Par Christine de Langle, historienne de l’art

Un monde sans Dieu ?… et que penser d’un monde sans art, c’est-à-dire sans culture ? Alors, “tout est art”, même les graffiti… L’avidité des foules à voir des chefs-d’œuvre du passé témoigne d’une quête permanente de sens. Mais, qu’en est-il de la création contemporaine : “Est-ce de l’art ?”, exclamation scandalisée et angoissée, souvent entendue !

A quoi peut-on attribuer la rupture, régulièrement constatée et déplorée entre artistes et publics ? Sont-ils devenus incapables de se rejoindre et de se comprendre depuis la rupture du dialogue initial entre le souffle Créateur et l’artiste ?

Peut-on alors parler d’art sans Inspiration ?

Lire l'article complet

Jacques Arsac : Quand le bureau de notre Académie a étudié le thème de cette année, Un Monde sans Dieu, il s’est demandé si une discussion sur l’art y avait sa place.

Pourquoi lier l’art à Dieu ? Certes, l’art sacré est affecté par l’absence de Dieu, mais ce n’est pas la seule forme de l’art. Luc Ferry dit qu’il fut un temps où l’art tirait sa grandeur de ce qu’il rend présent, l’icône est l’image de l’invisible. Aujourd’hui, ce n’est plus la grandeur de ce qui est extérieur à l’homme qui fait la valeur de l’œuvre d’art, c’est la subjectivité de l’artiste. « Mais il y a plus : comme jadis l’instituteur, l’artiste d’avant-garde s’est donné pour tâche d’achever la grande révolution, d’extirper jusque dans les cœurs, dans l’intimité du goût, les dernières traces de la tradition ». Nous voulions en savoir plus : « l’art et Dieu, lutte ou dialogue ? ».
Sujet redoutable ! Qui mieux que Madame Christine de Langle pouvait faire face ? Nous savions d’expérience qu’elle est une brillante conférencière, passionnée de peinture, sachant communiquer sa passion à ses auditeurs. Peut-être sa passion pour l’art lui est-elle venue de sa Maman, brillante pianiste élève de Vlado Perlemuter. Mais, peut-être parce qu’elle est l’arrière petite-fille de Jacques Onfroy de Bréville, peintre qui signait ses toiles « JOB », aux valses nobles et sentimentales de Maurice Ravel, elle a préféré la peinture. C’est pourquoi elle s’est tournée vers l’histoire de l’art. Après une licence d’art et d’archéologie à la Sorbonne, elle a suivi les cours de l’École du Louvre. Elle enseigne maintenant aux étudiants de cette école, devant les œuvres des grands maîtres de la Renaissance. Elle est chargée, au sein des musées nationaux, de la conception et de la réalisation de conférences à des publics universitaires, et notamment à des élèves préparant des grandes écoles. Elle est la conceptrice et animatrice de “Musée Première”, à Bourg-la-Reine, où elle présente aux auditeurs l’actualité artistique.

Mais la diversité de ses activités révèle à elle seule l’importance de l’art dans la culture contemporaine. Que Christine de Langle assure le conseil scientifique des dessinateurs des studios Walt Disney pour leurs dessins animés historiques n’est pas pour nous surprendre, tant est vaste sa culture. En témoigne la brillante fresque émaillée de reproductions d’œuvres célèbres qu’elle nous brosse de l’histoire du miroir, de l’Egypte ou la Grèce anciennes au satellite Chandra ou au grand observatoire européen du Chili, nous faisant apprécier ce qu’il y avait d’innovateur dans la fameuse galerie des Glaces de Versailles. C’est avec un égal bonheur qu’elle retrace l’histoire du verre à boire, appuyant la description des différents exemplaires dont nous disposons sur l’état de la technique du verre au moment de leur fabrication. Comment ne pas être ébloui devant la facilité avec laquelle Christine de Langle aborde ces questions qui révèlent pourtant des connaissances fines sur des techniques de fabrication qu’elle n’a pas apprises à la Sorbonne.

On a souvent dit qu’en raison de la vitesse d’évolution des techniques, l’avenir est à ceux qui font preuve d’initiative et de créativité. Je l’ai souvent répété moi-même aux élèves de lycée que j’ai rencontrés : toute tâche à faible niveau d’initiative sera automatisée. Or l’art est le domaine privilégié de la créativité. Christine de Langle s’est donc intéressée au management, « art de mettre en harmonie les talents de tous au service d’une stratégie, appelant un développement des potentiels de sensibilité, d’imagination et de culture de chacun ». Elle organise donc des conférences pour cadres de haut niveau autour d’une œuvre d’art, resituant l’artiste dans son époque, ses recherches, les messages essentiels de son œuvre. Comment ne pas regretter de ne pouvoir tous assister à de telles conférences !

Christine de Langle se trouve maintenant confrontée à une autre difficulté : il va lui falloir nous parler d’art sans autre support que la parole, point de visite de musée pendant sa communication pour appuyer ses dires par la contemplation de tableaux remarquables. Mais je n’ai aucune inquiétude : nous serons vite tous conquis par la passion artistique qui l’anime, par l’étendue de ses connaissances, par la profondeur de ses réflexions sur l’activité artistique.

Christine de Langle : Vous avez souhaité un débat sur l’art au sein de votre réflexion annuelle, « Un monde sans Dieu ? ». Est-ce bien le moment de parler d’art ? « Le monde est en feu, ce n’est pas l’heure de traiter de choses de peu d’importance ». Je vous rassure, ces mots ne viennent pas du porte-parole de la Maison-Blanche, mais ils sont de Sainte Thérèse d’Avila. C’est vrai, tel le « businessman » du Petit Prince, nous avons tellement de travail, nous n’avons pas le temps de l’art.

Quand nous tournons-nous vers l’art ? Mais…, quand nous avons le temps, bien sûr : c’est le temps des loisirs. Je vous rappelle l’étymologie, « c’est ce qui est licite » c’est-à-dire quand on s’autorise à disposer de son temps. Au milieu de cette fournaise du monde, je reprends les mots de Sainte Thérèse, celle du XVIe siècle comme celle du XXIe siècle, comment se procurer un peu de fraîcheur ? De l’eau, par pitié ! Et si nous allions à la source ?

L’inspiration

Sur le Parnasse, la source d’Hippocrène jaillie du sabot de Pégase favorisait l’inspiration poétique. À proximité, se trouvait le bois d’Apollon et des Muses. Colline inspirée réservée aux poètes c’est-à-dire tous ceux qui invoquent les Muses. Elles sont filles de la Mémoire. Devrions-nous voir dans cette filiation une présence enfouie en chaque être et qui demanderait à être dévoilée, révélée, tirée d’une mémoire originelle ?

