Par Dominique Folscheid, Professeur de Philosophie à l’Université de Marne la Vallée

Transgresser n’est pas nouveau. Transgresser est humain. Sans transgression toujours possible, il n’y aurait pas d’humanité, pas de moralité. Car pour transgresser, il faut des limites et des interdits, tandis que l’animal, lui, ne connaît que des bornes, qu’il ne saurait déborder. La transgression est la preuve de l’existence de la liberté comme puissance des contraires.
Ce qui est nouveau, c’est cette culture de la transgression qui se répand progressivement dans tous les domaines. En prônant et en légitimant la transgression, on ne met pas fin à la moralité, on l’inverse : il faut transgresser. Ce qui nous conduit à une situation paradoxale, en médecine comme dans les mœurs, où il faut à la fois récuser interdits et « tabous » tout en les maintenant actifs pour pouvoir les transgresser.

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Le président : Présenter Dominique Folscheid, fournit une merveilleuse occasion de souligner que spéculation et vie réelle ne sont pas, ne doivent pas être séparées, si nous voulons que la philosophie ait un sens ; une telle proposition peut paraître évidente à beaucoup d’entre nous mais cela fait partie des évidences qu’il convient de rappeler sans cesse. Or vous, Dominique Folscheid, vous argumentez en ce sens.

Nous avons la chance de pouvoir écouter, de pouvoir réfléchir avec un philosophe contemporain, dont l’érudition est immense, qui a su constater que métaphysique et existence sont liées nécessairement. Votre carrière en témoigne, votre œuvre l’illustre admirablement.
Vous êtes professeur de philosophie à l’Université de Marne-la-Vallée. Vous avez contribué à y développer une formation originale et pointue dont le rayonnement dépasse largement nos frontières.

Vous êtes aujourd’hui responsable d’un DESS, c’est-à-dire d’un Diplôme d’études supérieures spécialisées, d’éthique médicale et hospitalière, en partenariat avec l’Espace éthique de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris. Vous dirigez également un DEA, c’est-à-dire un Diplôme d’études approfondies, de philosophie pratique, de philosophie morale et politique en d’autres termes.

Ces activités d’enseignement ne vous empêchent pas de publier : vous êtes également un chercheur.
En 1987, vous signez aux Presses Universitaires de France un Que sais-je ? sur “Les grandes philosophies”. Ce titre est complété en 1996, dans cette collection exigeante, parce que ce n’est pas facile de dire l’essentiel en cent vingt-huit pages, par deux titres supplémentaires, l’un traitant “Des grandes dates de la philosophie antique et médiévale” l’autre “Des grandes dates de la philosophie classique, moderne et contemporaine”. Vous couvrez ainsi tout le champ de l’histoire de la philosophie.

Entre temps, en 1991, vous publiez aux Éditions Universitaires “L’esprit de l’athéisme et son destin”. Cet ouvrage, épuisé, doit reparaître d’ici la fin de l’année aux Editions de la Table Ronde. Je pense que chacun d’entre nous saisira l’importance de cette réédition en un siècle qui s’affirme volontiers “athée” sans même connaître, le plus souvent, le vrai sens du mot ni l’opposition de ses diverses significations. A ce propos, ne pourrions-nous pas dire la même chose de la laïcité ; ce sera peut-être l’objet d’un futur ouvrage ? Quand j’entends ce que l’on dit sur la laïcité, je me demande si nos contemporains savent bien de quoi il s’agit…

En 1992, vous publiez, toujours aux Presses Universitaires de France, une “Méthodologie philosophique” dont l’intérêt n’a pas faibli puisqu’il fait, cette année, l’objet d’une réédition : d’année en année, professeurs, étudiants, mais aussi lecteurs soucieux de philosophie lui assurent un large public.

En 1993, vous assurez la direction d’un ouvrage important : “La philosophie allemande”. En 1997, vous co-dirigez un ouvrage avec celui qui devint Ministre de la santé, Jean-François Matteï, et Brigitte Feuillet Le Mintier : “Philosophie, éthique et droit de la médecine”. Sous le nom d’éthique, vous défendez les valeurs morales en-dehors desquelles il n’est guère possible de parler d’humanité. Mais surtout, vous montrez les périls qui les menacent, la gravité de leur oubli (ou de leur refus), ou tout simplement de l’indifférence à leur égard : « quand la morale disparaît, que deviennent le droit et la médecine ? », dites-vous.

Dans l’ordre de ces préoccupations et sans qu’il soit possible de citer tous vos articles, nous ne pouvons ignorer celui que vous avez écrit dans “La Lettre”, publication de l’Espace éthique, à propos de l’Arrêt Perruche. Non seulement la défense du droit à la vie et à la dignité des personnes handicapées y est fermement argumentée, mais l’article est comme illuminé par l’amour que celles-ci nous renvoient quand nous savons les aimer. Vous auriez également et certainement beaucoup de choses à nous dire, mais dans un autre sens, sur une autre question d’une grande actualité : je pense à l’euthanasie, remise sur le devant de la scène grâce, – ou plutôt à cause de – une campagne savamment organisée. Chacun a pu remarquer l’article que vous avez signé récemment avec Chantal Delsol, membre de notre Académie.

Toutes ces observations me conduisent à considérer que, finalement, nous avons trop attendu pour vous entendre : vous auriez en effet pu intervenir à juste titre sur de nombreux autres sujets, y compris celui de l’année dernière qui traitait d’Un monde sans Dieu ?
Je signalerai enfin le remarquable ouvrage paru sous le titre “Sexe mécanique” aux Editions de la Table Ronde en 2002. D’écriture directe, vous nous offrez une investigation minutieuse qui “n’a pas froid aux yeux” : très objectif, ce livre dénonce l’instrumentalisation et la mécanisation du corps imposées à notre insu par l’ensemble de nos modes de vie jusqu’à un contentement généralisé devenu lui-même inconscient la plupart du temps. L’usage sans contrôle des techno-sciences qui sont en évolution constante a transformé la représentation que nous avons de la sexualité au point que vous pouvez dire, avec raison, je vous cite, que « la sexualité humaine est aujourd’hui malade ; le nom de sa maladie est la sexualité ». Car, en envahissant tout, la sexualité a mis en péril et peut-être détruit ce qui est humain dans l’espèce humaine. Le mot nihilisme, que vous empruntez à Nietzsche, est bien caractéristique d’une nouvelle forme d’anti-humanisme.
Nous vous remercions pour votre courage, pour la clarté avec laquelle vous vous exprimez. Nous vous remercions pour votre combat qui, nous l’espérons, sera toujours un combat d’avant-coureur.

Dominique Folscheid : J’ai la redoutable charge d’assumer ce titre provocateur (mais cela a été voulu, j’imagine) : « De la transgression à la provocation. Transgresser est-il un acte de liberté ? »

Le sous-titre ne pose aucun problème car c’est une question qui enveloppe déjà sa réponse : sans liberté, il n’y aurait pas de transgression, car seul un être libre a le pouvoir de transgresser. On pourrait considérer que, sur ce point, le débat est clos avant d’être ouvert, mais je le reprendrai cependant tout à l’heure sous une autre forme.

Quant au titre de mon intervention, « De la transgression à la provocation », il nous pose un problème beaucoup plus délicat. En effet, si l’on peut soutenir qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil en matière de transgression, parce qu’elle est aussi vieille que l’homme, on doit aussi affirmer qu’il y a du nouveau. Il y a du nouveau parce que la transgression qui, naguère encore, était réalisée, assumée, mais en même temps condamnée, se retrouve aujourd’hui dans une singulière situation, qui est une situation d’inversion. J’en donnerai tout à l’heure quelques exemples, au risque de choquer de chastes oreilles.
Pour faire court, je dirai qu’en opérant un gigantesque raccourci dans l’histoire, on est passé d’une époque où la transgression était globalement tenue pour répréhensible – hormis les cas où elle était nécessaire, légitime, inévitable, voire tragique -, à une époque où, dans bien des domaines, elle est devenue éminemment louable. En mineur, elle sert de compliment rituel sous la plume du journaliste présentant un nouveau film : de nos jours, il convient au cinéaste d’être « déjanté », « subversif », « en marge », etc. En majeur, comme on le verra plus loin, la transgression devient même un impératif. De sorte que le refus de se montrer transgressif fait bien vite apparaître l’imprudent comme un individu ringard relevant d’une époque définitivement révolue.

Pour tenter d’y voir un peu clair, je poserai trois questions : quels rapports la transgression entretient-elle avec la limite ? Pourquoi affirmer que la transgression est humaine ? Comment la transgression est-elle devenue provocation ?

La transgression et la limite

Comme l’indique son origine latine, la transgression renvoie immédiatement à la notion de limite. Transgresser, c’est passer au-delà d’une limite – par-dessus, par dessous – peu importe à ce niveau. Mais si toute transgression implique un tel passage, cela ne veut pas dire que tout dépassement d’une limite est transgression. Cela dépend, bien entendu, du genre de limite envisagé (par exemple, dépasser ses limites ordinaires est, pour le sportif, la condition d’un exploit). Cela dépend aussi des modalités de ce passage (par exemple, passer une frontière en effectuant les formalités prévues n’est pas transgresser, mais la passer en fraude est transgression).

Ces premières approximations permettent déjà d’apporter une précision à ce qu’il faut entendre ici par limite. La limite dont il est question dans la problématique de la transgression est une limite que l’on peut transgresser. Cette apparente lapalissade nous révèle la vraie nature de la limite, qui est de se réduire à ce presque rien qui fait apparaître la différence radicale entre le Même et l’Autre. Toute limite fait apparaître un limitant et un limité, un limitant qui est l’Autre du limité, lequel est le Même.
Quant à la limite elle-même, elle ne saurait être rien, autrement elle ne produirait aucun effet de discrimination radicale. Mais elle ne saurait pour autant être quelque chose, sans quoi elle ajouterait un troisième terme dont on aurait bien du mal à préciser la détermination spécifique.
Et pourtant, dans notre monde tel qu’il est, où toute réalité tend à prendre forme positive, à s’incarner ou à se matérialiser, il faut bien que la limite soit quelque chose. Ce qui nous plonge régulièrement dans l’embarras, car il y a bien séparation entre le Même et l’Autre, mais ce qui les sépare ne saurait être aucun des deux. Comment rendre palpable l’impalpable ? Comment rendre tangible, identifiable, ce qui ne saurait faire nombre avec ce qu’il discrimine et détermine ?

Pour surmonter cette difficulté de principe, il faut, dans les faits, violer l’essence de la limite pour la faire passer à l’existence.

Par exemple, pour déterminer le tracé d’une frontière, il faut effectuer un tracé de géomètre, lequel est une idéalité. Mais pour le figurer sur une carte, il faut un trait matériel, lequel a une certaine épaisseur, en tout cas une consistance propre, qui n’appartient pourtant à aucun des deux pays. Sur le terrain, il faut un grillage, ou un espace plus vaste, donc pris sur le territoire des pays concernés mais en même temps exclu de libre circulation – ce qu’on appelle un no man’s land. Se retrouver dans un tel lieu fait que l’on n’est nulle part tout en n’étant pas ailleurs et c’est justement ce type de lieu qui est concerné par les incidents et conflits de frontières.
Plus généralement, les difficultés éprouvées dans tous les domaines à rendre les limites concrètes se traduisent par de multiples soucis : à propos des effets de seuil, de l’élasticité de certaines limites, des excès ou défauts de limites, etc.

L’acquis essentiel est cependant celui-ci : s’il n’y a pas de limites tout est mélangé, tout est indifférent et nous sommes plongés dans un chaos digne de celui d’Hésiode. On en a aujourd’hui de nombreux exemples dans le petit monde de la procréation médicalement assistée, qui est déjà sortie du régime limité de l’intervention palliative. En remplaçant la procréation par la reproduction et la reproduction par la production tout court, les différences qui fondent la parentalité distribuent les statuts et les rôles de père, mère, enfant et frère tendent à s’estomper, voire à disparaître. Quand une grand-mère porte les enfants de se propre fille, issus de la semence d’un donneur anonyme, on se retrouve dans un chaos familial. Les opérateurs ne le voient même pas, car ils travaillent sur des matériaux réduits au biologique, supposés anonymes et substituables. La limite est bien la clef de la différence, ce qui lui assure une fonction déterminante dans l’ordre de la moralité.

Plus largement, la limite est ce qui permet de donner forme. En ce sens, elle est une cause, une cause qui donne forme. On peut utiliser ici deux termes allemands pour mieux rendre ce type de causalité : d’une part la limite est Form, c’est-à-dire cause formelle de quelque chose, comme l’âme, selon Aristote, est forme du corps, d’autre part elle est Gestalt, quand il s’agit des formes sensibles qui font l’objet de nos perceptions. Un trait de craie sur un tableau noir est la condition sine qua non de l’apparition de formes perceptibles, ce qui crée la dichotomie bien connue entre la figure et le fond. La limite est ici contour.
Ces premières ébauches nous permettent d’obtenir deux résultats fondamentaux.

