Par Mgr Henri Brincard, évêque du Puy-en-Velay

Mgr Henri Brincard : L’Académie d’éducation et d’études sociales m’est connue par ses travaux de grande qualité dont le programme d’étude de cette année témoigne éloquemment. C’est dire justement combien je suis heureux de vous rencontrer et de donner une conférence dont le thème suscitera – je l’espère, du moins – un débat ouvrant d’intéressantes perspectives à la réflexion, et préparant une action aussi nécessaire qu’urgente. Je voudrais redire ma gratitude à votre Président et aux nombreux amis que je compte parmi vous.

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Avant-propos

Le thème que vous m’avez proposé présente de nombreuses facettes. Vous ne serez pas surpris qu’en tant qu’évêque, pasteur du diocèse du Puy, j’aborde le sujet selon un angle correspondant à ma mission spécifique. C’est donc plutôt selon une approche théologique et pastorale que je traiterai la question du rôle éducatif des parents. Ma manière de parler s’en ressentira nécessairement. Le style adopté reflètera mon désir de faire de cette causerie un propos de Lumière et d’Amour. Sans doute une telle approche n’est-elle pas habituelle dans les rencontres organisées par votre Académie, mais j’ai pensé que vous n’attendiez pas d’un évêque d’être d’abord un sociologue ou un spécialiste de la pédagogie mais, avec sa grâce, un témoin de l’invisible.

Vos questions permettront d’approfondir tel ou tel point qui aura retenu plus spécialement votre attention. C’est ainsi que nous ne manquerons pas à l’esprit de large ouverture qui caractérise avec bonheur vos débats.

Je vous donne un plan succinct, c’est risqué car quand on donne un plan, on est censé le suivre. Je parlerai en premier lieu de la « formation des tout-petits », formation à laquelle j’attache une grande importance. Je parlerai ensuite de « la catéchèse » des enfants. J’aborderai enfin « le rôle éducatif des parents » selon une approche théologique.

Introduction

Permettez-moi d’avoir l’audace de vous inviter à un exercice personnel de mémoire : à ce retour sur soi dans la Lumière de Dieu, retour qui permet de retrouver les moments importants qui ont engagé, une fois pour toutes, notre vie. Pourquoi, aujourd’hui, êtes-vous chrétiens, profondément attachés à la personne et au message du Christ ? Qu’est-ce qui, autrefois, a provoqué cette adhésion et cet engagement ?

Sans doute, la plupart d’entre vous, êtes-vous nés et avez-vous grandi au sein d’une tradition chrétienne, mais cet environnement spirituel, nécessaire à l’éclosion de la foi, ne suffit pas, seul, à rendre compte de ce qui a pu provoquer une décision libre et personnelle engageant toute une vie. Il faut qu’il y ait eu des instants privilégiés pour provoquer sans hésitation notre choix : l’étonnante ferveur dont faisait preuve une mère ou une grand-mère en prière ; l’admirable droiture et la générosité chrétienne d’un père ; la parole lumineuse d’un prêtre, d’un éducateur, interrogés en un moment de doute… Chacun de nous a connu ces instants de grâce qui, à travers le comportement d’un témoin du Christ, nous ont mis au contact du Seigneur lui-même, laissé entrevoir sa lumière et décidés aussitôt à Le suivre.

Si, comme je vous y invite, vous acceptez de pratiquer ce retour en profondeur sur vous-mêmes, je vous conseille alors d’ouvrir l’évangile de saint Matthieu pour y lire le récit de l’appel des premiers disciples : « Comme il marchait au bord du lac de Galilée, il vit deux frères, Simon appelé Pierre, et son frère André, qui jetaient leurs filets dans le lac : c’étaient des pêcheurs ». Jésus leur dit : “Venez derrière moi et je vous ferai pêcheurs d’hommes”. Aussitôt, laissant leurs filets, ils le suivirent » (4, 18-20).

Selon l’Evangéliste, nous sommes au début du ministère public de Jésus. Après son passage chez Jean-Baptiste, il revient en Galilée et, près de Capharnaüm, longe les berges du lac. Il ne nous est pas dit qu’il connaissait ceux qu’il rencontre. Il ne leur donne aucune explication et eux ne lui en demandent pas. Il appelle : « Suivez-moi » et, aussitôt « laissant tout, ils le suivent ». C’est étonnant. Avec notre sagesse humaine, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger : comment cela a-t-il été possible ? Pourquoi cette réponse immédiate, totale, sans aucune demande d’assurance ? Jésus avait sûrement un rayonnement personnel exceptionnel pour obtenir si aisément un tel résultat. Oui, bien sûr, mais je crois que, dans l’esprit de l’évangéliste qui nous rapporte l’épisode, il y a plus : celui qui appelle est le Fils du Père, détenteur de cette Parole créatrice, dont le récit de la Genèse nous dit l’efficacité (Gn 1, 3). Mais, allons jusqu’au bout de nos étonnements : « Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Là encore, nous comprenons avec difficulté le sens de cette mission, à moins que nous ne sachions que le poisson, symbole du Christ, est aussi le signe d’identité du chrétien. Créés à la ressemblance du Fils, nous portons au plus profond de nous, son image et, dès que sa Parole nous atteint, nous sommes profondément touchés.

Ce qui se produisait hier sur les bords du lac de Tibériade lorsque Jésus était corporellement présent parmi les hommes, peut se répéter aujourd’hui encore lorsque des hommes et des femmes, accueillants à sa grâce et fidèles à son message, laissent transparaître sa présence.

Ici, je pourrais le dire sous forme de nombreuses anecdotes qui me concernent personnellement. Mais je me souviens toujours d’une rencontre avec un grand témoin du Christ. Quand on m’a demandé de résumer mon impression, j’ai dit : « Cette personne disparaît dans la lumière qu’elle communique ».

Puisque nous avons bénéficié un jour de cette lumineuse rencontre, grâce à la foi en acte des témoins qui nous ont précédés, il nous appartient à notre tour de transmettre ce que nous avons reçu, de « rendre raison de l’Espérance qui est en nous » (I P 3, 15) à ceux que le Christ nous a confiés.

La formation des tout-petits

Cette exaltante mission qui nous rend coopérateurs de Jésus-Christ et chargés de transmettre à ses frères ce que le Père lui a enseigné (Jn, 8, 28) revient en premier lieu à la famille.

Dans le décret sur l’ « Apostolat des laïcs » (3, 11), le Concile Vatican II nous rappelle que « la mission d’être la cellule première et vitale de la société, la famille elle-même l’a reçue de Dieu. Elle la remplira si, par la piété de ses membres et la prière faite à Dieu faite en commun, elle se présente comme un sanctuaire de l’Église à la maison ». En passant, précisons que le mot “piété” doit être compris en son sens premier « d’affection filiale ».

