Jean-Didier Lecaillon, professeur des universités (Sciences économiques)

 

 

Présentation

 

Marie-Joëlle Guillaume[1]

Cher Jean-Didier, c’est un plaisir particulier de vous accueillir ce soir dans cette salle où durant quinze ans, de 2002 à 2017, vous avez vous-même présidé les séances de cette Académie. Vous restez d’ailleurs fidèle à nos travaux, mais désormais, habituellement, comme simple participant. Vous voilà de nouveau en situation magistérielle, mais c’est le magistère de votre savoir économique qui est sollicité ce soir. Cela me donne l’occasion de dire un mot de votre personne et de vos travaux maintenant que vous voilà arrivé, comme votre collègue et ami Gérard-François Dumont que nous recevions le mois dernier, au statut de professeur des universités émérite, au terme d’une carrière universitaire extrêmement riche et féconde.

Commençons par rappeler que vous êtes marié et père de sept enfants – pour le traitement concret de notre thème d’année votre expérience et celle de votre épouse Pascale sont une garantie conjointe de réalisme et d’espérance. Sans doute cette expérience familiale a-t-elle été aussi un puissant moteur pour les recherches et l’enseignement de l’économiste que vous êtes, car les liens entre économie et démographie, entre économie et famille, l’attention que vous avez portée aussi à l’économie du don, notamment à l’époque de Caritas in veritate, jalonne votre parcours de conférences, de congrès et de publications. Votre parcours universitaire a commencé en 1984 au poste de maître-assistant à l’université Paris II, où vous devenez maître de conférences en 1989 ; vous êtes ensuite professeur de sciences économiques à Nancy, puis à l’université Paris XII – Val de Marne, avant de regagner Paris II en l’an 2000, toujours comme professeur de sciences économiques. Cette université Paris II qui vous est chère, vous y avez enseigné jusqu’en 2021 et c’est elle qui vous a fait professeur émérite.

Cher Jean-Didier, avant de citer deux ou trois de vos dizaines de publications, conférences, et contributions, permettez-moi d’évoquer des lieux et des responsabilités où votre compétence et votre engagement ont été sollicités au fil du temps et qui nous intéressent particulièrement. En 1996, vous êtes membre du comité de pilotage de la Conférence de la famille présidée par Madame Hélène Gisserot, sous le gouvernement d’Alain Juppé, et il a bien failli y avoir une vraie politique familiale mais le PACS était déjà dans les tuyaux, et tout a été gâché. De 1994 à 2005, vous êtes observateur, en tant que représentant du Saint-Siège, au sein du Comité européen sur la population et membre de divers comités de spécialistes. En 2002 et 2004, vous êtes membre du jury du concours du Cours supérieur d’état-major, et ce tropisme militaire ne fera que s’accentuer, puisque de 2000 à 2013 vous êtes membre du Conseil de perfectionnement de l’EMIA, l’École militaire interarmes, puis du Conseil de perfectionnement de l’ESM, l’École spéciale militaire de Saint-Cyr où vous êtes co-président du jury de diplôme en 2012 et 2013. Quant à votre rayonnement international d’économiste attaché aux questions de population, s’il apparaît très largement dans les nombreux colloques consacrés à la famille et à la démographie auxquels vous avez participé en Europe, je n’aurai garde d’oublier qu’il vous a valu d’être professeur invité au Liban en 1997 aux universités du Saint-Esprit de Kaslik et de Saint-Joseph de Beyrouth, au Japon en 2006 et en 2016 à l’université de Kobé -dans ce dernier cas il s’agissait de traiter de la question du vieillissement. Je sais combien au Liban comme au Japon les liens d’amitié tissés lors de ces séjours vous sont chers.

Vous avez été auditeur de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale, l’IHEDN, vous êtes membre de l’Académie catholique de France, et vous êtes vice-président de l’Association des économistes catholiques présidée par notre ami et confrère Pierre de Lauzun. Ouvrages individuels et collectifs, articles publiés dans des revues à comité de lecture, publications dans des revues économiques et sciences politiques, vos contributions labourent le terrain du rôle de la famille dans l’économie et en particulier son rôle de productrice, je crois que vous nous éclairerez là-dessus ce soir. D’une liste de publications caractéristiques de vos domaines de spécialité, je retiendrai quatre titres parus dans la dernière décennie qui intéressent particulièrement notre thème : « Le comportement des acteurs du marché du don », dans la Revue Française d’Économie en 2012, « Économie contemporaine, analyse et diagnostic », édité chez Deboeck Université (Paris et Bruxelles) dont la 6e édition est à paraître en septembre 2024, « Démographie et famille, vers une vision plus ambitieuse de la production dans une perspective de développement durable », dans De l’économie politique à l’économie éthique – il s’agissait des Mélanges offerts à notre ami Jean-Yves Naudet en 2015 – et enfin « Production, politique familiale et retraite », issu du 59e Congrès international de l’Association internationale des économistes de langue française, où évidemment vous êtes intervenu.

Il est donc temps de vous entendre sur la dimension économique de la transmission de la vie.

[1] Présidente de l’AES

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COMMUNICATION

 

Jean-Didier Lecaillon

Merci beaucoup Marie-Joëlle, j’espère que cette présentation ne me poussera pas à être trop professoral : je n’ai pas l’intention de faire un cours, vous m’avez rappelé beaucoup de choses, je ne sais pas s’il est bon de regarder dans le rétroviseur…Mais vous avez parlé de mes sept enfants ; j’ai pris l’habitude de dire que j’ai plutôt eu sept fois un enfant. C’est une façon de souligner le caractère unique de chaque personne qui mérite à chaque fois une attention particulière. Nous aurons l’occasion d’y revenir ce soir dans le cadre d’une communication qui s’inscrit dans un cycle sur la transmission. Nous allons parler économie et il est bon de rappeler que, derrière les statistiques que nous traitons, il y a bien des êtres humains dont nous cherchons à étudier les comportements.

Je vais sans plus attendre entrer dans le vif du sujet, en m’appuyant sur un travail de recherche qui est sur le point d’être finalisé et j’espère publié – il nous reste à trouver l’éditeur[1]. L’ouvrage comporte trois parties : premièrement, « un défi à relever » ; deuxièmement, « une réalité ignorée » et troisièmement « un avenir prometteur ? ».

Le défi à relever est celui de la démographie, plus excatement du renouvellement des populations ; déjà la transmission ! Or vous avez fait venir Gérard-François Dumont et celui-ci a travaillé pour moi en quelque sorte : je m’inscrirai en effet dans la suite de son propos sans avoir besoin de détailler cette première étape de ma recherche. Quant à la question de savoir si nous pouvons espérer un avenir prometteur, objet de la troisième partie de la recherche sur laquelle je m’appuie, il repose essentiellement sur les perspectives offertes en matière de politique familiale que je ne vais pas aborder, si ce n’est implicitement, puisque vous avez prévu d’autres interventions sur ce point dans le cadre du cycle qui nous réunit aujourd’hui. Enfin, s’agissant de la « réalité ignorée », il s’agit d’une réalité économique qui n’est pas suffisamment prise en compte par les économistes eux-mêmes et qui est largement oubliée dans les politiques mises en œuvre dans le monde actuel. C’est ce thème donc qui sera le fil directeur essentiel de mon intervention. Je tenais, en guise de préambule, préciser et souligner cette cohérence parfaitement prise en compte dans votre programme. Si l’intervention de Gérard-François Dumont vient conforter mon analyse, j’espère à mon tour préparer un peu le terrain pour les communications à venir plus centrées sur les actions à mener.

Gérard-François Dumont nous a proposé un vaste tour d’horizon de la situation démographique et nous a présenté des constats, en évoquant notamment ce fameux modèle de la transition démographique que je n’ai pas l’intention de reprendre ici. Je me situe d’emblée dans la période dite post-transitionnelle, soit après que la transition ait été assurée, si transition il y a, nous allons y revenir. Dans ce modèle, il y a déjà la reconnaisance d’un lien entre économie et population puisque c’est avec le développement économique que la baisse de la mortalité commence, elle-même étant plus ou moins rapidement suivie par une baisse de la natalité. Gérard-François en a tiré les conséquences démographiques.

Quelques points de repère sont peut-être nécessaires à ce stade pour assurer la rigueur de l’analyse.

En premier lieu, on parle de modèle, d’un point de vue scientifique, au sens où on essaie, en s’appuyant sur l’histoire, de repérer des tendances que l’on cherche ensuite à universaliser, en tous les cas à prolonger dans l’avenir. On s’appuie donc sur le passé pour essayer de prévoir l’avenir. Toute la question est de savoir si ce modèle fonctionne réellement ou non. En matière d’évolutions démographiques, il y a de ce point de vue deux présentations qui s’opposent : la plus communément retenue, celle précisément qui fonde l’usage du terme de transition, retient bien l’idée d’un retour à une situation démographique équilibrée, c’est-à-dire assurant le simple renouvellement des populations après une période de forte croissance ; mais un démographe français dans les années 30, en 1934 si ma mémoire est bonne, préférait parler, lui, de « révolution ». Ce terme est fort : la révolution fait « table rase du passé » ! L’auteur voulait signifier par là que rien n’assurait le retour à l’équilibre : une fois que la courbe de la fécondité aurait rejoint à la baisse celle de la mortalité dont l’évolution lui était antérieure, la première pourrait poursuivre sa diminution contrairement à la seconde (l’immortalité n’est pas humaine !) de telle sorte que l’équilibre ne serait pas retrouvé… Nous devons donc nous demander si nous sommes véritablement dans une perspective démographique d’équilibre ou si nous entrons dans un nouveau monde caractérisé, en matière démographique, par une question : l’implosion est-elle envisageable ? Ce point me semble largement sous-estimé aujourd’hui malgré les faits.

Un autre repère nous est donné par un autre démographe français, Alfred Sauvy. Celui-ci qualifiait la démographie de « science du temps long ». Cette réalité est loin d’être sans importance ; elle entraine des avantages et des inconvénients. L’inconvénient est qu’il ne faut pas trop tarder à agir du fait de l’inertie propre aux phénomènes démographiques qui ont des conséquences lointaines dans le temps. L’avantage est qu’il s’agit d’un domaine où il est plus facile d’anticiper ce qui va se produire. Notre tâche, celle des scientifiques, est donc de contribuer à bien comprendre les phénomènes suffisamment tôt, quelque fois avant qu’ils ne soient perçus par le commun des mortels, et surtout à les expliquer de façon suffisamment convaincante pour que les responsables politiques agissent dans la bonne direction… La difficulté est que le temps de la science n’est pas celui de la politique.

