Par Rémi Brague, Professeur de Philosophie à l’Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)

Marie-Joëlle Guillaume : C’est une grande joie pour moi de vous présenter ce soir Rémi Brague, professeur de philosophie. Nous nous sommes rencontrés il y a bien des années. Nous étions tout jeunes. C’était dans les années 1970, lors d’un Congrès à Strasbourg ; et il s’agissait déjà d’analyses à la frontière du religieux et du politique, sur des questions touchant au plus profond de la vie humaine. Les Anciens, quand ils envisageaient la conduite de la vie, parlaient des exigences de la bona vita. C’était dans cette logique que nous réfléchissions alors.

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Et c’est, d’une certaine façon, ce dont il sera question ce soir puisque votre sujet s’intitule : « La place de l’homme et de la femme dans le judaïsme, le christianisme et l’islam ». Autant dire que nous attendons de vous une vision fondamentale, de nature à de nous éclairer sur les enjeux de société.

Mais d’abord, qui êtes-vous ? Vous êtes marié, vous avez quatre enfants, et déjà des petits-enfants.

Vous êtes normalien. Vous avez réussi le concours de l’Ecole normale supérieure en 1967. Vous étiez agrégé de philosophie en 1971. Vous avez poursuivi ensuite des recherches pour une thèse de doctorat ès Lettres, que vous avez soutenue en 1986. C’était le temps des thèses « d’Etat », que l’on préparait en dix ans, avec rigueur et persévérance !

Et déjà, votre parcours témoignait d’une originalité : outre les Lettres, en effet, vous vous êtes intéressé à l’hébreu médiéval. Vous l’étudiez à l’École pratique des Hautes Études de 1982 à 1986 puis de 1990 à 1991. Parallèlement, vous vous lancez dans des études d’arabe littéral à l’INALCO (que nous appelons familièrement les « Langues O »), entre 1985 et 1987.

C’est dire que vous avez eu, dès la période de vos études, un contact à la fois géographique et historique très précis avec cet Orient dont vous allez nous entretenir ce soir.

Dans votre carrière, il y a d’autres points originaux et intéressants. Ainsi, vous avez commencé comme professeur de philosophie en terminale dans un lycée technique de la région parisienne. Dans les années 1970, c’était d’ailleurs tout à fait la mode de nommer les agrégés dans les établissements techniques, les C.E.S., etc. Sans doute y avez-vous acquis, en tout cas, une solide expérience pédagogique. Pour vous avoir notamment entendu lors de dîners-débats – et chacun sait qu’il est parfois difficile de discourir devant des gens qui s’intéressent aussi à ce qu’ils ont dans leur assiette -, je sais que vous avez l’art de parler avec clarté de choses complexes.

À partir de 1976, vous êtes chercheur au C.N.R.S. pour de nombreuses années.

Vous devenez professeur à l’université de Bourgogne, à Dijon, entre 1988 et 1990 et, depuis 1990, vous êtes professeur à l’université de Panthéon-Sorbonne (Paris I). Vous avez accompli aussi quelques missions comme professeur invité aux États-Unis. Et, depuis 2002, vous enseignez de surcroît à l’université de Munich, où vous traitez en particulier de l’Europe et de la vision chrétienne du monde.

Ce double enseignement – à la fois à la Sorbonne et à Munich -, qui suppose de l’ouverture d’esprit, vous entraîne certainement aussi à une gymnastique intellectuelle propre à développer souplesse et capacité d’approfondissement !

Votre œuvre a été couronnée par plusieurs distinctions. J’en citerai une seule : le Prix Lucien Dupont de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 2005, pour l’un de vos livres, La Loi de Dieu, qui est un très beau livre, mais il y en a d’autres.

Nous pouvons citer par exemple La sagesse du monde, histoire de l’expérience humaine de l’univers, paru en 1999. Ce livre a été traduit en diverses langues, et notamment en chinois. N’est-ce pas une consécration que d’être traduit en chinois ?

Auparavant, en 1992, vous aviez publié Europe, la voie romaine. Oserai-je dire que cet ouvrage fut longtemps mon préféré ? C’est là, en effet, que vous expliquez à quel point la valeur de la civilisation européenne est inséparable de sa capacité à se reconnaître, dès l’origine, comme une héritière. L’Europe se sait « seconde » par rapport à tout ce qu’elle a reçu, et c’est dans et par son humilité même qu’elle devient capable d’universalité.

Enfin, en 2005, nous l’évoquions, ce fut La Loi de Dieu, histoire philosophique d’une alliance, qui nous amène parfaitement au sujet de ce soir.

Vous êtes d’autre part l’auteur d’un certain nombre de traductions.
Parmi elles, vous vous êtes beaucoup intéressé aux textes médiévaux, dans la suite logique de vos centres d’intérêt d’étudiant.

J’insistais tout à l’heure sur la clarté habituelle de vos propos. J’aimerais en souligner aussi la précision. La « société de communication » dans laquelle nous vivons s’accommode trop souvent, dans de nombreux domaines, d’un savoir approximatif. Dans cette Académie, au contraire, nous aimons bien ce qui est précis. Sans doute le goût de la précision vous vient-il d’une passion pour la connaissance qui ne date pas d’hier !

Rémi Brague : Pour commencer, je voudrais proposer un principe de méthode : distinguer le problème sociologique et le problème religieux. Judaïsme et christianisme ne désignent que des religions. En revanche, avec le mot islam nous sommes déjà dans l’ambiguïté puisqu’il signifie non seulement une religion mais aussi une civilisation qui a son histoire et sa géographie et un ensemble de populations marqué par la civilisation en question, laquelle est marquée elle aussi par certains dogmes de l’islam comme religion.

Donc, étudier ce qu’a été et ce qu’est actuellement la place de l’homme et de la femme dans le judaïsme, le christianisme et l’islam, dans les trois civilisations qui ont été marquées par les trois religions en question, de l’origine jusqu’à nos jours, est une tâche littéralement immense. Je veux dire sans limites ou avec des limites tellement reculées qu’on ne peut pas les saisir, en tout cas certainement pas dans l’espace de temps qui m’est alloué.

Et de toute façon, il me semble que l’on peut se dispenser de prendre tout cela en vue, tout simplement parce que l’étude des trois civilisations ou des deux, on peut compter comme on veut, qui ont été marquées par les religions en question, ne prouverait pas grand-chose sur les trois religions en tant que telles.

On pourrait en effet se demander d’où proviennent les traits que le sociologue, l’historien, le psychologue, ou qui l’on voudra, peuvent observer. S’agit-il de données qui tiennent directement à la prétention fondamentale de chacune des trois religions ? Ou s’agit-il, au contraire, d’éléments qui étaient déjà présents dans le substrat de coutumes, de pratiques, d’habitudes, de moeurs, comme on voudra dire ? Substrat que les trois religions en question ont bien été obligées d’adopter, parfois pas spécialement de ga »té de coeur, mais avec lequel il leur a fallu, de toute façon, composer.

J’éviterai donc de parler autrement que très rapidement des faits pour me concentrer sur les textes fondateurs des trois religions.

Je prends, si vous voulez, un exemple très simple de ces difficultés. Lorsque l’on parle des rapports entre les hommes et les femmes en chrétienté, tels qu’ils ont été définis par les règles du mariage, on confond assez souvent la conception chrétienne du mariage et ce que celle-ci a été obligée d’admettre, ce avec quoi elle a été obligée de composer dans le cours des siècles.
L’exemple – je demanderai l’aide des juristes s’il en est parmi vous – c’est l’extrême difficulté avec laquelle l’idée d’un mariage, qui résulterait de l’accord direct et exclusif de deux personnes et qui ne serait pas un contrat entre deux familles échangeant une fille contre un garçon, cette idée a mis très longtemps à s’imposer et il n’est d’ailleurs pas sûr qu’elle se soit encore imposée partout.