Premièrement, on voit que la limitation est la clef de toute détermination. Les Grecs l’avaient bien compris, qui identifiaient l’apeiron, l’in-fini, l’illimitation, à l’indétermination. Moyennant quoi ils ne pouvaient faire autrement que d’y opposer le fini pour obtenir de la détermination. L’Etre de Parménide est donc dit « fini ». On sait que cette conception se retrouvera au cœur d’un affrontement majeur avec la conception juive puis chrétienne de l’Absolu, qui est défini comme infini mais pas pour autant illimité. Il faudra aux meilleurs auteurs une sacrée dose de dialectique pour résoudre cette difficulté. C’est ce que fera notamment Hegel, qui montrera que l’infinité de l’Absolu est absolue détermination parce que cet infini englobe le fini.

Deuxièmement, on doit admettre qu’il y a limite et limite – en clair, toutes sortes de limites, ce qui nous promet autant de formes de transgression. Du moins à première vue, car si l’on aborde maintenant la limite à partir de la transgression, on voit apparaître une différence radicale au sein même de l’ensemble des limites.

En effet, la transgression est rendue possible (au moins en droit car, en fait, il y a des limites infranchissables) par la dualité du limitant et du limité. D’abord cantonné dans le limité, on dépasse ou enjambe la limite pour passer du côté du limitant.

Or il existe un certain type de limite qui remplit effectivement la fonction de la limite, qui est de mettre en forme déterminée, mais qui ne situe pas sur l’impalpable frontière qui sépare le limité du limitant, mais se cantonne à la lisière du limité. Moyennant quoi, cette limite ne saurait en aucune façon être dépassée ou transgressée.
Ce genre de limite est une borne. Non pas une borne au sens des arpenteurs, mais une borne au sens kantien du terme, c’est-à-dire une limite qui s’inscrit à l’intérieur du champ de réalité qu’elle détermine et circonscrit. Prise en ce sens la borne n’engendre donc que du limité. Ce qui implique que l’être borné est uniquement ce qu’il est, sans pouvoir se saisir à partir de ce qu’il n’est pas. C’est ce que Hegel a précisément objecté à Kant en lui administrant une volée de bois vert à propos des bornes que ce dernier a cru bon de fixer aux capacités de notre entendement ; pour se déclarer limité, il faut avoir déjà dépassé la borne, ce qui prouve que la prétendue borne n’est autre qu’une limite. Au contraire, l’être borné ne se saisit pas borné. Il est tout simplement déterminé dans ce qu’il est. Ce qui le rend constitutionnellement incapable de transgression.

Transgresser est humain

À partir de ces considérations, on peut déjà avancer cette proposition simple : l’animal est borné, l’homme est limité.

Borné, dans ce cas, signifie que l’animal est ce qu’il est, seulement ce qu’il est, puisqu’il est naturellement déterminé. Il ne peut donc pas être autrement qu’il est, ce qui fait de l’ensemble de ses déterminations un déterminisme. Il est borné à tous les sens du terme, dans tous les registres : borné donc délimité dans sa forme physique, sa peau, ses poils, ses attributs, borné surtout dans sa condition. Il est borné parce que sa limite appartient à son être, ce qui lui interdit de sortir de ses limites, donc de transgresser quoi que ce soit. Il ne peut agir autrement que sa nature et ses instincts le lui permettent, ce qui le maintient dans l’ordre de la nécessité naturelle et l’exclut de celui de la liberté.

C’est donc par abus de projection anthropomorphique que nous accusons certains animaux d’être cruels ou bestiaux. Chacun sait pourtant que seul l’homme peut être cruel et bestial, jamais l’animal, lequel ne fait qu’exprimer sa nature, en deçà du bien comme du mal. L’animal n’est ni moral ni immoral, il est amoral, radicalement, ce qui exclut de lui appliquer aucune des catégories de la moralité. Seul l’homme est sujet à la bêtise, et non la bête ; seul l’homme peut se comporter réellement en fauve, comme le disait déjà Aristote.

On m’objectera peut-être que l’homme relève pour une large part de cette condition bornée, en tant qu’il est un être conditionné par la nature – et quelquefois la nature n’est pas généreuse. Ceci se manifeste de multiples manières : l’homme est un être vivant, donc mangeant, respirant, déféquant, se reproduisant par copulation. Il est doté d’une certaine anatomie, avec des os, des muscles et des nerfs, etc. Et comme les animaux, il porte en lui cette borne intrinsèque, cette limite des limites, qui est la mortalité. Ce qui conduisait les Grecs à caractériser l’homme non point comme homme (l’humanitas est une invention de Cicéron), mais comme mortel, pour le distinguer des êtres immortels qu’étaient les dieux.

Il est cependant impossible de s’en tenir là pour dire ce qu’est réellement un homme, ce qui implique de désigner ce qui fait de l’homme un homme. Je n’entrerai pas ici dans le débat récurrent sur la « nature humaine », un des grands drames de la philosophie, qui a si souvent tourné en combat de Titans bornés. Le résultat le plus visible a été de laisser nombre de cadavres sur le terrain et – bien plus grave ! – dans nos placards idéologiques. Pourquoi ? Parce que depuis bien longtemps l’homme est travaillé par le désir de transgresser sa propre condition, sa « nature humaine ». Avec un désir pareil chevillé à l’esprit, on comprend que les enjeux idéologiques de ce débat soient tels que son traitement serein soit devenu quasiment impossible.
Néanmoins, si l’on suit les pistes suggestives laissées par Aristote, on peut faire grandement avancer le débat.
D’abord il faut se crever les yeux pour ne pas voir que la nature de l’homme – son essence – ne se réduit pas à sa nature naturelle. En effet, la nature-essence de l’homme se distingue de sa nature naturelle dans le mesure où elle n’est pas immédiatement ce qu’elle est. Aristote classait ainsi les êtres en deux grandes catégories : il y a les êtres qui sont immédiatement ce qu’ils sont, à savoir les bêtes et les dieux, et les êtres qui sont pas immédiatement ce qu’ils sont et qui, par conséquent, ont à le devenir. Ainsi se comprend philosophiquement l’injonction qui circule de Pindare à Nietzsche : « Deviens ce que tu es ! ». Ce qui fait de l’humanité non point un donné mais une tâche. Ce qui en fait aussi une obligation, car n’étant pas ce qu’il est, l’homme doit l’être, ce qui implique un devoir.

L’animal est dispensé de ce devoir-être parce qu’il est entièrement naturé, une fois pour toutes. Comme le dit Hegel, « dans la nature, ce n’est pas la liberté, mais la nécessité qui règne » (Enc. §381, add. p. 386). Cela ne veut pas dire que ses bornes naturelles sont immuables : elles peuvent changer. Mais changer uniquement par voie de nature, ce qui se décrit comme évolution. On obtient alors ce paradoxe qui fait que les bornes, qui emprisonnent tout en déterminant, sont elles-mêmes sous pression d’autres déterminations, mais extérieures. Ce qui se traduit en termes de pression du milieu, de sélection naturelle, de mutation génétique. Il n’y a pas de transgression d’une espèce à une autre quand on parle de « spéciation » (c’est-à-dire de constitution d’une espèce donnée). Quand il y a passage, c’est à travers toute une série de processus naturels, les ruptures éventuelles dues aux mutations s’inscrivant dans le continuum évolutif. En sens inverse, la disparition d’une espèce (nos malheureux dinosaures !) ne constitue aucunement une transgression, seulement un réaménagement au sein du Grand Tout de la vie naturelle, de la biosphère, sans que la liberté intervienne.
Chez l’homme, en revanche, toute la difficulté vient de l’importance capitale de la médiation dans sa constitution. La relation entre liberté et nature est fort complexe, ce qui introduit un désordre considérable dans notre problématique, parce que la distinction entre bornes et limites en sort ébranlée.

Ce n’est « ni par nature, ni contrairement à la nature » que nous nous déterminons, écrit subtilement Aristote dans son Ethique à Nicomaque. C’est ce qui ouvre sur la plasticité de l’homme. Bien avant le « ni-ni » du Président Mitterrand, Aristote a exclu le « et-et » qui hypothèque en permanence notre réflexion en nous laissant croire que l’homme serait une addition de nature et de culture – d’inné et d’acquis – ce qui rend finalement impensable la « nature humaine » en substituant un dualisme rigide à un processus de médiation continuelle.

Certaines conditions naturelles sont évidemment requises ; résumons-les : sous le concept d’hominisation, dû à Gaston Fessard, sans entrer plus avant dans les délicates réflexions qu’implique la thèse évolutionniste. Cela veut dire, en clair, que le petit d’homme est déjà un être humain. Mais l’hominisation ne suffit pas à faire un homme, il faut encore y ajouter son humanisation. Laquelle se détermine non plus en fonction des conditions préexistantes mais en fonction de la fin – le télos – que l’homme doit poursuivre pour devenir ce qu’il est. Il en résulte que la « nature humaine », au sens de nature – essence, est « nature seconde » et non nature primaire.

En termes kantiens cette fois, on pourrait ajouter que l’homme ne se dit pas à l’indicatif mais à l’impératif. Par là on pénètre dans un autre terrain, qui n’est plus celui de la limite physique ou naturelle, encore moins celui de la borne naturelle, mais le terrain de la moralité. C’est là que nous retrouvons la possibilité et la réalité de la transgression, dont personne ne saurait douter un seul instant qu’elle repose sur un arrière-plan de moralité : passer une frontière ou une limite ne relève de la transgression que dans la mesure où on la passe en fraude.
Mais comment déterminer ce qu’est l’humanité ? En instaurant des limites, clés de toute détermination, sources de toutes les différences dont va s’enrichir l’humanité. Surtout, elles vont permettre de discriminer l’humanité de ce qui n’est pas elle – non plus l’animalité – mais l’inhumanité, c’est-à-dire la barbarie.

Ces limites ne sont plus des bornes, car elles relèvent d’un autre champ, celui de la liberté. Elles sont bien liées aux exigences de la nature humaine, mais pas de la nature naturelle. Elles vont même nous opposer dans une certaine mesure à ce que la nature naturelle a fait de nous.
Un exemple éloquent est celui de la prohibition de l’inceste. Quelle que soit l’interprétation qui nous touche le plus, elle signifie au moins que parmi toutes les femmes sexuellement accessibles (du strict point de vue de la nature naturelle), certaines sont permises et d’autres sont interdites. Sont interdites celles qui sont les plus proches de nous : à commencer par notre mère, puis nos sœurs, et ainsi de suite. On ne saurait mieux faire ressortir l’importance de la différence comme antidote au chaos toujours menaçant, lequel se caractérise chez les humains comme barbarie.

Plus généralement, la limite est ce qui permet de discriminer le bien et le mal, même si l’on ne sait pas définir précisément ce qu’est le bien et ce qu’est le mal, même si les sociétés humaines varient beaucoup sur ce point. Mais il n’en demeure pas moins que, si j’en tire argument pour nier la différence entre le bien et le mal, pour récuser la limite qui les sépare, je renonce à l’humanité. J’y renonce humainement, en tant qu’homme, c’est pourquoi je dois être qualifié de barbare.

L’humanité a donc besoin de limites pour s’opposer à ce chaos informe dans lequel tout est mêlé c’est-à-dire les femmes et les objets, les êtres humains et les animaux, les humains et les choses. Le chaos dans lequel tout est mêlé est source de violence puisque cette dernière est négatrice des différences à respecter, donc facteur d’indifférenciation. Le viol, comme le meurtre, consiste justement à réduire l’autre à la chose. La barbarie est bien négation humaine de l’humanité.

Le facteur principal qui va intervenir ici pour faire passer les indéterminations de l’humanité en déterminations est la liberté. Or la liberté est puissance des contraires. Ce qui veut dire qu’à partir du moment où l’homme a à être ce qu’il a à être, il peut l’être (c’est-à-dire se réussir), ou ne pas l’être (c’est-à-dire se manquer, ou déchoir de sa condition). C’est pourquoi il n’y a pas plus risqué au monde que la condition humaine, puisque la capacité de constituer des habitus est également celle qui, dans le registre moral, fait que nous avons des vertus aussi bien que des vices. Comme le rappelle encore Aristote, du seul fait que l’on apprend la cithare, on peut devenir un bon comme un mauvais cithariste.

La liberté laissée à l’état pur, c’est-à-dire à l’arbitraire, est bien l’occasion de tous les dangers. Il lui faut le secours de la raison pratique pour fixer les limites qui s’imposent, leur donner une légitimité, en faire des normes à double face, c’est-à-dire des obligations et des interdits. Par là apparaît un nouveau champ, inconnu chez l’animal, qui est celui de la praxis, c’est-à-dire de l’action qui produit des effets sur l’agent lui-même. Par là naît un nouveau type de rapport aux bornes et aux limites.
Chez l’animal, les bornes sont subies, chez l’homme, elles sont assumées – ou plutôt à assumer – car la liberté peut faire qu’on les oublie, nie, dénie, etc. Quant aux limites à ne pas franchir, elles apparaissent devant faire l’objet de respect.

