Xavier FONTANET, ancien PDG d’Essilor, retraité actif

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PRESENTATION

 

Marie-Joëlle Guillaume[1]

Dans le cadre de notre thème d’année consacré à La liberté et les libertés, après avoir entendu Xavier Breton, député de l’Ain et membre de la commission des Lois à l’Assemblée nationale, traiter la question politique des libertés face à l’État, nous avons le plaisir de recevoir Xavier Fontanet sur un thème plus économique, très exactement celui de la concurrence. Monsieur, vous n’êtes pas un étranger dans cette Académie, vous êtes déjà venu par le passé témoigner de votre expérience de « patron et chrétien », selon la formule que vous affectionnez, avec une insistance sur le « et ». Permettez-moi de revenir tout de même sur votre parcours, qui donne tout son poids à l’angle de vue que vous avez choisi pour évoquer la liberté économique.

 

Né en 1948 à Malestroit, vous gardez un grand amour de votre Bretagne dans toutes les étapes de votre vie ; vous êtes marié, vous avez trois enfants, trois filles. Vous avez été élève chez les Jésuites à Franklin, puis en classe préparatoire à Ginette (Sainte-Geneviève) à Versailles, et vous avez en 1971 obtenu votre diplôme d’ingénieur civil de l’École nationale des Ponts et chaussées. Vous partez aussitôt pour les États-Unis, afin de suivre un Master of science in management au Massachusetts Institute of Technology, le fameux MIT, à Boston, entre 1971 et 1973. Et là, vous faites la rencontre décisive d’une personnalité dont le rayonnement et l’influence vont jouer un rôle déterminant dans votre carrière : Bruce Henderson, le fondateur du Boston Consulting Group, le fameux BCG. Vous le rencontrez, vous êtes enthousiasmé, vous entrez au BCG en 1974 et vous y resterez jusqu’en 1981, comme consultant d’abord, puis comme vice-président. Cette expérience au Boston Consulting Group sera la matrice de vos stratégies pour faire grandir ensuite les entreprises que vous dirigerez. Permettez-moi de citer ici ce que vous avez confié à notre secrétaire général Rémi Sentis et à moi-même lors de notre récent déjeuner : « Ma vie a été marquée par les rencontres inoubliables de certaines personnes. J’ai eu des professeurs exceptionnels dans le secondaire, en prépa, aux Ponts, il y a eu aussi le fondateur du Boston Consulting Group, Bruce Henderson, c’est à lui que je dois le concept d’analyse stratégique, la courbe d’expérience, etc. Il y a aussi Mme Roux, les fondateurs d’Essilor … et mon épouse !».

 

Madame Roux, Annette Roux, vous recrute en effet en 1981 comme Directeur général des chantiers Bénéteau, et sous votre houlette, de 1980 à 1986, Bénéteau devient le numéro 1 mondial des constructeurs de voiliers. Puis vous quittez l’industrie pour les services, en devenant Directeur central de la restauration, puis administrateur-directeur général dans le groupe des Wagons-lits entre 1986 et 1991. L’année 1991 est la grande date à laquelle votre destin va se confondre désormais avec celui d’Essilor pour plus de 20 ans, puisque vous ne quitterez tout à fait le groupe qu’en 2013. Vous en êtes en effet directeur général de 1991 à 1995, vice-président directeur général en 95-96, président directeur général de 96 à 2009, et vous en restez le président de 2010 à 2012 pour faciliter le passage de témoin à votre successeur à la direction générale. Or sous votre direction – il est intéressant de le dire parce que vous allez nous parler de la concurrence – le groupe connaît une croissance exponentielle ; vous appliquez les principes du Boston Consulting Group, et notamment l’importance essentielle de la part de marché dans la stratégie d’une entreprise. C’est ainsi que vous recentrez Essilor sur les verres, et que vous vendez les activités de montures de verres de contact et d’implants intraoculaires, c’est-à-dire près d’un tiers du chiffre d’affaires.

 

Quand vous quittez Essilor en 2012, vous souhaitez transmettre votre expérience d’entrepreneur, et dès cette année-là vous devenez professeur affilié de stratégie à HEC. Vous l’êtes toujours. Depuis janvier 2018 vous assurez en outre sur BFM Business des cours de stratégie, en modules télévisuels de 13 minutes – vous avez à ce jour une centaine de cours à votre actif, les dix premiers donnant déjà toute la structure du raisonnement. Enfin vous venez de lancer Strathena, jeu de stratégie en ligne où le joueur est invité à tester ses capacités à devenir un véritable stratège d’entreprise. Parallèlement, vous tenez une rubrique hebdomadaire dans Les Échos, vous publiez des articles sur le média en ligne chrétien Aleteia, vous avez été administrateur de diverses sociétés, membre de commissions importantes dans l’ordre économique, mais vous êtes aussi, et je terminerai par-là, un essayiste engagé et tonique, vos titres en témoignent : Si on faisait confiance aux entrepreneurs ?L’entreprise française et la mondialisation en 2010 ; Pourquoi pas nous ?, en 2014, sur le déclin économique de la France et les moyens d’en sortir ; et enfin Que chacun s’y mette, en 2016, où l’on retrouve l’optimisme de vos chroniques dans la presse. Votre dernier ouvrage vient de sortir : « Conquérir le monde avec son équipe » ; il relate le développement que le groupe Essilor a connu entre 1991 et 2013. La concurrence, dites-vous, est l’expression de la liberté dans la sphère économique ; vous nous avez aussi parlé de confiance et de fidélité, donc nous vous écoutons.

[1] Présidente de l’AES

Marie-Joëlle Guillaume

 

COMMUNICATION

 

Xavier Fontanet

Je suis ravi d’être là. Ce qui m’amuse beaucoup plus que les topos, ce sont les discussions ; donc je vais vous faire une introduction pour lancer des idées, mais le plus intéressant sera d’en débattre avec vous.

Effectivement, j’ai été toute ma vie dans la sphère de l’entreprise, où j’ai eu une vie de travail extrêmement heureuse, en pleine mondialisation. J’ai connu depuis le début la mondialisation totale, et le bagage intellectuel que m’avait donné Bruce Henderson m’a beaucoup aidé. J’ajoute que j’adore rencontrer les personnes ; les rencontres de personnes ont toujours été à la base de ma vie professionnelle, et toutes les grandes affaires que nous avons faites ont été le fruit de rencontres personnelles. J’essaie donc de promouvoir l’idée paradoxale que la gestion, la croissance des entreprises, c’est avant tout affaire de personnes ; ceux qui cherchent à « faire de l’argent » ne sont pas, et de loin, ceux qui créent le plus de valeur. Et tous mes amis qui sont passés dans de très grosses entreprises, ou dans de petites entreprises devenues grosses, sont tous des gens très doués pour le contact humain. Je vais donc essayer de lancer des idées, de jouer avec des concepts ; je vous choquerai peut-être par moments, mais ce n’est pas si grave, il vous faudra absolument prendre la parole et discuter.

 

Le thème de ce soir est la concurrence. Or c’est la traduction de la liberté en langage économique. J’ai regardé le programme de votre année académique, il y a assez peu de discussions prévues sur l’entreprise, donc je vais me charger de ce thème important. La première idée qu’il faut avoir en tête, c’est l’extraordinaire variété des entreprises. Avez-vous réfléchi au nombre d’entreprises que vous avez fait travailler depuis ce matin ? On n’y prête pas attention, mais c’est peut-être une centaine de milliers, si vous regardez bien. En effet, vous étiez dans une maison, qui comprend tout ce qui est lié au bâtiment, au mobilier, au textile, au système de l’eau, du chauffage et à tout ce qui est lié aux problématiques de l’énergie ; nous utilisons aussi des cosmétiques, des médicaments, ce qui nous lie au domaine pharmaceutique, et puis évidemment la téléphonie nous concerne de très près, etc. Alors, amusez-vous à en prendre conscience, vous verrez que le nombre d’entreprises que chacun de nous fait travailler est absolument vertigineux. Je suis d’ailleurs très surpris que les économistes ne soient pas sensibles au fait que l’économie, c’est d’abord un grouillement incroyable d’entreprises. Pour vous le faire comprendre, j’ai un secret : le crayon que voilà.