Même dans un milieu aussi profondément chrétien ou passant pour l’être que l’Espagne du Siècle d’Or – je veux dire le XVIe-XVIIe siècle -, on a des cas dans lesquels les familles n’ont pas admis ce qui est la conception proprement chrétienne du mariage. Par exemple, lorsque Gonzalo de Yepes, soyeux, donc un riche propriétaire, est tombé amoureux de Catalina Alvarez qui était une ouvrière, sa famille l’a désavoué. Lorsqu’il est mort, laissant donc une veuve et, je crois, au moins deux enfants, celle-ci a été obligée de se débrouiller toute seule et c’est dans la misère qu’elle a élevé le futur Saint Jean de la Croix.

Donc, ne confondons pas trop vite les moeurs, même les moeurs qui sont la règle dans un pays nominalement chrétien et la conception chrétienne, en l’occurrence du rapport de mariage.

Premier fait : situation d’infériorité de la femme

J’en viens donc, après cette petite digression, au fait fondamental qui affecte les trois livres saints, à savoir, globalement, une situation d’infériorité de la femme.

La situation normale de la femme est de passer de la domination de son père à la domination de son mari. Cela a une cause et une conséquence, car les choses s’entraînent de façon circulaire, dans la différence entre les âges au mariage des deux partenaires.

Si l’on regarde l’Antiquité classique, on s’aperçoit qu’en gros l’âge du mariage d’un homme est de 30 ans. Pour une femme, il est de 15 ans. En d’autres termes, c’est un homme fait qui épouse une gamine, d’où une inévitable dénivellation dans l’état de développement psychologique, dans l’état d’influence politique, dans l’état de pouvoir économique, entre les deux partenaires. Rien d’étonnant à ce que cela se traduise aussi par des rapports de pouvoir à l’intérieur du couple. Rien d’étonnant non plus à ce que les relations proprement affectives se développent plutôt entre hommes – d’homme à homme, de mâle à mâle – que d’homme à femme. L’amitié virile, laquelle n’est pas nécessairement ce que nous appelons maintenant l’homosexualité, l’amitié virile telle qu’on la voit chez les auteurs anciens, d’Homère à Platon, cette amitié virile est plus chargée d’affects que les relations conjugales ne le sont elles-mêmes. C’est ce qui explique ce vers célèbre du roi David qui, dans son élégie sur la mort de son ami Jonathan, dit qu’il préférait l’amour de Jonathan à l’amour des femmes. Nos bibles traduisent pudiquement l’amitié de Jonathan à l’amour des femmes, mais le mot hébraïque est le même. Nous ne sommes pourtant pas en droit de supposer entre les deux des relations homosexuelles au sens où nous l’entendons.

Donc, premier fait, globalement dans le contexte culturel à l’intérieur duquel les trois Livres saints ont été rédigés —je dis globalement et grossièrement— la situation de la femme est celle d’une inférieure.

Deuxième fait : les femmes ont laissé une trace dans l’histoire.

Si l’on compare les développements médiévaux (et j’en reste là toujours au niveau des faits pour dire que ce ne sera pas l’essentiel de ce que je dirai) on s’aperçoit d’un certain déséquilibre entre les trois civilisations.

1. La chrétienté

Les femmes célèbres, les femmes qui ont laissé un nom dans l’histoire – parce qu’elles ont commencé par jouer un rôle dans l’Histoire, dans les faits – sont relativement nombreuses dans la chrétienté latine.

On peut citer des politiques dont, bien entendu, notre chère Jeanne d’Arc, mais aussi Aliénor d’Aquitaine, Blanche de Castille, Anne de Bretagne. Nous avons tous entendu parler de ces dames dans les petites classes.

Un peu plus tard, si nous avons eu de la chance, on nous a parlé des mystiques comme Hildegarde de Bingen, Mathilde de Magdeburg, Brigitte de Suède.

On nous a parlé, un peu entre les deux, entre le politique et le mystique, de Catherine de Sienne qui réussit à convaincre le Pape de rentrer d’Avignon à Rome.

2. L’islam

Dans l’islam, on a plus de mal à citer des noms après la première période mi-légendaire avec les épouses de Mahomet ou sa fille Fatima, femme de Ali, est donc glorifiée dans la tradition qui se réclame de lui, dite tradition chiite.

On connaît une mystique : Rabi’a.

On connaît quelques concubines influentes devenues régentes à cause de leur influence sur un mari un peu faible. Mais le meilleur pendant de Jeanne d’Arc dans le monde islamique est justement une femme qui a résisté à la conquête arabe, c’est Dihya, dite « La Qahina », reine berbère de Tunisie qui sut s’opposer aux conquérants venus d’Arabie à la fin du VIIe siècle.

3. Le judaïsme

Dans le judaïsme médiéval, notre moisson est encore plus maigre. On a du mal à trouver des femmes qui aient laissé une trace un peu nette.

La première juive un peu connue est la fameuse Glückel de Hammel, au XVIIe siècle, épouse et mère exemplaire mais aussi femme d’affaires, et qui a l’intérêt pour nous d’avoir laissé d’intéressants mémoires.

On est donc tenté de dire : 1 à 0 en faveur du christianisme. Je nuancerai quand même le verdict pour montrer, justement, que si l’on se place au niveau des civilisations, les choses sont plus difficiles car il y a un fait qui nous oblige à en rabattre, c’est que cette prépondérance vaut surtout pour le christianisme latin. Car dans le monde byzantin, de langue et culture grecque, monde qui est pourtant au moins aussi chrétien que l’Europe, on peut nommer assez peu de cas : en tête, on a la célèbre impératrice Théodora, ou Anne Comnème, fille et historiographe de l’empereur Alexis.

Donc on ne peut pas dire que cet avantage objectif, si l’on peut dire, soit dû au christianisme en tant que tel. Mais peut-être peut-on attribuer cela à ce que j’ai appelé tout à l’heure le substrat, ou peut-être les moeurs des peuples dits « barbares » qui ont envahi l’espace européen à la fin de l’Antiquité ou tout autre causalité sur laquelle il faudrait interroger les historiens.

La femme dans l’imaginaire et l’affectivité

La place de la femme n’est pas seulement quelque chose qui relève des faits mais aussi de l’imaginaire et de l’affectivité.

Là aussi, nous trouvons une singularité de la chrétienté latine – ce que nous appelons maintenant l’Europe – à savoir, le double développement, à partir du XIe-XIIe siècle, de l’idée de l’amour courtois, de cette idéalisation de la femme qui va de pair avec le culte de la Vierge Marie.

Le culte de la Vierge Marie existe dans le christianisme oriental, l’amour courtois ne s’y est pas développé. Des éléments de l’amour courtois ont, peut-être, mutatis mutandis, des racines arabes. Le culte de la Vierge Marie, même si l’islam respecte la mère de Jésus, le plus grand prophète après Mahomet, n’a pas pris les dimensions qu’elles ont dans la mentalité et dans l’affectivité européennes.

Juste un exemple. Béatrice, la Béatrice de la Divine Comédie, n’a pas d’équivalent dans d’autres domaines culturels, à ma connaissance tout du moins.

Les textes sacrés

Je me tourne donc maintenant vers mon sujet essentiel, à savoir les textes sacrés. Que nous disent les textes sacrés sur la place de l’homme et de la femme dans les trois religions qui nous intéressent ici ?