Les éducateurs qui réfléchissent sur les causes de réussite ou au contraire d’échec des jeunes, nous disent qu’elles doivent d’abord être recherchées dans les conditions de vie qui ont été celles de la première enfance. L’avenir d’un enfant dépend du climat humain et spirituel qu’il a connu dès son plus jeune âge. Bien sûr, la grâce peut opérer des rétablissements spectaculaires. Mais quand Dieu établit une médiation, il ne la supprime pas aisément. Les parents sont ceux qui sont appelés à transmettre la vie non seulement dans l’ordre biologique mais aussi dans l’ordre spirituel. Si l’éducation est la tâche la plus noble qui puisse être confiée à des hommes, c’est parce qu’elle consiste à développer des esprits et des cœurs, à modeler des âmes selon le plan de Dieu. Prenons ici une pleine conscience de la confiance que Dieu nous fait et de la responsabilité qui en découle. Nous savons quels risques peuvent prendre les médecins en charge de la santé des corps, dans l’accomplissement de leur métier ; la responsabilité est ici encore plus grande puisqu’il dépend, en partie de nous, qu’une vie soit réussie ou gâchée.

C’est d’abord dans le comportement habituel de ses parents que l’enfant perçoit, avec une intuition particulièrement vive, ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Le tout-petit a besoin de cette atmosphère d’amour qui unit son père et sa mère, qui l’unit à eux. C’est à cette première condition qu’il pourra se situer comme quelqu’un qui compte aux yeux des autres, qui a du prix pour eux. Trop de jeunes, hélas ! se laissent aller à la violence parce qu’ils désespèrent d’eux-mêmes n’ayant jamais bénéficié de ce regard d’amour qui est source d’espérance.

Sans doute vous souvenez-vous de cet épisode célèbre de la vie de saint Jean Bosco, épisode qui est à l’origine de l’œuvre extraordinaire que nous voyons encore aujourd’hui continuée par ses fils. Alors que Dom Bosco priait à l’église, un enfant, surpris en train de chaparder, lui est amené par la peau du cou. Le sacristain espérait qu’il recevrait une punition méritée. Vous connaissez la suite. Dom Bosco lui demande : « Quel est ton nom ? » et ensuite : « Veux-tu être mon ami ? ». L’enfant a éclaté en sanglots car, à travers son éducateur, il s’est découvert aimé de Dieu.

Très tôt, également, l’enfant doit apprendre que tout ne lui est pas dû et que les exigences qu’on lui impose, les refus qu’on lui oppose sont preuves de l’amour authentique qu’on lui porte. Un enfant à qui on accorde par faiblesse tout ce qu’il demande risque de ressentir cette trop grande facilité à être immédiatement satisfait, comme la conséquence de sa propre médiocrité. Il se sentira incapable d’être responsable de lui-même, et plus tard des autres.

C’est sur cet indispensable terreau d’humanité, déjà purifié par la grâce, que peut germer et s’épanouir une véritable foi en Dieu. Dieu est d’abord le créateur qui vient appeler l’humanité à la divinisation. « Pour le chrétien, croire en Dieu, c’est inséparablement croire en Celui qu’Il a envoyé, « son Fils bien-aimé » en qui il a mis toute sa complaisance » (Mc 1-11) ; Dieu nous a dit de l’écouter. Le Seigneur lui-même dit à ses disciples : « Croyez en Dieu, croyez aussi en moi » (Jn 14, 1). Nous pouvons croire en Jésus-Christ parce qu’Il est Lui-même Dieu, le Verbe fait chair : « Nul n’a jamais vu Dieu ; le Fils unique, qui est dans le sein du Père L’a fait connaître » ( Jn 1, 18).

Le premier acte qui nous introduit dans la vie divine est le sacrement du baptême. Beaucoup de parents demandent le baptême de leurs enfants. Cette demande est déjà un geste de foi mais, pour acquérir sa pleine signification, il faut qu’il engage les parents à assurer la première initiation chrétienne et ce, dès que l’enfant est capable de comprendre et de s’exprimer, sans attendre l’entrée en catéchisme qui intervient au début du cours élémentaire de première année.

Mon premier souvenir, c’est Maman m’enseignant la Bible sur ses genoux ! Et quand je suis allé au catéchisme – que j’avoue n’avoir pas toujours suivi assidûment – la Parole de Dieu avait déjà commencé à transformer mon cœur.

Sur ce point encore, tout dépend de ce qui a été transmis par la famille. Les prêtres et les chrétiens chargés des catéchismes ont toujours beaucoup de difficultés et ne parviennent jamais à remplir parfaitement leur mission, lorsque cette première éducation familiale préalable a fait défaut. Leur mission supplée.

Aussi, j’accorde une grande importance à cet éveil à la foi des tout-petits. Il s’agit par des gestes simples mais fréquents de rendre sensible au cœur des enfants la Présence de Celui de qui nous les avons reçus et à qui, lors du baptême, nous les avons confiés. Apprendre le nom de Jésus, le geste si simple et pourtant si riche du signe de la croix, les paroles du « Notre Père », du « Je vous salue, Marie », se rassembler en famille autour d’un lieu aménagé pour la prière, autant de moyens adaptés pour faire entendre à nos enfants l’appel que le Seigneur leur adresse et qu’il nous charge de leur transmettre. Ne soyons pas des écrans entre Jésus et eux, cherchons, au contraire, à être de fidèles interprètes, et, si vous me permettez cette comparaison empruntée à nos techniques modernes, soyons de bons conducteurs de l’énergie divine.

Pour ma part, je pense éminemment souhaitable que, dans les paroisses, soient organisées de manière régulière des rencontres de jeunes parents afin de les aider à mener à bien et assurer fidèlement cette formation chrétienne des petits enfants.

La catéchèse des enfants

Aujourd’hui de nombreuses activités extrascolaires sportives et culturelles sont proposées aux enfants. Sans doute, est-ce une bonne chose mais il convient, le temps nous étant mesuré, d’établir une hiérarchie de valeurs entre différentes richesses humaines et spirituelles. Un enseignement religieux programmé sur six années est un minimum indispensable pour que les enfants acquièrent une bonne intelligence de leur foi. Il n’est sûrement pas compréhensible que les parents chrétiens acceptent que leurs enfants cessent de participer au catéchisme dès qu’ils ont reçu Jésus-Eucharistie pour la première fois. C’est faire preuve d’une légèreté coupable en un temps où se prolongent la durée des études profanes et où il paraît sage de dispenser un enseignement religieux de qualité afin de ne pas créer, dans l’esprit des jeunes, un déséquilibre entre leurs connaissances profanes et leurs connaissances religieuses. Un tel déséquilibre est une des causes de l’incroyance actuelle.

La catéchèse ne consiste pas seulement en l’évocation des grandes œuvres de Dieu dans l’histoire des hommes. C’est le même Jésus qui autrefois agissait en Galilée et en Judée et qui, aujourd’hui sanctifie dans les sacrements. Il est donc impensable de mener à bien un authentique enseignement religieux sans une participation active et régulière à l’action liturgique de l’Eglise. C’est pourquoi, il est indispensable de rappeler cette vérité essentielle : il n’y a pas d’éducation réelle de la foi chez l’enfant si ses parents ne font pas un minimum d’efforts pour le prendre par la main, le conduire à la messe dominicale, ou pour, simplement prier avec lui. L’enfant, qui est sensible à nos attitudes, mesure immédiatement la valeur des convictions de ses parents à leur comportement. Il est toujours grave de le décevoir.