 

Vous ne portez pas a priori la moindre attention à ce crayon, et pourtant il s’agit d’un crayon allemand fabriqué par une très belle société, Staedtler ; je vous conseille de taper « YouTube Staedtler » et de vous renseigner sur l’usine qui fait ce crayon. Vous serez surpris de constater qu’il faut une mine dont vous sous-estimez sans doute complètement la complexité de fabrication, tant sa qualité est grande – ainsi que celle du bois. Eh bien, pour le bois c’est pareil, ça n’a rien de banal, il y a une grande attention portée au bois. La fabrication nécessite aussi des robots, qui produisent environ un million d’éléments par jour, et qui sont par conséquent de pures merveilles. Des gens ont consacré leur vie à cette fabrication, ce à quoi on ne fait même pas attention. Or si l’on n’a pas compris cela, je pense qu’on manque énormément de choses en économie, domaine qui cache quantité de génies.

J’ai aussi apporté ce stylo, parce que ce crayon est tout de même concurrencé par cet autre produit qu’est le stylo. Quand j’étais au BCG, j’ai travaillé pour une entreprise suisse qui était le leader mondial des machines à faire des billes ; quand vous regardez un crayon à bille, vous vous imaginez peut-être avoir à faire à un produit très simple, mais savez-vous que les billes sont complètement sphériques, qu’elles sont usinées, et non pas coulées ? Quand je travaillais au BCG – c’est-à-dire il y a 40 ans -, ils travaillaient déjà au micron près, et je suis persuadé qu’ils sont descendus aujourd’hui aux usinages nanométriques. Ce type d’usinage, nous l’utilisons chez Essilor. Pour avoir un bon verre progressif chez Essilor, pour les verres progressifs haut de gamme, on usine à 40 nanomètres. Certes, ces verres sont chers, mais ce sont des bijoux. Le nanomètre représente un millième de micron, donc 40 nanomètres, c’est un vingtième de micron, et l’œil fait la différence. Cela coûte très cher parce que les machines-outils sont très compliquées, mais on ne prête pas attention à ce prodige technico-économique. Parmi les centaines de milliers d’entreprises dont on vient de parler, il y a des merveilles qu’on est loin de soupçonner. Je pense qu’il y a là une première prise de conscience à opérer.

 

Le deuxième point concerne le nombre d’entreprises. A votre avis combien y-a-t-il d’entreprises en France ? Il y en a deux millions et demi. C’est gigantesque et cela confirme ce que je vous disais : une entreprise, c’est tout un ensemble d’êtres humains. Amusez-vous à prendre une ville de 20 000 habitants, consultez les Pages jaunes de l’Annuaire et comptez toutes les entreprises qui y travaillent, vous en trouverez des milliers. En gros, il y a en France deux millions de petites entreprises entre 0 et 9 salariés ; entre 10 et 250 salariés, il y en a 250 000, et puis au-dessus de 250, ce sont les grands groupes, on en compte environ 2500 qui sont sur plusieurs métiers. C’est énorme et cela concerne toutes les tailles d’entreprise. Il est certain que pour fabriquer des produits comme ce stylo, il n’y a pas besoin de très grosses entreprises. Si mes souvenirs sont bons l’entreprise qui produisait les pointes billes comptait 150 personnes ; mais c’était une prodigieuse utilisatrice de hautes technologies au top mondial. Comme je le dis beaucoup aux jeunes, quand on est leader mondial ça vous emmène très haut parce qu’on est toujours en recherche de dépassement. Je pourrais vous raconter des histoires étonnantes à propos d’Essilor, avec des prix Nobel et des professeurs des plus grandes universités américaines qui viennent passer du temps, à étudier nos machines avec nos ingénieurs …

 

La deuxième idée évidemment concerne les acteurs de l’économie. Quand je regarde vos visages, il n’y en a pas deux pareils, alors que nous sommes tous en France ; imaginez donc cette variété à l’échelle du monde ! Pourquoi n’a-t-on pas les mêmes visages ? Parce qu’on n’a pas les mêmes talents, ni les mêmes personnalités, qui sont d’une variété prodigieuse ! Evidemment, on peut catégoriser les gens, certains seront plutôt commerçants, très habiles à discuter rapidement, d’autres plutôt ingénieurs – ces derniers ayant plutôt besoin d’un environnement un peu stable pour bien travailler, etc. En réalité on trouve absolument tous les profils, des gens qui veulent faire du sport, d’autres qui veulent être religieux, ou encore qui ont besoin de faire du business. La diversité humaine est absolument incroyable, c’est très intéressant ! J’ai d’ailleurs la conviction absolue que chaque personne a un génie. Chez Essilor, nous étions leaders mondiaux, c’est pourquoi je disais à chacun qu’il devait être « top mondial », à la secrétaire du patron de l’usine des Philippines comme aux autres, car si quelqu’un n’est pas top mondial, il pèse sur l’équipe. A cet égard, je vous conseille beaucoup d’étudier l’ikigai. Il s’agit de culture japonaise. Beaucoup de livres ont été consacrés à ce sujet : l’ikigai est une philosophie de la vie selon laquelle la qualité de ce qu’on produit compte beaucoup plus que la nature du travail. Le concept de l’ikigai est une des pierres angulaires de la Constitution d’Okinawa, qui est le pays où les gens vivent les plus vieux. On dit beaucoup que cela tient à la nourriture, mais je prétends que c’est la Constitution d’Okinawa qui explique la grande longévité des gens. J’ai eu la chance d’avoir vingt ans de liens très forts avec le Japon et d’être complètement mêlé à la vie japonaise par le biais d’une des plus belles filiales d’Essilor, Nikon Essilor. J’ai énormément appris au contact des équipes et des dirigeants de Nikon. Je ne prétends pas connaître les Japonais, une vie n’y suffit pas. Mais je suis de ceux qui ont pu interagir avec eux. C’était certes du business, mais c’était intense et cela portait sur un sujet fondamental pour eux. Et là j’ai découvert ce qui est très intéressant dans l’ikigai, à savoir qu’un artisan capable de fabriquer une très jolie tasse a un statut beaucoup plus élevé qu’un très haut fonctionnaire expert en rédaction de notes incompréhensibles ! Le statut des personnes vient donc, chez eux, de l’excellence de ce que celles-ci produisent, et il n’y a pas d’autre hiérarchie dans la société. On respecte l’ouvrier le plus humble s’il est bon, ce qui dès lors crée une société où la dignité est plus importante que l’égalité. Il ne s’agit pas pour les Japonais d’être égaux – on ne peut pas tous courir aussi vite que Mbappé, ce qui pourrait apparaître comme une totale injustice – mais de bien faire ce qu’on a à faire. Quand on explique cela dans une société, les choses vont mieux.

 

Troisième idée, avez-vous réfléchi au nombre de décisions que vous prenez personnellement tous les jours ? Des milliers ! Imaginez alors le nombre de décisions prises dans le domaine économique au niveau d’un pays ! Si seulement on commençait à améliorer chacune d’entre elles, tout irait mieux ; c’est pourquoi il faut absolument travailler la qualité des décisions, ce sont elles qui forgent la personnalité. Je pense que la dignité d’une personne vient de sa capacité à prendre des décisions pour elle-même. Il faut faire très attention à ne pas réduire les domaines où les personnes exercent leur responsabilité.

Dans une entreprise, il faut que le maximum de personnes ait le maximum de responsabilités La bureaucratie est nécessaire quand la taille de l’entreprise augmente, il faut cependant faire très attention parce que sous prétexte de rationalisation on commence à enlever des champs de responsabilité. Or chez Essilor, j’ai vu les gens grandir, des gens qu’on dirait « très simples », prendre après vingt-cinq ans, des postes très élevés, parce que l’entreprise les avait tirés vers le haut. Le premier capital est donc évidemment le capital humain, c’est le plus fondamental à ‘’travailler’’, raison pour laquelle tout ce que vous faites dans cette Académie sur l’éducation est tellement essentiel.

 

J’en viens à la concurrence. Mais je voudrais d’abord faire un peu de théorie, parce que le mot est très mal compris, mal aimé, et l’on dit beaucoup de bêtises à ce sujet. Je voudrais vous parler du concept de catallaxia de Hayek, dont je vous conseille évidemment d’éplucher la pensée, car Hayek est pour moi un véritable génie méconnu. Nous sommes tous des keynésiens, alors qu’il faudrait évidemment revenir à la catallaxia et à Hayek. Il y a deux types de concurrence, des concurrences entre métiers et des concurrences à l’intérieur d’un métier. Or il est très important de comprendre que la concurrence entre métiers – celle qui existe par exemple entre les avions, les voitures, les trains et les cars sur un itinéraire de Paris à Lyon – s’exerce entre des technologies différentes. La concurrence interne à un métier, c’est, par exemple, celle qui existe entre Peugeot, Renault, Volkswagen et Toyota. Grossièrement, la concurrence entre métiers décide des croissances puisque les métiers se cannibalisent tous les uns les autres. Et la concurrence dans le métier explique, elle, les rentabilités, parce qu’il y a toujours un leader par métier et un suiveur. Le foisonnement de l’économie vient précisément de l’interaction qui existe entre ces deux types de concurrence : entre métiers, et à l’intérieur d’un même métier. Il y a donc un minimum de connaissances économiques à avoir pour bien comprendre la concurrence, connaissances auxquelles je consacre ma retraite, étant désolé de la faiblesse épouvantable de la pédagogie de l’économie dans les écoles. Je rêve aussi de faire des cours d’économie aux prêtres, mais hélas cela ne les intéresse pas beaucoup. J’ai réussi avec les moines, chez qui j’ai fait des conférences qu’ils ont appréciées, mais les curés et les évêques n’ont pas voulu en entendre parler. Je pense en tout cas qu’il faut bien comprendre ce concept de ‘’destruction créatrice’’. Personnellement, je préfèrerais appeler cela le ‘’foisonnement constructif’’, en tout cas ce concept explique le renouvellement permanent de l’économie.

