Par Anna-Marie Libert, Philosophe, théologienne, licenciée en sciences religieuses de l’université de Louvain

Bernard Lacan : Lors de l’entretien que nous avons eu avec vous, le Président Lecaillon et moi, nous avons l’un et l’autre retiré la conviction très forte que notre Académie avait visé juste en vous demandant de venir nous faire bénéficier de votre expérience dans nos travaux annuels sur : Homme et femme Il les créa.

Viser juste, c’est choisir un thème fort pour une intervention. Et le thème sur lequel vous nous invitez ce soir à réfléchir est en soi un fait tout à fait central : Le “gender” dans les institutions internationales, un thème central, mais aussi méconnu.

Et pourtant, c’est au cœur des grandes institutions internationales, et en particulier dans les différentes entités des Nations Unies, que se forment et se développent de nouveaux courants de pensée qui inspirent sur le long terme de grands programmes d’action dits humanitaires dans le langage courant.

Des courants de pensée souvent étranges et déroutants, parfois pervers, et qui peuvent avoir de la dignité de l’homme une vision tronquée, déformée voire dévoyée, mais qui prolifèrent sous le masque d’ambitions généreuses.

Connaître ces idéologies, en particulier celle du « gender » qui : « veut rompre avec le tabou du schéma binaire homme-femme » est naturellement essentiel pour nos travaux. Nous devons cerner ces idéologies et les saisir dans leurs racines dans leur milieu de croissance et déceler leurs prolongements.

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Pour ce faire encore faut-il que la réflexion soit sérieuse et qu’elle soit guidée par une vraie compétence. C’est le bonheur que nous avons avec vous pour cette séance, et j’aimerais vous en remercier bien vivement !

Philosophe, théologienne, licenciée en sciences religieuses de l’université de Louvain, professeur, vous êtes au cœur du sujet qui nous concerne. Vous avez centré vos analyses sur l’étude de la pensée de Malthus et vous nous direz combien cette pensée reste essentielle dans l’actualité.

Vous participez à de nombreux congrès internationaux consacrés à la famille, à la ville et aux questions de population.

Depuis près de vingt-cinq ans, vous collaborez étroitement avec Monseigneur Schooyans, dans ses analyses et publications sur la manière dont les organisations internationales abordent les défis moraux de notre monde.

Vos qualités intellectuelles et votre talent dans le domaine informatique pour recueillir l’information ont été déterminant pour la qualité de l’ouvrage à grand succès que vous avez publié avec Monseigneur Schooyans en 2006 : Le terrorisme à visage humain.

Qualité du thème, qualité de l’intervenante, nous voilà comblés.

Anna-Marie Libert : L’exposé que je vais vous présenter se situe dans le prolongement de recherches menées depuis de nombreuses années par Mgr Michel Schooyans. J’ai en partie collaboré à ces recherches.

Nous allons parler du « gender » dans les institutions internationales. Je n’aborderai que la question de l’ONU. J’ai besoin de faire un exposé historique relativement long. En effet, pour comprendre l’engouement suscité par le « gender » à l’ONU, il nous faut remonter dans l’histoire de la pensée occidentale afin d’y retrouver les origines des idées véhiculées à l’heure actuelle sous le couvert du « gender ».

En 1798, Thomas Robert Malthus (1766-1834) publie un Essai sur le principe de population. Ce petit ouvrage d’environ 150 pages va avoir un retentissement considérable. Sur la seule base de la croissance de la population dans certaines régions nord-américaines colonisées par les Anglais, Malthus adopte et défend avec ardeur l’idée de progression géométrique de la population par rapport à la progression arithmétique des subsistances. Malthus voit donc le rapport entre population et subsistances de manière pessimiste. Dieu a voulu qu’il y ait des pauvres et des riches, et Il a voulu qu’il n’y ait pas assez de nourriture pour tout le monde. On ne peut rien y faire. Comme la population augmente plus vite que les subsistances, il ne faut surtout pas courir le risque d’un accroissement de la population en aidant les pauvres.

Le pessimisme de Malthus est partagé par son contemporain Jeremy Bentham (1748-1832). Bentham est d’accord avec le principe de population formulé par Malthus, mais Bentham, qui est athée, remplace Dieu par la Nature. C’est la Nature qui a voulu un accroissement différent de l’homme et de la nourriture. Logique avec l’utilitarisme qu’il prône, Bentham recommande en termes voilés l’emploi de moyens contraceptifs. Bentham prend aussi la défense de l’homosexualité, comme de l’infanticide dans le cas par exemple des enfants illégitimes. Entre un nouveau-né et sa mère, il faudrait privilégier l’être humain déjà là plutôt que l’être humain futur.

Il y a dans le cercle des amis de Jeremy Bentham des gens qui vont se lancer dans la publication et la distribution de brochures prônant la contraception. C’est la naissance du mouvement néo-malthusien. Les néo-malthusiens combinent la thèse malthusienne sur le rapport population-subsistances avec la thèse du droit au plaisir sexuel sans risque de procréation.

Le 19è siècle voit aussi la naissance du mouvement eugéniste. Une idée fait son chemin : une charité peu réfléchie encourage les faibles, les pauvres, les inadaptés à avoir des enfants. Elle aide ces enfants pauvres, sans instruction, à vivre, survivre et se reproduire. La fécondité des pauvres étant plus élevée que celle des classes sociales plus instruites, les pauvres risquent à terme d’être par leur nombre une menace pour les classes instruites. Galton, cousin de Darwin, estime que la sélection naturelle est insuffisante ; il préconise la sélection artificielle. En outre, le danger qui pèse sur les familles pauvres pèse davantage encore sur les nations pauvres. La situation démographique de l’Inde préoccupe la Grande-Bretagne et y est étudiée.

Aux États-Unis, une figure de poids du mouvement néo-malthusien apparaît : Margaret Sanger, née en 1879 et décédée en 1966. Se présentant comme un esprit éclairé désireux d’aider les pauvres, Margaret Sanger mêle dans ses écrits féminisme, néo-malthusianisme et eugénisme. Elle plaide pour l’accès à la contraception pour les femmes afin qu’elles puissent vivre librement leur sexualité. Elles doivent pouvoir jouir du plaisir sexuel comme les hommes, sans craindre la maternité. Son discours aux classes sociales pauvres décrit avec force détails leur condition misérable. Mrs Sanger déclare que seul le contrôle des naissances fera sortir les pauvres de la misère. Aux élites, elle déclare que l’amélioration de la race passe par l’accès des individus les moins sains à la contraception. Margaret Sanger ne remet nullement en question les inégalités sociales.

Margaret Sanger a forgé l’expression Birth Control. Le terme est très clair : il faut contrôler les naissances. Au niveau international, les races autres que la race blanche, occidentale, anglo-saxonne, risquent d’envahir le monde. Dans un discours prononcé en 1920, Margaret Sanger dit clairement qu’on ne peut demander aux autres races de diminuer leur population alors que l’on encourage les naissances en Amérique. Margaret Sanger va faire campagne au niveau international.

1927 : Genève, Conférence mondiale sur la population

La première conférence mondiale sur la population a lieu à Genève en 1927. Grâce à la fortune de son mari, Margaret Sanger met cette conférence sur pied. Dans ses mémoires, elle écrit que, selon elle, la Société des Nations doit inclure dans son programme le contrôle des naissances et déclarer officiellement que chaque nation a le devoir de limiter ses habitants au prorata de ses ressources afin que la paix internationale soit sauvegardée. Cette conférence réunit d’éminents experts sur les questions de population.

Quand on regarde attentivement la liste des participants, on s’aperçoit que Margaret Sanger a fait appel à de nombreux eugénistes. Une session entière de la conférence est d’ailleurs consacrée à la « fécondité différenciée » (« differential fertility »). Cette session est animée par le professeur Julian Huxley, ami de Margaret Sanger, dont nous aurons l’occasion de reparler. Par fécondité différenciée, on entend le fait que la fécondité des couples diffère selon leur statut social. Plus le statut social est élevé, plus la fécondité diminue. Contraception et stérilisation sont préconisées. Comme Julian Huxley le dira, la question est ici, non uniquement de la quantité de population, mais aussi de sa qualité. Un orateur suédois remarque que les femmes qui travaillent à l’extérieur ont moins d’enfants.

Le discours adressé aux pauvres est clair : faites comme nous, les riches : contrôlez vos naissances, et vous deviendrez riches comme nous.

