Par Marie Balmary, psychanalyste

Le président : Marie Balmary est la première personnalité invitée pour guider et nourrir notre réflexion.

Pour la présenter, je commencerai par souligner la large étendue de ses talents en évoquant les études musicales très poussées qu’elle a faites ; il m’a été dit que c’était plus particulièrement en piano et harpe.

Bien que je ne sois ni un fin mélomane ni un grand connaisseur, je suis très admiratif des personnes qui peuvent jouer de ces instruments. Et ces deux-là me semblent tellement compliqués que je tenais à souligner ce trait de votre personnalité.

Votre préférence, paraît-il, va plutôt au baroque, XVIIe et XVIIIe siècle, mais ceci ne vous empêche pas de pratiquer le chant : oratorio, messe.

Bien entendu, vous n’êtes pas que musicienne. Vous avez une formation qui manifeste bien, m’a-t-il semblé, votre ouverture et votre souci de perfection, puisque vous menez de front des études de psychologue et des études de psychologie clinique.

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Vous êtes également – et c’est un autre trait de votre personnalité que je place sans hésiter au rang des qualités – vous êtes une personne libre.

Vous le manifestez, au risque d’en payer le prix, en refusant de vous inféoder à une école. Bien sûr, vous approfondissez Freud, mais aussi Jung ou Lacan. Et ceci vous a peut-être, quelques années plus tard, créé quelques difficultés et soucis à propos de votre thèse de doctorat… Bien que n’appartenant pas à la même discipline que la vôtre, je constate pour le déplorer que nous partageons, dans nos disciplines respectives, le même dictat du “scientifiquement correct”.

Cela ne vous empêche pas de devenir psychanalyste. Et cela ne vous empêche pas non plus – illustration nouvelle de cette diversité de formation – d’être diplômée de Langues orientales anciennes. Il me semble important de souligner, pour cette séance, que vous étudiez l’hébreu, le latin et le grec patristique.

Votre rencontre avec Marc Lacan, un moine, par ailleurs frère de Jacques Lacan, sera décisive. C’est en effet à la suite de cette rencontre qu’avec un petit groupe d’amis chercheurs, vous entreprenez une lecture des textes sacrés dont vous continuez à découvrir le sens de façon de plus en plus approfondie. Nous allons pouvoir, ce soir, bénéficier de votre expertise.

Avant de vous donner la parole, permettez-moi de préciser le sens de votre intervention.

Il ne s’agit pas pour vous de vous en tenir au dogmatisme des maîtres et des écoles. Il s’agit plutôt de retrouver, dans les textes sacrés, qu’il s’agisse des deux Testaments ou des écrits des Pères de l’Église, l’actualité permettant au monde contemporain de comprendre leur message dont la richesse peut nourrir notre vie, notre action.

Et nous qui sommes Académie d’éducation et d’études sociales, nous sommes évidemment très sensibles à ce souci d’actualisation.

Par ailleurs – et je ne peux pas omettre de le signaler, même si je le fais rapidement – vous êtes l’auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels l’Homme aux statues, Le Sacrifice interdit, La divine origine, Abel ou la traversée de l’Eden, Je serai qui je serai, et enfin Le Moine et la psychanalyste.

Marie Balmary : Votre thème d’année 2006-2007, Homme et femme Il les créa, est une invitation à repenser une question très fondamentale pour la vie humaine.

La différence des sexes, c’est une question urgente que, dans la société, un peu partout on se pose. Pas seulement pour l’année de campagne présidentielle, en France, mais aussi parce que c’est un enjeu de la civilisation occidentale tout entière et de ses rapports avec les autres civilisations : de quelle manière elle peut les mettre en progrès, ou en danger…

Unr invitation à revenir « au commencement » – du moins, c’est ainsi que j’entends votre thème. Où trouver le commencement de “homme et femme” ? Est-ce que ce n’est pas forcément dans la Bible ?

Je dois dire que, comme beaucoup de gens, comme la culture courante, j’ai longtemps pensé que la Genèse racontait la création de l’homme et de la femme. D’ailleurs, il est écrit « Homme et femme, Il les créa », dans les traductions les plus courantes et c’est cette formule que vous avez vous-même reprise comme titre pour vos rencontres de cette année. Et notre culture estime très généralement que, comme livre historique, le livre de la Genèse ne présente plus guère d’intérêt. Il est dépassé depuis un siècle et demi. 1859, L’origine des espèces de Darwin.

Une recherche sur l’origine de la parole

Pour ma part, je voulais explorer la Bible autrement. D’abord, avec d’autres – j’insiste sur le « avec d’autres » parce que tous ces travaux se font en lecture, j’allais dire « fraternelle », c’est-à-dire une lecture où aucun n’est le maître de l’autre et chacun peut dire son mot sur le texte, ce qui donne une liberté de pensée qu’on ne trouve pas forcément d’une autre manière, en tout cas pour le type de recherche que nous voulons faire.

Je voulais explorer, non pas la création du monde ou de l’homme, mais l’origine de la parole. Parole, instrument essentiel pour la psychanalyse.

Or sur l’origine de la parole, la science ne peut pas dire grand chose et même elle avoue qu’elle ne peut rien dire, la linguistique ou l’anthropologie… et nous renvoie aux mythes.

Ce ne sont donc pas les religions, juive ou chrétienne, qui m’ont ramenée vers ces récits fondateurs, c’est bien plutôt la recherche des fondations de l’humanité qui m’a conduite vers les récits bibliques.

Alors, il est arrivé – et je vous dis la fin de mon intervention dont le parcours va être de vous mener là, si je peux, et d’entendre vos remarques, vos réactions à cela – il nous est arrivé, dis-je, une chose étonnante : nous avons vu dans le texte hébreu que les mots “homme” et “femme” apparaissent, non pas lorsque les humains sont créés – ils ne sont appelés encore que “mâle” et “femelle” -, mais seulement lorsqu’ils se rencontrent l’un l’autre.

Selon le récit de la Bible hébraïque lu mot à mot, Dieu ne crée que l’humain “adam” mâle et femelle, et l’humain ne deviendra “homme et femme” que par la relation entre eux, la rencontre de paroles au deuxième chapitre de la Genèse.

Lue dans cette perspective, la Genèse, échappe à la controverse avec Darwin. Car, à ce moment-là, elle n’est pas tant le récit historique dépassé de la création du monde que le récit symbolique de l’apparition de la parole dans la rencontre homme/femme. Et ce récit, qui est forcément mythique, de l’origine de la parole, nous paraît à nous, praticiens de la parole, toujours, symboliquement, pertinent.

Maintenant, je rouvre le Livre pour lire avec vous au plus près du texte les phrases, peu nombreuses mais essentielles, qui concernent notre sujet de ce soir. Je me servirai de la traduction d’André Chouraqui qui est la plus littérale. Souvent il en faut une autre parce que le français est parfois un peu malmené, mais bon. Pour le genre de recherches que nous faisons, elle est tout à fait utile.

Le premier récit symbolique : la différence entre l’humain et l’animal

D’abord, resituer son cadre. Vous connaissez la première phrase « Au commencement, Élohim crée le ciel et la terre. » Les versets qui suivent, vous les reconnaîtrez au passage, je les résume. Le Dieu (Élohim) crée en parlant. Il « dit » la lumière, jour et nuit ; il dit le ciel, les eaux, la terre sèche et tout ce qu’il dit est, effectivement, et c’est bon. Et Il dit que cette terre gazonnera l’herbe, l’arbre, le fruit « pour son espèce » (on remarque cette première expression). Puis Élohim dit les astres. Nous sommes maintenant au quatrième jour. Il dit que les eaux foisonneront d’êtres vivants, et les oiseaux dans le ciel. Il dit : « La terre fera sortir un être vivant pour son espèce. » (Ça m’a toujours paru assez darwinien, cette terre qui fait sortir l’être vivant.) Puis, plantes et animaux sont créés. Toujours l’expression « pour leur espèce » revient. Tout le vivant est créé pour son espèce.