Au sujet de la participation des jeunes à la vie sacramentelle, il est important que l’enfant fasse très tôt, l’expérience de la miséricorde de Dieu pour lui. Cette expérience atteint une plénitude unique dans le sacrement de la réconciliation où le pardon de Dieu est reçu après l’aveu personnel des fautes. Comment ne pas souhaiter que les adultes montrent, par leur exemple, les effets puissants de ce sacrement dans la vie chrétienne ?

L’éducation des adolescents et des jeunes

C’est aujourd’hui la grande difficulté. Tous, parents, prêtres, religieux et religieuses, éducateurs, nous déplorons la désaffection à l’égard de la vie et de la mission de l’Eglise de la part des jeunes, au moins en apparence.

En ces temps difficiles, il me paraît nécessaire de mobiliser les énergies et de regrouper les forces en établissant une plus grande collaboration des aumôneries entre elles et avec les paroisses. Mettons également à profit les célébrations à l’occasion des temps forts du calendrier liturgique, les rassemblements ou les pèlerinages, pour réunir des jeunes venus d’horizons divers afin de les aider à prendre ainsi conscience qu’ils ne sont pas seuls et leur permettre de faire une véritable expérience d’Église.

J’ai eu un échange intéressant avec un foyer qui a plusieurs enfants. Ils ont été admirablement éduqués. Pourtant, parvenus à l’âge de l’adolescence, ils se sont tous éloignés de la foi, sans exception. Alors, on comprend aisément la souffrance des parents… Mais, en regardant de près la situation, je me suis aperçu que la seule expérience de l’Église et de la foi, les enfants l’avaient eue dans leur famille puis dans leur paroisse. Il leur avait manqué une expérience de la foi au sein d’un mouvement où ils auraient fait des rencontres fructueuses et où ils auraient pu vivre concrètement le don d’eux-mêmes selon des chemins adaptés à leur âge.

Par ailleurs, mon ministère auprès des jeunes m’a convaincu d’une vérité importante. Les jeunes brûlent du désir que l’adulte leur exprime clairement, par le temps qu’il leur consacre, l’écoute attentive qu’il leur accorde, le sérieux avec lequel il reçoit leurs questions : « Ton bonheur a une grande importance pour moi. Tu as beaucoup de prix aux yeux de Dieu. » Les jeunes attendent la relation personnelle parce que confusément, ils ressentent, dans un monde où le collectif prend de plus en plus de place, que, c’est là, dans ce face à face avec quelqu’un, que le mot “amitié” prend son sens véritable. Je crois que notre apostolat auprès d’eux doit donc tenir compte de ce désir. Sans se décourager, il faut s’en donner le temps et les moyens. Et je suis persuadé que, par un effet en retour, là réside une des sources de vocations sacerdotales car, c’est dans ce dialogue personnel et confiant avec un prêtre, que le jeune découvrira le sens de cette paternité spirituelle qui suscite le désir d’être prêtre. J’en appelle à cet égard à l’expérience de mes frères prêtres : comment est née votre vocation ? Quand, dans quelle circonstance particulière, avez-vous entendu le « Viens, suis-moi » ?

Ces liens établis, une formation que les jeunes accepteront peut leur être proposée. Une telle formation leur apprendra à réfléchir par eux-mêmes, à exercer leur discernement pour ne pas se laisser prendre au piège du « prêt-à-penser », de ce que tout le monde dit et fait parce que « ça se dit et ça se fait ! » Elle les aidera à maîtriser leur capacité affective dont Mgr J. Julien, archevêque émérite de Rennes, disait qu’elle est : « une énergie puissante mais anarchique ». « Chacun, ajoutait-il, doit apprendre à l’assumer progressivement, à la diriger, à passer d’un comportement à une conduite. Son corps n’est plus alors un corps étranger, mais « son » corps, expression de la personne, un lieu de liberté, de don, d’accueil, d’engagement, d’amour ». La formation fera, enfin, comprendre aux jeunes que ces valeurs humaines de vérité, d’amour nous ouvrent à l’évangile et aux grands mystères de la vie du Christ.

Je voudrais maintenant aborder le sujet qui me tient spécialement à cœur car je le crois très actuel et faisant l’objet de nombreux débats : liberté de conscience et proposition de la foi dans l’école catholique.

Liberté et annonce de la foi dans l’école catholique

Il faut d’abord réfléchir sur la spécificité de l’enseignement catholique. Cette spécificité s’exprime par ce qu’on appelle le caractère propre de l’enseignement catholique.

Si donc nous prenons le temps de réfléchir, nous comprendrons sans peine que le caractère propre de l’enseignement catholique vient de la mission qu’il reçoit de l’Église. Cette mission propose une vision évangélique de l’homme et du monde, vision qui répond à nombre de vraies interrogations et aussi à de profondes attentes des jeunes. Au nom de la mission reçue, les établissements de l’enseignement catholique doivent créer un climat évangélique de liberté et d’amour, de respect, d’espérance, de vérité et de loyauté. Un tel climat est instauré par un climat de vie notamment par les éducateurs.

Ces mêmes établissements sont appelés par leur statut, à susciter entre les écoles des liens de solidarité et d’entraide, et, à l’intérieur de l’établissement, à favoriser l’unité de la communauté éducative. Cette unité est essentielle car, sans elle, il est impossible de faire grandir les jeunes, c’est-à-dire à les aider à devenir des adultes, capables d’exercer des responsabilités dans la société et dans l’Église. L’unité de la communauté éducative repose sur la volonté commune d’atteindre les objectifs de l’enseignement catholique. Parmi ces objectifs, il y a, bien évidemment, celui d’évangéliser les jeunes qui ont le droit de savoir que Dieu les aime et de goûter au bonheur de suivre Jésus-Christ.

Une telle évangélisation comporte des exigences, en particulier celles-ci :

- développer un esprit de famille dans nos établissements ;

- ne pas céder au découragement à l’heure des épreuves ;

- être animés d’un esprit missionnaire, sachant inventer les chemins par lesquels nous susciterons un désir de connaître le Christ et de le suivre ;

- mettre en pratique ce que nous enseignons aux autres.

À ce sujet, permettez-moi une brève anecdote. J’ai un ami qui a fait de brillantes études en Sorbonne, qui se dit non croyant mais qui cherche la vérité avec toute son âme. Le rencontrer est pour moi très stimulant. Alors que je lui demandais : « Qu’est-ce qui te choque le plus chez les chrétiens ? », il m’a donné cette réponse : « Beaucoup de chrétiens ne me choquent pas mais m’interrogent ! » Et puis, il a ajouté : « Ce qui me choque, ce n’est pas la faiblesse des chrétiens, parce que, quand je la constate, je me dis qu’ils ont besoin de Celui qu’ils annoncent aux autres. C’est leur suffisance. Certains chrétiens, que je rencontre, annoncent le Christ comme s’ils n’avaient pas besoin de lui ! » Et il rejoignait exactement la définition du pharisianisme dans l’Evangile.

