. La science doit nous dire : « il faut aller là ou bien il faut aller là », et si on ne sait pas, on arrête tout.

Les OGM me paraissent emblématiques de cette situation. Et je suis effrayé de voir les discours populistes sur les OGM ! Sur le fait que les OGM soient dangereux pour l’humain, je ne le crois pas ; peut-être d’une façon dérisoire.
En revanche les OGM sont une catastrophe pour l’homme dans le sens où cela va transférer l’agriculture au sein de grands groupes industriels, menaçant alors l’humanité par la concentration des ressources par des multinationales.

Le principe de précaution, le vrai principe de précaution tel que je le conçois, c’est le principe du partage avec l’autre. C’est justement cette distance avec ce sentiment de maîtrise. Le principe de précaution, ce n’est pas d’aller au laboratoire, pour prévenir le futur. C’est sans cesse de s’interroger sur la façon de vivre ensemble.

Une humanité qui a peur et qui fait de la moindre transgression de la nature une faute morale et qui va se protéger avec ce principe – et c’est le paradoxe – va régresser. Car il n’y a pas pire régression que la peur. Une humanité qui a peur est en situation de régression.

On voit très bien quand cette peur devient celle du juge. Je suis attristé quand je vois qu’on va abattre un arbre qui a cinq siècles sous prétexte que si un jour, il y avait un orage, il pourrait tomber sur telle ou telle place publique et peut-être blesser… Comme s’il fallait qu’il n’y ait plus d’arbre pour que personne ne soit blessé par la chute d’un arbre.

La peur de la mort ! On la perçoit dans une société qui n’a jamais eu aussi peur de la mort, de la finitude. La présence obsessionnelle de cette peur dans notre humanité est liée à notre fascination pour la maîtrise.
Dans notre société, on l’apprend à l’hôpital, dans l’espace familial, l’espace professionnel : « untel est mort ». La première question que l’humanité contemporaine pose et qui me choque, c’est « de quoi ? ». Comme si le sentiment de compassion vis-à-vis de cette personne, de sa famille passait après l’inquiétude de savoir si, par hasard, cette forme de mort ne pourrait pas être celle qui pourrait nous toucher. Comme si de la réponse allait surgir une inquiétude ou un soulagement sur notre propre avenir. Personne ne souhaite mourir, pas moi plus que les autres.

Mais en même temps, une humanité qui n’est pas capable de faire son deuil, c’est-à-dire qui ne l’accepte pas comme fondement intime de sa vie ne peut éprouver le sentiment d’une vie pleine.

Je faisais une conférence sur ce sujet à Montpellier, qui a été reçue avec un peu d’étonnement. Dans une des réflexions, je disais – c’était une conférence sur le bonheur : rapport entre la spiritualité et le bonheur. – que pour moi le bonheur passait par une acceptation sereine de sa propre mort plutôt que par son évacuation. Certains me reprochaient de faire du dolorisme. Je ne fais pas de dolorisme. Personne n’est en sérénité par rapport à sa propre mort. Mais je pense que l’accepter est peut-être le début du bonheur.

Le sentiment de sa propre mort, c’est-à-dire le sentiment de sa vulnérabilité. Et, justement, il n’y a pas d’état plus vulnérable que le début de la vie, celui que nous avons été ; nous avons été des embryons improbables puisque notre chance était d’une sur des milliards, nous n’avions presque aucune chance d’exister et pourtant, nous existons.

L’embryon n’est pas un tas de cellules. C’est justement en en parlant comme tel que nous nous méprisons. Mais ne pas comprendre qu’il y a une finalité existentielle et qu’il existe un eugénisme rampant, dont on voit la fabrication croissante par la médecine, devrait nous angoisser alors qu’il fascine la plupart des humains. Sentiment, donc, de vulnérabilité, face à la fin de vie.

Donner le coup de grâce, le geste euthanasique, c’est quand même en même temps ne laisser aucune chance et parfois – paradoxe de tout à l’heure – être miséricordieux. C’est tuer l’humain, au nom de l’humanité, mais c’est aussi, parfois, faire preuve d’humanité.

Aider une personne qui le demande avec insistance à ce que sa mort ne soit pas un « mal mourir », à ce que son passage soit le plus léger possible, n’est pas nécessairement la violence d’une société qui serait devenue indigne.
C’est ce sentiment de vulnérabilité réciproque qui nous oblige. J’ai le sentiment que, pour rencontrer l’autre, il faut se percevoir soi-même comme vulnérable. On ne peut aller à la rencontre de l’autre si on est bardé de certitudes, fussent-elles spirituelles. On peut être pénétré, on peut être l’homme le plus convaincu du monde, le plus averti, le plus conscient, si on ne rencontre pas l’autre en étant soi-même en situation de manque, je crois que la rencontre est difficile.

