Par Pierre Bernard, maire de Montfermeil

“N’ayez pas peur !”

Cette recommandation de notre Saint Père a-t-elle été bien perçue par les femmes et les hommes politiques chrétiens ?

Existe-t-il une place dans ce monde politique pour les téméraires qui osent penser que la survie de notre civilisation tient essentiellement à un retour en force de nos convictions chrétiennes ?

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Le Président : Cher Pierre Bernard – vous me permettrez, Monsieur le Maire, de vous appeler ainsi -, lorsque nous nous sommes rencontrés pour préparer la communication que vous avez accepté de nous faire, vous m’avez interrogé sur votre place dans un cycle où intervenaient des philosophes, des historiens, des théologiens, des moralistes, etc. Je dois même dire que vous m’avez semblé perplexe à ce sujet.
Certes, nous avions besoin de toutes ces compétences pour fonder, cadrer, assurer en quelque sorte notre réflexion. Mais nous devons aussi, au sein de notre Académie, tenir compte de la souveraine expérience des faits et nous tourner vers les acteurs.
Nous avons surtout besoin de témoins comme l’a d’ailleurs fort opportunément rappelé l’un de vos prédécesseurs, le Pasteur Abel. Nous avons déjà eu un grand témoin de la vie économique, le mois dernier, en la personne de Monsieur Bouthillon. Il nous fallait, pour clore ce cycle sur « Un monde sans Dieu ? » quelqu’un de profond et de courageux, d’expérience et de réflexion, de convictions aussi. Votre modestie dût-elle en souffrir, vous êtes ce témoin et, au-delà du témoignage, vous êtes celui qui peut livrer son expérience pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui.
D’ailleurs, et je n’en suis pas surpris, les communications précédentes, que j’ai relues pour l’occasion, justifient pleinement votre présence parmi nous ce soir.
Certes, il ne m’appartient pas de conclure ni même de proposer une synthèse de ces communications. Mais je me permettrai de reprendre quelques brefs extraits de l’une ou l’autre d’entre elles. Ils me suffiront pour présenter votre intervention.
N’est-ce pas Janine Chanteur qui fait ce constat : « Le monde contemporain, singulièrement le monde occidental, vit de moins en moins de la présence de Dieu et des dogmes qui ont guidé, dans le passé, la vie des hommes » ou encore, « Le monde humain se morcelle. L’individu remplace la personne et les copains se substituent aux amis fraternels ». Et vous, Pierre Bernard, vous vivez de la présence de Dieu, vous êtes un apôtre de l’amitié…
C’est encore Janine Chanteur qui relève qu’aujourd’hui « le refus du travail, au nom du droit aux loisirs, ou l’exigence d’une prise en charge abusive, sont aussi des formes nouvelles qu’a pris l’oubli frivole de soi, en même temps que l’oubli de Dieu », tandis qu’elle dénonce « ces hommes providentiels capables de faire à la place de chacun de nous l’effort de nous sauver ».
Vous êtes tout le contraire de l’homme providentiel, mais vous êtes un travailleur acharné…
N’est-ce pas le Professeur Dreyfus qui nous a mis en garde : « La volonté de développer une société plus juste et plus libre a débouché sur des utopies égalitaristes mais aussi sur des utopies totalitaires qui sont devenues d’ailleurs autre chose que des utopies ».
Et vous, vous avez consacré une grande partie de votre énergie à lutter contre le totalitarisme…
Le même Professeur Dreyfus considérait, en décembre dernier, que l’avenir était sombre, complétant sa description d’un avertissement : « Ne nous étonnons pas de la montée des sectes. Elles se substituent à nos Églises et remplissent des fonctions que nos Églises ont négligées ou, plus gravement, oubliées ».
Cette réalité d’un monde sans Dieu fut également évoquée par le Père Verlinde : « La prison se referme sur l’homme-dieu qui étouffe dans un individualisme absolu, auquel il tente en vain de donner des allures mystiques en se référant à un Soi cosmique divin. Il faudra bien que l’homme contemporain finisse par réaliser qu’en évacuant le Mystère il porta atteinte à sa propre essence », ajoutant, pour mieux enfoncer le clou, que « ce n’est qu’en Dieu que l’homme peut trouver ce dépassement infini qu’exige l’esprit ».
Quant au Pasteur Abel que j’évoquais en commençant en disant que nous avons besoin de témoins, il précise « que ce qui est difficile et en même temps merveilleux, c’est le courage : le courage d’attester ; le courage de se montrer ; le courage de dire ce qu’on a à dire et aussi cet autre aspect du courage qui fait partie de la condition du témoin, de s’écarter pour laisser la place à d’autres témoins ».
Nous allons voir que tout cela nous conduit, encore, à vous…
Pourquoi, en effet, ces quelques évocations ? Parce que vous répondez, par votre action et par votre personnalité, à toutes ces insuffisances et finalement vous pouvez nous donner ou nous redonner confiance en nous montrant qu’il est possible d’agir, qu’il est nécessaire de le faire. Votre vie suffit pour en être convaincu.
Au risque de caricaturer, je vous prie de m’en excuser, elle se déroule en trois phases.
Le soldat avant tout, avec tout ce que cet état suppose de courage, d’amitié, d’engagement. Né le 30 janvier 1934 et baptisé – vous tenez à le souligner – le 6 février de la même année, vous vous engagez dans l’armée en 1953. Vous y resterez dix-neuf ans dans « la Coloniale » (l’infanterie de marine pour les non-avertis), ce qui vous conduit au Tchad, en Algérie, en Nouvelle-Calédonie, en Haute-Volta.
Deuxième phase : le banquier. Cette expérience de l’entreprise, le Crédit Lyonnais, vous donne une nouvelle compétence. Elle montre également qu’il est possible d’agir dans différents cadres : c’est l’homme qui compte.
Troisième phase : élu Maire de Montfermeil en 1983 (après un échec aux élections de 1977 qui nous rappelle que la victoire n’est jamais facile), vous quittez vos fonctions de banquier pour vous consacrer à l’action politique locale, de proximité. Réélu ensuite régulièrement (la dernière fois c’était en 2001), vous avez même siégé en 1995 à l’Assemblée Nationale. Montfermeil, c’est aussi la cité des Bosquets dont vous aurez sans doute l’occasion de nous parler…
Vous avez enfin la vertu des vrais témoins qui permettent aux autres d’attester, des serviteurs qui ne font pas de la politique une fin en soi. En effet, en 2002, vous démissionnez après avoir assuré votre succession ; vous laissez la place à votre adjoint qui reprend le flambeau à la mairie de Montfermeil.
Je tiens à terminer cette présentation en mentionnant une découverte que j’ai faite récemment et qui m’a conforté dans le choix que nous avons fait de faire appel à vous pour intervenir dans un cycle sur « Un monde sans Dieu ? ». Il est très remarquable en effet que dans tous les documents que vous m’avez remis, aussi divers soient-ils, il est fait mention de Dieu.
Trois exemples suffisent pour le montrer en reprenant chacun des documents que vous m’avez remis.
Dans ce premier document, un papier rédigé pour soutenir l’Association que je n’ai pas mentionnée mais que vous avez également créée, « France debout », vous évoquez les buts et puis vous terminez, à propos du don qu’il est possible de verser en guise de soutien : « le don est une participation libre, et Dieu sait le prix que France-Debout donne au mot liberté… ». C’est une manière d’introduire Dieu qui est déjà fort sympathique.
Lorsque vous rédigez un texte à l’occasion des “Assises Banlieues 89”, petit texte inséré dans la plaquette publiée à cette occasion, vous présentez l’action très concrète et de proximité que vous menez dans le cadre de votre engagement et vous terminez de fort belle façon en souhaitant : « …que, l’homme, le père et sa famille retrouvent leur fierté dans un cadre digne de l’Etre, de l’enfant de Dieu ».
Enfin, il en est de même dans le carton d’invitation de Pierre Bernard, maire de Montfermeil, à l’occasion de sa démission si je puis dire, carton d’invitation pour une festivité donc dans lequel il est très officiellement mentionné que dans l’ordre du jour est prévu « À seize heures, messe d’action de grâces à l’Eglise Saint Pierre Saint Paul ». Chapeau, Monsieur le Maire !
Nous savons ainsi dans quelle direction vous allez ; aidez-nous à vous accompagner !