Venons-en maintenant à la question évoquée tout à l’heure.

Liberté de conscience et annonce de la Foi

Il est bien évident qu’on ne saurait confondre évangéliser et faire du prosélytisme. Si le premier est un grave devoir pour quiconque veut être fidèle aux promesses de son baptême, le second constitue une pression religieuse qui offense la dignité humaine et ne respecte pas le mystère de la foi. La foi, en effet, est un don de Dieu. Ce don est offert par Dieu à l’homme et ne peut se développer en celui qui le reçoit, sans son consentement.

Pour mieux saisir ce que signifie évangéliser, je me permets de vous renvoyer à l’admirable enseignement de Paul VI intitulé L’évangélisation dans le monde moderne, datant de 1974. Ce texte clair et profond garde toute son actualité et gagne à être mieux connu. Il dissipe bien des malentendus et répond à nombre d’objections que nous avons plus ou moins dans l’esprit. Mis en pratique, il contribuera certainement à fortifier l’unité de nos communautés éducatives.

J’en arrive maintenant à un point qui est au centre de nombreux débats, je veux parler du respect de la liberté de conscience. Il arrive, en effet, qu’on invoque la liberté de conscience pour s’opposer au caractère propre de nos établissements. Mais une telle opposition méconnaît la vraie signification de la liberté de conscience. Pour préciser cette signification, posons-nous tout d’abord deux questions préalables :

-  Qu’est-ce que la conscience ?

-  Qu’est-ce que la liberté ? [« La liberté, pour quoi faire ? », nous nous souvenons de cette interpellation célèbre].

La conscience

Brièvement définie, la conscience, entendue au sens de « conscience morale », est une instance de discernement permettant à la personne humaine de promouvoir, par des actes responsables, le bien, c’est-à-dire ce qui la construit et construit les autres et de combattre, sans trêve ni compromis, le mal – c’est-à-dire ce qui la détruit et détruit les autres. Pour un chrétien la conscience est sacrée : elle est « une loi de notre esprit qui dépasse notre esprit, qui nous fait des injonctions, qui signifie responsabilité et devoir, crainte et espérance… La conscience est la messagère de Celui qui, dans le monde de la nature comme dans celui de la grâce, nous parle à travers le voile, nous instruit et nous gouverne… » « La conscience est le premier de tous les vicaires du Christ » (Newman).

La personne humaine a le grave devoir de suivre sa conscience. Il faut la préférer aussi aux sirènes du pouvoir, de la mode, des majorités conditionnées par les propagandes ou conduites par la peur. En des temps encore récents, certains ont eu le courage de préférer leur conscience aux honneurs, à leur tranquillité, à leur vie même. L’humanité les admire aujourd’hui comme des modèles à imiter.

Mais il ne suffit pas de suivre sa conscience. Il est indispensable de l’éclairer, autrement dit, elle a besoin d’être formée afin d’être le fidèle écho des refus du mal et des appels au bien.

Aux yeux du chrétien, la conscience a besoin d’être délivrée de son obscurcissement et de ses erreurs, par Jésus-Christ qui, de surcroît, dans la grâce de la foi, lui communique une nouvelle lumière. Cette lumière lui permet de découvrir « ce que l’œil n’a pas vu, ce que l’oreille n’a pas entendu, ce qui n’est pas monté au cœur de l’homme, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l’aiment ». Jésus-Christ veut sauver tous les hommes, il est aussi venu sauver tout l’homme. Il est également le sauveur de la conscience humaine.

La liberté

C’est le pouvoir qu’a l’homme d’orienter ses actes vers le Bien dont la possession plénière et définitive constituera son bonheur. Ce pouvoir résulte du fait que l’homme a reçu l’esprit. Il est un grand don. Il constitue un précieux privilège. Il demeure un élément essentiel de la dignité humaine.

La liberté de conscience implique nécessairement le désir, d’une part, de former sa conscience et, d’autre part, d’en suivre les injonctions quoi qu’il en coûte. Cela veut dire une volonté ferme et constante d’orienter ses actes vers le Bien suprême, reconnu pratiquement et concrètement selon la droite raison. La conviction – combien réconfortante des croyants, est que cette lumière de la raison est confortée et complétée par celle de la foi en Jésus-Christ.

Après ce bref rappel, il est loisible de poser une question dont la réponse est au centre de nos préoccupations : que signifie la liberté de conscience des parents, des membres de la communauté éducative, des jeunes ?

Les parents

Premiers éducateurs de leurs enfants et responsables à titre particulier de l’épanouissement humain et chrétien de ceux-ci, les parents ont le droit fondamental et inaliénable de choisir l’école correspondant à leurs convictions profondes. L’État doit respecter et même favoriser leur choix concret, sauf s’il estime qu’il cause un tort grave au bien commun dont il a la charge. Le bien commun, pour nous, s’il est raisonnable, ne peut pas être opposé au bien profond de la foi. Mais cela permet à l’État, par exemple, de refuser d’ouvrir des écoles dirigées par des sectes. Il faudrait considérer l’Église catholique comme une secte pour lui interdire d’ouvrir des écoles et pour lui refuser tout aide dans son fonctionnement.

L’État français reconnaissant le caractère propre de l’enseignement catholique, les parents ont le droit légal d’exercer leur choix en faveur de cet enseignement. Et c’est également vrai d’autres écoles – en Haute-Loire par exemple, au Chambon sur Lignon, il y en a une – qui s’inspire de la tradition protestante et nous sommes heureux qu’elle soit là et j’espère qu’on continuera à la favoriser.

En revanche, les parents ne peuvent exiger d’une école qu’elle renonce à son identité et à sa raison d’exister. Ils ont seulement – et c’est évident – la possibilité de ne pas y mettre leurs enfants ou de les en retirer.

Les membres de la communauté éducative

On peut supposer qu’ils ont fait, en connaissance de cause, le choix de l’école catholique. Devenus membres de la communauté éducative, ils ne peuvent – à moins de manquer d’honnêteté envers eux-mêmes – demander à cette école de renoncer à sa spécificité et à ses idéaux.

Reconnaître cette spécificité et respecter ces idéaux signifie notamment et pratiquement deux choses :

1) La volonté d’accorder aux jeunes une priorité dans leurs préoccupations. Selon cette perspective, éduquer ne peut être seulement un métier, mais c’est aussi une vocation, un appel à aimer le jeune et même à se sacrifier pour lui lorsque les circonstances l’exigent (sacrifice est entendu ici au sens biblique).