Il faut distinguer ici ce que les textes sacrés racontent et ce que les textes sacrés éventuellement demandent. En un mot, les récits, et d’une manière un peu grossière, on pourrait dire la législation.

La Bible

1. L’Ancien Testament

a. Le récit
L’Ancien Testament (parce qu’il faut commencer par lui par ordre d’entrée en scène) contient de nombreuses figures de femmes, héroïques ou maléfiques.

Eve n’a pas une très bonne image. Les femmes des patriarches, Sara et Rébecca ; les deux femmes de Jacob, Léa et Rachel ; la femme de Loth (dont nous ne connaissons pas le nom, elle reste anonyme) ; la juge Déborah. Et puis, du côté franchement négatif, une autre anonyme, la femme de Potiphar eunuque du Pharaon qui essaie de séduire le malheureux Joseph, Dalila qui trahit Samson, la femme de Job aussi innommée et quelques autres.

La Bible s’ouvre, vous le savez bien, sur un récit d’émergence qui est censé expliquer, entre autres, la différence sexuelle ou plutôt l’unité profonde de l’homme, au-delà de la différence sexuelle et l’exogamie.

Sur le premier aspect, Marie Balmary vous a déjà dit des choses que je ne saurais rêver d’égaler. Je passerai donc cette question totalement sous silence. Non sans souligner cependant que la formule « l’homme s’attachera à sa femme, ils ne feront qu’une seule chair » était originellement une justification d’une forme de mariage selon laquelle l’homme, précisément, cessait d’habiter dans sa famille et allait habiter dans la famille, dans la tente de la tribu de sa femme.

Il est difficile d’expliquer les jugements qui sont portés sur les figures emblématiques de femmes et en particulier sur la femme archétype au début de la Bible, Eve, si l’on fait abstraction de la situation historique concrète dans laquelle se trouvait le peuple d’Israël.

Je veux dire par là que cette histoire qui a l’air de nous raconter quelque chose qui s’est passé dans un temps lointain, presque préhistorique de notre point de vue, même s’il est le début de l’histoire du point de vue de la Bible, ce récit est modelé sur une réflexion bien plus actuelle qu’on ne pourrait le penser. En effet, la façon dont la femme induit en tentation est parallèle à la manière dont les rois d’Israël sont censé avoir été poussés à adorer des dieux étrangers par leurs femmes étrangères, épousées pour des raisons diplomatiques et qui avaient apporté dans leurs bagages leurs dieux locaux.

Donc, cette femme qui fait chuter le roi de la Création est comprise, en filigrane, comme étant la première de toutes ces reines étrangères qui ont apporté avec elles les dieux que les Israélites considéraient comme des idoles.

Ce récit est donc beaucoup moins misogyne qu’anti-idolâtre. Il ne s’agit pas de « dire du mal des bonnes femmes » mais de critiquer l’idolâtrie en en voyant la source, si vous voulez, dans une sorte de chute, d’adoration idolâtre originelle.

b. La législation
Le Pentateuque et le Lévitique
Quant à la législation, le Pentateuque légifère abondamment sur les relations sexuelles, sur les règles du mariage, par exemple sur la période de continence à observer après les règles, d’où, dans le Talmud, tout un traité qui porte sur ce sujet pas très appétissant.

La Bible donne des prescriptions sur les unions interdites, énumère longuement – cela occupe tout un chapitre du Lévitique – les mariages interdits, donc les mariages qui sont considérés comme incestueux. Le Lévitique consacre également tout un chapitre à la pureté sexuelle de l’homme et de la femme. Il insiste sur la nécessité, pour l’accouchée, de se purifier [Lévitique, chap. 12].

Il est question dans l’Exode [chap. 22] de la magicienne que l’on n’a pas le droit de laisser vivre. Le verset dit : « Tu ne laisseras pas vivante » (ou « tu ne feras pas vivre », mot à mot) la magicienne ». Ce verset en a pas mal sur la conscience, puisque c’est lui qui a été employé pour légitimer les procès de sorcellerie, spécialement après ce retour en force de l’Ancien Testament qu’a entraîné la Réformation protestante. Les pauvres femmes de Salem ont été brûlées à cause de versets de ce genre.

Un autre verset précise d’ailleurs : « tu ne laisseras pas vivre le magicien, qu’il soit homme ou femme ». Donc, à nouveau, nous avons plutôt un rejet de la magie plutôt que quelque chose de spécifiquement anti-féministe.

- La Tora

Où peut-on trouver des déclarations sur la situation réciproque de l’homme et de la femme dans le judaïsme ? Je le distingue ici chronologiquement et logiquement de l’Ancien Testament puisque le judaïsme, c’est la religion d’Israël telle qu’elle a dû se redéfinir après la perte du pays, après la perte de la dynastie, après la perte du Temple, en se recentrant exclusivement sur la Loi, sur le texte de la Tora.

Eh bien, il y a une célèbre prière juive qui est la prière du matin dans laquelle nous lisons dans la bouche des hommes : « Béni sois-tu, Seigneur, Dieu de l’univers, qui ne m’a pas fait femme ». Alors que les femmes disent : « Béni sois-tu, Seigneur, Dieu de l’univers, qui m’a faite selon Sa volonté ».

Cette prière se replace dans une série de trois bénédictions – les deux premières bénédictions étant prononcées par la communauté entière, sexes non distingués – « Sois béni, Seigneur, qui ne m’a pas fait étranger », c’est-à-dire étranger au peuple d’Israël et idolâtre ; « Sois béni, Seigneur, qui ne m’a pas fait esclave » et puis enfin « Sois béni, Seigneur, qui ne m’a pas fait femme ».

Il est tout à fait possible que saint Paul ait eu cette prière ou une forme ancienne de celle-ci (antérieure au texte que nous possédons) présente à l’esprit quand il déclare relativiser les trois oppositions fondamentales entre juif et non-juif (et étranger), puis entre maître et esclave, puis entre homme et femme. Il est remarquable que le texte des Galates [3,28] cite ces trois différences, dans le même ordre que celui qui apparaît dans la prière du matin.

Cela me fournit une transition d’une habileté consommée pour passer au Nouveau Testament.

2. Le Nouveau Testament

a. Les récits

Là aussi, si l’on regarde les récits, on s’aperçoit que le Nouveau Testament connaît quelques femmes.

Nous les connaissons toutes : la Vierge Marie, bien entendu, Marie-Madeleine, Marthe et sa soeur également appelée Marie, et quelques autres. Et puis des anonymes : la Samaritaine, la femme adultère, l’adolescente ressuscitée par Jésus.

Nous constatons que Jésus admet dans son entourage immédiat des femmes parmi son équipe, si je puis dire, parmi son team qui le suit sur les routes de Palestine, ce qui est relativement original.

On entend parler de femmes de rabbins, il y a même des « rabbines » pourrait-on dire, dont on dit qu’elles ont été aussi savantes quant à la Loi de Moïse que leur mari, au point de pouvoir les remplacer. Mais ce genre d’existence indépendante de la famille, à la suite d’un prédicateur, est assez original.

b. La législation

Quant à la législation, justement, le seul point de droit sur lequel Jésus accepte d’intervenir est le divorce. (Tout le monde connaît le passage qui se trouve dans le chapitre 19 de Matthieu, par exemple, et chez les deux autres synoptiques si je me souviens bien, à propos du divorce).