Le sentiment de manque en soi peut seulement combler le manque de l’autre. Le trop-plein se partage mal. On le voit bien quand, dans les magazines, on montre les riches seuls sur leur yacht de trois millions d’euros. Il y a une situation pathétique. Le pauvre partage parce qu’il sait ce qu’est le manque.

Et le Christ nous l’a enseigné comme une évidence. Pas comme une injonction culpabilisante, comme une évidence qu’il faudrait faire sienne.
Ce sentiment de vulnérabilité est à l’opposé de l’injonction de performance. Parce que, si on montre que l’on est vulnérable, on est écarté de son travail, éventuellement de son entourage ; être performant est la seule façon de se distinguer.

On dit même qu’être fidèle en amitié ou en amour, fidèle dans son métier, serait une forme de faiblesse.

La performance, j’ai l’impression qu’elle suscite nécessairement la trahison, c’est peut-être ce qui encourage une humanité à se comporter, comme on le voit depuis un mois de façon plus lisible, en prédateur plutôt qu’en solidaire. Cette obligation de performance traduit la mal-mesure de l’homme. Et seuls, on le voit, les critères de mesure sont désormais pris en compte.
J’ai réfléchi sur la notion d’homme code-barre. C’est évident ! Vous êtes code-barrés : quand on passe dans un logiciel de récepteur pour savoir, dans un aéroport, si vous êtes bien celui que vous dites. Bientôt le billet d’avion sera réduit à une puce ou bien, éventuellement, une petite fiche qui sera collée sur votre bras.

Étrangement, cette biométrisation croissante de l’homme ne prend pas en compte une seule catégorie d’humains, ce sont les exclus parce qu’elle les fabrique parce qu’ils ne sont pas performants, donc ils ne sont pas mesurables, pas quantifiables, ils disparaissent des compteurs : on ne les voit plus. Et certains sans-papiers, justement, n’ont pas de papiers, donc ils disparaissent. Et ils disparaissent de notre vision, avec un certain nombre de situations qui me choquent personnellement.

Je suis heureux que le Secours catholique et la CIMADE se mobilisent contre ces situations indignes. Cette exclusion est en effet une des faces sombres de l’humanité contemporaine. Elle a pour but de réduire l’identité peu à peu à ce qui est utile. Et l’homme devient une trace enregistrable.

C’est vrai que l’on peut volontairement s’exclure. On peut ne pas avoir de téléphone portable, de carte Navigo, mais à ce moment-là, on devient un citoyen difficilement repérable qui gêne ses concitoyens et l’on devient un marginal. La marginalité met en cause la conformité croissante de l’humanité.
Même si ce conformisme – c’est ce que j’ai vu en médecine – accepte que la parole ne soit plus que seconde (je parle de la parole orale, celle que nous connaissons, pas la parole du téléphone portable, la parole de la vidéo, la parole du micro), alors que la parole incarnée accueille en même temps qu’elle témoigne. Je suis frappé de voir que, dans ma vie professionnelle, j’aurai assisté au fait que la médecine a fait le deuil de la parole, car elle a transféré la parole sur les seuls instruments techniques : l’imagerie et les chiffres.
D’autant plus que les malades se réjouissent de n’avoir plus à parler éventuellement au médecin parce que le scanner donne des informations plus riches et plus binaires : « J’ai une tumeur ou je n’ai pas de tumeur. J’ai un cancer ou je n’ai pas de cancer. j’ai un accident vasculaire cérébral, je n’ai pas d’accident vasculaire cérébral. J’ai un Alzheimer, je n’ai pas un Alzheimer ». La parole est devenue seconde.

Et la parole, ce n’est pas seulement une occasion de se rencontrer, elle suscite aussi un partage. S’il n’y a plus que des codes, des répondeurs indifférents – j’en ai fait l’expérience hier avec un organisme de voyage – chacun est dans son monde et considère que le reste est indifférent. Si on veut joindre un être humain autrement que par des codes 1 – 2 – 3, on est en infraction parce qu’on fait effraction dans le système.

Cette humanité qui s’enferme dans ses murs – on le voit bien maintenant avec des quartiers qui s’enferment avec des chiens –, qui s’est libérée de l’esclavage pour sombrer dans l’exclusion comme une sorte d’avatar climatisé de l’esclavage, m’angoisse.