2) Accepter sans réticences la mission d’évangéliser puisqu’elle exprime, comme nous l’avons déjà dit, le caractère propre de l’école catholique. Afin d’assurer effectivement l’unité de la communauté éducative, tout en respectant, dans le quotidien, le cheminement spirituel de ses membres, il est nécessaire de se mettre d’accord sur les exigences suivantes :

- Chacun s’engage à promouvoir les valeurs fondamentales que l’intelligence humaine découvre par la réflexion. Ces valeurs font partie du patrimoine commun de l’humanité. Je suis, en effet, convaincu – et il n’est pas difficile de le démontrer – que la raison humaine peut atteindre la vérité de l’homme.
Par exemple : un professeur de philosophie me dit que la raison ne peut pas atteindre ces valeurs car, selon lui, elles sont toutes subjectives. Je lui ai répondu : « Je suis, en effet, convaincu – et il n’est pas difficile de le démontrer – que la raison humaine peut atteindre la vérité de l’homme.

- Selon diverses voies, les valeurs évangéliques sont promues par ceux qui adhèrent au mystère du Christ, grâce à une foi vivante. Au sein de l’école, les croyants sont amenés à former un noyau évangélisateur, en animant la catéchèse et en collaborant activement avec les premiers responsables de l’éducation chrétienne des jeunes. Il est évident que ce noyau – au sein duquel il faut souhaiter qu’il y ait des consacrés préparés à la pastorale des jeunes – doit être suffisamment important pour que l’évangélisation de ces jeunes ne se limite pas à de bonnes paroles ou à de généreuses aspirations. C’est la préférence donnée aux jeunes qui fait qu’on a cette exigence par rapport aux adultes.

Ceux qui s’interrogent sur la foi (je parle des membres de la communauté éducative) ou qui cheminent par rapport à elle, ne sauraient être obligés à promouvoir au sein de l’école, par des engagements précis les convictions chrétiennes. Mais c’est admirer la grandeur de la conscience humaine et honorer leur dévouement que de leur demander de respecter dans leur enseignement comme dans leurs attitudes, la foi au Christ que l’école catholique veut servir afin de rester fidèle à la mission reçue.

Les jeunes

Le but de l’éducation est de faire du jeune un adulte capable de poser des choix et d’assumer, à ce titre, des responsabilités. Pour qu’un choix conduise au bonheur, à l’épanouissement de l’homme, il est indispensable qu’il soit fondé sur une intelligence éclairée et sur une volonté orientée vers le bien. Il ne s’agit pas de faire certains choix fondamentaux à la place des jeunes, il s’agit de les préparer à effectuer ceux qui correspondent au vrai bonheur de l’homme. Selon l’âge du jeune, cette préparation s’accomplit de diverses manières. Nous ne pouvons ici détailler les modalités de cette préparation, modalités dont certaines sont encore à trouver en fonction des besoins de notre temps.

L’éducation consiste à aider le jeune à atteindre son vrai bonheur et à ne point être indifférent à celui des autres. À partir de cette affirmation, une question surgit : « Que peuvent faire nos écoles pour un jeune parvenu à l’âge des choix fondamentaux et refusant consciemment ceux que la foi chrétienne lui propose ? ».

Difficile question à laquelle une bonne réponse ne peut être trouvée qu’à la condition d’être humble à l’égard de ce jeune et fidèle à nos convictions. Ceci veut dire en premier lieu que nous acceptions à la fois d’être accueillant à tous avec une attention particulière aux jeunes en difficulté et qu’en même temps nous reconnaissions, qu’à cause de nos limites et de nos pauvretés, nous ne pouvons répondre aux besoins de tous les jeunes. Mais reconnaître sans ambages que nos écoles ont des limites ne suffit nullement à limiter l’idéal qui les anime.

Et cet idéal – dont nous pouvons tirer une certaine fierté – est de vouloir faire découvrir à la jeunesse d’aujourd’hui qu’elle est aimée du Christ et que, suivre cet ami incomparable, c’est trouver le chemin du bonheur parfait.

Il est grand temps de vous donner la parole. Je souhaite que notre dialogue soit un moyen d’approfondir ce que vous souhaitez.

ÉCHANGE DE VUES

Philippe Laburthe-Tolra : Monseigneur, merci beaucoup pour tout ce que vous nous apportez de profond, de spirituel.

Mais, j’ai une certaine inquiétude, c’est de savoir si les musulmans prient ! Parce que vous avez dit qu’on ne pouvait prier que par Jésus.

Mgr Henri Brincard : Les musulmans prient sans savoir que cette prière passe par Jésus.

Philippe Laburthe-Tolra : Est-ce que sainte Thérèse d’Avila n’avait pas pensé justement, à tort, qu’elle pouvait se mettre en présence de Dieu sans intermédiaire ?

Mgr Henri Brincard : Thérèse d’Avila déclarait : « Prier, ce n’est pas beaucoup penser mais beaucoup aimer ». Ce qui l’aidait à prier ainsi, c’était de regarder une représentation du Christ, par exemple « le Christ à la colonne », autrement dit le mystère de la flagellation.

Philipe Laburthe-Tolra : Mais à ce moment-là, c’est l’immense transcendance divine qui risque d’être un peu oubliée.

Est-ce que les juifs et les musulmans n’ont pas pour mission de nous la rappeler ?

Mgr Henri Brincard : D’abord, je respecte beaucoup la prière musulmane et la prière juive, deux formes de prière très différentes.

Je dirai simplement : la prière chrétienne n’exclut pas le respect à l’égard de la transcendance divine. Mais cette transcendance s’exprime à travers un amour gratuit pour l’homme, c’est-à-dire un amour qui n’a pas d’autre motif que lui-même.

L’amour rend proche, mais n’occulte pas la transcendance. L’amour divin, par Jésus, n’occulte pas la transcendance, devenant d’une « proximité brûlante ».

Autrement dit, dans la tradition chrétienne, l’immanence et la transcendance ne s’opposent pas.

Dieu veut demeurer en nous ; demeurer en nous n’enlève rien à sa transcendance mais la manifeste sous la forme d’un amour qui a voulu gratuitement cette communion avec Dieu.

On supprime la dialectique entre la transcendance et l’immanence en regardant en profondeur le mystère de l’amour divin.

Ici, il y aurait un développement théologique à faire. Nous ne le ferons pas. Vous le comprenez aisément.

J’ai un beau-frère qui est juif et j’avoue que je suis extrêmement impressionné par la prière du peuple d’Israël, de même que par la prière des Musulmans. À ce propos, je peux vous raconter l’anecdote suivante : Il y a quelques années, j’arrive à Paris pour célébrer à Montmartre et, à la suite de certaines circonstances, je suis en retard. Je saute dans un taxi et, comme j’aime à le faire, je parle au conducteur. J’essaie de me rendre compte de qui il est. Je devine que j’ai affaire à un maghrébin. Je découvre, de fait, qu’il est marocain. Nous parlons de diverses choses et tout à coup, il me dit : « Mais vous, qui êtes-vous ? »… J’allais expliquer que j’étais évêque, et puis j’ai pensé que ce n’était pas nécessaire pour lui, aussi me suis-je dit que j’allais répondre à la question, mais autrement : « Je suis un adorateur du Vrai Dieu ». Tout de suite, il manifeste un profond respect. De savoir que je suis adorateur l’a touché profondément tant et si bien qu’arrivés à Montmartre, il m’a ouvert la portière et a refusé de prendre le montant de sa course !