 

Il y a un concept qu’il faut absolument connaître et qui n’est jamais expliqué, un miracle observable en économie, je veux dire la constance de la rotation d’actifs (je pense que Jésus est fondamentalement libéral on pourra en parler dans les questions/réponses). Cette découverte de la constance de la rotation est une découverte du BCG – Bruce Henderson mériterait le prix Nobel uniquement pour elle – qui met en évidence la constance du ratio existant entre le chiffre d’affaires et l’investissement. Si vous voulez faire un million de voitures, il faut un capital de 5 milliards d’euros, si vous voulez faire 2 millions de voitures, il faut 10 milliards. L’idée qu’avec un capital donné on fait le chiffre d’affaires qu’on veut est une idée fausse d’économistes qui n’ont jamais fait de business. Il y a donc un ratio constant entre le chiffre d’affaires et le capital à engager. Cela étant dit, la rotation d’actifs n’est pas du tout la même pour l’industrie très lourde, où il faut 2 € de capital pour faire 1 € de chiffre d’affaires, et pour la distribution où l’on peut espérer faire, avec 1 € de capital, 10 € de chiffre d’affaires. Ainsi dans la distribution le ratio est plus petit mais il est constant.

C’est un point absolument essentiel, parce qu’on va pouvoir raisonner uniquement en capital, et plus du tout en chiffre d’affaires. Une entreprise qui a un capital de 100, et une rentabilité de 20 %, pourra croître à 20 %, à la vitesse de sa rentabilité, si elle remet tout son bénéfice dans l’investissement. Alors que si l’on prend la moitié du bénéfice en dividendes, sur les 20 il en restera 10, et l’entreprise va croître à 10. Donc, si vous tirez de l’argent d’une entreprise, vous freinez sa vitesse ; si vous passez tout le bénéfice en dividendes elle ne croît plus ; si vous injectez de l’argent dans l’entreprise, vous la faites croître plus vite que sa rentabilité. Il y a donc une règle importante à connaître – que j’explique dans mes émissions de télévision, dans la 9e ou la 10e, je crois -, à savoir que la croissance d’une entreprise est sa rentabilité moins le dividende. L’harmonie de l’économie tient du divin, c’est (excusez mon enthousiasme) une preuve de l’existence de Dieu !

 

Les conséquences de cette réalité sont fondamentales. Lorsqu’un métier croît très vite, sa rentabilité est inférieure à sa croissance, donc il a besoin de flux ; quand le métier s’arrête de croître ou se met à décroître, sa rentabilité devient plus forte que la croissance, et il génère de l’argent. Le miracle de la constance de rotation d’actifs, c’est qu’en gros tout le cash dont on a besoin pour croître, ce sont les entreprises qui décroissent qui les fournissent. Le Bon Dieu est donc génial d’avoir conçu une règle si simple qui explique pourquoi l’économie est fluide si on n’en perturbe pas les mécanismes intimes.

 

Mais j’attire votre attention sur le rôle de la puissance publique. Pour que le mécanisme de foisonnement constructif fonctionne, il faut assurer une fluidité des personnes comme du capital. La fluidité des personnes renvoie à l’éducation, et la fluidité du capital dépend des impôts que lève l’Etat. Si les impôts sur le bénéfice et le dividende sont trop importants, les flux dont les entreprises en croissance ont besoin sont asséchés. Donc pour avoir une économie qui fonctionne bien, il faut une éducation et une formation permanente, qui permettent la fluidité des personnes, et il faut aussi que les impôts ne soient pas trop élevés, parce que si vous prenez le flux, vous freinez les transformations. Le sujet de la formation permanente est donc primordial. De même, l’excès de la dépense publique pose vraiment un problème grave. C’est une réalité mal comprise, à cause des keynésiens qui ont pris le monopole de la pensée en matière économique, mais quand l’État est trop lourd, que les sphères sociale et publique sont plus importantes que partout ailleurs, c’est aussi le prix de revient des entreprises qui est alourdi, à même prix de revient hors taxes. En France, la sphère publique représente 57%, tandis qu’en Allemagne c’est 44% ! Cela surcharge les prix de revient et plombe les entreprises de production dont les produits circulent. On peut en discuter si vous voulez, mais je parle d’expérience, sur la base des comptes d’exploitation des filiales d’Essilor. Ce que je viens de vous dire est absolument évident. Pourtant très peu de gens en parlent ; est-ce parce qu’on ne veut pas réfléchir à la réforme de l’Etat ?

 

Arrivé à ce point je vais faire l’apologie de la concurrence, pour des raisons très simples. Certes, tout le monde regarde spontanément la concurrence comme l’implacable logique du fort qui tue le faible. Je dirai d’abord que la concurrence bouscule les situations acquises. Il se trouve qu’Essilor avait une très grosse part de marché, eh bien, je peux vous dire que c’est très difficile de défendre ses parts de marché, parce que vous avez tout le monde contre vous. La concurrence est un système actif qui rabaisse aussi les forts. En plus, elle est généreuse, parce que c’est elle qui fait baisser les prix. Par exemple savez-vous de combien le prix d’un ordinateur a baissé depuis 50 ans ? Il a été divisé par un million ! Votre iphone aurait valu 500 millions d’euros il y a 50 ans, la baisse de son prix est donc absolument colossale. La concurrence pousse à l’humilité, parce qu’on a tout le temps des concurrents en face de soi. Elle rabaisse donc tous les gens un peu trop forts, elle met l’entreprise au service des clients, permettant aux clients de décider, elle est aussi facteur de créativité : aurait-on eu Einstein s’il n’y avait pas eu Bohr ? La bagarre intellectuelle que se sont livrés pendant vingt ans Einstein et Bohr est en vérité à l’origine de la relativité. Vous savez aussi que Newton était obsédé par Leibniz, et il est évident que sans Leibniz il n’y aurait pas eu Newton. La concurrence est facteur de créativité. La concurrence fait grandir : j’aime énormément Federer, qui est pour moi beaucoup plus qu’un champion. Sur une vidéo, après sa défaite à Wimbledon en 2012 contre Djokovic alors qu’il avait eu deux balles de match, il a expliqué que certes il avait perdu une partie, mais que sans Djokovic, il ne serait jamais monté à ce niveau-là, qu’il avait donc besoin de Nadal et de Djokovic, sans lesquels il n’aurait pas fait progresser son tennis ! La concurrence qui pousse au dépassement est elle aussi au cœur de l’économie.

