Par Jean-Marie Meyer, Professeur de Philosophie

Un animal qui interroge et qui s’interroge voilà ce qui est
à penser lorsqu’on cherche à comprendre le sens de cette définition :
l’homme est un animal raisonnable.
Il convient également de revenir sur l’exacte signification du mot
« personne » si l’on veut exprimer jusqu’au bout loriginalité de chaque
homme, compris dans l’unité profonde de l’esprit et de la matière.

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Rémi Sentis :
Jean-Marie Meyer est professeur de philosophie en classes préparatoires de Khagne (Lycée Stanislas). Il enseigne aussi l’Éthique à l’IPC (Facultés libres de philosophie et de psychologie). Père de sept enfants, il est membre avec son épouse du Conseil Pontifical pour la Famille

Il a écrit un livre : « On est des animaux, mais on n’est pas des bêtes » (Presses de la Renaissance).

Il est aussi le gendre du professeur J. Lejeune. Il a donc gardé la mémoire de nombreuses discussions avec son beau-père, en particulier sur les questions biologiques. Il me disait qu’il avait lu Darwin ; et qu’il essayait de maintenir ses connaissances en zoologie. Il montre un grand intérêt pour tous les débats concernant les questions scientifiques contemporaines.

Ses réflexions ne sont pas, bien sûr, purement éthérées ; elles ne sont pas disjointes des problèmes qui agitent nos médias de vulgarisation (dans lesquels il est fréquent retrouver les traces de l’idéologie selon laquelle que la pensée humaine serait uniquement le produit de l’activité chimique du cerveau).

On voit donc que Jean-Marie Meyer est un intervenant privilégié pour le thème retenu pour cette année et pour le sujet d’aujourd’hui concernant « l’animalité de l’homme ».

Jean-Marie Meyer :
‘‘Plus je vois les hommes, plus j’aime mon chien’’. Telle est parfois la façon plus ou moins abrupte dont s’exprime publiquement une certaine sensibilité contemporaine.

Celle-ci provient – comme on le saisit sans trop de difficulté – d’un alliage entre des déceptions souvent cruelles subies du fait des vicissitudes de la vie humaine et un amour que l’on porte à l’animal, amour d’autant plus vif qu’il bénéficie des déceptions indiquées auparavant.

Mon propos toutefois ne veut pas se borner à ce qui pourrait apparaître comme une nouvelle figure de la misanthropie. Je voudrais m’interroger d’une manière plus large sur l’expérience que l’homme contemporain a de l’animal.
Personne ne conteste que l’homme se nomme – à juste titre et cela depuis fort longtemps – un animal.

Toutefois la familiarité du propos risque de nous égarer. Savons-nous bien ce que nous disons lorsque nous affirmons tranquillement que l’homme est un animal ?

A vrai dire , la difficulté redouble si l’on prend en compte la suite quasiment obligatoire à savoir que cet animal est un « animal raisonnable ».

Je viens de dire ‘‘quasiment obligatoire’’ en pensant à notre héritage grec et latin. En effet, c’est bien parce que nous avons une culture venant d’Athènes et de Rome que nous nous exprimons ainsi. Zoon logisticon pour la partie grecque, animale logistique en latin.

Autant d’expressions auxquelles nous sommes habitués et qui maintenant semblent – au regard de certains de nos contemporains – avoir perdu de leur pertinence.

Une urbanisation presque généralisée, un traitement souvent irresponsable de la nature et, d’après les médias, un triomphe du darwinisme comme matrice culturelle font que notre rapport à la nature est devenu problématique et que notre identité n’est plus assurée.

Il est donc utile de nous réinterroger sur notre rapport à l’animal car ce rapport nous amène nécessairement à parler de nous. À cet égard, l’animal est donc un révélateur du regard que nous portons sur nous-mêmes. Voilà pourquoi le philosophe se risque à prendre la parole.

J’articulerai ma réflexion autour de trois pôles :
– parler de l’animal contient une dimension psychologique, ce sera mon premier point ;
– au-delà de cette perspective, la dimension énoncée plus haut : l’homme est un animal ‘‘logique’’, entre guillemets parce qu’il n’est pas si simple que ça de comprendre ce à quoi il réfère ;
− l’homme doit – et c’est socialement urgent – se situer face aux bêtes, ce qui relève de plein droit du domaine de l’éthique.

I – Le problème psychologique

Lorsque nous parlons des animaux ou plutôt de notre expérience des animaux, chacun de nous ne peut faire autrement que d’interroger son vécu.
Tous, nous possédons des souvenirs datant de l’enfance dans lesquels des animaux dits de compagnie : chien, chat, âne, cheval, etc. jouent un rôle de premier plan.

Nous les avons vus vivre, sentir, ressentir, agir, réagir. Parfois même, nous les avons vus souffrir et mourir. Ces images ainsi que leur impact affectif nous ont profondément et durablement marqués. Certes, nous avons pu, par la suite, lire des récits, des fables aussi , concernant les bêtes. Certains parmi nous, zoologistes, éthologues, vétérinaires, que sais-je encore, pour des raisons professionnelles , ont même porté sur les bêtes un regard scientifique.
Ce dernier regard est bien différent de ce qui précède. En effet notre premier regard sur l’animal de compagnie possède, à des degrés variables, une dimension subjective et empathique.

Lorsqu’en revanche, nous essayons de comprendre le comportement des animaux, cette première expérience, irremplaçable en son ordre, doit toutefois être relativisée. Il en va ici des exigences normales de la démarche scientifique : l’esprit humain, cherche à prendre ses distances à l’égard de son objet d’étude afin de ne pas projeter sur lui ses propres impressions. Or – et vous le comprenez fort bien – il se trouve qu’avec l’animal cette difficulté que l’on rencontre partout, est ici singulière et cruciale.