Voici un tout autre débat, je ne vais pas le développer : par rapport au monde musulman, la grande difficulté est que l’Occident ne comprend plus l’importance des valeurs religieuses, en particulier celles concernant les relations entre l’homme et Dieu : cela se manifeste de diverses manières dans notre société et cela introduit un énorme malentendu avec le monde musulman.

Hervé L’Huillier : Je me pose une question de parent.

J’ai six enfants et je m’aperçois que ce qui est difficile, c’est : comment éduquer l’enfant à la fois semblable et singulier ?

Je trouve que l’Église ne nous aide pas beaucoup dans cette réflexion.

Jusqu’à quel point peut-on être semblable, et à qui, pour pouvoir communiquer ; jusqu’à quel point faut-il être singulier pour être différent et par conséquent apporter quelque chose d’original et d’unique ?

Mgr Henri Brincard : Pouvez-vous expliciter quelque peu votre question ?

Hervé L’Huillier : Si l’on est trop semblable dans une famille, on peut imprimer des valeurs qui remontent de loin, pas forcément bien nourries, pas forcément stables ou figées, mais imprimer quelque chose qui est fort.

Cela va donc donner aux enfants une sorte de similarité entre eux, dans laquelle chaque enfant ne va pas avoir une place particulière. Il va y avoir cet effacement de l’enfant. Il ne va pas être reconnu comme étant lui-même, différent. On va dire : c’est un L’Huillier. Et moi, je préférerais que l’on dise, c’est Nicolas ou c’est Mayeul, avant de dire : c’est un L’Huillier. Mais, je ne veux pas non plus qu’on dise simplement : c’est Nicolas ou c’est Mayeul, je veux qu’on dise aussi : c’est un L’Huilier.

Je pense que cette question-là, un enfant puisse se la poser dans sa classe où tout le monde est pareil. Et quand il grandit, il ne pratique pas parce que notre génération ou celle de nos enfants ne pratique pas, parce qu’on est similaire et on a peur de se singulariser.

Mgr Henri Brincard : Vous dites que l’Église ne vous aide pas assez. Pourquoi ? En quoi devrait-elle vous aider ?

Hervé L’Huillier : Je ne sais pas pourquoi elle ne nous donne pas assez. Fondamentalement, l’Église reconnaît l’intimité de la personne humaine, chacun dans sa singularité, mais elle reconnaît aussi la notion de famille humaine. Cette articulation, on ne la travaille pas, on ne la vit pas assez.

Mgr Henri Brincard : Cette articulation doit être comprise dans la lumière de ce qu’est la personne humaine. Si vous essayez de trouver une articulation entre individu et société, par exemple, ce sera un autre problème. La dimension sociale est une dimension de l’homme en tant que personne. La personne n’est ni un tissu de relations, ni un monde clos. En fait, votre question porte moins sur « ce qu’il faut faire » que sur : « comment le faire » ?

Alors permettez-moi de vous redire : l’amour unit en singularisant. L’amour singularise en unissant. Nous avons chacun notre manière d’aimer, même si la charité est commune. Cet amour consiste, après l’avoir reçu, à le communiquer, parce que tout ce qui n’est pas communiqué est perdu. Donc, dans l’apprentissage de ce que signifie “aimer”, l’enfant à la fois se singularise et, en même temps, s’ouvre à tous. C’est là l’expérience de l’amour. Où la faisons-nous ? Ici, je me permets de parler selon la perspective de la foi catholique. Nous la faisons par trois chemins par lesquels l’amour se donne concrètement à nous en Jésus-Christ : la prière, les sacrements, la charité fraternelle. L’amour est accueilli par les deux premiers chemins et se communique par le troisième.

Je reprends une image des Pères de l’Église : les sacrements, c’est la fontaine qui remplit de son eau le bassin, c’est-à-dire notre cœur ou la communauté. La prière, c’est le bassin sous la fontaine : si je ne prie pas, je ne suis pas dans une attitude d’accueil à l’égard de cet amour qui se donne à moi. La prière, qui repose essentiellement sur la foi, est d’abord une attitude du cœur. Le bassin qui déborde, c’est la charité fraternelle. Je reçois du Christ ce que je vais donner ensuite de manière privilégiée dans la charité fraternelle. Sainte Catherine de Sienne dit même que la charité fraternelle nous offre la possibilité de donner quelque chose au Christ. Nous lui donnons ce que nous avons reçu de lui, certes, mais nous le lui donnons.

Saint Nicolas de Flue, patron de la Confédération helvétique, ermite au XVe siècle, voit en songe un mendiant venant à lui et lui tendant la main. Nicolas fouille dans ses poches, il n’a rien et pourtant il ressort sa main avec un sou d’or. Il le donne au mendiant qui disparaît : c’est le Christ. Le louis d’or symbolise la charité. Ce que j’ai reçu dans l’amour, je le redonne au Christ.

Françoise Seillier : La devise de notre pays – liberté, égalité, fraternité – ne fournit plus de substance pour l’éducation nationale et, comme l’avait dit l’un des collaborateurs de François Mitterrand : « l’Éducation nationale n’éduque plus ».

En revanche il y a une valeur qui me semble la valeur des valeurs et qui, disent certains, doit devenir le ressort éducatif de l’école publique pour la majorité des Français, c’est la laïcité. Par rapport à la responsabilité éducative des familles, (quand on sait toute la polyvalence, le sens contradictoire qu’on peut donner à cette valeur) n’y a-t-il pas un nouveau défi que peuvent relever les familles catholiques qui élèvent leurs enfants dans les écoles publiques ? Est-ce que les établissements catholiques, par exemple, sont associés à l’enseignement des religions dans l’école publique ? Autrement dit : est-ce que l’on va vers un enseignement qui socialiserait les religions, ce qui peut être pire que de ne pas en parler ?

Mgr Henri Brincard : Alors, je voudrais vous renvoyer à un texte où je m’exprime plus clairement que ce soir, c’est Réflexion sur une interview.

C’était pour une élection présidentielle. Le Premier ministre de l’époque, monsieur Lionel Jospin, avait accordé une interview au journal La Croix. Et on m’avait posé les questions suivantes : « Quelle impression retirez-vous de ce que vous avez lu ? » – « Comment voyez-vous le rôle des religions dans le conflit planétaire déclenché par les attentats du 11 septembre ? » – « La religion catholique a-t-elle un rôle spécifique pour servir la paix entre les hommes ? » – « À votre avis, dans le contexte actuel quels sont les rapports que l’on doit entretenir pour le bien de la société française entre le politique et le religieux ? » – « Pour vous, le rôle du religieux se limite-t-il à intervenir dans les débats de société ? » – « Selon la foi catholique, quelle est la part du temporel et du spirituel, de la conscience individuelle dans une expression collective ? »… tout ceci pour reprendre les termes utilisés par le Premier ministre dans son interview.