Je viens de dire, un peu rapidement, que Jésus légifère, en fait, il ne légifère pas. Il ne donne pas de commandement à proprement parler. Il remonte, au contraire, d’un texte législatif à un récit. Un récit qui ne donne pas de règle et qui se contente de décrire un fait.

Il ramène, disons, la législation à la réalité profonde qu’elle est censée défendre et que, selon lui, elle défend de manière inadéquate.

Après la résurrection du Christ, la mission chrétienne semble s’être adressée aussi et spécifiquement aux femmes. Pour une raison qui n’est pas très honorable, si je puis dire, pour les messieurs, étant donné que la mission chrétienne s’est adressée, comme, disons, son terrain de chasse principal, moins aux Juifs rabbiniques qui étaient venus d’Israël mais à ceux que l’on appelait les « craignant Dieu », c’est-à-dire des gens d’origine païenne qui étaient prêts à accepter un peu à la carte ce qui leur convenait dans le judaïsme. Ils avaient du respect pour la rigueur morale de cette religion, mais ils ne voulaient pas se soumettre à des choses pesantes, voire carrément désagréables pour les messieurs, à savoir la circoncision, appelons les choses par leur nom. Le problème ne se posait évidemment pas pour les femmes, ce qui leur permettait un accueil plus facile du judaïsme.

Et rien d’étonnant que le christianisme qui s’est adressé, historiquement parlant, d’abord, à cette catégorie de personnes, se soit tourné vers les femmes peut-être plus décidément que vers les hommes.

Parmi les missionnaires les plus célèbres, celui qui était le partisan de l’ouverture aux païens, saint Paul, on trouve des passages que l’on qualifie assez souvent de misogynes.

Je vous signale un morceau qui est malheureusement un triste morceau d’anthologie, en 1 Timothée, 2, 9 à 15 et également, 1 Corinthiens, 14, 34-35.
Nous avons du mal à juger précisément de quoi il était question. Tout simplement parce que les épîtres de Paul ne sont pas des traités, mais bien des réponses à des questions qui lui étaient posées. Or, nous avons les réponses sans les questions.

Nous pouvons deviner qu’il y avait des problèmes qu’on lui avait posés dans les communautés qu’il avait fondées et avec qui il était resté en contact, mais nous ne savons pas exactement lesquels. Nous ne savons pas en particulier dans quelle mesure parler contre les femmes en général ne consistait pas simplement à se débarrasser d’une (excusez le terme technique) emmerdeuse concrète. Nous ne pouvons pas en tout cas généraliser trop rapidement.

Et la formule, là aussi souvent citée, sur l’obéissance envers le mari, est une formule qui ne mange pas de pain si l’on considère, comme je l’ai rappelé au début, que le mari avait en général quinze ans de plus que la femme. La relation à l’intérieur du couple se laissait traduire plus facilement dans des catégories d’obéissance plutôt que de coopération sur un pied d’égalité.

En tout cas, cette formule au fond assez banale est contrebalancée outre mesure par l’exigence qui suit immédiatement du sacrifice, jusqu’à la mort, du mari pour la femme. Si c’est là un texte misogyne, je crois qu’il bat tout féminisme de très loin.

Je reviendrai au problème posé par la question de saint Paul dans ma conclusion.

Quelques mots pour essayer d’en finir, mais je ne sais pas si je peux avoir cet espoir.

Le prétendu mépris chrétien du corps est quelque chose qui tout simplement n’existe pas et ce que l’on reprocha aux Chrétiens dans l’Antiquité n’est pas du tout de mépriser le corps mais très exactement le contraire, à savoir, un attachement passionnel à celui-ci puisque le christianisme avait le culot de dire que le corps était entraîné, lui aussi, dans la résurrection.

Nous trouvons par exemple chez Plotin ou chez Celse, l’adversaire d’Origène, des accusations selon lesquelles les chrétiens seraient justement des amis excessifs du corps. D’où un certain agacement chez moi quand je vois des crétins reprendre cette légende qui est non seulement fausse mais qui représente le contraire diamétral de la vérité.

3. Le Coran

a. Le récit

Quant au récit, le Coran, chose amusante, ne nomme qu’une seule femme. Il y a un seul nom propre féminin dans le Coran et c’est celui de Marie, mère de Jésus. D’autres femmes interviennent, celle de Potiphar dont j’ai parlé tout à l’heure, dans la sourate XII, qui raconte l’histoire de Joseph.

Chose curieuse et qui nous évite de généraliser trop vite, le Coran contient extrêmement peu de noms propres et, en particulier, le nom de Mahomet n’y apparaît que quatre fois en tout et pour tout. Le nom de La Mecque, la ville, apparaît une seule fois, et ainsi de suite. Tout procède par allusion. Donc ne tirons pas trop vite de conclusion quant à l’absence ou la présence de l’élément féminin dans le Livre saint de l’islam.

b. La législation

Quant aux déclarations de caractère législatif, elles sont beaucoup plus abondantes que dans le Nouveau Testament, elles sont moins abondantes que dans l’Ancien, mais elles contiennent des déclarations sur la place relative des hommes et des femmes.

Par deux fois, le Coran considère que les hommes ont, par rapport aux femmes, un degré supérieur (II, 228 ; IV, 34).

Le Coran contient des dispositions concernant les femmes qui reprennent cette situation d’infériorité. Ainsi, le témoignage d’un homme vaut le témoignage de deux femmes (II, 282).

La part d’héritage de la fille est en principe la moitié de celle d’un fils (IV, 11). Je dis « en principe » parce que les juristes musulmans ont trouvé toutes sortes d’astuces pour permettre de pallier cette injustice – ce qui est pour nous une injustice assez flagrante – et ce qui est aussi une injustice aux yeux de beaucoup de juristes musulmans.

Quant au mariage, comme on le sait, nous possédons un verset, pas vraiment clair, c’est le moins que l’on puisse dire, qui semble dire qu’un homme a le droit d’épouser une, bien entendu, deux, trois, jusqu’à quatre femmes, s’il le veut (IV, 3).

Il est difficile de savoir dans quelles circonstances ce verset a été énoncé. On le rattache d’habitude au problème posé par la présence de veuves de guerre après une défaite de la première communauté musulmane. Nous allons voir ce qu’il en est un petit peu plus loin.

Il y a un point sur lequel le Prophète n’est pas un exemple. Je veux dire des points sur lesquels certaines dispositions sont reconnues comme ne valant que pour le Prophète. Ainsi le Prophète reçoit de la voix céleste le droit d’épouser autant de femmes qu’il le veut (XXXIII, 50). Donc plus de quatre si le coeur lui en dit, mais ce privilège n’est pas transmissible.

De même, il y a une règle qui s’est arrêtée avec Mahomet : personne n’a le droit, dit la voix céleste, d’épouser les anciennes épouses du prophète. Donc les épouses du Prophète devront rester veuves. Ce qui voudrait dire qu’aucun homme n’aurait le droit d’exciper de sa parenté avec le Prophète pour faire valoir tel ou tel droit au pouvoir.

Les dispositions à prendre avec les femmes rebelles sont énoncées, y compris le conseil de les battre si besoin est (IV, 34).

Le voile est cité à deux reprises (XXIV, 31 ; XXXIII, 59). On a suffisamment discuté de ces choses-là, c’est dans le domaine public.

L’islam a-t-il représenté un progrès dans la condition de la femme ?
C’est ce que, à peu près, tout le monde dit aujourd’hui. Et c’est ce que les médias colportent sans guère de scrupules.