Autant il semble facile – relativement – de se détacher de ses opinions et de ses impressions lorsqu’on cherche à étudier un atome, un problème de mathématique ou une molécule, autant l’animal, surtout le mammifère, pose un problème : cet objet de mon étude je le suis.

Il est à la fois devant moi sur la paillasse, dans la chambre ou sur le lieu de l’expérimentation, mais il est également en moi, si l’on peut dire. Si donc je dois me défier de mes opinions et impressions, reconnaissons qu’une certaine projection est inévitable.

J’ajouterai que – pour des raisons sur lesquelles nous reviendrons – cette projection se double d’une certaine empathie. En effet, je ne puis rester indifférent à un corps qui, comme le mien, est sensible. C’est un corps qui réagit, mais réagit d’une façon qui me semble organisée, en fonction de ce qui lui semble bon ou mauvais. L’animal m’apparaît comme un corps qui n’est pas neutre et qui, par là, me semble avoir avec ce que je suis des points communs, entretenir avec moi des affinités que je ne peux totalement laisser de côté.

C’est pourquoi je disais plus haut que l’animal est un révélateur. De fait, en percevant et en disant qu’il sent – au sens où il connaît au travers des cinq sens externes –, je veux aussi signifier qu’il sent c’est-à-dire qu’il ressent. Mais alors par contrecoup, pour ainsi dire, je m’aperçois que ces bêtes m’intéressent parce qu’elles et moi nous vivons, nous sentons, nous ressentons. Bref,l’expérience des animaux m’inscrit dans une communauté de vivants, énigmatique mais bien réelle. Je ne suis pas seulement un regard, interrogateur ou méditatif, porté sur le monde. Je suis, je le sais, mais grâce aux bêtes je le sens, un corps vivant doué de sensibilité et par là même inscrit, avant même d’en avoir conscience, dans la nature.

Vous le voyez, cette rapide analyse psychologique aura des conséquences.
Le simple fait d’avoir tourné notre attention sur les bêtes amorce l’interrogation et nous apporte, me semble-t-il, un éclairage : des bêtes à nous, j’expérimente une sorte de passage sans que pour autant je doive me reconnaître en elles.

Pour y voir plus clair, abordons maintenant de manière directe l’aspect logique de la difficulté.

II – L’aspect logique

Avant toute chose, il faut bien s’entendre sur ce mot de « logique ».
Celui-ci possède une longue histoire qui nous ramène à la pensée grecque, ainsi qu’ au terme « logos ».

« Logos » pose de nombreuses difficultés de traduction tant il est riche de significations qui vont de ‘‘parole’’ à ‘‘raison, intelligence’’ en passant par ‘‘discours ou définition’’.

Par là même, ce terme est d’une grande importance pour nous car, vous vous en souvenez, les Grecs s’en servaient pour dire ce qui caractérise l’être humain : l’être humain est logisticon c’est-à-dire doué de logos.

Il nous revient de ne pas nous payer de mots et de bien comprendre ce qui est en cause ici et qui n’a rien d’évident. Je l’exprimerai à travers de deux traits qui caractérisent le logos.

- Le logos a le sens du ‘‘tout’’, comme tel.
- Le logos cherche à dire l’être comme tel.

Autant l’affirmer tout de suite et sans ambages, le thèse que j’entends défendre est celle-ci : l’espèce humaine et elle seule, parmi tous les vivants connus habitant cette planète, possède un tel pouvoir de connaissance, une connaissance qui cherche à atteindre le tout, à regrouper, à unifier, étymologiquement à cumprehendere à comprendre et qui cherche, au-delà de ce qui se voit, à dire ce qui ne se voit pas, mais vers quoi notre intelligence tourne son attention.

Pour accéder à cet objet, l’intelligence doit commencer par s’interroger, ce qui implique que l’intelligence , revenant sur elle-même, littéralement ‘‘réfléchissant’’, découvre en elle un manque et un désir, un manque de savoir et un désir de connaître.

En outre, il est bien possible que ces connaissances soient utiles et permettent à l’ « être habile », et intelligent, à l’artisan que nous sommes, de s’adapter au monde dans lequel nous vivons. Toutefois, la production propre et première de l’intelligence, le mot, montre qu’à l’évidence le fait de nommer fait de nous d’étranges animaux qui ne se contentent pas de moduler des cris mais qui articulent, non sans quelques difficultés d’apprentissage, des sons grâce auxquels, dans le meilleur des cas, l’émetteur verra briller dans l’œil de celui qui l’écoute une lueur, une flamme, une lumière attestant la présence dans l’auditeur non seulement du son émis, mais du sens grâce auquel un lien nouveau vient de se nouer entre eux.

La communication contient en effet non seulement des affects ou des informations sur ce qui se produit ici et maintenant, mais aussi sur ce qui est, toujours et partout, sur ce qui est vrai et qui vaut alors la peine d’être dit et discuté.

Je viens de réfléchir avec vous sur ce qui fait l’originalité et la profondeur –vérifiable par tout un chacun, me semble-t-il, de la connaissance et du langage ( logos) humains.

Je l’ai fait parce que très souvent les éthologues observent des phénomènes de connaissance et de communication réalisés par des animaux, mais interprètent subrepticement ces phénomènes réels en plaquant sur eux un sens humain.

Le livre d’entretiens que j’ai produit avec Patrice de Plunkett reprend un certain nombre de ces exemples. Je me contenterai ici d’en rappeler trois fort simples, mais à mon avis, très significatifs.