Pour l’anecdote, notons qu’une soirée avait été organisée pour les congressistes par Mrs. McCormick, riche amie de Margaret Sanger et future bailleuse de fonds de la recherche pour mettre au point la pilule contraceptive.

1948 : Cheltenham

En 1948, Margaret Sanger organise en Angleterre, à Cheltenham, une conférence internationale sur la population et les ressources mondiales. Cette conférence a lieu sous les auspices de l’association britannique du planning familial, très eugéniste. D’autres conférences l’ont précédée et la suivront, mais cette conférence de 1948 est particulièrement intéressante car les grandes orientations des prochaines décennies s’y dessinent déjà.

Cent cinquante ans après la publication de l’Essai sur le principe de population, l’heure de Malthus a sonné (comme le dira Margaret Sanger) : il est temps de prendre conscience du danger que représente l’accroissement de population face aux ressources de la terre. La solution viendra du contrôle conscient de la population mondiale par l’homme. Les méthodes contraceptives doivent être améliorées. Une association internationale de planning familial devrait être créée, qui pourrait travailler en collaboration avec les agences de l’ONU.

Les souhaits de Margaret Sanger sont exaucés. L’IPPF (la Fédération internationale pour la planification familiale) sera fondée à Bombay en 1952.

En 1954, la première Conférence mondiale sur la population a lieu à Rome sous l’égide des Nations Unies.

1954 : Rome, Conférence mondiale sur la population

La proposition de réunir cette conférence est venue de Julian Huxley, qui devint le premier directeur général de l’UNESCO de 1946 à 1948. Le but de Julian Huxley est très clair : éviter que la planète ne soit atteinte par le cancer ! Et quel est le cancer de la planète ? L’homme. Le temps presse. Futur fondateur du Fonds mondial pour la nature (WWF), Julian Huxley est préoccupé par les effets de l’explosion de la population sur l’environnement. Il faut réagir, éduquer les personnes aux dangers de la situation.

Les débats tournent autour de problèmes démographiques : baisse de la mortalité, augmentation de la population dans les pays du Tiers-Monde, vieillissement de la population dans les pays occidentaux (Sauvy était présent à Rome), examen de la situation dans certains pays sous-développés.

Parmi les conférenciers, nous trouvons le Dr Abraham Stone, membre important de la fédération américaine du planning familial. En 1951, il avait été envoyé en Inde, à la demande du gouvernement, en tant qu’expert de l’OMS chargé de donner des conseils à propos de la méthode de régulation naturelle des naissances. Déjà en Inde, Stone n’avait pas hésité à dire qu’il y avait d’autres méthodes contraceptives plus efficaces. Dans son discours au congrès de Rome, il préconise la poursuite de nouvelles voies de recherches : suppression de l’ovulation, mais aussi empêchement de la nidation. Les masses ont besoin d’une méthode bon marché et efficace.

Le déclin important de la fécondité au Japon est mis en évidence : il est dû en grande partie aux avortements légaux. Si nous examinons les textes sous l’angle du « non-dit », remarquons que les discours ne disent pas en quoi consiste un avortement, ils ne discutent pas de sa moralité. La législation sur l’avortement est vue sous l’angle utilitariste : elle a considérablement contribué au déclin important de la natalité au Japon (800.000 avortements légaux en 1952, et de 200 à 300.000 avortements illégaux).

Les thèmes de l’écologie et du développement sont abordés. Il faut contrôler le facteur population afin qu’il n’affecte pas négativement le développement économique. Certains orateurs recommandent d’approfondir les facteurs qui affectent la fécondité, en particulier l’éducation, la religion, les systèmes de valeurs, mais aussi le statut de la femme.

Parmi les voies discordantes, signalons le discours du Père de Lestapis, qui insiste sur l’éducation à la maîtrise de soi. Pour résoudre le problème de la faim, les pays à économie dominante doivent ouvrir les yeux sur leur avarice !

1965 : Belgrade, Deuxième conférence sur la population

Huit cents cinquante deux experts sont présents à Belgrade ; la plupart viennent des pays du Tiers Monde. Parmi les bailleurs de fonds qui ont permis la tenue de ce congrès, nous trouvons la Fondation Brush, la Fondation Rockefeller, le Population Council, John D. Rockefeller III, autant de personnes et d’organisations non gouvernementales dont le but avéré est la contention de la natalité dans les pays du Tiers-Monde.

Il ne sera pas question pour la Conférence d’adopter des résolutions ou recommandations. Cependant, sur 487 communications, 103 portent sur la fécondité et la planification de la famille. Une session particulière est consacrée à ce dernier thème, preuve que l’idée fait son chemin. Le discours d’ouverture annonce la couleur. Il évoque l’ »explosion démographique » dans le Tiers Monde, phénomène qui met en échec l’espoir d’un niveau de vie meilleur. Les Nations Unies sont prêtes à répondre aux demandes d’assistance de tout pays désireux de juguler l’augmentation de population.

Si pour certains orateurs, le vrai moyen de contenir la croissance démographique, c’est le développement économique, l’industrialisation, l’éducation, la diffusion des techniques agricoles, l’accès aux soins de santé, l’amélioration de la condition sociale de la femme, etc., pour d’autres, il est urgent de passer par une contraception efficace pour juguler l’augmentation de la population, quitte à ce que les gouvernements prennent des mesures draconiennes.

L’utilisation du stérilet, présenté comme une méthode d’avenir, est prônée. En effet, même l’utilisation de la pilule est encore trop dépendante de la motivation des femmes. Les pratiques contraceptives efficaces ne sont souvent adoptées que par des groupes très limités, occidentalisés et à haut niveau de vie et d’éducation. Il faut donc aussi envisager d’autoriser l’avortement.

L’exemple des pays de l’Est est mis en avant : l’avortement y joue un rôle important dans le contrôle des naissances. L’Union soviétique a diminué les naissances grâce à l’avortement, la contraception, la stérilisation, mais aussi l’entrée massive des femmes sur le marché du travail : les femmes qui ont une profession ont moins d’enfants que les femmes qui n’ont pas de profession. Grâce à Marx, Engels et Lénine, la femme travailleuse a été libérée de l’exploitation et de l’inégalité.

1968 : Téhéran, Conférence internationale sur les Droits de l’Homme

Parmi les résolutions de la Conférence de Téhéran, une phrase retient notre attention : « 16. Les parents ont un droit humain fondamental de déterminer librement et de manière responsable le nombre et l’espacement de leurs enfants. »

La planification de la famille devient donc un droit de l’homme. Quant à savoir ce qu’on entend par « déterminer librement et de manière responsable », nous allons avoir l’explicitation dans un autre texte, publié à la même époque.

1969 : New-York, Déclaration sur le progrès et le développement dans le domaine social (proclamée par l’Assemblée Générale de l’ONU le 11 décembre 1969)

Le droit des parents à la planification familiale est réaffirmé (article 4). Pour que ce droit des parents soit effectif, il faut leur fournir la connaissance et l’emploi de tout ce qui existe comme moyens de planification des naissances (article 22).

C’est à la même période que nous trouvons dans des articles, des congrès internationaux des mouvements de planning familial l’idée qu’il faut aller au-delà de la planification familiale, dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement. Diverses mesures sont proposées : légalisation de l’avortement, promotion de la stérilisation, encouragement de l’homosexualité, agents de contrôle de la fécondité dans l’eau de distribution, encouragement des femmes à travailler. Toutes ces mesures « aideront » les parents à agir de manière responsable.

C’est également en 1969 que le Fonds des Nations Unies pour la Population devient opérationnel. Un de ses buts est d’aider les gouvernements à formuler des politiques de population afin d’arriver à la stabilisation de la population mondiale.

1972 : Stockholm, Conférence sur l’environnement
Les gouvernements sont invités à mettre en œuvre les politiques démographiques qu’ils jugent adéquates.

1974 : Bucarest, Conférence sur la population
À la différence des conférences de Rome et Belgrade, un plan mondial d’action sera décidé à la fin de cette conférence.

C’est l’occasion pour différents orateurs des pays du Sud d’affirmer l’idée selon laquelle « le meilleur contraceptif est le développement ». Les couples modifient leur fécondité lorsqu’ils jouissent d’un certain bien-être.

Des représentants d’organismes des Nations Unies insistent au contraire sur l’urgence de la planification familiale. L’organisation mondiale de la santé déclare que l’avortement fait partie des méthodes de planning familial. Pour le Fond des Nations Unies pour la Population, la planification familiale comme droit de l’homme doit être inscrite dans les lois de chaque pays. Le droit individuel des parents doit être harmonisé avec la situation du pays, particulièrement là où les ressources d’un pays dictent une limitation de sa population dans l’intérêt de tous.