La question qui m’est posée est donc, dans ce contexte et du point de vue qui est le mien en tant qu’économiste, celle de la relation entre économie (croissance) et populations (évolutions démographiques), sans privilégier a priori un sens plutôt que l’autre.

Je vais au contraire essayer de solliciter ces deux approches selon moi complémentaires, même si dans l’histoire elles ont été plutôt développées parallèlement. Quand on parle d’une relation entre populations et économie, la question est de savoir si c’est l’économie qui a une influence sur la population ou si c’est cette dernière qui influence l’économie. En réalité c’est probablement un peu les deux, même si selon les auteurs l’insistance porte plus sur une approche que sur l’autre. Prenant le parti méthodologique de les considérer comme complémentaires, je vous propose d’étudier les liens entre population et développement économique en commençant par compléter d’une certaine façon, non pas l’intervention de Gérard-François Dumont qui a beaucoup parlé des différentes formes de malthusianisme, mais le travail de Malthus lui-même qui ne s’est pas du tout interrogé sur l’influence que pouvait avoir la population sur le développement économique. En effet, il a privilégié la loi des subsistances selon laquelle la population est finalement limitée par l’économie. On ne peut guère en faire le reproche à Malthus lui-même, qui écrit à une époque où il n’a pas les moyens d’investigation que nous avons. Mais depuis Malthus, les scientifiques ont travaillé, la recherche a permis de progresser, et s’il y a encore un malthusianisme régnant, comme nous l’a expliqué Gérard-François Dumont, c’est scientifiquement de moins en moins fondé.

J’aimerais dans un second temps revenir sur ce que Malthus a bien mis en évidence à savoir l’influence de l’économie sur la population ; ne part-il pas de l’hypothèse que l’augmentation des naissances est consécutive à l’enrichissement des pauvres, laquelle augmentation conduit au problème qu’il dénonce ? C’est bien une façon de dire que c’est l’amélioration de la situation économique qui entraîne l’augmentation des naissances. Il nous faudra revenir à ce sujet sur la situation actuelle qui n’entre peut-être pas tout à fait dans ce cas de figure puisqu’on constate au contraire que les pays riches ont moins d’enfants que les pays pauvres…

Nos deux points étant ainsi plus précisément établis, je suis en mesure de reformuler une problématique possible de la façon suivante : en quoi l’accroissement des populations est-il bénéfique à l’économie et pourquoi est-il nécessaire de veiller à préserver le dynamisme démographique ? Comment atteindre ou préserver l’équilibre démographique annoncé par la transition démographique ? Mais cet équilibre est-il vérifié ? Comment faire pour que, tout en bénéficiant d’une mortalité basse, à l’origine de la forte croissance de la population – ce dont je pense nous pouvons nous réjouir, puisqu’on a d’une certaine façon vaincu la mort -, on puisse maintenir une fécondité suffisante, ce qui n’est pas exactement le cas dans les pays développés ? Implicitement, dans votre présentation, vous avez dévoilé mes sujets d’intérêt favoris ; je pense que vous y retrouverez un certain nombre d’éléments qu’on pourra utiliser lorsque le temps sera venu des préconisations sur le rôle économique de la famille par rapport à notre thème d’année sur la transmission.

 

L’importance de la population pour assurer le développement économique

La première approche concerne plus précisément l’analyse de l’influence des données démographiques sur le développement économique. Totalement ignorée à l’époque de Malthus, elle l’est encore aujourd’hui par les néo-malthusiens ce qui est plus surprenant étant donnés tous les arguments scientifiques développés depuis[2]. Ce sont les progrès des outils d’investigation qui ont sans doute permis le renforcement de l’argumentaire, car la thèse est elle-même ancienne ;  Jean Bodin ne disait-il pas déjà, au xvie siècle, qu’ « il n’y a de richesses ni de force que d’hommes » ! L’importance de l’être humain pour le développement économique est ainsi parfaitement affirmée. De même, la croissance démographique est régulièrement mentionnée comme un indicateur de prospérité. Malgré cela, l’idée selon laquelle celle-ci serait un piège pour le développement subsiste.

Je me dois donc de vous informer ce soir que l’analyse économique s’est largement renouvelée, ce qui est finalement bien la raison d’être de la recherche : quand nous disons à nos étudiants que nous sommes, par notre statut, enseignants-chercheurs, ils s’étonnent et nous demandent ce que nous cherchons ! Et oui, en science économique aussi il y a encore beaucoup de progrès à faire, et nous pouvons nous féliciter que, sur la question qui nous intéresse aujourd’hui, la théorie économique a beaucoup évolué depuis disons la fin du xxe siècle, dans les années 90 en particulier, y compris grâce à des contributions dont les auteurs ont été récompensés par un prix Nobel qui atteste de leur crédibilité me semble-t-il.

Je résumerai ces apports autour de trois idées principales qui inspirent trois courants de pensée.

 

Citons d’abord la théorie dite de la « pression créatrice ». La pression en question est bien celle de la population. L’idée développée est en particulier fondée sur le concept d’« investissement démographique ». Vous connaissez le concept d’investissement bien sur. Peut-être faut-il seulement préciser qu’il comprend plusieurs aspects : les deux principaux, les plus souvent traités, sont d’abord l’investissement de capacité renvoyant à l’augmentation des capacités de production, ensuite l’investissement de productivité consistant non pas à créer une chaîne de production supplémentaire mais à améliorer les outils de production déjà en place pour améliorer la productivité par innovation technique ; ce sont des investissements classiques que tout chef d’entreprise connaît évidemment très bien.

Et puis il y a l’investissement qualifié de « démographique », défini comme l’ensemble des dépenses à effectuer pour maintenir constante la valeur du patrimoine par tête lorsque la population augmente. L’exemple classique est celui d’une maison que je possède, d’une certaine taille, d’un certain confort, etc. Elle représente un certain patrimoine par tête à transmettre à la génération suivante mais qui, pour être maintenu constant, doit être multiplié par le nombre d’héritiers – en admettant que tout se passe simultanément et instantanément… Il faut que je dépense la somme correspondant à l’acquisition de nouvelles maisons identiques à la première pour maintenir le capital par tête en transmettant à chacun de mes héritiers un patrimoine identique à celui dont je disposais initialement, soit une maison. Partant de ce constat, les malthusiens dénoncent le fait que l’augmentation de la population représente un lourd investissement démographique au détriment des deux autres types d’investissements qui assurent la croissance. De leur côté, les tenants de la théorie de la « pression créatrice » leur répondent en arguant du fait que l’investissement n’est en fait jamais une reproduction à l’identique de l’existant et par conséquent se révèle être facteur de progrès : par exemple, construire une nouvelle maison selon de nouvelles technologies permet d’améliorer la sonorisation, l’isolation, etc. Ainsi, l’investissement démographique entraine a priori un gain de patrimoine en termes qualitatifs. Ce premier argument n’est sans doute pas suffisant, mais il est à prendre en compte.

A ce premier type de considération, nous pouvons ajouter que, si la fécondité est insuffisante, cela se traduira mathématiquement par un vieillissement de la population (défini comme une augmentation de la part relative des personnes dites âgées dans la population totale), vieillissement à l’origine de charges supplémentaires pesant nécessairement sur la croissance.

Troisième série d’arguments justifiant le qualificatif « créatrice » associé à celui de pression, l’existence de besoins supplémentaires à satisfaire « obligent » en quelque sorte les individus à mettre en œuvre de nouvelles techniques, à changer leurs habitudes, à faire des efforts supplémentaires, entrainant certes au départ des coûts supplémentaires mais finalement bénéfiques… Dit autrement, ces besoins nouveaux induiraient une forme de pression à se surpasser. Reconnaissons à ce sujet que si les êtres humains ont une grande capacité d’innovation, d’adaptation, le changement commence toujours par être coûteux, ce qui explique pourquoi, s’ils n’y sont pas obligés, ils ont tendance à se satisfaire de la situation du moment. Les auteurs de cette théorie retiennent finalement comme hypothèse explicative que la pression représentée par la croissance de la population et l’arrivée de nouvelles générations oblige la génération précédente à faire des efforts pour trouver des moyens de satisfaire les nouveaux besoins, ce qui est très positif dans le cadre du développement industriel : mettre en œuvre de nouveaux modes de production, de nouvelles structures, est coûteux et exige un dynamisme des actifs que seule une pression comme celle de la croissance démographique permet d’assurer.

Enfin, argument supplémentaire, la croissance démographique permet un certain renouvellement des populations et offre par conséquent de la souplesse, de la flexibilité, de la mobilité, une véritable dynamique d’innovation, assurément bénéfique à la croissance.

Esther Boserup est considérée comme l’auteur de référence de cette théorie. C’est une économiste américaine qui a appliqué sa théorie à un cas très précis, celui de l’Inde. Depuis longtemps, ce pays connait, supporte ou bénéficie selon le point de vue, une croissance démographique forte. Il semblait ainsi plutôt menacé par une recrudescence de la famine qui inquiétait tout le monde. C’était sans compter sur la « révolution verte » qui a permis de l’éviter, révolution certes a priori difficile à expliquer, sauf à dire qu’elle est « tombée du ciel » au bon moment à défaut de la lier à la pression démographique. Certes, pas plus que Boserup, je ne dirai que tous les problèmes de l’Inde sont réglés, mais de nouveaux modes de production ont été mis en œuvre dans le secteur agricole et il est intéressant de pouvoir disposer d’une explication argumentée à ce sujet. Nous disposons bien d’une illustration concrète de la théorie de la pression créatrice développée par Boserup. La moindre des choses serait au moins de la mentionner comme théorie susceptible de nuancer largement les craintes des malthusiens. Ainsi émerge peu à peu l’idée, encore peu répandue chez les économistes, que la population peut être une véritable ressource et même être considérée, non comme source de consommation mais comme un investissement.

Je fais une petite parenthèse rapide à ce stade pour bien comprendre les enjeux : les économistes ne parlent pas de « famille » mais de « ménage » ; celui-ci peut être une personne célibataire même si l’essentiel des ménages est constitué de ce qu’on appelle les ménages familiaux, c’est-à-dire des familles au sens où vous l’entendez. Cette terminologie a une signification précise : la fonction principale de ces « ménages » est de consommer, à ne pas confondre avec celle de produire, assurée par les entreprises… Concrètement, cela revient implicitement à s’interdire toute possibilité de concevoir la famille comme productrice de richesse puisqu’elle est enfermée dans (réduite à) un rôle de consommation. Il nous faudra revenir tout-à-l’heure sur ce point car il est fondamenrtal.