Premier exemple.

Il est rapporté par un collègue philosophe qui s’appelle Dominique Lestel et qui s’est intéressé à la vie des singes. Ce dernier, observant de près un chimpanzé dénommé ‘‘Kanzi’’qui manipulait des signes note : ‘‘Parmi les combinaisons de Kanzi, 4 % sont des propositions, 96 % sont des requêtes’’.

Indépendamment du terme ‘‘proposition’’ qui me paraît inadéquat dans ce contexte, je relève une caractéristique essentielle de la communication animale et pas simplement chez les chimpanzés. Cette communication s’appuie –ou peut s’appuyer- sur des associations, mais celles-ci sont commandées à près de 100 % par le désir d’obtenir quelque chose : une friandise ou une gratification.

L’humeur de l’animal est donc première et non le désir de dire gratuitement afin d’exprimer l’être des choses.

Deuxième exemple.

Certains gorilles ont été entraînés, eux aussi, à se servir de signes leur permettant d’exprimer ce qu’ils ressentent. C’est au moins ainsi que nous l’interprétons.

Lestel raconte également le cas de cette gorille appelée ‘‘Koko’’ et qui se sert du signe ‘‘out’’, (dehors) pour exprimer son envie de sortir du lieu où elle se trouve ou bien pour requérir un objet qui est extérieur de l’endroit où elle se trouve.

Le sens, ici, car il y a bien du sens, est commandé par la position de l’animal et de l’objet. Il y a bien communication, également, à partir de la conscience de sa position, mais ceci ne permet pas de conclure que l’animal comprend le signe en lui-même à partir de l’opposition abstraite du dedans et du dehors. En revanche il associe un signe à un mouvement, le sien ou celui de l’objet.Mais ce n’est pas tout.

Cet exemple montre que nous aussi, faisons l’expérience concrète du mouvement des choses et de notre corps et que si, par après, en tant que géomètres, nous pouvons penser l’espace, euclidien ou autre, nous vivons dans un ensemble de dimensions qui, elles, sont toujours concrètes.
Autrement dit, quelque chose de l’animal se retrouve en nous : l’expérience du mouvement et de la position des objets par rapport à notre corps. Mais ceci n’implique pas que notre intelligence spatiale et notre analyse abstraite du mouvement se retrouvent dans la communication animale.

Troisième exemple.

Permettez-moi ici de solliciter la coopération de l’auditoire sans aller consulter la littérature scientifique, en fait éthologique.

Chers amis, si vous avez chez vous un chien et si vous l’avez habitué à la promenade, je vous recommande cette petite expérience.

En dehors du contexte spatial et temporel habituel dites-lui ou, ce qui serait encore mieux pour mon expérience, faites dire par quelqu’un d’autre, de l’air le plus dégagé du monde , sur un ton neutre : ‘‘Dans quelques minutes nous irons au parc’’, le chien ne bronchera pas.

Inversement – deuxième parie de l’expérience – dites en prenant la laisse, à l’heure où habituellement vous allez le promener : ‘‘Aujourd’hui la promenade n’aura pas lieu’’. Le chien est déjà près de la porte comme d’habitude !

Vous voyez où je veux en venir. La communication est bien réelle, sans aucun doute, mais ce n’est pas le sens des mots qui est décisif.
Ce qui est décisif aussi, c’est notre attitude, le ton de notre voix et surtout notre gestuelle. Le chien possède une affectivité et, selon les races, – car il faut être très précautionneux quant on affirme des choses universelles– il possède des capacités d’associer des sons, des objets et des comportements.
Mais ne lui demandons pas d’être comme nous, capable d’abstraction, c’est-à-dire d’être capable de séparer le sens des éléments sensibles et d’accéder à un concept. L’être propre des choses ne l’intéresse tout simplement pas. Pour lui, et littéralement, être ou ne pas être, telle n’est pas la question.

Il est maintenant temps de revenir à cette définition de l’homme, pour l’entendre dans son sens exact.

Une double erreur à ne pas commettre tout d’abord car celle-ci parle de l’homme, de l’espèce humaine et ne relève pas immédiatement de l’éthique. Qu’est-ce à dire ? Ceci tout d’abord que la définition porte sur l’humanité de l’homme connue de manière générale, mais ne constitue en aucune manière, -cela n’a jamais été son but,- une description de chaque individu.

En clair : ‘‘être un animal raisonnable’’ souligne le fait que des capacités sont inscrites en nous, mais ceci ne veut pas dire que nous les développons tous et moins encore que nous les développerons tous de la même manière. La machinerie neurologique d’un côté, les conditions éducatives ou sociales de l’autre constituent autant de facteurs facilitant ou empêchant le plein épanouissement de ces capacités.

C’est pourquoi, posséder la raison ne signifie en aucune manière que nous agissions tous et sans effort comme des êtres raisonnables.
L’intelligence raisonnable a besoin d’être éduquée, d’apprendre et de s’exercer.

En clair, dire ce que nous sommes d’une manière commune ne décrit pas la manière dont nous nous comportons et par là même ne constitue pas un jugement de valeur positif ou négatif sur l’agir humain.

Toutefois cette définition souligne deux vérités essentielles mais délicates, sur lesquelles je crois utile de revenir.

D’une part, la personne humaine est une, alors même qu’elle est corporelle et spirituelle.

D’autre part, l’animalité humaine est fort différente de ce qu’elle est chez tous les autres animaux.

La première thèse : ‘‘la personne est une’’, pourrait être énoncée dans un vocabulaire plus classique et plus précis.