Dans le texte final, le droit à la planification familiale est étendu aux individus. Couples et individus doivent être conscients de leurs responsabilités envers la société. L’introduction du mot « individus » entrouvre la porte vers les futures discussions à propos de l’information des adolescent(e)s. Quant à la phrase « responsabilités envers la société », elle ouvre la voie aux mesures coercitives qui vont être appliquées en Inde et en Chine pour les récalcitrants.

1975 : Mexico, Première Conférence sur la femme

La première conférence internationale explicitement consacrée aux femmes est organisée à Mexico en 1975, année internationale de la femme.

Dans son message relatif à la célébration de l’année internationale de la femme, Mme Helvi Sipilä, Secrétaire générale de la Conférence, regrette l’absence de contribution des femmes au développement de leur pays.
« Cela tient à de nombreuses raisons, en particulier au comportement traditionnel des hommes comme des femmes et à la division des droits et responsabilités en fonction de conceptions stéréotypées du rôle des sexes, attitude qui, dans une large mesure a privé les femmes de la possibilité de sortir de leur rôle traditionnel de mère et de ménagère. »

Pourquoi s’intéresse-t-on tout à coup aux droits de la femme ?

La réponse est donnée par Mme Sipilä dans son discours inaugural lors de la conférence de Mexico :
« Il est grand temps de se rendre compte que la négation des droits de la femme et de ses chances est à la racine même de nos problèmes de développement et des maux socio-économiques, incluant l’analphabétisme, la malnutrition, la pauvreté de masse et des taux de croissance de population incontrôlés« .

Le message est clair : le succès des politiques de contrôle de population dépend du succès du contrôle de la fécondité de la femme. Pour y arriver, des mesures doivent être prises : non seulement il faut éduquer les femmes, leur donner une indépendance économique, mais surtout il faut un changement radical de la vision de la femme. Considérer la femme comme mère relève d’une conception stéréotypée dont il faut se débarrasser.

1979 : Cedaw

La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à 1’égard des femmes a été adoptée le 18 décembre 1979 par l’Assemblée générale des Nations Unies. L’article 5 de cette Convention affirme que les États membres prendront toutes les mesures appropriées pour modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels entre hommes et femmes dans le but d’éliminer les préjugés et les pratiques, habituelles ou non, fondées sur l’idée d’infériorité ou de supériorité de l’un des deux sexes ainsi que sur les rôles stéréotypés imposés aux hommes et aux femmes.

1980 : Copenhague, Conférence sur les femmes

Retenons de cette conférence une analyse des racines de l’inégalité vécue par les femmes : la division du travail entre les sexes (le mot « sex » est seul utilisé), division basée sur la maternité. C’est parce qu’elle peut être mère que la femme a été confinée et écrasée dans l’espace privé et écartée de l’espace public, réservé aux hommes.

1984 : Mexico, Conférence sur la population

Lors du discours d’ouverture, M. Salas, secrétaire général de la Conférence, indique clairement que l’objectif prédominant des politiques de population est la stabilisation rapide de la population mondiale, si possible avant la fin du siècle.

Pour y parvenir, plusieurs recommandations sont formulées par la Conférence : accès de tous, y compris des adolescents, à la planification des naissances, implication des gouvernements et coopération avec des ONG comme l’IPPF.

L’article 11 de la Déclaration finale souhaite que le statut des femmes soit amélioré. La taille des familles en sera modifiée. Il faut se demander quel est le but recherché : améliorer le statut de la femme ou diminuer la taille de la famille ?

1985 : Nairobi, Conférence sur les femmes

On y redit les mêmes idées que dans les conférences dont nous venons de parler. C’est la planification familiale et la disparition des stéréotypes à propos des rôles producteur et reproducteur de la femme qui lui permettront de sortir de la misère. Le mot « gender » apparaît à la place du mot « sex » mais il semble que ce mot n’ait guère provoqué de discussions.

1992 : Rio, Conférence sur l’environnement et le développement

Le message de Rio est clair : il faut stabiliser le plus rapidement possible la population mondiale, et le meilleur moyen est d’agir sur la fécondité des femmes.

1993 : Vienne, Conférence Mondiale sur les droits de l’homme

La Conférence mondiale sur les droits de l’homme a déclaré que les droits de l’homme constituent une norme universelle, indépendante de celles de chaque État. Comme la planification familiale en fait partie, les États doivent la promouvoir.

1994 : Conférence du Caire, Population et développement

Le terme « santé reproductive » entre publiquement en scène. Déjà utilisé depuis les années 60 dans des revues spécialisées ainsi que par l’OMS, il est associé aux mots droits reproductifs, santé sexuelle et planification familiale. L’augmentation de la production et de la diffusion des moyens contraceptifs (ou souvent abortifs) fait partie de la politique de santé reproductive, dès l’adolescence. C’est toujours la même vieille idée : contrôler la population mondiale, et ce par tous les moyens. La santé reproductive devient une affaire d’individus, non de couples. Quant aux familles, elles sont présentées comme ayant un caractère polymorphe.

1995 : Charte de l’IPPF

L’IPPF publie en 1995 un document qui met en forme les droits reproductifs. L’IPPF pousse le machiavélisme jusqu’à utiliser les droits de l’homme pour justifier l’avortement, le refus de la liberté de conscience, etc. Ce texte servira de référence dans de nombreux textes officiels de l’OMS et du FNUAP.

1995 : Pékin, Conférence sur les femmes

Dès avant la conférence de Pékin, des ONG se sont activées pour faire passer les idées féministes. WEDO (organisation s’occupant d’environnement et de développement selon un point de vue féministe), dirigée par Bella Abzug a dominé les ONG et exercé d’énormes pressions pour faire passer le terme « gender ». Nous avons vu que ce terme se retrouvait dans le rapport final de Nairobi, dix ans plus tôt. Cependant, la passion avec laquelle Bella Abzug a tenu à inclure ce terme a attiré l’attention de nombreux délégués. Que signifie exactement le terme « genre », tant défendu par les féministes nord-américaines et européennes ?

Selon un texte de l’OMS, le mot « sexe » fait référence aux caractéristiques biologiques et physiologiques qui définissent les hommes et les femmes. Le mot « genre » fait référence aux rôles, aux comportements, aux activités qu’une société donnée considère comme appropriés pour les hommes et les femmes. « Mâle » et « femelle » sont les catégories du sexe, tandis que « masculin » et « féminin » sont les catégories du genre. Le sexe ne varie pas, tandis que les aspects du genre peuvent varier considérablement selon les sociétés.

Il faut déconstruire les genres « masculin » et « féminin », c’est-à-dire amener chacun à se rendre compte que sa vision de l’homme et de la femme repose sur des constructions sociales souvent marquées par la domination masculine. En effet, la théorie du féminisme du genre repose sur une interprétation néo-marxiste de l’histoire : Friedrich Engels montre que nous trouvons la première oppression d’une classe sur l’autre dans le mariage monogamique. Le sexe féminin est opprimé par le sexe masculin. Cette idée est clairement exprimée dans le rapport final de la Conférence de Pékin :
« 185. L’inégalité dans la vie publique commence souvent par des comportements et pratiques discriminatoires et des rapports de force déséquilibrés entre les sexes au sein de la famille (voir par. 29). À cause de la division inégale du travail et des responsabilités au sein des ménages, elle-même fondée sur des rapports de force inégaux, les femmes n’ont pas le temps d’acquérir les connaissances nécessaires pour participer à la prise de décisions dans les organes publics. »

La maternité est source de discriminations et limite la pleine participation des femmes dans la société (§ 29 du Programme d’action). Selon les féministes du genre, il faut casser ce modèle masculin et féminin, qui a conduit à l’établissement du couple monogamique et hétérosexuel, dans lequel la sexualité est vue comme ayant aussi un rôle procréatif. Au contraire ! Il n’y a pas qu’une forme monolithique de sexualité, l’hétérosexualité, liée à une forme de plaisir, mais il y a des sexualités multiples, liées à des érotismes, des plaisirs multiples.