Pierre Bernard : « Tout pouvoir vient d’en haut » ; « Sans moi vous ne pouvez rien faire ». Dieu, nous le savons, ne donne rien sans l’effort de l’homme : le travail, la prière… Mais Dieu accorde aussi aux méchants le prix de leurs efforts même pour faire le mal : Lénine, Staline, Hitler, Mao, Pol Pot en sont de récents exemples. Ces hommes qui ont agi comme si Dieu n’existait pas nous font penser au sécularisme dénoncé par notre Pape Jean-Paul ou selon le mot de Péguy à la « déchristianisation sociale ».
Dans l’encyclique Rerum novarum Léon XIII écrit : « si l’on ne connaît pas Dieu, on ne connaît pas l’homme ». Or l’Église connaît Dieu. Il appartient donc à l’Église de transmettre Dieu, de veiller à ce que Sa loi soit respectée, d’intervenir, avec tact, auprès de l’homme qui a le pouvoir dès l’instant où il dépasse la ligne jaune. Il ne faut voir là que l’application du Principe de subsidiarité qui implique la séparation de l’Église et de l’État, appliquée bien avant la loi de décembre 1905. Déjà les premiers apôtres ont considéré que porter témoignage de Notre Seigneur Jésus-Christ était exclusif et ont décidé que des frères s’occuperaient du temporel. L’empereur Constantin dans l’Édit de Milan se désigne comme le protecteur de l’Église qu’il considère comme le garde-fou nécessaire au pouvoir politique. Saint Remi proposait aux évêques de « confier le domaine temporel à des gens qui ne sont pas d’Église mais qui seront soumis à l’Église ». Et l’on voit par là que la France est une création de l’Église ; elle est la conséquence du christianisme. C’est assez dire que le Français chrétien a toute sa place dans la mise en œuvre du pouvoir temporel. La prend-il ? L’homme politique chrétien témoigne-t-il de sa foi dans son action ?
Pour répondre à cette question, je dégagerai d’abord la position flottante du “catholiquement correct” et en regard les recommandations de l’Église. Dans un deuxième temps, je donnerai les attitudes dominantes des hommes politiques qui se déclarent chrétiens.