Ensuite, le journaliste dit : « Je voudrais revenir sur la laïcité en vous posant deux questions : Faites-vous une distinction entre la laïcité et le laïcisme ? » « Quel sens les valeurs suivantes dites laïques ont-elles pour un catholique ? Exemples : la neutralité de l’État, la tolérance, la liberté de pensée, l’égalité entre citoyens, la fraternité entre les hommes. » « Voyez-vous une parenté entre les valeurs judéo-chrétiennes et la morale laïque ? » « La laïcité est-elle respectueuse dans les faits, des opinions, des sensibilités, des spiritualités, entre les uns et les autres ? » (C’est l’affirmation du Premier ministre.) « Peut-on comparer à bon escient intégrisme chrétien et intégrisme musulman ? » « Croyez-vous que la conception française de la laïcité puisse favoriser l’unité fondamentale de notre pays ? » – « Le rôle de la politique est-il d’accompagner les évolutions de la société ? » – « À ce propos, quelle est la tâche du législateur ? » – « Que signifie pour vous l’affirmation du Premier ministre affirmation selon laquelle il appartient au politique de permettre une évolution simple de la famille ? »

Dans votre question, il y a tout cela.

Faisons attention, parce que la réponse à votre question demande une grande précision dans l’expression de la pensée.

Dans le cadre de notre échange, je retiens seulement l’interrogation suivante : « Faites-vous une distinction entre la laïcité et le laïcisme ? » Bien entendu, la laïcité est l’expression historique d’une certaine forme de séparation entre l’Église et l’État, donc, je ne la rends pas universelle au point de la proposer à toute l’Europe. La laïcité, chez nous, correspond à une histoire et, quand on la prend dans son vrai sens, à une juste conception de l’autonomie du pouvoir politique et – j’ose espérer, mais c’est peut-être ce qu’il y a de moins sûr – à une juste autonomie de l’Église dans sa mission. L’intérêt des autorités publiques pour les nominations épiscopales ont quelque peu modifié les illusions que j’avais à ce sujet. Par ailleurs, Benoît XVI a admirablement expliqué le respect d’une juste autonomie du temporel dans l’encyclique « Dieu est amour », dont la deuxième partie traite cette question.

Je reviens sur la nécessité de respecter aussi la juste autonomie de l’Église dans l’exercice de sa mission propre. Si la séparation entre l’Eglise et l’Etat est conçue comme une arme de guerre contre le religieux taxé de superstition ou accusé d’être le moyen d’asservir les consciences en vue de fins trompeuses, il s’agit alors d’une idéologie appelée laïcisme, idéologie refusant au croyant jusqu’au droit d’exister. Faire la part des responsabilités des uns et des autres dans l’émergence en notre pays d’un laïcisme se cachant derrière une laïcité qui, elle, se veut l’expression d’une juste autonomie du temporel, est une tâche si vaste qu’à vrai dire, elle n’est jamais achevée. Les historiens ont encore du pain sur la planche !

Par rapport à la neutralité de l’État et à la tolérance.
Quant à la tolérance, elle ne peut être, selon l’Evangile, ni de l’indifférence aux malheurs d’autrui ni un scepticisme privant l’intelligence de sa grandeur. Elle ne se confond pas davantage avec le relativisme dont l’affirmation fondamentale est : « tout se vaut ! »

Pour un chrétien, la tolérance est bien autre chose. Elle est le visage de l’amour qui respecte la liberté humaine, créée pour ouvrir à cet amour la porte de nos cœurs. « Élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes ». Attirer et non imposer, tel est le sens évangélique de la tolérance. En revanche, il n’est pas inutile de se demander ce que signifie exactement « la neutralité de l’État ». Si une telle neutralité veut dire que l’État doit veiller à préserver les libertés fondamentales, à faire respecter la dignité humaine telle qu’elle peut être connue par une raison droite, à servir le bien de tous, s’inspirant dans son action des valeurs que cette même raison peut connaître partout et toujours, alors le thème de neutralité n’est pas inadéquat bien que par lui-même il soit équivoque. C’est pourquoi j’aimerais mieux parler de « la sagesse humble et prudente » qui doit animer les actions de l’État.

Jacques Hindermeyer : Y a-t-il intérêt, est-il préférable aujourd’hui, dans la situation actuelle de notre pays, d’avoir à la direction d’un établissement libre un prêtre ou un religieux, ou un laïc ?

Mgr Henri Brincard : Je me poserai la question de la manière suivante : D’abord : « Quel est celui qui est le plus capable d’assurer la direction de l’établissement ? » Ensuite : « le fidèle laïc et le prêtre ont-ils une grâce propre ? » Troisièmement : « Dans le contexte actuel, le prêtre peut-il exercer cette grâce propre d’une manière satisfaisante comme directeur ou bien serait-il mieux dans un autre poste ? ». Vous savez, ces questions ne se posent guère plus, parce que des prêtres, nous n’en avons pas ! Hélas !

Michel de Poncins : Je suis président de « //www.radio-silence.org/ », radio catholique qui se diffuse exclusivement sur internet à l’adresse que je viens de donner.

L’enseignement catholique, communément appelé enseignement libre, me paraît enfermé dans un piège. Ayant pratiquement accepté de rester dans le service laïc public de l’Education nationale, il n’a plus de liberté.

Par exemple, il n’a pas la liberté de choix des professeurs, beaucoup de professeurs n’étant pas chrétiens. Il n’a pas, non plus, le choix des matières à enseigner. Il est donc obligé de véhiculer les enseignements de l’Education nationale dont nous connaissons la malice et, souvent, les mensonges.

Or, de nombreux exemples montrent qu’il est parfaitement possible de fonder des écoles hors contrat totalement libres. Financièrement et juridiquement, elles fonctionnent surmontant les difficultés que l’on connaît.

Alors, pour sortir de ce que j’appelle le piège, ne serait-il pas possible que chaque Evêque ou ceux qui le veulent, fonde une ou deux écoles hors contrat sous son autorité dans son diocèse et qui serait totalement catholique ? Ce serait, d’ailleurs, une concurrence stimulante pour les autres écoles de l’enseignement libre et cela aurait, à coup sûr, un grand succès car beaucoup de parents seraient intéressés.

Mgr Henri Brincard : C’est une question subtile qui appellerait un important développement pour y répondre de manière satisfaisante. Je demande toujours à mes chefs d’établissement. « Êtes-vous sûrs de vous servir de toutes les libertés que vous avez encore ? » car de fait, les libertés que vous avez évoquées sont parfois négligées. Commençons à mieux nous servir des libertés qui nous sont laissées !