On fait valoir en ce sens plusieurs points. Par exemple, les Arabes de l’époque antérieure à l’islam auraient pratiqué l’infanticide des filles, de certaines filles, sans quoi le problème aurait vite cessé de se poser faute de combattants. C’est cette pratique que Mahomet aurait interdite (LXXXI, 8-9). D’autres passages interdisent l’infanticide des enfants des deux sexes (VI, 137. 140. 151 ; XVII, 31 ; LX, 12). Il y a là derrière un problème concret. L’infanticide existait-il ? Nous n’avons pas à ce sujet de témoignage précis. Il peut très bien s’agir d’une légende rétrospective, cherchant justement à noircir ce qui a précédé la révélation afin de glorifier celle-ci.

Si infanticide il y a eu et s’il a cessé, la raison est bien moins l’ordre divin du Coran que les conséquences très concrètes de la conquête de terres fertiles qui ont permis aux guerriers arabes de se substituer à la classe dirigeante des royaumes hellénistiques, puis de l’empire romain, puis de l’empire byzantin et de vivre sur les populations conquises, comme toute élite le faisait dans les civilisations anciennes.

On entend dire également que les règles sur le mariage, apportées par le Coran, seraient une limitation des pratiques polygames antérieures. On entend parfois de nos jours que la situation initiale, avant l’intervention de Mahomet aurait été une polygamie illimitée. Donc, on aurait limité à quatre une pratique sur laquelle on n’avait pas légiféré auparavant.

On entend même parfois de nos jours – et, là aussi, l’idée est devenue un lieu commun – que l’autorisation de la polygamie serait en fait plus ou moins contredite par l’exigence de traiter ses femmes avec une parfaite équité, de s’arranger pour que les femmes soient traitées exactement de la même façon sur tous les plans. Dans la sourate où il est question du nombre de femmes que l’on peut légitimement épouser, il est dit (pas mal de versets plus loin) : « vous êtes incapables d’être équitable entre les femmes » (IV, 129). Donc on aurait d’une part : « vous pouvez épouser autant de femmes (jusqu’à quatre), à condition que vous puissiez être équitable envers elles » et puis un peu plus loin : « vous êtes incapables d’être équitable envers les femmes ». On conclut donc que cela serait, en fait, une manière tout à fait détournée de déconseiller la polygamie. C’est un argument que l’on entend. Mais cette interprétation moderniste que je viens de dire n’a que l’autorité de ceux qui la soutiennent.

La question reste de savoir qui est juge de l’équité entre les femmes ou de son absence. Ce juge, il semble bien que ce soit le mari lui-même. Il n’y a pas d’instance tierce qui intervienne.

Dans la réalité des faits, la polygamie est exceptionnelle en terre d’islam. Pour des raisons platement économiques : il faut pouvoir entretenir plusieurs femmes. Et il n’y a quand même que quelques gros richards qui peuvent y arriver.

Mais cette règle reste une possibilité toujours susceptible de se réactiver. Et il est amusant, si l’on peut dire, en tout cas il est assez paradoxal que cette règle soit souvent réactivée par l’immigration en Europe de pauvres hères qui, de notre point de vue, sont au dernier échelon de la société mais que leur salaire ici de misère transforme quelque part, au Mali ou ailleurs, en des nababs qui peuvent faire venir une seconde ou une troisième femme lorsqu’ils en ont envie, et puisque le Coran est censé le leur autoriser.

Sur le caractère progressiste du mariage islamique, il faut en rabattre considérablement.

Regardons, par exemple, la manière dont le Prophète lui-même s’est marié pour la première fois. C’est la patronne de l’entreprise de transport qui l’employait (imaginons une entreprise de camionneurs), c’est sa patronne qui lui a proposé le mariage. Et il semble que Khadidja, cette femme d’affaire, cette veuve, ait imposé à Mahomet de n’avoir qu’elle, pour femme. Il était dans une situation d’infériorité, de nécessité économique.

Et une telle situation existait avant l’islam. Elle a cessé d’exister après lui. Et même, elle a été rendue impossible par les règles que Mahomet avait apportées.

Il y a d’ailleurs des auteurs musulmans qui se sont rendu compte de la nouveauté introduite par le prophète. J’en cite un dans le livre que Marie-Joëlle a eu la gentillesse de citer, donc La Loi de Dieu. C’est le célèbre prosateur satirique Jâhiz, du IXe siècle, qui fait remarquer que, avant l’islam, les hommes et les femmes pouvaient s’entretenir comme ils le voulaient. Mais avec l’islam, ajoute-t-il, les choses se sont nettement améliorées. Pour lui, c’est un progrès que de voir que des situations comme celle de la supériorité de Khadidja par rapport à Mahomet sont maintenant impossibles.

La biographie de Mahomet doit être cependant traitée avec précaution. Je me suis permis, comme vous l’avez remarqué, de mélanger le biographique et le législatif parce que, justement, l’islam ne les sépare pas.

Le prophète étant censé avoir été un homme parfait, avoir été l’homme que Dieu a purifié —c’est le sens du surnom Mustapha—, ce prophète a valeur d’exemple. Tout ce qu’il fait doit être au moins permis. Pas nécessairement à imiter, pas nécessairement recommandable mais en tout cas à tout le moins permis. Il faut donc faire extrêmement attention lorsque l’on raconte ou plus exactement, que l’on croit raconter, la biographie du Prophète.

Un exemple tout bête. Je viens de surfer un peu sur Internet pour m’interroger sur l’âge qu’avait la petite Aïcha au moment où son mariage a été consommé. Les récits, les déclarations du Prophète, disent : 9 ans. D’où l’accusation de pédophilie adressée au Prophète qui, dans certains cercles, est idéale pour délégitimer le message qu’il pourrait apporter. Alors, on a une discussion qui vole très, très bas avec des arguments du genre : « oui, mais elle était très mûre pour son âge ! » ; « oui, mais, non, elle n’avait pas vraiment 9 ans, elle en avait 14, selon d’autres sources ! » Tout ce genre de discussions que j’ose à peine appeler de marchand de tapis, tient au fait qu’une action du Prophète a valeur de loi. Raconter de façon crédible que le Prophète a fait quelque chose, c’est du même coup légitimer cette pratique.

Donc, il se peut très bien que l’on ait raconté à propos du Prophète ce que l’on voulait légitimer ! Donc qu’il faille plutôt raisonner à l’envers. Il faut se demander quel était l’état de la législation à l’époque où le droit musulman s’est cristallisé, quel était l’état des coutumes, ce que l’on faisait, quelles étaient les moeurs et, à ce moment-là se demander pourquoi on a attribué ce genre de pratique à ce Mahomet dont l’histoire ne sait au fond pas grand-chose, ce qui s’appelle « savoir ».

Donc il faut, là aussi, raisonner dans les deux directions.

Le droit islamique

Je vous ai parlé du Coran. Il faudrait parler d’un domaine qui est beaucoup plus difficile à connaître et qui est le droit islamique. Il se divise, comme vous le savez, en plusieurs écoles.

Ce droit se fonde infiniment moins sur le Coran que sur les récits (les hadith) que l’on donne des faits et gestes et également des silences et des abstentions qui valent comme des autorisations, du Prophète.

Le droit concret tel qu’il est défini et encore plus tel qu’il est appliqué trouve pour beaucoup de dispositions dont certaines nous paraissent parfaitement iniques, une infinité d’échappatoires.

Conclusion

Je voudrais d’abord rappeler un principe qui vaut pour les trois religions que j’ai examinées et qui est même de portée universelle.

A savoir, les textes que nous possédons ont été interprétés, voire ont été inventés —lorsqu’il s’agit de récits sur le Prophète— par des êtres humains, faillibles et marqués par toutes sortes de préjugés. Ces êtres humains étaient la plupart du temps (je dirais même dans 99,99% des cas) de sexe masculin.