 

Poursuivons pour l’instant notre revue des théories explicatives de la croissance économique pour mettre en évidence de quelle(s) façon(s) l’influence de la croissance démographique peut être positive. Reconnaissons que pendant longtemps, selon tous les modèles de croissance dont nous disposons, très intéressants à étudier par ailleurs, la population a été considérée comme exogène, c’est-à-dire traitée comme une donnée, en d’autres termes sur laquelle on n’envisage pas d’agir pour obtenir un meilleur résultat, donc de fait considérée comme peu importante. Il faut attendre la seconde moitié du xxe siècle pour bénéficier de renouvellements théoriques importants à travers par exemple les théories dites de la « croissance endogène » dont certaines retiennent comme variable déterminante la population (pas uniquement évidemment mais je suis obligé d’être schématique). En tous les cas, en procédant ainsi, leurs auteurs ont pu montrer en quoi la variable population pouvait être considérée comme une source d’enrichissement ; je ne sais pas si le terme de « ressource humaine » vient de là, mais il a l’avantage d’indiquer une piste de travail prometteuse. D’autres auteurs auparavant l’avaient bien envisagé, il serait injuste de l’ignorer, par exemple Alfred Marshall qui propose d’inverser le sens de la relation économie-population en insistant sur l’influence positive de la seconde sur la première[3]… Ainsi disposions nous de la possibilité de remettre en question, de façon argumentée, la loi des rendements décroissants à l’origine de la vision pessimiste de l’École classique, dont fait partie Malthus, loi conduisant à postuler l’existence de limites au-delà desquelles nourrir toute la population devient impossible. Sans pouvoir entrer dans plus de détails, nous retiendrons que de nombreux auteurs, au cours du xxe siècle, ont relativisé cette loi, affirmant que les rendements n’étaient pas systématiquement décroissants, et que les facteurs endogènes de la croissance conjugués entre eux étaient à l’origine de synergies favorables au développement économique ; ils ont construit des modèles pour justifier tout cela. Pour illustrer toute la richesse de ces recherches, je voudrais évoquer rapidement, parmi d’autres, les travaux récents que je présente plus largement dans l’ouvrage évoqué au début de cette intervention. Ce soir, il s’agit seulement d’illustrer la diversité des arguments en faveur des effets bénéfiques de la croissance démographique sur le développement économique : ce n’est qu’un bref aperçu. Dans cette optique, j’évoquerai les phénomènes que Charles Jones évoque sous le terme de « l’économie des idées » :  cet auteur revient à son tour sur l’importance de la population, en montrant que la croissance ne vient pas seulement de la terre, du travail, mais aussi (surtout ?) des idées transformées en biens et en services. Une fois ces derniers obtenus, leur reproduction est beaucoup moins coûteuse que les prototypes ; les coûts de recherche et développement sont d’autant moins élevés que les marchés sont étendus et qu’il est possible d’amortir les investissements sur un plus grand nombre de débouchés. Il ajoute que chaque idée élargit le champ d’autres idées et d’autres produits : une véritable synergie s’installe. Et finalement, plus une économie dispose de chercheurs et d’un stock important d’idées, plus sa croissance sera élevée et le progrès assuré. Ajoutons pour renforcer l’argumentaire que l’exploitation d’une idée par un agent économique n’empêche pas un autre agent d’utiliser la même idée avec autant d’efficacité : il s’agit de biens utilisables par plusieurs personnes en même temps, sans préjudice pour les unes et les autres.

 

Je prends le risque d’abuser de votre attention en poursuivant cette énumération de théories en espérant ne pas vous lasser. Mais je veux profiter de l’occasion pour dire combien la recherche scientifique nous offre des raisons d’espérer. Et je ne peux pas ne pas mentionner un troisième grand programme de recherche permettant de fonder le rôle positif (nécessaire ?) de l’augmentation de la population sur la croissance économique. Il me semble en effet que la théorie mettant l’accent sur l’investissement dans ce qu’on appelle le « capital humain », terme souvent mal compris mais que l’on retrouve aussi dans certaines encycliques comme par exemple Centesimus Annus de Jean-Paul II, ouvre les meilleures perspectives en général, particulièrement en faveur de la famille. Comme vous le savez, le terme capital désigne d’abord, et pendant longtemps seulement, les machines, c’est-à-dire ce qu’il est plus exact d’appeler « capital physique ». Mais désormais, il convient de considérer aussi tout ce qui est intrinsèquement lié à la personne humaine, sa santé bien sûr, son éducation, sa formation, etc. ; autant d’éléments qui peuvent être facteurs de production. Robert Lucas (prix Nobel d’économie 1995) observe en particulier que le capital humain n’est pas soumis à la loi des rendements décroissants[4], ce qui permet une remise en cause profonde de la vision malthusienne longtemps dominante et ouvre des perspectives plus positives.

Nous serons conduits à reprendre cette notion de capital humain qui apparaît en effet essentielle. Si Robert Lucas a bien insisté sur cette dimension, il n’est pas le seul. Je dois au moins citer Théodore Schultz, puis surtout Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992, et pour le reste et plus de détails, vous renvoyer à l’ouvrage évoqué précédemment…

Il existe en effet d’autres tentatives, plus historiques, sur lesquelles il n’est pas utile d’insister. Je voudrais seulement citer un autre prix Nobel – de 1993, Douglas North, qui a montré combien les institutions, c’est-à-dire le contexte dans lequel la société évolue, constitué par l’ensemble des contraintes tant formelles – lois, droits de propriété – qu’informelles – les coutumes – pouvaient jouer un rôle essentiel dans toute société. Il me semble que par rapport au sujet de ce soir, il s’agit d’un résultat supplémentaire particulièrement important ; je pense notamment au mariage ou à la famille, considérés comme des institutions, dont on pourrait montrer, références théoriques à l’appui, l’impact sur le développement économique. A l’évidence, il faut cesser de réduire le rôle économique de la famille à celui de consommateur ; certes elle consomme et cela a toujours des effets économiques, mais il me semble plus innovant et intéressant d’insister sur sa fonction productrice. Je laisserai le soin à Gary Becker de clore cet argumentaire permettant de fonder une vision positive de la croissance démographique infirmant clairement celle du pessimisme malthusien ; vous pourrez constater qu’un prix nobel peut aussi faire preuve de modestie, et de réalisme, en reconnaissant humblement, une fois n’est pas coutume, les erreurs de certaines recherches ; je le cite : « nous économistes, en particulier les néomalthusiens parmi nous, nous sommes concentrés sur quelques effets potentiellement néfastes de la croissance démographique sur l’économie, et avons ignoré ce qui est souvent et même je pense généralement, plus important et positif. La croissance démographique a des effets positifs et a démontré des rendements croissants, malheureusement ces effets positifs n’ont pas fait l’objet d’une attention suffisante de la part des universitaires et cette lacune doit être corrigée ». Les économistes universitaires en prennent assurément pour leur grade, mais je trouve cela d’une certaine façon stimulante !

 

Quel enseignement tirer de cette première façon d’aborder la question de la dimension économique de la transmission ? J’en vois deux : d’une part le « piège » de la croissance démographique est très relativisé, d’autre part la reproduction biologique, sociale, culturelle, etc. est bénéfique. La famille est bien créatrice de richesses et pourtant, de façon paradoxale, on se soucie de moins en moins d’elle. Je me demande parfois ce que diraient les écologistes s’ils s’apercevaient que depuis cinquante ans la reproduction des baleines était insuffisante pour assurer l’avenir de cette espèce ; je pense qu’ils organiseraient des manifestations… ! Or le fait que le remplacement des générations de l’espèce humaine n’est plus assuré en France depuis 1975, soit ½ siècle quand même, ne suscite chez eux aucune réaction !

Du point de vue qui est le mien, celui de l’économie, des solutions sont pourtant envisageables.

 

L’importance de l’économie pour permettre au désir d’enfants d’être satisfait

Malthus l’avait dit même s’il le déplore d’une certaine façon, le revenu influence la croissance démographique. Que pouvons-nous dire alors s’agissant de la période post-transitionnelle tandis que le retour à l’équilibre démographique n’est pas avéré, la fécondité n’étant plus suffisante, en particulier dans les pays riches et développés ? Dans quelle(s) mesure(s) l’économie peut-elle être sollicitée pour trouver des solutions efficaces ? Je voudrais, même rapidement, vous montrer que cette dimension ne doit pas être négligée, parmi d’autres sans doute, et surtout, pour ouvrir la discussion, vous donner quelques références empiriques, en espérant ainsi contribuer à la réflexion, inscrite dans le programme de cette année, sur les mesures à prendre.

 

Une première remarque, les enquêtes disponibles nous disent que le désir d’enfant est supérieur à ce qui est nécessaire au remplacement des générations, ce qui en soit reste une information positive. Mais cela signifie aussi qu’il y a un décalage entre le nombre d’enfants souhaité et la fécondité effective, ce qui est bien sûr regrettable. Or les causes sont en partie économiques. Certes on peut discuter de savoir ce qu’on entend dans les enquêtes par taille idéale de la famille, par enfant désiré etc., mais les enquêtes successives témoignent de ce souci constant – c’est encore le cas du dernier baromètre récent de BVA. En 2011, l’enquête effectuée par l’Observatoire des familles affirme que les couples souhaitent 2,7 enfants – pardon pour la virgule, ce sont des statistiques et il s’agit d’une moyenne. Or à cette époque l’indicateur conjoncturel de fécondité était de deux enfants, il y avait donc déjà un décalage. On pourrait imaginer qu’après le premier enfant les souhaits des couples se réduisent, mais en réalité ils souhaitent encore 2,3 enfants. En 2020 le nombre moyen idéal d’enfant était de 2,4 tandis que l’indicateur de fécondité était de 1,8, ce qui représentait encore en moyenne 0,6 enfant par femme de différence. Quant au projet d’avoir une famille nombreuse, – aujourd’hui il s’agit de familles de trois enfants ou plus, mais il fut un temps où cela concernait les familles d’au moins 5 enfants, les statisticiens s’adaptent…- il reste très présent, touchant 49 à 34 % des répondants en 2011 selon les régions, et encore 41 % des femmes et 30 % des hommes en 2020 – désirant avoir trois enfants ou plus.