Une source tirée de l’oubli est rendue présente dans toute sa puissance créatrice par l’invocation du poète. Ce sont les premiers mots de l’Iliade, « Chante, Muse, la colère d’Achille… ». Le plus ancien chant des Muses est celui qu’elles chantèrent après la victoire des Olympiens sur les Titans pour célébrer la naissance d’un ordre nouveau. Baudelaire, nostalgique de cette perfection originelle où « tout n’est qu’ordre et beauté » réactualisait ce chant.
Le fruit de l’invocation à la muse et à Apollon est l’acte de naissance de l’œuvre : est-ce ce que nous appelons “inspiration” ? L’inspiration du poète de Poussin, peintre savant, reprend une comparaison chère à Horace, « Ut pictora poesis » (la peinture est comme la poésie). Le poète, présent dans le tableau, désigne tout naturellement le peintre.

Le contexte romain dans lequel l’œuvre a été composée nous rapproche de notre sujet. Le Pape Urbain VIII, fin connaisseur de la littérature antique et élève des Jésuites, voyait le Parnasse en allégorie païenne de la poésie dans laquelle Apollon et la Muse sont des métaphores du Christ et de la Vierge. Apollon inspirerait la forme antique de la poésie tandis que le contenu se réfèrerait au Christ.

De l’indicible à l’invisible

Mais, s’il nous importe de connaître le contexte de la création de l’œuvre de Poussin pour mieux en saisir les différentes significations, nous n’avons aucun indice nous permettant de penser que Poussin, travaillant dans ce milieu chrétien, avait voulu une lecture chrétienne de cette œuvre. Dans le dialogue art et Dieu on peut alors se poser la question de la relation de l’artiste à Dieu.

Jacques Thuillier, un des grands spécialistes de Poussin, s’est penché sur ce point particulier en posant trois questions. Poussin était-il chrétien ? Réponse : oui, évidemment, dans la France du XVIIe siècle. Poussin était-il catholique ? Réponse : oui, il est baptisé aux Andelys. Poussin était-il croyant ? Pas de réponse. Doit-on même se poser la question ?

Pour Monsieur Frantisek Halas, ancien ambassadeur de la République tchèque et professeur à l’université de Prague, « la seule question valable dans la relation Dieu et art c’est l’indifférence ou le doute et l’effroi devant l’indicible ».
L’indicible va surgir par le truchement de l’art, langage qui fait résonner le sacré. L’artiste est alors un intermédiaire, un chaman, un être dialoguant avec les esprits ou le refusant. Picasso parlait d’ « exorcisme » et décrivait la peinture comme « une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous. » Mais, lorsqu’à chaque œuvre il « fait sauter la croûte du visible », rejoint-il Saint Bernard de Clairvaux et l’abbé Suger pour qui la fonction de l’œuvre d’art est de « faire surgir l’esprit aveugle vers la lumière (…), le ressusciter de sa submersion antérieure » ? C’est une autre image de notre mémoire originelle.

L’art est donc un instrument de révélation et de conversion, conversion vers la lumière qui, comme la Création, n’est pas encore achevée. L’art fait donc advenir l’invisible.

La beauté, un mystère

Voici l’artiste, passeur de l’indicible et de l’invisible, celui donc qui va permettre la naissance de l’émotion artistique, ce sentiment d’admiration que nous appelons beauté et qui conduit au mystère.

Croyons-nous au mystère de la beauté ? Voyons-nous la beauté comme un mystère qui va se révéler, une épiphanie ? Notre époque nie le mystère au nom du droit à la transparence. Au lieu du droit à la transparence, prônons un droit au mystère. Parlant de ses compositions, Soulages est catégorique : « il n’y a rien à y découvrir qui y serait caché. Ce n’est pas du monde du secret, c’est un mystère ».
Poussin, conscient des limites humaines, peint la muse de la Poésie, Calliope, celle au beau regard et à la belle voix, qui transmet cette double expérience de la Beauté. Le lien entre la peinture et la poésie est repris par Soulages. La peinture, dit-il, « est d’abord et fondamentalement une expérience poétique ». Déclaration qui rappelle l’expérience de Mallarmé : « L’acte d’écrire est égal à l’art de peindre : une très ancienne, très vague mais jalouse pratique dont gît le sens au mystère du cœur (…) ».

Nous voilà revenus au mystère que l’artiste désire percer. Je cite Picasso : « Faire un tableau, c’est engager une action dramatique au cours de laquelle la réalité se trouve déchirée ». C’est dans cet esprit que Picasso s’inscrit dans une réflexion menée depuis l’Antiquité sur la beauté et le danger des apparences. Au-delà des apparences, la révélation : le voile a été levé. Poussin écrit de Rome à son ami parisien Chantelou, pour qui il a peint la série des Sept sacrements. Il lui écrit son souhait de voir ses tableaux recouverts d’un rideau. Le rideau sera tiré par celui qui désire entrer en dialogue avec l’œuvre. À cette quête ainsi formulée, l’œuvre d’art répondra en livrant dans sa soudaineté la fulgurance de son sens. Dialogue, face à face, qui exigent disponibilité et solitude : « Qui l’accomplit se retranche », prévient Mallarmé. La solitude n’est pas vide mais plénitude.

Cette ignorance ou négation de la présence du mystère peut expliquer l’acharnement de certains chercheurs à « vider » l’œuvre en l’enfermant dans des considérations psychanalytiques exténuantes.

De quelle beauté s’agit-il ? « C’est beau ! », cela a-t-il la même résonance à Pékin, à Moscou, à Madagascar ou à Paris ? Un enfant à qui on montre la Joconde s’écrie bien souvent devant l’adulte décontenancé « Elle n’est pas belle ! ». Et pourtant, le monde entier défile devant ce célèbre portrait. La beauté serait-elle universelle ? Oui, quand elle est inspirée. « L’Esprit souffle où il veut ». Pour l’Académicien François Cheng, « la beauté est une rencontre ». Il y a une première rencontre : la lumière et ce qu’elle vient illuminer ; puis une deuxième rencontre : le regard humain qui s’y pose ; puis une troisième rencontre : le souvenir de beautés passées qui aide à reconnaître la beauté. Enfin une quatrième et ultime rencontre : le regard humain sur la beauté du monde, l’écho et le prolongement du regard du Créateur sur sa création.