La personne humaine est une substance et, en tant que substance, elle est l’unité de son corps et de son âme. Que la personne en ait conscience ou pas, chaque personne réalise en elle cette synthèse qui faisait dire à Pascal : ‘‘L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant’’.

La deuxième thèse précise et , si je puis me permettre, corrige ce que la métaphore pascalienne laisse dans une certaine obscurité.

Parler d’un « roseau » ne rend pas assez justice, me semble-t-il, à ce qui n’est pas la pensée en l’homme, à savoir précisément son animalité. En raison de l’unité de notre être notre corps est un corps personnel. En particulier, il participe de plein droit à notre humanité, ce qui signifie qu’il est de part en part humain. Ses capacités sont donc à relier au sens même qu’il incarne.
Pour comprendre cette originalité, il me semble nécessaire d’insister sur cette caractéristique singulière entre toutes du corps humain, je veux dire son exceptionnelle sensibilité, caractéristique qui renvoie à l’extraordinaire développement de notre premier organe des sens à savoir notre peau.
Permettez-moi ici de risquer ce qui peut apparaître comme un paradoxe : l’homme est le seul animal doué d’intelligence et l’homme est également le plus sensible des animaux.

Ceci ne signifie pas que chacun de nos sens soit supérieur à ceux des animaux. Il n’en est rien en effet . Certains animaux de proie, par exemple, possèdent une acuité visuelle très supérieure à la nôtre et peuvent se permettre des zooms sur leur proie dont nous sommes bien incapables. Nombre d’animaux entendent mieux que nous et bien plus encore possèdent un odorat très supérieur au nôtre.

Toutefois notre corps,je dirai ici notre « chair » nous offre la possibilité de sentir, de ressentir au travers du toucher, dans l’immédiateté du contact, avec une extraordinaire finesse.

Est-ce d’ailleurs un hasard si le même mot ‘‘tact’’ renvoie à la sensibilité tactile et, pour en revenir à Pascal, désigne également la quintessence de l’intelligence, je veux dire : l’esprit de finesse ?

Le fait qu’en toute vérité nous soyons définis comme « animal raisonnable » ne signifie pas la moindre réduction de notre grandeur et de notre originalité. Il indique en revanche l’extraordinaire promotion de notre sensibilité puisque celle-ci, dans l’unité de la personne participe de plein droit à l’humanité.

Pour cette raison ontologique, la sensibilité humaine peut donc exprimer et faire connaître ce qui est spirituel, mais selon un mode qui, lui, est corporel. Pensons aux caresses, aux baisers, aux étreintes, aux pleurs, et cette liste n’est pas limitative.

Inversement, cette promotion de notre sensibilité nous rappelle que la vérité de notre être n’est pas d’abord présente dans notre conscience psychologique : « je suis ce dont j’ai conscience » ,mais dans notre corps. Je ne serai pas le premier à souligner ce fait que par notre corps nous appartenons à la terre, « humus » et que cet humus-là est notre socle. Cette « humilité » est notre vérité.

Ces quelques réflexions éclairent, me semble-t-il, une certaine confusion contemporaine.

Comme souvent dans l’histoire, individuelle et collective, une période prend conscience d’elle-même en s’opposant à celle qui la précède. Or, je l’ai rappelé plus haut, une mentalité vaguement spiritualiste, marquée par l’influence de Descartes – je parle ici d’ influence, je ne parle pas de doctrine – a souvent cru que l’homme était à penser comme la réunion inintelligible de deux substances étrangères l’une à l’autre : la pensée et le corps.

Ce dualisme, larvé ou ouvert, s’est maintenu sous des formes diverses, mais il a induit par ses outrances et ses invraisemblances un mouvement inverse du balancier.

L’homme est maintenant devenu, pour nombre de nos contemporains, un animal plus ou moins instinctif, mais dont le comportement n’obéit à aucune réalité strictement irréductible à la matière. Telle me semble être la conviction largement répandue dans la culture contemporaine.

Pour ce qui concerne notre sujet, cette conviction se traduit ainsi : puisque l’homme est un animal, sa ressemblance génétique, morphologique, comportementale avec les primates est le signe d’une continuité ontologique avec eux.

En d’autres termes, alors que le dualisme représentait une rupture et même une opposition entre les deux substances, âme et corps, la mentalité matérialiste pose une continuité entre les espèces animales les plus évoluées et la dernière d’entre elles, la nôtre, l’espèce humaine.

Je me suis efforcé de montrer qu’il était possible et nécessaire, pour respecter la totalité de ce que nous connaissons, de ne pas faire jouer l’une contre l’autre, la continuité et la rupture.

L’espèce humaine est constitutivement animale. Mais, la manière dont elle l’est, selon le « logos », c’est-à-dire selon l’intelligence, marque une évidente rupture. Ceci peut être montré également sur un plan « pratique ». J’en viens donc à la troisième partie de mon intervention.

III – L’aspect éthique

Cette communication se plaçant sous le signe d’un dialogue entre philosophie et science, je commencerai par rappeler une pensée d’Aristote.

Celui-ci indique que l’homme pervers est pire qu’une bête.

Mon seul commentaire direct est que c’est parce qu’il est un animal raisonnable qu’il est pire qu’une bête.

Une précision de vocabulaire tout d’abord.

Le mot ‘‘bête’’ signifie dans la culture classique l’animal non-raisonnable. Celui-ci, compte tenu des capacités cognitives et affectives de l’espèce à laquelle il appartient réagit au monde et doit réagir car, s’il n’avait pas les moyens de le faire, il serait évidemment éliminé. Cependant – et pour cette raison même, son adaptation- son agir est strictement limité.

