Par Xavier Bouthillon, Président Directeur Général de Paris-Ouest Immobilier

L’actionnaire est de plus en plus éloigné de l’entreprise. Le plus souvent, il ne la connaît même pas. Il demande donc aux dirigeants du rendement financier et ne peut se préoccuper de morale des affaires.

Pourtant, l’entreprise est une organisation d’hommes et l’homme est moral par nature. Comment aujourd’hui les entreprises et l’organisation de notre société règlent-elles ce dilemme ? Quelle place la morale a-t-elle aujourd’hui dans l’entreprise ? Et demain ?

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Olry Collet : Je suis particulièrement heureux que notre Président m’ait donné mandat de vous accueillir, ce soir, au nom de notre Académie, et de vous présenter à ses membres, car vous êtes un chef d’entreprise, un homme de terrain, et que, pour ma part, je me suis toujours reconnu comme membre de ce “parti de l’entreprise” dont vous êtes une illustration exemplaire.
Président-Directeur Général de Paris-Ouest Immobilier, importante entreprise familiale de quatre cents personnes, père de famille nombreuse, chrétien engagé, acteur infatigable de la vie associative, je me demande comment, dans vos quelque quarante ans de carrière, vous avez pu entreprendre tant de choses… et les réussir !
J’espère que vous me pardonnerez (et lui aussi !) d’emprunter une large part de cette présentation à l’allocution prononcée par notre confrère Michel Albert lorsqu’il y a deux mois, il vous a remis votre Légion d’Honneur : on ne saurait mieux dire !
Ingénieur des Travaux Publics, « la meilleure École du monde » aimez-vous à dire, vous commencez à passer trois ans sur un chantier, comme conducteur de travaux, avant de devenir, pour trois autres années, formateur de dirigeants du bâtiment à la productivité. C’est alors que vous êtes appelé, très jeune, à prendre la responsabilité de l’entreprise familiale Paris-Ouest Immobilier, créée par votre père et un cousin.
Tout à coup cette entreprise s’était trouvée décapitée par une longue hospitalisation de votre père et le décès de votre cousin et cela, au moment où, avec la fin des “trente glorieuses” et le premier choc pétrolier, il fallait faire face partout, à l’intérieur comme à l’extérieur. Sans doute étiez-vous, mieux que quiconque, préparé à une telle épreuve puisque, sentant votre vocation précoce, dès l’âge de dix ans, votre père vous emmenait tous les jeudis sur les chantiers. Quoi qu’il en soit, dès l’abord, vous vous révélez comme un véritable Chef d’entreprise : en pleine tempête, vous prenez le commandement du bâtiment démâté. Après quoi, contre vents et marées, à travers une autre crise terrible qui est celle de la première année de récession générale, l’année 1993, vous allez engager tous vos biens personnels pour sauver Paris-Ouest : on est loin des dirigeants “grands commis” ! Mieux, vous avez fait de cette entreprise un Groupe qui est toujours resté volontairement de taille moyenne (de taille humaine, dirait notre ami Gattaz), mais dont l’exemplarité est reconnue par toute votre profession. Non seulement ce groupe s’attache à satisfaire quotidiennement toute la chaîne des besoins de ses clients, mais, entraîné par votre dynamisme, il a inventé et mis en œuvre de nouvelles et remarquables techniques de construction.
Il y a là de quoi remplir une vie ! Et pourtant, vous jouez, en plus, activement, la solidarité patronale, en militant dans vos syndicats professionnels : vous avez été membre du S.N. BATI, puis de la Fédération Française du Bâtiment ; vous êtes maintenant Vice-Président de la Fédération Française du Bâtiment de la région Paris-Ile de France. La limite d’âge vous ayant conduit, dans les années 80, à abandonner vos responsabilités au C.J.D., Centre de Jeunes Dirigeants, vous avez adhéré au C.F.P.C., Centre Français du Patronat Chrétien (aujourd’hui E.D.C., Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens), où l’on n’a pas tardé à vous confier de nouvelles responsabilités. Je pense que vous voudrez bien nous parler, tout à l’heure, de l’admirable et courageuse campagne de lutte contre la corruption que vous avez conduite, comme Vice-Président du C.F.P.C., en direction tant des entrepreneurs que des fonctionnaires.
Aujourd’hui, dans l’entreprise, vous préparez l’avenir en préparant deux de vos fils à prendre votre succession. Mais, comme vous auriez peur de vous ennuyer, vous continuez à militer à E.D.C., à quoi vous ajoutez le Comité de lecture de la revue “Les Études”… Et que sais-je encore !
Votre propos, dans le cadre de notre programme annuel, est de nous parler de la place de la morale dans la vie économique. Et, bien sûr, en disant cela, on pense à cette exhortation souvent entendue dans nos églises : « l’économie doit être au service de l’homme ». Bien sûr ! Mais j’ai toujours regretté, pour ma part, qu’on ne précise pas : « au service de l’homme… tout entier », c’est-à-dire au service de l’homme producteur, au service de l’homme consommateur, au service de l’homme épargnant, au service de l’homme citoyen. Chacun de nous n’est-il pas tout cela à la fois ?
C’est dire que l’Entreprise, moteur de l’économie, se trouve au carrefour de besoins, de demandes, d’exigences, entre lesquels elle est constamment tenue d’arbitrer dans l’honnêteté, bien sûr, tout en assurant sa survie, plus, en progressant du mieux qu’elle le peut, pour satisfaire de mieux en mieux et de plus en plus chacun de ses partenaires (tous indispensables à son existence), c’est-à-dire en remplissant sa mission qui est, n’hésitons pas à le dire, essentiellement une mission de service.
S’agit-il, aujourd’hui, d’une “mission impossible” ? Quels problèmes pose son exécution ? À quelles exigences doit répondre l’action ? Vous allez nous aider à répondre à ces questions.
Mesdames, Messieurs, mes chers Collègues, nous avons la chance d’avoir parmi nous, ce soir, un témoin, un homme d’action, un exemple pour nous, de chrétien engagé dans la vie, dans la bataille économique : je lui laisse la parole.

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Xavier Bouthillon : Il y a quelques mois, André Aumonier m’a demandé d’intervenir devant votre Académie pour parler de la morale des affaires, dans le cadre du thème d’année de l’Académie : “Un monde sans Dieu ?”.
Pourquoi moi ? Je ne suis pas moraliste, encore moins philosophe. Je suis simplement dirigeant d’entreprise et dispose maintenant, vu mon âge (soixante-deux ans) d’un peu d’expérience. Je n’aurais pas dû accepter mais, est-il possible de refuser à André Aumonier quand il insiste un peu ?
Nous allons essayer de réfléchir ensemble à la place de la morale dans la vie économique. Nous nous situerons aujourd’hui et ici, je veux dire en France le 15 mai 2003, car notre analyse et, bien sûr, mon témoignage seraient certainement très différents s’ils se situaient ailleurs ou à une autre époque.
Pour préparer cette communication, j’ai relu des travaux très récents : ceux de Thierry Painhant Pour un management éthique et spirituel, ceux du Cercle d’Éthique des Affaires dans sa revue « Entreprise Éthique », ceux de Françoise de Bry, Maître de conférence en sciences de gestion à la faculté Jean Monnet et son ouvrage L’Entreprise et l’éthique et, enfin, ceux d’Octave Gélinier qui sait décrire simplement des phénomènes complexes.
Bien sûr, mon analyse est complètement imprégnée de mon expérience de dirigeant mais aussi de trente-cinq ans de confrontation et de recherche militante avec mes confrères, d’abord au Centre des Jeunes Dirigeants, le C.D.J., puis au Patronat Chrétien, le C.F.P.C. aujourd’hui les E.D.C., Entrepreneurs et Dirigeants Chrétiens, et dans ma profession, à la Fédération Française du Bâtiment.