L’expression revient 10 fois, ce qui n’est sans doute pas par hasard dans ce premier récit de la Genèse, entre les versets 11 et 25.

Je fais le commentaire suivant.

Élohim crée les végétaux et les animaux « pour leur espèce ». Cela correspond bien à notre expérience. Les animaux ne vivent en effet que pour leur espèce. Je veux dire qu’ils ont toujours vécu comme ça, le destin n’a jamais changé pour eux. Ils savent subsister et perpétuer l’espèce. Ils sont capables, comme vous le savez, de parcourir la terre entière avec, apparemment, un seul but : entretenir la vie de l’espèce ou des espèces, dit-on après Darwin. Mais la découverte de l’évolution ne change pas, à mon sens, la lecture de la Genèse sur ce point essentiel. Quelles qu’aient été les évolutions des espèces, une chose est restée immuable, c’est le fait que l’animal demeure toujours assujetti à son espèce.

Je continue ma lecture. Maintenant, l’expression « pour leur espèce » disparaît et elle n’est jamais employée pour l’humain. Chose bien souvent ignorée, dans ce célèbre récit de création, il y a des espèces végétales, des espèces animales, mais l’humain, adam, n’est pas une espèce. Chaque fois qu’on a employé le terme « espèce humaine », vous voyez qu’alors, on n’était pas en accord avec la Bible.

Pour l’humain, c’est-à-dire l’adam, ce n’est pas du tout, en hébreu, le mot “homme”. C’est pour cela que j’ai pris le mot « humain », parce que le mot « homme » crée la confusion en français. Il s’agit dans la Genèse de l’adam, qui vient de “adama”, la terre. Jusqu’à maintenant dans le récit, il n’y a que ce mot-là.

« Élohim dit : “Nous ferons adam (humain) en notre image, comme notre ressemblance. Ils assujettiront les poissons de la mer, le volatile des ciels, la bête, toute la terre, tout reptile qui rampe sur la terre. Élohim crée l’humain en son image, en image d’Élohim Il le crée. Mâle et femelle, il les crée. »
Première remarque. Les humains ne sont pas créés « pour leur espèce », il sont créés avec une autre expression qui est « en l’image », littéralement : « en l’image de nous ».

Ainsi les humains ne sont pas, dans ce texte, des êtres programmés, des êtres destinés, des êtres pour l’espèce mais, au fond, on pourrait dire « pas des êtres pour quelque chose ». Vous connaissez l’expression d’un philosophe : des êtres pour la mort. Ici, non. Ils ne sont pas davantage des êtres pour la vie, et pas même des êtres pour Dieu. Nous ne sommes pas des êtres pour…

Ce peut être très angoissant d’être sans espèce et d’appartenir à une catégorie d’êtres, à part, dans le monde qui n’a ni la contrainte de l’instinct, ni la sûreté de l’espèce. D’où notre plainte, je crois, le jour où nous nous apercevrons que nous n’avons pas de destin, que nous ne sommes pas créés pour, une plainte qui peut nous emmener au fond du désespoir. « Pourquoi est-ce que j’existe ? Je ne sers à rien. Je ne suis rien. »

Mais le texte biblique ne nous laisse pas longtemps dans l’état de vivants privés d’espèce. « Élohim dit : “Nous ferons adam (l’humain) en image de nous (je le redis) comme ressemblance de nous. »

Encore une différence avec l’animal, l’humain, toujours adam, n’est pas d’abord créé. Il est d’abord annoncé dans la Parole divine elle-même. En hébreu, la phrase commence ainsi “naasé adam betsalmenou”…, littéralement : « Nous ferons l’humain en image de nous », et la phrase continue « comme ressemblance de nous. Vous voyez que les prépositions ont changé et je trouve qu’elles changent tout. Ici pas de « créé pour » mais « nous ferons en…comme ».

Pas de destin originaire pour l’homme, mais un dieu à l’origine. Un dieu qui fait l’humain en la mystérieuse relation divine, le « nous » divin. Mystérieux “nous” puisque Dieu parle apparemment seul.

Ce « nous » divin va faire un humain singulier : adam, qui devient tout de suite pluriel, dans le texte : « Ils règneront… » sur les animaux.

La Genèse pose une hiérarchie extrêmement nette entre les humains et les animaux, une des choses que notre culture met en péril parfois. En effet, dans ce texte, ceux qui sont créés « en image de nous » règnent sur ceux qui sont créés « pour leur espèce ».

Au passage, je remarque que les humains, mâle et femelle, exercent ce règne en commun. Il n’y a pas de règne de l’un sur l’autre. Ils règnent ensemble, sur la création.

L’humain créé et incréé

Nouvelle péripétie dans le récit biblique. À y regarder de tout près, on s’aperçoit que, ce que le Dieu vient d’annoncer, il ne va pas le faire, du moins pas en entier. En effet, son projet était de faire « en l’image de nous et comme ressemblance de nous ». Ce projet ne va être accompli que partiellement puisque dans le verset suivant, le récit reprend : « Élohim crée l’humain en image de lui. En image d’Élohim, il le crée. »

On remarque qu’Élohim ne crée qu’ »en image » et il ne crée pas « comme ressemblance. »

Et cela, quand nous l’avons découvert, nous n’en croyions pas nos yeux, évidemment, comme à chaque fois qu’on découvre quelque chose. Puis nous nous sommes aperçus, pour notre grande consolation et confirmation, que les Pères de l’Église, comme Basile de Césarée, l’avaient vu en leur temps. Nous étions ravis de l’avoir trouvé nous-mêmes avant de conforter cette découverte par des découvertes précèdentes que nous ignorions. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est que cela ne nous a pas été transmis.

L’homme était déjà sans finalité et voilà qu’il est créé le moins possible (comme l’a dit le philosophe, Blanc de St Bonnet « Dieu créa l’homme le moins possible »). Est-ce une insécurité de plus, pour l’identité humaine, ou une chance extraordinaire ?

Le processus de création semble arrêté au milieu. Élohim laisse l’humain à moitié dit, à moitié fait, créé mais aussi incréé. “Incréé”, ça nous intéresse. Incréé, comme Dieu lui-même est incréé ? Si l’humain est à l’image de Dieu, il ne peut pas être seulement une créature, il faut bien qu’il soit incréé d’une manière ou d’une autre.

Mais quand on pense à tout cela, est-ce que ça nous étonne tellement ? Nous avons souvent le sentiment qui peut prendre bien des couleurs au fil du temps, d’être inachevés. Les animaux naissent à terme. Nous, nous naissons trop tôt, incapables de nous tenir sur nos pattes et totalement dépendants d’autres humains pour vivre.

C’est pourtant cette prématurité, cet inachèvement qui vont nous permettre de nous situer dans l’espace de la relation humaine, dans le langage, et de développer grâce à cela l’étonnante supériorité que nous avons sur tous les autres vivants.

Revenons maintenant sur le verset où apparaissent les humains, pour constater que les mots “homme, femme” n’apparaissent pas encore.

Je reprends Genèse 1, 27 : « Élohim créé l’adam en son image, en image d’Élohim, il le crée, mâle et femelle, il les crée. »

Du point de vue de la stricte logique formelle, ça tient très bien. L’image de nous, l’image du Dieu qui dit “Nous ferons…”, doit être un autre “nous”. Ce mâle et cette femelle, peut-être pourront-ils dire “nous” le jour où ils accèderont à la parole.