Sauf à basculer dans un anthropomorphisme style Le roi lion, sympathique peut-être mais irréaliste, le lion ne se comporte pas en roi et le renard ne peut être son conseiller.

C’est pourquoi, lorsque nous parlons de « comportement », nous devons redoubler d’attention et ne pas plaquer paresseusement sur des comportements apparemment similaires, une signification identique.

À vrai dire,le mot même de « comportement » dont je viens de me servir est lui-même problématique. Car chez nous, dans notre espèce, on peut évidemment prescrire ou proscrire un comportement mais chacun d’entre nous est maître de sa conduite.

Le « comportement » désigne donc la manière repérable et manifeste d’agir.

La « conduite » désigne l’étonnante richesse de l’agir humain qui commence dans l’intention et se termine dans le mouvement de notre corps et dans les modifications ou transformations du monde extérieur, modifications ou transformations dont nous sommes responsables.

Telle est la raison pour laquelle Aristote pointait en quelque sorte le danger du manque d’éducation – « l’homme pervers est pire qu’une bête » – et ultimement le péril que constitue l’affaiblissement des mœurs.

Grâce à son intelligence raisonnable quelque chose d’infini s’insinue toujours en bien ou en mal dans la manière humaine de vivre et d’agir : une inquiétude, des valeurs ou des contre-valeurs.

Par voie de conséquence, on ne peut tabler sur une limitation intrinsèque, une régulation automatique et bonne, de l’agir humain.
Individuellement et collectivement, aucun instinct ne garantit que nous réussirons notre vie.

Notre tradition éthique a cru pouvoir lire ici un des signes les plus éloquents de notre grandeur et de notre dignité.

Sans nier l’importance de l’éducation familiale ni des coutumes sociales, cette mise en évidence de notre capacité personnelle et libre de vivre et d’agir, constituait jusqu’à présent comme la signature même de l’humanité.

Des tentatives se multiplient actuellement qui tendent à montrer que ce que nous appelions autrefois‘‘moralité’’, n’est en fait qu’un autre nom de la pression sociale, elle-même liée à l’affectivité.

En raison de l’importance du sujet, je me concentrerai sur trois termes dont le sens est en quelque sorte menacé par ces entreprises : le droit, le respect et l’éducation.

a) Le droit, tout d’abord.

Que la loi du plus fort soit ou non naturelle, je veux dire : qu’elle organise de facto la vie de certaines espèces, restera en dehors de mon propos. Il est parfaitement possible qu’ existe également des instincts de coopération, venant contrebalancer ce qui à l’évidence se produit entre certaines bêtes, à savoir que certaines d’elles tuent les autres et ceci sans que personne pour l‘instant y trouve à redire.

La dualité proie-prédateur semble bien attestée dans la nature. Or, certains défenseurs de la cause animale voudraient accréditer la thèse selon laquelle certains animaux pourraient ou devraient se voir reconnaître des droits au motif qu’ils sont sensibles.

J’attirerai votre attention sur un double fait ainsi que sur la thèse qui sous-tend cette attitude.

Tout d’abord on s’adresse à la sensibilité, à l’empathie, de ceux que l’on cherche à convaincre de cette cause : les animaux souffrent et vous aussi, alors…

Qui plus est, aucun animal connu n’a élevé de protestation contre le sort qui lui était fait, lorsqu’il était, lui ou ses congénères, victime de son prédateur. Ce que je veux dire, c’est qu’il y a bien ici projection à partir de nos actes. Être victime d’une injustice cela nous savons ce que ça veut dire. Mais nous plaquons cela sur le comportement animal : être pris pour une proie par un prédateur.

La thèse enfin.

La thèse, c’est qu’il devrait y avoir un droit, un droit des animaux.
Jusqu’à présent, le droit désignait fondamentalement un lien proprement humain que les personnes en société instituent en vue de garantir leur être et leurs biens.

La logique de la situation est claire alors : si j’ai des droits, vous avez des devoirs envers moi. Et inversement, si vous avez des droits, j’ai des devoirs envers vous.

Qui ne voit pas l’étrange dissymétrie qui ne manquerait pas de se produire en accordant des droits, au sens strict du terme, aux animaux ? Ils seraient habilités, directement ou indirectement , à réclamer le respect de leurs droits, mais étant d’autre part irresponsables, nous ne pourrions, nous, exiger d’eux le respect des nôtres.

Que deviendrait la notion d’égalité qui, jusqu’à présent au moins, était extraordinairement liée à la notion de droit ?

Ceci m’amène à mon deuxième terme .

b) La notion de respect.

C’est, vous le savez, un terme à la mode, et qui, en ces temps de crise jouit d’une bonne cote à l’argus des valeurs morales.

Ce n’est toutefois pas une raison pour ne pas l’interroger. Que veut-il dire, à quoi renvoie-t-il et qui le mérite ?

Comme il est très employé, ce terme connaît une extension de sens qu’il nous faut d’abord indiquer.

On devra respecter, disent certaines notices d’emploi, les quantités d’ingrédients prescrites par la recette…

Ici, me semble-t-il, pas de problème. Le mot respect n’a pas de sens moral, mais il indique simplement et pragmatiquement que si vous voulez obtenir le type de gâteau dont parle la recette, vous devez suivre les indications.
Dans d’autres cas, l’emploi du mot « respect » est moins clair. Ainsi je vous prête ma voiture et j’ajoute : ‘‘Veuillez respecter ma voiture’’.

À mon sens, on assiste ici à un début de confusion. La carrosserie en elle-même, n’a rien de respectable mais ma propriété, elle, oui ; car c’est la mienne.