Selon les féministes, chacun a le droit de définir (ou de redéfinir) sa propre identité de genre, indépendamment de ses chromosomes. Chacun a le droit d’orienter son désir sexuel vers qui il veut : les homosexuels, les lesbiennes, les bisexuels, les transsexuels, les travestis, les hermaphrodites, etc. ont des formes de sexualité qui équivalent à l’hétérosexualité. L’expression sexuelle personnelle ne doit en rien être freinée par la religion, la morale ou la loi. Le texte de Pékin laisse la porte ouverte à une telle interprétation en reprenant l’idée déjà émise au Caire : « La famille prend diverses formes selon les systèmes culturels, politiques et sociaux. »

Les femmes doivent sortir de la famille et trouver leur épanouissement dans le travail à l’extérieur.
« 30. (…) Le soin de s’occuper des enfants, des malades et des personnes âgées incombe surtout aux femmes, en raison de l’inégalité avec les hommes et d’un déséquilibre dans la répartition du travail, rémunéré et non rémunéré, entre les sexes. »

Cet extrait est très clair. Le fait de s’occuper de ses enfants est un signe d’inégalité, d’infériorité. Pour que la femme devienne l’égale de l’homme, il faut qu’elle puisse occuper un emploi rémunéré et non se consacrer à sa famille. Elle y parviendra en passant par la planification familiale. Le paragraphe 92 affirme :
« Il faut être en bonne santé pour pouvoir mener une vie productive et satisfaisante et les femmes n’auront aucun pouvoir d’action tant qu’elles ne jouiront pas du droit de gérer tous les aspects de leur santé, en particulier leur fécondité. »

Chaque être humain a droit au « meilleur état possible de santé en matière de sexualité et de procréation » (§ 95), ce qui va permettre de constater à propos de l’avortement que « les avortements faits dans de mauvaises conditions menacent la vie de nombreuses femmes ; c’est là un grave problème de santé publique, du fait que ce sont principalement les femmes les plus pauvres et les plus jeunes qui prennent les plus grands risques. » Même si l’avortement ne doit jamais être promu en tant que méthode de planification familiale (Mesures à prendre, § 106, k), « dans les cas où il n’est pas interdit par la loi, l’avortement devrait être pratiqué dans de bonnes conditions de sécurité (§ 106 k). Il faut envisager de réviser les lois qui prévoient des sanctions contre les femmes en cas d’avortement illégal (= décriminaliser l’avortement, en clair, le dépénaliser). »

Les nombreuses réunions de l’ONU qui ont eu lieu après la Conférence de Pékin continuent à insister sur la stabilisation de la population mondiale, la sauvegarde de la planète, l’accès de tous, y compris des adolescents, à la planification familiale, l’avortement sans risques, la lutte contre l’image stéréotypée de la femme réduite à son rôle traditionnel de mère. Je ne citerai que deux exemples :

1999 : Protocole facultatif au CEDAW

Le Protocole facultatif à la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes a été ajouté comme instrument supplémentaire en vue de rendre plus efficace l’application de la Convention.

Pour comprendre ce qui se cache derrière les textes, il faut examiner quelques recommandations élaborées par le Comité. En 1999, une recommandation dit clairement que les États parties doivent veiller à ce que, comme tout homme, chaque femme (y compris les adolescentes) puisse avoir accès aux services de santé sexuelle et reproductive, et ce sans avoir besoin du consentement de l’époux ou des parents. En cas d’objection de conscience de la part du personnel de santé, les femmes doivent pouvoir s’adresser à un autre membre du personnel de santé. Il faut donner une place prioritaire à la prévention des grossesses non désirées, par la planification familiale et l’éducation sexuelle, et réduire les taux de mortalité maternelle par des services de maternité sans risques et d’assistance prénatale. Le cas échéant, il faudrait amender la législation qui fait de l’avortement une infraction pénale et supprimer les peines infligées aux femmes qui avortent. En 1998 déjà, le comité avait recommandé au gouvernement péruvien de revoir sa loi sur l’avortement et de s’assurer que les femmes aient le plein accès à des services complets de santé, c’est-à-dire qui incluent l’avortement pratiqué dans des conditions de sécurité.

Le Comité cherche à imposer l’introduction de mesures capables de changer les structures traditionnelles de la famille. Le rapport sur le Chili de 1999 incitait le gouvernement à promouvoir le changement d’attitude et de perception à propos des rôles respectifs des hommes et des femmes dans les familles, le travail, la société.

Les États qui ont ratifié la Convention sont tenus de donner la mesure, par des statistiques, de l’avancement de la condition des femmes dans leur pays. Le Protocole facultatif donne la possibilité de porter plainte au niveau international contre des discriminations à l’égard des femmes. Les États membres reconnaissent la compétence du Comité pour recevoir et traiter ce genre d’informations. Qui peut assurer que les États qui ne suivront pas les recommandations du Comité ne seront pas sanctionnés, par exemple en leur refusant une aide économique pour des projets importants ?

Objectifs du Millénaire pour le développement

Parmi les objectifs du millénaire pour faire reculer la pauvreté, nous retrouvons « l’universalisation des soins de santé génésique, y compris de la planification familiale« . En clair, tout le monde doit être sous contraceptif en 2015…

CONCLUSION

Avant de terminer, nous pouvons rappeler le chemin que nous avons parcouru. Historiquement, et sans remonter au delà du XVIIIè siècle, tout est parti de Malthus. La fortune du célèbre pasteur anglican tient à la simplicité apparente de sa thèse centrale. La croissance des ressources alimentaires est dramatiquement insuffisante pour assurer la nourriture de la population qui, elle, croît beaucoup plus rapidement. Nous allons donc inéluctablement à une famine catastrophique. La seule parade, c’est le moral restraint, l’abstinence sexuelle, le mariage tardif, auquel il faut amener les pauvres. En raison de leur sexualité incontrôlée, ceux-ci prolifèrent et menacent la survie de toute la société humaine. Si on les aide par des lois de bienfaisance, ils auront encore plus d’enfants et les portions du gâteau disponible seront de plus en plus congrues. Il serait immoral d’empêcher la nature de procéder à la sélection naturelle, c’est-à-dire à l’élimination des plus faibles et moins doués.

Cette thèse de Malthus s’est immédiatement imposée par son simplisme et son apparente évidence. Non seulement elle n’a jamais été démontrée, mais sa fausseté a été établie par les faits déjà du vivant de Malthus lui-même. La thèse de Malthus est le type même de l’affirmation idéologique qui monte en épingle un aspect particulier d’une réalité concrète et escamote d’autres aspects parce que dérangeants. Ainsi, les analyses que Malthus expose de la pauvreté sont des plus sommaires ; il n’envisage rien d’autre que l’abstinence pour remédier aux causes de la pauvreté ; de même il considère les ressources alimentaires de façon fixiste.

Les descendants de Malthus ont pris pour argent comptant la thèse de leur maître, lui imputant une évidence qu’elle n’avait pas. À leurs yeux comme aux yeux de Malthus lui-même, la thèse centrale était tellement évidente qu’elle n’appelait pas de vraie démonstration.

C’est à partir de cette assise purement « virtuelle » que le néo-malthusianisme s’est développé. Au malthusianisme originaire, Bentham a ajouté la contraception ; Margaret Sanger a fait valoir le droit au plaisir individuel et contesté le mariage. Peu à peu apparaissent d’autres recommandations : recourir à la stérilisation, à l’avortement, et enfin à l’euthanasie. Il faut adapter les lois pour légaliser ces pratiques, et ces pratiques, une fois légalisées, ouvrent à des droits. Des droits « universels », dont la reconnaissance ne doit rien aux États particuliers, mais qui sont validés par le droit international défini par consensus.

Chez Malthus, on trouve encore une certaine préoccupation morale. Il reconnaissait une place au mariage. Durant la période où le mariage est différé, hommes et femmes sont rappelés à leur devoir de continence. Une fois mariés, les époux devront encore modérer leur activité sexuelle. Mais dès Bentham, les choses changent et commence à apparaître l’idée selon laquelle, dans ou hors mariage, les individus ont droit au plaisir sans risque de conception. Dès lors, les moyens appropriés devront être mis à la disposition de tous. Les nouveaux droits seront donc étendus aux adolescents. Les parents n’auront aucun droit de regard sur le comportement sexuel de leurs enfants. Cette extinction de l’autorité des parents n’est qu’un des traits qui signalent le naufrage annoncé de la famille.

Margaret Sanger va militer en faveur de l’avortement et se battre afin que le contrôle de la population mondiale soit effectué par un organisme international. Qu’elle soit arrivée à ses fins, on peut s’en rendre compte en lisant un texte publié en 2004 par l’OMS. Intitulé Stratégie pour accélérer les progrès en santé génésique, ce texte dit clairement qu’il faut que les avortements soient médicalisés partout dans le monde. Rappelons que plusieurs partisans du contrôle de la population ont affirmé que ce contrôle passe par l’avortement.