Transgresser est donc éminemment humain parce que l’homme est ainsi fait qu’il est un être de liberté et pas seulement de naturalité, donc un être de moralité. Ce qui veut dire qu’il doit assumer sa conduite. C’est pourquoi la transgression est un concept qui s’inscrit dans le registre moral. Ce qui implique du même coup sa possibilité, car l’obligation et l’interdit ont beau nous obliger moralement, ils ne nous nécessitent pas.

C’est à ce stade que tout se gâte, si l’on peut dire. Avec le déploiement de l’humanité, on assiste à une explosion de limites de toutes sortes. Il y en a des dures et des molles, des nettes et des floues, des rigides et des élastiques. Certaines sont intrinsèques (la mortalité), d’autres restent extérieures (les conventions sociales). Certaines sont substantielles, d’autres accidentelles. Il en est de définitives comme de provisoires. Il en existe aussi dont l’essence est pure mobilité, comme celles que fixe la mode. Il en est que l’on peut ou même doit contester, d’autres pas. Cette contestation elle-même peut être suivie d’effets ou demeurer utopique et incantatoire.

Bref, on est contraint à la discrimination et à la hiérarchisation au sein de cet ensemble, ce qui complique énormément la conduite de nos vies et pas seulement le problème. Sans compter que ce qui nous apparaît sous un certain angle comme une borne peut être converti en limite, alors que ce qui est en réalité limite (donc interdit) peut être présenté comme une borne. Ce qui ouvre un espace de jeu – donc de liberté, donc d’occasions de transgression supplémentaires. Et c’est en plaquant par-dessus le couple dialectique nature/culture que l’on va achever de tout brouiller.

La transgression comme provocation

« Pro-voquer » est un terme extrêmement intéressant car il y a dedans la notion d’appel. Mais c’est un appel d’un type spécial, en forme de sommation, dépourvu de révérence à l’égard de l’appelé. Dans la vie courante, surtout collective, nous détestons la provocation, qu’elle soit dans le métro, le bus ou ailleurs. Nous avons horreur d’être sortis de notre coquille comme un vulgaire bigorneau en étant sommés de fournir une réponse ou d’adopter une attitude. C’est pourquoi la politesse la plus élémentaire qui s’impose dans les transports en commun surchargés consiste à laisser les gens tranquilles, à ne même pas les regarder. En ce sens, la provocation est une sorte d’attentat à la liberté de l’autre. Elle n’est pas un questionnement : elle cherche à provoquer une réaction et non une réponse.

Pourtant la provocation n’est pas forcément un mal. Au contraire, elle est partie prenante de la tâche humaine, qui suppose un effort pour surmonter les limites que la donne naturelle nous a fournies, parce qu’il faut encore accéder à sa nature seconde pour être vraiment humain. Une simple sonnerie de réveil n’est-elle pas une provocation, face à la tendance parfois illimitée au sommeil ? Si l’esclave dépeint par Hegel n’était pas contraint par le maître au travail, il resterait cantonné dans une bienheureuse paresse, il n’humaniserait pas la nature, il n’accéderait pas au langage, qui est mise en forme humaine de ce « cri de la nature » que Rousseau attribue à l’homme sauvage. Et quand saint Paul déclare qu’on multiplie les péchés en multipliant les interdits, il se livre à une provocation pure et simple à l’égard de la Loi. Mais il le fait au nom d’un style d’existence supérieur : trop d’interdit tue l’interdit, comme trop d’impôt tue l’impôt, à charge de maintenir ou d’inventer les interdits qui s’imposent. Ajoutons que cela ne s’est pas forcément arrangé depuis : un juif orthodoxe ne pourra pas demander l’arrêt du bus ou composer le code d’entrée de son immeuble un jour de sabbat sans braver des interdits.

Dans le domaine artistique, la provocation a plutôt bonne presse. Cela se comprend, car tous les arts ont une fâcheuse tendance à se dégrader en académisme quand l’élan créateur se tarit. Le renouvellement des formes et des pratiques passe généralement pour une provocation à l’égard du public habitué à son train-train. L’innovation, dans ces conditions, est provocatrice. Ce qui ne conduit certes pas à renverser cette séquence pour en conclure un peu vite que, sitôt qu’il y a provocation, il faut crier au génie.

Allons plus loin : il existe des obligations pourtant bien établies que la raison éthique nous impose de récuser, comme les pratiques d’excision et d’infibulation des filles, si fréquentes dans bien des civilisations traditionnelles. Le malheur veut que la tradition tend à métamorphoser des pratiques culturelles en nécessité naturelle, ce qui fait que la protestation passera pour une provocation, sinon une transgression. Plus grave encore, le racisme consiste à enfermer un certain nombre de gens, sous prétexte de couleur ou d’ethnie, dans les limites d’une condition inférieure. En ce sens, l’éthique tout entière se présente comme un immense pouvoir de subversion à l’égard des mœurs telles qu’elles existent. Elle les provoque pour leur ôter leur apparence de nécessité naturelle, fruit de l’accoutumance et de l’oubli, afin de les réajuster aux exigences de la raison pratique.
Toute provocation travaille sur le fil du rasoir, c’est-à-dire sur la limite. C’est là que les affaires se compliquent, car tantôt il faut passer la limite (notamment quand elle est injustifiable), tantôt il faut demeurer en deçà. Ce qui n’empêche pas de flirter constamment avec elle.
Pierre Boutang l’avait suggéré en retouchant la traduction de la fameuse expression grecque « rien de trop », tenue pour la référence suprême en faveur de la mesure, ennemie intime de l’hubris, la démesure. Au lieu de rester trop prudemment derrière la limite, comme l’implique cette expression, il faut ajouter qu’elle peut aussi s’entendre comme « un rien trop ». Par où le dionysiaque vient ainsi corriger l’excès de sagesse de l’apollinien, pour parler comme Nietzsche. On sait qu’un verre c’est bien, deux verres un peu trop, mais sous prétexte que trois verres peuvent faire des dégâts, faut-il pour autant se priver du premier ? Un verre fait du bien, justement, parce qu’il produit cette légère ébriété qui est dépassement de la limite par rapport à la sobriété intégrale. Ce qui donne au monde ambiant des contours un peu flou et ouvre les cœurs un peu trop serrés.
De même, sans flirt poussé avec la limite, sans danse sur la limite, l’humour n’existerait pas. Mais s’il va trop loin, s’il excède la mesure, il peut virer à la grossièreté. L’ironie aussi est une manière de titiller la limite, au risque de mettre à mal le respect des convenances.

Plus nettement encore, sans travail sur la limite l’érotisme n’existerait pas. Mais avec lui les choses deviennent vraiment sérieuses, car il met en cause la pudeur, qui ne se distingue de l’impudeur que par la limite qui les sépare. Or cette limite est le type même de la limite élastique, alors que la pudeur est indiscutablement une vertu morale, laquelle n’a rien d’élastique. Max Scheler, auteur malheureusement négligé des Français (mais pas de Jean-Paul II, qui a fait sa thèse de doctorat sur lui), considère même la pudeur comme le premier « sentiment moral ». Pourquoi ? Parce que l’homme se vêt, comme dit Feuerbach, pour ne pas rester tel que la nature l’a fait. Pour marquer sa différence ontologique, compenser le manque dû à sa nudité, il doit recouvrir son corps. Ce n’est pas seulement un acte utilitaire comme on le croit souvent (cette dimension du vêtir n’a d’ailleurs rien à voir avec la pudeur et avec la morale). La pudeur implique la relation à autrui et requiert la position d’une limite. Cette limite, qui fonde sa différence avec l’impudeur, est la plus concrète qui soit : il y a des parties du corps qui doivent être cachées et d’autres qui peuvent ne pas l’être. Celles qu’il faut dissimuler au regard d’autrui sont avant tout les parties sexuelles, pour que la sexuation biologique ne soit pas réduite à sa naturalité brute, désinvestie d’affects, de sentiments, de dimension symbolique, de codes relationnels. Si les organes sexuels étaient exhibés comme chez les animaux, il n’y aurait pas de sexualité humaine.

Cela dit du seul fait que la limite doit prendre ici une forme tangible, qui s’apprécie en termes de surface de tissu et de proportion entre le nu et le vêtu, ce sont les codes vestimentaires qui font la loi. Or il n’y a rien de plus variable au monde que ces codes. Lorsque les premiers explorateurs ont débarqué en Amérique, il ont hurlé à l’impudeur en voyant des Indiennes dans la tenue que vous savez. Mais ce sont elles qui se sont senties provoquées et offensées dans leur pudeur quand on a voulu couvrir de force leur nudité avec des vêtements occidentaux. Ainsi, autant la différence est radicale entre la pudeur et l’impudeur, autant la limite qui sépare physiquement ce qui est dissimulé et exhibé du corps est élastique. Elle est même mouvante, puisque le corps est mobile. C’est sur ces caractéristiques que joue l’érotisme – au risque d’en faire trop ou pas assez, ce qui le menace de vulgarité dans le premier cas, de disparition dans le second.
L’érotisme nous fournit ainsi l’exemple type de la limite élastique. Sachant qu’un élastique est comme tous les élastiques, qu’à trop tirer dessus il se casse.
Bien entendu, ceci ne vaut que dans notre monde occidental et moderne. En pays d’islam strict, un tel jeu sur la limite est rendu impossible aux femmes puisque le voile intégral recouvrant tout le corps exclut la limite séparant le nu et le vêtu. La plus minime tentative d’introduire une limite, par exemple en laissant dépasser une mèche de cheveux du bord du voile, est un acte impudique (d’où l’adage colporté par les Occidentales vivant en Arabie : « pour vivre heureuses, vivons bâchées ! »). On a ici un paradoxe, puisque c’est l’apparition de la limite elle-même qui constitue la transgression.

On vit par là que la notion de provocation est à géométrie variable. Non seulement elle est ambivalente, puisqu’il existe aussi une « bonne » provocation, mais elle est relative à la position de limites elles-mêmes relatives à une foule de paramètres disparates (religion d’un type ou d’un autre, tradition, mode, etc., tout se mêle inextricablement).

S’ajoute à cela l’incertitude sur la détermination exacte de certaines limites. En effet, la nature de l’homme est telle, dans sa plasticité, que la distinction théorique entre les limites et les bornes ne s’impose pas toujours clairement. Surtout, elle est susceptible d’être remise en cause, tant par le discours que par l’action. Dès lors, on doit s’attendre à voir certaines limites tenues pour des bornes et certaines bornes pour des limites. Rien d’étonnant à cela : depuis qu’il existe, l’homme est en bisbille avec sa propre condition, sous la pression d’un désir infini de l’infini (traduit par Sartre en « désir d’être Dieu »).
Deux grandes formes de provocation vont aujourd’hui constituer l’armature de la transgression : celle qui se situe dans l’ordre de la technique et celle qui s’inscrit dans l’ordre de la liberté.

Les deux vont se combiner, car chacune a besoin de l’autre pour se penser et se mettre en œuvre. Mais comme la nature est en cause dans les deux cas, il ne faut pas s’étonner de retrouver les formes les plus éloquentes de provocation dans le registre de la sexualité, qui occupe une position stratégique. Elle est en effet le nœud gordien de notre humanité, dans la mesure où elle en rassemble toutes les composantes dans un réseau de médiations réciproques aussi vital que fragile.

En ce qui concerne la technique, il faut se rappeler que le terme de « pro-vocation » est justement celui qu’emploie Heidegger pour définir son mode d’action à l’égard de la nature. À condition de préciser que ceci ne vaut que pour la technique moderne et non pour la tekhnè antique et traditionnelle. Il se trouve, par malheur, que le français traduit indifféremment tous ces termes par « technique », ce qui coupe à la racine les distinctions à opérer.

C’est pourquoi Heidegger a proposé de rebaptiser la technique moderne avec un autre terme – en allemand : Gestell. On peut le traduire par « dispositif qui encadre », aussi invoquer le sens qu’il prend en argot local – celui de « truc », proche du français « machin », un peu comme faisait De Gaulle à propos de l’ONU (« le Machin »), sans oublier l’idée de « Machine ». Tout cela pour signifier que la technique moderne est devenue ce gigantesque « dispositif » qui « encadre » la nature et l’homme.