Je suis effrayé de voir comment on est en train de jeter l’homme, parce qu’un exclu est jeté. Et une humanité où l’on remplace l’esclavage de l’homme par le déchet, c’est inquiétant. En effet, l’homme est traqué. Quand on voit actuellement dans nos villes ces arrestations de telle ou telle personne pour l’expulser plus ou moins violemment, je pense que nous avons abandonné un certain nombre de nos valeurs.

Cet homme n’appartient pas, parce qu’il est traqué, à la même communauté humaine. Ses gènes en font un être humain différent. On peut l’arrêter, le maltraiter. Et je n’imaginais pas que dans mon pays ces centres d’hébergement soient devenus autant de pièges. Quand on arrête une personne dans un hôpital, quand on l’arrête chez une assistante sociale, je trouve que nous avons abandonné beaucoup de nos valeurs.

En effet, le migrant est devenu le paradigme d’une société égoïste qui ne laisse aucune chance aux plus précaires, même simplement une chance de se cacher.

Et pourtant – je voudrais terminer sur de l’espérance – cet homme appartient à l’espèce humaine (et vous avez certainement lu ce très beau livre de Robert Antelme L’espèce humaine qui est un des livres les plus poignants que l’on puisse lire, parce que cet homme déporté a perçu l’importance de l’espèce humaine, quand il s’est rendu compte qu’il appartenait à la même espèce que ceux qui le martyrisaient).

Qu’est-ce que c’est que l’espèce humaine ?

L’espèce humaine, c’est 20/25 mille gènes en chacun de nous. Comme vous savez, nous en avons moins que le riz. Et qui nous rassemblent plutôt qu’ils nous divisent ; il y a plus de différences entre deux chimpanzés qu’entre deux hommes. Il y a plus de différences entre deux caucasiens, deux Européens qu’entre un Africain et un Européen. Il y a plus de différences entre un Breton et un Suisse qu’entre un Malien et un Normand.

Le mythe des races humaines n’a aucun sens, mais de même que la race Néanderthalienne a été remplacé par Cro-magnon, il n’est pas impossible que dans 30 000 ans, il y ait une nouvelle race humaine. Et alors peut-être que dans 30 000 ans, on pourra à nouveau réfléchir sur cette race humaine. Mais actuellement, j’ai l’impression que ces discours génétiques polluent nos discours sur les différences.

Certes nous avons des Américains qui disent : « maintenant nous avons des médicaments contre l’hypertension des Africains », pour démontrer qu’ils ont en effet des hypertensions spécifiques. C’est vrai qu’il peut y avoir ce que l’on appelle des “polymorphismes génétiques” plus ou moins fréquents dans telle ou telle région. Il y a plus d’anémies méditerranéennes en Corse ou à Malte que dans le pourtour scandinave. Il y a étrangement les mêmes gênes chez les Juifs et les Arabes.

C’est vrai qu’il y a des microcosmes, des foyers qui ont permis au cours des siècles de rassembler des maladies. Mais cette obsession d’un réductionnisme génétique est troublante, d’ailleurs dans les deux sens.

Il est aussi absurde de dire : « vous voyez bien que la médecine dit que nous sommes différents » que de dire « vous voyez bien que la médecine dit que nous sommes pareils ». Si c’est à cause du fait que c’est parce que la médecine dit que nous sommes pareils qu’il ne faut pas avoir de comportement d’exclusion raciste, on a envie de pleurer.

Pourtant cet homme, qui appartient à l’espèce humaine, il a une capacité infinie d’espérance. Espérance dans sa capacité de renouvellement, faisant de celui qui lui succédera – et c’est un paradoxe, un plus grand que lui-même. Nous sommes dans l’idée d’une société qui a peine à transmettre. Ce que nous avons reçu de nos ancêtres nous donne l’impression d’être plus en situation de connaissance qu’eux. Comme si celui qui était en aval était le créancier et non pas le débiteur. Le transmetteur serait en dette vis-à-vis de celui à qui l’on transmet. Mais cette humanité n’a de sens que dans cette transmission d’héritage qui enrichit toujours le récepteur.

En conclusion, cette espérance passe par le sentiment du manque et non par notre orgueil d’être humain qui maîtrise le monde, qu’il soit écologique, physiologique, procréation… C’est d’ailleurs, me semble-t-il, le message chrétien dans toute sa simplicité. Le Christ souffrant est venu apporter à l’humanité l’espoir du bonheur d’être en rencontrant l’autre, pas en se sauvant seul.

