Xavier Breton, Député de l’Ain, membre de la commission des Lois de l’Assemblée Nationale

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Communication

 

Marie-Joëlle Guillaume

C’est une joie d’ouvrir cette année académique consacrée au thème de La liberté et les libertés, car ce sujet touche à quelque chose de fondamental dans l’anthropologie, et particulièrement l’anthropologie chrétienne. Cette question si importante est toutefois mal comprise aujourd’hui, battue en brèche, et pose un certain nombre de problèmes, notamment au plan politique. Nous sommes donc très heureux d’accueillir Xavier Breton, député de l’Ain et membre de la commission des Lois à l’Assemblée nationale, pour évoquer avec nous les libertés fondamentales face à l’État. Sujet brûlant, car nous constatons tous que la France n’est plus la même. Au gré des évolutions techniques mondiales, des crises et des peurs, de la pandémie de Covid, des troubles du climat, mais aussi des transformations sociétales menées aux forceps, les libertés fondamentales de la personne et des citoyens sont mises à mal. Il est bon qu’un homme politique, représentant du peuple, et donc voué par excellence à la poursuite du bien commun, éclaire notre réflexion sur cette question des libertés fondamentales et de leur sauvegarde face à un État qui en est, en principe, le garant.

 

Xavier Breton est un homme de convictions et de terrain ; cadre territorial de profession, élu sans discontinuer député de l’Ain depuis 2007 et conseiller régional d’Auvergne-Rhône-Alpes depuis 2016, il est actuellement membre des Républicains. Monsieur, vous êtes originaire de Lorraine, votre famille a vécu à Nancy puis à Mirecourt et enfin à Darney dans les Vosges, où vous êtes né, le 25 novembre 1962. Diplômé de l’Institut d’Études Politiques de Paris en 1987, vous faites votre service militaire dans la cavalerie, en Allemagne – et vous êtes aujourd’hui officier de réserve. Vous commencez votre carrière professionnelle comme chef de cabinet du maire de Saint-Malo, vous rejoignez ensuite le président du Conseil général de l’Yonne, et en 1990 vous vous installez avec votre famille dans l’Ain, d’abord à Belley, où vous travaillez auprès de Charles Millon, puis à Bourg-en-Bresse. En tant qu’agent territorial, le président du Conseil général vous confie alors l’aménagement du territoire, et les affaires européennes.

Quant à vos mandats électoraux, leur évocation est très intéressante, car vous présentez toute la palette des engagements politiques de terrain : d’abord élu local, vous avez été premier adjoint au maire de Bourg-en-Bresse, Jean-Michel Bertrand, et vice-président de la communauté d’agglomération de Bourg-en-Bresse, de 2001 à 2008. À partir de mars 2008, vous êtes conseiller municipal de Bourg-en-Bresse, et président du groupe municipal, minoritaire à l’époque, de la droite et du centre. Après avoir conduit une liste aux élections municipales de 2014, celle-ci ayant été battue par la liste du maire sortant socialiste, vous êtes élu conseiller régional d’Auvergne-Rhône-Alpes sur la liste de Laurent Wauquiez le 13 décembre 2015, et vous démissionnez alors de votre poste de conseiller municipal de Bourg-en-Bresse pour vous mettre en conformité avec la législation sur le cumul des mandats.

 