La morale a-t-elle sa place dans la vie économique ?
Je vous propose, dans une première partie, de relater quelques expériences personnelles, dans un second temps de parler de ce que le C.P.F.C. a fait pour lutter contre la corruption, puis d’élargir enfin notre réflexion aux problèmes actuels des entreprises et de notre société. Certainement poserons-nous plus de questions que nous n’en résoudrons, mais peut-on espérer aboutir et accéder à la vérité pure en morale ?
Il sera assez facile de montrer que la morale est omniprésente dans la vie économique. Il sera beaucoup plus difficile de trouver quelle morale doit s’appliquer et encore plus difficile de la mettre en œuvre.
J’ai cherché dans le Petit Larousse la définition qu’il donne de la morale : « c’est la science qui enseigne les règles à suivre pour faire le bien et éviter le mal », et, un peu plus loin, on trouve : « un homme moral est celui qui est conforme aux bonnes mœurs ou propre à les favoriser ».
La morale est peut-être une science mais certainement pas une science exacte. Comment discerner le bien et le mal ? C’est apparemment facile mais en fait extrêmement difficile.
Quelques exemples : en 1974, lors du 1er choc pétrolier, je dirigeais l’Entreprise Paris-Ouest et nous construisions des logements que nous vendions. Pendant neuf mois, nous n’en avons pas vendu un seul. Nous ne pouvions poursuivre la construction et stocker sans cesse. Il fallait réduire la production.
Que faire ? Licencier brutalement la moitié de l’équipe (nous étions plus de trois cents) ? S’endetter, donner en garantie tout le patrimoine familial pour essayer de tenir jusqu’à ce que les ventes reprennent ou que l’on trouve de nouveaux clients, mais le risque était grand de ne pas y arriver et de faire sombrer l’entreprise et, avec elle, tout son personnel et beaucoup de clients et fournisseurs ?
Après réflexion et en accord avec mon père, nous avons choisi la première solution. En allant vite, il était facile de reclasser le personnel, car l’économie n’avait pas encore réagi au choc pétrolier et les entreprises de bâtiment continuaient à embaucher.
Donc, avant l’été, nous décidions de nous séparer de cent vingt personnes. Mais lesquelles ? Les plus jeunes, les moins productifs, les plus faciles à reclasser, les moins chargés de famille ? Le bien de l’entreprise ne correspond pas toujours au bien de chacun des collaborateurs ou au bien du pays.
La pire des solutions aurait été de ne rien faire. La dégradation et la mort de l’entreprise auraient été très rapides. Effectivement, j’ai choisi. Après avoir pris conseil des Directeurs, j’ai arrêté la liste. Puis, j’ai réuni tous les cadres et les chefs de chantier pour leur annoncer la situation de l’entreprise, les options prises et leur demander leur coopération pour permettre à l’entreprise de faire face. Cela a été dur, mais cela s’est bien passé. En deux mois, les effectifs étaient réduits de moitié, tous les gars étaient recasés (sauf deux qui n’ont pas supporté le changement). L’entreprise a pu garder une capacité de rebond et repartir. L’option prise et le choix des personnes licenciées étaient tout à fait injustes pour les personnes licenciées. Pourquoi elles ? Était-ce moral ?
Cet exemple est un peu ultime, mais ce problème de licenciement se pose tous les jours : faut-il conserver dans l’entreprise quelqu’un qui ne va pas ou qui ne produit pas assez, mais pourquoi en est-il arrivé là ? Faut-il conserver quelqu’un qui est difficile à supporter, caractériel ou faux jeton ? Faut-il sélectionner toujours les meilleurs, ou faire œuvre sociale en donnant une chance d’insertion et de formation à quelqu’un qui éprouve des difficultés ?
J’ai défini pour Paris-Ouest quelques principes ou règles que nous nous efforçons d’appliquer.

Par exemple :
1. soutenir un collègue en difficulté : quand un collègue a un problème personnel, familial, de santé ou autre, tous ses proches doivent suppléer à la difficulté passagère et lui conserver sa place aimable et accueillante pour lui permettre de surmonter sa crise ;
2. être courageux : nous devons être courageux et dire au personnel ce qui va et ce qui ne va pas ; notre rôle à tous est de valoriser les compétences, les points forts des collègues et collaborateurs et de compenser leurs points faibles ; nous devons gagner ensemble ; (à Paris-Ouest, notre devise est « ensemble, bâtissons l’avenir » : ensemble car c’est une œuvre, bâtir, c’est notre rôle, notre métier et l’avenir de chacun, de notre entreprise et de nos clients, c’est notre responsabilité) ;
3. protéger la liberté personnelle : voici une autre option forte qui fait partie de la culture de Paris-Ouest mais dont l’équilibre est très difficile à garder.
L’entreprise est une organisation collective au service de ses clients. Le collaborateur y participe pour gagner sa vie. Mais sa vie personnelle et sa famille priment sur l’entreprise. Autrement dit, l’entreprise ne doit pas aliéner ses collaborateurs. L’entreprise n’est pas tout dans leur vie et n’est pas le principal. Je l’exprime toujours clairement aux nouveaux embauchés lors du “Dîner des Bizuths”.
Concrètement, nous ne faisons pas de séminaire le week-end ou le soir. Nous ne sommes pas favorables aux œuvres d’entreprise, à l’organisation de vacances, de voyages, d’achats groupés, aux voitures de service, aux logements de fonction qui pourtant attachent les collaborateurs à l’entreprise mais aliènent les personnes et leur famille. En revanche, quand un collaborateur est en deuil, c’est une peine, quand une femme est enceinte, c’est une joie et pourtant, à chaque fois, c’est un vrai problème.
D’autres entreprises ont pris des options inverses : j’ai été surpris, il y a quelques années, que notre belle-fille ne porte pas sa bague de fiançailles au travail. Quand je lui ai demandé pourquoi, elle m’a expliqué que, si on savait qu’elle allait se marier, elle serait brimée et licenciée. Effectivement, dès que son mariage a été annoncé, elle a été envoyée en déplacements répétés avec des horaires impossibles et a dû démissionner trois mois après, à la limite de la dépression. Dans un autre genre, dans une grande entreprise de construction, il est de bon ton de mettre les réunions de service le vendredi à dix-huit heures, suivies d’un dîner jusqu’à minuit. Ou encore, si vous êtes sélectionné comme cadre d’avenir et admis à la pépinière, vous serez muté chaque année les trois premières années après votre embauche dans des villes différentes, pour enrichir votre expérience certes, mais aussi pour contraindre votre femme à vous suivre, c’est-à-dire à ne pas faire carrière et permettre au collaborateur de vivre pleinement pour l’entreprise.
Voici des options morales lourdes où le discernement personnel et collectif est mis à l’épreuve. Où est le bien ? Où est le mal ? À chacun d’en juger.