Et il me semble que, dans la lecture du texte, on s’arrête souvent avant la fin du verset, c’est-à-dire : on dit que l’homme est créé à l’image de Dieu, puis on referme le livre avant d’entendre où se situe cette image, dans la relation différenciée d’adam, mâle et femelle.

Voilà un Dieu-relation, dont l’image est l’humain en relation. Pour les psychanalystes, évidemment, c’est passionnant.

Mais nous voilà perplexes. Le premier récit, celui des six jours de la création, se termine, le repos du septième arrive, et homme et femme ne sont toujours pas là, seulement ce mâle et cette femelle humains. Comment vont-ils devenir homme et femme ? Vous le saurez dans l’épisode suivant, comme on dit dans les feuilletons, c’est à mon sens l’enjeu du second récit, celui du jardin d’Eden.

Deuxième récit : où homme et femme arrivent enfin.

Au second récit, on constate dans le texte que le nom de Dieu change, ça ne nous étonne pas trop. (Permettez-moi de lire “à la juive”. Quand je rencontre en hébreu les quatre lettres du nom de Dieu, YHWH, je n’ai plus l’habitude de dire « Yahvé » comme dans la tradition chrétienne depuis que j’ai commencé à lire avec des amis juifs et que ce nom est pour eux imprononçable. Lorsque je vois écrit les lettres sans voyelles, YHWH, je dis « Adonaï »).

YHWH Élohim façonne l’humain, toujours adam, poussière de la “adama”, la terre, l’humus. « Il insuffle en ses narines haleine de vie » et c’est l’humain, haleine d’être vivant. YHWH Élohim, « plante un jardin en Eden au levant. Il met là l’humain qu’il avait formé ». Je ne vais pas tout relire mais simplement suivre dans l’ordre les cinq opérations divines jusqu’à l’arrivée des mots “homme et femme”. Ces cinq opérations sont :

1. « Le Dieu fait germer du sol tout arbre désirable pour la vue et bon à manger, l’arbre de la vie au milieu et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. »

2. « YHWH Élohim prend l’humain et le pose au jardin d’Eden pour le travailler et le garder. » Vous savez sans doute qu’Eden veut dire “délices, volupté”, donc il s’agit de cultiver le jardin des délices.

3. Puis, YHWH Élohim donne le célèbre interdit (ça ne comporte pas qu’un interdit puisqu’il y a un don d’abord) : « De tout arbre du jardin manger, tu mangeras. De l’arbre à connaître bien et mal tu n’en mangeras pas car du jour de ton manger de lui mourir tu mourras. »

4. Et tout de suite arrive la phrase, c’est encore Dieu qui parle : « Ce n’est pas bien pour l’homme d’être seul, je ferai pour lui une aide contre lui. » C’est Chouraqui qui a traduit “une aide contre lui”.

5. YHWH alors façonne les animaux mais l’humain qui peut nommer les animaux ne trouve pas d’aide “contre lui” ou “vis-à-vis de lui”.

Je reviens au mot “aide” ou plutôt, au mot hébreu ezer, pour parler de celle qui va venir.  » Je ferai une aide pour lui » (Chouraqui traduit non sans humour : « une aide contre lui »). En hébreu, le mot aide, “ezer” signifie bien “aide, secours”. De quelle sorte d’aide s’agit-il ? Ce qui m’était venu d’abord à l’esprit, c’était l’aide pour faire la cuisine, le jardin, élever les enfants… toutes ces tâches traditionnelles de la femme telles que je les imaginais dans le vieux texte biblique. Je n’y étais pas du tout !

En parcourant la Tora, j’ai cherché où le mot “ezer” était employé et j’ai trouvé ce à quoi je ne m’attendais pas : ce mot arrive dans des circonstances très fortes et, surtout, divines. Par exemple : le deuxième fils de Moïse s’appelle Éliezer, ce qui veut dire “mon Dieu aide”, parce que, dit Moïse « L’Élohim de mon père m’est venu en aide et m’a secouru contre l’épée du Pharaon. » et dans les Psaumes, le secours attendu d’ YHWH, demandé 11 fois, c’est encore “ezer”. Vous connaissez certainement la phrase « Notre secours [ezer] est dans le nom de YHWH, le créateur de ciel et terre. »

Donc, “ezer”, c’est le secours contre les forces qui vous écrasent, l’aide contre l’ennemi qui peut vous tuer ou vous imposer sa loi, vous défaire du statut d’homme, ou d’homme libre. C’est le secours divin qui vous sauve de la mort.

L’aide de la femme annoncée par le Dieu ne saurait être considérée comme une assistance secondaire, elle est le secours vital, semblable à celui du Dieu sans lequel l’humain ne deviendra jamais ni homme – ni femme. Il demeurera seul et retournera à la poussière, au néant.

Où le Créateur devient marieur

Alors, nous arrivons devant ceci qui est tout de même curieux : Dieu avait dit « il n’est pas bon que l’humain soit seul », mais tout ce qu’il a lui-même façonné du sol ne constitue pas une aide qui convienne à l’humain.

En fait, si on s’arrête un moment, la chose est assez troublante. On pourrait penser : pourquoi Dieu ne forme-t-il pas la femme comme il a formé l’humain et les animaux, à partir de la terre (la adama) ?

Eh bien, il semble que le Dieu ne le puisse ou ne le veuille pas – si cela a un sens en parlant de Dieu. En tout cas, il change radicalement sa manière de faire, comme si le Créateur ne pouvait aller plus loin dans la Création. Il lui faut maintenant changer d’acte.

Ce n’est pas cette fois à partir du sol qu’il va faire quelque chose, mais à partir de l’humain lui-même, et, particulièrement, l’humain endormi. « Alors YHWH Élohim fait tomber une torpeur sur l’humain. » Il dort.

Voilà un texte pour un psychanalyste. Freud, vous le savez, dit qu’un homme qui dort va chercher son désir dans le rêve. Ici, justement, l’adam s’est endormi à la recherche de l’autre, à la recherche d’un autre pour qu’il puisse parler avec lui et non pas seulement parler à – ce qu’il a fait aux animaux en les nommant.

Chose remarquable, dans le deuxième récit, l’autre que l’humain désire ne se trouve pas dans le monde créé par le divin. Cet autre ne fait pas partie des créatures. Il faut bien qu’il y ait pour l’humain un autre lieu ou un autre monde où chercher l’autre. Cet autre lieu se trouve en lui-même lorsqu’il désire l’aide qu’il n’a pas encore trouvée.

Et il va falloir maintenant extraire de lui cet autre qu’il désire. (Du moins, c’est notre lecture. Il y en a sûrement 10 000 autres, mais c’est celle que je vous propose, ce soir.) Et c’est ce que fait, semble-t-il, YHWH Élohim.

« YHWH Élohim prend de ses côtes et sous elle referme la chair. YHWH Élohim bâtit la côte qu’il a prise de l’humain en femme. Il la fait venir vers l’humain. »

L’être parlant qui va aider ne vient pas de la terre. Le Dieu ne crée plus, ce n’est plus seulement le créateur appelé Elohim, mais le dieu personnel YHWH. Il ne fait que “bâtir” l’autre à partir de l’un et de son côté, ou de sa côte (c’est le même mot, en hébreu).. Ainsi, ce qui est appelé “femme”, c’est l’être que le Dieu a tiré de l’humain endormi et désirant.