 

Maintenant, au risque de choquer, je vais aller encore un peu plus loin. En effet je voudrais vous expliquer que la concurrence est la meilleure garante de l’intérêt général. Prenons trois concepts, l’intérêt particulier, la fidélité, et la concurrence. L’intérêt particulier, c’est épouvantable puisque c’est l’égoïsme, donc monter une société à partir de l’intérêt particulier aboutirait à une foire d’empoigne. La fidélité, quant à elle, certes moins dans nos milieux mais assez généralement, est devenue une valeur un peu ringarde, parce que cela évoque des chaînes, l’incapacité de changer, etc. Enfin, la concurrence est regardée comme dangereuse en ce sens qu’elle permet au fort d’écraser le faible. On ne peut pas non plus fonder une vie en société sur la concurrence. Mais je vous demande de réfléchir à une entreprise qui depuis cinquante ans garde les mêmes clients, les mêmes employés, et les mêmes fournisseurs, car cela existe ! Prenez tous les grands leaders mondiaux, toutes les entreprises qu’on déteste ; leurs employés sont fidèles, ils gardent leurs clients, ils ont toujours les mêmes banquiers, ils ont les mêmes actionnaires, c’est un fait. Or si le client reste fidèle alors qu’il pourrait changer tous les jours du fait de la concurrence, c’est que son intérêt particulier a été défendu. Quant à l’entreprise, en vendant un produit, elle défend son intérêt particulier d’entreprise ; ainsi, finalement la concurrence permet de faire converger vers le bien commun. Alors, n’allons pas nous compliquer avec des tas d’histoires, il suffit d’avoir de la fidélité en business. Donc, il faut restaurer la concurrence…

 

D’autre part j’ai dit de faire attention à l’État, mais ne nous y trompons pas, il faut un Etat régalien. Je suis le premier à dire qu’il faut un État fort. J’ai travaillé dans des pays comme la Russie ou le Brésil où il n’y avait pas d’État puissant, on peut se faire tuer ! Donc, il faut évidemment un État extrêmement puissant qui permette à la liberté de s’exprimer, et c’est toute la dignité de l’État régalien que d’assurer une bonne police, une bonne justice, une bonne armée, et de bonnes affaires étrangères. Tout cela représente la partie noble de l’État, mais dès qu’il commence à sortir de ces limites c’est dangereux. Il faut de la concurrence pour une entreprise, mais pour un pays, il faut un concept de plus, parce que l’État n’est pas la société. Il y a la sphère privée et la sphère publique qu’il ne faut pas confondre mais la République est un concept froid. Il faut revenir à la nation, et relire Renan, de Gaulle, Victor Hugo, Chateaubriand, Peyrefitte. Et c’est essentiellement cela qui fait que les gens se dépassent, c’est la condition pour qu’ils donnent toute leur mesure personnelle.

 

Relisez Peyrefitte, qui parle du miracle de la confiance dans le plus beau livre qu’il ait écrit, son dernier ouvrage, intitulé Du « miracle » en économie. Il réfléchit au mystère – parce que c’est un mystère -, au miracle de la confiance. Qu’est-ce que la confiance ? En bref, ce sont trois choses : la confiance en soi, d’abord ; il faut que chacun ait confiance en soi, en tenant une ligne de crête entre l’arrogance et l’auto-flagellation. Les arrogants ne sont pas les bienvenus, mais les gens qui se déprécient à longueur de temps et manquent de force, doivent être aidés à changer d’attitude. Ensuite, la confiance dans l’autre est nécessaire ; or il y a beaucoup de gens qui ont du mal à faire confiance aux autres. C’est très important, parce c’est précisément la confiance en l’autre qui crée le plus la confiance. Personnellement, les moments où j’ai le plus appris et grandi – je l’ai raconté dans mes livres – sont ceux où l’on m’a fait confiance pour réaliser une tâche. Et quand, de mon côté, je donnais ma confiance à des patrons d’Essilor qui prenaient en charge des pays très lointains, je constatais à quel point cela les faisait mûrir. Mais le plus important c’est d’avoir aussi confiance dans le système, confiance dans la stratégie, parce que les Français sont intelligents, et si la stratégie n’est pas bonne, ils désobéiront pour montrer qu’ils sont plus malins que le boss.

 

Ce qui est très difficile, c’est d’avoir en même temps confiance en soi, confiance dans l’autre, et confiance dans la stratégie. L’enfer est pavé de bonnes intentions, il faut bien sûr être sincère, motivé, courageux, mais cela ne suffit pas : on peut dire en effet qu’Hitler était sincère, courageux, et très tenace ; mais il se trompait. Donc, le vrai problème est de ne pas se tromper, d’être dans la vérité, et c’est le plus difficile. Il est très facile d’être sincère, mais se tromper sincèrement, c’est catastrophique. Je connais beaucoup de gens qui se trompent, ils sont très sincères et le revendiquent, mais cela m’est égal, s’ils se trompent ! L’important est donc d’être en vérité. C’est la raison pour laquelle, nous pourrons en discuter, mais je ne suis pas très enthousiasmé par toutes ces notions d’entreprise à mission, de raison d’être, etc. Je considère qu’avoir des clients fidèles, ça dit tout. Fidèles sur 30 ans, cela résout tout. Bien sûr, j’entends déjà les objections. On va trouver que je suis un affreux capitaliste qui n’a même pas prononcé le mot « social ». Là encore, nous pourrons en discuter, mais je me méfie beaucoup du mot « social » qui est un mot avec lequel on abîme tout. Quand on parle de justice sociale, on abîme le mot social et on abîme le mot justice. On détruit le mot « justice » en lui accolant l’adjectif « social » parce que la justice sociale réclame l’égalité, et par la force, on va créer l’égalité en prenant de l’argent à d’autres. Donc la justice sociale, c’est très dangereux. Et puis une fois qu’on a détruit le mot « justice », on parle de « justice fiscale », ce dont je me méfie aussi. Au départ c’étaient les institutions religieuses qui avaient le monopole du social et rabotaient tous les angles, toutes les inefficacités de la sphère purement économique. Le gros problème c’est que ce travail, pris d’abord en charge par l’Eglise, l’État a voulu le récupérer en mettant la main dessus. L’Etat s’est impliqué dans le dialogue social sous prétexte de combler le trou des caisses sociales. On pourra discuter du paritarisme, cette exception française qui veut que l’Etat se mêle du dialogue social quand il devrait se faire exclusivement entre les entreprises et les syndicats. Je pense que c’est une catastrophe parce que c’est un ménage à trois, qui fait grossir encore la place de l’État, et déresponsabilise les acteurs en particulier les syndicats qui, en conséquence, se mettent à faire de la politique. Nous avons d’ailleurs la sphère sociale la plus développée au monde, de très loin. Est-on dans le vrai avec une sphère sociale aussi étendue ?

 

Regardez la Suisse, qui a un droit du travail de 40 pages, et un SMIC à 3800 euros ! La sphère sociale de la Suisse, c’est de l’assurance, le chômage est assuré, et les retraites, c’est aussi de l’assurance : il n’y a pas de sphère sociale, et pourtant il y a un SMIC très élevé, ainsi qu’un chômage négatif si l’on enlève du nombre des chômeurs tous les transfrontaliers. Et les Suisses ne sont pas malheureux. J’aimais beaucoup Antoine Riboud qui disait : dans « économique et social », le plus important c’est le « et ». Je pense aux grèves que nous avons à la RATP, la SNCF, et dans les raffineries, est-ce encore un problème de justice sociale ? En vérité, c’est de la politique. Dès que l’État a commencé à s’occuper du social, il a politisé les syndicats. Donc, trop de social tue le social.

 

Je terminerai par une anecdote me concernant, qui est comme une parabole qui fait réfléchir : il s’agit d’une des rares fois où j’ai pleuré. J’étais chez Essilor, et nous avions un concurrent qui s’appelait Hoya. Hoya est une des plus belles entreprises japonaises. Chaque année les Japonais élisent les sept meilleures entreprises japonaises, et une année sur deux depuis quarante ans Hoya est élue samouraï. C’est une société qui produit les disques pour ordinateurs et serveurs, et en est le leader mondial. Ils font les films qui permettent de faire les chips, où ils sont là aussi leaders mondiaux. C’est donc une entreprise absolument magnifique, avec une division ophtalmique. Mon alter ego s’appelait Sato, c’était un Japonais et le hasard fait qu’il avait été PDG de Hoya Vision Care pratiquement en même temps que moi chez Essilor. On ne s’était jamais vu, excepté une fois, quand en 1999 on a fait la joint-venture Nikon-Essilor. J’ai alors fait l’aller-retour à Tokyo pour le voir un quart d’heure, et je lui ai dit : « Sato, je vous préviens, on a fait une alliance avec Nikon, donc Essilor maintenant est au Japon ». Pour lui c’était une catastrophe, parce qu’il était en train de tuer tous les concurrents, et si on ne l’avait pas freiné, il aurait réalisé de telles marges sur le Japon, qui est le deuxième marché du monde, qu’il nous dézinguait en Europe. Mais je ne voulais pas qu’il perde la face, alors j’ai ajouté : « Sato, je vous préviens, j’ai désobéi à tous les banquiers et à tous les gens qui m’ont dit : Xavier, surtout pas un mot à Hoya ». En réalité je voulais qu’il puisse annoncer l’opération à son chef, au propriétaire, pour qu’il ne perde pas la face.