Autant dire qu’il faut donner congé à cette représentation naïve de la technique qui la réduit à un instrument ou à un ensemble d’instruments, représentation qui a l’avantage d’accorder à la technique la neutralité dans l’ordre de l’action. Or cette représentation ne vaut que pour les outils et les ustensiles. Par exemple, le couteau qui sert au bifteck et au meurtre est le même, on peut en user en bien comme en mal, il reste dans tous les cas moralement hors jeu. La technique moderne, c’est autre chose. Elle n’est pas un outil, elle est la figure prise par le monde moderne. Au lieu d’être neutre, elle est neutralisante, parce qu’elle convertit le bien et le mal de l’action en bonne ou mauvaise qualité d’un opérer technique.
Il est vrai que le tronc d’arbre que coupe l’Indien pour y tailler une pirogue n’apprécierait sans doute pas la situation s’il en avait conscience. Mais en dépit de cette violence, il y a un grand respect pour lui, ne serait-ce qu’à travers ce supplément de fonction que le tronc acquiert en servant à l’usage de l’homme. Heidegger oppose ainsi le barrage sur le Rhin, où le fleuve est encastré dans un corset de béton, et le moulin à vent, où l’homme détourne à son profit une force naturelle qu’il restitue ensuite. Meilleur encore serait l’exemple du voilier moderne, capable de faire du vent naturel, capté et dévié par ses voiles, un « moteur à vent » qui lui permet même de remonter contre le vent pour atteindre son point d’arrivée.

Cela n’empêche pas la nature domestiquée, devenue partenaire de l’homme, de demeurer nature. Au contraire, en la laissant aller son propre train, elle deviendrait jungle sauvage, étoufferait les chemins, rendrait incultes les jardins et immangeables ses fruits.

Aux diverses formes de convocation de la nature s’oppose donc sa pro-vocation. On destitue la nature de sa forme vive pour en faire un simple matériau, supposé disponible et inépuisable – ainsi de l’atome, brisé pour en tirer de l’énergie, ainsi du pétrole brut, extirpé de sa petite niche bienheureuse dans laquelle il dormait depuis des siècles, pour en tirer du carburant et des plastiques.
Comme le mouvement écologique nous l’a rappelé, et mieux encore Hans Jonas, dans Le principe responsabilité, il y a là un « prométhéisme définitivement déchaîné » qui ignore ou nie les limites de l’exploitation de la nature.
Il est vrai que l’on commence à s’en inquiéter. Mais en médecine, on n’en est pas encore là. On reste encore dans la perspective fixée par Bacon dans La nouvelle Atlantide : le progrès a pour vocation de « rendre toutes choses possibles ». La difficulté, en médecine, est que la transgression est aussi une condition de ses avancées. Il faut oser la piqûre, oser la transfusion, oser la greffe… Une simple piqûre est bien une transgression, transgression de mes limites physiques, réputées inviolables (c’est pourquoi les toxicomanes se piquent, car l’aiguille qui traverse la peau jusqu’à la veine est transgression et, sans transgression, il n’y a pas de plaisir). De là à proclamer, comme l’a fait Bernard Debré dans un livre précisément intitulé La grande transgression, que tout étant transgression en médecine, il n’y a aucune raison de s’empêcher de transgresser, il y a une marge. Car enfin, si tout est transgression, plus rien ne l’est ! On retrouve le chaos de l’indistinction.
Où le bât blesse-t-il ? Dans la dérivation subreptice des bornes de la condition humaines vers des limites. Les premières sont supposées données une fois pour toutes et demeurer intangibles, tandis que les secondes sont réputées mobiles, changeantes, car d’origine principalement culturelle.

Apparaît ainsi une dialectique subtile : en faisant d’une borne une limite, on se donne la liberté de la transgresser. Mais il faut cependant continuer à la traiter comme une borne, car c’est dans le champ de la nature que la technoscience moderne déploie tous ses pouvoirs. Avantage supplémentaire : on peut se libérer de cette sujétion épouvantable que représente la charge de l’institution et du respect des limites pour se consacrer entièrement à l’opérer technique, devenue substitut de la praxis.

Cette forme de réaménagement des données de base n’est pas neuve. Les Grecs l’intégraient dans l’hubris, la démesure. On connaît sur ce point l’exemple de Créon, qu’Antigone accuse de dépasser les bornes du pouvoir politique en prenant des décisions concernant les funérailles d’un traître, décisions qui contreviennent au devoir sacré de la famille qui est d’enterrer les morts.

Moins connu, mais encore plus révélateur, est le cas d’Asclépios, le premier médecin. Le mythe nous raconte qu’Asclépios redonnait vie aux mortels avec un remède tiré du sang de Méduse (une Gorgone), ce qui lui valut d’être foudroyé par Zeus avec son malade suite à la plainte d’Hadès qui voyait diminuer sa clientèle. Cette fois il ne s’agit plus de transgresser les bornes du pouvoir politique, mais celles de la condition humaine, définie par la mortalité.
La différence entre les Grecs et nous est que la transgression a quitté le registre du mythe pour entrer de plain-pied dans celui de la réalité effective.
Ainsi s’introduit un nouveau type d’action, qui s’applique à un matériel naturel dont on espère changer la nature : la modification. À quoi s’ajoute la conviction qu’en procédant ainsi on produira des améliorations, en négligeant le fait que les modifications pourraient n’avoir aucun sens et même conduire à des formes encore inconnues de « péjoration ».
Par exemple, on peut rêver d’avoir un enfant plus grand que les autres, futur champion de basket. Mais quel intérêt et surtout quel sens y aurait-il à hausser la taille moyenne de l’humanité à deux mètres cinquante, surtout si l’on se jette dans une course à l’accroissement pour conserver une hauteur d’avance ? Il n’empêche que ce genre de rêve utopique nourrit dès maintenant de fort sérieuses réflexions, œuvres d’intellectuels patentés, sur la révolution que représente pour l’humanité la prise en main de processus qui s’inscrivaient auparavant dans l’ordre de l’évolution naturelle. On parle même du « huitième jour de la Création », façon comme une autre de faire la nique au Dieu de la Genèse tout en lui lançant un défi prométhéen.
Le processus de médicalisation illimitée auquel nous assistons aujourd’hui relève pour une large part de cette dialectique entre bornes et limites. Grâce à la pathologisation du bien et du mal moral, transformés en troubles divers, la médecine tend à nous décharger du poids de nos conduites morales au sens large. L’idéal est de ne plus rien avoir à surmonter parce que tout pourra être traité.

En suivant le livre très intéressant, de Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, on voit déjà s’opérer massivement ce transfert : on distribue de la Ritaline aux petits garçons agités, du Prozac aux petites filles déprimées. Les laboratoires ont bien saisi l’enjeu : avec la pilule Atarax, ils nous font faire l’économie de l’ataraxie stoïcienne ; avec le Pacil, ils nous dispensent de pratiquer la morale évangélique pour devenir pacifiques. La pilule remplace l’action. La pilule, c’est magique ! Elle nous décharge de tout travail sur les limites, sans les risques du choix et de la liberté.

Il reste encore des limites et des bornes. Mais on s’acharne à les repousser, quitte à transférer notre impuissance actuelle vers des promesses d’avenir grâce à un discours incantatoire. Ainsi, il est clair que la médecine moderne, prise dans ses ambitions extra-médicales, a entrepris de contourner l’incontournable par excellence : la naissance et la mort.

Comme on a pu le dire, la naissance est devenue, grâce à la PMA qui escamote la stérilité et l’infécondité, un « succès de la médecine ». Avec la sélection des embryons, on tend à prendre le pouvoir sur la manière d’être des êtres. Avec le clonage, on prétend se dispenser non seulement du sexuel, comme le fait la PMA, mais de la sexualité elle-même. En d’autres termes, on a transformé des bornes tenues pour inamovibles en limites sans cesse repoussées. On peut alors rêver à l’utopie de vies qui ne seraient plus « bornées » en amont par les hasards de la rencontre, les aléas de la nature, l’héritage génétique, pour devenir non seulement l’objet de pro-jets humains (« posés en avant de soi ») mais aussi le résultat de libres choix, fussent-ils simplement négatifs (en attendant mieux, promet l’idéologie du progrès !).

On a certes beaucoup moins de succès tangibles de l’autre côté de la vie. La mort, même considérée comme « la dernière maladie à guérir », borne toujours nos vies. Il n’empêche qu’on tend peu à peu à la détacher de son inextricable appartenance à la vie en l’extériorisant. La mort médicalisée, hospitalisée, est devenue une sorte d’objet spécifique, que l’on peut poser à part du sujet singulier dont c’est pourtant la destinée. Comme l’a joliment écrit le docteur Elisabeth Lepresle dans sa thèse de doctorat sur « la fabrique de l’homme mourant » : « De nos jours, Madame ne se meurt plus ». En invoquant un droit de mourir avant que la mort survienne, on enterre le droit au mourir, que les soins palliatifs s’efforcent de préserver en restituant au mourant ce que les techniques les plus sophistiquées s’acharnent à lui arracher. Le public, lui, en reste aux demandes les plus contradictoires. Il refuse les soins futiles, mais il exige que tout soit tenté, et il tient généralement pour un bien le fait que le mourant ne s’est pas senti partir….

La mort extériorisée devient ainsi une mort confisquée. Elle peut être enlevée au mourant pour démontrer que cette mort que nous ne savons pas empêcher n’est rien. D’où le néo-épicurisme actuel, Epicure soutenant que tant que nous y sommes, la mort n’y est pas, et quand elle y est, c’est nous qui n’y sommes plus. Elle peut aussi être détournée, pour servir à quelque chose, bénéficier à autrui – ce qui se passe avec la « mort cérébrale » qui permet les prélèvements d’organes encore vivants. À la naissance « en kit » répond la mort « en pièces détachées ».
On retrouve la même dialectique en matière sexuelle. Ainsi, le moins qu’on puisse dire est que la sexuation naturelle constitue pour chacun de nous une borne des plus solides. Nous naissons donc mâle ou femelle, à quelques infimes exceptions près (classées dans le rubrique de l’intersexualité, les différents facteurs concourrant à la sexuation biologique pouvant se trouver en discordance). Bien entendu, il faut encore passer par toutes sortes de médiations et d’investissements spécifiquement humains pour que le mâle devienne un homme et la femelle une femme.
Cette différence introduit des écarts, voire une élasticité, qui impliquent un certain nombre de limites de tous ordres. C’est assez pour que l’on se sente parfois habilité à concentrer le processus de sexuation dans l’ordre des limites, qui sont plastiques et mouvantes, en tenant pour négligeables ses bornes naturelles. L’argument sous-jacent, sophistiqué s’il en est, est que le biologique est méprisable (la preuve : on le réduit partout à un pur matériau !) et que seul ce qui n’en relève pas est honorable, et pour tout dire humain.

Ainsi naît l’idéologie du gender, fort vivace aux Etats-Unis, qui tient que le sexe social doit primer sur le sexe biologique. Chacun peut se choisir son « genre » selon la manière dont il se saisit et se vit sexuellement dans un milieu social donné. La contestation de ce que l’on appelle le dimorphisme sexuel au profit d’une classification plus large en découle : on propose actuellement cinq sexes (l’importun objectera : mais pourquoi pas huit ?). De même, est venue de l’Europe de Bruxelles une proposition d’introduire dans les droits nationaux « le droit au libre choix du sexe » pour remplacer la classification extérieure et autoritaire qui a lieu à chaque naissance.
Un cran plus loin, les transsexuels soutiennent que leur véritable sexe est celui qu’ils éprouvent subjectivement, ce qui les met en désaccord total avec leur propre corps, marqué objectivement du sexe opposé. La demande d’intervention chirurgicale apparaît alors nettement comme une demande de modification de la donne biologique, la vérité du sexe étant présumée relever de la seule subjectivité (d’où nombre de drames, car le désaccord relève en réalité très souvent d’un délire subjectif).
Dans le même ordre d’idée, le professeur Antinori qui permet à des femmes ménopausées de tomber enceintes joue aussi sur la conversion des bornes (l’âge de la fécondité naturelle) en limites (c’est la société et la culture, confortés par la technique, qui doivent décider).

Ces cas ont beau être minoritaires et marginaux, ils ont néanmoins valeur de paradigme pour apprécier l’évolution considérable de nos mentalités. Ils fraient un chemin dans lequel le gros du peloton est sommé de s’introduire progressivement.

Mais, puisque dialectique il y a, on doit examiner aussi l’autre manière d’exploiter ce jeu sophistiqué entre les limites et les bornes.

De fait, l’avantage n’est pas moindre dans les situations où l’on traite les limites comme des bornes. Pourquoi ? Parce que toute limite nous impose la charge de porter des jugements de valeurs et de faire des choix, généralement dans l’ordre de la moralité. En traitant ces limites comme des bornes, on retrouve l’ordre de la nature, ce qui permet de convoquer la technique.

Ainsi, au lieu de « morale sexuelle » (terme que je n’aime pas beaucoup), on aura de l’hygiène sexuelle. On y gagne l’effacement voire la disparition de la transgression, aussi du sentiment de culpabilité qui l’accompagne (en réalité, tout se déplace : il faut impérativement se conformer aux injonctions sanitaires !). Une bonne partie des limites s’évapore (celles qui constituent des interdits moraux), une autre partie change de nature, disparaissant du registre moral pour se transformer en procédures techniques dépourvues de moralité.