Et une humanité est avant tout partage. Et c’est peut-être le secret qui nous met en route pour le bonheur.

ÉCHANGE DE VUES

Janine Chanteur :
J’ai été très heureuse de vous entendre. Sur un certain nombre de thèmes que vous avez développés, je serai tout à fait en accord avec vous, en particulier sur le principe de précaution que je me suis acharnée à démolir. C’est un principe de lâcheté et c’est la meilleure façon d’éluder la prudence qui, elle, est une vertu..

Entre la prudence et la précaution, il n’y a absolument pas de synonymie.
En revanche, je ne serai pas tout à fait en accord avec votre double interprétation de l’euthanasie.

L’euthanasie, c’est un mot qui cache une vérité. Euthanasie signifie « la bonne mort », eu-thanatos.

Or, il me semble qu’un médecin est fait pour soigner, jamais pour donner la mort. J’ai eu, justement, à discuter de cela avec un groupe de médecins. Je crois à l’aide apportée au patient qui souffre, à la présence humaine, à ce qu’on appelle les soins palliatifs : c’est la seule façon de ne pas donner la mort, mais de rendre ce qui reste à vivre, plus supportable.

D’une part, l’euthanasie se juge d’elle-même dans les dérives terribles qu’elle peut comporter. On sait que la demande peut ne pas être faite par un patient ou alors par un patient que la famille a poussé à cette demande. D’autre part, elle peut aussi cacher l’assassinat pur et simple.

Enfin, que fait-on de “Tu ne tueras pas” ?. On ne peut pas tuer, si l’on est chrétien. Et il faudrait arriver à montrer à tous qu’au lieu de donner la mort, on peut atténuer les plus grandes souffrances : (on a tout un arsenal pharmaceutique pour le faire), on peut aller très loin dans cette atténuation de la souffrance, mais jamais en ayant pour but de donner la mort.
C’est très différent de vouloir soulager une souffrance sans donner la mort ou bien de vouloir donner la mort.

À propos des exclus. Je suis bien placée pour parler d’une forme d’exclusion qui est celle de l’enfant handicapé. Nous avons eu cinq enfants, une d’entre eux est handicapée. Effectivement nous nous sommes aperçus qu’il y a une certaine forme d’exclusion dans notre société par rapport aux enfants handicapés.

Mais si l’on comprend que la personne handicapée est un être humain à part entière, quand l’on n’a plus peur d’elle et de ce qu’elle peut exiger de nous, quand un certain regard la considère comme une personne à part entière, alors, il n’y a plus d’exclusion.

Nous avons eu l’extraordinaire chance de rencontrer Marie-Hélène Mathieu et Jean Vannier – ce sont des gens que vous connaissez sans doute – qui ont créé des associations formidables et qui ont littéralement transformé notre regard sur notre propre enfant.

Je peux dire que c’est une chose possible. À la place de l’exclusion, on demande alors à l’enfant de s’épanouir autant qu’il est possible, mais on ne lui demande pas “d’être” comme tout le monde.

Quant aux exclus politiques, c’est-à-dire ces malheureux qui croient trouver en Occident des secours que l’Occident ne peut plus donner à partir d’un certain nombre de gens qui déferlent. Le problème est pratiquement insoluble, sauf si nous décidons de ne plus donner des secours en argent aux chefs d’État, mais de faire des Commissions mixtes entre les États qui ont des personnes dans la misère et un groupe représentatif du pays donateur. Si nous donnons de l’argent sans savoir où il va, on ne peut éviter l’émigration abusive. Si nous exigeons de savoir où va l’argent, en étant présents nous-mêmes, nous arriverons peut-être à apporter de l’eau et des progrès dans les villages.

Pour l’instant, je crois qu’il n’y a que les ONG qui sont capables de faire cela. Mais elles n’ont pas assez d’argent. Nous pourrions alors aider beaucoup plus. Le rôle d’un État c’est de commencer par s’occuper de tous ses ressortissants, et non de détourner les aides au profit de quelques privilégiés.

Nicolas Aumonier :
Ma question prolonge celle de madame Chanteur.

J’ai beaucoup aimé ce que vous avez dit de l’alibi éthique.

C’est sur ces masques qui vous empêchent de penser, de partager, de vivre.
Je ne suis pas certain de vous suivre. C’était aussi sur le thème de l’euthanasie, mais je vais formuler les choses un petit peu différemment puisque madame Chanteur l’a déjà dit.