Aujourd’hui la fécondité est bien une liberté sous contrainte pour reprendre le titre d’un article paru dans la revue Politique sociale et familiale : « La décision d’avoir un enfant : une décision sous contrainte ». En effet de nombreux obstacles pèsent sur les familles ; ils sont mesurés dans les enquêtes, et illustrent le lien entre économie et famille. Ils sont bien sûr d’ordre matériel, même s’il y en a d’autres. Concrètement, 60% des couples exprimant le désir d’avoir davantage d’enfants disent aussi avoir besoin d’un logement adapté, et 43% soulignent l’importance d’avoir un travail stable -en effet l’instabilité hypothèque l’avenir – et puis troisièmement, 28 % d’entre eux mettent en avant le coût lié à l’éducation d’un enfant. Nous retrouvons ainsi le besoin de stabilité, qui s’ajoute à des facteurs objectifs comme la durée des études qui repousse le moment pour les couples d’avoir un premier enfant, la stabilité de l’emploi, le logement mais aussi des facteurs subjectifs comme l’individualisme ou l’éco-anxiété ; il y a donc les difficultés matérielles des familles, et puis aussi des difficultés plutôt environnementales.

 

Il est intéressant alors de revenir une nouvelle fois aux enseignements de l’analyse économique.

Ce qu’on appelle l’« économie de la famille » s’est développée dans la seconde partie du xxe siècle et un de ses pionniers est l’économiste américain Harvey Leibenstein qui dissociait de façon très intéressante les motivations d’avoir des enfants d’une part, et les moyens d’atteindre ses objectifs d’autre part. Il étudie alors non pas l’influence du revenu sur le nombre d’enfants, mais la raison d’en avoir ou pas et il retient trois facteurs : tout d’abord l’amour des enfants pour eux-mêmes. Leibenstein considère très judicieusement que l’envie d’avoir un enfant pour lui-même est constant, quel que soit le revenu, quel que soit le nombre d’enfants, etc. ; il serait, il est vrai, difficile à l’économiste de chiffrer cela. Deuxièmement, il mentionne l’envie d’assurer ses vieux jours, qui de fait s’est toujours manifestée dans les sociétés traditionnelles. Enfin, l’enfant est considéré comme une aide voire comme une source de revenu complémentaire, notamment dans le monde agricole par exemple, un peu moins dans le monde industrialisé sans doute. Leibenstein vérifie alors que, quand le revenu des familles augmente, malgré un amour constant des enfants, leur besoin d’assurer leurs vieux jours ou un revenu complémentaire est moindre. Ainsi, a priori, « l’utilité totale » d’avoir un enfant de plus diminue à mesure que le revenu augmente. En revanche, la « désutilité » comme disent les économistes, et le coût, eux, augmentent : en effet plus les revenus des familles sont élevés, plus elles consacrent d’argent à l’éducation, au logement, à l’habillement des enfants[5]. C’est pourquoi il y a un moment où les deux courbes se croisent, c’est-à-dire que les inconvénients dépassent les avantages. Cela permet de comprendre pourquoi les moyens d’atteindre les objectifs doivent être pris en compte au même titre que les motivations. Or aujourd’hui, si on observe une motivation constante pour les couples d’avoir des enfants, les résultats ne sont pas au rendez-vous. Peut-être qu’un jour ce ne sera plus le cas, mais aujourd’hui, si on donnait le moyen à ceux qui le veulent d’avoir plus d’enfants, le problème serait réglé.

 

Je voudrais maintenant prendre un exemple qui peut nous conduire à considérer que nous sommes plutôt dans une situation de « révolution démographique », ce qui a des conséquences sur les mesures à mettre en œuvre. Les théories économiques actuelles montrent effectivement qu’avec l’élévation des niveaux de vie, les gens ont moins d’enfants. Certains diront que c’est moins grave qu’avant puisqu’il y a aussi moins de mortalité infantile. Mais le problème est celui de la capacité d’investir dans la durée (la transmission). On doit donc s’interroger sur ce qu’il faudrait faire pour permettre aux couples d’atteindre leurs objectifs. Or j’ai regardé une statistique intéressante, issue d’enquêtes montrant un changement très important dans les années 60 du XXe siècle : c’est le moment où la pilule contraceptive du docteur Pincus, un américain, se diffuse, et où se développe un mode de régulation des naissances nouveau, qu’on appelle contraception. D’autres modes de régulation des naissances existaient auparavant : de tout temps, aucune population n’a atteint son maximum de fécondité, ce qui est sans doute heureux. L’Église elle-même parle de « paternité responsable », ce qui est une façon de ne pas remettre en cause le fait de réguler la fécondité. Ce qui est discuté à nouveau, ce sont les moyens utilisés pour cela.  Il est intéressant de se demander quelles différences éventuelles résultent selon les moyens, naturels ou contraceptifs, utilisés pour limiter les naissances. Depuis les années 60 donc, dans un pays comme la France, ce sont les moyens contraceptifs qui sont devenus majoritaires. Les enquêtes faites auprès de mères ayant accouché montrent qu’avant ce changement de modalité, l’enfant né n’était « pas désiré » une fois sur deux, les couples ayant cependant à peu près le nombre d’enfants souhaité (2.7 ou 2.8 enfants contre 2,9). Précisons qu’un enfant non désiré est un enfant qui n’arrive pas au bon moment, qui « tombe mal », mais cela ne veut pas dire qu’il n’était pas souhaité. Aujourd’hui, les enquêtes montrent qu’il n’y a plus d’enfants non désirés, car l’enfant arrive au bon moment. En revanche les couples n’ont plus le nombre d’enfants souhaité. Pourquoi ? La thèse que j’ai publiée consiste à considérer comme essentielle la différence entre les moyens contraceptifs et les moyens naturels de régulation des naissances. Cela permet de revenir à la volonté : aujourd’hui c’est pour avoir un enfant que l’on doit faire preuve de volonté quand on utilise des moyens contraceptifs : il faut arrêter la pilule, enlever le stérilet. A l’inverse c’est pour ne pas avoir d’enfant qu’il faut faire preuve de volonté quand on emploie des moyens naturels de régulation des naissances. Malthus l’avait déjà dit : il ne préconisait pas la pilule mais la chasteté, la continence, la contrainte morale, etc. Il enjoignait à ses contemporains, après avoir fait appel à leur raison en leur présentant son « principe de population », à faire preuve de volonté. Nous venons de souligner que cette volonté intervient, selon le mode de régulation pratiqué, soit pour empêcher la venue d’enfant soit au contraire pour le concevoir. Quand cette volonté est ferme, dans un cas comme dans l’autre, le nécessaire est fait pour atteindre l’objectif. Mais entre le « oui-oui » et le « non-non » il y a aussi le « oui peut-être », le « pourquoi pas » même si ce n’est peut-être pas le moment ! Cela revient à dire qu’il peut y avoir beaucoup d’incertitudes entraînant un relâchement de la volonté. Quand on utilise des moyens naturels il arrive alors qu’un enfant arrive à un mauvais moment, mais l’enfant non désiré est malgré tout souhaité ; en revanche, avec les moyens contraceptifs, il n’arrive jamais : la volonté permettant de faire le nécessaire n’est pas suffisante, le nombre d’enfants souhaité n’est pas atteint. Si on ajoute que dans la société actuelle, instable et marquée par l’incertitude, l’augmentation du chômage, les problèmes de logement, etc., la période d’indécision s’accroit, il n’est pas surprenant de constater l’augmentation du nombre de couples qui « voudraient bien mais pas tout de suite… ». Ajoutez à cela les moyens contraceptifs dont ils disposent, et vous avez l’explication pour lesquelles les couples n’ont plus le nombre d’enfants souhaité.

 

Je n’ai pas besoin d’en dire plus pour expliquer pourquoi il faudrait permettre aux couples désirant avoir des enfants d’en avoir le nombre souhaité ; cela suffirait pour régler la situation démographique, ce qui me pousse à nuancer sans attendre mon propos qualifiant de « révolution » la situation actuelle : le changement n’est pas (encore ?) aussi profond, et irréversible, que le terme le laisse penser ; il suffirait probablement d’un peu de volonté politique pour justifier de parler de « transition »… Cela passe par des mesures de nature économique, non pas pour faire de la famille une « assistée de l’Etat », mais bien par souci de justice et même d’efficacité.

Pour conclure (trop ?) rapidement afin de ménager le temps de l’échange que nous attendons tous, je dirai que l’idée essentielle que je voulais partager avec vous est que la fécondité est une source de richesse, un investissement, et qu’il y aurait beaucoup à faire pour rajeunir l’image de la famille, pour souligner l’investissement que représente l’éducation et plus généralement le capital humain. D’un point de vue strictement économique, il faudrait absolument intégrer dans nos analyses la production domestique. Cela commence par une évaluation correcte. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ma proposition principale est donc que la production réalisée au sein des ménages sous forme d’éducation en particulier mais pas seulement, soit à l’avenir prise en compte, ce qui nécessite une refonte de la comptabilité publique. Il faudrait aussi redonner du sens (et de la réalité) à la définition d’un statut de la famille, fondé sur la stabilité -le temps long-, l’engagement -notion d’investissement- et la responsabilité -droits et devoirs-… Il y a là un enjeu économique, et au-delà, un enjeu sociétal. Tout investissement suppose un minimum de stabilité ; or aujourd’hui, c’est patent avec la financiarisation de l’économie, on raisonne à court terme, les perspectives à long terme sont toujours remises à demain !

 

 

ECHANGES DE VUES

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci, c’est très intéressant de vous entendre, Jean-Didier, surtout à notre époque qui ne voit que la consommation partout et nous transforme en une société d’individus consommateurs. Assez tôt dans votre développement, vous avez souligné le fait que les ménages étaient unanimement reconnus comme utiles pour la consommation, mais qu’il manquait une approche mettant en valeur le rôle de la famille dans la production de richesses. Peut-être nos amis auront-ils envie de réagir sur ce thème, que vous avez complété avec tout un développement sur le capital humain. Je crois aussi que cette idée est à mettre en avant, à rebours de la vision un peu misérabiliste de la famille, souvent regardée comme ayant besoin d’être aidée, comme si la société n’avait pas besoin d’être aidée, elle, par le fait d’avoir des familles nombreuses, vivantes et productrices. D’ailleurs, on aura sans doute l’occasion d’en reparler, mais il est regrettable de confondre la politique familiale et la politique sociale.

 

Emmanuelle Henin

Est-ce que vous êtes favorable, concrètement, à un revenu pour les mères de famille ?