Alors, enfin, l’humain parle et c’est dans sa parole devant la femme, saluant sa femme, qu’apparaissent les mots que nous cherchons. « Celle-ci, cette fois, c’est l’os de mes os, la chair de ma chair. À celle-ci il sera crié “isha” (femme) car de “ish”(homme) celle-ci est prise. » Première fois qu’apparaissent ces deux mots.

L’humain ne pouvait pas devenir homme (ou femme d’ailleurs) à lui seul. Même le Dieu ne les a pas fait devenir tels. Et là, l’invention de l’homme et de la femme prend une tout autre ampleur.

Homme et femme adviennent donc ensemble et l’un par l’autre. Ils ne sont pas créés par ce Dieu qui agit plutôt ici comme un marieur.. C’est-à-dire : il les présente l’un à l’autre, et le nom d’homme et de femme, les humains se les donneront mutuellement, un peu comme par le mariage où on se fait devenir monsieur et madame.

Dernier élément que je commenterai du texte biblique.

L’interdit comme accès à la relation

Que faut-il pour que le passage de mâle et femelle à homme et femme se fasse ? Si je ne tiens pas compte de la séparation des deux récits, mais que je les mets ensemble sur une même ligne. Qu’est-ce qui est arrivé ? Comment ce texte raconte-t-il ce qui se passe dans cette histoire ?

Le texte a posé deux choses entre l’homme et la femme. D’abord, une inconnaissance de fait entre eux. En effet, la torpeur de l’humain le rend ignorant de la formation de la femme. Le Dieu présente à l’adam une inconnue. Cette femme, qui vient pourtant de lui, il ne la connaît pas, mais il la reconnaît, ce qui est tout à fait autre chose. Et c’est en la reconnaissant en tant qu’isha qu’il se reconnaît ou se connaît lui-même comme ish. Elle non plus, elle n’a pas assisté à l’origine de l’homme, elle ne le connaît pas. Il y a donc entre eux une inconnaissance de fait.

Mais il y a aussi un deuxième élément et peut-être ne sont-ils pas sans rapport. Il y a entre eux, non seulement une inconnaissance de fait mais encore un interdit de connaissance qui leur est donné. L’interdit de manger de l’arbre est curieusement situé, entre l’apparition de l’humain et l’apparition de la femme dans le deuxième récit.

Voici comment les éléments du récit s’ordonnent. Le Dieu forme l’humain. Il lui donne tous les arbres en nourriture. Puis il ajoute l’interdit de manger d’un arbre, de la connaissance et alors, dès qu’il a donné l’interdit de manger de cet arbre, tout de suite il dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je ferai pour lui une aide, etc. »

Pourquoi cette loi, cet interdit, est-il donné entre la formation de l’homme et celle de la femme en Genèse 2 ? Pourquoi semble-t-il préalable à la rencontre ?

Après bien des recherches et des retours, nous avons fini par découvrir dans cet interdit, quelque chose de plus simple que nous le pensions tout d’abord. Nous y avons vu l’interdit fondateur de la parole et de la relation, la loi sans laquelle il n’y a pas de sujet.

Alors, c’est une évidence, mais vous savez que les évidences, on ne les trouve pas en premier. On trouve d’abord des choses très compliquées et c’est à la fin qu’on dit, comme dans les romans policiers : « mais, bien sûr ! Comment n’y avais-je pas pensé ? »

Alors, cette évidence qu’on ne voit pas du premier coup, c’est que “manger”, c’est “dé-différencier”. C’est même le prototype de l’acte dédifférentiant. Ce que je mange devient moi et disparaît en moi.

Se peut-il que l’arbre à connaître bien et mal, ou bonheur et malheur, garde la différence ? Différence entre un bon et un mauvais connaître mais, peut-être aussi, différence entre toi et moi. Car, ne pas se manger, entre humains, c’est se connaître bien, c’est garder et cultiver l’écart, la séparation qui permet de s’écouter, de se parler, sans se confondre.

Au contraire, se manger, c’est se connaître mal. En effet si l’autre croit me connaître, il croit alors qu’il peut parler à ma place, il me fait disparaître en lui. Je n’existe plus, et lui non plus car il m’a mangé et désormais, le voilà seul. C’est la mort psychique ou spirituelle pour tout le monde.

Cet interdit célèbre a été interprété souvent comme un privilège divin. Vous savez : « Dieu se réserve la connaissance », on voit ça dans les notes de bas de page dans beaucoup de nos bibles, jusqu’à il y a quelques années, je crois.

Pour ma part, je crois au contraire que cet interdit, non seulement n’interdit pas aux hommes d’être des dieux, comme le dira le serpent, mais au contraire leur donne accès au divin, en tout cas si le divin, c’est la vie dans la parole, l’accès à la raison et l’accès à l’alliance.

À quoi une telle lecture peut-elle nous être utile ?

Il me semble qu’elle peut fonder bien des réflexions très importantes pour une civilisation. Par exemple, elle peut permettre de penser, d’argumenter dans le débat sur le mariage et de la filiation homosexuelles.

Il y a bien des points de discussion sur ce grave sujet. Je voudrais juste reprendre un point, un argument qu’à force de réfléchir, nous avons fini par développer puisque la question nous était posée : « que pensez-vous de l’homoparentalité ?

Pour ma part, je pense que la différence des sexes est une bonne affaire pour les enfants. En effet, deux parents de sexe différents n’ont pas les mêmes pouvoirs en matière de vie par rapport à l’enfant, ils n’ont pas eu la même place, dans l’origine de l’enfant : dehors du corps du père et dedans du corps de la mère, par exemple. La différence des sexes établit entre l’homme et la femme une ignorance, une inconnaissance – et voyez combien le texte biblique peut nous être utile. C’est-à-dire si vous êtes un homme, vous ne savez pas ce que c’est qu’être une femme et vice-versa. Cette irréductible différence empêche chaque parent de devenir, pour l’enfant, un parent qui sait tout. Il ne sait pas la mère s’il est le père, elle ne sait pas le père si elle est la mère.

De façon générale, c’est-à-dire au niveau des principes, l’enfant d’un homme et d’une femme ne se trouve pas devant deux adultes ayant même compétence ni même expérience. La loi de relation nécessaire pour qu’on se parle joue ici à plein pour l’enfant. Il est protégé d’une toute-puissance, d’un tout savoir, il est protégé d’une parenté totalitaire. Si, malheureusement, un parent s’octroie tout le pouvoir, c’est une erreur, dit le mythe fondateur, lorsqu’on le lit de près. C’est dire : au principe, il n’en est pas ainsi.

En quoi est-ce que cette différence des deux parents garantit mieux que leur ressemblance, l’accès de l’enfant à la parole en tant que sujet, c’est-à-dire sa capacité à dire “je” et à le dire pleinement ? Dans le cas d’un couple hétérosexuel, l’enfant a pour origine un couple différencié. Il a deux parents dont l’un est semblable à lui et l’autre différent de lui. Sa parole se trouve garantie. Il y aura deux formes de relations : l’un des parents est comme lui, sait la même chose que lui tandis que l’autre doit le croire, puisque toute différence demande d’accueillir ce que l’autre dit sans pouvoir le vérifier par sa propre expérience.

Ressemblance et différence : deux dimensions essentielles à l’identité d’un être.

Je trouve, pour ma part, que les démocraties qui reposent sur la distinction des pouvoirs peuvent être intéressées à ce que l’origine de l’enfant, grâce à la séparation des pouvoirs en matière de vie, soit à la fois masculine et féminine.