Le trio : l’art, l’artiste, le public

Ce débat nous situe alors au cœur d’un trio : l’art, l’artiste, le public. Je cite Soulages : « J’insiste là-dessus. La réalité d’une œuvre, ce n’est pas sa matérialité ; c’est le triple rapport qui existe entre moi qui l’ai faite, la chose qu’elle est et vous qui la regardez. Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposé ». Par cette réceptivité ou cette contemplation, nous accueillons l’œuvre et nous l’enrichissons de notre regard. Mais pour que naisse chez nous cette contemplation, nous qui sommes spectateurs de cet événement, elle doit d’abord surgir chez l’artiste. Et je cite à nouveau Soulages : « C’est ce que je fais qui m’apprend ce que je cherche ».
Nous voilà confrontés à l’épineuse question du sujet : faut-il que le sujet d’une œuvre soit religieux pour qu’il y ait dialogue inspiré ?

Poussin aurait aimé convertir les « Sept sacrements », sept peintures qu’il avait peintes pour son ami Chantelou en, dit-il « Sept autres histoires ou fussent représentées vivement les plus étranges tours que la fortune ait toujours joué aux hommes ». Étrange aveu, plus proche de la vision stoïcienne que de la grâce divine !
En revanche, dans un paysage, le Paysage avec Saint Jean à Patmos – je vous envoie à Chicago, pour le voir – la lumière claire et vive qui enveloppe la composition et lui donne son unité rend visible la lumière divine qui inspire Saint Jean écrivant l’Apocalypse.

Entre les deux peintures, quelle est celle que l’on va qualifier de sacrée ?

Cela dit, bon nombre d’artistes ont vu dans la Bible un exceptionnel réservoir d’images. Delacroix ne s’en cache pas. Il est habituel de dire que le décor de la chapelle des Saints Anges à l’église Saint Sulpice est le testament spirituel de l’artiste. C’est oublier un peu vite qu’en parallèle il avait entrepris le décor d’un hôtel particulier sur le thème des quatre saisons où renaissait la mythologie antique, autre exceptionnel réservoir d’images. Je conseille encore à mes étudiants de l’Ecole du Louvre d’avoir sur leur table de travail la Bible et les Métamorphoses d’Ovide, sinon, ils n’ont aucune chance de comprendre un certain nombre de tableaux.

Cela peut expliquer, en partie, cette progressive suppression du sujet. Quand on a supprimé l’univers de représentation du christianisme et celui de la mythologie, il ne reste plus grand chose. Je fais ici appel à Matisse qui disait « Si je veux réaliser des choses chrétiennes, c’est alors moi qui agis ». Façon peut-être d’expliquer que le sacré surgit à l’improviste et non pas sur commande.

« On est conduit » (Matisse)

De fait, l’artiste ne choisit pas. Il se laisse choisir par cette voix intérieure qui lui impose mystérieusement son sujet.

C’est l’histoire de Poussin qui doit répondre à une demande du poète libertin Scarron. Ce poète désirait au plus vite un tableau sur un sujet bachique, propice à la description de jolies nymphes. Le commanditaire se retrouva avec un « Ravissement de Saint Paul », ce dont il n’osa se plaindre vu la célébrité de l’artiste. Poussin n’avait pas répondu à la commande de Scarron mais à la nécessité de rendre visible ce lien entre Saint Paul et le Ciel.

L’artiste se doit donc d’être attentif : « Écoute, Israël… », car il endosse le rôle de prophète. Tous les grands peintres rencontrés par Malraux ont dit un jour : « Le plus important dans ce qu’on a fait de meilleur comme dans les chefs-d’œuvre des autres est inexplicable : mystère ou clarté, c’est pareil ». Matisse, à la chapelle du Rosaire à Vence, avoue : « On est conduit ». Il dit aussi : « J’ai conscience de ramasser les matériaux, de travailler pour essayer de les mettre en ordre. Mais lorsque le tableau est fait, j’ai l’impression qu’alors ce n’est pas moi qui l’ai fait mais que c’est Dieu ». On demande alors à Matisse : « Croyez-vous en Dieu ? » Et Matisse répond : « Oui, quand je travaille ».

Si l’artiste est un véhicule privilégié du souffle divin, il entend également cet ordre donné à l’évangéliste : « Vois et écris… ». D’après les Ennéades de Plotin, texte qui sera lu pendant le Moyen Age et la Renaissance : « Le Beau se trouve surtout dans la vue ». Parlons alors de l’image. L’image tire son existence de ce qu’elle est miroir du monde divin. Le peintre y trouve sa légitimité et célèbre « l’énigme de la visibilité » selon les mots de Merleau-Ponty. Inlassablement il recrée, il « rend visible ».
Il rend visible le monde, l’homme fait à l’image de Dieu. Mais alors, le seul but de l’art serait-il de faire voir l’image de Dieu ?

Le peintre russe Jawlenski déclarait à son ami le peintre Verkade devenu moine, à propos d’une série de têtes mystiques et de visages de saints réalisés entre 1917 et 1921 : « J’éprouvais le besoin de trouver une forme pour le visage car j’avais compris que la grande peinture n’était possible qu’en ayant un sentiment religieux et ceci je ne pouvais le rendre que par le visage humain ». Il ajoutait : « Dans le visage se manifeste le cosmos entier ». C’est d’ailleurs une des raisons de l’importance de la Joconde.
On s’étonne encore des ovales vides figurant le visage de la Vierge à la chapelle de Vence. Matisse était formel : pour lui, ce visage n’était pas vide. « L’image, disait-il, invente une présence ». Le vide est alors un signe de la présence divine.

L’artiste avoue sa limite et ne peut transcrire la présence sans aide surnaturelle.

C’est ainsi que l’on peut comprendre l’histoire des icônes du Christ « achéiropoiètes » c’est-à-dire « non faites de main d’homme ». La légende la plus connue est celle du roi lépreux d’Edesse, en Turquie, qui demanda qu’on fasse venir le Christ dans l’espoir que celui-ci le guérirait. N’obtenant pas satisfaction, il demanda qu’on lui apporte un portrait du Christ. Malheureusement aucun peintre ne put saisir le visage du Christ. Alors, Jésus prit un linge et l’appliqua sur son propre visage, y imprimant ses traits. Cette Sainte-Face, longtemps vénérée, disparut dans le pillage de Constantinople en 1204.

« Se soumettre » (Soljenitsyne)

L’être humain n’avoue pas spontanément ses limites. Beaucoup d’artistes ont lutté et ont permis à d’autres de lutter. Mais, à l’instar de Jacob, savaient-ils contre qui ils luttaient ?

Je reviens à Saint Sulpice et je reviens à Delacroix “La lutte de Jacob avec l’Ange”, œuvre qui a suscité l’interrogation de Jean-Paul Kauffmann, rappelez-vous, cet ex-otage au Liban. À la recherche d’une sorte de rédemption après cette tragédie terrible, ayant toujours admiré l’œuvre de Delacroix, il a voulu « plonger dedans » dira-t-il et a écrit un ouvrage, La lutte avec l’Ange, démarche qui ne l’a pas laissé indemne. « Vous aussi vous avez lutté avec l’Ange », entend-il, alors que son regard plonge dans la paroi peinte.