 

Jean-Didier Lecaillon

Je n’ai pas du tout abordé la politique familiale, d’abord parce que je n’en aurais pas eu le temps, et ensuite parce que ce n’était pas demandé, mais effectivement, la question se pose. S’il ne m’appartient pas d’élaborer un programme de politique familiale, je laisse cela aux associations familiales et à leurs militants, je peux en revanche donner des pistes, des indications et surtout des arguments scientifiques pour servir les responsables politiques. C’est dans ce but que j’ai accepté de faire partie du Comité de pilotage de la Conférence de la famille que présidait Hélène Gisserot à la fin des années quatre-vingt-dix : il y avait un sociologue de la famille, « le sociologue de service », totalement opposé à tout ce que je viens de vous dire, un démographe, décédé depuis, mais qui a pu apporter des éléments très utiles en reliant la famille à la démographie ; j’y avais été moi-même invité comme économiste… Dans le but de simplifier les prestations familiales – à l’époque il y en avait 21 si ma mémoire est bonne, elles doivent être au nombre de 26 aujourd’hui, c’est trop complexe et inefficace-, nous avons cherché à en réduire le nombre tout en reconnaissant qu’une prestation unique n’aurait pas de sens parce qu’il y a plusieurs fondements d’une politique vraiment familiale et que chacun doit être bien circonscrit si nous voulons être efficace en donnant du sens aux mesures prises.  Nous sommes ainsi arrivés à considérer, et à proposer, non pas une seule allocation prétendument universelle, mais en revanche de mettre en place trois allocations, chacune fondée sur un principe correctement défini. J’en viens ainsi à répondre à votre question ; pardon de ce détour nécesaire pour être bien compris ! J’ai en effet proposé à cette occasion la mise en place d’une prestation qui aurait effectivement pour objet principal de reconnaître qu’au sein de la famille se réalise une véritable production source d’enrichissement pour l’ensemble de la société. Le sens est bien celui d’une rémunération, d’un revenu pour reprendre votre expression. Dans cette logique, nous avions considéré qu’il n’y avait pas de raison de mettre une condition de ressources à son versement ; en revanche, il pourrait être soumis à l’impôt comme les revenus le sont, à tort ou à raison ce n’est pas ici la question. Vous comprenez, à travers cette évocation, que je considère depuis longtemps qu’un tel revenu serait justifié, à condition de bien en expliquer le sens. Une fois cette réponse de principe donnée, il convient de reconnaître que la question de son montant se pose et qu’elle n’est pas facile à régler. Mais il existe des pistes, y compris au plan technique, et il n’est donc pas interdit d’y réfléchir. Comme Marie-Joelle l’a mentionné tout-à-l’heure, une politique familiale ne peut pas être une politique d’aide ou d’assistance pour des gens en situation d’échec ou de précarité comme l’est la politique sociale. Une politique familiale doit être une politique de justice, d’efficacité ; or à partir du moment où on reconnaît qu’élever des enfants entraîne une production de richesses, au risque de me voir reprocher une sorte de marchandisation de l’amour, je me prononcerai en effet pour une forme de rémunération du travail de ceux qui assurent cette production. Il ne s’agit pas de quantifier l’amour d’un père et d’une mère pour son enfant, pas plus que le fait de rémunérer le militaire prêt à donner sa vie pour sauver son pays reviendrait à quantifier la valeur d’une vie et/ou le sens de l’honneur.

Si ma réponse vous semble irréaliste et peut être utopique, ou tout simplement difficile à mettre en œuvre rapidement, j’ajoute dans le même esprit qu’a minima, la rémunération de la mère de famille pourrait prendre la forme d’un véritable droit à la retraite, et cela pas seulement symbolique mais bien conséquent. Il est incroyable de constater, dans un système de répartition fondé sur le principe que les actifs d’aujourd’hui assurent une rémunération aux retraités d’aujourd’hui, que les seuls qui ne reçoivent rien sont ceux, celles pour coller à votre question, qui ont travaillé au sein de leur famille, travail consistant très exactement à donner à la génération suivante la capacité d’assumer la charge que constituent les retraites. Vous constaterez qu’à défaut de bien poser les problèmes, nous marchons sur la tête.…

 

Jean-Paul Guitton

Comme vous le savez j’ai milité, et je milite encore, pour la famille ; et il se trouve que la Confédération Nationale des AFC a lancé il y a une quinzaine d’années, une étude sur le coût de la non-famille, ou plus précisément du non-mariage. Elle avait fait appel notamment à des économistes. On en avait, je crois, parlé ici à l’époque. Intuitivement on a plus ou moins l’idée que la société paye lourdement l’éclatement des familles, dans la délinquance juvénile, dans l’insuccès scolaire, etc. Mais il me semble que vous m’aviez dit à l’époque qu’il n’y avait pas de moyen de mesurer cela, parce que ce n’était pas un objet scientifique quantifiable ; la copie rendue à la Confédération des AFC était d’ailleurs assez décevante sur ce point. Pouvez-vous nous dire si l’on a fait des progrès en la matière depuis quinze ans ?

 

Jean-Didier Lecaillon

Je réponds volontiers de façon positive à votre question qui me permet de compléter ce que je vous ai présenté à l’instant et surtout de vous renvoyer à la troisième partie de mon ouvrage annoncé puisque j’y traite largement, quinze ans après votre sollicitation, cette question si importante. Je n’ai pas de mérite particulier : simplement, et c’est votre question, des progrès ont en effet été effectués dans ce domaine et je m’en félicite. Pour aller à l’essentiel s’agissant du premier point de ma troisième partie, consacré aux ruptures familiales, aux dissociations familiales, etc., j’y présente diverses études sur le sujet, un grand nombre en provenance des États-Unis. D’aucuns pourraient toujours dire que ce n’est pas exactement pareil, mais de toute façon le but n’est pas de chiffrer à l’euro près, seulement de donner des ordres de grandeur. Et ils sont très importants effectivement. Certes, il est délicat de sembler montrer du doigt ceux qui ont échoué en mettant l’accent sur le fait que les ruptures familiales coûtent à la société, du point de vue éducatif, de celui de l’avenir des enfants concernés, de l’emploi, etc. Mais c’est important de le faire et c’est de plus en plus le cas, y compris en France désormais. Encore récemment est paru un article montrant que les ruptures familiales sont un problème public majeur que même l’État reconnaît.

Cela me conduit à préconiser de faire de la prévention, en essayant d’accompagner les couples en difficulté, non pas pour les empêcher de se séparer si c’est définitivement leur volonté, la séparation étant même quelque fois la moins mauvaise solution, mais en les aidant par des conseils appropriés, d’abord pour leur bénéfice mais aussi parce que c’est coûteux à la société. Le problème, c’est que, à l’exemple du collègue sociologue dont j’ai parlé précédemment, la famille est trop souvent considérée d’un point de vue strictement individualiste. Dans cette conception, elle est constituée d’individus qui décident d’être ensemble, mais quand l’intérêt de l’un des deux est de se séparer, il faut qu’il puisse le faire. Cet individualisme pose de vraies questions. Dans le droit on parle bien de l’engagement que prennent un homme et une femme qui décident de fonder une famille, non seulement l’un vis-à-vis de l’autre mais aussi par rapport aux enfants dont ils auront à assurer l’avenir, etc. L’enjeu est donc de responsabiliser les gens par la prévention et l’accompagnement. Si ensuite il y a un problème, alors la politique sociale pourra entrer en vigueur.

Dans le même registre, je signale qu’un certain nombre d’enquêtes chiffrées montrent l’importance du coût des familles monoparentales, qui est très élevé. Nous pouvons donc nous féliciter que beaucoup de personnes et d’organismes préconisent désormais la prévention et promeuvent la famille stable, unie, durable. Je les mentionne et présente également leurs actions dans mon livre.

 

Jean-Luc Bour

Comment est-ce que vous pouvez, comme économiste, calculer un cash-flow positif de cette production additionnelle créée par un accroissement de la population, et comment voyez-vous la prise en compte de nouveaux impacts extérieurs qui vont peut-être le rendre négatif ou moins positif ?

 

Jean-Didier Lecaillon

Merci de cette question très pertinente. D’abord sur la notion de production, tu as employé le terme « utile », qui est effectivement parlant pour un économiste, et qu’il ne faut d’ailleurs pas entendre au sens habituel. Je voudrais également dire qu’en matière scientifique rien n’est jamais définitivement établi. Si nous avons aujourd’hui un indicateur de production, le fameux PIB, hier il était différent, et je ne vois pas pourquoi demain il ne serait pas dépassé. Il y a encore des progrès à faire. Il fut un temps où la production concernait uniquement l’activité agricole, et ce n’est que par la suite que le commerce par exemple, c’est-à-dire le fait de transporter un objet de A en B sans que rien matériellement ne soit modifié, fut considéré comme une production : en transportant l’objet, on le met en effet en B à la disposition de quelqu’un qui le désire alors que ce n’était pas le cas en A ; en répondant pratiquement à un désir exprimé, le commerçant produit. La question est de savoir combien ? La réponse est donnée par le prix. C’est ainsi qu’en économie la production revient à la création d’utilités, qui correspondent elles-mêmes à la satisfaction des besoins. Une fois qu’on a dit cela, il reste à réfléchir à ce qui est créé, à ce qui permet la satisfaction des besoins et finalement à la valeur de cette production ; c’est implicitement la question posée. La réponse aujourd’hui donnée, réponse que nous n’avons aucune raison de considérer comme définitive et immuable ce qui va me permettre d’aller au-delà de l’existant dans ma réponse, est le calcul du PIB marchand, calculé tout simplement à partir du prix auquel on échange marchandises et services sur les marchés ; c’est discutable mais cela a l’avantage d’être simple à appliquer. Je remarque ensuite, pour les besoins de la suite de la réponse, qu’il existe aussi un PIB non marchand, pour lequel il n’y a donc pas de prix de marché, ce qui rend effectivement la mesure plus délicate, comme ce serait le cas si on se décidait à évaluer la production domestique. Pourtant, on le fait bien, le PIB non marchand étant une composante du fameux PIB tel qu’il est publié dans les statistiques nationales, ce qui prouve qu’il n’y a pas d’impossibilité technique : ce qui n’est pas l’objet d’un échange sur un marché, les services rendus par les administrations en l’occurrence, est évalué « au coût des facteurs », c’est-à-dire en considérant ce que cela a coûté de le fabriquer : on se demande par exemple combien coûte à l’Etat ce que fait le professeur-fonctionnaire Lecaillon quand il assure, à travers ses enseignements à l’Université, la formation de ses étudiants qui ont gratuitement accès à ses cours ? Ma production, ce sont les connaissances que je diffuse sans contrepartie de la part des étudiants qui ne me payent pas ! Donc, comment évaluer la valeur de ce que je fais ? Eh bien, cela vaut ce que cela coûte, c’est-à-dire le montant de ma rémunération de professeur, les coûts de l’infrastructure qui me permet d’enseigner dans de bonnes conditions, etc., autant de dépenses inscrites dans le budget de l’État. Permettez-moi, sous forme de boutade que je m’autorise avec mes étudiants, juste pour illustrer les limites de cette façon de procéder ; il m’est arrivé de leur dire : « si vous voulez que la valeur de ma production double, ce qui pourrait être interprété comme une augmentation de la qualité de mon enseignement, il suffit que mon traitement soit doublé » ! Précisons pour être plus complet, qu’il existe une autre technique consistant à se demander à quel prix serait-il possible d’obtenir, en passant par le marché, la même chose, le même service : plutôt que d’éduquer moi-même mes enfants, ce que je fais à un prix égal à zéro, combien cela me couterait-il si je demandais à un tiers de le faire, en le rémunérant alors ?