Il ne faut donc pas s’étonner que toutes ces choses aient été vues à travers une optique déterminée et, en l’occurrence, masculine.

Ceci vaut pour toutes les religions (et peut-être pour tous les systèmes humains) jusqu’à une date extrêmement récente, si l’on est optimiste. Ou, encore maintenant, si on l’est moins.

Ce qui fait la différence entre islam et christianisme – le cas du judaïsme est plus complexe – est le problème de l’origine des normes.

En effet, une bonne partie des préceptes sur la vie des femmes que l’on trouve dans le Coran ou dans la littérature juive de l’époque du Talmud, se retrouvent dans le christianisme. D’ailleurs beaucoup de choses, dans le christianisme, sont venues du judaïsme, énormément de choses. Et beaucoup de choses dans l’islam sont venues du christianisme et du judaïsme. Donc, il ne faut pas être étonné de cette parenté.

Mais, dans le cas du christianisme, les règles en question —et dans le cas du judaïsme aussi— sont formulées par des hommes. Cela peut être saint Paul, ça peut être Moïse. En revanche, dans l’islam, certaines règles, en tout cas et avant tout celles qui se trouvent dans le Coran, n’ont pas pour auteur un homme mais bien Dieu.

Ce qui fait que le problème de l’interprétation (je viens d’employer ce mot, il y a quelques minutes, sans distinguer encore les deux sens que je voudrais ici maintenir à distance l’un de l’autre avec le plus grand soin), ne se pose pas du tout de la même façon dans le cas du judaïsme et du christianisme d’une part et dans le cas de l’islam de l’autre.

Je voudrais illustrer cela, pour finir, par un exemple.

J’ai dit tout à l’heure que le voile, l’injonction aux femmes de se voiler, se trouvait deux fois dans le Coran. Eh bien, il suffit d’ouvrir La Croix à la rubrique « courrier des lecteurs » pour voir que, périodiquement, quelques crétins bien intentionnés rappellent que le voile est également chez saint Paul, en disant « voyez, le voile, on l’a nous aussi » ou alors « le christianisme est aussi macho que l’islam », etc., etc.

Le problème n’est pas le contenu de l’injonction, le problème est son origine.

Dans le cas de saint Paul, eh bien, c’est saint Paul qui parle. C’est un homme situé dans l’espace et dans le temps, vivant dans une civilisation qui avait des coutumes données. Il traduit dans le langage symbolique de son époque une règle qui pourrait se formuler par : « ne sortez pas habillées n’importe comment. Habillez-vous correctement ! » Or, la manière dont on s’habille correctement varie selon les climats, selon les époques, selon les lieux, les classes sociales, etc., etc.

En revanche, si la même injonction, formulée dans les mêmes termes, se retrouve dans le Coran, un musulman pieux considère qu’elle sort directement de la bouche de Dieu. Or, Dieu n’est pas un homme. Dieu n’est pas dans l’espace et dans le temps. Dieu n’est pas situé dans une civilisation, dans une classe sociale déterminée. En d’autres termes, il sait ce qu’il dit. Si donc il dit : « Mettez-vous un voile ! », cela ne veut pas dire « habillez-vous correctement, avec ou sans voile ! », non ! Cela veut dire : « mettez-vous un voile », point à la ligne !

Vous trouverez donc toujours, face aux musulmans modernistes et qui cherchent à adapter leur religion, un barbu pour vous montrer le passage du Coran qui contient noir sur blanc un ordre censé provenir directement de Dieu et indiquant qu’il faut se voiler.

Le mot « interprétation » n’aura donc pas du tout le même sens, contrairement à ce que certains voudraient nous le faire croire, qui disent « il faut interpréter le Coran, il faut interpréter le Coran, il faut interpréter le Coran ! ». Ce que d’ailleurs, ils ne font jamais, ils disent qu’il faut le faire, ils ne le font pas.

En effet, tout ceci repose sur une ambiguïté.

Dans le cas de saint Paul, « interprétation » veut dire : appliquer un jugement d’équité, se demander quelle était l’intention du législateur. Et une fois que l’on aura remonté à l’intention du législateur, on pourra déduire d’autres contenus législatifs qui vaudront pour d’autres époques, d’autres milieux, d’autres circonstances, d’autres climats, et que sais-je.

Ce n’est pas possible là où le législateur est censé être Dieu lui-même, qui, je le répète, sait ce qu’il dit et à l’intention duquel on ne peut pas remonter, parce qu’il a dit ce qu’il voulait. S’il a dit « un voile », c’est qu’il voulait dire « un voile ». Ou plutôt, l’idée même de « vouloir dire » n’a plus de sens. La question est de savoir ce qu’il a dit. L’interprétation, cela ne peut plus alors signifier que l’interprétation des mots, non pas l’interprétation de l’intention du locuteur, mais l’interprétation de mots qu’il a prononcés et auxquels il ne faut pas toucher. On va donc se dire « oui, bien sûr, il faut un voile ; mais est-ce que le voile doit être très long ? Est-ce que le voile doit être tout à fait opaque ? Est-ce qu’on ne pourrait pas avoir un petit voile court, un petit voile transparent ? » Mais le contenu même de l’injonction ne change pas.

Donc c’est peut-être cela, le problème fondamental, me semble-t-il. J’ai choisi de traiter ça sur l’exemple un peu anecdotique du voile pour terminer, mais on pourrait généraliser.

Le gros problème n’est pas tellement dans le contenu des injonctions puisque ce contenu dépend de situations sociales et culturelles qui étaient à peu près (il faudrait nuancer) les mêmes lorsque les trois Livres saints se sont constitués. Le problème est celui du statut même du Livre saint qui dans un cas admet, et dans l’autre interdit ce que nous appelons nous-mêmes « interprétation ».

ÉCHANGE DE VUES

Catherine Rouvier : J’ai deux questions, dont l’une est un petit peu impertinente et dont l’autre est une vraie question qui découle d’une vraie ignorance.

La première question : est-ce qu’on ne peut pas, d’une certaine manière, reprocher aussi aux Catholiques, par exemple, de considérer que l’évangile est la parole de Dieu et de faire, par exemple en ce qui concerne le divorce, de reprendre cette phrase « il ne faut pas délier ce que Dieu a uni » et en donner l’interprétation qui, évidemment, est toujours la même depuis l’origine du temps et qui ne change pas ?

Ma deuxième question : est-ce que le choix par le Prophète d’une seconde épouse âgée de neuf ans est à mettre en relation avec ce qui a été décrété après la révolution iranienne, c’est-à-dire que les petites filles devaient porter le voile à partir de neuf ans parce que, précisément, elles peuvent être nubiles ?

Rémi Brague : Merci pour votre première question.

Il y a deux choses. Le problème des règles du non-divorce dans l’Eglise catholique est une chose. Mais en est une autre le parallèle, me semble-t-il, explicite entre l’évangile et le Coran, puisque vous avez dit que les catholiques considéraient que l’évangile était la parole de Dieu. Or, aucun théologien un peu averti n’accepterait cette formule. La parole de Dieu, c’est Jésus-Christ. Dans le christianisme, la parole de Dieu n’est pas un livre, la parole de Dieu n’est pas un texte, la parole de Dieu est une personne. Ce n’est pas moi qui ai inventé ça, c’est quand même tout le début de l’évangile de Jean qui parle du Verbe incarné.