ÉCHANGE DE VUES

Geneviève Boisard : Vous vous êtes arrêtée dans le récit de la Genèse, au moment de la création de la femme comme « secours » de l’homme. Or nous savons, par la suite du récit, que c’est elle qui l’a fait tomber, et justement en mangeant du fruit de l’arbre de la connaissance, qui fait distinguer le bien du mal. Alors, cela est difficile à comprendre !

Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Marie Balmary : Nous sommes partis pour un bon moment, si nous allons par là, mais je comprends que vous vouliez savoir la suite. Peut-on poursuivre dans cette voie d’interprétation ? Oui et c’est peut-être la psychanalyse qui m’a le plus aidée, au cours de ces années, à voir la même logique à l’œuvre dans la suite du récit biblique.

L’apparition du serpent apparaît décisive dans ce texte. Tellement décisive que, à la fin, quand Dieu viendra demander ce qui s’est passé, il ne dira pas à l’humain : « tu m’as désobéi », il lui dira : « qui t’a raconté que tu es nu ? ». Or, nu, c’est aussi ce qu’est le serpent, en hébreu. Il est rusé, “aroum”, c’est un mot sur lequel le texte joue qui peut vouloir dire « nu » et « rusé ».

J’ai un peu peur de vous faire une démonstration qui, comme le dit Monsieur Lecaillon, vous pourrez suivre et vous ne pourrez pas refaire, comme un tour de magie. J’en suis désolée. Pour qu’il en soit autrement, il faudrait que vous ayez le texte sous les yeux.

Ce serpent apparaît juste après la phrase sur la nudité : « ils étaient les deux nus l’adam et sa femme et ils ne se faisaient pas honte ». Le serpent apparaît à ce moment-là. N’oublions pas que nous sommes dans le mythe, un mythe qui n’a pas peur du corps et où il est question de la différence des sexes.

Après avoir longtemps pensé que vraiment c’était trop facile d’interpréter le serpent comme le sexe masculin détaché du corps, il m’a bien fallu me rendre à l’évidence que ce serpent, d’abord, ne parle qu’à la femme et pas à l’homme et, ensuite, qu’il représente exactement ce qu’elle voit sur le corps de l’autre et qu’elle-même n’a pas. C’est comme si son manque lui parlait. En fait, la différence des sexes n’est pas encore symbolisée entre eux. La tentation, c’est de vouloir avoir tout pour ne pas avoir à vivre cette différence, ce manque – les deux sexes sont manquants, puisque chaque sexe manque de l’autre, mais la plus manquante des deux, en ce qui concerne la visibilité du sexe, c’est la femme.

C’est elle qui va donc passer la première, l’épreuve. Contrairement à beaucoup de mythologies où ce sont les hommes qui passent l’épreuve, là c’est la femme. Et l’on peut penser que le masculin n’y est pas pour rien dans le fait que la femme se trouve questionnée par, précisément, ce qu’elle n’a pas.

Le discours du serpent, c’est le discours du “comme” : vous serez comme des dieux ». Or, le propre de toute différence, c’est justement de ne pas être “comme”.

Je ne peux pas développer ça plus longtemps, mais je l’ai écrit ailleurs, si vous avez la patience d’aller voir. Parce qu’en effet, cela demande une concentration d’esprit devant le texte pendant un long moment.

Janine Chanteur : La première question m’amène à vous en poser une autre, à partir de l’idée de parole tellement importante. La parole, c’est la relation. Est-ce que véritablement l’homme parle en Genèse 2 ? Il dit : « Celle-ci est l’os de mes os, etc. » Il ne lui dit pas : « Tu es… ». Est-ce que ce manque de relation (ne crée pas une relation en disant en somme : « voilà ce qu’elle est ».) n’a pas influé sur la suite dans la mesure où l’interdit est intervenu avant qu’elle soit là ? Elle, elle ne l’a pas entendu. C’est l’homme qui a entendu l’interdit. La formule employée par Adam m’a toujours étonnée. Pourquoi ne lui dit-il pas « tu es » ? Alors qu’il connaît sa femme, etc. Ils se conduisent comme un mari et une femme…

Mary Balmary : Il ne l’a pas encore connue. Ce sera plus tard. Ici, c’est sans doute le français qui nous trompe.

Ce sera en effet leur mode de relation, l’homme connaît Eve sa femme, après la transgression tandis qu’avant il était annoncé qu’il s’unirait à elle ». (L’humain quittera son père et sa mère et s’unira à sa femme). C’était au futur…

Janine Chanteur : Oui, mais avant, quand ils étaient nus, ils n’avaient pas honte. Ils s’unissent bien dans leurs corps ?.

Marie Balmary : Je ne saurai pas répondre à toutes les questions sur la Genèse et pas à des questions aussi pertinentes que la vôtre. Je peux essayer cependant.

Pouvoir dire “tu”, et “je”. cela suppose d’avoir déjà franchi l’épreuve de l’interdit. Cela suppose que la conscience ait choisi. Elle advient en reconnaissant toi comme non-moi et moi comme non-toi. Tant que je n’ai pas accepté la limite entre moi et l’autre, je ne peux dire véritablement ni tu ni je.

Donc c’est là que l’on peut, j’allais dire, faire quelque reproche à l’Éternel, parce que cette épreuve est impossible. Puisque, justement, c’est parce qu’ils n’ont pas encore franchi cette étape qu’il en est à parler comme vous le dites : pas encore en première personne à une deuxième personne. Il faudrait avoir déjà réussi l’épreuve pour être capable de la passer : on se demande par où il fallait commencer !

Alors, on dit, l’erreur sur l’interdit est donc inévitable. Le mythe nous raconte qu’il ne peut en être autrement. C’est en tout cas ma façon de le lire.

Nicolas Aumonier : Dans votre exposé passionnant, vous avez dit que manger, c’était dé-différencier parce que ce que je mange devient moi. Ce qui vaut pour l’animal ou le végétal vaut-il encore pour l’Eucharistie ? Lorsque Spinoza écrit à Oldenburg : « Vous ne prétendez tout de même pas avoir mangé Dieu », nous chrétiens, opposons que c’est plutôt Dieu qui se laisse manger dans l’Eucharistie, au point de nous incorporer à Sa tri-unité. En se faisant nourriture pour nous, c’est Dieu qui nous élève à Lui. La nourriture eucharistique ne conduit pas à une fusion, mais à une communion. N’est-elle pas alors réellement différenciante ?

Marie Balmary : Vous posez une question que je me suis posée pendant vingt-cinq ans, parce que, dès que nous avons vu cela, nous nous sommes dit : et l’Eucharistie ? Et alors, il nous a fallu beaucoup, beaucoup de temps pour commencer d’entrevoir autre chose.

C’est en partant de la tradition juive, me semble-t-il, que ça nous est plus accessible. Et là vous me faites faire évidemment un saut immense.

Vous savez, l’Eucharistie n’a pas dit son dernier mot (excusez-moi, je prends les expressions que je trouve dans ma tête…).

D’abord, un salut doit repartir de la faute pour la renverser. Cela n’est pas tout à fait étonnant qu’il s’agisse de nouveau d’un manger. Mais est-ce que c’est un manger dé-différenciant les corps ou est-ce qu’au contraire, il s’agit de passer d’un corps à l’autre ? Ça, c’est une autre affaire.

On n’a pas fini de méditer et même de changer des célébrations de l’Eucharistie. Je ne sais pas ce que feront les Chrétiens avec ce texte au fil des siècles. Pour ma part, j’essaie d’entendre le mot à mot du texte.

Autant que je me souvienne, il y a sept opérations sur le pain avant qu’il dise : « ceci est mon corps ».