Le message adressé aux pauvres est très simple : faites comme nous, ayez peu d’enfants et vous deviendrez riches. Et nous allons vous aider à avoir moins d’enfants en vous stérilisant, en vous obligeant à prendre des contraceptifs. Lors des premières conférences sur la population, des démographes ont insisté sur le fait que le progrès économique entraînait une limitation du nombre des enfants. Cette idée a notamment été exposée par Gary Becker, Prix Nobel 1992. Les théoriciens du contrôle démographique ont préféré axer leurs efforts sur la limitation des naissances plutôt que sur le progrès économique.

C’est dans ce contexte que Margaret Sanger voulait que la femme se révolte contre la servitude du sexe et la domination de l’homme. La maternité enchaîne la femme ; elle est cause directe de l’augmentation de population et par conséquent elle est une menace pour l’environnement. Le devoir de la femme est de se libérer de ce fardeau. Femme riche, Margaret Sanger n’a jamais remis en question les inégalités sociales de son époque. Avec des accents différents, le discours actuel est exactement le même.

C’est en tant qu’épouse et en tant que mère que la femme est d’une certaine façon « culpabilisée ». Ce que lui reproche la théorie du « gender », ce que cette théorie veut nier ou détruire, c’est sa spécificité, ce qui la différencie de l’homme. Ce que le « gender » veut en quelque sorte extirper, c’est ce qui constitue l’avantage comparatif par rapport aux hommes : la capacité de la femme de mettre l’amour au cœur de toute relation humaine.

La théorie du « gender » s’est infiltrée dans le tiers-monde. Faisant écho à Malthus, elle sert de nouvelle justification aux classes riches pour ne pas lutter contre la misère. La seule réponse proposée à la situation des femmes pauvres, c’est qu’elles soient elles-mêmes complices de programmes de contrôle des naissances. C’est dans ce cadre que leur sont prescrits des stérilets, implants Norplant et d’autres produits. La condition de la femme brésilienne stérilisée qui passe quatre heures par jour dans les transports en commun pour aller travailler comme servante ne ressemble malheureusement en rien à la condition de l’intellectuelle homosexuelle professeur d’université américaine !

Comme Margaret Sanger, les féministes radicales veulent détruire la famille, déconstruire la société. Désormais, même les catégories de masculinité ou de féminité doivent, à terme, être détruites. Il faut dénoncer les rôles assignés à l’homme et à la femme dans toutes les sociétés. La famille est le lieu de la lutte entre l’homme et la femme ; c’est le lieu de l’oppression de la femme, à qui le mâle impose des maternités insupportables. Des maternités, dont – assure l’idéologie du « gender » – la femme doit être libérée afin de pouvoir se réaliser en participant à la production. L’enfant n’est plus un don ; c’est un obstacle à la réalisation individuelle. La famille n’est plus le lieu de l’amour ; c’est, diront certains, un objet de haine. « Familles, je vous hais ! » L’homme et la femme eux-mêmes ne sont plus des personnes inclinant à s’unir et à transmettre la vie ; ce sont des individus qui peuvent changer de genre selon leur bon plaisir. L’idéologie du genre fait donc de l’homme et de la femme des individus qui pourront varier d’identité générique en changeant leur rôle au fil de leur existence. Ce changement de genre implique entre autre la liberté de changer de sexe, ou de choisir un nombre indéfini de partenaires, de quelque sexe qu’ils soient. Dans la relation entre l’homme et la femme, l’idéologie du genre casse le lien entre la dimension oblative et la dimension procréative ; entre la sexualité et l’amour. La sexualité n’est plus qu’une fonction physiologique mise au service de l’hédonisme individuel.

Il reste aux partisans de l’idéologie du genre de presser le législateur d’entériner les comportements les plus bizarres. Au nom du genre, bénéficient d’une couverture légale les « modèles » les plus étonnants d’union ou de désunion. Les mots comme « mère », « famille », « maternité », « fils/fille », « père », etc. sont vidés de toute pertinence : ils ont pratiquement disparu depuis le document final de la Conférence de Pékin (1995). Pire encore : ils sont affublés de significations tout à fait déroutantes. C’est là en effet qu’apparaît la dimension utopique de l’idéologie du genre : le monde naturel est nié ; un monde imaginaire est échafaudé par des artifices verbaux et syntaxiques d’où une nouvelle réalité devrait surgir comme par enchantement. Mais comment nier des données naturelles aussi incontournables que celle de la sociabilité naturelle de l’être humain ou que celle de la famille monogamique et hétérosexuelle, ou que celle de la différenciation génitale et psychologique de l’homme et de la femme, ou encore que celle des questions que nous nous posons sur les mystères de la mort et de l’au-delà ? Il y a des négationnistes qui nient la réalité de l’Holocauste. Il y a aussi des négationnistes aveugles aux réalités naturelles les plus évidentes.

La théorie du « gender » n’est qu’un maillon de cette longue chaîne d’arguments qui sont invoqués dans le seul but de dessaisir les pauvres du juste contrôle de leur propre fécondité. Si elle continue à se répandre, elle augmentera le nombre et la proportion des pauvres dans la société humaine, car elle précarisera encore davantage les individus les plus vulnérables de nos sociétés.

Il reste cependant encore des obstacles à l’expansion de cette idéologie. Un des plus importants est l’Église catholique, avec son message sur Dieu, la création de l’homme et la femme, la nature humaine, le « nouveau commandement », le respect de toute vie dès la conception, l’appel à la responsabilité du couple dans le choix du nombre de ses enfants. Autant d’objectifs que l’Église nous invite à promouvoir dans le cadre de la Nouvelle Evangélisation.

ÉCHANGE DE VUES

Le Président : Madame, je vous remercie pour cette magistrale synthèse historique et cette prise de recul qui nous permettent de bien situer les enjeux et les perspectives.

En proposant ce thème, nous pouvions craindre qu’un grand nombre de personnes se dise que le problème du gender n’était qu’une question de sémantique ou de vocabulaire ; ceux qui sont venus vous entendre n’ont sûrement pas commis cette erreur… Vous nous avez en effet aidé à démonter tous les mécanismes sous jacents, rejoignant ainsi la mise en garde qu’il convient de renouveler sans cesse vis-à-vis de la culture de mort. Le gender n’est pas seulement une nouvelle terminologie ; il s’agit bien d’une entreprise de destruction de grande envergure et nous qui souhaitons que notre réflexion débouche sur de l’action, je crois que vous nous y incitez.

Jacques Arsac : J’ai été terrorisé en vous entendant, parce que depuis une vingtaine d’années, j’ai assisté à plusieurs réunions de l’Académie des Sciences où il est dit que nous allons vers les neuf milliards d’habitants sur la planète qu’il n’y a pas de quoi les nourrir. Récemment encore, des experts demandaient qu’on abatte la forêt amazonienne pour récupérer des terres arables.

Il n’a pas été question dans tout cela de la solution que vous évoquez, mais il est bien évident à craindre que cela apporte de l’eau au moulin dont vous parlez ! Cette peur des 9 milliards d’habitants va probablement renforcer encore la peur que vous évoquiez.

Anna-Marie Libert : C’est vrai ! Vous avez raison de dire que cette peur va encore apporter de l’eau au moulin de ceux qui veulent la stabilisation de la population mondiale. Cependant j’ai entendu, il y a peu un responsable de la FAO dire qu’actuellement on peut sans aucun problème nourrir dix milliards d’habitants. Si on ne peut pas les nourrir tous, c’est parce qu’il y a une mauvaise répartition au niveau de la distribution de nourriture, un manque de volonté politique. Il est vrai qu’à partir du moment où l’on commence à dire : « On ne pourra jamais nourrir neuf milliards d’habitants, on court à la catastrophe », etc., on en revient à ce que des gens comme Julian Huxley ont déjà dit : le cancer de la planète, c’est l’homme ! C’est l’homme qui est extrêmement dangereux. Vous trouvez aussi cette ligne de pensée dans la Charte de la terre où on dit que la Terre-Mère est écrasée par les hommes et qu’il faut respecter la Terre-Mère. Quand vous lisez certaines discussions au niveau de la Charte de la terre, on y dit très clairement que ce qui a été un élément extrêmement dangereux, c’est par exemple tout le texte de la Genèse où il est écrit que l’homme doit dominer la terre, doit en être le gérant ! Dans toutes les discussions à propos de l’environnement, on voit souvent réapparaître cette idée selon laquelle il faut absolument supprimer cette vision judéo-chrétienne de la relation de l’homme à la nature.