Les magazines grand public traitant de sexualité nous le confirment. Par exemple, le fait de coucher avec deux filles à la fois (ou deux hommes pour une fille) n’est plus abordé que sous la forme du mode d’emploi technique : « comment coucher avec deux filles à la fois ? ». La question de la sodomie, évacuée du champ de la moralité, devient « comment sodomiser sa copine ? » (ces deux exemples sont authentiques !). Bien entendu, on suppose que toutes les précautions hygiéniques et prophylactiques ont été prises. Pour un homme, tout est possible et permis à partir du moment où il est équipé d’un préservatif. À ce train-là, on peut imaginer que, dans cinquante ans, on classera les viols en deux catégories : les viols avec et sans préservatif, seuls les seconds demeurant authentiquement des viols.
Pour autant, les ressorts qui animent cette dialectique sont si puissants que ce genre de résultat, fort apaisant au demeurant, ne satisfait pas vraiment. On sait par exemple que la discipline imposée par le safe sex tend à se relâcher fortement dans les milieux homosexuels. Aussi qu’elle est bien souvent négligée dans la prostitution (l’absence de précautions justifiant un tarif supérieur, sorte de prime de risque…). Pourquoi ? Parce que le safe sex n’est pas fun, nous répond-on. Ce qui signifie qu’il n’est pas drôle, pas jouissif. Sans ces dimensions, le sexe n’est plus vraiment le sexe. Ce qui réintroduit la transgression, dont on a pourtant tout fait pour l’oblitérer, au cœur même de nos pratiques.

À quels drôles de jeux se livre donc la liberté pour produire de si surprenants effets ?

Pour l’instant, on a surtout vu apparaître la provocation au niveau du discours de et sur la technique. Que la technique soit transgressive quand elle va trop loin, c’est une chose, et nous pouvons toujours espérer, grâce à notre culture technique, grâce à la prudence, grâce à des mesures de précaution, en limiter les effets négatifs. Mais tout cela ne serait rien sans l’apparition d’un nouveau type de liberté qui est au cœur même de cette inversion de la transgression à laquelle nous assistons aujourd’hui, inversion qui la convertit de regrettable en louable, de désolante en bénéfique, de fautive en légitime. Par malheur supplémentaire, il se trouve que ce nouveau type de liberté est devenu comme une sorte de couteau suisse pour tous. Pour les individus confrontés à des décisions, pour les juristes d’aujourd’hui : dès qu’ils ont un problème, c’est à l’aide de cette liberté qu’ils tentent de le résoudre.
Il faut dire adieu à la liberté du sage telle qu’elle a été définie et louée de l’Antiquité à l’époque classique. C’est une liberté qui commence par nous libérer de tout ce qui pourrait nous rendre esclave, à commencer par nous-mêmes. Telle est la définition canonique qu’en donne Platon. D’une certaine façon elle demeure toujours valide, mais elle paraît cependant bien oubliée.

La liberté de l’homme vertueux, de l’homme moral, de l’homme d’honneur, est une liberté qui est filtrée, contrôlée, corsetée même par la raison pratique : « je suis libre à condition de… ». En plus, je suis libre du oui comme du non, ayant digéré une bonne fois le privilège que l’enfant et l’adolescent accordent au « non », pour se dissocier de l’altérité et s’affirmer eux-mêmes. Mais l’adulte sait bien que quand il épouse quelqu’un, son « oui » est un « non de non », un « non au non ». Sans la possibilité du non recouvert et annulé par le oui il y aurait contrainte, c’est vrai. Mais le mariage, sauf exceptions accidentelles, n’est pas le lieu où l’on se répète que pour être libre, il faut se contenter de la négation !

La liberté moderne a pris en quelques décennies une nouvelle tournure. Le terme adéquat qui sert à la qualifier est anglo-américain : libertarian. La traduction française n’est pas commode, car il ne faut pas penser à notre « libertarisme », qui est de nature minoritaire et extrémiste, alors que la « liberté libertaire » est une figure de la liberté répandue partout. Elle l’est même à ce point qu’on ne cherche même plus à la questionner, à la critiquer, seulement à l’invoquer.

Pour ceux qui s’y intéressent, on découvre cette liberté sous la plume de Tristram Engelhardt Jr, auteur américain de The Foundations of Bioethics, non traduit en français, qui est la Bible de la « bioéthique » (laquelle, pour cette raison, n’a pas grand chose à voir avec l’éthique tout court, contrairement à ce que croient trop de naïfs).
Cette nouvelle forme de liberté est dialectique par elle-même. Elle est comme la limite, qui travaille sur le limitant et le limité. En effet, elle joue sur deux tableaux : elle est d’un côté libérante, de l’autre côté libérée, la seconde étant le produit de la première. Il s’ensuit que cette liberté travaille constamment à se retirer elle-même le tapis qu’elle a sous les pieds, puisque c’est une liberté qui se prétend tellement libre qu’elle se juge libre à l’égard des conditions de la liberté.

Ce schéma est rarement décrit dans la littérature classique, sauf par le biais de la question du suicide. On le découvre cependant dans Les Possédés de Dostoïevski, lorsque Kirilov déclare en substance : je suis Dieu, donc je dois me suicider. La vie, ou l’existence, est effectivement une condition primaire de la liberté : pour décider librement, il faut vivre ou exister. Le suicide est donc un cas limite puisque cet acte suprême de la liberté est abolition des conditions de cette même liberté, aussi de la liberté tout court (un cadavre n’est plus libre). Le prétendu « droit au suicide », impliquant un « droit sur sa propre vie », est donc à la base de tous ces droits de disposition qui fleurissent de nos jours dans tous les domaines. Cela ne veut pas dire qu’on est contraint au suicide pour prouver qu’on est libre : en ne me suicidant pas, je suis quand même Dieu, car je n’ai fait que renoncer librement à user de mon droit absolu de vie et de mort.

Liberté libérante et liberté libérée disais-je. On retrouve ce couple dans tous les problèmes concernant le corps humain, sitôt qu’il est question de consentement à propos de soins, de PMA, de greffe, comme à propos d’actes sexuels.
J’aborderai rapidement l’impact de cette liberté dans nombre de situations que l’on trouve en médecine. Le pouvoir absolu dont jouit cette liberté libertaire de rendre tout disponible respecte encore l’alternative entre le « oui » et le « non », sans laquelle on ne voit pas comment il y aurait encore de la liberté. Et pourtant elle se présente de manière telle que l’on voit déjà comme le « non » fait le lit du « oui ». La provocation à l’égard des limites de ce que la liberté est légitimée à décider existe donc déjà, bien qu’elle n’atteigne pas le degré extrême que l’on trouve en matière de sexe.

Considérons les lois dites « de bioéthique » de 1994. Elles nous offrent un spectacle assez paradoxal : premièrement, on nous assène de grandes déclarations sur l’inviolabilité et l’indisponibilité du corps humain, puis, deuxièmement, sous couvert de ces grands principes, on organise en détail les divers dispositifs qui permettent de faire exactement l’inverse. Bien entendu, on a aussi fixé des limites, ce qui, compte tenu de la pression issue de plusieurs milieux, représente en l’occurrence un mérite certain. Mais on n’échappe pas aux risques inhérents au fait qu’on a déplacé vers des textes normatifs positifs ce qui relève des principes (ceux qu’invoquait Antigone, ceux que les juristes non positivistes tiennent pour les bases du droit). De sorte que les limites fixées par une loi peuvent être modifiées ou supprimées par une autre…

Quoi qu’il en soit pour le moment, on a créé un dispositif où la liberté peut se comparer à une clef capable de tourner dans la serrure dans un sens ou un autre. La serrure représente ici cette fameuse « autonomie » du sujet, auquel on attribue un libre arbitre souverain et illimité. Du moment qu’on le suppose placé dans une situation où sa raison est totalement « éclairée », on le crédite du pouvoir de décider n’importe quoi.

On voit au passage que le mythe des Lumières est toujours vivace : on suppose que le savoir est la condition nécessaire et suffisante du vouloir, lequel découlerait comme de source de l’information de nature cognitive distribuée au patient par un entonnoir, dans lequel on enfourne les données actuelles de la science et de l’expérience. Ces conditions une fois remplies, ou présumées remplies, le consentement est supposé être « libre ». Comme si le sujet, accablé par l’angoisse, était devenu transparent à lui-même. Alors qu’au niveau subconscient et inconscient s’élaborent toutes sortes de constructions susceptibles de polluer la décision.

Qu’importe, dira-t-on, puisque le patient conserve la liberté de refuser. Sans doute. On remédie par là à cette règle du « consentement présumé » qui est un monstre juridique (où irions-nous si ce principe était généralisé ? Nous aurions une forme de totalitarisme, tout ce qui n’aurait pas expressément été refusé pouvant nous être imposé). Mais si l’on examine d’un peu plus près ce qu’est cette liberté, on voit qu’elle se réduit au simple pouvoir du « oui » et du « non », puisque c’est uniquement son accord ou son refus qui est demandé au sujet, indépendamment de l’objet auquel il s’applique. De la liberté humaine complète, qui est articulée à la droite raison pratique et qui est respectueuse de ses conditions comme de ses limites, on ne retient que le pouvoir arbitraire du sujet d’accorder ou refuser son consentement.

Ceci revient à coucher la liberté sur le lit de Procuste, où elle se trouve réduite à un pouvoir arbitraire, absolu et inconditionné. On lui accorde donc généreusement le pouvoir arbitraire, absolu et inconditionné de refuser, puis on lui demande de bien vouloir se retourner sur son lit pour exercer son pouvoir non moins arbitraire, absolu et inconditionné d’accepter. Comme si le pouvoir de déclencher un feu rouge impliquait nécessairement celui d’allumer un feu vert. Comme si le pouvoir de protection qu’on lui accorde par la négative pouvait s’inverser en pouvoir de disposition pour le positif.

Prenons l’exemple des essais de phase I pratiqués sur des cancéreux présumés incurables. On va administrer à un groupe témoin des médicaments dont on aura supprimé tout principe actif pour observer simplement leurs effets secondaires, plus précisément à quelle dose ils deviennent intolérables. Des voix autorisées se sont déjà élevées avec vigueur contre ce genre de pratique. Qu’importe, répond-on, puisque les malades avaient le droit de refuser (alors que, perdu pour perdu, un certain nombre d’entre eux nourrissaient quand même l’espoir confus d’un effet salvateur…). Il en résulte que l’acceptation des malades, sur fond de refus toujours possible, nous dispense de discuter de la moralité et de l’immoralité de l’essai pratiqué. On peut ainsi rendre hommage à l’interdiction d’instrumentaliser la personne humaine tout en la transgressant dans la réalité.

Il en va de même pour toutes les formes de prélèvement : d’organes, de sperme ou d’ovule. Votre droit au refus (principe de protection, indisponibilité du corps de la personne) se convertit magiquement en droit de libre disposition, où toutes les limites s’évanouissent. Dans le projet de révision des lois de 1994, il est même prévu que les « donneurs » auront droit « à la reconnaissance de la nation » (sic !). Et de fait, pour faire passer la liberté du « non » au « oui », il faut la motiver, ce qui se fait en tirant sur la corde sensible, en faisant valoir l’œuvre de générosité à l’égard de la recherche scientifique ou du bien d’autrui. La moralité que l’on se refuse à prendre en compte dans les actes projetés (certains étant effectivement généreux, d’autres pas) se trouve ainsi déplacée vers la rhétorique (genre de discours, dit Levinas, destiné à peser sur la liberté de l’autre pour qu’elle consente à accepter nos fins). On peut alors faire silence sur ce que recèlent de réducteur un certain nombre de pratiques, comme celle du « don » de gamètes ou d’embryons, où les différences constitutives de la parentalité sont abolies. On n’a plus affaire qu’à du matériel génésique, potentiel ou actuel.
On se donne ainsi tous les moyens de contourner l’indisponibilité que l’on persiste néanmoins à honorer comme une valeur sacrée. On la maintient, il est vrai, dans certains domaines, comme celui des droits du citoyen. L’indisponibilité de notre droit de vote fait, par exemple, que l’on peut refuser de voter. Mais il ne s’ensuit pas que l’on peut donner son droit de vote à un autre, encore moins le lui vendre.

En revanche, sitôt qu’il s’agit du corps humain, on ne tient plus ce principe pour une limite. Au contraire, on s’efforce par tous les moyens de le contourner. La pression s’accroît même de jour en jour. Dans l’affaire du jeune Vincent Humbert, par exemple, on a assisté à une gigantesque manipulation médiatique en faveur d’un très contestable « droit au suicide assisté ».

Bien entendu, les tenants du droit au suicide ne récusent en rien le droit des autres à ne pas se suicider ! Mais il n’en demeure pas moins que l’on assiste ici à un renversement de l’ordre des principes. Au lieu de poser en principe l’interdit du suicide, ce qui fait du suicidaire un transgresseur, on pose un droit au suicide, ce qui fait rétrograder l’interdit du suicide au stade de simple dérogation.