C’est sur la question de savoir ce qui nous empêche de formuler véritablement nos engagements ou nos pensées. Je ne suis pas certain que les croyances, les opinions politiques et toutes ces choses un peu floues auxquelles nous nous rattachons lorsque nous ne nous rattachons pas aux opinions des autres, alors elles sont considérées comme floues dans ce cas par les autres, je ne suis pas certain qu’elles discréditent forcément ceux qui les emploient.

Pour être plus précis, il me semble qu’il faut peser les arguments et donc faire jouer les poids de rationalité différents, mais non pas se prononcer par rapport à telle ou telle position : les anti quelque chose, les pour quelque chose. En particulier sur le thème de l’euthanasie, ceux qui ont une conception religieuse ou sacrée de la vie et qui donc s’interdiraient de toucher à la vie d’autrui et ceux qui par compassion s’y autoriseraient.

Le problème n’est pas là, il est dans le poids des arguments. Et le poids des arguments n’a absolument pas besoin des arguments des uns et des autres. Le poids des arguments, c’est que, dans un pays qui a rejeté la peine de mort, quand il y a un débat entre mon corps et ma volonté, de quel droit puis-je prononcer ma volonté contre mon corps ?

Hervé L’Huillier :
Comme je travaille dans une entreprise, je voudrais revenir sur ce que vous avez dit sur la performance.

L’éthique fait souvent croire qu’on vit dans un monde absolu. Mais l’espèce humaine implique la bagarre. Elle implique la bagarre parce que l’homme est mû par le désir.

Et donc, le monde dans lequel nous vivons n’est pas seulement un monde absolu, c’est un monde relatif. La compétition est un mode de vie collective. La performance est nécessaire. La responsabilité – « être homme, c’est précisément être responsable » [Saint-Exupéry] – implique que l’on soit performant et dans ces conditions, elle implique qu’on doive quelquefois exclure. Elle est faite de communauté les uns avec les autres et si quelqu’un ne veut pas vivre dans la communauté, c’est lui-même qui s’exclut.

Et lorsque la compétition est bonne, elle peut aboutir à des résultats positifs, elle favorise certaines formes de développement et elle peut donner parfois des résultats concrets à certaines formes d’espérance.

Didier Sicard :
Je voudrais partir d’abord de l’enfant handicapé pour rejoindre la deuxième et la troisième question.

Vous disiez très justement que tout est une question de regard.

Il y a une quinzaine d’années je suis allé dans une Fondation dans le Sud de la France, la Fondation John Bost qui reçoit 15 00 enfants et adultes handicapés. J’ai passé plusieurs jours là et j’ai eu un choc. J’ai eu un choc parce que j’ai eu l’impression qu’il n’y avait aucune différence entre ces personnes et moi, et sans paternalisme, sans démagogie, sans compassion. J’appartenais à la même espèce humaine.

Pourquoi j’avais ce sentiment ? parce qu’il n’y avait pas de peur dans leur regard ni dans mon regard. Et comme il n’y avait pas de peur dans leur regard, je n’avais pas peur de les regarder, donc il y avait une fraternité : tout commençait comme cela.

La performance ! dans une entreprise, bien sûr celui qui va être le plus performant va être Président Directeur Général ou Secrétaire Général. Il est évident qu’une société ne peut vivre que s’il y a une émulation.

Le drame, c’est quand la performance est érigée en sacrement de l’humanité, elle finit par faire de celui qui est performant la seule valeur. Et par conséquent, si l’on ne l’est pas, performant, on se retrouve dans le regard porté sur l’handicapé, c’est-à-dire qu’on crée des handicapés artificiels, c’est cette incapacité à voir qu’à côté d’une performance nécessaire dans une unité économique, chaque être humain a des performances cachées que nous sommes incapables de reconnaître.

Quand on voit la façon dont certaines entreprises se comportent de manière radicale (le couperet), je mesure l’angoisse existentielle croissante. Comme si le fait d’être une femme enceinte, d’avoir eu un moment de flottement parce qu’on a été dans une situation meurtrie, et qu’on est écarté, je trouve que cette société devient impitoyable.

Ce n’est pas une plaidoirie pour mettre la performance hors champ, c’est une plaidoirie pour que, à côté de la performance, il y ait un regard sur l’humain. Et il y a, heureusement, des entreprises qui maintiennent ce regard sur l’humain.

La question de l’euthanasie ? quand on commence à traiter le sujet, on en a pour jusqu’à cinq heures du matin.