Le “chrétiennement correct” et la voix de l’Église
Affirmons-le d’entrée, tout chrétien a le pouvoir d’agir en politique. Voici quelques lignes extraites de Christi fideles laïci du Saint-Père Jean-Paul II « Les fidèles laïcs ne peuvent absolument pas renoncer à la participation à la politique à savoir, l’action multiforme […] qui a pour but de promouvoir le bien commun. Tous et chacun ont le droit et le devoir de participer à la politique ». Et plus tard à Madrid il déclarera : « Dans une société pluraliste comme la vôtre, s’avère nécessaire une présence catholique accrue et plus incisive, individuelle et collective dans les divers secteurs de la vie publique. Il est inadmissible et contraire à l’Évangile de prétendre circonscrire la religion à la sphère strictement privée de la personne […]. Sortez donc dans les rues, vivez votre foi avec joie, portez aux hommes le salut du Christ qui doit imprégner la famille, l’école, la culture et la vie politique ».
Tout est dit, mais par quoi commencer ?
Doit-on d’abord chercher à convertir les hommes qui dès lors feront de bonnes lois ? Ou faut-il en premier changer les institutions politiques qui conditionnent tout de manière que l’État redevenu chrétien propose des lois conformes à la loi de Dieu ? Ou encore, supprimera-t-on en priorité les structures économiques d’oppression, d’exploitation, d’aliénation, pour une plus juste répartition des charges et des biens ?
Ces trois propositions sont celles des penseurs catholiques déduites d’observations au départ réalistes. Aucune n’est totalement fausse ni vraie ni surtout applicable isolément. Si l’on se concentre sur l’apostolat, on oublie la politique et la société ne cesse de se décomposer. Ou l’on fait de la politique d’abord et l’Évangile n’est pas prêché ; ou avec les chrétiens progressistes et les théologiens de la libération, on axe tout sur l’économique et le christianisme est réduit à un temporalisme évacuant toute réalité supérieure.
En politique, c’est bien connu, on recherche toujours ce « foutu consensus » ! quitte à faire de dangereux abandons. Dans cette recherche on rencontre deux attitudes.
Le dualisme
Pour ses partisans, la foi est d’ordre privé, intime. Elle ne doit pas interférer avec la chose publique. Nous ne sommes plus en chrétienté mais en démocratie. En tant que chrétien, j’adhère à l’enseignement de l’Église mais, en tant que responsable politique, je dois tenir compte de la volonté de mes électeurs sans chercher à leur imposer mes vues. L’homme politique aurait deux âmes et deux consciences : le fidèle va à la messe, le député légifère pour l’avortement ; l’homme privé chrétien vient en aide aux déshérités, tandis que l’homme public va justifier des licenciements abusifs voire frauduleux.
Cette position est bancale, inconfortable, car, disons-le nettement, Dieu gêne. Le R. P. Paul Valadier lors de sa communication Face à la culture de mort, la réponse chrétienne disait : « On aboutit à penser Dieu comme un rival de l’homme, puisque lorsque l’homme s’affirme, prend conscience de ses pouvoirs à travers la raison, la science, la démocratie, les droits de l’homme, on en conclut qu’il ne peut s’affirmer que contre Dieu ».
On n’est pas chrétien à temps partiel. Le dualisme est un athéisme qui s’ignore, une idéologie qui sépare politique et religion lorsqu’elle ne l’attaque pas. Dans Immortale Dei Léon XIII écrit : « Il n’est pas permis d’avoir deux manières de se conduire, l’une en particulier, l’autre en public de façon à respecter l’autorité de l’Église dans sa vie privée et à la rejeter dans sa vie publique ; ce serait là allier ensemble le bien et le mal et mettre l’homme en lutte avec lui-même, quand au contraire il doit toujours être conséquent et ne s’écarter en aucun genre de vie ou d’affaires de la vie chrétienne ». Et dans le catéchisme de l’Église catholique on lit : « les sociétés qui ignorent ou refusent la Vérité sur Dieu et sur l’homme au nom de leur indépendance par rapport à Dieu, sont amenées à chercher en elles-mêmes ou à emprunter à une idéologie leurs références et leur fin, et, n’admettant pas que l’on défende un critère objectif du bien et du mal, se donnent sur l’homme et sur sa destinée un pouvoir totalitaire, déclaré ou sournois, comme le montre l’histoire ». Très sommairement, on peut dire qu’est totalitaire l’État qui, refusant de reconnaître l’autorité de Dieu, se substitue à lui.
Le pluralisme
L’autre attitude envisagée pour les politiques chrétiens est le pluralisme que l’on peut définir en quelques lignes : à chacun selon ses options, la foi étant sauve. Si les catholiques doivent cultiver l’unité en ce qui concerne les choses spirituelles, ils ont toute liberté pour choisir les engagements politiques qui conviennent le mieux à leur sensibilité et à leur tempérament. Sous le titre : “le pluralisme catholique” le journal la Croix publiait en mars 1993 un sondage sur le vote des catholiques analysé ainsi par Noël Copin : « Les intentions de vote des catholiques pratiquants réguliers soulignent un progrès du pluralisme […] Les catholiques pratiquants tendent à se rapprocher, dans leur comportement électoral, de l’ensemble de la population française. L’Église a de moins en moins d’influence sur la vie politique ». Et visiblement satisfait, l’éditorialiste concluait : « La séparation est consommée. Il y a Dieu et César. L’Église ne court pas le risque d’apparaître comme un groupe de pression […] Le catholique pratiquant est un citoyen libre dans une société de liberté. Libre et responsable ».
Que peut penser le R.P. Paul Valadier qui, dans l’intervention déjà citée, ponctuait : « un des rôles de la foi ou de l’Église est d’aider à construire des libertés créatrices, d’aider nos contemporains à retrouver le goût d’entreprendre, de créer malgré tout ».
Cette notion de pluralisme voudrait tendre au respect de la liberté de pensée et d’opinions chère à nos sociétés démocratiques. Si la division est à fuir dans le domaine spirituel qui reste essentiel, la liberté s’impose à l’égard des objectifs politiques et des réponses différentes qu’ils peuvent appeler. Le Pape Paul VI dans sa lettre au cardinal Roy semble accréditer cette thèse : « Dans les situations concrètes et compte tenu des solidarités concrètes vécues par chacun, il faut reconnaître une légitime variété d’options possibles. Une même foi chrétienne peut conduire à des engagements différents […] Aux chrétiens qui paraissent, à première vue, s’opposer à partir d’options différentes, l’Église demande un effort de compréhension réciproque des positions et des motivations de l’autre […] car Elle croit aux possibilités de convergence et d’unité. Ce qui unit les fidèles en effet est plus fort que ce qui les sépare ». Tout ceci ne peut partir que d’un bon sentiment puisqu’il faut parvenir à ce « foutu consensus » !
Mais les évêques français vont aller au-delà de cette démarche : ils partent du constat que les opinions et les engagements des catholiques français couvrent tout l’éventail de l’échiquier politique. Pour en être convaincus ils ont dû être sensibles à la main tendue de ce bon monsieur Georges Marchais aux catholiques réunis à Lyon. L’épiscopat français publie en 1972 une charte intitulée Pour une pratique chrétienne de la politique, interprétée alors comme une caution donnée par les évêques à un engagement à gauche. Le Père Fessard, fin connaisseur de la dialectique, y voyait une compromission avec le marxisme alors vécu et défendu par l’A.O.C. et la J.O.C. Cette charte affirme la légitimité du pluralisme. Il y est dit en substance que le choix politique n’est pas déterminé par la seule foi mais est conditionné, antérieurement, par l’histoire personnelle, les solidarités de classe, le tempérament, les conceptions et l’idéologie de chacun. « Il n’est pas possible d’imaginer une conception d’ensemble de la vie sociale qui allie, dans une synthèse équilibrée, toutes les valeurs essentielles. D’où ces positions divergentes, dont les cohérences opposées tiennent à la priorité accordée à l’une ou l’autre des valeurs fondamentales de l’existence humaine, la liberté ou la solidarité ». Conclusion : « C’est légitimement que les chrétiens adoptent l’une ou l’autre attitude ou s’engagent dans l’une ou l’autre option ».
Comme pour atténuer la portée de cette assertion, les évêques proposaient des voies de dépassement des oppositions, voire des affrontements entre chrétiens. Quel que soit son camp d’appartenance, le chrétien doit se référer à un certain nombre d’exigences éthiques extraites de la Bible telles que le respect des pauvres, la défense des faibles, la protection des étrangers, la suspicion de la richesse, etc. Pour que les Églises deviennent capables de ce discernement évangélique, ils suggéraient aussi la constitution de lieux ecclésiaux d’affrontements et de confrontations où les chrétiens d’options politiques opposées pourraient discuter de problèmes concrets tels que l’exploitation des travailleurs immigrés, le pillage du Tiers Monde, la spéculation foncière, la condition féminine, etc. Mais, attention ! ces espaces de rencontre ne sauraient déboucher sur un quelconque rapprochement pratique : ils ne cherchent pas à devenir le lieu d’un accord impossible et non désirable ou même à recouvrir par l’unique Foi des divergences légitimes.
Face à des propositions si ténues, le chrétien ressent comme un malaise : est-il si conforme à l’enseignement du Christ de se contenter de telles dissensions, même dans les choses d’ici-bas ? L’unité serait-elle un vain mot, une espérance trompeuse ?
L’Église, Elle, ne s’y est pas trompée. Deux textes encadrent cette période douteuse. C’est Léon XIII qui, à la fin du XIXe siècle, demandait aux catholiques français de mettre à part tout dissentiment politique et de s’unir comme un seul homme pour combattre les lois antireligieuses de la IIIe République. Cent ans plus tard, notre Pape Jean-Paul II déclare : « Face à tant d’autres humanismes souvent enfermés dans une vision de l’homme strictement économique, biologique ou chimique, l’Église a le droit et le devoir de proclamer la vérité sur l’homme qu’elle a reçue de Jésus Christ […] Dieu veuille qu’aucune coercition extérieure n’empêche ses membres de le faire ; mais Dieu veuille surtout qu’ils n’omettent pas de le faire par crainte ou par doute, parce qu’ils se sont laissés contaminer par d’autres humanismes par manque de confiance dans le propre message original de l’Église ».
Quels témoignages des hommes politique ?
Ces dissonances entre l’Église et son petit personnel en France ne sont pas de nature à donner un élan plein d’enthousiasme pour leur foi aux hommes politiques baptisés plus velléitaires qu’hommes de vraie bonne volonté. Durant les quinze derniers siècles de monarchie les choses étaient plus faciles. Le christianisme n’était autant dire pas contesté et faisait partie du quotidien. Le gallicanisme n’a pas gêné beaucoup le fonctionnement du principe de subsidiarité que les rois ont peu ou prou toléré. C’est la révolution de 1789 et ses anti-théistes qui, en imposant la sécularisation, en substituant une déesse-raison à Dieu, ont troublé les chrétiens de France, c’est-à-dire l’immense majorité du peuple de France. D’où des sursauts épisodiques qui parfois surprennent.
Ainsi l’abbé Lammenais, ultramontain par réaction à la Révolution, est désavoué par le Pape Grégoire XVI. Contrairement à son disciple, le Père Lacordaire, il refuse de se soumettre et s’est orienté vers un humanisme socialisant et mystique.
Plus près de nous, Marc Sanguier qui s’est approprié le Sillon, porte-drapeau d’une démocratie chrétienne très éclectique, s’oppose à l’Action Française de Charles Maurras qui roule pour la restauration de la monarchie. Tous deux seront condamnés par Rome puis réhabilités.
Ces diverses condamnations de l’Église, il faut le reconnaître, ne sont pas de nature à stimuler des chrétiens à défendre les couleurs de Notre Seigneur Jésus Christ en politique. D’autant plus que ce qui manque surtout à nos édiles c’est le courage ; je cite monsieur le Pasteur Olivier ABEL : « le courage d’attester, le courage de se montrer, le courage de dire ce que l’on a à dire ». Or il paraît quasiment impossible de concilier ce courage et une carrière politique souhaitée brillante. En effet, témoigner de Jésus Christ hors des normes du chrétiennement correct fait courir le risque de l’étiquetage : catho-facho-nazi !