Autrement dit, en parlant de la voiture, je parle en fait de moi qui suis respectable parce que je suis humain, tout comme vous.

Et de fait, quels que soient nos sentiments les uns à l’égard des autres nous savons que nous devons nous respecter, ce qui signifie que nous ne devons pas nous faire du tort car nous sommes les uns et les autres – et c’est le cas de tous les être humains – dignes d’être respectés.

Il est devenu nécessaire, me semble-t-il, d’indiquer que ceci n’a pas d’équivalent dans le monde animal pris comme un tout. Les animaux dominent les uns sur les autres et ceci peut nous faire souffrir. Mais rien dans leur comportement n’atteste l’existence du couple de termes qui signe la présence de l’humanité : le droit et le respect.

c) L’éducation.

C’est avec le troisième terme : l’éducation, que je voudrais conclure ces réflexions.

L’animal – ou pour mieux dire la bête, — nous a révélé que nous sommes des animaux mais pas des bêtes précisément.

Or ceci concerne tant notre être que notre agir. Sur le plan de l’agir, cela implique que cette étonnante animalité nous constitue est humaine, dès le début, mais qu’elle doit acquérir – c’est notre responsabilité – son épanouissement propre. Telle est la grandeur de l’éducation.

L’éducation, pour des raisons qui se trouvent dans cette conférence, peut apparaître comme du dressage, mais ne l’a jamais été et ne le sera jamais.

Chaque homme doit en effet s’approprier le ou les types de comportements qui lui sont enseignés afin qu’ils deviennent , en lui et par lui, conduite personnelle.

Ceci n’a évidemment rien d’automatique et n’a pas d’équivalent dans le règne animal.

Ce n’est possible que lorsqu’on dit à l’enfant ce qu’il est. Dire la vérité sur la nature de l’homme fait vraiment partie de l’éducation.

Cela se développe grâce à l’interrogation honnête et pacifique sur celui qu’il est : « Qui suis-je ? » est ici la bonne question.

Mais tout cela repose sur l’exigeante responsabilité des adultes qui révèlent, par leur appétit du futur, qu’il vaut la peine d’épanouir son animalité raisonnable.

Il m’a semblé utile de conclure ainsi, dans cette Académie qui conjugue – si j’ai bien compris sa raison d’être – le goût pour la réflexion et le désir de servir authentiquement la vie sociale.

ÉCHANGE DE VUES

Père Jean-Christophe Chauvin :
J’ai été sensible à ce que, dans votre exposé, vous n’opposiez pas l’animalité de l’homme à ce qui est proprement humain, mais qu’au contraire vous présentiez le côté corporel de l’homme comme proprement humain.

Est-ce que vous pourriez un peu développer cet aspect ?

Jean-Marie Meyer :
C’est l’articulation la plus délicate…

Pour en parler on devrait ajouter à nos héritages grecs et latins ce que dit la Bible : celle-ci parle de l’homme au travers du terme de « chair ».

Aristote, lui, avait montré deux choses. D’une part, que l’intelligence est irréductible au corps et que notre connaissance commence grâce au sens du toucher. Notre expérience complète de la condition humaine nous pousse à ne pas séparer le spirituel et le charnel. A cet égard l’expérience humaine retrouve la vérité de notre personne.

Notre expérience dans sa dimension la plus profonde réunit l’intelligence et ses capacités d’interrogation transcendantes et notre corps qui, par toutes ses fibres nous relie à la nature.

Le concept biblique de chair dit, à sa manière, que l’homme récapitule en lui l’univers et l’ouvre à l’agir divin.

Geneviève Boisard :
J’ai été très frappée, de ce que vous disiez : que la personne est une.

Mais quand on est confronté à la mort, comme cela m’est arrivé très récemment, et qu’on voit un corps qui n’est plus la personne qu’on a aimée, on se dit que cette unité est dissoute et qu’elle ne se retrouvera, probablement, qu’à la résurrection des corps.

Vous avez parlé de la chair dans la Bible et – à moins que je ne me trompe – l’idée de la résurrection n’est apparue que très progressivement, dans la Bible. Elle n’est pas immédiate.

Alors, je me demandais ce que le philosophe aurait à répondre à cette question.

Jean-Marie Meyer :
Le philosophe en tant que philosophe ne sait pas répondre à cette question.

La Foi chrétienne, en revanche, comporte une dimension d’espérance dans la résurrection des corps.

Lorsqu’Aristote parle de la mort il souligne un fait de grande portée : la cadavre n’est pas le corps de l’animal. Le cadavre , c’est le corps qui se décompose et qui ne retient que pour peu de temps, l’apparence que nous lui connaissions durant sa vie. Le vrai corps de l’animal c’est le corps vivant capable de bouger et de sentir.

Notre expérience, elle aussi , nous le montre : faire l’expérience d’une autre personne c’est la saisir en tant que vivante. Cette expérience est tout à la fois physique, psychologique et spirituelle.

Dominique Laplane :
Je voudrais vous dire à quel point j’approuve tout ce que vous avez dit sur la sensibilité.

Je peux m’appuyer sur l’expérience de mon collègue Damazio qui a donné de ce point de vue des informations d’une extrême précision, d’un extrême intérêt. Je m’appuierai par exemple sur son célèbre malade EVR qui avait des lésions neurologiques du lobe frontal très importantes entraînant exclusivement à des troubles comportementaux : c’était un Américain bien sur tous les points de vue, il est devenu une crapule, pas violente mais sans moralité. Ce qui est extraordinaire dans cette observation, c’est la perte du sens éthique état sa seule symptomatologie.