C’est la seule fois où je l’ai vu. Or un jour, je m’en souviendrai toute ma vie, ce devait être au moment du budget 2009, j’étais à Tokyo ; coup de téléphone de la secrétaire de Sato à mon hôtel : « Monsieur Fontanet, Sato vous invite demain soir dans un très grand restaurant ». J’étais effondré, absolument sûr qu’il allait m’annoncer qu’Hoya achetait Zeiss, ce qui l’aurait remis au niveau d’Essilor, et mettait vingt ans de travail à terre. Donc, je me rends à son invitation avec des témoins – ce à quoi nous oblige le fait d’être des patrons de sociétés cotées en rendez-vous de business. J’avais près de moi le grand patron de l’Asie, et l’on commence à dîner ; il ne se passe rien, puis vient le moment où Sato commence à me parler, alors je m’assois dans le fauteuil. Il me dit : « Fontanet, je veux vous dire quelque chose, vous êtes le premier à le savoir ». C’était très intéressant, parce qu’il faisait référence à la visite que j’avais faite naguère pour le prévenir, mais il réalisait un coup de plus, car j’étais le premier ! « Fontanet, je pars à la retraite ! Alors, maintenant, je vais vous l’avouer : depuis vingt-trois ans, on ‘vit ensemble’, parce que je sais tout le temps où vous êtes ». En fait, je voyageais beaucoup, et quand je partais dans un pays je voyais des clients ; or dès que le patron d’Essilor voyait des clients, le concurrent le savait immédiatement. Et Sato de poursuivre : « Donc je vous trace depuis vingt-cinq ans, je vous connais très bien, Fontanet. Et tous les matins je me lève en disant : je casse Fontanet et je tue Essilor. Mais je voulais vous dire que je me sens plus proche de vous que de la plupart de mes amis, même japonais ». Alors je fonds en larmes, et lui aussi se met à pleurer, comme un gosse. Je laisse passer une minute et lui dis : « Sato, je vais moi aussi vous dire quelque chose que vous êtes le premier à entendre, et puis je le dirai sans cesse ensuite : sans vous, sans cette bataille continuelle pendant vingt-cinq ans, on n’aurait pas fait Essilor ; c’est vous qui m’avez le plus aidé à gérer Essilor. Et je le pense très sincèrement ».

Donc, la concurrence, c’est tout à fait magnifique, et il vaut mieux de très belles entreprises qui fonctionnent bien, qui se battent avec acharnement, comme au tennis Federer et Nadal, que de créer des systèmes sociaux gigantesques avec des syndicats superpuissants, des Etats tentaculaires, etc. Voilà je m’arrête ici, merci beaucoup.

 

ECHANGES DE VUE

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci à vous pour cet exposé passionné, qui laisse du temps aux échanges, et merci pour votre anecdote finale, qui est une vraie parabole ; c’est toujours bon, les paraboles, on comprend beaucoup de choses à partir d’elles. Cela dit, vous avez lancé beaucoup d’idées, peut-être iconoclastes, et je pense que plusieurs personnes dans notre assemblée, économistes et chefs d’entreprises, ou touchant de près le domaine du travail, souhaitent réagir.

 

Jean-Didier Lecaillon

Pardon d’intervenir un peu brutalement, sans rentrer dans les détails pour nuancer : je le fais seulement pour vous donner quelques informations complémentaires à vos affirmations…

Au risque de vous faire de la peine, je suis un économiste, pas un chef d’entreprise ; mais je reviendrai tout-à-l ’heure sur l’opposition que vous avez marquée entre les deux alors que j’y vois une complémentarité. Je suis un économiste universitaire, donc de ceux que vous n’aimez pas, qui enseignent mal tout ce dont vous avez parlé. Or…, je partage à 150 % tout ce que vous avez dit ! Sachez donc qu’il y a des universitaires économistes qui sont entièrement d’accord avec vos positions. Votre avantage, c’est que vous parlez avec l’autorité du praticien, tandis que ce que je dis dans un amphi vient de mes recherches, de mes connaissances théoriques, de ma réflexion, de mes lectures, et peut-être, ce n’est sans doute pas bien modeste de ma part de le dire mais vous me pardonnerez, d’un certain bon sens qui sied bien à la recherche scientifique… Les choses sont sans doute plus faciles à dire pour vous que pour moi aux étudiants ; néanmoins je vous assure qu’à l’université il n’y a pas que des keynésiens, et la première chose que je dis à mes étudiants dans le séminaire d’analyse de la concurrence – puisque c’est précisément ce que j’enseigne à l’Université – et plus particulièrement dans le Master de management et commerce international que j’ai dirigé pendant plusieurs années, c’est que la première qualité professionnelle qu’ils devront acquérir puis développer, c’est la confiance ; c’est fondamental. Donc nous sommes entièrement d’accord : nos chemins convergent plutôt !

Je reviens maintenant sur l’exclusion que vous m’avez semblé faire des chefs d’entreprise du monde des économistes, les libérant de la sorte de la responsabilité de promouvoir une approche correcte de ladite économie. Avec Pierre de Lauzun, nous appartenons à une association d’économistes qui a été fondée par des universitaires, mais qui s’est battue pour s’élargir et a réussi à faire du 50-50 si je puis dire, en intégrant autant de chefs/responsables d’entreprises que d’académiques. Ce qui me gêne dans ce que vous dites, d’un point de vue formel au moins, c’est quand vous parlez des économistes en donnant l’impression de ne pas vous y inclure ; or pour moi, un chef d’entreprise, c’est un économiste évidemment : il la pratique a minima et sans doute davantage… Quand Marie-Joëlle Guillaume parle des économistes et des chefs d’entreprises, je ne comprends pas, parce que les chefs d’entreprises sont au cœur de la vie économique !

Au-delà de ces considérations pour information, je voudrais terminer sur une note positive : si j’ai apprécié vos paroles et si je suis intervenu, c’est que nous partageons au moins une chose, la séduction que le Japon a opérée aussi sur moi. J’ai eu la grande chance d’y aller plusieurs fois pour y enseigner, étant invité dans une université japonaise, et j’y ai aussi emmené mes étudiants de commerce international. Ce fut à chaque fois une expérience enrichissante. Vous comprendrez ainsi pourquoi tout ce que vous avez dit sur le Japon m’a beaucoup touché, et rejoint ce que je me suis attaché à enseigner à l’université.

 

Vous voyez que nous sommes finalement d’accord sur l’essentiel bien que je ne sois qu’un économiste…

 

Xavier Fontanet

Si j’ai donné l’impression de mépriser les économistes, ou de tous les mettre dans le même sac, c’est une erreur, je vous prie de m’en excuser. Néanmoins, je voudrais revenir sur les économistes, parce qu’il y en a un avec lequel je me bats beaucoup, c’est Porcher. Il s’oppose très fortement à moi, il est complètement gauchiste, or il y a tout de même des gens qui lui ressemblent. Je suis passé un jour en même temps que lui à la télévision, sur BFM ; on discutait des dividendes des entreprises, or à un moment donné je le coince, parce qu’il confond dividende et bénéfice. Il s’agissait des bénéfices du CAC 40, or il parlait de dividendes ; alors je l’arrête, je lui fais remarquer qu’il confond dividendes et bénéfices. Il récuse la remarque, puis il finit par m’insulter. Je ne me suis pas démonté, et j’ai envoyé une lettre au Président de la Sorbonne, en lui demandant de bien vouloir retirer ses diplômes d’économie à Monsieur Porcher, qui à deux reprises à la télévision avait confondu dividendes et bénéfices : « Je vous demande aussi de lui retirer le droit d’enseigner, puisqu’il a fait une erreur très grave, confirmée par nos débats ». J’ai également ajouté que j’étais prêt à lui financer, par le biais de ma Fondation, trois années à HEC, pour qu’il apprenne ce que c’est que la finance !

 

Etant à la retraite, je crois très important de transmettre ce que j’ai appris en économie, et j’assume une émission sur BFM Stratégie. Par chance BFM vient de me donner le droit de faire une cinquième année, on en est déjà à 190 émissions, et nous en refaisons 70. Or savez-vous ce qui se passe ? Eh bien, ces émissions de télévision commencent à être utilisées dans les classes de Terminale et de Première par des professeurs pour animer les classes, et je commence à avoir par Twitter et par BFM le témoignage de beaucoup de professeurs qui s’y intéressent.

Vous connaissez sans doute Chavagneux, le patron d’Alternatives économiques ? Tous les profs d’économie invitent à s’abonner à ce journal pour comprendre l’économie. Donc l’Éducation nationale finance indirectement ces gens-là. Or le dernier livre que j’ai écrit, qui s’appelle Conquérir le monde avec son équipe, raconte l’histoire d’Essilor, et donc l’histoire de la conquête de terrain. Le livre a rencontré un grand succès. Mais Chavagneux lui-même, sur BFM, est allé jusqu’à dire : « Je ne suis pas d’accord avec Fontanet…mais ce bouquin est génial ». L’animateur était stupéfait, on s’est même demandé si je n’avais pas acheté Chavagneux pour qu’il fasse un tel éloge ! En fait, curieusement, il cherche à m’attirer : la semaine prochaine, je suis invité comme guest speaker au congrès annuel d’Alternatives économiques, qui me paie tous les frais de déplacement pour que je vienne parler et développer mes idées. J’ose y voir le signe que les choses commencent à évoluer.