La même inversion s’est produite dans la législation concernant l’IVG. La loi Veil posait en principe le droit de l’embryon au respect de la vie (précisé en 1994 comme droit à « sa » vie), l’IVG étant simplement dérogatoire. Alors que la loi Guigou qui l’a remplacée en 2001, dans un silence général, a instauré un véritable droit à l’IVG (ce que démontre Janine Chanteur dans Condamnés à mort ou condamnés à vivre ?, Factuel, 2002). Ce qui ne contraint certes pas toutes les femmes enceintes à avorter, mais fait de celles qui n’avortent pas des personnes qui n’usent pas de leur droit alors qu’auparavant elles respectaient un principe.
Dans tous les cas, déjà réalisés ou seulement menaçants, ce qui était dérogation devient principe et ce qui était principe devient dérogation. Un jour viendra peut-être où la latitude de ne pas avorter ou de ne pas se suicider ne sera même plus tenu pour dérogatoire mais réduit à une simple clause de conscience. Du point de vue du droit, l’évolution est rapide, qui réduit le droit de protection, comme peau de chagrin, au profit d’un droit de disposition. Les mineurs et les personnes handicapées, ou simplement incapables, sont encore protégés un peu partout dans le monde. Mais en déléguant à des tiers (parents, proches, etc.) le pouvoir de décider librement de leur sort, à leur place, on persiste dans la voie du contournement. La littérature libertaire américaine nous trace la voie : nous sommes juges du statut de personne de ceux qui n’ont pas les moyens de le défendre par eux-mêmes. En dernière analyse, c’est le désir que nous éprouvons ou n’éprouvons pas à l’égard de l’autre qui décide de sa reconnaissance. La liberté de disposition s’accomplit ici comme liberté d’institution et de destitution.

C’est cependant dans le petit monde du sexe que la dialectique de la liberté libérante et libérée brille de la manière la plus frappante. Cette fois le pouvoir de dire « non » ne sert même plus de masque et de relais au pouvoir de dire « oui ». Dans le sexe, la liberté se réduit à une liberté unilatérale sous peine de rejet et d’opprobre.
Bien entendu, ce que j’appelle « le sexe » n’est pas la sexualité humaine, mais seulement ce qui en reste une fois que l’on en a retiré la procréation et l’amour. Le sexe est une activité ludique et jouissive qui est pour partie vieille comme l’homme, mais qui n’a été thématisée et honorée que par des marginaux jusqu’à ce qu’elle devienne « social-démocrate », comme le dit Michel Houellebecq. L’opprobre dont il faisait l’objet naguère encore s’est inversée en son contraire : de nos jours, il est banal, normal, naturel de « faire du sexe », expression qui a remplacé l’encore pudique « faire l’amour ».

Il s’ensuit un clivage dont les jeunes générations subissent de plein fouet les effets. Tout le monde sait que le sexe et l’amour sont deux choses bien différentes. Du même coup, l’amour est à ce point dissocié du sexe qu’il s’idéalise, s’échappe dans une sorte de néo-romantisme utopique (ce dernier caractère le rendant tellement inaccessible qu’il convient de se rabattre sur le sexe, infiniment plus facile et moins exigeant…). Il est frappant de constater que les sondages nous donnent des chiffres de l’ordre de 80% de jeunes qui jugent l’amour « merveilleux », aspirent non à l’amour du sexe mais à l’amour amoureux, lors même qu’ils pratiquent le sexe sans retenue et cultivent donc des vies parallèles.

Or à partir du moment où le sexe est tenu pour une activité ludique et gratuite, on l’inscrit dans une liberté totale, répugnant à la rencontre de la moindre limite. Pour conforter cette liberté, on va jouer dialectiquement sur deux tableaux. D’un côté, on déclare que « le sexe, c’est naturel », puis, de l’autre, voire l’instant d’après, que « le sexe, c’est culturel ».

Affirmer le sexe comme naturel revient à s’exempter de tout souci de moralité. Faire du sexe devient une activité aussi neutre, aussi anomique que le fait de manger, boire ou dormir. Réduit à des fonctions organiques centrées sur l’orgasme, il se réduit à une technique productrice de jouissance strictement physique. Cette innocence en fait un jeu sans enjeux. Comme on joue au poker avec des allumettes, on joue avec des filles dans les « tournantes ». Les personnes ne sont que des objets sexuels, des consommables.
Affirmer le sexe comme culturel élargit encore les marges de la liberté en supprimant ses dernières limites (je vous renvoie sur ce point aux textes de Didier Eribon). Cette fois ce sont les obstacles dus à la sexuation qui sautent : peu importe qu’on soit homme ou femme, le sexe n’est qu’affaire de goût subjectif et de branchements d’organes complémentaires. Ses dispositions que l’on juge « naturelles » (comme la nécessité d’avoir un homme et une femme pour faire un couple) ne sont que des sous-produits culturels, ce qui rend relatives et mobiles les limites que l’on prenait pour des bornes.

Bref, en déclarant le sexe tantôt naturel, tantôt culturel, on s’offre la liberté de se dérober devant une limite quelconque pour s’évader vers le terrain le plus favorable.
Et pourtant ce goût pour la facilité, pour la plus grande pente, nous conduit à une situation paradoxale.
Il se trouve en effet que le sexe est destiné par définition et par vocation à produire de la jouissance chez des humains. Il s’est donc construit par prélèvement et abstraction, tant à l’égard de la sexualité humaine complète, non clivée, qu’à l’égard de la sexualité animale, réduite à la simple copulation, enrobage de l’activité reproductrice imposée par l’instinct naturel de l’espèce. Ainsi, comme le signalait Jean Bernard, il est frappant de constater d’un bon million de jeunes Américains se sont fait stériliser (pour faire du sexe en toute liberté) tout en mettant leur sperme en banque (pour préserver un hypothétique désir de paternité dans l’avenir).
Le sexe repose donc sur la transgression, il en a besoin pour prendre forme, car il ne se détermine que par rapport à ce qu’il n’est pas. Il est donc contraint d’affirmer et de récuser en même temps. Ce que le sens commun traduit de manière beaucoup plus simple, à savoir que s’il n’y a pas transgression, il n’y a pas non plus de plaisir.
Comment la transgression s’articule-t-elle avec la liberté libertaire ? L’analyse du fameux slogan « il est interdit d’interdire » nous permet de le révéler. À condition de surmonter les divers obstacles dus à une lecture trop rapide.

Première réaction devant cette formule : c’est une absurdité, car s’il est interdit d’interdire, il faut que cet interdit soit lui-même interdit.
Deuxième lecture, trompeuse celle-là : l’interdit d’interdire signifie que tout est permis. Donc triomphe de la licence généralisée… Grave erreur ! En effet, la licence généralisée nous fait retomber dans l’indéterminé, l’informe, le chaos. Cela peut donner quelque chose comme la vie et l’œuvre (sic !) de Catherine Millet : du sexe n’importe où, n’importe comment, avec n’importe qui. Et un ennui mortel pour le lecteur d’une prose insipide, en forme de rapport de greffier (mais d’un greffier qui aurait oublié les noms, les visages, le nombre même, tout ce qui donne vie à un texte).

Dès lors la seule bonne lecture du slogan consiste à prêter attention au redoublement de la négation qu’il recèle : « il est interdit d’interdire ». L’interdit est une négation, l’interdit de l’interdit est négation de cette négation. En d’autres termes, il ne s’agit pas d’anéantir les interdits, mais de les nier. Pour ce faire, il faut les conserver, voire les susciter s’ils viennent à faire défaut, ce qui est logique quand on cultive une totale liberté sexuelle. Le redoublement de l’interdit sur lui-même signifie que ce qui est permis l’est au titre d’interdit nié, c’est-à-dire d’interdit à transgresser. Il y a certes de la contradiction au cœur même de ce dispositif. Mais la contradiction est précisément le moteur, le ressort du désir de sexe.
La permissivité change alors de sens : de simple latitude, elle devient renversement de l’ordre antérieur. Ce que cet ordre frappait d’interdit prend alors la forme de l’obligation. L’interdit d’interdire se convertit en impératif, lequel nous impose de faire ce qui était antérieurement interdit.

C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner des formes paradoxales que prend la « culture-sexe » contemporaine qui, à la fois, proclame la nécessité de renverser tous les tabous et n’en finit pas de les exhiber. Elle les recrée même à mesure qu’elle les abat, comme le fait la machine qui redresse les quilles dans un bowling. Tous les mois, les magazines grand public soucieux de veiller sur le sexe vous parlent du « dernier tabou à vaincre ». Et tous les mois on retrouve effectivement un dernier tabou à vaincre.
Conséquence de cette inversion des anciens interdits qui encadraient la sexualité en obligation : la liberté libertaire y perd son pouvoir de décider du oui et du non. Cela ne veut pas dire que le monde du sexe ignore les interdits. Mais ce qu’il ne faut pas faire en matière de sexe renvoie essentiellement à un ensemble d’obligations devant lesquelles il n’est pas question de se dérober. Autrement, c’est qu’on n’est pas « libéré ». Libéré de quoi ? Des interdits qui font obstacle à la liberté, précisément. En ce sens la « liberté sexuelle », comme on dit, est bien une liberté libérante dans sa première phase. Ensuite elle apparaît comme libérée, ce qui se traduit par l’impossibilité de refuser ce qui est proposé ou présenté. Impossible de se refuser à une « expérience » x ou y, impossible de refuser d’aller « encore plus loin », impossible de ne pas exploiter toutes les ressources de l’essayisme sexuel.

La menace de non-liberté plane ainsi comme une épée de Damoclès au-dessus de nos têtes. Elle est partie prenante de cette rhétorique dénoncée par Levinas, forme de discours où l’on corrompt la liberté de l’autre pour lui arracher son « oui ». Elle comporte sa sanction immanente : qui se refuse est « coincé », « bloqué », finalement « pas libéré ». Un pas de plus et l’on est habilité à parodier la fameuse formule de Rousseau à propos du sujet qui veut déserter le cercle de la volonté générale : « on le forcera à être libre ».

Sur le terrain, cela donne ces tristes expériences du néo-machisme contemporain. En plein essor du féminisme verbalement triomphant, la femme est en réalité menacée de régression à la condition subalterne d’objet sexuel consommable. On le constate à tous les niveaux (publicité, médias, harcèlement, viols). Le langage utilisé fait tout le travail préparatoire : dans le jargon « jeune » une fille est une « tassepé » (mixte de pétasse et putasse en verlan). Elle ne peut être qualifiée que d’une seule manière : elle est « bonne » ou pas. Bonne à quoi ? À « ça », et seulement à « ça ». Les garçons qui se retrouvent devant le juge pour cause de « tournantes » protestent généralement avec véhémence de leur bonne foi. On est tenté de ne pas les croire, mais il le faut pourtant, au moins dans une certaine mesure. Leur argument constant est : « elle était consentante ». On voit par là que c’est bien la liberté devenue unijambiste qui est à l’œuvre. On se retrouve en quelque sorte devant une variante aggravée de l’histoire anglaise portant sur les ladies : quand une fille dit « oui » c’est « oui », quand elle dit « peut-être » c’est « oui » , et quand elle dit « non » c’est encore « oui ».

ECHANGE DE VUES

Gabriel Blancher : J’ai beaucoup apprécié l’exposé du professeur Folscheid et je partage tout à fait ses craintes sur l’évolution de la société et la conception actuelle de la liberté.

Mais, je me demande si le droit et la morale, que la liberté humaine expose à d’incessants changements, ne doivent pas, de ce fait, reposer sur une base extérieure à l’homme, comme l’était le Décalogue ?

Voici donc la question que je voulais poser : l’impératif moral peut-il dépendre uniquement de la volonté humaine ou ne faut-il pas que la vie morale soit fondée sur un élément qui nous soit extérieur ?

Dominique Folscheid : Le problème du fondement est (j’allais dire fondamental…) extrêmement difficile. Pour répondre directement à cette question, je distinguerai sommairement deux réponses.
La première consiste à dire qu’il y a une certaine commodité à fonder la morale, et plus généralement tout système normatif, sur une loi. D’où – il ne faut pas se leurrer – la fascination qu’exerce l’Islam aujourd’hui sur bon nombre de gens « en peine de repères », comme on dit. Terminées les spéculations des philosophes, terminées les embrouilles des députés ! Mahomet est le scribe de Dieu, Dieu a dit : « Terminé ! Maintenant je vais vous dicter ce que vous devez faire ! ». Même choses chez les juifs pieux, comme l’a si bien montré le film d’Amos Gitaï, Kadosh.