Je partage tout à fait votre sentiment sur l’interdit. Je suis allé à un colloque aux Hautes Études des Sciences sociales sur « Les dieux et les armes ». Et la grande question qui était posée aux Généraux qui étaient là : « Comment peut-on tuer ? ».

Peut-être étaient-ils trop à l’aise, mais eux disaient qu’un militaire ne commet pas de meurtre. Il peut tuer au nom d’un certain nombre de valeurs que la société lui confie à un certain moment. Mais le problème n’est pas résolu par la simple qualité de l’intention.

Il y a quelques temps, j’ai été auditionné à l’Assemblée nationale par la Commission Léonetti. J’ai plaidé pour que la loi reste extraordinairement ferme, interdisant l’euthanasie et qu’il n’y ait pas dans ce domaine le moindre changement.

En revanche, je plaide pour que, dans des situations rarissimes, les médecins qui participent aux soins palliatifs – et Dieu sait si je les ai encouragés ! J’ai introduit les soins palliatifs dans mon hôpital – soient sensibilisés aux situations extrêmes ; tous les médecins ont eu une ou deux situations dans lesquelles ils se sentent misérables devant cette vie qui n’en finit pas. Et que le mal mourir peut, quelquefois, exister à cause de la médecine.

Et le problème c’est que la sédation active, c’est-à-dire permettre que la personne ne souffre pas, qu’on lui demande si elle préfère dormir plutôt que d’être consciente, que si elle préfère dormir et qu’on la réveille, que si elle continue de souffrir et qu’elle dit : « écoutez, je voudrais vraiment m’endormir », qu’à ce moment-là la sédation s’accompagne d’une fin de vie qui est en train de venir, que ce moment d’angoisse soit peut-être aidé, me paraît quelquefois possible. J’ai été très mal à l’aise quand a eu lieu cette manipulation médiatique, avec cette association « Laissez mourir dans la dignité » (ce qui me paraît une insulte paradoxale à cette dignité humaine, en disant maîtriser sa mort ; je ne sais pas ce que ça veut dire « maîtriser sa mort ») qui a utilisé la souffrance de Françoise Sébire à des fins marketing. Je me dis que cette femme, dans cette situation de douleur atroce que je n’ai pas vue, refusant les soins palliatifs, aurait peut-être pu bénéficier d’un endormissement sans réveil.

Je plaide pour que la société soit intraitable sur l’euthanasie comme un interdit. Mais, comme toute situation humaine, cette situation ne doit pas être sacraliser pour aboutir à ce que l’on n’impose pas à cette personne un laisser mal mourir.

Des enfants nouveaux-nés, porteurs de lésions cérébrales majeures et dont les parents ont l’impression que leur encéphale ne leur laisse aucune chance de survie et pour lesquels la médecine ne peut rien faire, sont tués. Un jour, trois semaines, un mois – les parents à un moment donné peuvent dire : « je crois que cet enfant qui n’a aucun espoir de vie, il n’a que cinq, six semaines, si cela pouvait s’arrêter, nous ne pouvons plus vivre ». Je trouve qu’à ce moment-là, le fait que l’enfant soit mis sous sédation active ne me paraît pas monstrueux.

Enfin, la question : « Qu’est-ce qui nous empêche de formuler nos pensées ? ».

Je pense qu’il faut formuler nos pensées, personne n’a raison contre l’autre. Je pense qu’il faut témoigner de sa foi, qu’il faut témoigner de son engagement.

Alors peut-être que j’ai démontré par mon discours le contraire en le disant d’une manière excessive les mots : je suis « terrifié », je suis « excédé », je suis « angoissé », comme si je faisais miennes des convictions alors que souvent je suis comme tout être humain, je ne sais pas ce qui est le mieux.

Je pense qu’en même temps, on peut témoigner de ses convictions et en même temps faire totalement accueil à l’autre. C’est ce que j’ai essayé de faire au Comité pendant neuf ans, ma fierté c’est d’avoir obtenu le meilleur de chacun. Non pas l’affrontement mais l’élévation sans cesse des pensées, que ce soit du point de vue de la spiritualité ou de la science ou de la philosophie, chacun était en situation de réflexion à voix haute et il n’y avait jamais de dogme, d’interdit, jamais de clôture. Quand, avec beaucoup d’humour, la Torah affrontait la Bible et le Coran, c’était une réflexion qui était en même temps universelle et en même temps pleine d’humour sur la lecture par telle ou telle spiritualité ; cela me faisait penser qu’une humanité a besoin sans cesse de se confronter au mystère, car le danger c’est à un moment de renoncer à poser une question.