Est-ce que la fin justifie les moyens ?
La direction par objectifs a permis de très gros progrès de productivité aux entreprises en responsabilisant un grand nombre d’acteurs, mais elle fait aussi beaucoup de dégâts. En effet, les objectifs les plus faciles à exprimer et à mesurer sont financiers. Souvent, ce sont les seuls proposés. L’actionnaire, qui achète une SICAV, ne sait pas s’il achète du Michelin ou du Vivendi. Il l’achète parce que sa banque lui laisse entrevoir un rendement et une plus-value. C’est cela qu’il achète. C’est cela que l’intermédiaire exige de l’entreprise, et il l’exige vite. Tant mieux si l’entreprise délocalise, si elle licencie, elle gagnera plus, son cours de bourse montera.
Chacun oublie qu’un jour, on ne saura plus travailler en France, et qui paiera nos retraites ? Nos enfants pourront bien sûr essayer de demander aux Chinois et aux Coréens la charité !
Dans l’entreprise, c’est presque pire. Nous demandons très souvent aux responsables d’assurer un résultat et définissons bien rarement le cadre éthique concernant les moyens à mettre en œuvre. Et chacun de chercher à obtenir le meilleur résultat financier par tous les moyens. Il est très difficile de se trouver seul dans ce type de compétition. Cela conduit très vite à la corruption, à l’exploitation des sous-traitants, des fournisseurs et du personnel. Tous les moyens sont bons, mais quels dégâts humains et financiers en périphérie, pour l’environnement et pour le bien commun.
La responsabilité est une très bonne chose, mais aux objectifs financiers, il est possible et nécessaire d’adjoindre des objectifs de qualité, de progrès des hommes et des règles de comportement sur lesquelles on ne peut transiger.

Ces options lourdes que nous venons de voir : soutenir un collègue en difficulté, être courageux, protéger la liberté personnelle des collaborateurs, la fin ne justifie pas les moyens, et beaucoup d’autres, quand elles sont clairement exprimées et vécues chaque jour dans l’entreprise, constituent ce que l’on appelle la culture d’entreprise. N’est-ce pas un peu la morale de l’entreprise ?

La corruption
C’est bien sûr à travers l’action du C.F.P.C. (les patrons et les dirigeants chrétiens) de lutte contre la corruption que vous m’avez « repéré ». Il s’agit d’une action collective menée par ce mouvement de 1990 à 1995, action que Jacques Vial, alors Président, m’a demandé d’animer.
Pourquoi ? Parce que la corruption se développait très rapidement en France depuis une quinzaine d’années et rendait le travail des entreprises, surtout celui des petites et moyennes, fort difficile. Seuls, ceux qui utilisaient les circuits d’influence ou de commissionnement pouvaient prospérer.
La corruption nuit à l’économie en faussant la concurrence. Regardez ce que sont devenus les pays de l’Est, ou comment des pays, pourtant riches en matières premières, n’arrivent pas à décoller.
La corruption nuit à l’homme en annihilant sa liberté. Après pas mal d’analyses et de recherches, nous avons choisi de proposer aux dirigeants d’entreprises français de s’engager.
Nous avons lancé le “manifeste contre la corruption”. Avec l’appui de la plupart des membres du C.F.P.C. et trente débats publics dans toutes les grandes villes, nous avons obtenu six mille signatures :

« Manifeste contre la corruption
Le signataire reconnaît que la corruption est intrinsèquement perverse, elle aliène la personne en achetant sa conscience, elle détruit la société en faussant les règles. Le signataire affirme qu’il est inacceptable de vivre dans un environnement corrompu.
Les signataires s’engagent à promouvoir dans leurs entreprises des codes de conduite, des structures et des procédures limitant les tentations.
Ils s’engagent à soutenir et aider ceux, hommes ou entreprises, qui refusent la corruption et réagir et s’engager personnellement en donnant l’exemple.
Ils acceptent que leur engagement soit rendu public ».

Ces engagements ne sont pas anodins. Je l’ai clairement expérimenté à Paris-Ouest. Bien sûr, je savais que mon engagement public aurait des conséquences pour l’entreprise. J’en ai donc parlé au comité de direction et ai proposé à mes directeurs de signer le manifeste. un débat s’est alors engagé, que je n’avais pas prévu : « vous allez casser l’entreprise » ! Effectivement, vu mes prises de positions publiques, certaines personnes, clients ou intermédiaires, n’ont plus voulu nous fréquenter, de peur sans doute que je les dénonce ! Ce n’était évidemment pas le style de la démarche du C.F.P.C. « Pouvons-nous encore inviter un client à déjeuner ? ». « Et les intermédiaires, pouvons-nous les rémunérer ? ».
Je croyais que c’était simple et que l’entreprise était claire mais, en fait, nous avions besoin de définir collectivement et de nous approprier des règles de comportement face à la corruption.
Qu’avons-nous fait ?
I. Limiter les tentations :
1. celui qui ordonne la dépense n’est pas le payeur ;
2. nous avons invité tous les fournisseurs à signer le manifeste. Ainsi ils connaissaient la règle de la maison et n’osaient plus tenter nos acheteurs ;
3. nous avons sollicité nos clients aussi car ils peuvent tenter nos commerciaux.
II. Définir les règles, mais sur quel critère ? Le meilleur est la transparence. Quand, devant une situation, je ne sais pas que faire, je me pose trois questions :
1. est-ce légal (au regard de la loi et des règles de l’entreprise) ?
2. est-ce équitable pour toutes les parties concernées, à court et à long terme ?
3. serai-je fier de cette action si ma famille est au courant, si elle est connue et publiée ?
Ce n’est pas une heure de débat qu’il nous a fallu mais plusieurs mois.
Je viens de raconter l’histoire de ce qui s’est passé à Paris-Ouest en 1992, mais ce qui est important, c’est qu’un très grand nombre d’entreprises et d’organisations définissent ou redéfinissent collectivement des règles de fonctionnement, des codes de déontologie, des chartes éthiques et se les approprient.
Le monde économique s’est rendu compte que ces règles du jeu étaient indispensables à son bon fonctionnement. Le système capitaliste libéral, le développement des échanges, la concurrence ne peuvent fonctionner sans respect du contrat, sans transparence, sans état de droit et sans confiance.
L’affaire Enron, mais avant elle celle de la Société Générale, ont montré combien la transparence et la confiance sont indispensables à l’actionnaire. Le renouveau de la morale économique et de l’éthique des affaires trouve maintenant son origine au sein même du monde des entreprises qui en ressentent le besoin vital.
Dans le fond, ce n’est pas très compliqué. Dans ces codes éthiques, on ne fait qu’exprimer des vertus connues depuis toujours. Octave Gélinier, qui a beaucoup contribué au développement des codes éthiques dans les entreprises, adapte tout simplement le décalogue à la vie des affaires :
· « tu ne tueras point » se traduit dans notre code éthique par “ne pas user de la violence et respecter les personnes” ;
· « tu ne commettras pas de parjure » donne “le respect de la parole donnée” ;
· « tu ne voleras pas » donne “le respect des biens d’autrui et de la propriété” ;
· « tu ne mentiras pas » donne “le respect de la vérité et de la transparence ” ;
· « tu ne convoiteras pas les biens d’autrui » donne “ne pas commettre d’escroquerie ou de détournement”.
La grande difficulté consiste à se réapproprier ces règles simples et à ce que tous les collaborateurs d’une entreprise les mettent en œuvre pour que les entreprises fonctionnent mieux et pour que prospère un monde plus juste et plus humain.