 

Actuellement je suis sur une piste complètement folle, vous pouvez regarder cela, il s’agit d’un jeu de stratégie qui s’appelle Strathena, et qui coûte 5 € par mois comme Netflix. J’ai modélisé des échiquiers concurrentiels : je vous mets donc dans la position, mettons de Carlos Ghosn, comme patron de Renault, contre le patron de Mercedes, de Toyota, de Tesla et de Volkswagen. Vous jouez, vous investissez chaque année -c’est comme le jeu Risk, mais en économie – et vous obtenez des scores. Or il se passe une chose incroyable, c’est que des enfants de 9-10 ans jouent et font des scores supérieurs à ceux des agrégés d’économie. C’est pourquoi je suis en train de me demander s’il ne faudrait pas enseigner l’économie à 10 ans. Car à 10 ans on est capitaliste, on peut comprendre ce qu’est le capital.

 

Par ailleurs, en pensant aux professeurs qui utilisent mes cours, j’ai saisi l’occasion qui m’a été présentée de rencontrer les quatre inspecteurs qui font les programmes. Quand j’ai discuté avec ces quatre personnes, elles ont trouvé que ce n’était pas mal du tout, mais elles voulaient que ne soient mis ni le mot « capital » ni celui de « dividendes » dans les cours. Je leur ai proposé de parler d’« épargne investie », d’« épargne au travail », d’« épargne mise à risque » ! Et je suis parti là-dessus, et maintenant BFM revient me redonner la possibilité de faire des cours. Encore un signe positif. Voilà donc à quoi je passe ma retraite : engagé jusqu’à vouloir passer devant tous les fauves. Cela va beaucoup m’amuser car ils ont notamment prévu de m’interviewer sur les thèmes de la mondialisation et de la délocalisation. Et ils vont prendre des coups, car je pense qu’on peut les mettre devant l’évidence. Ils vont m’entreprendre sur le thème de l’horrible capitaliste qui délocalise pour faire plus d’argent, mais je leur répondrai que c’est le client qui délocalise : si les entreprises de textile sont parties en Asie, c’est parce que tous les gens se sont rués pour acheter des chandails de chez Carrefour ! Donc ce n’est pas le PDG qui délocalise, c’est le client, cessons de dire des bêtises. Regardez vos chaussures, d’où viennent-elles ? De Thaïlande ! Et votre i-Phone, de Chine !

 

 

 

Jean-Luc Bour

Le thème de notre séance est La concurrence, un autre nom de la liberté, or dans la doctrine sociale chrétienne, il y a un certain nombre de points de repères à ce sujet. Il me semble qu’indirectement je vous ai entendu parler de subsidiarité, par rapport au développement, par rapport à l’attention au plus faible. Vous dites que la concurrence est généreuse, qu’elle fait baisser les prix, donc d’une certaine manière vous diriez que la concurrence permet l’attention au plus faible. Néanmoins, je vois les règles qu’on appelle « anticoncurrentielles » ou de « contrôle de la concurrence », qui se développent. Comment comprenez-vous qu’un État régalien éprouve la nécessité d’établir ces règles ?

 

Xavier Fontanet

Je suis tout à fait pour l’anti-trust et je ne suis pas du tout opposé à ce que l’État s’interpose quand c’est nécessaire. Si vraiment une entreprise devenait trop forte, qu’elle avait tué tout le monde et pratiquait n’importe quel prix, ça ne me gênerait absolument pas que l’État intervienne pour faire cesser cela. Mais c’est tout de même extrêmement délicat et les décisions anti-trust sont très compliquées. La première raison, c’est la complexité de définition du champ géographique. Quel champ géographique mettre sous la concurrence ? Il faudrait que vous regardiez mes émissions de télévision, où j’explique la segmentation ; mais prenons l’exemple de la distribution. On dit Carrefour 20 %, Leclerc 22 % et puis Auchan 15%. Tout cela veut dire qu’ils sont égaux. Mais Leclerc, c’est 90 % de parts de marché quand vous êtes à Pont-l’Abbé, soit un monopole total ! Quand vous regardez les rentabilités, ce sont des rentabilités hyper élevées ! Cela signifie que les commissions de la concurrence ont mal défini le territoire, elles ont pris un territoire trop grand, en disant : la France 20 % ; car le territoire en distribution, c’est la ville ! En revanche, quand vous avez des problèmes comme celui d’Alstom le terrain concurrentiel est mondial. Pour ma part, j’ai connu un cas terrible : nous voulions acheter le numéro 2 espagnol, mais la commission de la concurrence nous a interdit de l’acheter. C’est donc Hoya qui s’est jeté dessus ! Au Japon, quand on a voulu acheter Seiko, qui est le numéro 2, évidemment les Japonais l’ont interdit, et Hoya l’a racheté, lui !

 

Le territoire est en fait un sujet très compliqué. Le territoire pour les entreprises industrielles, c’est beaucoup plus que le pays, c’est au moins l’échelle du continent, quand ce n’est pas celle du monde ! Et donc dans la distribution, les définitions des parts de marché sont beaucoup trop larges ; à l’inverse, en ce qui concerne la production, les définitions sont trop petites. Il y a donc un énorme travail à faire avec la commission de la concurrence ; j’ai planché deux fois chez eux sur le sujet et on a vraiment insisté sur la notion du champ. Il y a des commissions de la concurrence au Japon, aux États-Unis et en Europe. Elles n’ont pas les mêmes philosophies ! Notre commission européenne est composée de gens qui privilégient le consommateur – c’est à dire l’avantage à court terme du consommateur – par rapport au producteur.

 

Quand on a interdit la fusion Alstom-Siemens, qui aurait permis de faire un vrai leader mondial des trains, j’estime qu’on a fait une sacrée bêtise, parce qu’on a affaibli deux très bonnes entreprises, notamment Siemens face à son concurrent Chinois qui est en train de devenir plus gros qu’eux ! Il y a donc là vraiment une espèce d’angélisme et il faudrait vraiment, au titre de la mondialisation, revoir ces règles de concurrence. Je ne sais pas si j’ai répondu exactement à vos questions, mais je pense que l’Europe est un peu naïve sur tous ces sujets.

 

Maintenant, par rapport aux plus faibles, que faire ? Donnez-moi n’importe quelle personne, j’en fais un champion. Je ne parle pas des personnes malades. Quand quelqu’un est vraiment malade, la maladie peut le détruire. Mais en règle générale toute personne a un génie. Il faut le trouver, et être bien orienté pour le faire fructifier. Compte tenu de la variété de l’économie, je suis persuadé qu’il existe nécessairement un endroit pour chacun. Je me suis passionné pour les RH chez Essilor, parce qu’on a réussi à faire monter des gens. Je vais vous raconter une histoire absolument authentique, au sujet des prix Nobel. Chez Essilor, on doit fabriquer un milliard de verres tous les ans. La volumétrie, c’est le milliard. Un verre comme celui de mes lunettes, c’est un bijou usiné au nanomètre, qui a 25 couches, des couches minces. Il y a des couches qui sont mises en trempouille, et des couches qui sont mises sous vide, comme les microprocesseurs. Les couches en trempouille exigent un savoir-faire très compliqué. On a une petite équipe à Dijon qui fait des machines, parce qu’Essilor tient à fabriquer ses machines ; en effet il ne faut pas qu’elles soient achetables sur le marché, et que les Asiatiques fassent les mêmes. Pour les faire il y a donc une équipe de 4 ou 5 hommes, d’anciens ouvriers mais aussi des ingénieurs, qui réussissent à faire des couches complètement uniformes. Pour une couche, il faut savoir qu’il y a des effets de bord très compliqués, les couches n’étant pas complètement uniformes. Mais les couches Essilor parviennent à être uniformes au micron près, ou même au nanomètre près. Si bien qu’il y a des gens du MIT, des professeurs et des prix Nobel, qui ayant repéré ce savoir-faire, venaient à l’usine de Dijon et analysaient nos machines. Et j’ai pu constater avec eux l’invention géniale d’Essilor, à savoir des pinces avec une forme spéciale et totalement secrète qui permettent de tremper le verre en évitant tous les effets de bord. Il y avait donc des réunions où des champions du MIT et des prix Nobel discutaient avec des contremaîtres et des ouvriers d’Essilor, et je peux vous dire qu’ils étaient passionnés.