C’est aussi la lutte de Picasso : « Ce qui est terrible, dit-il, c’est qu’on est à soi-même son propre aigle de Prométhée, à la fois celui qui dévore et celui qui est dévoré ». Lutte de Picasso lorsqu’il lance, provocant, à Malraux « Nous, les Espagnols, c’est la messe le matin, la corrida l’après-midi, le bordel le soir. Dans quoi ça se mélange ? dans la tristesse ! ».

Est-ce la tristesse du pêcheur ? la fureur d’un Paradis perdu ?

Oui, s’ « il ne fait que se peindre lui-même » dans chacune de ses peintures comme il l’a dit. Mais, quand il déclare : « Chaque peinture est une goutte de mon sang », il se place en position sacrificielle et certains artistes sont allés jusqu’à s’identifier au Christ souffrant : l’autoportrait de Gauguin, dans le Christ au jardin des Oliviers, identifie la passion créatrice à la Passion du Christ. C’est alors une souffrance salvatrice et l’on retrouve le mot de Dostoïevski « la beauté sauvera le monde ». Oui, car elle rend l’homme meilleur. C’est en tout cas la position de Soljenitsyne : « La conviction profonde qu’entraîne une vraie œuvre d’art est absolument irréfutable. Elle contraint même le cœur le plus hostile à se soumettre. »

Au terme de cette communication, il a été question de l’artiste, passeur de l’indicible et de l’invisible ; de la beauté, ce mystère qui s’impose ; de l’image, qui surgit sans que l’on sache ni le jour ni l’heure… C’est, enfin, l’Inspiration qui retient notre souffle et impose le sien.
Et si je me suis permis de retenir votre attention pendant ces quelques instants ce n’est certes pas au regard de mes connaissances, d’autres seraient beaucoup plus autorisés à le faire, mais, tout simplement, j’ai voulu évoquer quelques artistes qui ont façonné ma pensée et ma sensibilité et qui m’ont parlé de ma place d’être humain relié à la Beauté.

La divine inspiration

Oui, l’art est sacré par nature. C’est la divine inspiration qui donne à l’art sa véritable nature, exigeant de l’artiste une totale abnégation : quelque chose en lui le pousse à suivre son inspiration.

L’artiste, dans une constante quête du Graal, va chercher jusqu’au dernier souffle ce que Poussin poursuit encore à quelques mois de sa mort : « Ce rameau d’or de Virgile que nul ne peut trouver ni cueillir s’il n’est conduit par la fatalité ».

Entend-il alors cette discrète mais pressante demande ? « Je me tiens à la porte de ton cœur et je frappe » ?
L’artiste et l’œuvre d’art n’ont-ils pas une place essentielle quand ils permettent à chacun de chercher au fond de son cœur cette brûlure ineffable et indélébile de l’étincelle créatrice ?

Alors, l’homme sera relié et réconcilié le temps de l’art sera l’essentiel de notre temps et sur ce monde en feu se répandra la source rafraîchissante.
Oui, la Beauté sauve déjà le monde !

Echange de vues

Janine Chanteur : Vous nous avez apporté la Lumière pour regarder les œuvres et cela nous permet de découvrir ce que nous sommes. Et je vous en remercie, parce que pendant le temps où vous avez parlé, nous n’étions plus à l’extérieur de nous-même, nous étions à l’intérieur.

Quand on a abandonné la Bible et la mythologie il ne reste plus grand chose, avez-vous dit, et vous nous avez immédiatement montré que le respect de l’homme dans la profondeur de qui vit la vérité de vie se comprend à partir de sa filiation divine.

Vous avez, d’une façon extrêmement subtile, choisi les peintres qui vous ont entourée. Mais à l’heure actuelle, quand il n’y a plus d’homme, quand il n’y a même plus d’objet sur une toile, que reste-t-il ? Que peut nous apporter une certaine peinture contemporaine ? Quand il y a par exemple des boîtes de lait Gloria sur une toile ?

Christine de Langle : La question, tout d’abord, des artistes que j’ai cités. J’aurais dû en citer tellement d’autres, qui me tiennent tellement à cœur ! Et notamment Cézanne.

Je réponds à votre question sur l’art contemporain en m’appuyant sur Cézanne. Car, ce qu’il y a de plus difficile à comprendre dans l’art de Cézanne, ce sont ses tableaux inachevés. Il y a, en effet, dans beaucoup de toiles de Cézanne, des espaces blancs et nous avons tendance à nous dire : il n’a pas eu le temps de finir, il n’a pas couvert toute sa toile. Cézanne, dans son désir d’absolu, préférait laisser la page blanche, comme l’ovale blanc de Matisse, pour que chacun vienne compléter, à sa façon, éprouvant justement cette finitude, cette limite qu’il avait.
Il y a là cette idée d’un art qui va être inspiré, d’un art qui va être accompagné. Lorsqu’il y a des boîtes de conserve collées sur une toile… La première préoccupation, c’est de savoir si la colle va être bonne, mais je ne suis pas sûre que la colle soit inspirée ! Il ne faut pas avoir peur de dire qu’il y a beaucoup d’esbroufe. À partir du moment où il est entendu que tout est art, on va très loin et on déborde singulièrement d’un cadre parce qu’on ne veut plus de cadre.
À propos de cadre, je reviens à Poussin et à sa demande d’entourer ses tableaux d’une “grande corniche dorée”, d’un grand cadre doré, ce qui, bien souvent, nous gêne. Nous avons un goût qui a été diversement formé, différent de celui du XVIIe siècle, et il nous semble, bien souvent, qu’une grande corniche dorée nuit à la lecture de l’œuvre.
Regardez le nombre d’œuvres contemporaines qui se garderaient bien d’être soulignées par un cadre. Il ne faut surtout pas de cadre. L’idée de Poussin était de nous montrer de façon très visible, voilà pourquoi le cadre devait être imposant, que nous passions d’un monde à un autre : le monde du mur et de notre vie quotidienne à un monde autre, ce monde de la peinture qui était une des voies d’accès à quelque chose d’autre, qui allait nous mettre sur un chemin. L’artiste nous expliquait le chemin et, grâce à une culture commune, nous avions la possibilité de le suivre.