L’exemplarité du dirigeant
Dans le manifeste du C.F.P.C., nous appelions les dirigeants à s’engager personnellement en donnant l’exemple. Effectivement, il nous est apparu que dire et écrire des codes et des règles, aider à discerner le bien et le mal était important, mais que les comportements ne changeraient pas si les dirigeants ne donnaient pas l’exemple.
C’est vrai partout. Dans les familles, les parents ne savent pas toujours dire et se faire entendre de leurs enfants quand ils parlent morale, mais nous avons tous constaté que le comportement des enfants se calquait le plus souvent sur celui des parents. Il ne suffit pas toujours de le dire, il suffit de le faire.
Dans les entreprises, le comportement des dirigeants sert de référence, ne serait-ce que dans l’application des sanctions. Comment obtenir le respect de la parole si le dirigeant n’honore pas la sienne ? Comment obtenir que le personnel vienne à l’heure quand le dirigeant vient quand il veut ? Comment obtenir un effort sur les salaires en temps de crise si, au même moment, le dirigeant s’en met plein les poches ? Françoise de BRY a publié un article dans la dernière livraison d’Entreprise éthique : « l’exemplarité, une valeur clé du management » ; elle écrit :
« Dans certaines conditions, le dirigeant sert de modèle à son personnel, aussi bien dans ses aspects négatifs que positifs. Cela peut aller jusqu’à l’identification au chef en copiant son comportement, sa manière de s’habiller… Il est indéniable que le dirigeant possède une fonction morale dans l’entreprise, nul ne le conteste.
La performance de l’organisation à long terme dépendra en partie de sa valeur personnelle, notamment de ses principes éthiques et de sa faculté à donner l’exemple ».
Et encore : « Il revient aux chefs, et notamment aux premiers d’entre eux, d’être aussi exemplaires que possible », écrivait un dirigeant en 1991. « Quelles sont les valeurs de l’exemplarité, l’intégrité, le sens de l’intérêt général, le charisme, la tolérance mutuelle, la transparence, le respect de l’autre. Elles tendent ainsi à légitimer l’autorité du chef, corollaire du pouvoir qui lui est donné par sa place dans la hiérarchie de l’entreprise ».
Développement de codes éthiques, exemplarité, sanctions. Ces trois piliers de la morale se développent actuellement dans les entreprises.

Importance de la loi
Mais nous nous sommes rapidement rendu compte au C.F.P.C. que l’action individuelle, même multipliée par quelques milliers d’entreprises, ne pouvait suffire. Il était intenable d’espérer devenir pur dans un environnement par trop impur.
Nous avons alors pris position contre le financement des partis politiques et des campagnes électorales par les entreprises. En effet, disions-nous, « il est malsain que l’entreprise finance le politique car, immanquablement, elle en attend des avantages en retour ». Ce procédé est source de corruption et s’assimile à un abus de biens sociaux.
Le C.F.P.C. pense aussi que « le politique ne doit pas dépendre de l’économie mais, au contraire, l’orienter vers le bien commun. Faire dépendre le politique de l’économie aboutit à saper les fondements de la vie démocratique ». Cette dernière affirmation ne faisait que reprendre la doctrine sociale de l’Église. Dans Centesimus annus, (§ 47), on lit en effet : « nous vivons une crise des systèmes démocratiques qui semble parfois avoir altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la moralité mais plutôt d’après l’influence électorale ou le poids financier des groupes qui le soutiennent ».
À force d’expression et de mobilisation, le C.F.P.C. a obtenu une première loi puis une seconde. Tout financement politique par les entreprises est maintenant interdit. La loi est claire et peut s’appliquer alors qu’auparavant, l’exécutif, le législatif et le judiciaire étaient de connivence pour laisser faire, voire pour encourager la corruption.
Vous voyez combien la morale est présente dans la vie économique mais vous voyez aussi que les règles sont difficiles à écrire et à mettre en œuvre. Il a fallu la pression de l’opinion publique, et l’intervention du judiciaire, pour définir les limites à ne pas franchir. Le progrès s’est fait dans la douleur. Combien de dirigeants ont connu la prison, souvent de façon injuste car ils ne faisaient la plupart du temps qu’appliquer les règles de leur entreprise et les mœurs du moment. Ils ont servi de fusible. Néanmoins, le progrès est réel.
Un environnement moins pervers et une loi claire permettent aux entreprises de se proposer des règles claires et d’en exiger l’application. Aujourd’hui, l’intégrité, l’honnêteté et leurs valeurs morales font partie des compétences fondamentales exigées lors de beaucoup de recrutement.

Problèmes actuels
Je voudrais maintenant sortir un peu du monde de l’entreprise pour échanger avec vous sur des problèmes économiques très actuels qui se posent dans notre société. Je vous propose de les poser en termes moraux. Parlons par exemple des retraites et de la santé. Nous sommes tous directement concernés.

Les retraites
La démographie et l’allongement de la durée de la vie remettent en cause les équilibres antérieurs. Nous devons en trouver de nouveaux, mais quand on parle de niveau de cotisation et de durée du travail, que de questionnements moraux sous-jacents !
Est-il juste que certaines catégories de personnes jouissent de leur retraite pendant trente ans et d’autres dix ans seulement ? Faut-il tenir compte de la pénibilité, du nombre d’enfants, du montant des cotisations versées ? Mais avant de parler de retraite, notre génération ne devrait-elle pas commencer par payer les dettes qu’elle a contractées au niveau de l’État plutôt que de continuer à emprunter pour payer notre train de vie (je parle du déficit budgétaire), charge à nos enfants de rembourser nos dettes ? Qui ose le dire ?
De plus, aujourd’hui, nous héritons en moyenne vers soixante ans, à l’âge auquel nous accédons à la retraite. Est-il moralement acceptable que nous exigions des actifs qu’ils nous versent des retraites et des revenus supérieurs à leurs propres revenus pour que nous puissions leur faire la charité et, en fait ainsi, les garder en dépendance. Ne peut-on être adulte à quarante ans ? Ne faut-il pas laisser une plus grande place aux actifs dans la possession du capital et dans la démocratie ?
N’est-il pas temps aussi de redéfinir la retraite ? Est-ce un temps d’oisiveté rémunéré par les actifs mais alors de quel droit ? ou est-ce le temps du service librement et volontairement consenti et de la gratuité, celui de l’économie non marchande ?