 

Cela montre que chaque personne a une capacité d’excellence, c’est simplement une question d’orientation. Certes je ne parle pas de la maladie, de l’accident, etc., qui rendent nécessaire une sphère sociale. Mais je pense vraiment qu’il y a un génie en chacun de nous, et qu’il importe de le trouver. Vous l’avez compris, je suis optimiste, je vois toujours les choses plutôt du bon côté, mais j’ai vraiment en tête beaucoup d’exemples de génie, de vrais génies. Ce qui est important, c’est d’aller dans les usines, discuter avec les ouvriers, regarder les pièces, descendre dans le détail. Même dans un restaurant, qu’il s’agisse du cuisinier ou d’une personne qui fait le service, on voit tout de suite ceux qui font bien leur travail, et ceux qui se détournent des clients qui ont des problèmes… Quoi qu’on fasse, l’essentiel est de le faire bien.

 

Dans la salle

Que penser de l’intervention de l’État dans le système économique, quand il prend des participations dans certaines sociétés etc., qui sont des sociétés commerciales ?

 

Xavier Fontanet

Vous évoquez ce qu’on appelle avec de grands mots la « politique industrielle » ! En réalité on met le mot « politique » à côté du mot « industriel », puis on prétend faire de la politique industrielle. On joue avec les mots. Personnellement, je pense que les bases fondamentales de l’État correspondent au domaine régalien. Regardez comment la France s’est construite : on a commencé par la justice. Si l’on veut une bonne justice qui fonctionne, il faut une bonne police, mais aussi une armée pour prévenir les invasions du territoire. Il faut aussi de bons diplomates pour éviter les guerres. Tout cela constitue vraiment la base de l’État. Mais quand l’État commence à s’immiscer dans le monde des affaires régi par la concurrence, cela ne donne pas toujours de bons résultats, car sans vouloir accabler les uns ou les autres, on n’est pas fait du même bois. Vous devriez inviter mes amis patrons d’entreprises comme Schneider ou Danone ou l’Oréal qui ont vraiment vécu dans la concurrence mondiale, vous verrez qu’ils ne réfléchissent absolument pas comme l’administration : on a été habitué à se battre sur le terrain, ce qui n’est pas le cas de l’État.

Regardez la catastrophe d’EDF – Aleteia m’avait demandé de parler d’EDF, donc je m’y suis intéressé ! Il faut se rendre compte que la capitalisation d’EDF en 1985 était de 90 milliards ; elle devrait donc être aujourd’hui de l’ordre de 400/500 milliards, si elle avait été aussi bien gérée que les entreprises du CAC40. EDF était archi-leader mondial, elle avait de l’avance partout, elle pouvait racheter toute l’Europe, acheter les Italiens, les Espagnols, les Allemands, etc. Or EDF vaut aujourd’hui 45 milliards, c’est-à-dire que sa capitalisation est divisée par deux alors que le CAC 40 a été multiplié par 6 ! Pourquoi ? Parce que l’Etat s’en est occupé, qu’il a acheté les voix des écologistes en sacrifiant le nucléaire ; et puis là-dessus est intervenu tout le système européen – il y aurait de quoi parler ! – qui a coupé l’affaire en morceaux. EDF avait diverses branches intégrées, ils étaient complètement leaders, et puis tout a été cassé pour faire rentrer des gens en distribution en les finançant par des remises forcées …

 

Marie-Joëlle Guillaume

A cet égard, j’ai justement une question. Quand la concurrence devient un dogme – car pour la Commission européenne c’est devenu un dogme, qui finalement empêche l’émergence ou le maintien de grands leaders -, faut-il la soutenir à tout prix ?

 

Xavier Fontanet

Le problème est qu’ils ont décidé de casser le concept de filière ; or parfois, je vous renvoie à mes cours de stratégie, il y a des cas où l’on a intérêt à faire une filière. Chez Essilor, au moment où il a fallu se battre contre Hoya, nous avons vraiment voulu faire une filière, c’est-à-dire contrôler l’ensemble des coûts, ce qui nous a poussés à acheter les fabricants de machines. Cela tenait au fait que nous avions en face de nous des entreprises suisses absolument redoutables, qui avaient monopolisé les machines textiles. Vous savez qu’au départ ce sont les Anglais et les Français qui ont inventé les grandes machines textiles. Et puis, il y a une trentaine d’années, les Suisses se sont mis à en faire, et ils en ont fait de biens meilleurs que les Françaises, avant de commencer à les vendre aux Chinois et aux Indiens. Et c’est ce qui a mis autant de désordre dans les régions textiles du Nord de la France, j’en ai d’ailleurs discuté avec Gérard Mulliez, ayant passé deux ans et demi au conseil de gérance de la famille. L’industrie textile du Nord de la `France a été secouée parce que les Suisses ont vendu à travers les machines les savoir-faire aux Indiens et aux Chinois à travers leurs machines. Et comme ils ont commencé à s’intéresser aux machines de verre ophtalmique, on a décidé de racheter tous les fabricants suisses de machines. On n’a pas voulu qu’il nous arrive dans l’optique ce qui est arrivé au textile.

 

Quant à EDF, elle devait entrer, à la fin des années 80, en Allemagne, en Espagne, en Angleterre, et à ce moment-là elle aurait été une magnifique entreprise européenne, qui aurait été tout à fait capable de faire son entrée plus tard aux USA.  Il ne faut pas se faire d’illusion, ce sont les Chinois qui vont venir un jour. Il faudrait investir plus dans la fusion nucléaire parce que, selon mes antennes, beaucoup sont convaincus que la fusion nucléaire va arriver plus vite que prévu du fait d’une concurrence entre les Chinois, les Américains et les Anglais – les Allemands viennent aussi de s’y mettre. Or la fusion nucléaire règlerait tous les sujets d’énergie ; on pensait avec ITER qu’il nous fallait 50 ans pour y arriver, mais des découvertes considérables faites en Chine, en Allemagne, en Angleterre permettent de penser qu’on y arrivera beaucoup plus tôt. Rendez-vous compte que nous aurions alors une EDF à 400 – 500 milliards qui serait en pointe dans ce domaine, et la France serait beaucoup plus riche. En outre nos problèmes de coûts de l’énergie seraient tellement simplifiés ! La situation actuelle me donne donc envie de pleurer, carrément. Or on en est là parce que l’État s’en mêle ! J’ai eu l’honneur de connaitre Marcel Boiteux, André Giraud et toutes les équipes d’alors, c’était la grande époque ; ce sont eux qui ont mené EDF à cette taille-là, et puis quand l’État a commencé à mettre la main dessus, tout a été dézingué. Heureusement qu’après avoir fermé la centrale de Fessenheim, Macron va la faire redémarrer, mais EDF est affaiblie et endettée !

 

Jean-Didier Lecaillon

Pour compléter votre réponse à la question de Marie-Joëlle, je voudrais insister, parce que c’est un apport de plus de votre intervention, sur le problème de l’éducation de la jeunesse.

L’enseignement de l’économie dans le secondaire pose un vrai problème : quand je vois les étudiants qui arrivent dans l’enseignement supérieur pour faire de l’économie, ce ne sont pas toujours ceux qui y sont les mieux préparés. Ceux qui viennent ont en général aimé cette discipline découverte dans le secondaire et ils sont vite déçus parce que nous leur proposons tout autre chose ! Et ceux qui pourraient réussir dans le supérieur n’y viennent pas parce que l’image de l’économie telle qu’elle leur a été présentée les a rebutés ! Je veux dire, à travers cet exemple sans doute trop caricatural, qu’il existe un fossé entre la façon d’aborder l’économie dans les deux cycles de formation et que c’est une vraie source de confusions. Pour compléter par une note plus optimiste, je crois cependant que ce fossé se comble progressivement.

En revanche, et cela me conduit à revenir sur l’idée que vous avez développée à propos de la formation économique qui serait exclusivement keynésienne : je crains qu’à l’ENA, on fasse plus de macroéconomie que de microéconomie !

Enfin, et pour répondre plus directement à votre question, cela évolue, grâce à une meilleure formation de nos « élites », y compris celles qui sont à Bruxelles. C’est lent, très lent, trop lent sans doute, et on reste sur une approche de la concurrence que nous pouvons qualifier d’artificielle. Je ne voudrais pas paraître pédant, mais l’école de Harvard, qui est assez pessimiste, dit effectivement qu’il y a concurrence s’il y a grand nombre ; pourtant on a démontré en économie, et les universitaires théoriciens ont pu argumenter sur ce thème, qu’il y avait une autre façon de concevoir la concurrence, et que même une entreprise unique, s’il y a potentiellement un accès libre au marché, se comportait finalement comme si elle était en concurrence. Il y a beaucoup de débats là-dessus, mais on voit qu’à Bruxelles on commence à comprendre qu’il ne faut pas forcément dire : il est unique, donc je vais le taxer…

 

Xavier Fontanet

La question est fondamentale et je suis d’accord avec vous. Dans le cas d’un monopole établi on peut très bien, plutôt que casser l’entreprise, figer la rentabilité à 15% après impôt sur le capital et en rester là.