Cette idée contemporaine de nier le cadre a été faite à partir du moment où on a voulu que l’art soit totalement dans notre quotidienneté, enfermant l’homme en lui-même. C’est pourquoi je me permets de poser la question : si un art n’est pas inspiré, quelle que soit l’inspiration, peut-on parler d’art ? Je ne nie pas sa présence dans l’art contemporain, c’est pour cela que j’ai fait appel à Soulages : il n’y a pas de sujet dans les œuvres de Soulages et bon nombre de personnes ont été effarées en pensant que l’artiste allait réaliser les vitraux de l’église de Conques ! Avec humour, il le rappelle : « Evidemment, ils ont pensé que j’allais faire des vitraux noirs ! ». Soulages, avec intelligence et respect, faits d’écoute du monument et de sa lumière, s’est mis au service du monument, au service de la lumière et a fait parler ce monument. Tous ceux qui ont vu cette œuvre ont dit que ce monument « chantait » mieux depuis l’intervention de Soulages.

Pierre Boisard : Je suis passionné, comme Madame Chanteur, par ce que vous nous avez dit et par les peintres que vous avez évoqués ; avec lesquels nous avons vécu un petit instant. Mais Madame Chanteur a dit, très justement, que vous nous aviez renvoyé à nous-mêmes et vous nous aviez mis en appétit : l’on aimerait entendre une conférence, comme celle que vous venez de nous faire, sur l’amateur d’art et comment l’amateur d’art se définit par rapport à Dieu.

Christine de Langle : L’amateur d’art. Je reviendrai, si vous le permettez, à ce par quoi j’ai commencé : le temps de l’art.

Quand on parle d’un amateur d’art, on a tendance à penser que c’est quelqu’un qui a le temps de se consacrer à l’art. L’amateur d’art – vous avez raison d’utiliser ce terme qui est un terme magnifique car il y a le mot “amour” dedans – nous en sommes tous ou nous devrions tous en être. C’est ce que je voulais évoquer en parlant de ce temps de l’art qui n’était plus le temps annexe, le temps des loisirs, mais qui allait devenir le temps essentiel. À nous de bâtir, d’imaginer notre vie en fonction d’une composante essentielle de l’être humain qui est la dimension artistique, car, la démarche artistique permet d’accéder à la grâce, une des composantes de la Beauté. Or, qui dit grâce, par étymologie, dit gratuité.

Il y a donc, dans notre vie, cette ouverture à la gratuité offerte par la présence de l’œuvre d’art. A nous de savoir l’accueillir. Voici pourquoi nous sommes tous des amateurs d’art, je vous remercie d’avoir utilisé ce mot. Lorsque je parle de composante essentielle je veux dire que nous sommes à la recherche, les uns et les autres, de ce qui peut être l’essentiel d’un être humain.

Qu’est-ce que l’être humain ? Qu’est-ce que l’amour ? Quelle est la place de l’homme dans le monde ? Qu’est-ce que l’essentiel ? Toutes ces questions ont été posées par des artistes et ils y ont répondu par des œuvres d’art. À nous de comprendre, de lire, de regarder et d’écouter.
Voilà pourquoi l’étude de ces artistes, loin d’être mineure, doit être totalement intégrée à la définition de temps prioritaire. C’est pour cela que j’ai souvent cité Poussin, qui déclare, à la fin de sa vie : « je n’ai rien négligé ». En entendant cela, nous sommes tentés de penser que Poussin a un ego très développé, mais, en parcourant son œuvre, nous nous rendons compte que, lorsqu’il peint le Paysage avec Diogène, il est déjà à l’âge de la maturité et veut se poser la question de ce qui lui est accessoire et de ce qui lui est essentiel.

Henri Lafont : Votre communication nous guide vers les expositions, mais l’art ne se confine pas au musée. Pourtant, faut-il aller dans un musée contempler l’art ?
Mais ce n’est pas ma question principale. Ma question principale est plutôt la suivante : hier, j’étais dans un musée, j’attendais quelqu’un et j’ai feuilleté un ouvrage des éditions Azan qui montrait des œuvres d’art surréalistes. Je n’ai pas pu m’empêcher, en voyant certaines de ces « œuvres d’art », de me dire : mais ce sont des œuvres blasphématoires. Certaines se présentent vraiment comme une profanation de la nature, quand ce n’est pas de personnages religieux.

L’art peut-il être blasphématoire ? Et peut-on alors parler d’art ?

Christine de Langle : C’est Picasso qui va vous répondre : « L’art n’est jamais chaste ».

Je rapproche ces mots de la citation très provocante de Picasso rapportée par Malraux, dans La tête d’obsidienne, expliquant ce qu’étaient, selon lui, les Espagnols : Picasso s’est battu toute sa vie, a provoqué toute sa vie, a blasphémé dans certaines de ses toiles et cependant… Je vous invite à retourner au musée Picasso et à aller voir “La crucifixion”. Cette œuvre étonnante montre le Christ, la Vierge, le centurion, qui émergent au gré des lignes heurtées et des couleurs bariolées rappelant cette insupportable spectacle et, au pied du Christ, un personnage tout blanc, Marie-Madeleine. C’est la première, dans sa blancheur, à avoir été touchée par la lumière divine et à avoir reconnu le Christ ressuscité. Cela montre que, dans ce tableau si pénible, Picasso laisse une place à la grâce.
J’aurais tendance à dire que, s’il y a blasphème, il peut y avoir, à l’inverse, acte de foi. Le pire, c’est qu’il n’y ait rien. Le pire, c’est qu’il n’y ait pas d’inspiration. Je ne suis pas en train de me réjouir du blasphème. Il y a des œuvres qui sont difficiles pour nos yeux, pour nos oreilles de croyants mais le pire, encore une fois, c’est l’absence de question, d’appel, de cri. À partir du moment où l’œuvre est un cri, c’est déjà une démarche de l’homme qui se tourne vers autre que lui.

Bernard Lacan : Je voudrais d’abord dire à Christine de Langle combien sa communication est inspirée et je trouve qu’elle nous a permis de comprendre mieux combien le message compris dans l’œuvre d’art nécessite aussi notre participation.

Je note un petit clin d’œil de l’au-delà dans la première question qui a été posée à Madame de Langle, question qui avait probablement pour objet de fustiger une œuvre d’art moderne réalisée avec des boîtes de lait Gloria collées sur un panneau.

M’étant occupé de cette affaire Gloria il y a quelques années, je voudrais rappeler que la marque même Gloria vient du fait que les fondateurs de cette affaire se trouvaient en Normandie au passage d’une procession qui chantait le Gloria. Comme quoi cette œuvre était probablement inspirée, également.

Christine de Langle : Bravo ! Voilà la participation du public, je vous parlais du trio, art, artiste, public ; une œuvre vient d’être enrichie par ce très beau commentaire. Merci beaucoup !

Jean-Paul Lannegrace : Je voudrais prendre un peu la suite du Docteur Lafont en ce qui concerne l’identité, que vous nous avez fait ressentir, entre le beau et le bien ; la beauté, l’art et la spiritualité.