Henri Lafont : Madame, parmi les nombreuses questions que provoque votre riche et captivante communication, je retiens celle qui me semble la principale. Vous avez évoqué : le principal obstacle à cette idéologie destructrice qu’est le gender. Mais si cette question est posée, cet obstacle, nous n’en voyons pas bien les contours.

Nous avons l’impression d’être totalement dominés par cette faction de philosophes, de politiques, de biologistes. Tel Rockefeller pour fournir les moyens financiers, Margaret Singer, Abraham Stone, tous au service de l’idéologie malthusienne… On a l’impression d’un déferlement qui ne rencontre guère de résistance. Voyez-vous les moyens d’une telle résistance ?

Une autre question : à quoi peut-on attribuer le succès de cette idéologie monstrueuse quand on la dévoile comme vous venez de le faire ? D’où vient le succès que rencontrent les promoteurs de la théorie du gender favorables à des théories eugénistes avouées ? La mort des faibles, les embryons, les défavorisés, les malheureux, les pauvres est pour eux le seul moyen d’assurer le confort des « normaux ». Est-ce Margaret Singer ou un de ses disciples qui propose de les laisser mourir, de « laisser la nature agir » ?. Une inversion du droit naturel.

Comment envisagez-vous de faire obstacle à cette idéologie ?

Jean-Luc Granier : Ma question se relie à ce qui vient d’être dit. Il serait intéressant de savoir si dans une des organisations que vous venez de citer, après les discussions qui ont eu lieu et les décisions prises, il y a eu du côté du Vatican des réactions qui ont eu pour effet de combattre ou de s’inspirer des conclusions en question.

Anna-Marie Libert : L’information est fondamentale. Je profite de cette occasion pour vous parler du Lexique des termes ambigus et controversés sur la famille, la vie et les questions éthiques, publié par le Conseil pontifical pour la famille. Pour la petite histoire, plusieurs personnes, dont Monseigneur Michel Schooyans, ont trouvé, entre autres sur Internet, des glossaires publiés par l’OMS ou l’IPPF. Prenons le mot « avortement ». On expliquait que l’on pouvait parler d’avortement après la nidation. Donc, avant la nidation, il n’y a pas d’avortement. Si on joue sur les mots, tout ce que l’on fait entre la fécondation et la nidation ne peut être considéré comme un avortement. C’est un exemple de mots piégés parmi d’autres. Il y a toute une série de termes employés dans les organisations internationales qui ont un sens différent selon les interlocuteurs. Le Conseil pontifical pour la famille a publié ce Lexique qui explique ce qu’il y a derrière les mots. Je pense qu’une des premières choses, c’est de savoir décoder ce qu’il y a au-delà de la lettre des textes ou des mots.

Il y a des mots qui sont véritablement piégés. Il faut savoir ce qu’il y a derrière les mots. Il faut savoir ce que l’on veut faire. Ce qui est intéressant, c’est que vous pouvez maintenant trouver sur Internet toute une série de textes. 0 la limite, il y en a presque trop ! Vous pouvez trouver de nombreux textes qui vous informent sur ce qu’on fait. Prenons par exemple le dernier Rapport de l’OMS sur les recherches en matière de procréation. Vous le trouvez sur Internet et apprenez qu’on fait des recherches pour mettre au point des vaccins anti-grossesse. On vous explique ce que sera ce vaccin anti-grossesse destiné à vacciner les femmes contre la grossesse.

Par ailleurs, notons qu’en 1954, au Congrès de Rome, différentes communications n’allaient pas nécessairement dans le sens de la majorité. Alfred Sauvy par exemple parle beaucoup, non pas de la population mais des populations, en expliquant que la situation est différente selon les pays. Parler de la population, c’est parler de la population mondiale. À cette époque-là, on commence à expliquer qu’on court à la catastrophe, à l’explosion démographique, etc. Sauvy, lui, parle des populations et insiste déjà très fort, dès les années 1950, sur le vieillissement de la population dans certains pays.

On voit aussi qu’il y a des gens qui disent des choses très différentes. Le Père de Lestapis dit très clairement – on est en 1954, donc, avant Humanae vitae – qu’il ne faut pas parler de contraception ; il faut, dit-il, parler de maîtrise de soi. La maîtrise de soi, cela fait partie d’un ensemble, de l’éducation des personnes à la responsabilité. On verra plus tard que le Saint-Siège, dans toute une série de conférences, a été un moteur d’éveil de la pensée et d’éveil d’attitudes qui ne sont pas des attitudes « mortifères », mais qui sont des attitudes de vie, comme aurait dit Jean-Paul II.

L’information est le premier pas. Il y a ensuite la formation des personnes pour essayer de voir ce qu’il y a derrière les termes, ce que cela veut dire, ce que l’on veut essayer de nous mettre dans la tête.

La question est donc extrêmement complexe. À propos du rôle du Saint-Siège aux Nations Unies, je vous dirai aussi très franchement que les « Catholiques pour un libre choix », dirigées par Madame Kissling, font campagne depuis plusieurs années. Ces pseudo catholiques ont notamment fait une pétition afin de chasser le Saint-Siège de l’ONU. Leur campagne n’a pas abouti. D’ailleurs, indépendamment des personnes catholiques, il y a aussi, grâce à Dieu, d’innombrables personnes de bon sens, non catholiques, qui se disent qu’on est en train de perdre la tête à certains moments…

Michel Leplay : J’ai été très intéressé par votre exposé. J’ai l’impression que ce malheureux Malthus et cette dame ont donné de mauvaises réponses à une bonne question.

J’ai quand même beaucoup regretté que, dans votre exposé tellement synthétique, on ait finalement une sorte d’amalgame entre des réalités tragiques qui ne sont pas assimilables les unes aux autres.

Quand vous mettez en série contraception, eugénisme, infanticide, avortement, stérilisation, homosexualité libérée et, pour finir en beauté, l’holocauste ! Je regrette, mais il y a dans cette énumération des problèmes de nature tout à fait différents ! Et je pense que le Conseil œcuménique des Églises, qui n’est quand même pas susceptible d’être tout à fait païen, a appuyé, lui, très fortement les politiques de contraception dans les pays en voie de développement et aussi dans nos pays.

Mon épouse (qui est une bonne chrétienne et qui est pharmacienne !) a milité, dans les années 60, pour l’ouverture d’un Centre de planning familial, pour des raisons qui tombent sous le sens ! Cela nous paraît tout à fait normal de pratiquer la régulation des naissances sans que ce soit un infanticide, un encouragement à la concupiscence…

Enfin, il faut reconnaître, avec tout le respect et l’amitié que l’on a pour l’Église catholique, que certaine encyclique a quand même fait beaucoup de mal ! Elle a divisé les esprits, au lieu d’entrer en débat avec la société et les peuples !

Aussi, je pense, si vous voulez, qu’une parole trop magistrale prononcée depuis un promontoire, qui met tout ensemble, qui condamne tout, ne peut pas participer à un débat universel dont l’Église est effectivement la première responsable. C’est mon sentiment, en tout cas.

Anna-Marie Libert : Vous avez raison de dire aussi clairement ce que vous pensez, seulement, je ne vais pas refaire une conférence ! Le problème, c’est que, si je repars de ce cher Malthus : pour lui, Dieu a voulu cette situation-là, cette différence entre l’augmentation de la population et l’augmentation de la nourriture. Et on ne peut pas s’opposer à la volonté de Dieu. Ce que je veux souligner, c’est que dans les années 1950, Margaret Sanger, Pincus, etc. disent très clairement qu’il faut arriver à une contraception soit qui va bloquer l’ovulation, soit qui va agir au niveau de la fécondation, soit qui va agir au niveau de la nidation. C’est alors justement que l’on retrouve la question de l’avortement : sommes-nous déjà en présence d’un avortement précoce ? Ces auteurs disent très clairement : il faut trouver la cible. Et la cible, que ce soit au niveau du blocage de l’ovulation, ou bien au niveau de l’empêchement de la nidation, ce qui compte, c’est que le moyen employé soit efficace. Pincus dit très clairement que la pilule agit peut-être aussi au niveau de la nidation. Mais ce qui compte, c’est que ça marche !

Prenons un autre discours, celui du Dr Stone, qui est allé en Inde dans les années 50. Je le dis parce que je viens d’apprendre que le Dr Billings était décédé. Stone dit très clairement qu’on pourrait faire des recherches sur la glaire cervicale. Mais cela ne l’intéresse pas, car selon lui, il faut arriver le plus rapidement possible à à la contention des naissances, surtout dans le Tiers-Monde. Cela a été très clairement dit.