Aujourd’hui, tout ce qui est produit au sein de la maison, par les ménages, soit la production domestique, n’est pas comptabilisé, elle ne représente rien dans les statistiques nationales. Si je garde mes enfants, cela ne vaut rien, si je les confie à un tiers qui est payé, c’est une production qui vaut ce que je paye. Quand j’assure l’avenir de mes enfants, non seulement aujourd’hui je suis réputé ne rien produire, mais je passe du temps avec eux ; ce n’est pas insignifiant en termes de coût d’opportunité : quand je m’occupe de mes enfants, je ne peux pas aller travailler et avoir un revenu, ce qui s’analyse également en termes de coûts, en remarquant au passage qu’il est alors plus élevé pour quelqu’un ayant une situation donnant lieu à une forte rémunération que le contraire…

L’évaluation de la production domestique est donc évidemment délicate, mais cela ne change rien au principe de réalité et il suffit de dire qu’elle constitue une véritable richesse, ne serait-ce qu’en matière d’éducation qui sera l’essentiel de ma réponse. La production familiale n’est pas dans le fait de consommer, c’est le fait d’élever ses enfants et d’augmenter leur capital humain, qui sera bénéfique à l’enfant plus tard ainsi qu’à toute la société. Quand les enfants sont pris en charge par l’État dès le plus jeune âge, on considère que cela crée de la richesse, mais quand ce sont les parents qui les prennent en charge on estime que c’est sans valeur économique. C’est cela la production domestique ; elle ne donne pas lieu à un échange sur un marché, donc elle n’a pas de prix, mais elle devrait être évaluée. Comme le disait déjà dans les années 1930 un grand économiste anglais, Arthur Cécil Pigou : « Quand un gentleman épouse sa cuisinière, il fait chuter le revenu national ». C’était donc déjà vrai il y a près d’un siècle ; nous n’avons pas évolué depuis. Cela peut faire sourire, mais c’est imparable : le gentleman paye sa cuisinière quand elle lui prépare ses bons petits plats, alors que s’il l’épouse, il ne la paiera pas, bien que ses qualités de cuisinière ne soient pas amoindries par le fait d’être épouse ; le service rendu est le même mais l’évaluation du bien-être diminue. Je pose la question : pourquoi cela vaudrait-il plus hier qu’aujourd’hui ? Et je réponds que ce qu’elle produit encore aujourd’hui a une valeur, que c’est une production. Certes, l’évaluation du travail domestique n’est pas facile : selon les travaux disponibles, la part de la production domestique pourrait varier de 22 à 54% du PIB (et même entre 15 et 71% selon une étude publiée en 2012 par l’INSEE…). Les méthodes d’évaluation sont en effet diverses et le périmètre considéré varie beaucoup selon les études. Mais les ordres de grandeur obtenus, même les plus bas, confirment qu’il ne s’agit pas d’un résidu…

Je ne sais pas si j’ai répondu précisément à la question parce que celle-ci mentionnait plus particulièrement l’augmentation de la population. Il faudrait donc procéder de façon comparative entre un avant et un après… Mais il me semble que le principe général d’une augmentation de la richesse demeure et que celle-ci peut être conséquente, à certaines conditions bien entendu. Pour éviter tout risque de confusion, je voudrais donc ajouter un commentaire à ce que j’ai dit dans mon intervention. Dans la première partie, où j’ai expliqué que les économistes de toute obédience montraient qu’en fait le dynamisme démographique était une condition du développement économique, j’aurais dû ajouter que c’était une condition nécessaire mais pas forcément suffisante. On a trop d’exemples de pays qui ont une forte croissance démographique et qui ont du mal à gérer cela, donc ce n’est pas une condition suffisante. Il ne suffit pas d’avoir une politique nataliste ; on confond trop souvent la politique familiale avec une politique nataliste. Il ne suffit pourtant pas d’avoir des enfants pour créer de la richesse, les enfants représentent un investissement long ; le petit d’hommes a plutôt besoin de vingt-cinq ans que de quinze ans, désormais, pour devenir un jeune producteur. A son commencement l’enfant est un consommateur qu’il faut nourrir, et hormis ses sourires bien sûr, il n’est pas producteur, il le devient en entrant dans la vie active, quand il est autonome, c’est-à-dire qu’il peut satisfaire ses besoins. Mais cela prend du temps et demande un lourd investissement. Quant à l’impact des dépenses de la famille sur l’économie, elle suppose un pouvoir d’achat qui est la contrepartie d’une production de richesse. La boucle est ainsi bouclée.

La théorie économique permet de comprendre à quelles conditions le dynamisme démographique est source de développement : c’est le capital humain qui est nécessaire à celui-ci. Quant à sauver la planète s’il n’y a plus personne sur la terre, ce n’est pas très motivant !

 

René Bertail 

J’adhère totalement à votre développement. La théorie de la croissance par l’augmentation de la population est en effet développée par certains économistes qui pour certains s’appuient sur l’exemple de l’économie américaine dont la croissance est expliquée entre autres par une augmentation de la population équivalente à une ville moyenne ou à plusieurs villes tous les ans. Et d’autre part il y a tout un courant économique qui milite finalement en faveur d’une stimulation de la croissance par l’immigration plutôt que par la croissance interne. Aussi, ce qui m’intéresse, c’est de connaître vos arguments, parce que je pense que votre théorie a quand même l’avantage d’ancrer un certain nombre de populations, de culture, de formation, dans une entité et de mettre celle-ci à un certain niveau, alors que ce n’est pas obligatoirement le fait de ceux qui militent pour une croissance par l’immigration ; et on a besoin aujourd’hui, de cette argumentation.

 

Jean-Didier Lecaillon

Je vais vous répondre en vous demandant de bien préciser votre question, parce que ces immigrés ‘’de substitution’’ d’une certaine façon, sont-ils formés ou non ? Que l’on envisage de faire venir des immigrés complètement illettrés, ou des immigrés bac + 7, ce n’est pas la même chose. Alors je vais répondre en retenant successivement les deux hypothèses : soit ils ne sont pas formés, et il faut s’y atteler après les avoir fait venir pour qu’ils soient productifs ; il s’agit alors d’un déplacement du problème. Soit, ils sont formés, éduqués, ce qui signifie que l’on va prendre, pour servir notre propre croissance, des personnes éduquées qui pourraient contribuer à la croissance de leur pays. C’est un jeu à somme nulle à la limite, mais je n’en suis même pas sûr parce qu’il y a peut-être d’autres inconvénients. Mais suivons ce raisonnement : au lieu de créer de la richesse ici, ils vont en créer là, mais alors je ne vois pas en quoi cela sera une réponse aux besoins. C’était d’ailleurs pareil pour les retraites. En effet, je l’ai dit, l’économie est la science du temps long, et on a le temps ; mais comme on a le temps, en termes de politique on a tendance à privilégier le court terme, en l’occurrence de ne pas se soucier d’avance du renouvellement des populations et puis, une fois au pied du mur, de dire qu’il est trop tard pour favoriser les naissances et qu’il suffit de « déhabiller Paul pour habiller Pierre » si vous permettez cette expression qui serait peut être formellement plus exacte en disant « déshabiller Mohamed pour habiller Maurice ».

Je ne critique aucun responsable politique, et vue ma longue carrière j’en ai rencontré de tous les bords ; dans l’opposition ils étaient toujours pour la famille, mais quand ils étaient dans la majorité il y avait toujours plus urgent ; combien de fois des responsables politiques m’ont dit : « je suis d’accord avec vous, il faut faire quelque chose pour la famille, mais on n’a pas les moyens ». Or on n’a jamais les moyens, puisque comme tout investissement il est coûteux avant de rapporter. Et comme il n’est « rentable » qu’à long terme, évidemment cela n’intéresse pas les gens qui ont comme destinée plutôt d’être réélus après deux ans de mandat qu’après quinze ans. C’est pourquoi on reporte toujours le moment d’investir dans la famille, et puis, quand il est trop tard, quand on constate que de toute façon, même si l’on redresse la fécondité cela ne réglera pas les problèmes immédiats, alors on va faire appel aux immigrés. Mais on risque d’arriver à un moment où les pays d’origine de ces immigrés vont nous reprocher d’avoir été un peu cigales, de n’avoir rien fait pour assurer notre avenir, et de leur prendre leur richesse.

 

René Bertail

En fait au niveau macroéconomique ça a un effet nul…

 

Jean-Didier Lecaillon

Cela demanderait sans doute une étude plus approfondie, mais ayant abordé cette question avec mes étudiants pas plus tard qu’il y a quinze jours, je suis en mesure de vous préciser quel devrait être le cadre d’une réflexion sérieuse à ce sujet. S’agissant de la question de l’immigration, ou de l’émigration parce qu’en réalité il s’agit du même problème puisque la même personne est émigrée et immigrée, on s’interroge régulièrement sur les avantages et les inconvénients sans toutefois se soucier de poser le problème de façon complète. Je crois pourtant vous avoir démontré, à travers mon intervention, que c’est en posant bien un problème qu’on le résoud déjà à moitié. Ce n’est pas suffisant mais c’est un préalable non seulement nécessaire mais même impératif. Si nous ne sommes pas capables de le faire correctement, il est certain que ce sera l’impasse. Bien poser la question de l’immigration, c’est étudier les avantages comme les inconvénients pour le pays d’arrivée ET pour le pays de départ, sans être sûr d’ailleurs que ce soit convergent ; il faut aussi se placer à chaque fois du point de vue des particuliers ET de la collectivité ! Il y a ainsi au moins quatre approches complémentaires mais à distinguer : il faut regarder les avantages et les inconvénients pour l’individu qui se déplace, comme pour la collectivité à laquelle il va appartenir sans doute, mais aussi pour celle d’où il vient, sans négliger le point de vue, la situation, des individus qu’il quitte d’une part, qui le reçoivent d’autre part… Il faut considérer le départ et l’arrivée, les aspects micros et macros… On peut très bien individuellement accueillir un immigré, créer des liens, ce qui est formidable etc., jusqu’à ce que les voisins se plaignent des nuisances. Donc l’analyse coûts/avantages est très complexe, et je ne suis pas sûr que l’immigration règle le problème, mais je ne prétends pas avoir creusé suffisamment ce sujet.