Damasio a montré chez ce malade et chez d’autres analogues que ces troubles paraissant en corrélation – on ne peut en dire davantage, bien sûr – avec une perte de la « résonance » des sensibilités corporelles liées à l’émotion.. Il s’agit de sensibilité interne, bien sûr, mais pour les sensibilités liées à l’extérieur, il ne mentionne que la sensibilité cutanée à l’exclusion des autres « sens ».

Les livres que Damazio a écrit sur Descartes, Spinoza…sont factuellement intéressants même si je ne souscrits pas du tout à sa philosophie, mais c’est une autre question. Je ne parle ici que du point de vue du neurologue.
Toujours du même angle de vue il y a un point sur lequel je voudrais insister aussi parce qu’il est généralement négligé, c’est le langage et la désignation comme signes d’intersubjectivité, l’intersubjectivité étant probablement la caractéristique la plus fondamentale du psychisme humain.

Du point de vue du langage, la démonstration est extrêmement simple. Tous les sourds-muets qui vivent en groupe ont inventé un langage des signes. Or il s’agit d’un vrai langage, mais ce n’est pas le lieu de développe ce point Vous pouvez prendre d’autres exemples illustratifs de ce besoin d’intersubjectivité, le locked-in syndrome par exemple, illustré dans un livre à succès : « le Scaphandre et le papillon ». Ces patients ont perdu tous les moyens d’expression orale ou gestuelle car ils sont totalement paralysés, les seuls mouvements qui leur restent possibles sont ceux des paupières. Mais comme ils sont intellectuellement intacts, ils inventent avec leur paupière un code, une sorte de morse qu’un entourage attentif réussit à interpréter. Cette volonté de communiquer non pas des informations objectives mais des sentiments, de les faire partager, c’est ça la caractéristique la plus fondamentale du langage.

La désignation est aussi très intéressante car c’est un geste qui est propre à l’humain de montrer un objet distant, pour attirer l’attention. C’est la mère qui le fait d’abord, mais l’enfant comprend, et le geste de désignation apparaît en même temps que le langage.

Et cela a été très bien étudié par un de mes jeunes collègues, Dominique Jean Denis Degos, très prématurément décédé, qui a bien montré tout cela et cela peut s’interpréter de la même manière que le langage, comme de l’intersubjectivité.

J’insiste beaucoup, dans mes propres travaux, sur le langage des sourds-muets parce qu’on n’en parle jamais. Or les gens qui ont essayé d’apprendre le langage des signes n’ont pas pu ignorer que les sourds-muets avaient inventé ce langage et c’est vrai de tous les sourds-muets vivant entre eux, bien sûr. S’ils sont perdus dans la masse des non-sourds, ils ne peuvent pas établir ce langage faute d’interlocuteur, ce qui ne les empêchent pas de développer une pensée sans langage, testable par des tests non verbaux.
Ces langages des signes inventés par les sourds muets montrent bien que si les singes ne parlent pas, ce n’est pas à cause de leur larynx mais parce que leur cerveau n’est pas organisé pour la vie intersubjective et le langage reste ainsi absolument le propre de l’homme.

Jean-Luc Bour :
Deux remarques.

La première sur l’unité entre le corps qui ressent et l’intellect. La remarque, c’est que quand quelqu’un souffre à un certain niveau, il perd la raison. Ça montre bien l’inter-activité entre les deux. Et d’une certaine manière, lorsque la souffrance baisse, on est capable de transcender pourquoi on a souffert ou de l’accepter et puis la dépasser.

La deuxième remarque concerne la fin de votre intervention quand vous avez parlé de droit, de respect et d’éducation. En tant que directeur, j’ai souvent à expliquer à mes vendeurs, qui ont des difficultés à se faire payer, qu’il y a le respect du droit, le respect du contrat. Je parle devant des professeurs de droit donc je resterai modeste.

Et quand on parle du respect du contrat, cela englobe beaucoup de choses. Il indique une recette et on est obligé de suivre la recette pour respecter le contrat, pour respecter l’accord.

Cela entraîne d’un autre côté le respect de la personne qui a signé le contrat. Et je rajouterai un mot que je n’ai pas entendu qui est le mot ‘‘confiance’’. On connaît tous l’importance de donner confiance en elle à la personne qu’on cherche à éduquer ; ceci pour finir la boucle avec le mot éducation dont vous avez parlé.

Aussi je voulais rajouter, après la notion du contrat, le mot de confiance. Quand le contrat n’est pas respecté par une des parties, c’est l’autre partie qui n’est pas respectée, et la confiance est brisée.

Jean-Marie Meyer :
A vos deux remarques, je voudrais juste ajouter deux réflexions.

Dans le contrat, c’est la notion de droit qui importe.Mais il y a aussi autre chose : chacun des deux respecte sa parole ainsi que celle de l’autre. Or ici on retrouve , sur un plan éthique, le propre de l’homme.

D’autre part, votre Académie s’intéresse particulièrement à l’éducation. Or je voudrais vous rapporter ce que j’observe fréquemment en dialoguant avec les jeunes. Beaucoup d’entre eux vivent des situations familiales difficiles et manquent de confiance en l’avenir. Plus précisément ils se défient d’autrui et souvent, aussi, d’eux-mêmes.Il y a là un défi éducatuf qu’il est vital de relever.

Le Président :
Dans la vie – je pense aux questions économiques, mais cela concerne évidemment un domaine plus large –, la confiance est une valeur essentielle à assurer.

Par ailleurs, dans ce que vous avez dit, et en particulier si je me réfère à ce par quoi vous avez terminé, je voudrais retenir vos propos sur l’éducation. Je vous remercie au passage d’en avoir souligné l’importance puisque nous sommes une Académie d’études sociales mais aussi d’éducation.