La santé
Quant à la santé : la médecine fait de tels progrès que nous commençons à savoir que nous n’en connaissons pas les limites. Nous savons que ce sont les moyens que nous y consacrons qui limitent les progrès et les soins. La santé est pour beaucoup un problème économique.
Bien sûr, il y a lieu de réduire le gaspillage partout où il y en a, mais n’y a-t-il pas surtout des questions d’ordre moral à aborder ? Quelle part de la production nationale et de nos ressources personnelles et collectives voulons-nous consacrer à la santé ? Au détriment de quoi et de qui : de l’enseignement, de l’armée, de l’investissement, des allocations familiales, du logement, de la culture, des voyages ?
Vaut-il mieux faire du préventif ou du curatif, pour nous et pour les autres ? Faut-il orienter les ressources plutôt vers la natalité et les jeunes ou vers le soin des personnes âgées ? Avons-nous vraiment conscience de notre responsabilité directe et partagée sur notre santé et les soins que nous recevons. Responsabilité partagée avec le corps médical, avec nos proches, avec les politiques, etc. Une responsabilité personnelle qui implique des droits et des devoirs. Pourquoi n’acceptons-nous pas de parler de ces problèmes graves de justice, de bien et de mal – en somme de morale – qui pourtant nous concernent directement ?
Vous le voyez, la morale est très présente dans la vie économique. Avec l’accélération des changements, la mondialisation, l’allongement de la durée de vie, la contraception, l’informatique, etc., nous avons un besoin urgent de redéfinir nos règles de comportement dans la vie économique, dans l’entreprise et dans la société. Je crois injuste et inutile de dire que le monde et les jeunes perdent le sens des valeurs et de la morale.
En revanche, je crois que nous avons un travail très important à réaliser pour actualiser nos règles de fonctionnement, celles qu’il serait bon de suivre pour faire le bien et éviter le mal, autrement dit, pour actualiser la morale aux mutations en cours.
Je crois aussi que ce travail d’actualisation ne peut être le fait d’une personne éclairée mais qu’il est plutôt une œuvre collective. C’est le travail de chacun à l’écoute des autres dans les associations, les entreprises, les familles, etc.
Il y a beaucoup à faire mais n’est-ce pas un peu ce que nous essayons de faire ce soir ?

Echange de vues

Olry Collet : Vous nous en avez donné encore plus que nous n’espérions.
J’ai particulièrement apprécié – c’est un peu la charnière qui rattache votre exposé à notre plan de l’année – votre évocation du Décalogue disant : « prenons le décalogue et appliquons-le dans la vie courante en traduisant ses termes ». Cela peut changer la face du monde !… Et vous nous en avez donné le témoignage : cela peut marcher !…

Le Président : Vous avez fait une remarque qui va justifier ma question. Vous avez dit : « Lorsqu’on est fier de quelque chose, on se dit que ce n’est pas si mal ». Je me demande si cette remarque n’est pas un peu optimiste ? Je rencontre en effet des personnes qui sont fières de faire des infractions, qui s’en vantent, y compris lorsqu’il s’agit de violer la morale. Bref, je suis un peu inquiet de voir que maintenant on affiche ses transgressions, on est fier de comportements qui ne sont pas forcément édifiants, au moins du point de vue du respect de la loi, et j’aimerais vous entendre réagir à ce propos.
Par ailleurs, et pour compléter, vous dites : « progrès de la morale ou possibilité de références morales et nous sommes dans l’économie, nous sommes dans l’entreprise ». Je souhaiterais rapprocher cette considération de la note que le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la Foi, le Cardinal Ratsinger, nous a récemment donnée sur l’action en politique. Il est clair, en effet que, pour un chrétien, en politique, il ne doit pas y avoir de relativisme moral : il y a des votes, des actions qui sont considérés comme inadmissibles, incompatibles en tout temps, en toutes circonstances, pour un Catholique.
En économie, est-ce la même chose ? Ou, pour poser la question plus concrètement , qui définit la morale ? Est-ce une morale de circonstance ? Est-ce une morale consensuelle ? Ou est-ce qu’il y a, concernant les domaines que vous avez abordés, une ou des références objectives qui puissent nous permettre de dire, y compris en économie, il y a des choses, il y a des actes, des décisions qui ne se prennent pas ?

Xavier Bouthillon : Vous me posez la question, mais on pourrait la poser à chacun parce que je ne détiens pas la vérité.
Réfléchissons à ce que vous dites : « je suis un peu mal à l’aise parce qu’aujourd’hui il y a des personnes qui se font une gloriole de tricher et qui se vantent de ne pas payer leurs impôts, qui se vantent de faire des excès de vitesse… ». Oui, il y a en effet des personnes qui se vantent.
J’étais dans le chapitre “corruption”. Si vous vous vantez de ne pas payer vos impôts, si une entreprise fait savoir qu’elle ne paye pas ses impôts, elle les paiera très vite. Le contrôle fiscal arrivera très vite et elle sera obligée de les payer.
Donc, si vous n’êtes pas conforme à la loi, vous serez repris par la fiscalité ou par la justice. Le seul fait d’en parler vous oblige à vous mettre en conformité avec la loi et la loi est cette règle minimum, consensuelle ou presque, qui a été définie par ceux qui nous représentent.
La loi n’est pas toujours morale. Elle n’est pas toujours immorale non plus. D’ailleurs, on l’a dit au début, la morale suppose un discernement entre le bien et le mal et ce n’est pas toujours simple. Agit moralement celui qui agit conformément aux mœurs.
La morale, peut-être que je me trompe, mais je ne crois pas que ce soit quelque chose d’absolu. J’ai milité pendant tout mon discours pour que, justement, nous travaillions dans tous nos groupes d’appartenance pour actualiser nos règles en fonction de l’économie du jour, celle d’aujourd’hui. Et je disais : « on parle d’aujourd’hui, en France ». Dans un autre pays, ce qui est acceptable ici, voire moralement acceptable ici et considéré comme bien, peut être considéré comme mal ailleurs. Tout est relatif.
Le Décalogue ce sont plutôt des vertus. Les vertus, c’est plus fondamental, il y a différents niveaux.

Henri Lafont : Le décalogue, ce sont des commandements qui imposent des limites. Soit vous respectez ces limites et vous êtes, dans une certaine mesure, dans le vrai ; même si vous n’acceptez pas la vérité, si vous reconnaissez ces limites et que vous vous y conformez, vous êtes dans le vrai. Ce n’est pas votre vérité, c’est celle du créateur. C’est la Vérité qui a été donnée par le Créateur au début de la Création.

Jean-Claude Roqueplo : Je voudrais aller dans le sens de la remarque qu’a faite le Docteur Lafont.
Dans le témoignage que vous apportez, vous citez Octave Gélinier : à l’exemple du Décalogue, dit-il, il y a les dix commandements du Chef d’entreprise. Une notion est alors essentielle : celle du « Bien commun ». Voilà l’impératif catégorique.
Pour servir le Bien commun, il y a une voie, des moyens une méthode. La comparaison faite par Gélinier, se situe plutôt au niveau de la méthode qu’à celui de la fin.

Xavier Bouthillon : « Tu ne tueras pas », c’est dans le Décalogue. Mais, quand on arrive dans l’entreprise, cela peut être « Tu veilleras à ce que la sécurité soit assurée sur les chantiers. Que le personnel mette son casque, même s’il ne le veut pas. Que, quand tu es dans un atelier où il y a de la poussière, tu mettes les filtres qui permettent à terme de ne pas abîmer la santé de tes collègues, tes collaborateurs ». C’est actualisé en fonction des connaissances du jour. Nous croyions, jusqu’à il y a très peu de temps, que la poussière de bois n’était pas dangereuse. Dans les ateliers de menuiserie, il y a une poussière terrible. On se rend compte maintenant qu’elle est dangereuse. Ce n’était pas connu, il y a seulement vingt ans.
Quand je parle d’actualiser, bien sûr « tu ne tueras pas » reste fondamental mais on peut et on doit le décliner ici, aujourd’hui, avec les moyens que nous avons

Janine Chanteur : En vous remerciant de votre exposé si riche, je vous poserai une question : j’ai beaucoup admiré, dans les deux premières parties, tout ce que vous avez dit de concret. Cette morale vivante, cette morale en action, m’a paru très vraie, très juste.
Mais, ce que vous faites dans le cadre des Petites et Moyennes Entreprises peut-il être transposé aux très grandes entreprises ? Comment faire pour que cette vie de solidarité, de communauté que vous nous avez décrite soit réalisable dans le grand nombre ? Nous savons tous que dans les grandes entreprises il y a, presque fatalement, perte de vue de l’autre, donc de l’existence de la solidarité. Si on arrive à faire marcher des « masses », comme on dit maintenant, c’est précisément parce que les gens n’existent plus dans la masse. Ils ne sont plus libres.
Comment, dans les grandes entreprises, pourrait-on transposer ce que vous avez dit et qui m’a paru vraiment très intéressant ?