 

Nicolas Aumonier

Merci Jean-Didier, c’était passionnant, j’ai deux petites questions : tout à l’heure a été évoquée la question du coût très élevé des familles monoparentales. Mais je me demande pour qui ce coût est très élevé : n’y a-t-il pas un intérêt, pour le commerce, à multiplier les familles monoparentales ? Deux personnes seules vont utiliser deux réfrigérateurs, une famille, un seul.

 

Jean-Didier Lecaillon

A défaut d’études quantitatives précises, je ne vois pas très bien en quoi ces familles peuvent réellement être une source de profits car elles sont généralement assez pauvres ; leur pouvoir d’achat n’est pas très grand !

 

Nicolas Aumonier

Plus il y a une dissémination plus il y a des besoins qui sont dupliqués, non ?

 

Jean-Didier Lecaillon

D’où vient le pouvoir d’achat ? Le petit bébé n’arrive pas au monde avec son pouvoir d’achat dans la main. Quand on évalue le coût des familles monoparentales, il est conséquent et supporté par la société, ne serait-ce que sous la forme de prestations importantes d’aide sociale, à juste titre sans doute mais dont on pourrait discuter. Je n’ai pas de chiffre à donner, mais en tous les cas c’est comme les ruptures familiales, ça coûte très cher à la société.

 

Nicolas Aumonier

Ma deuxième question concerne la fiscalité…

 

Jean-Didier Lecaillon

Je n’ai pas parlé de mesures à mettre en œuvre, puisqu’on ne m’a pas demandé de le faire !

 

Nicolas Aumonier

Peut-elle constituer un levier intéressant et si oui comment ?

 

Jean-Didier Lecaillon

J’aborde également ce sujet dans mon livre : c’est encore dans la troisième partie. Je laisse le soin de traiter la matière correspondante aux intervenants qui suivront dans la seconde partie de ce cycle. Mais je ne vais quand même pas me défiler et, pour amorcer la réflexion sur les mesures de politique familiale qui feront l’objet des séances suivantes, je dirai d’ores et déjà qu’il faudrait réinstaurer le mariage comme institution et non pas uniquement comme quelque chose de patrimonial. Il y a aussi l’environnement dans lequel s’inscrit la famille, c’est-à-dire les mentalités, la communication, etc. Pour en revenir à la question précise de Nicolas, la fiscalité est une composante de cet environnement et à ce titre ne doit pas être négligée. Il y a beaucoup de choses à faire dans ce domaine. Je peux en évoquer quelques-unes au risque de vous décevoir en n’allant pas au fond des choses.

D’un point de vue économique, au-delà de la question sur le revenu parental déjà mentionnée en reconnaissant qu’il existe des difficultés à surmonter, nous pourrions commencer par réinstaurer des mesures qui ont existé, mais qui sont de plus en plus limitées, et mettre en place des choses assez simples. La fiscalité justement, puisque c’est la question posée, offre plusieurs possibilités.

En cette matière par exemple, il y a une mesure qui se justifie totalement d’un point de vue économique, c’est le quotient familial ; il est plafonné aujourd’hui et reste menacé à la suite de confusions régulièrement entretenues. Je suggère de commencer par supprimer ce plafond, et puis de renforcer cette mesure en réaffirmant clairement son objet à savoir faire en sorte que les foyers soient effectivement imposés, comme la loi l’indique depuis la grande réforme de la fiscalité en 1945, sur leur « capacité contributive ». Certes, l’usage retient l’idée d’un impôt sur le revenu, conséquence d’une regrettable maladresse car l’expression est trompeuse. Le principe est bien d’apprécier avec des moyens plus ou moins adéquats la capacité contributive de chaque foyer fiscal, pour s’assurer que tous ceux qui ont la même capacité contributive payent le même impôt. A l’évidence, le revenu en tant que tel n’est pas un bon indicateur dans la mesure où la ressource correspondante est celle d’un groupe de personnes plus ou moins grand. Aujourd’hui, avec le plafonnement du quotient familial, les familles nombreuses de personnes riches sont plus imposées que les célibataires riches, ce qui n’est pas vraiement juste d’un point de vue fiscal et justifié d’un point de vue économique. Toujours en matière fiscale, je pense qu’il faudrait aussi s’inspirer des mesures qui permettent à l’entreprise qui investit – je parle sous le contrôle des entrepreneurs ici présents – de procéder à un amortissement permettant de réduire le bénéfice imposable ; c’est parfaitement admis, cela s’explique et se justifie. Par analogie, quand une famille investit dans le capital humain, dans l’éducation de ses enfants, ne faudrait-il pas lui permettre de déduire de son revenu imposable (on ne parle pas de bénéfice) une part de cet investissement ? Pourquoi ne pas permettre aux parents d’amortir l’investissement dans le capital humain ? Voilà une deuxième mesure qui me paraîtrait très simple à mettre en œuvre, et parfaitement cohérente.

 

Antoine Renard

Il y a sans doute peu de chances !

 

Jean-Didier Lecaillon

Pour des raisons idéologiques probablement, mais pas pour des raisons économiques !

 

Antoine Renard

Vous avez évoqué la fiscalité, et les très injustes abaissements successifs du quotient familial ; ce combat est aussi historique que mal compris ; mais le quotient familial ne concerne que les familles qui paient l’impôt sur le revenu, une minorité, alors tout le monde paie la TVA, la plus grosse ressource fiscale ; n’y a-t-il pas là un champ inexploré ? Il devrait être possible avec toutes les possibilités de l’informatique, de moduler la TVA, certes au prix d’un débat européen, pour réduire la fiscalité sur la consommation spécifique aux familles, par exemple sur les produits liés à l’éducation.

 

 Jean-Didier Lecaillon

Tout à fait ! Cela étant dit, personnellement je serais davantage favorable au fait de réduire globalement les impôts de tout le monde, de redonner du pouvoir d’achat avec moins d’impôts. En particulier, il est bizarre de ponctionner les familles durement, pour ensuite leur donner des aides par le biais d’une politique sociale. Donc, laissons aux parents la responsabilité d’assumer leurs choix, et réduisons un peu la pression fiscale qui est quand même très importante en France. La réduction de la pression fiscale a des avantages d’un point de vue économique.

 

Joël Templier

Vous avez dit « croissance économique et croissance démographique », est-ce qu’on ne peut pas imaginer un modèle, peut-être un optimum, où on a la croissance économique parallèle à une stabilité démographique ? Est-ce qu’on n’arrivera pas à une certaine stabilité de la population mondiale, tout en maintenant une croissance économique due à l’innovation ?

 

Jean-Didier Lecaillon

La transition démographique que j’ai évoquée pour commencer conduit en quelque sorte effectivement à un résultat de ce genre : stabilisation de la population mondiale sans remise en cause de la croissance économique. Le problème est que ce modèle semble remis en cause. Les perspectives développées à la fin du xxe siècle, par le Club de Rome par exemple, les thèmes de l’explosion démographique, sont complètement caducs. Les perspectives, établies par les experts des Nations Unies, tablent aujourd’hui sur le fait que la croissance démographique suit, non pas une courbe exponentielle – c’est vrai pendant un certain temps, minime à l’échelle de l’histoire – mais plutôt une courbe logistique. C’est-à-dire qu’il y a des facteurs de freinage internes pour arriver à une stabilisation, et toutes les projections démographiques établies aujourd’hui aboutissent à une stagnation de la population, vous avez tout à fait raison.

 

Joël Templier

Pas à une décroissance ?

 

Jean-Didier Lecaillon

Non si le renouvellement de la population est assuré. La question aujourd’hui c’est que ce n’est plus le cas dans de nombreuses régions. Votre hypothèse serait probablement vraie avec un strict remplacement des populations, et c’est la raison pour laquelle j’ai plutôt développé les explications économiques de la fécondité post-transitionnelle. D’un point de vue théorique, nous serions dans le cas de ce que les démographes appellent une « population stationnaire » c’est-à-dire non seulement qui n’augmente plus ni ne diminue en nombre mais aussi, et c’est important de le préciser, dont la structure ne se modifie plus. C’est étudié dans la littérature et cela pose un certain nombre de difficultés qu’il m’est difficile d’évoquer maintenant. Il m’a semblé que les perspectives d’implosion devaient plutôt retenir notre attention, non parce que je suis d’un naturel pessimiste mais plutôt parce que j’ai confiance et que pour éviter une situation le mieux est d’en étudier les mécanismes en espérant qu’en informant correctement les décideurs, ils sauront prendre les mesures nécessaires… Je me suis d’ailleurs gardé de vous présenter certaines théories selon lesquelles l’implosion était inévitable désormais. Contrairement à ce que les media nous disent tous les jours, la science n’est pas univoque ; un scientifique est d’abord quelqu’un qui doute et ce qui est essentiel, c’est de considérer les hypothèses de chaque théorie et surtout de confronter leurs conséquences à la souveraine expérience des faits.

Les faits dans le monde occidental sont les suivants : le remplacement n’est pas assuré. Dois-je préciser que le critère n’est pas la différence entre le nombre de berceaux et celui des cercueils à un moment donné, qui reste aujourd’hui positive dans un pays comme la France. Le remplacement est assuré si une femme donne naissance à une fille à condition que celle-ci atteigne l’âge d’être mère à son tour (nous retrouvons le thème fondamental de la transmission !). Et ce n’est pas le cas aujourdhui, personne ne peut dire le contraire : un indicateur de fécondité égal à 1,8 enfants par femme signifie, je vous épargne les détails du calcul, qu’une femme met au monde 0,86 fille qui atteindra l’âge d’être mère. C’est insuffisant pour assurer le remplacement. Si rien n’est fait pour contrer un processus qui dure depuis des décennies, l’implosion devient une perspective sérieuse. D’où l’idée, non pas d’aider les familles, mais de reconnaître qu’elles contribuent au développement économique, créent de la richesse et que la moindre des justices serait d’en tirer des conséquences concrètes car il s’agit là aussi d’une réalité objective, mais elle est ignorée. Au-delà de la solidarité, c’est donc aussi une question d’efficacité. Il faut vraiment encourager ceux qui veulent non seulement mettre au monde des enfants mais surtout s’engagent à les éduquer, à passer du temps pour cela, et reconnaître la valeur qu’ils contribuent par là même à créer.

 

Marie-Joëlle Guillaume

À cet égard j’ai envie de vous interroger sur un point : dans votre bibliographie, je relève que vous avez travaillé à différents moments sur l’économie du don. Aussi j’aimerais bien que vous fassiez la relation entre économie du don, famille et production. Est-ce que la famille, dans sa manière de produire, n’entre pas justement dans ce type d’économie, et ne serait-ce pas important à mettre en valeur ?