Ainsi apparaît-il plus confortable de se réfugier, qui dans le dualisme, qui dans le pluralisme avec en prime la bénédiction de l’épiscopat français. Les quelques témoignages de foi dans l’action d’hommes politiques que je vais vous révéler ne doivent, partant, pas vous surprendre.
C’est la déclaration au Monde de Valéry Giscard d’Estaing qui s’est prononcé pour la légalisation de l’avortement : « Il faut que vous sachiez que je l’ai fait bien que catholique, car je n’ai jamais dissimulé aux Français mes convictions personnelles. Mes convictions personnelles, c’est ma règle de vie. Je n’ai pas à imposer ma règle de vie à d’autres catégories de Français ». Soit, mais il peut imposer des lois amorales à d’autres catégories de Français, pire faire condamner d’autres catégories de Français qui refusent d’appliquer ces lois amorales et je pense aux médecins qui ont refusé de pratiquer des avortements.
Monsieur Bruno Bourg-Broc était alors député RPR de la Marne. Il était en outre le chef de file des parlementaires catholiques. À ce titre, il a rempli trois cars de députés et sénateurs souvent accompagnés de leurs conjoints à la rencontre de notre Pape lors de son voyage à Reims en 1996. Il a écrit dans La Nef : « Si les valeurs spirituelles doivent être reconnues par les États, elles n’en doivent pas à mes yeux constituer les fondements officiels […] N’imposons pas à d’autres dans la vie quotidienne nos convictions […] La foi est une affaire personnelle… » On est loin de l’envoi en mission qu’exprimait le Saint-Père dans son discours de Madrid que je vous ai cité en début de mon propos ; par ailleurs, qui a dit que le chrétien devait imposer sa foi ? Dieu ne s’impose pas, il se propose.
Pour Bernard Stasi dans Panorama : « Je crois que la foi aide le chrétien à mieux comprendre le monde […] il ne faut pas cependant pratiquer la confusion des genres et c’est pour cela que, quand j’agis en tant qu’homme politique, je déteste faire référence à ma foi ». Même son de cloche pour Francis Mer alors qu’il était P.D.G. d’Usinor Sacilor : « Je n’affiche jamais mes convictions dans le milieu professionnel… Je ne mettrais pas nécessairement sur le même plan la foi et le comportement dans l’entreprise avec ses valeurs propres. On peut avoir la foi sans appliquer concrètement, sur le terrain, des valeurs chrétiennes ». Et que fait-on lorsque des lois s’opposent à ces valeurs ?
Pour nous rafraîchir un peu, je vais vous lire quelques lignes du Sénateur Bernard Seillier : « Le politique ne peut prétendre à lui seul favoriser l’épanouissement de la personne, c’est pourquoi il doit permettre d’une manière ou d’une autre à la personne d’accéder au religieux. On ne peut pas être neutre dans ce domaine ». C’est beau, c’est vrai, mais quel isolement ! Dans son excellente étude, Catholiques face à la politique, Denis Sureau cite les noms d’une trentaine de femmes et d’hommes politiques chrétiens ce qui n’a rien d’excessif mais n’est pas pour autant rassurant lorsque l’on voit en tête de tableau le nom de Madame Roselyne Bachelot pour finir par un prêtre ouvrier dont il ne donne pas le nom, conseiller communiste du Val-de-Marne. Dieu reconnaîtra les siens. Denis Sureau ne s’y trompe d’ailleurs pas qui précise : « Il y a des catholiques hommes politiques. Mais peut-on parler d’hommes politiques catholiques ? Tous déclineraient vigoureusement cette appellation ». Les exceptions confirment cette règle : je vous ai cité Bernard Seillier et permettez-moi de me ranger dans ces exceptions.
Tout ceci est « catholiquement correct », sans doute, mais ce n’est pas catholique. C’est donc mauvais, de plus c’est très grave. Cette lâcheté continue dans le temps a permis de détruire progressivement, par paliers, les structures les plus fiables qui ont fait la force de notre Pays. Je ne prendrai qu’un seul exemple, celui de la famille objet de très beaux articles dans Famille Chrétienne signés par Madame Marie-Joëlle Guillaume et tout récemment par notre Président le Professeur Jean Didier Lecaillon. Qu’a-t-on fait de la famille depuis le XIX° siècle ?
Première étape : détaché de tout contenu religieux, le mariage est réduit au rang d’un contrat civil, sanctionné par l’autorité civile. La deuxième étape est celle du divorce légal, car ce que l’autorité civile a lié peut être délié par elle ? Troisième étape : la reconnaissance du concubinage, soit indirectement par exemple par des dispositions fiscales qui le favorisent, soit directement par un contrat d’union civile qui, étape suivante, peut être appliqué aux couples d’homosexuels. Cette législation constitue une structure de péché qui pourrait ne constituer qu’une affaire de conscience personnelle si elle ne détruisait pas la famille réduite au rang d’association provisoire.
Dans l’esprit de l’homme de la rue, le légal s’identifie au moral. Ce que la loi autorise devient bon, ce qu’elle interdit : mauvais. On l’a vu avec l’avortement : rejeté auparavant par la grande majorité de la population, sa législation a eu l’inévitable effet de le banaliser, de le normaliser, de le rendre acceptable. Il en va de même pour l’homosexualité, pour l’euthanasie ou la drogue. Saint Augustin disait : « À force de tout voir, nous finissons par tout supporter et à force de tout supporter, nous finissons par tout approuver ».
La lâcheté, puisqu’il faut l’appeler par son nom, des hommes politiques chrétiens se double d’une forme d’hypocrisie subtile. Vous devez d’abord savoir qu’un député qui est censé discuter, voter ou refuser une loi n’est absolument pas libre de le faire en son âme et conscience. Il est aux ordres de son parti auquel il est redevable de son investiture. S’il veut conserver la confiance de son parti, il devra en être l’esclave docile. Dès lors, si un texte de loi qu’il doit approuver heurte profondément sa conscience, il quitte l’hémicycle au moment du scrutin ; il est absent ; son nom ne figurera pas à côté de ceux qui ont voté le texte que sa conscience réprouvait. Il pourra toujours affirmer en toute bonne-mauvaise foi à ses électeurs : « Je n’ai pas voté cette loi, vous ne trouverez pas mon nom aux côtés de ceux qui l’ont adoptée ». C’est une pratique courante, et pas seulement pour des affaires qui choquent la conscience.
J’aurais tendance à me montrer très sévère en rapprochant cette attitude de celle du roi des Belges, Beaudouin, qui, refusant de promulguer la loi autorisant l’avortement dans son pays le 4 avril 1990, et ce en conflit avec sa majorité catholique et sociale au Parlement, s’est mis en “incapacité temporaire”. Sans doute a-t-il pu un “temps” témoigner de ses convictions religieuses qui ont édifié de très nombreux chrétiens dans le monde et c’est remarquable, mais pour quel résultat final : l’avortement est légal en Belgique depuis 1990 ?
Nos adversaires ont eu pour nous d’autres exigences. Écoutez ce passage d’un discours prononcé en 1905 par Jean JAURÈS à la tribune de l’Assemblée Nationale : « Il est impossible que lorsque l’on a proclamé que Dieu est si intimement mêlé aux choses humaines, qu’Il est incarné dans un individu humain, et qu’Il a transmis à une Église le droit de continuer cette incarnation, il est impossible que Dieu ne reste pas incarné dans cette Église comme la puissance souveraine et exclusive dans laquelle les individus, les sociétés, les patries, toutes les forces de la vie doivent s’incliner. Nos adversaires – il s’agit de nous – ont-ils opposé doctrine à doctrine, idéal à idéal ? Ont-ils eu le courage de dresser contre la pensée de la révolution l’entière pensée catholique, de réclamer pour le Dieu de la révélation chrétienne le droit, non seulement d’inspirer et de guider la société spirituelle mais de façonner la société civile ? Non ! ils se sont dérobés. Ils n’ont pas affirmé nettement le principe même qui est comme l’âme de l’Église ».
Quelle leçon, quelle gifle !
Ces dérobades, ces lâchetés sont la conséquence du système politique français qu’il faut impérativement réviser.
Je me souviens avoir participé à une commission extra-parlementaire initiée par Christine Boutin et Étienne Pinte pour repenser les textes en vigueur sur les aides à la famille. Nous étions une trentaine de députés enthousiastes et fiers d’avoir concocté dans une trentaine de pages ce que nous avons appelé “Conférence sur la famille”. Et tous à pieds depuis le Palais Bourbon sommes allés porter cette œuvre à Matignon où nous attendait le Premier Ministre, Alain Juppé. Manifestement nous l’avons ennuyé. Il ne nous l’a pas dit, mais nous avons clairement compris qu’on ne nous demandait pas de travailler en dehors de ce que lui et son gouvernement souhaitaient que nous fassions ni surtout que nous développions nos idées si par malheur il nous arrivait d’en avoir ! Ce fut pour nous une grosse déception et une cuisante blessure d’amour-propre.
Lorsque le Front National a eu un groupe politique au Palais Bourbon, en dehors des exploits oratoires qu’y a-t-il eu de changé ? Aujourd’hui, on entend de-ci de-là des mots, on assiste à des attitudes qui rompent quelque peu avec le passé et qui nous inciteraient à espérer. Or je crains qu’elles n’aient pas de lendemain. Je vous assure que je suis résolument optimiste, je crois au grand retour de la France, mais je nourris les plus sombres doutes sur ces exercices d’illusionnistes maçons qui consistent à faire un pas en avant, clairon en tête, puis plus tard, deux pas en arrière dans la plus stricte discrétion.
Ajoutons encore que les tout-puissants médias qui font et déforment l’information, lorsqu’ils ne la fabriquent pas, ne donnent la parole à d’éventuels témoins politiques de notre foi que pour les enfoncer, mais ne rendent aucun compte d’actes individuels qui pourraient édifier et susciter l’intérêt des Français. Nous avons eu à une époque récente de nombreuses apparitions – si je puis dire – de Monseigneur Gaillot, mais je ne me souviens pas avoir entendu une interview du Sénateur Bernard Seillier. Il y a eu quelques exceptions à cette règle, j’en ai vécu, mais ces actions isolées ne comptent pas ou si peu qu’elles ont été vite reléguées dans l’oubli.
Nos Églises, par la voix du clergé, devraient aider, attiser, encourager les rares politiques qui veulent afficher leur foi. Or j’ai vécu à titre personnel l’expérience du contraire. Trop de prêtres, comme l’indiquait monsieur le Professeur François-Georges Dreyfus, « ont été formés dans un monde clérical dominé par une pensée para-marxiste » et lisent plus volontiers Globe, Témoignage chrétien, La Vie, jadis catholique, que l’Homme Nouveau, Famille Chrétienne, et ne parlons pas de Fideliter ! Ils apporteront davantage leur caution morale et financière au CCFD qu’à l’œuvre de Mère Thérèsa.
Voilà, les quelques mots que m’a inspiré ce très beau sujet : La foi dans l’action politique. Vous m’aurez trouvé sans doute très négatif. Oui, des hommes politiques apportent dans l’exécution de leurs charges de très beaux témoignages de leur foi. Je n’ai pas voulu m’étendre sur mes expériences durant mes vingt années de vie politique. Mais tous ces actes isolés n’ont pas eu les échos susceptibles de faire vibrer un nombre significatif de nos compatriotes, qui s’imposeraient aux médias et, alors, à une élite politique nouvelle qui reléguerait dans les placards le personnel usé et périmé que nous avons et que nous méritons par notre passivité.
Mais cela viendra, j’en ai la conviction. Comme vous je crois en cette belle jeunesse pélérinant de Paris à Chartres et de Chartres à Paris ; je crois surtout aux grâces de la Sainte Providence.
Monsieur le Professeur, je voudrais vous remercier de m’avoir présenté d’une façon bien enjolivée au point que je ne me suis pas très bien reconnu… Merci aussi de l’honneur et de la confiance que vous m’avez fait en m’estimant capable de prendre la parole sur un sujet aussi sérieux, moi qui le suis généralement si peu, devant une assistance dont l’autorité intellectuelle et morale m’a impressionné.
Mon dernier mot sera celui par lequel vingt ans durant, j’ai conclu tous mes Conseils municipaux « Que Dieu vous garde ! ».