Cette identité est quand même contestable. Quand vous avez évoqué la lutte de Picasso avec l’Ange, quelle est la nature de cet Ange ? Est-ce que sa beauté n’est pas celle de l’ange déchu et qui est resté beau ! Comme dit Baudelaire : qu’est-ce qu’il arrive quand le mal est beau ?

Je pense aussi à une autre inspiration classique de certains peintres parmi les plus grands qui est l’horreur de la possession du monde par Satan. Je pense au tableau Les horreurs de la Guerre de Goya qui est si poignant, à Guernica de Picasso, est-ce qu’il n’y a pas matière là à se dire : au fond, le beau est très distinct du bon ?

Christine de Langle : Vous posez, et je vous en remercie, la question cruciale de ce qui a été le fondement de notre réflexion pendant des siècles. C’est vrai que nous avons été bercés par Platon et que le Beau et le Vrai avaient l’air assez proches. Pendant des siècles, l’œuvre d’art et l’artiste avaient une double mission : faire voir le beau et le bien. Je vous rappelle que, jusqu’à la Révolution, une peinture était jugée en fonction d’une histoire bien menée et compréhensible mais également en fonction de l’exigence morale qu’elle devait susciter chez le spectateur. D’où la kyrielle de héros que nous avons eu dans la peinture parce qu’ils proposaient un exemple à suivre. Le contrat était rempli : depuis Horace, l’œuvre d’art avait double mission : « instruire et plaire ».
Et voilà qu’à partir des Romantiques, on commence à admirer l’horreur ; on commence à trouver, éventuellement, que la laideur a une certaine beauté. C’est très dérangeant. Des gens comme Baudelaire ou Courbet vont présenter la laideur comme une beauté inachevée. Il y a un élément qui manque, on le sait, quelque chose qui n’est pas complet, quelque chose qui n’est pas harmonieux mais c’est une beauté en devenir. On va donc pouvoir admirer la laideur.

Ce n’est évidemment pas très confortable.

Cette question va se poursuivre, ce dialogue entre beauté et laideur. C’est vrai que l’ange déchu était beau, l’ange de lumière. La question cruciale va être : est-ce que la beauté est vraiment le tout de l’œuvre d’art ? Y a-t-il adéquation parfaite entre beauté et œuvre d’art ? J’aimerais que l’on puisse y réfléchir car c’est un peu le phénomène des couches successives ou des poussières successives. Lorsque nous voyons une œuvre qui nous dérange, vous avez cité les œuvres dramatiques de Goya, ne sommes-nous pas conduits, au-delà des alluvions, au cœur de la beauté, un petit peu comme une amande ? Il y a la coque et ensuite, il y a le cœur. Le cœur est toujours là. La beauté est au cœur. Maintenant, oui, l’homme est pécheur et donc cette beauté a été abîmée, elle a été recouverte d’un certain nombre d’alluvions négatives. Mais il y a toujours cette beauté qui est au cœur.

C’est une vision qui permet à ce moment-là de dire devant des œuvres de Goya, ou devant le “Guernica” de Picasso : cette œuvre est belle. Est-ce que l’on peut dire cela ? Il est entendu que “Guernica” est un chef d’œuvre, il y a un avant et un après. “Guernica” de Picasso fait partie des œuvres que l’on doit connaître. Mais pourquoi ? Pourquoi est-elle si importante ? C’est une œuvre en noir et blanc qui n’a même pas la séduction de la couleur ; c’est une œuvre d’une rare violence, mais qui va continuer à poser les questions essentielles telles que Poussin les a posées, ou Delacroix ou Cézanne. Nous voici donc revenus à l’essence de ce qu’est l’art et à notre propre essence.

Pardonnez ces mots un peu violents, mais je fustige beaucoup cette attitude de client de supermarché qui nous guette tous un jour ou l’autre. Nous savons ce que c’est, dans un supermarché, nous nous servons. Dans un musée, nous nous servons. Le musée quelquefois est la pire des choses, je suis tout à fait de votre avis. Nous nous servons, c’est-à-dire que nous voyons une série d’œuvres, en général en trop grand nombre, nous passons d’œuvre en œuvre et nous prenons ce qui nous convient. Nous élaborons notre propre compréhension de l’art et nous sortons de là exténués. Tout simplement parce que nous n’avons rien donné. Nous n’avons pas pris le temps d’entrer dans une œuvre, de nous laisser prendre par cette œuvre. Cette œuvre a quelque chose à nous dire. Évidemment, pour cela, il faut du temps, il faut l’écouter.

Je reconnais que la grande galerie du Louvre est le pire des exemples ; que la “Joconde” est le plus affreux tableau qui existe dans les conditions dans lesquelles on l’expose. Peut-être sera-t-elle mieux « entendue » lorsqu’elle aura son propre espace d’exposition.

Gabriel Blancher : J’ai été frappé par la clarté, l’unité et la logique de la communication de Madame de Langle et je note qu’à plusieurs reprises elle a dit : « l’art est un instrument de révélation, l’art est sacré par nature ». Je voudrais lui demander si elle pense effectivement que, même dans un monde sans Dieu et quelle que soit son inspiration, l’art est par nature consubstantiel au divin.

Christine de Langle : Je persiste et je signe.
Nous avons pris l’habitude d’entendre nommer « art » un certain nombre de manifestations qui n’en sont peut-être pas. Nous n’osons pas nous l’avouer, nous n’osons pas le dire car il y a une pression sociale et médiatique forte.
Il est entendu que tout est art car il est entendu que la moindre manifestation de subjectivité d’un être humain est une création artistique.

Je crois qu’il faut garder un grand sens de l’élitisme – mot abhorré -. Je crois que nous devons faire cet effort, ce n’est pas confortable. Mais, dans « un monde sans Dieu », toute forme de recherche profonde, d’ouverture profonde à ce qui n’est pas strictement humain trouve un truchement, un canal qui peut s’appeler l’art. C’est à ce moment-là qu’on arrive à une notion universelle de l’art.

C’est pour cela que j’ai abordé rapidement ce thème de l’universalité de la beauté. Nous sommes des Européens, nous avons une certaine conception de l’art, est-ce que nous n’avons pas une conception totalement étriquée et peut-être trop orgueilleuse de l’art ? Voilà pourquoi j’ai cité François Cheng qui porte profondément la culture chinoise et est entré totalement dans la culture française, je ne dis pas européenne, mais française. Il a expliqué magnifiquement comment cette France lui paraissait être l’équivalent de la Chine, les deux pays étant « le pays du Milieu », et de ce fait, ayant une expérience très particulière à donner au monde. L’académicien définit avec justesse cette beauté comme une rencontre. Voilà pourquoi j’ai saisi ce terme de rencontre pour illustrer ce qui est pour nous quelque chose d’important : la rencontre avec l’autre, la rencontre avec le tout-Autre qui va se matérialiser dans ce jaillissement artistique, dans cette gratuité parce que l’artiste ne sait jamais jusqu’où il va. Voilà pourquoi le regard du spectateur est important et l’artiste accepte que le regard de l’autre enrichisse son œuvre.