C’est impossible d’imaginer des évangiles qui seraient du XXIe siècle, mais je pense que vous faites un peu comme moi : comment le Christ se comporterait-il face à telle ou telle situation ? Il aurait tellement d’indulgence pour certaines situations et tellement d’intolérance pour d’autres ! Et c’est peut-être notre vanité d’être intolérant pour des situations où le Christ serait indulgent et vice-versa.

Henri Lafont :
On pourrait vous poser certes vous poser beaucoup de questions au risque de prolonger la séance jusqu’au matin.

Je me limiterai à une question sur un passage très insolite de votre communication.

Après avoir parlé de races, de réductionnisme génétique, vous avez parlé de la transmission. Et vous avez dit quelque chose qui m’a paru un peu paradoxal : « celui qui est en aval est le créancier ». C’est la position de celui qui est engendré par rapport à celui qui l’engendre.

On voit deux situation pour chacun d’entre nous, celle par rapport à son ascendance et vous avez dit qu’on pourrait attendre plus de son ascendance qu’elle pourrait attendre de nous. Cela renverse un tout petit peu notre manière de voir. Et pourtant, dans l’éducation, c’est bien l’enfant qui est exigeant, c’est bien l’enfant qui est créancier de ses parents.

Donc ce qui paraît paradoxal ne l’est finalement pas tellement

Mais si on aborde le problème de la procréation artificielle, transposer cette remarque à cet état, cela peut donner lieu à une réflexion nouvelle, mais je vous ferait grâce de ce que je pourrais en dire en sollicitant votre avis sur cette question..

Philippe Laburthe-Tolra :
Je voulais dire que Didier Sicard a à peu près répondu aux questions que je voulais poser tout à l’heure.

Simplement, j’ai été très sensible à l‘engagement spirituel des uns et des autres. Tout cela était très touchant.

Simplement, cet engagement spirituel était chrétien. Le problème actuellement c’est Sartre évidemment. Le néant qui est appel d’air chez le chrétien et aspiration à la plénitude divine et pour Sartre montre le contraire, le manque, l’absolu stupidité de l’homme parce que l’homme, c’est le néant. Et il n’y a absolument pas de situation compensatoire.

Je suis entouré d’athées actuellement. Je pense à une dame qui a été l’épouse d’un professeur de médecine, elle-même médecin. Elle fait tout pour qu’on l’euthanasie, disant : « Mais enfin, cela n’a aucun sens de me prolonger comme ça ». Elle est entourée d’infirmières chrétiennes qui refusent et elle a le sentiment de n’être pas du tout comprise.

Là, on est dans des cas un peu comme ceux que vous évoquez. On peut se demander effectivement ce que le Christ aurait fait si on ne croit pas du tout en lui.

Michel de Poncins :
Vous avez dit, je crois, que malgré l’économie de marché, les Américains étaient très altruistes et vous avez cité un exemple fort rare de cet altruisme.
Je ne vous suis pas, dois-je l’avouer, dans ce jugement sur les USA.

Les USA sont, sans conteste, un pays plus libre que d’autres et, en particulier, l’économie de marché y est très développée. Mais c’est à cause de cela, et non malgré cela, qu’ils peuvent être altruistes. En effet, l’économie de marché, avec le culte de la performance et la concurrence, est le seul moyen connu de créer de la richesse en abondance et pour donner aux autres, il faut avoir quelquechose à donner. : ce n’est pas seulement des moyens mais, aussi, du temps, de la compétence, etc.

D’après certains calculs, 3 ou 4 % du PIB américain reposerait sur des actions charitables. C’est considérable.

J’ai utilisé le mot de « charité », de préférence à celui « d’altruisme », mais c’est un autre débat.
C’est une remarque et je voulais seulement avoir votre avis.

Michel Lemaignan :
Ce n’est pas une question que je veux poser, mais seulement apporter un témoignage.

Il y a quelques années, j’ai participé, aux États-Unis, à un séminaire de cadres d’entreprise à l’occasion duquel j’ai entendu quelque chose qui m’a profondément frappé et que j’ai essayé de mettre en application.

« L’égalité, cela n’existe pas. Nous sommes tous différents. Par contre, la vraie conception de l’égalité c’est « le respect des supériorités diverses des autres. » J’ai trouvé cette formule extrêmement remarquable et je voulais vous la laisser.

Didier Sicard :
Je vais partir de la troisième question puis j’en viendrai à la deuxième puis à la première.