C’est-à-dire : il prend, il bénit, il fracture (et non pas « il partage », le verbe grec est “klao”, les colères clastiques vous savez, quand on casse tout – on ne peut pas dire que c’est un geste de dé-différenciation), il donne et dit : « prenez et mangez ». Cela fait sept verbes. Quand il dit « ceci est mon corps », – le verbe « être » est le huitième verbe. Et il ne le dit pas avant que les autres aient pris et mangé. Ce que nous ne célébrons pas du tout encore. Dans le monde chrétien, on n’en est pas là. Le monde protestant qui a choisi de célébrer ça autrement, ne s’affronte pas à la même difficulté quant au « corps ». Chaque tradition a fait comme elle a pu pour comprendre quelque chose.

En l’évangile de Marc, c’est indubitable, « ils en burent tous », avant qu’il ne dise « ceci est mon sang ». Donc, le don et la réception du don font partie de ce nouveau corps.

Je crois que là, il y a, si je puis dire, le corps de la relation qui apparaît, qui n’est pas du tout mon corps à moi, celui que j’ai. C’est ce corps que peut-être je serai quand tu m’accueilleras. On est tout à fait dans une autre logique, mais on a pu l’utiliser sur le mode Genèse, sur le mode « manger Dieu ». Et la critique qui est faite évidemment va dans ce sens-là.

Marie-Joëlle Guillaume : J’ai une perplexité, en vous entendant, sur la différence que vous mettez entre le « mâle et femelle Il le créa » puis le « homme et femme Il les créa » comme si, si je vous ai bien comprise, la différence était essentiellement là.

J’ai toujours été sensible, en lisant le récit de la Genèse au fait que, dès le début, il y a « à l’image de Dieu Il les créa ». Et aussi « faisons l’humain à notre image et ressemblance ». Et il me semblait que l’élément essentiel qui doit être présent au mâle comme à la femelle, c’est cette ressemblance avec Dieu.

D’où la première perplexité que je voudrais exprimer : est-ce qu’au fond il y a vraiment tant de différences entre le premier et le second stade puisque Dieu est déjà dans le premier ?

Et deuxièmement, ce serait plutôt une sorte de suggestion.

Si ce récit de la Genèse n’est pas d’abord un récit de la Création mais surtout un récit de ce qu’est le Créateur. Car, en effet, à travers cette complémentarité du mâle et de la femelle puis plus complètement, comme vous l’avez bien expliqué, de l’homme et de la femme, ce texte nous dit quelque chose de Dieu, puisqu’« à l’image de Dieu et comme la ressemblance ».

Est-ce que ce n’est pas, justement, à travers l’une comme l’autre des figures (le mâle et la femelle, et l’homme et la femme) l’idée que Dieu est relation, que notre Créateur est relation et que c’est cela aussi et peut-être d’abord que dit la Genèse ?

Et puis, vous y attachez une grande importance et vous nous l’avez bien fait comprendre, dès le début il y a la parole de Dieu. Avant celle de l’homme qui reconnaît la femme comme la chair de sa chair.

Marie Balmary : Quand on se met à poser des questions, elles sont toutes immenses ! Je vais prendre appui sur ce que dit Basile de Césarée.

Basile de Césarée fait remarquer que, dans le premier récit, « Dieu fait l’homme en l’image de lui » et pas « comme la ressemblance » bien qu’il ait annoncé les deux. Pourquoi Dieu ne fait-il pas « comme la ressemblance » ? Basile de Césarée dit : « Afin que nous ne soyons pas seulement seulement le tableau mais le peintre ». Il nous laisse pour une part à nous faire nous-même.

Dans le deuxième récit, il n’est jamais dit « Dieu créa ». Dieu ne fait que façonner l’homme. Le verbe “créer” a disparu à ce moment-là.

Si vous voulez, on peut créer la possibilité d’un être libre, on ne peut pas créer un être libre. C’est lui qui doit s’éveiller. Il est forcé qu’il y ait une différence dans les deux récits. Et un récit ne pouvait pas tout raconter, en fait.

Moi, je trouve ceci très étonnant… Parfois, je me demande qui a écrit la Genèse. S’il y a un autre monde, je réclame, je demande d’aller voir les personnes qui ont écrit ce texte incroyable !

Ce que vous dites de “Dieu-relation, c’est justement ce que je trouve le plus fort dans ce texte. Et c’est une relation mystérieuse. Élohim est un mot pluriel qui agit au singulier. Toute interprétation est possible. Les Chrétiens vont dire “la Trinité”, les Juifs diront d’une autre façon.

C’est donc une relation qui crée un couple susceptible d’entrer en relation. Mais il ne peut pas créer la relation. La relation ne peut advenir que par les sujets qui la constituent. Sinon, ce n’est pas une relation, c’est un dressage, c’est tout ce qu’on veut.

Pierre Boisard : J’ai été, comme tout le monde ici, passionné par ce que vous avez dit, mais depuis le début, je suis tenté de jouer l’idiot de service. Et comme tous les idiots, je vais simplifier, bien sûr.

Vous avez un peu commencé à répondre à la question que je me posais et que je continue à me poser. En tant qu’historien, je supposais que les rédacteurs des livres bibliques, comme ceux de tout autre mythe fondateur, écrivaient d’abord ce qu’ils pensaient. Ensuite, en tant que Chrétien, je croyais du moins pour la Bible, que l’Esprit Saint couronnait leur pensée.

En vous écoutant je me disais que l’inspiration de Dieu était plus forte que ce que je croyais. Vous avez exprimé tout à l’heure votre admiration pour celui qui a écrit la Genèse.

Est-il possible d’imaginer comment Dieu est entré en relations avec cet écrivain extraordinaire ? Ou bien, si vous préférez, comment cet écrivain est-il entré en relations avec Dieu ?

Pouvez-vous répondre à cette difficile question ?

Marie Balmary : Je trouve à vous répondre deux choses.

La Bible n’est pas le Coran. La Bible a été écrite par des hommes, et elle le dit.

Quant à l’intelligence merveilleuse qu’il y a dans ces textes, je dois dire qu’en tant qu’analyste, je suis peut-être moins étonnée ou moins soupçonneuse.

Je veux bien, tout à fait, y voir l’inspiration divine. Mais je trouve aussi que, quand, par exemple, quelqu’un apporte un rêve et qu’on essaie de l’interpréter, de le déplier, il y a tellement d’intelligence dans nos rêves… Il n’y a pas un seul idiot de service, dans ce domaine du rêve. Et puis, tout le monde sait que les questions d’idiot de service sont les plus pointues.

Je crois qu’il y a en nous, en nous tous, une intelligence prodigieuse qui n’apparaît que dans des circonstances d’écoute et d’accueil.

C’est pour cela que je demande : qui sont les gens ? Je croirais volontiers qu’ils étaient au moins deux.. Deux, plus l’Esprit qui souffle entre deux personnes.

Mgr Philippe Brizard : Vous entendre, Madame, génère en nous, en moi, des pensées très diverses.

Tout d’abord vous avez bien insisté, c’est votre propos, votre métier aussi, sur la parole. Et je me suis toujours demandé si le premier récit de la Création, n’était pas une grande liturgie, une grande célébration de la parole dont l’homme est le célébrant. Son but, c’est de nous faire entrer dans cette relation où, parce que Dieu lui a parlé, l’homme parle à Dieu après toute création. En disant cela, je suis un peu réducteur, parce que la parole est tout à fait au début. « Au commencement… » Qu’est-ce que veut dire « au commencement » ? C’est une question insondable, un puits sans fond. En tout cas, cette vaste liturgie de la parole présente l’homme comme le célébrant alors qu’il il ne parle pas encore.