Xavier Bouthillon : Il faudrait qu’un dirigeant de grande entreprise veuille bien nous expliquer comment il s’y prend !…

Olry Collet : Je n’ai pas été grand dirigeant, j’ai été cadre supérieur d’une très grande entreprise pendant quinze ans.
Contrairement à la crainte exprimée par Madame Chanteur, cela peut passer. Le problème est celui des relais. D’abord par le comportement, comme le disait tout à l’heure Monsieur Bouthillon, du Président lui-même, du Directeur général, des cadres dirigeants : ils ont, qu’ils le veuillent ou non, une influence personnelle sur le comportement de leurs collaborateurs. Mais, nécessairement, ensuite, cela passe par le choix de ces relais que sont les Directeurs de Division, de Département ou de Service. Dans une très grande entreprise, il y a, nécessairement, des relais : ou bien cela passe bien et vous trouvez aux échelons inférieurs l’esprit que vous êtes déterminé à implanter, ou bien cela passe mal : c’est alors affaire de conseil, de formation, voire de sanction.
On peut essayer de modifier le comportement ou le mode d’action de ces relais. On peut aussi essayer de les remplacer par quelqu’un qui sera plus ouvert à l’influence que cherchent à avoir les dirigeants.
Il ne faut pas voir une grande entreprise comme une grande masse indéterminée soumise de loin à un groupe de dirigeants : la grande entreprise est une grappe de différents sous-ensembles, reliés par une série d’intermédiaires responsables à la tête.

Xavier Bouthillon : Il me semble clair que l’Entreprise est un lieu d’éducation et donc de relais. Ce n’est pas le seul lieu d’éducation, mais c’est un lieu d’éducation : au quotidien par le contact, par l’exigence qui peut être placée à un endroit ou à un autre, par les valeurs qui s’y véhiculent.
Il me paraît tout à fait évident que l’Entreprise est un lieu d’éducation. C’est très important et c’est bien ainsi. Mais tout lieu est un lieu d’éducation. Ici nous sommes aussi en lieu d’éducation.

Francis Jacques : Votre exposé m’a beaucoup éclairé sur un premier point : il est en effet des lieux d’éducation ; il y a l’école, l’hôpital, l’armée. Il y a l’église, il y a aussi l’entreprise… Il y a décidément beaucoup de lieux d’éducation. Maintenant, est-ce que l’Entreprise est un lieu majeur d’éducation ? Vous avez tenté de l’établir avec brio et conviction ; mieux : avec cœur.
Mais une fois qu’on a fait l’éloge de l’Entreprise, de sa potentialité éducative qui n’est pas contestable, il est légitime de repérer ses limites. Est-ce que l’Entreprise présente des pesanteurs structurelles comme, d’ailleurs, ces institutions que sont l’université, l’armée, l’hôpital ? probablement oui.
Il me semble d’abord que la neutralité politique de l’Entreprise, que vous avez soutenue en contexte de corruption, est quand même une fiction. Étymologiquement, l’économie était liée à la famille, puis au cours du XVIIIe siècle aux richesses : révélant une pesanteur de matérialité dans l’entreprise naissante. Au XIXe siècle, on a appris que l’économie pouvait être liée à l’organisation sociale. C’est ainsi qu’on a parlé d’économie capitaliste et qu’on l’a vu entrer en conflit avec l’économie dite socialiste. Bien que la critique marxiste ait fait long feu, à partir de ce moment-là, on a acquis une certaine lucidité, notre conscience moyenne des réalités économiques a perdu beaucoup de ses illusions et l’entreprise pas mal de son innocence. On s’est dit que l’entreprise ne peut pas créer autour d’elle une organisation sociale du travail humain sans produire aussi certaines limites qui sont celles de sa propre finalité de rendement et de profit. A mon sens, il ne suffit donc pas de refuser le financement des partis politiques pour être quitte avec le problème politique que pose l’Entreprise.
Ensuite il en va de même avec le problème moral. L’Entreprise présente une pesanteur particulière. Je ne pense pas à la menace de corruption qui semble relever de l’éthique personnelle, mais à certains effets pervers qui sont ceux des lois du marché. Elles peuvent induire rien de moins qu’un renversement des fins et des moyens, quand la survie d’une entreprise se subordonne le travailleur, alors qu’il devrait être, comme être humain, sa finalité morale. Ce renversement, on l’a rencontré aussi pour la science et la technique. Et comme l’avancée scientifique de proche en proche fait couple avec l’avancée technique, et celle-ci avec l’avancée industrielle, elles se corroborent mutuellement. Vient un moment où elles monopolisent le système des fins jusqu’à renverser le rapport entre les fins et les moyens, parce que les hommes deviennent au service de ces structures prégnantes, pesantes, puissantes, en voie de globalisation.
J’ai pensé en vous écoutant que l’économie capitaliste libérale, avec sa priorité donnée au contrat, engendre ses limites et bientôt en prend conscience. A propos de la réforme des retraites, à propos de la santé, j’ai été très frappé de voir que vous posiez les bonnes questions, en débordant justement un des principes de la culture d’entreprise, qui est la contractualité. Quel sens y a-t-il au juste à demander, pour les retraites, le respect du contrat ? Il y a une façon de voir, même en terme comptable (les enfants paieront), que ce n’est plus vrai. Voici une culture d’entreprise qui est obligée de sortir des références de l’économie marchande, au nom même de la solidarité entre les générations. Vous savez qu’actuellement l’Académie pontificale des sciences sociales a pris pour sujet de recherche la solidarité intergénérationnelle. La question est absolument essentielle pour la morale chrétienne.
Alors la morale a-t-elle sa place dans la vie économique ? Oui bien sûr, dirais-je, à condition d’être amenée d’ailleurs, préservée en d’autres conservatoires précieux. Elle a des sources et des problématiques philosophiques et religieuses extérieures. Tant mieux si certaines entreprises peuvent les accueillir. En elle-même, je ne pense pas qu’avec ses pesanteurs et ses limites la culture d’entreprise soit une culture morale. Mais elle peut devenir morale envers et contre tous grâce à la médiation humaine, par exemple de patrons chrétiens, je veux dire qui sont aussi chrétiens. Bien mieux, à mon sens, c’est là ce que je crois bien que vous avez démontré ce soir. En quoi votre exposé généreux a été fort éclairant pour nous.