Echange de vues

Le Président : Le Professeur Dreyfus, qui intervenait au mois de décembre, avait reconnu son pessimisme. Vous nous avez dit que vous étiez optimiste alors que vos propos pourraient nous laisser penser le contraire. Nous désirons faire appel à votre expérience et à votre témoignage pour que nous restions finalement sur une note d’optimisme. N’est-ce pas en effet, pour une Académie ayant le souci de la formation de la jeunesse et de l’action, le plus nécessaire ?

Janine Chanteur : Je vous remercie de cette intéressante communication et de la fougue avec laquelle vous l’avez présentée.
Je ne vais pas me poser ici en avocat du diable, mais certains de vos propos soulèvent de nombreuses questions.
Certes, le Christ a institué l’Église, mais l’Église n’est pas le Christ. Nous ne sommes que les membres d’une communauté à la fois divine et humaine. Si elle était le Christ, nous n’aurions pas connu des horreurs comme celles que nous avons connues au cours de l’histoire, commises hélas par l’Église : l’Inquisition, par exemple. Et le politique, sous l’égide de l’Eglise, n’aurait jamais pu se permettre de se dire chrétien, tout en instituant les dragonnades ou autres choses de ce genre qu’aucun d’entre nous ne peut accepter.
N’est-ce pas le Christ lui-même qui nous a appelés à séparer le religieux et le politique ? « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». C’est une phrase que j’ai longuement étudiée, avec mes étudiants. Elle fait partie de la culture générale. Elle montre qu’il n’y a pas de théocratie dans la vision chrétienne du monde.
De même, n’est-ce pas le Christ qui a dit, « il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père » ? Que voulait-il dire ? ne devons-nous pas chercher à le comprendre ?
Vous dites que le christianisme n’a pas été contesté pendant la royauté, il ne faut pas exagérer. Qui était au pouvoir au moment du grand Schisme ou des guerres de religion ?
Quant à l’éducation, l’intransigeance que ma génération a connue dans le catholicisme ne peut plus convaincre aujourd’hui les non catholiques, ni ceux qui, difficilement et dans la douleur, le sont restés. Entre afficher ses conceptions et essayer de vivre en témoin, la différence est grande.
D’autre part, vous avez posé une question : « Qu’avons-nous fait de la famille depuis le XIXe siècle ? » Dieu merci, nous ne sommes plus dans la famille du XIXe siècle, elle était abominable ! Ce que nous faisons maintenant, n’est peut-être pas mieux, mais est-ce tellement plus mal quand on se rappelle quelle hypocrisie se cachait dans la famille : la supériorité de l’homme, l’infériorité déclarée de la femme, le manque de liberté, etc.
Vous avez stigmatisé l’attitude du roi Baudouin de Belgique, s’absentant pour ne pas signer la loi libéralisant l’avortement. Je ne crois pas que ce soit de la lâcheté, car le rôle du politique est d’éviter le pire. Or il se trouve que le roi, en Belgique, est la seule instance d’union entre deux peuples. S’il avait refusé de signer, puisqu’il était clairement contre la loi, que serait-il advenu de la Belgique ? C’est grave. Je ne dis pas qu’il a eu tort ou qu’il a eu raison mais si le politique ne tient pas compte de la réalité telle qu’elle est, que va-t-il se passer ?
Vous avez parlé des médias, je ne les aime pas beaucoup. Mais les médias ont quand même beaucoup parlé de Mère Térésa, de Sœur Emmanuelle, des voyages du Pape, etc. Il y a tous les dimanches une émission qui est fort suivie et fort intéressante sur la chaîne nationale qui retransmet la Messe…
Je n’aborderai pas le problème de l’avortement parce que j’ai eu l’occasion d’étudier de très près les lois et d’en parler. Remarquons tout de même qu’entre la loi de 75, ce qui en a été fait en 79 et la loi Aubry-Guigou, il y a un monde. Prendre en compte la détresse profonde – le mot “détresse” est très fort – d’une femme, ce n’est pas légitimer l’avortement quelles que soient les circonstances.
Il y a un mot, le plus important pour les Chrétiens, c’est le mot charité, au sens fort, la caritas. Ce qui est demandé au Chrétien c’est de témoigner dans ses actes de l’amour de Dieu à travers l’amour du prochain… L’acte politique n’est pas nécessairement toujours le lieu de ce témoignage. On peut reprocher aux politiques de cacher qu’ils sont chrétiens, mais pas les condamner pour autant.