 

 Jean-Didier Lecaillon

C’est une question difficile mais tellement intéressante. C’est un sujet en soi, certes lié à celui qui nous réunit ce soir mais tellement plus large. Je vais marcher sur des œufs pour donner quelques éléments de réponse sans pouvoir aller au fond des choses. Pour commencer, je dirai que la gratuité est réservée à Dieu, qui seul est parfait, n’a besoin de rien et n’attend donc rien en retour. J’ai lu sous la plume, peut-être de saint Thomas mais je parle sous le contrôle de Monseigneur, que finalement le premier libéral est Dieu, mais au sens de libéralité ; et cela me plaît bien, comme économiste !

En revanche, l’analyse du don qui a retenu mon attention d’économiste m’a conduit à distinguer cet acte de la gratuité : le don a une contrepartie, qui peut d’ailleurs être très noble ; par exemple, je donne pour assurer mon salut, ou simplement pour le plaisir de voir que le SDF du coin de la rue vit mieux, par sympathie pour l’autre tout simplement et me réjouir qu’il aille mieux parce que c’est pour moi une source de plaisir, de satisfaction, etc. Il doit donc y avoir simultanément une offre et une demande de don dont il s’agit d’analyser les raisons d’être.

Vous me demandez de faire le lien entre cette approche et notre sujet de ce soir. Je le ferai en revenant à ce que j’ai dit tout à l’heure à propos de la société qui est constituée de trois ordres. La difficulté vient du fait que les trois ordres sont complémentaires, qu’ils ne doivent pas être complètement séparés même s’ils ne relèvent pas de la même logique : l’ordre économique ou marchand est fondé sur l’honnêteté, sur le respect du contrat, l’ordre politique nécessite de la discipline – je dois obéir aux lois etc.-, et l’ordre communautaire, relève de l’amour ; il me semble que nous ne sommes pas loin dans ce cadre du don. Évidemment la famille appartient à l’ordre communautaire. Les relations familiales sont effectivement naturellement, peut-être pas gratuite, mais en tout cas non marchandes et peuvent être associées à la notion de don. Cela explique sans doute pourquoi certains sont réticents à les aborder d’un point de vue économique comme j’ai pu en faire l’expérience. J’ai moi-même reconnu que toute quantification est difficile dans ce domaine, tout en m’inscrivant en faux vis-à-vis de ceux qui vont jusqu’à considérer que toute idée de rémunération n’est pas concevable.

Pour justifier ma position, et faire le lien entre mes deux thèmes de recherche, je répondrai que si les trois ordres doivent effectivement être distingués, ils sont bien complémentaires. Je vais même plus loin en disant que le risque est que l’un d’eux prenne le pas sur les deux autres ; c’est une question d’équilibre ce qui est toujours la position la plus délicate à tenir. Si l’ordre politique prend le dessus, c’est le totalitarisme ; si l’ordre marchand est privilégié, c’est la dictature du matérialisme ; dans l’ordre communautaire, on trouve les religions, et les théocraties ne sont pas d’expérience un modèle à suivre. Il s’agit donc de trouver un équilibre entre ces trois ordres, entre la discipline et l’obéissance d’une part, le respect du contrat et de la propriété d’autre part, et enfin, l’esprit de don et d’amour. C’est dans la recherche de cet équilibre juste que je souhaite que vous inscriviez mes propos de ce soir pour en saisir le sens et la portée. Parce que, certes la famille appartient à l’ordre communautaire, mais elle est également, étant consommatrice et surtout productrice, au cœur de la vie économique. En outre nous sommes tous citoyens dans l’ordre politique et donc la famille qui transmets la vie et forme les citoyens est indispensable à l’ordre politique. Ne dit-on pas qu’elle est la « cellule de base de la société » ?  Ainsi ces trois ordres sont imbriqués les uns dans les autres, et il faut arriver à combiner à la fois le côté mesurable, quantitatif et monétaire de l’économie, tout en assurant aussi le bénévolat, l’amour, le don, etc.

C’est la raison pour laquelle je suis conduit à m’interroger sur la définition même de l’économie. J’ai des étudiants qui réduisent l’économie à l’argent, or il y a beaucoup d’actes économiques qui se font sans référence monétaire. Il n’y a rien de monétaire dans ce qui nous intéresse ce soir, et pourtant c’est un échange qui bénéficie à l’économie, etc. Cela signifie me semble-t-il qu’il faut réviser nos façons de voir,  qu’il faut redéfinir la notion de production, et revoir peut-être aussi nos méthodes d’analyse, notre conception de l’économie, notre façon de faire de l’économie. Faut-il vous préciser pour vous convaincre que le père fondateur de l’économie politique moderne, Adam Smith, était philosophe avant d’être économiste ? Qu’il a aussi écrit, à côté de son célèbre ouvrage consacré à « la richesse des nations », un livre sur « les sentiments moraux » ? Dans cette optique, l’économie est d’abord de la philosophie morale puisque l’économiste s’interroge sur la façon d’agir, « l’action humaine » pour reprendre le titre d’un autre économiste célèbre, Ludwig von Mises. Or cet agir comprend cette dimension du don, de l’amour, de la gratuité peut-être, que l’on introduit à partir du moment où on a compris que l’économie ne concerne pas uniquement le quantitatif, le mesurable, qui donne lieu à un échange d’argent. Mes étudiants ne payent rien pour suivre mes cours, et je les aime beaucoup.

Votre question ouvre de belles perspectives ma chère Marie-Joëlle. Il faut que je m’arrête sur ces propos mais vous voyez qu’il y a en effet beaucoup à dire…

 

Pierre Deschamps

Désolé, je vais redescendre à des considérations plus terre-à-terre en prolongeant la question de mon voisin que j’avais comprise ainsi : est-ce qu’il n’est pas souhaitable que la population mondiale cesse de croître – je ne fais pas la distinction entre stabilité et décroissance-, et que parallèlement la production économique puisse néanmoins croître, en particulier pour bénéficier aux populations les plus pauvres ? Est-ce qu’avec moins de monde on peut produire plus, au bénéfice en particulier des plus pauvres ?

 

Jean-Didier Lecaillon

Moins de monde, donc en réduisant la fécondité, ou en faisant quoi ?

 

Pierre Deschamps

En réduisant la fécondité de ces populations qui ont aujourd’hui ont une fécondité très élevée, par exemple.

 

Jean-Didier Lecaillon

Oui mais en dehors du côté opérationnel, on fait comment ? Monsieur Cousteau en son temps préconisait une diminution drastique de la population mondiale, sans jamais dire comment il fallait procéder. Dans ma réponse précédente, j’ai fait allusion aux études qui se sont intéressées à la possibilité d’atteindre une population stationnaire. Ce serait à un prix tellement élevé que cela reste purement théorique.

 

Pierre Deschamps

Le comment n’était pas ma question, mais est-ce que si on y arrivait…

 

Jean-Didier Lecaillon

On est plutôt dans le concept purement théorique, celui de la population mondiale stationnaire, qui n’évolue plus en nombre et dont la structure par âge n’est plus modifiée, qui est intéressante en tant que modèle de raisonnement mais bien peu pratique en termes politiques. Une population stationnaire se reproduit à l’identique de génération en génération. Alors dans ce cas en effet, pourquoi pas, je n’ai pas d’objection, mais les simulations qui ont été faites dans la perspective d’aboutir à ce résultat, car certains démographes l’ont fait, montrent que cela passerait par des coups d’accordéon en termes de fécondité posant probablement plus de difficultés que de solutions ; l’histoire n’est pas linéaire. Il faudrait relancer très fortement la fécondité puis la réduire, et recommencer. En termes de gestion des infrastructures ce serait très compliqué… Votre question n’est en fait pas si terre à terre que cela !

 

Marie-Joëlle Guillaume

Et cela passerait forcément par des aspects coercitifs qui moralement posent quand même des problèmes.

 

Jean-Didier Lecaillon

Effectivement ! Il ne m’appartenait pas de me positionner de ce point de vue mais il doit aussi être pris en compte. Si déjà nous arrivons à faire reconnaître que ce sont les enfants qui nous engagent dans la durée, que c’est la transmission de ce que nous sommes qui permet de dépasser nos limites individuelles pour nous inscrire dans l’éternité, qu’il ne peut y avoir de développement durable, expression désormais galvaudée, qu’en assurant la formation du capital humain et en reconnaissant la réalité de la production domestique, nous aurons progressé et contribué au Bien commun.

Je me suis attaché à vous montrer que c’était nécessaire et possible d’un point de vue économique. J’espère au moins vous avoir ouvert à de nouvelles perspectives positives en vous laissant le soin de compléter avec d’autres références disciplinaires.

 

 

 

[1] Lecaillon, J.-D., La famille au cœur de l’économie, Travaux de recherche de l’AEC, à paraître ( ?), 2024.

[2] Je parle ici en tant qu’économiste et uniquement en tant qu’économiste, mais on pourrait compléter ces analyses avec celles d’autres disciplines à ce sujet.

[3] Ce fameux représentant le l’École Néo-classique a montré les limites du pessimisme malthusien en s’appuyant non seulement sur la continuité du progrès mais également sur les valeurs de la civilisation, combinant ainsi de façon très intéressante la technique et l’humain. Il renversait en cela le sens de la relation économie-population (voir Lecaillon, J.D., Démographie économique – Analyse des ressources humaines, Litec, Paris 1992, pp. 27-29).

 

[4] Il ne faudrait pas croire que la mise en évidence de tous ces aspects positifs pour la croissance serait récente et relèverait d’un effet de mode. Nous avons déjà cité Alfred Marshall. J’ai plaisir à citer ici explicitement l’un de mes professeurs quand j’étais encore sur les bancs de l’université, Pierre-Yves Hénin, associé à Pierre Ralle, écrit en effet, dans « Les nouvelles théories de la croissance, quelques apports pour la politique économique », Revue Économique, numéro hors-série, 1994, pp. 75-100 : « le niveau d’éducation n’affecte pas seulement la productivité directe des travailleurs, mais engendre des externalités. L’idée est qu’un niveau de connaissance est d’autant plus efficace qu’il est possible de communiquer et d’interagir avec d’autres personnes présentant également ce niveau, selon le mécanisme bien connu d’une externalité de réseau ». Concrètement, nous retrouvons ce qui se produit dans l’entreprise : la productivité dépend certes de l’individu mais aussi de l’équipe à laquelle il appartient…

[5] On pourrait ajouter que le temps passé auprès d’eux est de plus en plus « coûteux »…