Dans les métiers à fort effet d’échelle, quand vous avez un gros leader, le prix de revient de l’industrie est beaucoup plus bas que si vous avez beaucoup de petits concurrents. Si un concurrent a 60% du marché tandis que les autres ont 10%, même si le leader fait une grosse marge, le prix de marché sera beaucoup plus bas, qu’avec des petits concurrents faisant une petite marge mais ayant un prix de revient plus élevé. Dans le domaine de l’énergie, à fort effet d’échelle, on a intérêt à avoir des entreprises puissantes.

 

Autre point à prendre en considération : le long terme. Si vous faites de la prospective à très long terme, il faut envisager l’arrivée de la Chine sur le marché, car elle a désormais parié sur le nucléaire, et travaille, elle aussi, sur la fusion nucléaire. La Chine peut l’avoir avant nous… Je pense pour ma part qu’on va y arriver…grâce à la concurrence ! Il est essentiel d’avoir des Européens puissants.

 

L’Europe n’a pas tout perdu. Les Anglais sont sur le coup, avec Rolls-Royce je crois, dont certaines filiales font des petits moteurs nucléaires pour les sous-marins, les Allemands aussi avec le Max Planck Institute. Je suis un Européen absolument convaincu. Regardez ce qui s’est passé au début du siècle précédent avec la découverte de la relativité et de la physique quantique ! Il y avait des Européens de tous acabits, des Italiens, des Allemands, des Anglais, tout ce monde a été fédéré et a accouché d’une découverte géniale, avant qu’Hitler ne provoque la guerre et le départ de tous ces gens aux USA – une véritable catastrophe. Cette créativité est toujours là mais il va falloir se ressaisir et définir de grands projets européens, le nucléaire en étant un.

 

Etant à la tête d’Essilor, je me suis intellectuellement heurté au meilleur Japonais, nous étions alliés et réfléchissions ensemble. J’ai alors pu mesurer la différence intellectuelle entre un Français et un Japonais. C’est très simple, dès que l’environnement se fige, le Japonais nous démolit complètement, parce qu’il a un sens du détail que nous n’avons pas, ce qui à mon avis est lié à l’écriture : ils ont une écriture, alors que notre langage est une grammaire, ce qui s’apparente à un programme informatique et nous rend très à l’aise dans tout ce qui est conceptuel. J’ai vraiment fait le constat selon lequel, quand la situation est totalement désordonnée, le Français est très l’aise et le Japonais pétrifié. Alors, quand ça allait mal, je m’amusais à dire à mon ami le grand président de Nikon, qui était une véritable légende : « Ce n’est pas compliqué, on fait ça, ça, et ça ». Le Japonais, impressionné, disait : « extraordinaire !». Puis il revenait à notre rendez-vous mensuel pour me dire : « Eh oui, Monsieur Fontanet, c’est génial, mais attendez, dans ce cas-là, il y a ce truc-là qui ne va pas, puis dans ce cas-là… ». Il avait donc vu les détails que je n’avais pas relevés ; et nous travaillions comme cela, en nous servant de nos complémentarités.

 

Le Français est très à l’aise dès qu’il y a du désordre. Où les Français sont-ils leaders mondiaux ? Dans l’exploration du pétrole, par exemple, où dominait Total : il n’en trouve là où personne n’en trouve. Les Américains sont allés vers l’Arabie Saoudite, etc., pour prendre du pétrole facile, mais c’est Total qui est le leader mondial de la recherche dans les endroits compliqués ! Prenons le problème de l’eau : les Français sont de loin leaders mondiaux, nous avons les deux leaders mondiaux ; et pourtant, c’est un système très mal organisé, où le système D règne en maître ; or nous y sommes très forts ! Les Allemands, eux, étaient incapables de trouver du pétrole, parce qu’ils sont comme les Japonais ; c’est pourquoi nous sommes très complémentaires des Allemands et des Hollandais, qu’il faut donc arriver à faire travailler ensemble. Je pense à l’exemple d’Airbus ; je connaissais Noël Forgeard, ayant été au conseil de Schneider. Il m’avait confié qu’Airbus était le fruit d’une entente commune entre un Français et un Allemand pendant quinze ans. Le Français était génial, puis l’Allemand bétonnait, et ces intelligences complètement différentes ont produit Airbus. Ils sont en train de mettre à plat Boeing, qui va être subventionné par les Américains, mais pour l’instant il est KO ; nous sommes donc capables de très bien nous débrouiller. Et je reviens à mon idée : la force de l’Europe, c’est la variété. Je suis très gaulliste et je pense qu’il faut maintenir la puissance des nations ; en effet c’est la fierté qui pousse les gens à se dépasser, et on peut tout à fait avoir des Européens très ancrés dans un pays. Pour gérer Essilor Europe, je n’hésitais pas à stimuler les uns par l’étalage des chiffres meilleurs des autres, leurs collègues, et je peux vous assurer que cette concurrence était stimulante pour eux, qu’elle avait un effet bénéfique sur nos résultats.

 

Hervé Lhuillier

Maintenant que vous avez réglé son sort à l’État, on va aborder la question de l’Église et de la Doctrine sociale de l’Église, car on peut s’interroger sur la manière dont celle-ci comprend la grande entreprise, sur le fait que par exemple la croissance est vue comme l’accumulation excessive du capital, et pose problème ; que la concurrence amène la guerre économique et même la guerre tout court, qui est d’ailleurs, la plupart du temps, liée à des problèmes économiques ; que l’Occident essaie de garder un avantage en ne partageant pas un certain nombre de ses technologies avec les pays émergents, que la grande entreprise entretient l’inégalité salariale, que la production industrielle menace la planète… Je pourrais continuer ainsi. Cela contribue peut-être dans un certain nombre de milieux à une prise de distance vis-à-vis de l’entreprise ?

 

Xavier Fontanet

Il faut des cours d’économie. J’ai fait une Fondation, et j’aimerais beaucoup inviter tous les évêques de France à en suivre pendant deux jours ; je vous le dis officiellement, je suis prêt à payer les hôtels, les transports etc. ! Nous pourrions venir à plusieurs pour faire les exposés, mais il faudrait qu’on nous écoute, parce qu’actuellement nous ne sommes pas écoutés. Je voudrais éviter de dire des choses trop dures, mais quand il s’agit de financer un harmonium, on est très écouté, alors que s’il s’agit de nous écouter sur ces sujets touchant à l’économie, on se heurte au cléricalisme qui est un vrai problème. Je pense en effet que l’Église considère à tort qu’il y a un très grand nombre de sujets sur lesquels on ne peut pas demander à des gens comme nous de réfléchir. En fait, ce que je ressens, c’est qu’il y a des tas de sujets sur lesquels nous sommes écartés d’emblée.

 

Le plus important dans « économique et social », c’est le « et », car si vous ne faites que du social, vous oubliez l’économique sans lequel le social ne pourra pas être.

 

Jean-Didier Lecaillon

Du coup vous n’avez pas répondu à ma première question, êtes-vous un économiste ?

 

Xavier Fontanet

Tout dépend de ce qu’on met sous le mot économiste. Mon domaine c’est la stratégie d’entreprise, un terrain nouveau qui va plus loin que la micro avec la découverte de la courbe d’expérience, le concept de rotation d’actif qui met la finance dans le coup et le principe de l’action et de la réaction : on ne peut juger de l’effet d’une action qu’une fois éprouvée la réaction qu’elle a provoquée chez les autres. Il se trouve que je crois avoir trouvé une faille au Keynésianisme dans le cas d’économies ouvertes et concurrentielles. Ce que j’appelle (de façon, je le reconnais un peu arrogante, le « Théorème Fontanet »). Il faudrait une autre séance si vous vouliez creuser le sujet. J’en discute avec des économistes connus et les mets au défi de trouver la faille de mon raisonnement. Pour l’instant, pas de succès !  Tout ce que je reçois comme réponse, c’est : « Xavier c’est plus compliqué, reste sur ton terrain, tu as une bonne image que tu vas perdre … ». Cela dit l’avantage d’être retraité c’est qu’on est libre et je ne vais pas lâcher le morceau !