L’autre réflexion porte surtout sur le deuxième récit où nous tenons en même temps le commencement et la fin.

Vous avez fait une petite allusion tout à l’heure, très fine, très subtile, selon laquelle Dieu est le marieur juif. Il présente l’homme à la femme, et la femme à l’homme, il les marie en quelque sorte. Et Jésus, plus tard, fera une induction extraordinaire à propos du divorce. « Moïse et la Loi vous ont permis de divorcer mais il n’en était pas ainsi au commencement ». Jésus, qui vient quand les temps sont accomplis, remonte à l’origine. Est-ce une manière de nous faire comprendre autrement cette espèce de menace prononcée par Jésus que nous entendons maintenant dans la nouvelle liturgie romaine du mariage : « que l’homme ne sépare pas ce que Dieu a uni » ?

De plus, cette perspective du commencement et de la fin permet de comprendre d’une autre façon l’affaire de l’arbre et du serpent. L’arbre : l’interdit, le serpent : le transgresseur. Le serpent signifie, peut-être, en rêve, le désir de la femme (d’avoir ce qu’elle n’a pas). Mais, finalement, la transgression fait dégringoler d’une certaine manière la différence des sexes à l’utilitaire. « Croissez et multipliez » ; l’homme et la femme se connaissent : Adam connût Ève, et puis il y a eu Caïn, et puis Abel, etc. Il n’est plus question en matière de sexualité que de procréation et non plus de communion. Alors que, quand on se met dans la perspective du Christ, celle de la fin, on retrouve un état théologique, un état peut-être idéal par lequel le Christ appelle l’homme et la femme à leur commune vocation de réaliser la ressemblance de Dieu, avant toute chose. La différence des sexes sert, avant tout, à magnifier la gloire de Dieu, à l’exprimer en duo puisque Dieu a voulu que le couple soit à sa ressemblance.

Marie Balmary : J’ai pensé, en vous écoutant à ce qu’on trouve quant on suit l’apparition de la parole et précisément l’apparition des pronoms personnels dans la Genèse. Autant que je me souvienne, tous les pronoms personnels sont apparus dans le premier récit, sauf le “tu”.

L’épreuve du “tu”, car c’est une épreuve – on retrouve la question de Madame Chanteur – c’est le second récit. Et c’est cela qu’ils ratent, d’un certain sens.

À propos de « Dieu marieur », je repense à une autre chose qu’on a trouvée. C’est que, dans l’Arche de Noé, tous les animaux vont rentrer par couple mêle et femelle. Et même les premiers couples animaux sont appelés « homme et femme », ce qui est quand même assez surprenant.

Noé a trois fils, qui sont tous les trois mariés. Or, avant le déluge, Dieu dit à Noé de rentrer dans l’arche selon l’ordre suivant : « Tu rentreras dans l’arche, toi, tes fils, ta femme et les femmes de tes fils ». Suit le Déluge. L’ordre divin est alors « Tu sortiras de l’arche : toi, ta femme, tes fils et les femmes de tes fils ». Autrement dit : Ils doivent rentrer séparément – d’abord les hommes, ensuite les femmes – et ils devraient sortir remariés, en couple. Or, Noé ne fait pas ça. Ils sortent comme ils sont entrés : les hommes d’abord, et les femmes ensuite. Donc l’arche était un lieu de protection mais aussi de remariage de l’humanité. Ce remariage-là ne marche pas.

D’ailleurs, rien ne marche complètement, mais rien ne rate complètement non plus dans l’Histoire biblique. Ensuite, il y aura Abraham et Sarah.

C’est pour dire que Dieu est un marieur, oui, un remarieur. Et Il ne se décourage pas des ratages des alliances.

Le désir, objet partiel, le serpent, alors là, on pourrait avoir une très longue discussion là-dessus. Je crois que, dans mon métier, on a plutôt envie de dire d’abord : que l’homme ne confonde pas ce que Dieu a séparé.

C’est plutôt : que chacun ait sa place, après ça l’alliance est possible, une alliance qui ne sert pas à dévorer l’autre… Je crois que bien souvent on a enseigné un idéal de l’amour où on ne faisait plus qu’un. « Faire une seule chair », c’est une seule annonce, c’est le même mot en hébreu. Quand on dit “nous”, on n’a qu’une seule annonce. Mais si “chacun” n’existe pas dans ce “nous”, ça n’est pas un vrai “nous”.

On a vu cela jusqu’au bout dans le « Gott mit uns » (« Dieu avec nous »). On sait ce que c’est qu’un faux “nous” et un vrai “nous”. En tant que thérapeute, j’espère bien que les religions sont un lieu de discernement entre un vrai “nous“ et un faux “nous”.

Pasteur Michel Leplay : Puisque j’interviens après mon collègue et confrère Philippe Brizard, que pensez-vous, Madame, de la notion, dans l’ordre théologique, d’alliance ? Vous venez d’employer le mot.

C’est quand même l’un des mots fondamentaux de la théologie hébraïque. Nos théologiens, Von Radt et quelques autres, on fait une lecture de ces deux chapitres mis en tension l’un avec l’autre. Vous avez proposé une synthèse en profondeur. Mais est-ce qu’il y a après ça une synthèse théologique et historique qui nous montrerait que finalement l’alliance que Dieu fait avec le monde, en est le fondement interne. Et dans le second récit, c’est au contraire la Création, qui est le fondement externe de l’alliance.

En quelque sorte, il y a entre les deux récits en tension, un dialogue, qui nous nous permet d’être des êtres de relation dans leur altérité et qui alors serait contre le mythe de l’homme androgyne, souvent cité à l’origine de l’humanité.

Marie Balmary : Alors, d’abord, je vais vous dire : je ne suis pas théologienne et sur ce terrain, je ne peux pas vous répondre. Non seulement je n’ai pas la compétence, mais si je n’ai pas acquis la compétence, c’est parce que ce n’est pas mon mode de pensée. Heureusement qu’il y a d’autres gens qui ont la tête faite autrement, parce que, moi, ce qui m’intéresse, au fond, ce sont les symboles plus que les concepts.

Quand vous me dites “alliance”, je pense à cette expression que vous dites, en hébreu : « on tranche une alliance ». Chez nous, on n’a l’idée que l’alliance c’est de faire un nœud, rassembler, rapprocher. Et, pour faire une alliance, en hébreu, on coupe.

J’ai dû lire Von Rad il y a longtemps, à un moment où je n’étais pas capable de le comprendre. Vous m’y renvoyez, je tâcherai de le faire, mais je ne sais pas vous répondre à ce niveau-là.

Pasteur Philippe Leplay : Vous nous renvoyez à Freud, alors, c’est un échange de bons procédés…

Marie Balmary : Nous finirons par nous entendre !

Maurice Blin : L’analyse est surprenante ! Pour le profane que je suis, ce que vous avez dit, Madame, sur la Genèse, me conduit à un point d’interrogation. Je vous demande de pardonner d’avance la relative indiscrétion.

En vous lisant et vous écoutant, l’alliance, entre l’analyse, d’une part et la Bible d’autre part, m’a toujours paru surprenante, paradoxale. En quoi l’analyse, que vous maîtrisez, ajoute-t-elle un plus à ce récit que nous faisons de la Genèse ?

Qu’elle soit, à coup sûr, un moyen terriblement efficace d’approcher de graves troubles psychologiques, les faits sont là. Mais appliquée à un domaine aussi, obscur, mystérieux, profond et traité comme absolu, ce n’est plus une analyse. Cela touche à l’être même dans sa profondeur, dans sa vérité.