Philippe Scelles : Xavier, tes paroles me rappellent la période où nous étions au Centre des Jeunes Dirigeants et où tu luttais contre les problèmes de corruption.
Je ne sais pas ce qu’il en est aujourd’hui dans le bâtiment.
Ce que je sais, en tant que président d’une Fondation qui est une ONG (organisation humanitaire), c’est que les grands organismes tels que « Transparency international » donnent une mauvaise note à la France en matière de marchés internationaux. Certes tout un travail à été fait, mais je crois qu’il faut reconnaître qu’il y a encore beaucoup à faire.
Deuxièmement, tu as parlé de la retraite. On sait bien les uns les autres que c’est un temps de service librement consenti. Nos amis, qui pourraient faire quelque chose pendant leur retraite, bien souvent, ne le font pas. Je le sais bien, moi qui cherche un successeur en tant que président, après 10 ans de bons et loyaux services. Je ne dirais pas que les gens sont égoïstes mais ils veulent passer une retraite calme, libérée de tous soucis. Le service des autres n’est pas leur préoccupation principale. C’est le moins que l’on puisse dire.

Gabriel Blancher : Monsieur le Président, je voulais simplement faire une remarque en tant que médecin. Le Président Bouthillon a dit que les progrès de la médecine trouvaient leur limite dans le manque de moyens qui leur étaient consacrés. C’est tout à fait vrai, il a parfaitement raison.
Mais ce n’est pas la seule limite. Les progrès de la médecine dépendent des moyens qu’on y consacre, mais ils dépendent aussi, avant tout, des découvertes scientifiques. Or, une découverte ne se fait jamais sur ordre et ne dépend jamais uniquement des moyens qui lui sont consacrés. En deux mots : les moyens sont une condition nécessaire, mais pas suffisante.

Marie-Joëlle Guillaume : Ma première remarque touche votre premier point, les exemples très concrets que vous nous avez donnés sur la vie de votre entreprise. J’y pensais en entendant le Docteur Lafont relever ce que vous aviez dit à propos des commandements tout à l’heure. Il est vrai qu’il y a les commandements. Il me semble que, dans vos exemples, vous alliez au-delà des commandements. Ce qui m’a paru le plus clair, c’est un aspect de vérité humaine toute simple. Je me demande si, finalement, la référence que nous ne cessons de chercher, ce n’est pas simplement cette vérité humaine. C’est une question de discernement, il n’est pas toujours facile d’agir au service de la vérité humaine, il s’agit d’aller au-delà du « tu ne tueras pas » ou « tu ne voleras pas », pour finalement saisir la personne dans tout ce qu’elle est, d’essayer de la respecter dans tout son être. C’est ce que dit la doctrine sociale de l’Église.
Votre deuxième développement suscite une question que l’interlocuteur précédent vient d’aborder, mais sans répondre à mes interrogations. On entend dire parfois qu’au plan international il est très difficile pour des entreprises françaises, d’obtenir certains contrats dans certains pays où le bakchich est quasiment dans les mœurs. J’aimerais que vous nous éclairiez sur ce point. Est-ce que, quand on se situe au niveau international, où les habitudes sont diverses, on peut raisonner de la même façon. Et si « oui », comment peut-on le faire en restant compétitif ?
J’ai enfin une remarque qui touche à votre développement à propos des retraites. Il y a une vingtaine d’années, je me suis beaucoup occupée de politique familiale et je me souviens qu’à l’époque, chaque fois que les uns et les autres nous prenions la parole, nous disions : « Il est d’autant plus important de faire une vraie politique familiale qu’il y a une solidarité naturelle entre les générations : demain, qui paiera les retraites ? ». Cela me paraissait d’ailleurs un argument un peu étroit d’esprit, un peu matérialiste. Je pensais qu’il fallait quand même le donner, parce que ce pays ne voulait pas faire de politique familiale. Je constate que, vingt ans après, le phénomène nous atteint de plein fouet, mais que cette question du déséquilibre démographique n’est guère soulevée. Monsieur Raffarin l’a un peu dit dans son discours à l’Assemblée nationale, mais on ne le sent pas dans les manifestations aujourd’hui, on est là à réclamer “son dû”, “son droit”, vous l’avez très bien dit. Mais finalement, l’idée qu’il y a une solidarité entre les générations et qu’on récolte ce qu’on a semé, nous ne l’entendons pas dire. Cela ne signifie pas qu’on ne doit pas trouver de solutions. Mais, sans politique familiale permettant de redresser la natalité, il n’y aura pas de solutions durables.

Jacques Pelletier : J’ai suivi votre exposé avec beaucoup d’intérêt et notamment la façon dont, dans votre entreprise, vous avez réussi à mettre en œuvre vos principes. Estimez-vous qu’il y a une spécificité de la morale chrétienne par rapport à la morale tout court ?