Il y a sept ou huit ans, j’avais demandé que le Comité allemand et le Comité français travaillent ensemble. Pendant cinq ans, on a eu un travail commun passionnant, avec des avis communs. On se réunissait, on était un seul Comité.

Et au sein de ce Comité il y avait une personne porteuse d’un handicap effrayant pour notre normalité habituelle. C’est-à-dire un être qui n’avait pas de bras, pas de jambes, qui était un homme-tronc. Et je me suis posée la question, la première fois : pourquoi les Allemands avaient introduit au sein du Comité une personne dont la présence au sein d’un espace public avait un côté pathétique.

Dans la salle, on lui a donné le micro et il évident que cette personne, était tellement plus intelligente que tout ce que nous pouvions imaginer que les supériorités de cette personne étaient évidentes. Nous vivons dans un monde de représentation ne laissant pas la parole et n’accueillant pas le plus vulnérable. Au fond, les Allemands nous donnaient une leçon terrible. Les Français ont une conception du handicap assez étroite qui fait qu’on veut bien leur donner un peu d’argent mais les accueillir, comme le font les pays scandinaves, dans une vie normale, les mettre dans des écoles est inhabituel. Quand on dit qu’on ne veut pas d’école pour enfants handicapés dans le quartier parce que cela ferait baisser le prix du terrain, il y a quelque chose qui est très choquant.

C’est la capacité d’accueillir qui est importante : plus on accueille, plus on est humain. C’est ce que vous disiez : la conscience des supériorités n’est pas simplement dans le body-building ou dans l’intelligence extrême philosophique ou économique.

Le deuxième point, c’est l’altruisme et l’économie de marché.

Je suis allé aux États-Unis et j’y vais très souvent, j’ai des petits-enfants qui vivent là-bas, je pense que vous avez raison en soulignant ce fait. Mais ce qui est frappant, c‘est que c’est une altérité choisie, c’est-à-dire que c’est une charité bien ordonnée, une charité qui finit par choisir les autres. Et l’altruisme de celui qui, anonymement, donne son rein me paraît au-delà de ce que les Américains donnent. Il y a là quelque chose de très mystérieux. La charité américaine, la charity, c’est 4 % du PIB. Mais c’est une leçon que les Américains nous donnent. Comme eux n’ont pas « Liberté, Égalité, Fraternité », il faut qu’ils se mettent en route et que face à une situation dans leur village, dans leur quartier quand il y a la désespérance, ils se mobilisent. Nous, on se dit : l’État, le ministère du travail, la solidarité. Nous avons un Ministère de la solidarité. On ne va quand même pas perdre notre temps, demandons des moyens pour le ministère.

Le troisième… Mais votre question, elle, est impossible.

Ce que je voulais dire, ce n’est pas de manier le paradoxe, c’est de réfléchir au fait que nous sommes dans une société qui se plaint quotidiennement de la difficulté de transmettre des valeurs. Alors on dit : les adolescents, les élèves, les étudiants ne veulent plus recevoir ; comme si nous étions nous-mêmes dépositaires de valeurs alors que nous sommes, nous aussi, héritiers. On a toujours l’impression que ceux qui nous ont précédés, savaient moins de choses que nous.

Ils étaient très savants en latin et en hébreux, mais chaque être humain a le sentiment que les ascendants en savent moins que ce qu’il sait.
Et ce que je voulais dire – je ne veux pas parler de procréation assistée, il faudrait y réfléchir, mais là vous me mettez dans un piège absolu, alors je vais essayer de sortir du piège – c‘est un lieu commun, c’est toujours le problème du partage. La transmission, c’est que celui à qui on transmet, nous transmette à nouveau. Pour transmettre, il faut recevoir la transmission de celui à qui on transmet. Dans un colloque où on parlait de la fin de vie, un étudiant me dit « autrefois, les gens mouraient souvent », cela apparaît comme une phrase qui n’a pas de sens, mais elle a un sens terrible, c’est que, maintenant, on ne meurt plus… pour un étudiant en Médecine
C’est ce qu’il a dit qui nous a interpellés. Accueillir la phrase, accueillir le lapsus, la richesse aussi et ne pas être dans la plainte des valeurs méprisées, c’est accueillir nos successeurs, leur richesse qui, c’est évident, est supérieure à la nôtre.

Le Président :
Vous finissez sur l’échange qui est la reconnaissance de l’autre et je pense que les économistes s’y retrouveront.

Nous ne concluons pas, vous venez d’ouvrir un chantier. Nous sommes invités à réfléchir.

Séance du 16 octobre 2008