Qu’ajoute l’analyse, qui n’était pas là avant que la Bible surgisse ? Peut-on considérer (je n’ai pas d’opinion là-dessus, je cherche) que la maîtrise de l’analyse, qui est vôtre, représente pour l’approche d’un texte aussi profond, mystérieux voire obscur, une nouvelle étape : la méditation sur des textes qui ne sont pas ceux d’un rêve de malades, mais qui sont, je n’ose pas le dire mais c’est un peu cela, le rêve de Dieu ? Je tremble de votre rapprochement !

Marie Balmary : Je peux dire d’abord que je n’ai rien à répondre à votre question fort respectueuse et profonde.

On n’a pas attendu la psychanalyse pour lire la Bible. Est-ce qu’elle est vraiment du niveau de ses textes ? Moi, je comprends tout à fait que vous vous posiez ces questions-là. Est-ce qu’elle ne va pas détruire le texte plutôt que l’ouvrir.

D’abord, j’ai beaucoup aimé l’expression : « le rêve de Dieu ». Parce que si nous sommes dans le rêve de Dieu, il faut que nous y comprenions quelque chose quand même. Donc, tout ce qui nous permet de nous comprendre, nous permet de Le comprendre. C’est quelque chose qu’à travers toutes les années de l’humanité je crois, on a senti.

En fait, je ne peux répondre qu’à partir de mon propre chemin.

Je me suis trouvée devant une double urgence, si vous voulez. Et qui relèvent toutes les deux non pas de la maladie de quelqu’un mais de la maladie de la parole.

J’ai trouvé la psychanalyse passionnante, inventée tout de même par un Juif et cela ne doit pas être sans rapport avec la Bible, même s’il s’en est beaucoup défendu ; un homme qui cherche sa position en face d’un Moïse qui le terrorise et qu’il va finir par supprimer dans son dernier ouvrage. Vous voyez que c’est une pensée en travail aussi, si scientiste qu’il soit, avec la présence de Dieu.

Mais j’ai trouvé un danger dans la psychanalyse, c’est qu’elle serve de religion, avec les effets qu’ont toutes les idolâtries, c’est-à-dire que ça détruit la personne, et les liens, les relations.

Et par ailleurs, j’ai vu qu’il était aussi dangereux, du côté des religions, de ne pas savoir ce qu’on dit quand on parle, que la parole avait là aussi un pouvoir immense.

La question était : est-ce que ces textes n’ont plus aucun intérêt pour nous ? Ou bien, est-ce que, quand on approfondit la compréhension de l’homme, on peut se trouver en phase avec ces textes qui sont, qui deviennent là encore plus révélants ?

Moi, la psychanalyse m’a rendue plus amoureuse de ces textes que je ne l’étais avant, donc je n’en ai pas vu le danger en ce sens, si vous voulez.

Mais, il y a 10 000 interprétations par verset. Et si une interprétation ne convient pas à quelqu’un, je ne vois pas au nom de quoi il devrait l’accepter.

Tout cela se fait avec prudence. Il me semble que notre lecture n’a pas de mauvais effet, depuis 25 ans qu’elle se tisse avec d’autres gens.

Mgr Philippe Brizard : Je voudrais apporter un petit témoignage qui pourrait être éclairant. Ce n’est qu’un témoignage.

J’ai fait de l’exégèse, j’ai fait de l’hébreu, j’ai fait du grec biblique. Je me suis obligé, pendant des années, au moins quinze ans de ma vie sacerdotale, à ne jamais préparer une homélie sans relire le texte en hébreu. C’est dire que, quand j’ai lu Le sacrifice interdit, ça a été pour moi un enthousiasme ! (Je revois encore cette page où vous commentez le départ d’Abraham : « va vers toi », c’est en partant que tu vas te trouver. Enfin, il y a des choses fantastiques dans ce livre mais je ne vais pas le résumer).

Je veux dire que, à côté d’une rationalité desséchante, à côté d’une critique qui fait table rase de tout, le fait d’avoir une autre approche a été pour moi l’occasion d’un renouvellement de la lecture et de la méditation de l’Écriture.

Et je termine sur une petite réflexion un peu en forme de polémique. Vous proposez, Madame, et je suis tout à fait d’accord avec vous – et Monsieur le Pasteur le sera aussi – cette énorme, étonnante liberté que le texte nous offre. La lecture que vous proposez n’est pas contraignante ; elle fait mieux ressortir l’étonnante liberté contenue dans la Révélation. La Révélation pour moi est libérante, elle est libération. Et la polémique est là : Je m’agace beaucoup lorsque je lis le Coran surtout quand on me l’interprète de manière autoritaire et à sens unique. J’y vois une atteinte à ma liberté et une régression de la Révélation

Janine Chanteur : Vous avez insisté de la façon la plus évidente sur le fait que nous sommes “image”. Nous ne sommes donc pas celui qui façonne une image. Nous sommes simplement images. En termes philosophiques du XXe siècle, cela a donné le mot “finitude”. Nous sommes des êtres finis. Des êtres à qui il manque en effet quelque chose, ils ne sont pas achevés. Est-ce que précisément ces textes ne sont pas l’initiation à la longue marche de l’histoire qu’il nous faudra faire, pour passer du statut d’image à celui de ressemblance ?

Marie Balmary : Oui, c’est d’ailleurs exactement, je crois, ce que pensent les Pères de l’Église, quand ils ont fait cette remarque que Dieu nous avait fait seulement « en l’image ».

Alors, peut-être, juste une petite précision : il n’est pas dit que nous sommes « images », nous sommes « en l’image ». C’est une petite différence qui peut être importante pour l’idée qu’on a de la perfection. Je crois que même Origène le reprend. Nous sommes « en l’image », à nous de faire la ressemblance.

Parfois les Pères grecs ont dit « c’est le Christ, la ressemblance ». Mais d’un certain sens, c’est tout réduire, si ce n’est pas chacun de nous. Alors, le Christ prend une place qui est assez dévastatrice pour les sujets. C’est Lui, la ressemblance, et donc, nous, maintenant, on n’a plus qu’à faire selon le modèle. Je ne suis pas sûre que l’évangile se réduise à cela.

Mais ce chemin de l’image à la ressemblance, ce serait un livre à écrire, comme de la guerre à la paix. En effet, c’est le cheminement de l’histoire.

Le Président :
Dans votre exposé, vous avez posé la question pratique de l’intérêt que pourrait avoir aujourd’hui vos propos en évoquant les débats que nous allons avoir bien entendu tout au long de cette année.

Et en même temps, dans l’une de vos réponses, vous disiez : « mais il faudrait avoir le texte, le lire ! » Alors, vous voyez, nous sommes un peu démunis. À la fois, on cherche mais en même temps, je reprendrais volontiers les propos de Monsieur le Sénateur Blin : à la fois on approfondit, on creuse du texte et on se dit : « c’est passionnant », tout en se sentant un peu démunis… Dans ces conditions, comment peut-on faire pour mettre en œuvre toutes les conséquences de ce que vous nous dites ?

Marie Balmary : Je crois qu’il y a ici beaucoup de compétences diverses pour mettre en œuvre les choses que les chercheurs peuvent apporter à votre panier, si je puis dire. C’est à cela que nous servons.

On ne peut pas faire tous les métiers. Il nous arrive de devoir écrire des articles pour donner des arguments, que ce soit aux évêques ou à une revue de gauche comme cela vient de m’arriver – et je trouve ça assez extraordinaire – pour penser les nouvelles lois sur la filiation, le mariage par exemple. Nous ferons notre possible pour apporter des éléments de réflexion – tout le monde n’a pas un tel temps, une telle énergie à consacrer à cette lecture des textes.

Séance du 12 octobre 2006