Le deuxième grande réponse, la réponse la plus chrétienne, contrairement à certaines apparences (et aussi bien des réalités, surtout passées) consiste à dire : il faut intérioriser. Tel est le sens profond de ces appels à l’intériorité du « cœur » que l’on confond trop souvent avec une sentimentalité bébête. On a souvent caricaturé Kant qui, pourtant, a dit sur ce point quelque chose de très juste : si c’est bien la « bonne volonté » (c’est-à-dire la volonté du bien et non la bonne volonté au sens courant) qui est effectivement la clef de l’autonomie morale de l’homme, il faut récuser l’extériorité des normes, qu’elles tombent du Ciel (auquel cas Dieu serait un despote) ou surgissent de nos propres passions (ce qui nous plonge dans l’hétéronomie). Si les normes restent purement extérieures, elles ne sollicitent qu’une obéissance aveugle. On obtiendra du conditionnement, ou même de la répression, et non de la moralité, des comportements conformes et non des conduites dignes de ce nom. Mais Kant précise aussitôt que cette autonomie doit être filtrée par la moralité. Ce qui veut dire que je n’ai le droit de considérer comme moral mon projet d’action qu’à partir du moment où je puis l’universaliser en loi morale. Toute la question est là.
Néanmoins, vous avez parfaitement raison sur un point, à savoir que notre représentation de la volonté morale a totalement changé. Elle est devenue ce que Kant appelait d’un très joli mot : non plus le libre-arbitre mais l’arbitrium brutum, l’arbitre brut, ce « je le sens » qui conduit directement au « je veux ce que je sens », qui tient lieu si fréquemment de libre arbitre aujourd’hui.
Cela nous donne des conséquences épouvantables susceptibles de nous empoisonner l’existence en médecine. J’’ai la chance d’avoir des dizaines d’étudiants médecins, dans toutes sortes de spécialités, ce qui fait qu’en un sens j’en sais plus qu’eux, puisque je vois tous leurs mémoires… On retrouve constamment ce problème : qu’y a-t-il exactement derrière le « je veux » ou le « je ne veux pas » du patient ? Car la réalité est bien plus complexe, bien plus tordue. Dans bien des cas, sans que j’en aie conscience, je ne veux pas ce que je veux, je ne sais pas ce que je veux, je veux le contraire de ce que dis que je veux. Rousseau l’a déjà signalé, avant lui Saint Paul l’avait déjà signalé (je veux le bien et je fais le mal, je ne suis pas transparent à moi-même). Luther l’avait très bien compris qui insistait sur la notion extraordinaire de « serf arbitre » pour corriger la notion galvaudée de libre arbitre, source de bien des illusions. Tant que je suis sous la coupe de mes pulsions, du péché, ou de tout ce qu’on voudra, on ne jouit jamais d’un vouloir réellement libre, infaillible et transparent. C’est pour cela que je disais tout à l’heure : nous vivons encore dans le mythe issu des Lumières, qui se traduit aujourd’hui par le rituel passe-partout du « consentement libre et éclairé ». On présume que le savoir cognitif issu d’une information objective dispense une telle lumière que la bonne décision du sujet autonome en découle automatiquement, comme un fruit mûr tomberait d’un arbre. Du point de vue du sujet subjectif, c’est une illusion qui peut déclencher des catastrophes.

L’autre aspect de l’extériorité concerne la société, dans ses multiples dimensions normatives (législatives, juridiques, coutumières, etc.). On se retrouve alors avec une espèce d’attelage qui tire à hue et à dia. On cherche constamment le fameux consensus et, comme on n’y parvient pas, on refile le bébé au législateur. « Messieurs les Députés, donnez-nous des normes ! ». Puisqu’on ne sait plus comment faire avec les mourants, donnez-nous une loi euthanasique bien réglée, bien codifiée indiquant les cas où il faut supprimer le mourant, et ceux où il ne le faut pas. Cela se dit « encadrer les pratiques… ». On doit donc se livrer à un périlleux exercice consistant d’une part à codifier les situations objectives, ou supposées telles, qui militent pour une solution ou pour une autre, d’autre part à tenir le plus grand compte du consentement éclairé d’un patient supposé autonome. On sait pourtant que tout est relatif et évolutif dans ce genre de situation. Mais ce qui est éminemment vrai dans les cas les plus graves l’est aussi dans les cas plus mineurs. Quand on se rend chez son médecin ou son psychanalyste, est-ce réellement pour être guéri ? Il arrive souvent que ce soit plutôt pour ne pas l’être, car on préfère garder les bénéfices secondaires de sa maladie. C’est pourquoi Lacan a bien fait de distinguer le désir, le besoin et la demande au sein de la plainte du patient, laquelle ne doit jamais être prise au pied de la lettre mais toujours interprétée.

Au sein d’une société en pleine déliquescence, ces questions sont encore plus difficiles qu’en d’autres temps. Les gens sont en manque de boussole, ou bien ils ont la leur, mais il n’y a pas de nord dans leur boussole. On comprend la tentation de l’Islam.

Henri Lafont : La transgression est un sujet qui me préoccupe beaucoup. Vous avez peut-être entendu notre ministre de la santé dire que sans transgression il n’y aurait pas de progrès en médecine. On peut le suivre dans les exemples de transgressions qu’il donne, l’autopsie, la transfusion sanguine et d’autres. Ce furent, historiquement, les transgressions de certaines limites mais des limites imposées par des coutumes ou des croyances dont nous savons qu’elles étaient éphémères. Ces transgressions ne sont pas comparables à celles qui menacent la vie et la dignité humaines, en enfreignant un interdit fondamental.

En entendant user du concept de “transgression” à droite et à gauche, on se rend compte que ce mot n’a pas le même sens suivant celui qui le prononce et qu’il a acquis effectivement, dans le public, une aura favorable, au point de considérer que celui qui ne sait pas transgresser manque de courage. Or, quand cela s’applique à des sujets aussi graves que ceux qui nous occupent aujourd’hui, notamment les questions de bioéthique, c’est très inquiétant.

A ce propos, vient de paraître dans la presse médicale anglo-saxonne un article sur un sujet particulièrement sensible, le don et le partage d’ovocytes, à la faveur de la procréation médicalement assistée. S’il est admis qu’une femme est toujours libre de refuser ce trafic, ces échanges, la tendance est de considérer les femmes qui ne les acceptent pas comme des femmes incapables de solidarité. Autrement dit, bien que leur soit reconnue la liberté de refuser pour un motif moral, ce refus n’en est pas moins considéré comme un défaut de solidarité. Ce refus et ce défaut de solidarité contraindraient à se résigner à admettre le commerce vénal des ovocytes, a priori considéré comme une transgression de la gratuité du don.

Dominique Folscheid : Que la notion de transgression mollisse aujourd’hui, si j’ose dire, c’est évident. Je pense que les transgressions côté sexe font le lit (mes métaphores sont scabreuses) des autres dans le domaine médical. Le domaine de la sexualité étant aujourd’hui coupé en deux, il est tout à fait normal qu’en mettant à part sa portion ludique et jouissive (ce qui se nomme « le sexe »), il ne reste de l’autre côté que sa portion purement physiologique, qu’on peut livrer à la médecine. Plus vous en retirez côté sexe, plus vous matérialisez et biologisez l’autre côté. Pour moi, cette sexualité dissociée en deux volets bien distincts (le sexe d’un côté, la reproduction de l’autre) nous montre que nous avons affaire à une corrélation, une corrélation de plus en plus active. Le processus avance même très vite. Cette dichotomie que je signalais chez beaucoup d’Américains est publique. À la limite, il faudrait confier à une usine à bébés toute la partie qui ne m’intéresse pas côté sexe, comme dans le roman d’Aldous Huxley. Ce clivage au cœur de la sexualité conduit à une existence sinon schizophrène, au moins schizoïde.

Mais si la transgression va plus vite de l’avant côté sexe (le premier clone humain se fait vraiment attendre…), c’est parce que le sexe est le lieu le plus propice qui soit au déploiement de notre imaginaire, conforté par toutes sortes d’imageries. Le discours convenu, dans ce domaine, est éloquent : « il faut s’éclater ! ». Ce terme d’éclatement dit bien ce qu’il veut dire : il faut sortir de ses limites. On précise volontiers : s’éclater « comme une bête », ce qui ajoute plus qu’un zeste de transgression et de provocation à l’égard des obligations de la condition humaine, que l’on jette au panier, au profit d’une mythique « nature » enjolivée de sauvagerie.

Curieusement (mais en réalité c’est la dialectique nature-culture qui est ici à l’œuvre, nous faisant constamment passer d’un contraire à l’autre), on emprunte les catégories de la science expérimentale pour décrire sa vie de sexe. Elle est devenue, comme l’ensemble de nos vies, strictement expérimentale. Par là on s’implante dans une anomie qui nous dispense de tout souci moral. C’est pourquoi il règne une telle incompréhension à l’égard de ceux qui refusent de se livrer à des « expériences ». Dans le discours « jeune », cette attitude réservée est tenue pour inacceptable (« Tu ne te lâches pas, tu es coincé, etc. »). Aucune jeune fille n’ose plus dire qu’elle est vierge, cela prouverait qu’elle n’a aucune « expérience sexuelle ». Dans le petit milieu du porno, cette prime expérience se dit d’ailleurs « être décapsulée », comme si l’on avait affaire à un pot de yaourt. On peut imaginer que, dans l’avenir, on installera au Planning dit familial un service destiné à faciliter la chose grâce à une légère opération. La nature humaine est donc bien mal faite chez les filles… L’autre formulation, moins vulgaire, parle d’« initiation ». Cette fois, on quitte la nature pour la culture, avec ses mystères et ses mythes, comme si l’on récupérait le religieux, mais sans religion.

Dans l’autre volet de la sexualité dissociée, celui qui concerne l’ex-procréation, savez-vous comment on parle actuellement de la filiation dans certains centres ? À propos du sperme, on parle de « traçabilité »… Ici, c’est le naturalisme qui prévaut.
Pour ceux que cela amuserait, j’ai trouvé un magazine qui nous montre un curieux exemple de transgression : celui de la transformation de Laetitia Casta en homme. C’est Jean-Paul Gould qui a opéré la métamorphose… avec des montages photographiques, rassurons-nous !

Janine Chanteur : Vous nous avez très bien montré la situation actuelle. Pas dans tous les milieux, Dieu merci ! Il y a quand même quelques réactions ici et là, quelques réactions qui sont plutôt actions d’ailleurs, tout simplement.

Je pense également que vous avez tout à fait raison de montrer cette dissociation entre le sexe et la sexualité qui est d’abord amour de l’autre : ce qui est réduit à la pure et simple sensation n’est pas le sentiment, c’est évident, et ce n’est donc pas non plus l’être humain.
Cela dit, j’ai envie de vous poser la question banale : que faire ? Qu’est-ce qu’on peut faire devant cette invasion qui n’est pas barbare, les Barbares ne justifiaient rien, ils avaient une santé élémentaire qui leur a permis, d’ailleurs, puisqu’ils ne se justifiaient pas, d’être transformés par ceux qui avaient une culture. Que faire maintenant devant cette violence qui désagrège véritablement l’être humain ?

Dominique Folscheid : Vous avez parlé des invasions barbares, c’est peut-être par allusion au dernier film de Denis Arkand, qui n’est pas mal du tout, dans lequel on voit que ces barbares dont vous parlez sont infiniment plus civilisés que nos barbares actuels. Autrement dit, nous avons les envahisseurs chez nous. La barbarie menace chez nous, en nous, en chacun de nous et collectivement. Elle opère essentiellement à travers le discours public. Le langage commun a été reformaté, ce qui justifie qu’on parle aujourd’hui de « pensée unique » et de « politiquement correct », dont nous avons cependant le bon goût de les considérer comme la menace numéro un. Il ne faut pas se leurrer : c’est bien par le langage et tout ce qu’il transmet que l’homme vient à l’humanité.

C’est pourquoi aussi les psychanalystes constituent aujourd’hui un corps particulièrement réceptif à cette question. J’ai été invité plusieurs fois chez eux, ils se sont montrés particulièrement sensible à mon argumentaire parce qu’ils constatent les effets du langage en vigueur chez leurs patients. On est contraint d’en conclure qu’il existe un processus de pathologisation générale des humains actuellement en circulation. À cause du langage public en vigueur, qui passe par la publicité, par les médias, surtout par la télévision.