Xavier Bouthillon : La neutralité politique dans l’entreprise, ce n’est pas possible. Effectivement, pendant longtemps, on a cru qu’il y avait des systèmes antagonistes qui tous marchaient. On a cru qu’il y avait d’un côté le capitalisme, de l’autre le socialisme et que tout cela risquait de marcher. En fait, depuis maintenant une quinzaine d’années, on se rend compte qu’on est tous revenus à une économie de marché, plus ou moins libérale et encadrée. Mais de toutes façons le libéralisme non encadré, c’est la loi de la jungle, cela ne marche pas. On cherche tous dans la même voie, quel que soit le pays, quel que soit le gouvernement, que ce soit un gouvernement de gauche ou de droite, on est tous favorables à des systèmes d’économie de marché. On ne peut pas dire capitaliste, cela ne fait pas bien quand on est à gauche, mais c’est bien cela quand même. Libéraux encadrés parce qu’ on a absolument besoin de lois et de règles si on ne veut pas que ce soit la loi de la jungle, de la force, qui régisse tout.
Aucun d’entre nous n’est neutre politiquement. Nous sommes tous politiques dans notre vie sociale et je ne veux pas prétendre à la neutralité politique. Nous sommes politiques par nature parce que nous sommes de la Cité.
Bien commun pour le progrès de l’homme et de l’humanité ; tout cela, ce n’est pas complètement neutre. On a parlé de perversion mais, dans l’Entreprise, effectivement, il y a des entreprises qui sont différentes, qui ont des valeurs différentes. Un autre exemple, que je n’ai pas pris mais qui est capital ! Il y a des entreprises qui élèvent les hommes, qui élèvent les collaborateurs. Dans ces entreprises, quelqu’un qui a raté ses études, qui n’est pas forcément parfait, arrive à devenir une personne solide, conséquente, utile et qui, au bout de quelques années, assume fort bien sa responsabilité. Dans d’autres boîtes, on presse le citron et quand on a tiré le jus on vous jette à la poubelle et on fait des dépressifs, des gens qui ne peuvent plus se refaire. Il y a vraiment des entreprises qui sont plus formatrices que d’autres. Il y a des cultures d’entreprise qui sont essentiellement différentes mais cela, c’est la liberté. On ne peut pas imposer à tous d’être pareils.
La corruption. Il y a eu deux questions sur le sujet. C’est vrai, j’ai mesuré des progrès en France depuis dix ans et en particulier dans mon environnement et dans mon métier, ce n’est plus la même façon d’appréhender les choses, que ce soient des permis de construire, des autorisations ou des marchés, etc. Il n’y a plus une personne de l’administration qui accepte une invitation à la chasse. Cela devient un peu idiot parce qu’il faut conserver la convivialité, mais là aussi, il faut du discernement.
La transparence. Si on a été capable de dire « j’ai été à la chasse Untel » cela veut dire qu’on ne peut pas se faire acheter. Cela veut dire qu’on restera libre. Ce qu’il faut, c’est garder sa liberté. En revanche, dans les affaires internationales, c’est affligeant, il y a des progrès considérables à faire qu’on n’est pas en train de faire et que les États-Unis ne nous aident pas à faire.
Il y a quelques avancées quand même, le procès ELF par exemple : dans les Travaux Publics, on était des innocents ; on voyait le bonheur en millions alors que là c’était en milliards, mais c’était à la demande des gouvernements. Ce qui ressort aujourd’hui et que nous avions parfaitement repéré c’est que, quand il y a des valises, chaque porteur de valise en prend la moitié. Si la valise passe par quatre mains, il n’en reste plus que le seizième ! Le financement des partis politiques était, pour cela, dramatique. Il y avait un besoin, mais vous multipliez par seize la corruption. Tout le monde prélevait au passage, et c’était insupportable. Sur le plan international, c’est en train d’éclater avec l’affaire ELF. On n’est pas encore « sorti de l’auberge ». On en est encore très loin !
Les retraites. M. Francis Jacques nous dit : « on a besoin de contrat, le contrat c’est ce qui permet à l’économie de marché de se développer, au capitalisme de fonctionner, à l’échange de fonctionner » mais « vous voyez bien que le contrat n’est pas la seule solution puisque, pour la retraite, l’entreprise n’arrive pas à formuler un contrat ». Je suis tenté de vous dire « la retraite n’est pas un problème d’entreprise, la retraite est un problème de société, de solidarité ». Quelques personnes se sont cru permis, quand on parle de retraite par capitalisation, de vous dire « nous vous prenons de l’argent aujourd’hui, nous vous le rendrons dans trente ans ». C’est complètement dérisoire et farfelu. On vient de le voir avec les fonds de pension américains dont on avait promis monts et merveilles. Avec la baisse de la bourse, tout d’un coup, il n’y a plus d’argent. Ils vous ont promis tout ce qu’ils ont voulu, ils ne vous donneront que ce qu’ils pourront, que ce qu’ils auront. Qu’auront-ils ? ce que la valeur des actions achetées vaudra au moment de réaliser. Et, en fait, ce que les entreprises dans vingt ou trente ans arriveront à produire. Il n’y a pas eu de cas où on consomme autre chose que ce qu’on produit, ce qui justifie parfaitement la politique familiale parce que, là, on travaille pour trente ans. On ne peut pas stocker la consommation. Vous stockez le sucre ou le blé pour un ans. Vous stockez un peu l’énergie, vous mettez un peu de gaz, de pétrole dans une citerne mais dans trente ans, on consommera l’énergie qu’on produira dans trente ans. Il ne faut pas nous dire que l’on peut capitaliser pour les retraites, on peut faire quelques économies mais on ne consommera jamais que ce que l’on produira dans trente ans et on verra alors comment le répartir. Ce n’est donc pas un contrat qu’on peut passer aujourd’hui. Ce sont les hommes qui, dans cinq ans, dix ans, vingt ans, trente ans le contracteront ensemble en fonction de l’idée qu’ils s’en font et en fonction du rapport de forces d’alors.
C’est pour cela que je disais tout à l’heure : on arrive avec le déficit de générations à un problème moral que je vous avais soumis : est-il logique que l’on laisse si peu de place aux actifs dans la vie économique moderne ? Jusqu’à il y a trente ans, ils avaient toute la place, ils étaient majoritaires, donc majoritaires à l’Assemblée nationale. C’est eux qui faisaient et défaisaient les lois. Ils possédaient les entreprises, ils avaient le capital, ils dirigeaient les entreprises, ils donnaient les orientations. Ils avaient le pouvoir syndical parce qu’ils allaient dans la rue. Mais ce qu’il y a de surprenant, c’est qu’aujourd’hui les retraités aussi vont dans la rue, alors on n’y comprend plus rien. Les actifs, il y a trente, quarante ans, avaient tous les pouvoirs. Aujourd’hui, ils ne sont plus majoritaires, de très loin. Qui est majoritaire ? Regardez, bien c’est nous, les plus de soixante ans qui font et défont les majorités à l’Assemblée. Les actifs ne possèdent pas les entreprises. Qui en hérite à soixante ans ? C’est à ce moment-là qu’on est actionnaire. On a accumulé un petit peu d’argent et on a hérité. De ce fait, on dirige les entreprises. On demande du rendement. Avant, on s’intéressait à l’entreprise qui était dans le village : si vous étiez à Clermont, c’était Michelin. Vous preniez des actions Michelin parce que vous saviez que pour vos enfants, vos petits-enfants, cela permettrait un développement local. Maintenant, vous ne savez même plus ce que vous achetez, mais vous dirigez quand même, vous exigez du rendement.
Donc, sur le plan démocratique, les retraités font la majorité ; sur le plan du capitalisme, ils ont la majorité ; sur le plan syndical, les actifs ne peuvent faire grand-chose sauf peut être les fonctionnaires quant les retraités leur apportent un appoint ;
Pour les retraites, comme pour la politique familiale, on fait des lois où, en fait, on s’approprie le travail des autres. On se fiche pas mal des enfants. Les enfants, ils arriveront trop tard pour payer nos retraites et ils ne votent pas. Je serais d’ailleurs pour le vote des enfants, mais c’est un autre problème.
Deuxième problème concernant la retraite, l’égoïsme à la retraite. Je crois qu’il serait temps d’en parler. La retraite, c’est la plus belle des choses ! On n’a plus besoin de compter, on est pris en charge par la société mais on a des devoirs, des devoirs considérables sinon cela n’a pas de sens, on est inutile, mais cela on ne le dit jamais. On croit qu’on a que des droits, on ne pense pas qu’on a aussi des devoirs. Je crois qu’au moment où on parle de retraites cela me ferait plaisir qu’on accepte de parler de l’utilité du retraité, de l’utilité et du sens de la retraite. A la retraite, on ne nous exige pas de pointer le matin à sept heures, on nous donne un espace de liberté. Mais, cet espace de liberté, ne nous autorise pas à l’oisiveté, à ne rien faire. C’est le moment d’apporter ce que ne peut pas apporter l’économie marchande. Alors, cela donne un sens à la retraite. Cela justifie qu’il est indispensable que les actifs honorent leurs anciens.
La retraite n’est pas un problème d’entreprise, c’est un problème de gratuité, c’est un problème de solidarité, ce n’est pas un problème de contrat ou, plutôt c’est un problème de contrat intergénérationnel.

Olry Collet : Je vous remercie parce que votre témoignage vigoureux et modeste, en même temps, nous a certainement beaucoup appris à mes collègues, comme à moi-même.
Cela m’a entraîné dans une réflexion importante. Ce que vous avez dit dans votre troisième partie sur les retraites et la santé me paraît extrêmement important. Le Docteur Lafont a posé tout à l’heure la question de la référence au décalogue en disant : « mais quant à cette morale que vous évoquez …y a-t-il une morale chrétienne de l’entreprise ou de l’économie ? ». Votre réponse est positive : il y a, en tous cas, une pratique chrétienne de la morale.
Tout au long de votre exposé, on perçoit que le respect de l’homme, la fraternité, et l’esprit de service, vertus proprement évangéliques, ont leur place dans l’entreprise. Nous n’oublierons pas que nous avons tous le devoir de nous reposer les questions de la traduction, dans l’action quotidienne, du décalogue.