Et je crois que c’est extrêmement important justement si l’on ne veut pas risquer (et je ne dis pas que l’Eglise n’y soit pas tombée bien des fois au cours de son histoire) d’interpréter l’évangile d’une manière idéologique, à savoir comme un code de lois, comme le manifeste d’un parti, comme le programme de je ne sais quelle école philosophique.

L’endroit (si je puis dire) dans le christianisme, où l’on voit la Révélation, où il cherche la Révélation, c’est la vie et c’est la personne du Christ. Ce ne sont pas les récits qui ont été faits sur cette personne.

Le véritable parallèle n’est pas entre l’Évangile et le Coran. Si l’on y tient vraiment, il faudrait établir un parallèle entre le Coran et la personne de Jésus-Christ, d’une part, et puis d’autre part les hadith, les récits sur le Prophète, et les évangiles. Là, ça serait moins boiteux.

Sur la question de l’interprétation qui effectivement est légitime puisqu’il s’agit de la manière dont a été rapportée par des hommes la déclaration de quelqu’un qui était d’ailleurs aussi un homme même s’il avait une deuxième corde à son arc, si je puis dire.

Donc, ce problème reste entier. Je n’ai rien à dire de particulier là-dessus.

La deuxième question, je crains qu’il ne faille y répondre par un « oui » emphatique ! La législation actuelle de l’Iran post-khomeyniste est fondée sur le Coran et les déclarations du Prophète. Et c’est précisément parce que le Prophète a épousé, formellement, si vous voulez, Aicha d’après un récit qui est attribué à la petite Aicha, mais toutes ces choses-là sont pour les historiens extrêmement suspectes. Aicha aurait dit : « J’avais six ans lorsque le Prophète m’a épousée et neuf ans quand le mariage a été consommé ».

Quoi qu’il en soit de la vraisemblance, de l’exactitude de cette histoire, quoi qu’il en soit des raisons qui ont fait qu’on a raconté cela, cela a maintenant valeur législative. Les pays musulmans par exemple se sont opposés à ce que, au niveau international, on fixe un âge minimum au mariage, que les Occidentaux voulaient placer à douze-treize ans (ce qui est déjà quand même bien jeune). Et eux ont dit : « eh bien non ! Neuf ans ». Donc, ça n’a pas marché. Ils sont tenus par l’exemple (qui, pour nous, n’est peut-être pas un très bon exemple), par le modèle de la pratique du Prophète. A force de loi une chose que le Prophète a faite ou qu’il a laissé faire. Car les silences du Prophète sont aussi significatifs. On dit au Prophète : « la petite Ibn Dupont va épouser le petit Ibn Durantd ». le Prophète dit : « Ah bon ! J’enverrai une demi-douzaine de couverts à poisson sur la liste des Galeries Lafayette ». Qu’est-ce que ça veut dire ? Imaginons que la petite Ibn Dupont et le petit Ibn Durand aient été cousins au troisième degré. Cela veut dire : on a le droit d’épouser son cousin au troisième degré. Si ça n’avait pas été permis, le Prophète aurait protesté. Comme il n’a pas protesté, c’est permis.

Bien entendu, ce qui se présente comme des récits sur le Prophète sont bien souvent des projections faites à partir du IXe siècle par les juristes qui voulaient trouver une raison de légitimer une pratique – pratique qu’ils avaient trouvée, si je puis dire, sur le marché des coutumes de leur époque – c’étaient des petits morceaux de droit pérégrin, c’étaient des petits morceaux de coutumes bédouines, c’étaient des petits morceaux qui étaient venus de je ne sais où en Mésopotamie. Ils ont attribué le tout au Prophète et ils ont raconté quelque chose qui avait pour but de rattacher directement à son autorité des dispositions juridiques qui venaient de tout à fait ailleurs.

Jacques Arsac : Je me permets d’illustrer votre exposé remarquable par une petite mésaventure qui m’est arrivée à Rabat.

Un collègue me fait visiter la ville, me mène à la mosquée et m’explique : « voilà la place des hommes, voilà là-bas la place des femmes ». Je lui demandais ce qu’en pensaient les femmes. Il m’a répondu : « Que voulez-vous dire ? » Je lui dis : « Que pensent les femmes d’être là-bas alors que les hommes sont ici ? » Il me dit : « Monsieur, c’est dans le Coran. » Je lui dis : « Dans Saint Paul il est écrit que, à l’église, les femmes aient la tête couverte. Elles ne mettent plus de chapeau, cela ne nous pose pas de problème ». À sa tête, j’ai compris que j’avais fait une grosse bêtise, on a changé de sujet.

Mais on reste quand même étonné que tout soit mis sur le même plan.

Père Gérard Guitton : J’ai deux questions. La première est un peu anecdotique, au sujet des prénoms des femmes dans le Nouveau Testament.

Il y a les Marie, il y a Élisabeth, Jeanne, Marthe, mais il semble bien que le prénom de Marie soit plus fréquent que les autres. On citera la Vierge Marie, Marie de Magdala, Marie, sœur de Marthe, Marie, mère de José, Marie, femme de Clopas… Est-ce que cela veut dire qu’à l’époque le prénom de Marie était plus fréquent qu’un autre ou alors est-ce qu’il y avait une espèce de prédestination (!) touchant ce nom de Marie, ce qui a permis d’ailleurs aux Pères de l’Église de faire un très beau parallèle entre ces deux figures : Marie, la Vierge pure et Marie, la pécheresse convertie, toutes les deux étant des images très fortes de l’Église, beaucoup plus que n’importe quel autre personnage, homme ou femme.

La deuxième question porte sur la forme de l’interprétation dans le Coran.

Je connais bien mal le Coran, mais d’après ce que j’ai entendu dire ou pu lire, il y a actuellement tout un courant chez les intellectuels musulmans pour demander, justement, qu’on puisse tenter une interprétation du texte sacré. En particulier, il y a un jeune chercheur qui fait parler de lui depuis quelque temps, c’est Rachid Benzine qui a écrit un livre très documenté là-dessus (« Les nouveaux penseurs de l’islam », Albin Michel 2004) où, justement, il prêche pour la nécessité d’une interprétation, aussi bien analyse littéraire que critique historique, pour ne pas en rester toujours à la lettre du Coran sans pouvoir s’en détacher. Il me semble important de ne pas l’oublier. Ce courant est peut-être encore minoritaire, il est à souhaiter qu’il ne le reste pas.

Rémi Brague : Deux questions tout à fait intéressantes.

C’est vrai qu’il y a une curieuse accumulation de Marie(s) dans le Nouveau Testament. Alors, est-ce qu’on peut se demander, de manière statistique, s’il y en a plus dans le Nouveau Testament que dans la littérature de la même époque, ça n’est pas commode parce que la littérature de la même époque ne nous est guère connue.

Il faudrait comparer, par exemple, avec tous les noms propres de femmes que l’on rencontre dans le Talmud. Il n’y en a pas énormément, mais il y en a quand même. Je ne sais pas si ça a été fait.

En tout cas, mon hypothèse à moi, qui ne suis nullement spécialiste de cette question, c’est que cette densité mariale des prénoms néotestamentaires peut tenir à ce que Jésus est né dans une famille et a évolué dans un milieu qui se voulait extrêmement fidèle à la loi de Moïse. Car tous ces prénoms, à commencer par le prénom de Jésus qui est le même prénom que Josué, se rattache directement, si je puis dire, à la geste de Moïse. Myriam, c’est la soeur de Moïse. Donc, si vous cherchez un prénom féminin qui soit exactement mosaïque (si je puis dire), Marie est une solution assez tentante. Si vous ne voulez pas prendre le prénom d’Aaron, le prénom de Josué, donc de Jésus, est tout à fait adapté. Donc il semble que nous soyons là en présence d’un milieu de Juifs particulièrement fidèles, désireux d’être le plus fidèles possible au culte du Dieu d’Israël et à la loi de Moïse.