Deuxièmement. Contrairement à ce que l’on peut penser, les inspecteurs de l’Éducation nationale sont souvent assez divers dans leurs points de vue. Nous avons, en Haute-Loire, un inspecteur de l’Éducation nationale remarquable ! Et donc, ce n’est pas si simple, même au niveau du personnel de l’Enseignement public. Il ne faut pas enfermer tous les inspecteurs dans une idéologie implacable qui ferait d’eux des Robespierre « en herbe » ! Je crois que ce ne serait vraiment pas juste.

Troisièmement. Il faut savoir dire « non » quand la loi n’est pas respectée parce qu’il y a des interprétations abusives de la loi.

J’ai eu un exemple à Lyon. Le directeur de l’école des Chartreux, un prêtre, a refusé qu’on lui impose un professeur parce qu’il estimait qu’il n’était pas à sa place aux Chartreux. Il avait des raisons objectives pour motiver son jugement. Ce refus a fait beaucoup de bruit à Lyon mais finalement on a donné raison au Directeur ! Il y a tout de même des institutions dans le pays qui respectent encore et font respecter les libertés fondamentales. Il faut recourir à elles ! Ce n’est pas facile quand on sait qu’il y a des campagnes d’opinion contre vous, mais tant pis ! Vivre la foi, cela suppose savoir dire « non ! » Il y a, certainement des cas extrêmes, issus d’une jurisprudence parfois curieuse où l’on est écrasé par l’application de règlements. Dans ce cas, il est possible qu’il faille envisager de suivre de nouvelles voies.

Marie-Joëlle Guillaume : Je voudrais rester à l’intérieur de l’enseignement catholique et revenir sur la question de la transmission de la foi.

Monseigneur, vous avez eu, tout à l’heure, une affirmation forte, à laquelle j’adhère tout à fait : « Il y a une transmission de la foi par l’enseignement qui retrouve son importance aujourd’hui ».

Puis vous nous avez parlé de façon plus détaillée de cette transmission de la foi à l’intérieur de l’enseignement catholique ; et vous avez alors mis l’accent sur l’évangélisation par le témoignage de l’amour et par toutes les attitudes, humaines et spirituelles, qui l’accompagnent. On ne peut évidemment qu’être d’accord avec cette évangélisation par l’amour, puisqu’elle va au cœur du message de notre foi. Toutefois, cette vision des choses ne me satisfait pas tout à fait. La transmission de la foi n’est-elle pas aussi celle d’un savoir ?

Il me semble en effet qu’un des problèmes auxquels sont confrontés, de façon aiguë, la société en général mais d’abord les jeunes, sont des problèmes d’eschatologie. Où va-t-on ? Où vont les choses ? Quel est le sens de la vie ?

J’ai souvent pensé que, si je suis aujourd’hui capable de porter témoignage de ma foi, c’est d’abord parce que j’ai été très bien formée quand j’étais enfant. Or, indépendamment de tout ce qui m’a été apporté par ma famille, j’ai conscience de la grande richesse d’enseignement des divers établissements catholiques que j’ai fréquentés comme élève. On nous apprenait, par exemple, à comparer l’Ancien et le Nouveau Testament et à voir à quel point le Nouveau Testament répondait à l’attente de l’Ancien, si souvent cité par Jésus. On nous parlait de l’histoire du Salut, d’une manière générale, et de l’histoire de l’Eglise.

Et surtout, à la question : « Est-ce que le Christ est vraiment ressuscité ? », nous étions capables de rendre compte de notre foi avec des éléments solides, étayés sur ce que nous avions connu, appris.

L’affaire récente du Da Vinci Code a montré que les gens avaient parfois des idées étranges sur le christianisme, qu’ils allaient chercher dans la Gnose ou dans n’importe quoi, parce que leur formation religieuse ne comportait pas – ou très peu – de connaissances.

Certes, je sais bien qu’il y a eu des générations où, in versement, l’on insistait peut-être trop sur des connaissances livresques, au lieu de mettre l’accent sur la vie dans le Seigneur et avec le Christ. Mais tout de même… Aujourd’hui, dans le cadre de l’enseignement catholique, ne devrait-on pas se soucier sérieusement de transmettre cette connaissance de l’histoire du Salut qui peut apporter une lumière et donner un sens à la vie ?

Mgr Henri Brincard : Très bonne question. Vous me rappelez quelque chose dont j’aurais dû parler : “l’initiation chrétienne”.

L’initiation chrétienne est normalement confiée aux parents et peut se poursuivre ou tout simplement commencer à l’école. Par initiation chrétienne, je n’entends pas ce que l’histoire de la foi chrétienne nous dit à ce propos ou comment cette initiation était pratiquée au début du christianisme, mais trois éléments, à mon avis, inséparables :

1) L’expérience de la foi.
2) L’enseignement de la foi.
3) La joie de la vie de foi.

L’enfant grandira au niveau de sa foi si l’initiation chrétienne est assurée sous cette forme.

1) L’expérience de la foi se fait au moyen de la prière. D’où l’importance aujourd’hui d’enseigner la prière comme une attitude du cœur. Elle se fait aussi par l’expérience des sacrements, c’est-à-dire d’une action du Christ. Tout cela suppose une pédagogie renouvelée. On n’a pas à adapter les sacrements mais la pédagogie qui y conduit. Parmi les sacrements, celui qui aujourd’hui fait faire aux jeunes l’expérience la plus profonde est le sacrement de la réconciliation. C’est l’expérience d’un amour qui libère et qui, comme le psaume dit, vous « porte sur les ailes du grand aigle ».

Ce sacrement de réconciliation doit être compris comme l’expérience actualisant en quelque sorte le baptême. Il faut lier beaucoup plus qu’on ne l’a fait, le sacrement de la réconciliation au sacrement du baptême. Et ainsi on comprend comment la réconciliation prépare à accueillir le mystère eucharistique.

2) L’enseignement de la foi doit se greffer sur l’expérience précédente. Il a une forme kérygmatique. Qu’est-ce à dire sinon qu’il s’agit d’une annonce fondamentale et percutante, concernant le mystère du Christ mort et ressuscité afin que les hommes aient la vie en abondance. Il est donc indispensable non pas d’inculquer d’abord des notions, mais de s’appuyer sur la parole de Dieu, de telle manière que celle-ci, telle une rosée bienfaisante, imprègne en profondeur le cœur du jeune.

3) La joie de la vie de foi.
La foi assume toutes les joies humaines, en les purifiant et en leur donnant une nouvelle dimension. Par exemple, le sport devient plus beau, plus passionnant … Et puis, il y a des joies nouvelles comme, par exemple, celle du pardon ou celle de la douceur. Il s’agit des joies des Béatitudes, des joies purifiantes, des joies fruits de la Croix…

Un enfant qui mûrit sa foi grâce à l’initiation chrétienne, avec ces trois pôles inséparables (expérience de la foi, enseignement et joie de la foi), sera capable de faire des choix libres, choix relevant d’un mystère qui nous dépasse.

Séance du 8 mars 2007