Cela nous laisse toute liberté, à chacun d’entre nous, pour nous exprimer devant une œuvre sans craindre les foudres des officiels, sans craindre les foudres de ceux qui, comme moi, ont une étiquette d’historien d’art. Peu importe, lorsque chacun s’exprime dans son amour de telle ou telle œuvre, chacun va achever l’œuvre à sa façon.

Jean Quérenet de Bréville : En écoutant à la fois les questions posées et les réponses données, j’en arrive à me demander s’il n’y a pas en réalité une différence entre le concept d’art pour les élus que sont les artistes, les historiens d’art ou tous ceux qui travaillent sur les questions artistiques et celui du commun des mortels, dont je fais partie. J’ai le sentiment que la conception de l’art qui sous-tend tout votre exposé, je suis très loin, même si j’y suis sensible, de pouvoir l’appréhender et, par conséquent, la partager, en sorte qu’il m’est aussi difficile de résister à la séduction qu’exercent vos propos que de ne pas éprouver de regret à n’être pas moi-même membre de cette confrérie.

Quand je vois une œuvre, je ne peux pas dire une œuvre d’art, mon attitude est la suivante. Est-ce que je peux dialoguer avec elle ou est-ce que le dialogue ne s’instaure pas ? Quand le dialogue s’instaure, je m’installe devant l’œuvre et puis je parle, elle me répond. Cela peut durer un temps très long. Et puis, au contraire, il y a des œuvres devant lesquelles je passe parce que vraiment elles ne me disent rien. Alors, où est l’art ?

Vous allez dire que toute œuvre est une forme d’art. Y a-t-il deux conceptions de l’art ?

Christine de Langle : Loin de moi l’idée, terrible, que chacun ait la même conception de l’art. Je ne souhaite absolument pas que vous ressortiez de cette salle en vous disant : si je ne pense pas comme Christine de Langle je suis perdu !

J’ai volontairement posé beaucoup de questions de façon à ce que chacun puisse prendre une question, la faire sienne. Moi, je me pose aussi beaucoup de questions et je n’ai pas fini !

Que voudrait dire LA conception de l’art ? Je reviens à François Cheng et à ces rencontres qu’il nous décrit. A un moment donné, la mémoire joue un rôle capital : elle va nous aider à nous ouvrir à la beauté. Pourquoi rappeler cette étape ?

Nous allons arriver devant une œuvre d’art, chacun avec sa vie, ses expériences. Nous allons apprécier cette œuvre d’art en fonction de ce que nous sommes, de ce que nous avons vécu, de ce à quoi l’œuvre peut faire appel. Nous apportons tout cela devant l’œuvre. Voilà pourquoi, dans “l’Inspiration du poète” de Poussin, que vous pouvez voir au Louvre, cette muse Calliope, muse de la poésie, est comme les autres muses, fille de la Mémoire. Qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’il y a là une expérience de la mémoire que nous faisons encore. Les Muses de l’Antiquité, de la mythologie sont encore avec nous aujourd’hui.
Nous arrivons devant une œuvre avec une grande liberté et en même temps avec notre bagage de souvenirs et, bien sûr, nous n’aurons pas la même réaction. Il y a des œuvres reconnues dans lesquelles nous n’entrerons pas et ce serait intéressant de savoir pourquoi . La réponse risque de nous renvoyer à nous-mêmes et non à l’œuvre. Si vous avez déjà vu des expositions de Soulages, c’est bien autre chose que du noir. C’est quelque chose de tout à fait étonnant, qu’on ne comprend pas au début. Donc, qu’est-ce qu’on fait ? On reste, on regarde, on essaie d’entrer. Et c’est là où je parlais de l’écoute de l’œuvre, ce qui peut paraître bizarre, bien sûr. Une œuvre a besoin d’être écoutée c’est dire qu’il va y avoir ce dialogue sans paroles qui va s’instaurer et qui va nous révéler à nous-mêmes : tiens ! je ne pensais pas que je réagirais comme ça ; tiens, je n’avais pas vu cela ; tiens, je suis contre cela ! Et voilà pourquoi Cézanne qui était un des grands copistes du Louvre (il avait une passion pour Poussin, lui aussi) disait : « chaque fois que je sors de chez Poussin, je sais mieux qui je suis ». Poussin l’avait révélé à lui-même.

Il ne s’agit pas de passéisme. Ce sont simplement des images qui nous aident à avancer mais sur notre route à nous. Donc, chacun sa route, chacun sa conception. Je vous ai donné ma conception, pas plus.

Odette Arsac : Je voulais précisément vous poser une question sur Soulages. Vous avez l’air de le considérer comme un très grand peintre. Pour moi ce n’est ni la révolte, ni l’incompréhension, je suis vraiment indifférente en me disant : il se moque de moi.
Alors, essayez de faire quelque chose.

Christine de Langle : Mon rôle n’est pas de vous convaincre. Je ne le ferai jamais car je n’ai pas le droit de forcer un goût qui est le fruit d’ une expérience personnelle. À quel titre ?

Je vous livre une expérience. J’ai vu une exposition Soulages, il y a quelques années au Musée d’art moderne. J’ai vu, comme tous ceux qui voient Soulages pour la première fois, des grands panneaux noirs. J’étais entourée de beaucoup de gens, parlant beaucoup et fort, c’était insupportable. Petit à petit, le public s’est égayé dans les salles, je suis restée devant ses œuvres, au départ, impressionnantes. Et bizarrement j’ai vu, ce que j’ai lu après dans des livres sur Soulages, et que j’ai mieux compris parce que tout cela était parfaitement expliqué : une lumière se dégageait de ses œuvres.