Autre exemple : ce que soutient la fondation Rockefeller. Il fallait trouver quelque chose qui soit le plus efficace possible et qui soit aussi soustrait à l’emprise des femmes. Le Docteur Stone parle donc du stérilet et dit que celui-ci marchera encore mieux que la pilule, parce que les femmes auront encore moins leur mot à dire !

Alors, à ce moment-là, toute la question est de savoir si on éduque les gens ou bien si on décide à leur place ? Il y a tout un courant, avec Margaret Sanger, qui était informé et où l’on décide de penser à la place des femmes. Dans Woman and the New Race, Mrs Sanger le dit très clairement ! Et elle précise que pour certaines, il faut décider à leur place parce qu’elles ne sont pas capables de décider par elles-mêmes.

C’est cela la grande question : Est-ce qu’on décide à la place des gens ou est-ce qu’on éduque les gens ?

Michel Leplay : On les aime. C’est par amour…

Anna-Marie Libert : Oui, on les aime d’abord, et en tout cas on devrait d’abord les aimer. On ne saurait toutefois oublier que Margaret Sanger avait un mépris énorme pour certaines personnes ! Et aujourd’hui, il y a encore et toujours un grand mépris pour certaines personnes !

Janine Chanteur : Je vous remercie, Madame, votre exposé nous a rappelé l’histoire du féminisme de la fin du XVIIIe siècle à nos jours. Cependant, vous avez présenté cette histoire comme un déroulement de causes et d’effets, voilà qui demande, sinon discernement du moins réflexion. La Conférence de Pékin s’est distinguée en effet, par la présence d’un certain nombre de fous et de folles, mais, dans les revendications pas mal de contestations devraient être considérées. Beaucoup de problèmes courent en filigrane à travers toute l’histoire que vous nous avez très bien décrite. Ils sont de deux sortes : d’une part, il y a les faits et d’autre part, il y a les idéologies.

Je rappelle simplement les faits qui posent le plus question :

- Pensez-vous qu’on peut éduquer correctement une vingtaine d’enfants (ce qu’une femme est capable d’avoir quand la procréation n’est pas maîtrisée) ?

- Pensez-vous que le travail des femmes soit véritablement toujours abêtissant ; ou limitez-vous ce jugement aux travaux les plus humbles ?

- Que faire devant le Sida dans les pays où il y a justement le plus d’enfants, si on ne pratique aucune méthode pour n’en pas avoir quand on n’admet pas l’avortement. On oublie trop souvent que la contraception n’est pas l’avortement.

- Savez-vous combien de femmes meurent en France du fait de la violence des hommes ? On en recense une tous les trois jours, ce qui paraît beaucoup, mais c’est une information officielle.

Les revendications des femmes ont leur raison d’être. D’autre part, la famille médiévale était très différente de la nôtre : les femmes, si elles ne mouraient pas en couches, avaient douze ou treize enfants (ou plus) mais plus de la moitié mourait en bas âge. Aujourd’hui, on sauve mères et enfants presque en totalité. La médecine a fait des progrès. Tant mieux ! Réjouissons-nous ! Mais nous nous trouvons confrontés au très grave problème de la surpopulation mondiale. N’a-t-on pas raison d’alerter l’opinion à ce sujet ? La planète a une certaine surface et il y a des excès qu’elle ne pourra pas contenir, nous le savons. Faudra-t-il cesser de sauver, de vacciner les enfants, etc., etc.

Quant à l’idéologie…, j’ai été frappée que dans cette discussion sur la conception des enfants, je n’ai pas du tout entendu – ou alors, j’ai mal entendu – le mot « amour ». Il me semble que l’acte de chair n’est pas forcément lié à la procréation. Il peut être l’expression d’un amour, et d’un amour très profond, qui ne veut pas exprimer chaque fois un désir d’enfant. Avoir un enfant sans l’avoir désiré, c’est très grave. Aime-t-on autant un enfant qui n’est pas le fruit d’un double désir ? Il y a des chances pour qu’un enfant désiré soit beaucoup mieux élevé et beaucoup plus heureux que ceux qui ne le sont pas.

Le Président : Et les enfants adoptés ?

Janine Chanteur : les enfants adoptés sont désirés par les parents adoptifs ! Une de mes filles et son mari ont adopté deux enfants qu’ils voulaient autant que leur fille aînée.

Ajoutons que les diverses civilisations dans le monde, et la civilisation occidentale comme les autres, ont manifesté un mépris des femmes qui est encore évident à l’heure actuelle.

Le gender n’est pas une solution : il est un mépris de l’humain qui est homme et femme, par essence. La différence entre l’homme et la femme n’est pas synonyme d’inégalité. Sans doute reste-t-il, véhiculé par un pseudo-christianisme qui n’a rien à voir avec les textes scripturaires, un mépris et parfois une haine du corps qui ne sont pas sans responsabilité dans les aberrations contemporaines.

Le Président : La question, ce n’est pas la contraception considérée comme une technique de régulation des naissances parmi d’autres, mais toute l’idéologie qui est derrière.

Je voudrais à ce propos aller un peu plus loin, au risque d’anticiper sur le thème de l’année prochaine. Sans lancer de débat sur ce sujet, je dois préciser, en tant que spécialiste des questions d’économie et de démographie, que les perspectives de la démographie mondiale ne sont pas la surpopulation, tous les démographes sérieux le reconnaissent désormais, le problème, c’est le vieillissement de la population mondiale.

Je regrette qu’on ne fasse pas suffisamment savoir ce que les scientifiques les plus avancés disent maintenant depuis quelques années ; sans doute est-ce parce que l’information n’est pas suffisamment relayée mais c’est aussi parce que l’inertie des phénomènes démographiques crée de regrettables confusions. C’est pourquoi je tenais à apporter cette précision.

Marie-Joëlle Guillaume : Personnellement, j’ai été très sensible à votre analyse historique de la succession des idées et des événements, car elle nous délivre d’une certaine naïveté. Nous n’avons pas souvent conscience, en effet, quand nous défendons la famille, qu’il existe en face de nous des plans d’action à long terme qui contredisent nos objectifs.

Dans un autre domaine, c’est un type de situation que nous avons connu au temps de la guerre froide. D’un côté nous avions l’URSS, dont les responsables politiques pensaient leur stratégie en joueurs d’échecs ; en face, les Occidentaux agissaient souvent comme si la politique était un jeu de hasard. À partir de cette évocation historique dont je vous remercie encore, j’ai plusieurs remarques à vous présenter.

La première est celle-ci : vous avez montré combien cette évolution était dépendante des idées de Malthus. Je me demande donc – pour aller dans le sens de notre Académie qui souhaite définir des pistes d’action – s’il ne faudrait pas engager d’urgence une réflexion de fond sur la croissance, car ce lien quasi automatique qu’on établit entre la croissance de la population et la raréfaction des ressources fausse complètement le débat. Vous avez cité Alfred Sauvy. Il y a dans ses écrits une analyse dont la rigueur et la conviction m’ont toujours frappée, c’est la corrélation qu’il établit, au contraire, entre la croissance de la population et la croissance économique. Il en explique très bien les tenants et aboutissants. Mais on oublie Sauvy, alors qu’on n’a pas oublié Malthus.

Il vaut la peine de travailler là-dessus parce que la croissance des ressources ouvre une perspective optimiste. Il est stimulant de chercher de nouvelles ressources qui, certes, n’existent pas encore aujourd’hui mais qui existeront dans vingt ans et qui permettront alors de répondre aux problèmes que nous identifions maintenant ! Voilà donc, pour nous aussi, un plan à long terme.

Ma deuxième remarque se situe en contrepoint des propos de M. le Pasteur Leplay. Si nous avons pu avoir parfois, Madame, l’impression d’un amalgame dans ce que vous disiez, je crois que cela tient moins à vos analyses qu’aux faits eux-mêmes. Les promoteurs de l’idéologie du « gender » font sans cesse eux-mêmes un mélange quelque peu diabolique entre des choses objectivement bonnes – ou qui représentent un progrès -, et d’autres qui sont tout à fait négatives.