Nous réfléchissons beaucoup en ce moment à la question de la transmission. Elle est aussi présente dans le thème de cette année avec la communication : « Etre né de… » ; cela rejoint la question de l’éducation et de la transmission.
La question, peut-être un peu naïve, que je voudrais vous poser est la suivante : l’enfant sauvage, quel est son statut, son identité. Est-ce que c’est une bête ou un être humain ?

Dominique Laplane :
La question des enfants sauvages est un problème qui est compliqué, extrêmement stérile plutôt, parce qu’il n’y a rien à en tirer.

Il n’y a rien à en tirer : pour quelles raisons ? Il y a très peu de chance pour qu’un enfant sauvage soit un enfant normal issu de parents normaux. Par conséquent, on ne peut rien savoir des maladies qu’ils pouvaient avoir, des troubles même cérébraux, éventuellement.

Et ce n‘est pas vraisemblable qu’on ait laissé dans la nature un enfant normal et, encore une fois, que des parents normaux l’aient fait.

Alors, pour moi, il n’y a rien à tirer de la question des enfants sauvages

J’ai beaucoup travaillé sur la question du langage et je me suis posé la question du défaut de langage dans la petite enfance. C’est le langage qui est indispensable aux petits, le bain affectif associé au flot de langage alors que l’enfant ne peut rien comprendre d’autre que ‘‘je t’aime’’. En revanche, montrer que les enfants sauvages sont devenus ce qu’ils sont parce qu‘ils n’ont pas eu ceci ou cela, ce n’est pas possible.

Le thème est très attirant, mais il n’est pas exploitable.

Jean-Marie Meyer :
J’aimerais simplement souligner ce que vient de dire le Professeur Laplane.

Les journalistes lâchent dans le public des hypothèses qui passent pour des faits ou des vérités scientifiques sans que personne ne vienne tempérer l’ardeur de convictions souvent mal fondées. Lorsque nos devanciers parlaient de Romulus ou de Remus est-il vraiment certain qu’ils parlaient de la fondation historique de Rome ?

Or, en dépit de tant de découvertes opérées par les sciences il se pourrait bien que l’on assiste aujourd’hui à un retour des croyances mythologiques.

Philippe Laburthe-Tolra :
Je pense que le langage animal mériterait un peu plus d’égards, parce qu’il indique avec quelle complexité, en particulier chez les insectes sociaux, peut s’établir la communication.

Ceci dit, ce n’est pas du tout la même chose pour l’homme. Le problème du langage humain, c’est qu’il n’a pu s’établir qu’à partir du moment où peut se constituer la fameuse double articulation du langage.

J’ai suivi un colloque très intéressant sur le paléolithique à la Cité des Sciences de la Villette, et on a bien montré que le symbolisme intervient tardivement.

L’homo sapiens de Néanderthal apparaît il y a 300 000 ans n’est-ce pas.et Il n’y a que 100 000 ans environ qu’apparaît la complète hominisation avec homo sapiens sapiens, l’homme de Cro-Magnon. Son prédécesseur montre quand même des activités où le symbolisme intervient : les rites, le rituel, il enterre les morts, etc. il préserve le feu. À ce moment-là on doit penser que l’homme de Néanderthal, l’homo sapiens, s’était mis à parler.

Mes collègues du Muséum ont reconstitué le larynx de l’homme de Néanderthal et ont su quels sons il pouvait émettre. Il est impossible que symbolisme et parole humaine ne soient pas coexistants, avec la double articulation du langage.

Et je suis très content, car je pensais que le langage n’avait commencé qu’avec le sapiens sapiens de Cro-Magnon : eh bien non, l’homo sapiens parlait déjà.

Dominique Laplane :
Je suis fasciné par la paléoanthropologie. C’est une science remarquable par la pauvreté des faits et la surabondance de interprétations.

Concernant le langage, on dit n’importe quoi, n’importe comment. On n’a pas de langage fossile enregistré, le langage écrit est extrêmement tardif. Quand l’homme a commencé à parler ? on n’en sait rien. Y a-t-il eu des langages intermédiaires entre les cris animaux de signalisation et le langage accompli ?

On n’en sait rien Pour expliquer l’absence de langage chez les préhominiens, on a invoqué la position du larynx, elle-même déduite de la forme du squelette. Ça n’a rien à voir avec le langage. Car si les singes avaient un « instinct du langage », ils auraient pu inventer un langage des signes, comme l’ont fait les hommes sourds-muets. L’influence du larynx sur le langage a été longtemps acceptée comme une évidence et elle est démontrée fausse à l’aide d’une observation accessible depuis le 18ème siècle !

De l’homme de Neandertal, on a dit qu’on avait trouvé le gène FOX P2 en qui on a voulu voir le gène de la parole. Tous ça, c’est de la fausse science, une fausse compréhension du rôle des gènes organisateurs comme les gènes de type FOX. C’est complètement bidon. Je suis désolé de devoir être aussi catégorique.

Les indicateurs de langage invoqués sont tous suspects, par exemple la nécessité du langage pour transmettre des techniques qui restent relativement rudimentaires et copiables ; les indices d’humanisation comme les sépultures sont rendues suspectes par la longue cohabitation des néandertaliens et des sapiens sapiens etc. En un mot rien d’utile pour éclairer le passage de l’animal à l’homme qui garde tout son mystère.

Jean-Marie Meyer :
Je n’ai rien à ajouter sauf à vous remercier pour votre bienveillante attention.

Séance du 13 novembre 2008