Deuxième remarque.

Je ne connais pas Benzine, j’ai entendu une fois son grand copain, le Père Delorme, de Lyon. J’ai une seule chose à dire. D’une part, qu’entendez-vous par « interprétation » ? Est-ce c’est l’interprétation au sens du jugement d’équité, ou est-ce que c’est l’interprétation des mots et des dispositions comme ça, sans aucune tentative de contextualiser ?

Et puis deuxièmement, là, c’est une question encore plus grave, est-ce que vous le faites, ce que vous dites ? Parce que je connais un autre intellectuel musulman qui, depuis quarante ans dit « il faut », toujours avec beaucoup de véhémence et de conviction et presque en engueulant les autres : « il faut faire ceci, il faut faire cela, il faut interpréter le Coran à la lumière de la psychanalyse, à la lumière de la linguistique, à la lumière de la sociologie », et il ne le fait jamais ! Alors, j’attends. Je demande à voir, si vous voulez.

Édouard Secretan : Je vous remercie de votre exposé et d’avoir justement mis au point les différents éléments communs aux trois traditions religieuses.

Sur le plan sociologique, il y a un élément commun aux trois religions, on pourrait même dire un élément méditerranéen. C’est l’influence réelle des femmes. Car c’est, ou c’était, inversement proportionnel à celle qu’elles possédaient ou ne possédaient pas sur le plan religieux. Et ce rôle était d’autant plus influent et important qu’il était caché à l’intérieur du foyer.

J’ai passé dix-huit ans de ma vie dans les pays arabes et j’ai constaté à bien des reprises que la femme était toute-puissante, mais ça ne se voyait pas. Donc elle sauvegardait l’amour-propre de l’homme mais l’homme ne faisait rien sans demander l’avis de la femme. Même des « caïds » qui passaient pour tout-puissants demandaient tout à leur femme.

De l’autre côté de la Méditerranée, vous avez la Grèce, c’est le pays de ma mère : dans l’Antiquité, les hommes péroraient sur l’Agora, mais les femmes étaient aussi toutes-puissantes chez elles. C’est encore le cas maintenant. Cela se manifeste d’une façon parfois curieuse et parfois contradictoire. Mon grand-père est venu dire un jour à une de mes tantes : « Je t’annonce que tu es fiancée. ». Elle en aimait un autre, bien entendu, et a été obligée d’épouser « le fiancé » parce qu’il était chef d’un parti politique qui se réconciliait avec le parti adverse et ils ont scellé cette réconciliation sur le dos de ma tante, si je puis dire.

Mais en revanche, j’avais une grand-tante qui était très influente et que craignait le gouvernement. Et un jour, à la résidence du Premier ministre, elle dit : « Je veux voir le Premier ministre ». « Mais il est en réunion du Conseil ». « Cela ne fait rien, dites-lui qui je suis ». Et le Premier ministre est sorti et elle lui a simplement dit : « J’apprends qu’il y a un projet pour exproprier ma propriété des Thermopyles ». La réponse a été : « On va arranger cela. » Ce qui a été fait.

Autre femme au Liban, que j’ai connu la châtelaine du Liban, laquelle était l’héroïne du roman de Pierre Benoît. En fait, il a pris deux femmes comme modèle, je les ai connues toutes les deux. L’une c’était Linda , qui est morte il y a quelques années, c’était la femme fatale très répandue dans les milieux de Beyrouth, qui était très attirante, qui est passée aussi pour être une informatrice, pour ne pas dire une espionne des alliés. L’autre, la femme chef de guerre dans la montagne, Nasira Hahoud la mère de l’actuel roi Émile Hahoud que j’ai été visiter dans sa forteresse du mont Liban. C’était une femme extraordinaire. Elle était énorme, affalée dans un divan, extraordinairement intelligente, avec les yeux brillants, menant sa tribu comme on ne peut plus l’imaginer.

Sur la polygamie, il y a des arrangements avec le Seigneur… J’étais contrôleur civil au Maroc et au tribunal vient un jour une femme qui accusait son mari de ne pas vouloir en épouser une autre. Et, chose assez curieuse, le Président du tribunal l’interrogea : « pourquoi voudrais-tu qu’il épouse une autre femme ? » « parce que j’en ai assez, tous les jours, de me lever à deux heures du matin, de couper du bois, de chercher le grain pour faire le pain, etc., etc. » Ce n’était pas un motif pour le tribunal, c’était dans la coutume. Mais le Président du tribunal a admonesté le mari en lui disant : « Tu as une jeune femme, elle est gentille, elle est jolie, il ne faut pas la laisser s’user à ce travail-là ! Épouses-en donc une autre plus âgée, qui aura de l’expérience… »

Dans une autre de ces tribus, un notable vient et me dit : « je suis très ennuyé parce que je dois partir pour La Mecque, mais je voudrais me mettre en règle avec ma religion et j’ai cinq femmes, donc une de trop. Que faut-il faire ? » Je lui dis : « C’est évidemment très ennuyeux. Répudies une femme mais la dernière épousée ». C’était évidemment la plus jeune, la plus jolie ! N’écoutant que son devoir, il répudie la femme au greffe du tribunal. Trois mois après, il revient du pèlerinage et me dit : « Tu sais, je suis bien ennuyé encore. Tu sais la femme que j’avais répudiée, elle est enceinte ». C’était très important parce que s’il avait un fils, il ne pouvait pas hériter puisqu’il aurait été hors tribu. Alors je lui ai dit : « va l’épouser ».

Rémi Brague : Merci, vous avez donné une analyse historique, sociologique, psychologique, pays par pays, de cette situation. Que, comme on dit, « qui dit macho dit mama » soit une loi méditerranéenne universelle, bon.

On peut toujours se demander, que l’on veuille le mettre au crédit d’une religion ou au débit de celle-ci, si ce n’est pas dû plutôt au substrat de civilisation avec lequel telle ou telle religion a été obligée de composer, mais qui ne constitue pas une partie intégrante de son message, si je puis dire. C’est pour ça que j’ai préféré me réfugier dans la considération des textes qui sont censés détenir une autorité pour tous les croyants. Et pas dans la considération infinie et sans limites possibles des faits. Parce qu’on pourra toujours dire : « oui, d’accord mais ça, ça n’a rien à voir avec l’islam ! ; oui d’accord, mais ça n’a rien à voir avec le christianisme ! ; oui, d’accord mais ce sont des choses avec lesquelles il a fallu composer et qui ne sont pas du tout reconnues ! » On trouvera toutes sortes d’échappatoires dans ce domaine.

Mais je vous remercie. Cela a donné un aspect un peu concret à des choses qui, chez moi, étaient restées très abstraites.

Le Président : C’est nous qui vous remercions parce que votre analyse très pertinente nous ouvre de nombreuses perspectives.

Je vais quand même évoquer ma question, car au cours des prochaines séances nous devrons creuser le point suivant : au-delà des faits que vous avez recensés, au-delà des problèmes de l’interprétation, quels peuvent être les fondements, les causes premières, de ces positions que vous nous avez présentées ? On a surtout parlé de l’Islam, on a évoqué évidemment le christianisme et le judaïsme et la question reste posée : « Quelles sont les raisons qui poussent Mahomet à prendre vis-à-vis de la femme de telles positions ? »

Séance du 16 novembre 2006