Par exemple, quand on parle – et vous l’avez très bien fait – de la liberté et de la responsabilité des parents, et du fait de gérer sa fécondité, l’Église ne dit pas autre chose. Monsieur le Pasteur, permettez-moi de vous le dire, alors que j’étais toute jeune femme et jeune mariée, j’ai défendu devant deux évêques l’encyclique Humanae vitae. Ils « tordaient le nez » devant ce point de l’encyclique et c’était moi qui, sous le regard encourageant de mon mari, la défendais avec vigueur ! L’Église a porté et porte simplement une autre vision sur les moyens, et, à travers les moyens, sur la finalité. La finalité n’est pas de faire disparaître les hommes de la planète, mais c’est effectivement, à l’intérieur du plan de fécondité de la création, que les hommes et les femmes, les couples exercent une vraie responsabilité, une responsabilité dont les moyens employés, toutefois, ne contredisent pas la fin.

Et je ressens une blessure – je pense que vous la ressentez aussi – quand on m’explique que c’est la maternité qui est la source de tous les problèmes. Je crois que notre meilleure réplique, notre meilleure alliée dans ce combat – car il s’agit bel et bien d’un combat, et d’un combat idéologique -, c’est qu’aucun être humain n’ignore que la paternité et la maternité sont dans la nature des choses. Et toute femme sait, au fond de son cœur, que la maternité n’est pas un obstacle, même si les conditions dans lesquelles arrive telle ou telle maternité demandent à être revues. En particulier, une femme qui est face à une grossesse imprévue doit être aidée ! On n’a pas le droit de lui dire : la seule solution, c’est de vous débarrasser de votre enfant ! La société a des devoirs.

La maternité reste notre meilleure alliée parce que tout ce plan savant qui vise à expliquer que les hommes, les femmes, c’est pareil, qu’on peut changer de « genre » et que la maternité, voilà l’ennemie, c’est offensant pour la raison et blessant pour le coeur.

Bernard Lacan : Comme nombre d’entre nous, j’ai été un peu effaré par cet emballement auto allumeur des idées qui depuis Malthus et jusqu’à maintenant pourrait justifier tout et n’importe quoi.

Et je crois que vous avez eu raison de dire que ces théories, ces idéologies, ont pris corps, ont été acceptées sans réelle opposition car elles montent en épingle un aspect évident mais très particulier d’un grand défi du monde. Elles font ensuite un amalgame de généralisation devant lequel on a du mal à réagir car on ne prend pas le temps de démonter les systèmes intellectuels de ce qui est probablement une très vaste entreprise de déconstruction.

Certains d’entre nous se sont demandés si le Vatican avait exercé une contre-pression suffisante. Je crois qu’il ne faut pas seulement attendre qu’une autorité, si grande soit-elle, résolve elle-même le problème. Je pense qu’il y a un appel à la responsabilité et au bon sens de chacun qui, dans les solutions, doit savoir déterminer ce qui est compatible avec la dignité humaine et ce qui ressort d’une logique tout à fait tronquée. Je pense qu’il y a un appel à la responsabilité, à la réactivité de chacun dans ses sphères d’action, de contact et de réseau.

Jean-Paul Guitton : Vous êtes revenue à plusieurs moments sur un aspect de cette stratégie qui nous vient de Malthus, qui est celui de la femme au travail. « La femme travailleuse », avez-vous répété, « a moins d’enfants ». En inversant cette affirmation, la ligne stratégique paraît donc être : on encourage le travail féminin salarié, et la natalité diminue.

Dans notre pays, on entend volontiers le discours contraire : c’est en favorisant le travail féminin que l’on augmentera la natalité. Le rapport récent de Michel Godet et Evelyne Sullerot sur La famille, une affaire publique, affirme qu’il y aurait une corrélation, scientifiquement démontrée, entre la fécondité et le travail féminin. Y aurait-il donc une exception française en la matière ?

Annick Doulcet : Dans les questions et remarques précédentes beaucoup de ce que j’aurais pu dire a été dit, donc je vais simplement aller à un dernier point à la fin de votre exposé : on est quand même un peu terrorisé, parce que l’ensemble aboutit à la théorie du gender et cette théorie aboutit à une destruction de l’humanité ! si je comprends bien. Il n’y a plus de fécondité…

Est-ce que le plus grand obstacle qu’on peut trouver à cette théorie du gender qui peu à peu s’infiltre dans nos cerveaux, ne serait pas, justement, un exposé comme celui que vous venez de faire ? Parce que je crois qu’il faut informer de ce péril qui, au bout de quelques siècles aboutit à ce que nous vivons maintenant. Est-ce que ce n’est pas une information fondamentale de montrer qu’elle est l’aboutissement d’une logique ?

Anna-Marie Libert : Je pense que c’est vrai. Pour moi aussi, l’information est fondamentale.

Oui, il y a une logique. Je n’hésite pas à dire qu’on est en présence d’une machine qui avance peu à peu. Quand on voit certaines phrases tirées des rapports, des conférences internationales, ce qui est frappant, c’est qu’on peut presque dire : cette partie-là vient de telle conférence. Puis on a rajouté une petite partie, et puis encore une petite partie, et encore une petite partie. Et c’est vrai qu’on veut ainsi arriver graduellement à un contrôle de la fécondité des femmes.

J’ai lu un livre d’une Américaine (Angela Franks, Margaret Sanger’s Eugenic Legacy. The Control of Female Fertility) qui a analysé la pensée de Margaret Sanger. Elle est arrivée à la conclusion que le contrôle de la population passe par le contrôle de la fécondité des femmes, et surtout des femmes pauvres. Le danger, c’est justement cette montée des pays en voie de développement.

Annick Doulcet : Mais cette idée du gender est une idée de confusion, parce que ce n’est même plus le but de contrôler la fécondité, c’est celui de contrôler l’humanité, donc s’il n’y a plus d’homme, s’il n’y a plus de femme, il n’y aura plus d’enfants.

Anna-Marie Libert : C’est une idée confuse, oui. Mais on pourra avoir des enfants par les nouvelles techniques de procréation. Ce seront des enfants dits désirés, mais désirés non plus par le couple, mais par l’individu. C’est très clair : il ne faut plus de couple ! Il faut les individus, un donneur pour l’insémination artificielle, une donneuse d’ovules, des mères porteuses pour les fécondations en éprouvette, etc.

Et s’il y a un couple, ce peut être un couple masculin-féminin, avec le masculin qui est en réalité féminin et le féminin qui est en réalité masculin. Il y a des choses totalement aberrantes, complètement folles. Excusez-moi de le dire aussi franchement, mais nous sommes en présence d’une théorie de femme, et de femme riche. C’est pourquoi j’ai pris l’exemple de la dame brésilienne qui fait quatre heures de transport en commun. Elle a été stérilisée ; on ne lui a pas demandé son avis ! Elle n’est pas du tout dans la situation de ces femmes riches qui peuvent se permettre de dire que, tout compte fait, elles veulent bien, à tel moment, avoir un enfant pour elles-mêmes. C’est l’individu qui décide ; ce n’est plus le couple.

Et le couple, cela peut être n’importe quel couple, changeant, au caractère polymorphe, etc. Je ne me suis pas étendue là-dessus mais l’idée du caractère polymorphe de la famille, on le retrouve déjà lors la Conférence de Nairobi (1985), où l’on commence à expliquer que, finalement, il n’y a pas que des familles avec un homme et une femme. C’est une vision parmi d’autres. Pourquoi ne par accepter n’importe quelle vision du couple ?

Jean-Luc Granier : Il y a maintenant longtemps, du temps où je me suis marié, on prônait chez les catholiques pratiquants les vertus de ce qu’on appelait alors, si je ne me trompe, la méthode « Ogino ». Elle exigeait une discipline de part et d’autre ; Nous avons, ma femme et moi, appliqué plus ou moins cette méthode. Elle impliquait surtout une discipline masculine. Nous avons eu quatre enfants. Aujourd’hui, on met beaucoup l’accent, s’agissant de la sexualité, sur les aspects féminins qu’elle comporte. Cependant celle-ci implique, pour une grande part, la responsabilité de l’homme face à la paternité. Cet aspect est plus difficile à évoquer, car le poids des habitudes, laxistes en ce domaine, et des partis pris religieux aussi, sont de nature à créer des obstacles dirimants..

Anna-Marie Libert : Je dirai aussi que, dans cette vision des choses, on considère que la plupart des êtres humains n’ont aucune discipline personnelle parce qu’ils en sont incapables. Il y a un mépris profond pour beaucoup d’êtres humains. C’est la raison pour laquelle il faut mettre à ceux-ci des moyens de contraception ou d’avortement précoce, dont ils ne peuvent se débarrasser, contre lesquels ils ne puissent rien faire. C’est pour cela que le vaccin anti-grossesse, c’est, entre guillemets, « la méthode d’avenir »…

Séance du 3 avril 2007