Pierre Bernard : L’Église n’est pas le Christ, l’Église est l’épouse du Christ. On ne peut pas imaginer que le Christ ait pris pour épouse quelqu’un de « mal foutu ». L’Église est donc une perfection. Madame, je dis ici : « l’Église est parfaite ! ». Quand j’entends critiquer l’Église, je dis « non » ! C’est pour cela que, tout à l’heure, j’ai pris la précaution de parler du « petit personnel de l’Église ». Il faut séparer l’Église et son personnel ! Et tout ce que vous avez dit après, l’Inquisition et que sais-je encore, vous le ramenez au personnel, mais jamais à l’Église ! On n’a pas le droit, nous chrétiens, je le répète, nous n’avons absolument pas le droit de porter une critique quelle qu’elle soit contre l’Eglise. C’est une critique qu’on ferait au Christ.
Quant à César, c’est une création de Dieu, lui aussi, comme tout le monde. « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu », cela ne veut absolument pas dire que le politique doit ignorer ce que fait le religieux et réciproquement.
Bien sûr, dans mon propos, il n’est pas question d’une théocratie, bien au contraire. L’Église ne peut être qu’un garde-fou. L’Islam, exemple de la théocratie, n’est pas du tout ce que je souhaite.
« Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père », mais soyez “un”. Le Christ le dit : « Soyez unis ». Il y a peut-être plusieurs demeures, pourquoi pas ? Mais soyez unis. J’ai donné quelques références d’une encyclique de Léon XIII qui nous dit « soyez unis comme un seul homme pour combattre les lois anticléricales de la République ». Nous devons être unis : un seul pasteur et un seul troupeau.
Vous avez abordé les mœurs de certains rois, mais les rois sont des hommes, ils ne sont pas l’Église. Je dis simplement que l’Église était moins contestée à l’époque des rois de France que depuis la Révolution française où Elle est non seulement contestée mais critiquée, salie.
Il faut une intransigeance, c’est nécessaire. L’homme a besoin d’exigences, de se contraindre lui-même. L’intransigeance, on la rencontre dans les sectes où trop de monde va se réfugier , dans l’Islam…

Jean-Claude Roqueplo : Je redescendrai un peu de ces hauteurs pour vous poser une question très concrète.
J’ai eu l’occasion, il y a quelques années, de visiter Montfermeil et Chanteloup-les-Vignes et d’y découvrir des réalisations des maires, vous-même et M. Pierre Cardot. Pouvez-vous nous expliquer comment, dans une population qui n’est pas à dominante chrétienne semble-t-il, vous avez pu, pour votre part, affirmer aussi votre foi, vos convictions, tout en entraînant l’adhésion de personnes soit agnostiques, soit animées d’une autre foi ?
Il me semble que vous avez dû être confronté, en tant qu’homme politique et en tant que chrétien, à des contradictions difficiles à surmonter. Ce que j’ai vu m’a convaincu du bien fondé de votre démarche sans pouvoir toujours l’expliquer.

Pierre Bernard : Je ne suis pas un saint, vous vous en doutiez. Je ne peux pas prétendre par mon action d’homme politique chrétien avoir réussi, sans parler de conversion même, à faire retrouver le chemin de Dieu, de l’Église à certains de mes concitoyens ; je l’espère.
En ce qui concerne mon témoignage, je vous dirai que Dieu m’a donné un don c’est celui de la musique et du chant. Avant même d’être maire, je dirigeais la chorale de ma paroisse et j’ai eu la chance – parce qu’il y a trois églises à Montfermeil – d’avoir un curé catholique dans ma paroisse. On s’entendait très bien. Nous avons un peu remis en honneur le chant grégorien, comme musicien j’aime beaucoup le chant grégorien, sans pousser dans l’intégrisme. Je remplaçais l’organiste à l’occasion, encore maintenant d’ailleurs. Lorsque j’ai été élu maire, je n’ai pas dit à mon curé « vous, c’est Dieu, moi, c’est César, salut mon curé ! Je retourne dans mes pénates, maintenant je ne vous connais plus ». Je lui ai demandé si cela l’ennuyait que je continue. Cela ne l’ennuyait pas du tout. J’ai donc continué à diriger la chorale. J’étais le maire et à l’église je dirigeais non seulement la chorale mais également les chants de l’assistance. Donc, des fidèles catholiques de Montfermeil voyaient leur maire à la messe des dimanches, c’était une sorte de témoignage.
En fin de tous mes Conseils municipaux, au grand dam des communistes, quand je leur disais « Dieu vous garde », cela les faisait râler. Mais, moi cela me faisait plaisir. Quand je voyais mes adversaires râler, ce n’était pas très charitable, mais j’étais content.
Les discours de mariage : j’aimais beaucoup faire des mariages et à chaque fois qu’il y avait un mariage religieux, je félicitais les époux de se marier à l’église qui scellait un lien plus fort que cette union civile dont je leur avais parlé.
Un autre témoignage, où j’ai eu le plus à faire avec le petit personnel du clergé, fusse-t-il évêque d’ailleurs, a été la consécration de Montfermeil au Sacré-Cœur de Jésus que j’ai prononcée en 1992. J’ai été approché par l’Association du Sacré-Cœur : « on sait que vous êtes un maire catholique », cela se savait donc. J’ai été voir mon curé catholique et je lui ai dit « cela ne vous ennuie pas d’accueillir cette cérémonie à la Paroisse ? ». Il m’a dit « non, au contraire ». Puis, j’ai pensé ne pas devoir garder cela pour une partie de la commune : j’ai donc écrit aux deux autres prêtres (dont l’un faisait voter pour les communistes contre moi, libre à lui !) pour leur faire part de mes intentions en les priant de les répercuter de façon que l’on fasse une très belle cérémonie de consécration de Montfermeil au Sacré-Cœur de Jésus. C’est petit, Montfermeil, ce n’est pas la France dont Sainte Marguerite-Marie avait demandé la consécration à Louis XIV et qui ne l’a pas fait parce que, je crois, le Père Lachaise s’y est opposé. Ayant fait cette lettre et attendant de bonnes réponses, j’ai reçu un coup de fil du curé communiste m’informant qu’en ayant parlé à l’évêque, Mgr Deroubaix, ce dernier s’opposait formellement à ce que cette cérémonie soit faite dans une église ; de plus, il me déconseillait cette démarche avec comme argument massue « cela pourrait choquer les musulmans ». Je ne demande que cela, choquer les musulmans. La France est quand même la fille aînée de l’Église. L’évêque n’a pas voulu ; mon curé a été obligé de se ranger : devoir d’obéissance. Et j’ai consacré la ville de Montfermeil sur une place publique ; j’ai invité ma chorale qui a chanté de très beaux chants à plusieurs voix. Ce fut une très belle cérémonie et tous les ans j’ai renouvelé cette consécration .
J’ai fait plusieurs pèlerinages à Chartres. Une année, deux musulmans sont venus avec nous ! Je me rappelle, quand le Cardinal-Évêque est rentré dans la cathédrale, bénissant les fidèles, un prêtre nous a dit « mettez-vous à genoux au passage de Monseigneur ». Avant que je ne dise à mes musulmans que cette instruction n’était pas pour eux, ils étaient déjà à genoux !