Que faire face à cet océan qui nous submerge ? J’aurais tendance à dire : confions-nous à la bonne nature humaine qui, à un certain stade, va trouver que « trop, c’est trop ». Nos petits moyens à nous s’adressent à une minorité éclairée qui lit des livres, qui écoute des discours, qui a déjà compris le pourquoi et le comment…. Je ne crois pas que notre petit monde soit assez corrompu pour qu’on voit vite la remontée. J’ai quelque peu confiance dans la dialectique : il faut creuser suffisamment l’antagonisme pour obtenir la tension qui nous fera remonter à la surface. Ou, alors, on sera tous islamisés bientôt (blague qui n’est pas vraiment une blague, mais que l’on entend raconter de part et d’autre). Il est frappant d’entendre le point de vue musulman – celui du Moyen-Orient, le Maghreb, c’est autre chose. Les gens nous disent : vous, Occidentaux, ravagés par le matérialisme et le consumérisme, vous êtes complètement fichus ! Dans vingt ans, vous serez finis, camés, drogués, atteints du sida ou de je ne sais quelle saloperie, parce que vous avez perdu le sens de l’essentiel. C’est pourquoi les deux films de Denis Arkand sont efficaces, La fin de l’empire américain comme Les invasions barbares. Ils sont une sorte de parabole sur ce que nous sommes devenus et ce qui nous attend. Ils sont très centrés sur le sexe parce que c’est le genre de consumérisme qui réclame le moins d’investissements. Sous l’Empire romain, l’adage décrivant la situation était « du pain et des jeux ». C’était plutôt coûteux. Aujourd’hui, nous dirions « de la télé et du sexe », ce qui l’est beaucoup moins.

Francis Jacques : Vous m’avez paru encore plus subtil que d’habitude. Non sans rigueur. J’ai beaucoup apprécié votre analyse de la mauvaise transgression. On ne voudrait la limite que pour la franchir. Vous radicalisez l’idée qu’il y a une transgression progressive et une transgression régressive en disant que celle-ci est auto-contradictoire. Finalement, c’est l’idée même de limite qui disparaît. Vous avez fait apparaître avec brio le paradoxe et ses effets pervers.

Il y a une mauvaise transgression comme il y a un mauvais infini. Je souhaiterais rendre à la transgression la richesse de sa valeur progressive, celle qui peut nous faire progresser et pour cela compléter le concept de limite. Ici j’ai peut-être une suggestion. De trois choses l’une, en fonction des trois sens – démarcatif, concessif, asymptotique — qu’on peut donner à la limite, on donnera notre préférence à un certain usage de la limite.
Il y a d’abord la limite typologique, géographique, le contour. Au deuxième sens – concessif — on peut se résigner en dépit de tout à dépasser la frontière, ‘à la limite’, mais en la rabattant sur une autre dimension avec d’autres repères. Mais je remarque qu’il y a un troisième sens de la limite, positif, qu’il est permis de solliciter : c’est la limite asymptotique qui intéresse tant les mathématiciens, à tel point qu’ils ont un calcul infinitésimal pour s’approcher de la limite.

Vous voulez transgresser, rapprochez-vous de la limite naturelle. Il y a une belle carrière pour une liberté puissante et infinie. Allez vers la perfection, allez vers la sainteté et vous trouverez que le regard de l’arpenteur ne suffit plus, il faut celui du sourcier, puis de l’éclaireur. Précisons les possibles d’une pensée « à la limite » en ce troisième sens. A nouveau, il importerait, je crois, de la faire fonctionner selon trois modes d’interroger :
Comme problème (d’existence, de construction) en mathématiques, défini par d’Alembert dans l’Encyclopédie. La notion de base triomphe chez A. Cauchy et Weierstrass, dans la théorie des nombres, des fonctions et des développements en série. Retenons sa positivité.

Comme énigme, à cause de la riche ambiguïté qui habite cette notion quand on la rapporte aux réalités humaines : l’oscillation entre la détresse et la joie, la culpabilité ou la communication. La limite dans ce cas est à la fois le point extrême à partir duquel l’être se trouve renvoyé à lui-même et le point où cet être ne peut s’apprécier que dans sa relation à ce qu’il n’est pas. L’exploitation poétique ou romanesque s’ensuit.

Comme mystère ? Créé qu’il est à la ressemblance de Dieu, l’homme comporte une virtualité constitutive qui le fait tendre à surpasser toute limite. C’est la transgression progressive, celle qui nous fait progresser. Paul rappelle que le mystère du salut c’est la Croix du Christ. Même si la connaissance d’un mystère ne se laisse jamais totalement saisir, le mystère est éclairant. Il commande une interrogation qui tend à l’élucider en direction d’un ordre supérieur qui est celui de l’amour. L’amour se caractériserait par le fait qu’on ne lui connaît pas de limite.

Dominique Folscheid : Vous avez raison, il y a un bon côté, sur lequel je n’ai pas fait de développements suffisants. Cette limite asymptotique est celle qui symbolise tous les efforts de l’humanité, à travers ses héros, ses génies et ses saints, pour s’élever au-dessus de ses limitations et réaliser pleinement sa condition, sans jamais parvenir pour autant à la perfection par ses propres forces. Pour rejoindre ce que demandait Madame Chanteur tout à l’heure : où allons-nous ? Comment cela va-t-il s’arrêter ?, je dirai que notre chance est précisément que la mauvaise transgression, celle qui recrée constamment de la limite pour pouvoir la transgresser, a elle-même ses limites. Or celles-ci ne sont pas asymptotiques. Si cette limite n’existait pas, nous pourrions être très pessimistes.
Je pense qu’il y a une limite parce qu’une fois tout tenté, après avoir torturé des bébés comme cela arrive dans les Snuff movies (ces vidéos amateurs qui montrent des sévices réellement effectués), on devra se dire : et après ? La cruauté humaine nous paraît sans limites, et pourtant elle ressasse toujours les mêmes excès.

On peut comparer à cela le phénomène récurrent de la guerre, qui suppose un renouvellement des générations, facteur d’oubli des horreurs pourtant bien connues. Si les générations qui ont fait la guerre vivaient très très longtemps, sans être remplacées par d’autres, toute neuves, il y aurait sans doute moins de guerres, voire plus de guerres. Ceci pour dire que le point faible de mon optimisme relatif pour l’avenir réside justement dans ce fait : que la sagesse issue d’expériences existentielles négatives vaut surtout pour les individus, pas forcément pour les sociétés, car chaque nouvelle génération refait tout le circuit.
Mais je crois néanmoins qu’il y a une limite aux dérives actuelles. Il y a des écœurés du sexe, par exemple. Il y a des médecins qui refusent de continuer à recourir au tout technique. La mauvaise transgression n’est pas asymptotique car elle a des bornes, même si ces dernières supposent des horreurs inimaginables. En mineur, on constate par exemple qu’il y a des limites à la dénudation vestimentaire. Il y a quelques années, des commerçants ont fait un tabac avec un calendrier qui les présentait à poil. Des pompiers et des rugbymen ont suivi. Et après ? Que faire ? Comment être plus nu que nu ?

Jean-Paul Guitton : Est-ce que ce n’est pas une voie d’espoir si, en matière de sexe, il n’y a pas de jouissance, cela a beau être gratuit, ce ne sera pas très ludique, les gens vont se lasser !

Dominique Folscheid : Le blasement est un atout majeur dans ce domaine. Il introduit une forme de limite. C’est pourquoi, on ne peut poursuivre dans la voie de la transgression qu’en y mêlant de la provocation, pour rétablir le relief que le blasement a raboté. C’est ce qui est arrivé dans l’affaire du sida : les précautions, ce n’est pas fun. Les toxicomanes savent qu’ils courent d’énormes dangers en se piquant : ils continuent, justement parce qu’ils courent d’énormes dangers. C’est pourquoi notre optimisme doit être tempéré, bien que l’on trouve aussi dans ce genre de situation les moyens de rétablir des limites.

Georges-Albert Salvan : Dans notre monde où l’immoral devient la morale obligatoire, votre communication magistrale a sonné à nos oreilles comme Radio-Londres sous l’occupation allemande.

Hélas, votre conclusion – le mal devrait se guérir de lui-même – est-elle plus rassurante que les credos marxiste, rousseauiste et compagnie ?

La démocratie créant sa propre morale au grè des majorités, qui nous assure que le vol ou le viol ne seront pas, un jour, légaux ?

Sans recourir au Coran, que vous avez évoqué, l’Evangile qui sous-tend (comme ils disent) notre monde moral et civique, en dépit de l’« establishement », ne serait-il pas le meilleur et le plus universel des postulats ?

Dominique Folscheid : En ce qui concerne mes conclusions, elles sont bien plus nuancées et mitigées que vous ne le dites. Ceci pour une raison de fond, qui touche à la nature même de l’histoire. Aristote répondait à ce propos qu’une seule chose est sûre : demain, il y aura ou il n’y aura pas de bataille navale. Je transpose : demain, il y aura ou il n’y aura pas de « re-moralisation ». Ce qui revient à broder sur l’adage « le pire est toujours possible mais il n’est jamais certain ».

Plus précisément, je distinguerai deux grands niveaux de temporalité : celui de l’existence individuelle, où, l’âge venant, un certain bilan existentiel est toujours susceptible d’intervenir pour corriger des excès (pensons, en politique, à tous ces convertis du stalinisme !), et celui de l’existence collective, dont le rythme est beaucoup plus lent. La décadence romaine a duré quelques siècles… Il est vrai que les civilisations sont mortelles…
Il est exact que le processus de corruption constaté aujourd’hui en matière de sexualité est étonnamment rapide. Faut-il en conclure que le reflux sera aussi rapide ? Je n’en sais rien. Du point de vue de l’histoire des idées, ce qui se passe n’est pas nouveau. Quelques pionniers, comme Sade, Fourier ou Reich, ont proposé et légitimé des comportements extrêmes bien avant qu’ils ne deviennent des standards. Le vrai problème est la corruption globale d’une société, qui est comme un paquebot géant dont les mouvements, une fois entamés, sont très difficiles à arrêter.

C’est dans ce cadre que peut se poser la question du recours au christianisme. Bien sûr, si des conversions massives survenaient, on se retrouverait dans une situation bien plus favorable en morale. On pourrait, à la limite, se passer d’éthique (la réflexion philosophique sur la morale) puisque l’agir chrétien est. C’est d’ailleurs ce que l’on a constaté aux Etats-Unis, avec les résurgences évangéliques donnant lieu à des « revivals », cérémonies collectives où chacun se repend de ses fautes et décide d’adopter une vie vraiment honnête, sur tous les plans.

Il y a cependant deux points faibles dans ce tableau.
Le premier concerne le présupposé de base : la conversion ou le retour au christianisme. Sur ce point, les Evangiles ne nous sont d’aucun secours, le Christ ayant déclaré qu’à son retour, il n’était pas sûr de trouver encore la foi sur la Terre… Ajoutons à cela qu’il faut distinguer retour au christianisme et retour à la religion. Le développement rapide des sectes, l’apparition de religions syncrétiques taillées par chaque individu, ou chaque groupe, à sa propre mesure, démontre que l’errance collective a tendance à changer de forme plutôt qu’à faire machine arrière. Et il faut encore ajouter que dans les processus de régression collective, on tend à retourner au religieux archaïque, en dehors de toute religion. C’est ce qui donne aujourd’hui le culte des idoles médiatiques. Dans ces conditions, l’exemple américain, doit être pris avec des pincettes.

Second point faible, directement lié au précédent : le saint n’a sans doute pas besoin de morale ni d’éthique, tout est compris dans un package global. Mais cette expérience est trop limitée pour une religion de masse comme prétend l’être le christianisme. Ce dernier n’a aucunement réglé une fois pour toutes l’ensemble des problèmes dont la responsabilité repose sur la liberté et la raison humaines. Croire le contraire est se livrer pieds et poings liés au littéralisme et au fondamentalisme (cas fréquent dans les Eglises américaines nées du protestantisme). Il n’y a pas d’économie, pas de politique et pas de philosophie « chrétiennes », seulement des éléments qui conduisent à christianiser en partie ces domaines au niveau de leurs principes. Plus profondément, Saint Augustin, repris par saint Anselme et bien d’autres, avait déjà proclamé la nécessité de concilier la raison et la foi : sans la foi on ne comprend pas, mais il faut aussi l’intelligence de la foi. Le drame de l’islam est justement de jouer sur le « tout compris » : la loi coranique remplace la constitution politique (thèse des Frères musulmans), et même chez les modérés, la loi tient lieu d’éthique. D’où une lecture proprement juridique de la loi religieuse. C’est pourquoi la conduite n’est plus jugée en termes de bien et de mal, mais de licéité et illicéité. On constate le même phénomène chez les fondamentalistes chrétiens.

Je pense pour ma part que la seule bonne formule consiste à affirmer que l’agir chrétien, qui est normatif, et l’éthique, qui rationalise les normes, font double emploi. Quand on parle de « morale chrétienne », on vise l’application de l’esprit chrétien à nos conduites. On y retrouve une bonne part de la morale dite laïque. Cette part est commune à tous, tant qu’on maintient en vie la droite raison pratique. Ensuite il y a divergence, car l’agir chrétien sort de la sphère morale par le haut : la morale ne propose pas un salut, elle connaît la justice mais pas la miséricorde, etc.

Il est important pour le chrétien de tenir les deux ensembles, autrement il ne pensera pas sa pratique (aux Etats-Unis, dans les milieux religieux, on ne fait pas d’éthique philosophique, seulement de la théologie morale, avec tous les risques que cela implique).