Je ferai le rapprochement avec la géométrie. Je m’avance dans un domaine qui n’est pas le mien, donc, soyez indulgents. Il y a eu, il y a quelques temps, une exposition Mondrian au musée d’Orsay. Exposition qui nous permettait de suivre toute l’évolution de ce peintre depuis sa période figurative jusqu’à une période totalement abstraite. Il est vrai que lorsque nous sommes devant une œuvre de Mondrian qui représente une série de lignes orthogonales, dans des accords de bleu, blanc, rouge et jaune ; on est un peu décontenancé. Puis, l’on comprend que ce genre de tableau apparaît au terme d’une évolution qui va, en quelque sorte, radicaliser une expérience et en exprimer l’essentiel. À partir de ce moment-là, il nous est demandé de sortir de notre expérience pour nous intéresser à l’artiste. Ecoutons le donc : il se trouve que Soulages a parlé de ses œuvres ; ce n’est pas toujours évident. J’aurais tendance à dire que les artistes qui savent parler de leurs œuvres sont bilingues. Leur langage, c’est l’œuvre, ils ne sont pas faits pour en parler. Quelques uns le font très bien, dont Soulages. Vous vous rendez compte qu’il y a un vrai chemin parcouru, une vraie profondeur exprimée. Voilà pourquoi j’ai fait quelques citations de Soulages qui nous laisse entendre qu’il ne se moque pas de nous, qu’il est en train de livrer un combat, lui aussi, comme Picasso. Pour Picasso, la toile, c’était l’arène. Pour un Espagnol, c’est fort comme symbole. Là se passe tout, la vie, la mort « c’est chaque goutte de mon sang ». J’ai retrouvé cette même profondeur chez Soulages.

Jacques Hindermeyer : Je voudrais demander à Madame de Langle : vous avez une cathédrale gothique qui a été ravagée, pillée, incendiée et l’on vous donne carte blanche pour la décorer ; d’autre part, on vous donne une église de campagne qui, elle aussi, n’a plus que les murs et l’on vous donne également carte blanche pour faire ce que vous voulez. Que faites-vous ?

Je pense au Père Couturier à la chapelle Notre-Dame, au plateau d’Assy, qui était simplement pour les malheureux qui se trouvaient là, les tuberculeux à l’époque. Le Père avait dit : ils ont besoin d’un havre de paix et d’un endroit pour se recueillir. Dieu sait qu’il a été critiqué pour les œuvres qu’il a mises là !

Mais je me posais à moi-même cette question : quelle intervention dans un lieu sacré ? Peut-être un jour ferez-vous une conférence ou un ouvrage sur ce sujet ?

Christine de Langle : Je vous remercie de rappeler cette aventure extraordinaire des Ateliers d’art sacré, autour du Père Couturier. Matisse avait travaillé avec lui à Vence.
Cette recherche existe toujours. J’ai eu l’occasion d’entendre le peintre Geneviève Hasse faisant part d’une expériences dans des petites églises de campagne, en Bretagne. L’idée était de présenter des œuvres contemporaines dans des petits sanctuaires, perdus dans la lande bretonne. Créer ainsi un lien entre ces différents sanctuaires. Une question vient tout de suite à l’esprit : qui va venir voir cela ? L’expérience a été extraordinaire et a contribué à réconcilier la région entière, les habitants les uns avec les autres, parce qu’il y avait une expérience commune à vivre, parce qu’il y avait une compréhension commune, parce qu’il y avait une ouverture. Mais l’artiste s’était mis au service du bâtiment, un peu comme dans l’histoire de Conques.

Donc l’aventure continue.

Jacques Arsac : Vous avez parlé du mystère de la beauté. Pour moi, le mystère est d’abord quelque chose d’infini que nous ne pouvons pas connaître dans sa totalité, mais que nous essayons d’approcher et souvent par des voies différentes, en prenant des morceaux différents.
N’est-ce pas ainsi, peut-être, que nous pouvons nous trouver avec des appréciations tellement différentes les uns des autres, en sorte que, à la fois, la notion du beau est universelle mais que la reconnaissance du beau est loin d’être universelle, comme les témoignages ce soir ont pu le montrer.

Christine de Langle : Votre question me fait penser à la grande question de la définition du chef-d’œuvre.
Qu’est-ce qu’un chef-d’œuvre ? Nous avons nos chefs-d’œuvre en tête et chacun va voir l’œuvre qu’il estime être l’œuvre par excellence. Est-ce que nous n’avons pas trop de toute une vie pour explorer cette œuvre ? Le chef-d’œuvre, comme la beauté, est sans limites. Les historiens d’art ont un bel avenir : ils peuvent, en effet, écrire des livres et faire des communications parce qu’ils pensent avoir trouvé enfin la réelle signification du chef-d’œuvre. Ne nous leurrons pas, il y aura toujours des zones d’ombre pour nous, pour la bonne et simple raison que l’ombre est indéfectiblement liée à la lumière : on ne peut avoir l’un sans l’autre. On aura toujours quelque chose qui va nous permettre de revenir devant cette œuvre qu’on aime tellement, qui est si belle et dont on n’a jamais fait le tour. C’est normal ! C’est comme l’amour, on n’en a jamais fait le tour, comme tout infini, comme tout mystère.

Voilà pourquoi on passe de la beauté à quelque chose qui évoque le sacré et la dimension du sacré qui, pour nous, est un Dieu-Amour.

Françoise Seillier : Ce qui rend le domaine de l’art difficilement accessible à nos contemporains ne viendrait-il pas, en partie, de ce que nous vivons quotidiennement entourés d’objets produits en série, contrairement à ce qui a existé avant l’ère industrielle, quand les personnes vivaient au milieu d’objets faits par des artisans, alors très nombreux ? L’utile et le beau n’étaient pas alors séparés ; n’oublions pas que la notion de « chef-d’œuvre » vient du compagnonnage et s’est appliquée à l’œuvre des artisans d’abord. Le mot « art » se trouve dans les deux mots artisans et artistes. D’autres médiations manquent aujourd’hui : un manque de contact avec la beauté de la nature qui donne le sens du mystère de l’Etre, le manque d’expérience et de connaissance religieuses et, sans doute, le manque d’intériorité tout court ; Bernanos ne disait-il pas : « on ne comprend rien au monde moderne si on ne voit pas que c’est une conspiration générale contre toute forme de vie intérieure ». Tout ceci rend très difficile l’aptitude à la contemplation artistique.

Christine de Langle : Vous avez relevé la différence entre artiste et artisan, mais ne nous y trompons pas. Le véritable artiste sait qu’il est artisan car il garde toujours l’amour du bien fait et il garde aussi l’humilité et l’artisan la garde aussi.

Quant à ces objets qui nous entourent et que vous déplorez parfois par rapport à d’autres époques, je nous renvoie à nous-mêmes car il est facile de fustiger les artistes quand nous-mêmes nous trouvons peut-être plus commode d’acheter des objets de peu de valeur parce que nous nous en contentons.

Il est vrai que nous devons absolument respecter ce trio – l’œuvre d’art, l’artiste et nous-mêmes – car nous sommes partie prenante. Lorsque je parlais de temps essentiel : soyons nous-mêmes des artistes et ayons cette exigence du beau, posons-nous la question de savoir si nous gardons cette exigence du beau ou si nous l’avons bradée. Cela me paraît important : nous devons garder cette ligne de crête, qui est dangereuse et fatigante, car nous sommes entre deux précipices, nous le savons bien. Mais c’est la ligne de l’équilibre.