Marie-Joëlle Guillaume : Je suis un peu embarrassée pour intervenir parce que vous êtes un homme politique qui a des convictions, qui les affirme et qui les vit. C’est une des raisons pour lesquelles nous vous estimons, car nous avons conscience qu’il est difficile, dans le monde où nous vivons, d’avoir le courage de mener ce genre de combat.
Il me semble toutefois que le combat, parfois, conduit à simplifier les choses. Ce n’est pas une accusation que je porte : j’ai fait moi-même l’expérience des simplifications auxquelles conduit l’action. On ne peut pas combattre au plan politique avec conviction et efficacité sans simplifier les choses à un moment ou à un autre. Il me semble toutefois que si l’on aborde le problème de l’Église et particulièrement les liens entre l’Église, l’État, les hommes et les femmes politiques, il faut faire attention. A cet égard, notre différence avec l’Islam – que nous respectons par ailleurs -, c’est la reconnaissance de la distinction du spirituel et du temporel.
La distinction n’est pas la séparation. La distinction du spirituel et du temporel est un trait de la sagesse de l’Église depuis l’origine. Constantin représente plutôt une exception malheureuse. Cette distinction de l’Église nous amène précisément à faire la différence entre le Christ qui est saint, et nous qui le sommes…un peu moins. Je ne vous suivrai pas tout à fait dans la manière dont vous présentez l’Église, car elle est à la fois humaine et divine. En ce qu’elle est divine, elle est sainte et inattaquable. En ce qu’elle est humaine, elle est pécheresse comme nous et par nous. La distinction du spirituel et du temporel, très précieuse dans la pensée et la vie chrétiennes, nous amène à respecter la transcendance de Dieu et à ne pas nous prendre, nous, pour de petites transcendances qui veulent s’affirmer comme des absolus.
Toute la difficulté dans le combat politique tient au fait que, si nous voulons être de vrais témoins du Christ, nous sommes appelés à témoigner de sa transcendance sans « faire de quartiers ». En même temps, nous devons être conscients que nous ne sommes pas le Christ, même si nous savons que le Christ habite en nous. Nous sommes pécheurs et limités. Nous tendons vers la vérité, mais les autres ont aussi leur part de vérité, et la Vérité nous dépasse tous. C’est toute la différence entre le Christ et nous ! Lui, il peut dire : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie ». Aucun d’entre nous ne le peut.
Pour en revenir à la question de la démocratie, j’ai été frappée de ce que beaucoup de vos références appartenaient à une période déjà ancienne. Il est vrai qu’il y eut un temps où le marxisme nous a imprégnés, je ne parle pas de nos vies personnelles mais d’un phénomène de générations. Jean-Paul II, quant à lui, a changé la donne. Et il insiste beaucoup sur l’appel à la conscience, qui s’adresse aux chrétiens comme aux non-chrétiens. Pour le chrétien, l’appel à la conscience, cela veut dire ne pas craindre d’affirmer au plan temporel ce que sa conscience chrétienne lui dit. Ce n’est pas tant s’affirmer en tant que chrétien que trouver, en tant que chrétien, un terrain d’entente avec les autres, en prenant appui sur la conviction que nous sommes tous des hommes doués de raison et de bonne volonté. Nous savons, nous, que la source, c’est le Christ, mais nous pouvons faire appel à la conscience d’autrui pour agir ensemble sans que la foi de l’autre soit obligatoirement la nôtre. Il me semble qu’il ne faut pas voir en cela une séparation entre le spirituel et le temporel. Quand le Pape demande que, pour construire l’Europe, on n’oublie pas de rappeler ses racines chrétiennes, il ne faut pas oublier que les racines chrétiennes sont celles de l’amour et du respect de l’autre.

Pierre Bernard : Madame, je suis formel, vous avez parlé de l’Église pécheresse. Moi, j’irais tout de suite au confessionnal ! L’Église n’est pas pécheresse. Ce n’est pas vrai ! Vous n’avez pas d’Église pécheresse ! Vous n’avez qu’une seule Église, l’épouse du Christ qui est parfaite. Un point c’est tout !
Je ne fais pas de mon catholicisme un absolu, je n’ai envoyé personne à la messe. Mais je m’affirme chrétien parce que je suis français déjà et la France est d’origine chrétienne, d’essence chrétienne.
J’ai marié un jour deux musulmans ; il y avait quatre personnes dans la salle des mariages : le mari, l’épouse et deux témoins, tous bien barbus et habillés jusqu’aux chevilles. Lorsque j’ai fini de célébrer un mariage, habituellement je vais vers la mariée, je la félicite, éventuellement je l’embrasse. En parvenant devant les nouveaux époux, le mari m’a dit : « Monsieur le Maire, vous ne touchez pas à ma femme ». C’est son droit. Je lui ai dit « Bien, Monsieur, mais pourquoi, qu’est-ce qui choque ? ». Il m’a dit : « Parce que chez nous, cela ne se fait pas ». « Chez vous, mais c’est chez nous, nous sommes en France ». « Chez nous les musulmans ». « Vous êtes peut-être musulmans, mais Français. Or, en France, la courtoisie veut qu’un élu qui a marié un couple le félicite ». Finalement, après plusieurs échanges aigres-doux, je lui ai dit : « Monsieur, vous resterez musulmans mais vous ne changerez pas la France qui restera chrétienne ». Il m’a dit : « Ça, on verra ». Quand j’entends cela j’ai envie de m’affirmer un peu plus chrétien et je regrette la faiblesse, la fragilité de mes contemporains.
J’ai oublié de dire, Madame, que je ne suis pas la vérité. Mais nous détenons la vérité, nous savons où elle est.

André Aumonier : Lors de la présentation que notre Président a fait de vos activités successives, nos applaudissements vous ont dit la chaleur de notre accueil. Vous êtes aux antipodes de l’illustre Disraëli auquel un député du Parlement britannique reprochait de ne pas voter selon ses convictions. Disraëli répondit : « Monsieur, je ne suis pas un révolutionnaire, je suis un honnête homme : je ne vote pas suivant ma conscience, mais suivant mon parti ».
Vous êtes comme un rocher qui se met éventuellement en travers du fleuve. Mais ce n’est pas se coucher, ce n’est pas trahir que d’examiner ce qu’est ce fleuve, de quoi il est fait, comment on peut le contourner, comment on peut l’aménager. La politique est ainsi l’art du possible. Je voudrais vous demander pourquoi vous êtes si agressif à l’égard de ce « foutu consensus » ?
Je ne suis pas d’accord non plus lorsque vous jetez un mauvais sort à ces équipes d’hommes et de femmes, engagés en politique, qui cherchent à faire preuve de discernement entre ce qui est possible ou ne l’est pas. Peut-être pensiez-vous au Secrétariat d’Etudes Politiques du Cardinal de Paris qui a son siège à l’église Sainte Clotilde où Monseigneur de Vial reçoit des élus de tous partis. Le discernement est l’objet de ces rencontres : « Qu’est-ce qu’il y a de vrai chez toi, qu’est-ce qu’il y a de vrai chez moi ? Qu’est-ce que tu comprends, qu’est-ce que tu ne comprends pas ? »
Autrement dit, à la fois le consensus, à la fois le discernement, me paraissent des attitudes nécessaires en politique. Elles ne trahissent en rien les convictions des uns et des autres. Elles tiennent compte du terrain. Est-il chrétien de s’y opposer, question que je ne vous aurais pas posée n’étaient-ce vos convictions ?

Pierre Bernard : Je voudrais répondre à la première question que vous avez posée : Disraëli, les députés non libres, obligés de voter comme le parti leur ordonne. Je me souviens d’une affiche où le Pape avait été méchamment attaqué ; lors des questions orales à l’Assemblée Nationale, j’ai montré cette affiche en disant que c’était honteux, ignoble de l’avoir attaqué comme il avait été attaqué, et ainsi placardé sur les murs des villes. Généralement mes interventions se passaient dans l’indifférence. Or, à la sortie de la séance, quatre ou cinq députés sont venus me voir en rasant les murs, en s’assurant bien que personne ne les voyait pour me dire, « Bravo, Bernard, je suis d’accord avec toi ». Mais ils votent avec leur parti.
Je demande à définir le mot “consensus”. Pour moi, le consensus ne peut consister en des abandons de plus en plus subtils et qui, finalement, dénaturent complètement une idée initiale. C’est pour cela que je ne suis plus démocrate. Quand je vois le fonctionnement de l’État, les institutions, le suffrage universel : une illusion ! Je ne sais pas si quelqu’un ici croit aux vertus du suffrage universel, si quelqu’un croit, quand un homme politique dit « mais si, vous pouvez influer sur la politique, vous avez une carte d’électeur » alors qu’il y a 50 % d’abstentionnistes qui, aujourd’hui, ne croient plus au suffrage universel.
Donc la démocratie, je n’y crois plus non plus et, pour moi, le consensus c’est une habileté de nos adversaires pour arriver à nous faire encore régresser. Une habileté parce qu’on n’ose pas s’affirmer ou bien parce que nous n’avons pas de convictions. On peut grignoter. J’ai pu grignoter dans ma petite sphère de Montfermeil, mais Montfermeil ne représente que 25 000 habitants sur 60 millions de français, cela ne va pas chercher bien loin.

Mgr Bernard Dupire : Merci, Monsieur, d’avoir abordé de plein front et sans langue de bois la délicate relation de la foi et de la politique.
Permettez-moi cependant d’apporter, en toute amitié, une petite remarque concernant le terme, me semble-t-il inapproprié, de « personnel » par lequel vous désignez le « clergé ». Moi-même, en tant que prêtre, je ne me considère pas plus membre du « personnel » de l’Eglise que vous tous qui êtes, par le baptême, membres du Corps du Christ, qu’est l’Église.
L’Eglise n’est pas une entreprise, elle est un Corps que l’on ne peut pas tronquer. Et si l’on parle de hiérarchie, de clergé, ce n’est pas pour les opposer aux fidèles, puisque tous les membres, jusqu’aux plus humbles, font partie du Corps, dont seules les fonctions différencient les membres.
Dans chaque membre, à tous les échelons, se réalise le mystère central du christianisme : la divino-humanité de l’Eglise qui, dans le Temps et dans l’Espace, est la prolongation de la divino-humanité du Christ, Tête du Corps, dans les membres duquel se manifeste le poids du péché et la permanente tension entre la « pesanteur et la grâce ».
D’autre part, face à la question de l’Église et de la société civile, on se trouve toujours dans la tension entre Dieu et César, sans que ce soit toujours une opposition, mais une délicate imbrication des deux.
Si nous considérons la situation de l’Eglise et de la Société, actuellement, en 2003, nous pouvons dire que nous sommes exactement dans la situation des premiers chrétiens. Oui, « le christianisme ne fait que commencer », pour reprendre le titre d’un magnifique livre du Père Alexandre Men, tragiquement assassiné en 1989. Ce prêtre russe, orthodoxe, était profondément ouvert de cœur, profondément « catholique », i.e. universel. Il aimait rappeler que dans l’Empire romain au moment où les apôtres ont été appelés à partir dans le monde entier pour prêcher l’Evangile, ils ont trouvé en face d’eux un monde entièrement païen. Qu’ont-ils fait alors ? Ils ont commencé par convertir les cœurs, en faisant une évangélisation qui était du porte-à-porte, du cœur à cœur, diffusant la « Bonne Nouvelle » par la parole et par l’exemple. Puis, quand, au IVème siècle, l’empereur Constantin est devenu chrétien, la situation a complètement basculé. Alors qu’avant, être chrétien c’était être candidat au martyr, à partir de Constantin être chrétien était devenu « avantageux », et donc toute la nomenclatura de l’Empire était devenue chrétienne. Et tandis que la quantité des chrétiens augmentait, la qualité de la vie chrétienne baissait. De plus, un nouveau dilemme, délicat, apparut alors : fallait-il seulement évangéliser, convertir les cœurs ou bien aussi « baptiser » les structures ? Et c’est précisément ce que Constantin a commencé à faire en édifiant des structures chrétiennes, qui, sans être imposées par le glaive, le furent par la pression sociale.
Actuellement, par exemple, en 2003, c’est exactement ce qui se passe dans la nouvelle Russie, qui tente de restaurer les structures constantiniennes d’avant la Révolution, selon lesquelles, si on était Russe, on était orthodoxe, pas forcément par conviction, mais par un état de fait. L’appartenance religieuse s’identifiait à l’appartenance nationale, avec le risque de transformer la foi religieuse en idéologie. Ainsi, entre le Président Poutine et le Patriarche Alexis II, il existe une certaine « symphonie » des pouvoirs illustrée par l’emblème de l’aigle bicéphale, « symphonie » qui en fait pourrait conduire à l’assujettissement du pouvoir spirituel au pouvoir temporel, si l’Eglise orthodoxe redevenait, comme elle l’était depuis Pierre Le Grand, un « département » de l’Administration » impériale.
Ceci étant, je suis globalement d’accord, cher Monsieur, avec votre diagnostic sur l’Église de France. Il faut reconnaître que nous avons été atteints d’une très grave maladie. Le cancer est entré dans certains membres du corps du Christ qu’est l’Église. Le démon a travaillé à travers des hommes et des femmes de bonne volonté pour distiller à l’intérieur du corps de l’Église son poison, sans que cela mette en cause la bonne volonté de tous ceux qui se sont fourvoyés.
Personnellement, j’ai été ordonné en 1953, quand s’amorçaient de grands bouleversements dans l’Eglise. Deux choses m’ont protégé : d’abord, du fait d’avoir été ordonné dans le rite byzantin, j’ai été alimenté aux sources particulièrement riches des Eglises orientales et, ensuite, j’ai été fortifié par le contact avec les Églises persécutées, victimes des ravages du marxisme.
Si donc je suis optimiste, c’est parce que, en reprenant l’évangélisation comme au début de l’Eglise, c’est-à-dire une évangélisation des cœurs, plutôt que des structures, l’amour de Dieu se transmet par osmose, en profondeur, au niveau des individus, des familles, des communautés, des paroisses, et ainsi se réalise tout un travail de conversion, d’évangélisation dont Jean-Paul II nous donne l’exemple. Depuis la première évangélisation, il y en a eu beaucoup, car à chaque nouvelle génération, il faut une nouvelle évangélisation. Ainsi en est-il du moissonneur, qui, à peine terminée la moisson, doit recommencer à labourer et à semer.

Le Président : Je voudrais vous remercier tous. Remercier Pierre Bernard, évidemment, pour le témoignage qu’il nous a apporté. C’est ce que nous lui demandions, un témoignage : celui-ci lui appartient ; à nous de voir, en fonction de nos situations personnelles, ce que nous en retiendrons. Remercier chacun des participants à cette séance pour vos questions et, en particulier, l’intervention de Monseigneur Dupire. Chacune est une illustration bien concrète de la richesse de cette Académie qui permet à chacun d’apporter sa propre contribution. Je crois que tout ce qui a été rapporté ce soir s’est complété et méritait d’être dit.
Il ne m’appartient évidemment pas de conclure, surtout sur un témoignage. Je voudrais simplement citer, puisque nous avons beaucoup parlé du pluralisme, de la laïcité, en pensant à la remarque de Marie-Joëlle Guillaume qui nous disait que Pierre Bernard avait peut-être des références qui pouvaient paraître anciennes, je voudrais juste citer deux extraits très brefs de la récente “note doctrinale à propos de questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique” de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi. Ils synthétisent bien nos débats et éclairent le sens de l’action conduite par notre invité.
Sur le pluralisme : « S’il est permis de penser à l’utilisation d’une pluralité de méthodologies reflétant des sensibilités et des cultures différentes en face de ces problématiques, aucun fidèle chrétien ne peut certes en appeler au principe du pluralisme et de l’autonomie des laïcs en politique pour favoriser des solutions de compromis qui compromettent ou atténuent la sauvegarde des exigences éthiques fondamentales pour le bien commun de la société ».
A propos de la laïcité : « La laïcité est comprise comme une autonomie de la sphère civile et politique par rapport à la sphère religieuse et ecclésiastique,- mais pas par rapport à la sphère morale ».
Je crois que tout ce que nous avons dit ce soir vient en quelque sorte à l’appui de ces citations.
Je vous remercie tous et je vous dis : « à l’année Académique prochaine ! ».