Parallèlement, vous mettez beaucoup de pugnacité et de constance dans l’accomplissement de vos mandats nationaux. Comme député, vous avez été élu pour la première fois le 17 juin 2007, face à un socialiste, dans la première circonscription de l’Ain, votre « chère circonscription », comme vous dites. A l’Assemblée nationale, en 2007, vous êtes membre du groupe UMP et de la commission des Affaires culturelles, familiales et sociales. Le 17 juin 2012, réélu député de la première circonscription, vous êtes membre de la commission des Affaires culturelles et de l’Education pour cette législature, ainsi que d’une commission spéciale chargée d’examiner la proposition de loi sur l’enfance délaissée et l’adoption. C’est lors de ce mandat que vous vous signalez comme un des élus particulièrement pugnaces dans les combats sociétaux, l’affaire du « mariage pour tous », d’une part, et contre l’avortement comme droit fondamental d’autre part. Nous avons entendu l’an dernier Jean-Christophe Fromantin nous dire que vous n’aviez été que sept députés à refuser l’établissement d’un tel ‘’droit fondamental’’. Candidat victorieux, ensuite, à un troisième mandat lors des élections législatives de juin 2017, vous ferraillez, pendant cette législature, contre la « PMA sans père ». Aux élections législatives de juin 2022, donc tout récemment, vous êtes réélu contre le candidat de la Nupes, avec 63,22 % des voix au second tour – permettez-moi de le souligner. Et vous êtes actuellement membre de la commission des Lois. Les groupes d’amitié ne sont pas encore mis en place pour cette législature, mais vous avez été naguère vice-président du groupe d’amitié avec la Pologne, et président du groupe d’amitié France-Vatican.

 

Je crois que vous allez vous révéler vous-même à travers vos propos, je n’en dirai donc pas beaucoup plus sur votre profil, sauf pour signaler que vous tenez toujours, dans les interviews que vous donnez ou sur votre site internet, à rappeler votre attachement aux initiatives locales, à ce que peuvent faire les associations ; vous consacrez votre temps libre à votre famille, vos amis, vous aimez le sport, mais vous témoignez aussi d’une volonté forte d’être présent sur le terrain, près des artisans, des agriculteurs, de tous ceux qui entreprennent. Et vous attachez de l’importance à ce que le monde rural ne vive pas dans une sorte de relégation. Vous n’hésitez pas à dire que le pire est peut-être à venir, avec la métropolisation voulue actuellement par les autorités nationales ; mais vous n’hésitez pas non plus à affirmer que les pays de l’Ain ne veulent surtout pas devenir la banlieue de Lyon. Je terminerai là-dessus. Vous avez montré à l’échelle nationale votre détermination, nous sommes donc impatients de vous entendre.

 

Xavier Breton

Merci, Madame la Présidente, pour ces mots, et également pour votre invitation et votre accueil. Je voudrais saluer chacune et chacun d’entre vous, et vous remercier pour cette invitation, c’est la première fois que j’interviens  devant une Académie, j’en suis vraiment honoré, très honoré aussi d’intervenir sur le thème des libertés, car cette question est effectivement cruciale. Pour d’autres élus, les questions essentielles concerneront l’environnement, l’énergie, la sécurité ; pour moi, c’est la question de la liberté et des libertés qui est essentielle. Cela dit, j’ai peut-être un peu imprudemment accepté votre proposition, car je ne suis ni sociologue, ni philosophe, ni historien, ni juriste patenté, j’ai tout au plus l’expérience du législateur ; et même parmi les législateurs, les défenseurs des libertés sont plutôt les sénateurs, qui prétendent avoir pour mission la défense des libertés publiques. Mais c’est avec plaisir que je suis venu, convaincu que cette question des libertés est celle que nous devons faire remonter à la surface, bien sûr dans les débats politiques, mais également au sein de notre société.

On se rend compte en effet que l’évocation de la question de la liberté et des libertés en France revêt une espèce d’ambivalence : on s’imagine vivre dans ‘’le pays des libertés’’, et en même temps nous avons tous la sensation, parfois un peu amère, que nos libertés sont menacées, et de plus en plus. La question de savoir dans quelle mesure la France est encore une terre de liberté se pose donc aujourd’hui avec une particulière acuité. Nous devons nous interroger sur les raisons et la façon dont s’expriment ces atteintes et ces menaces de plus en plus fréquentes envers les libertés, avant de réfléchir à la manière de les défendre aujourd’hui et demain dans notre pays.

 

Premier point : ‘’France, pays de la liberté ‘’? Je le disais, nous bénéficions de l’image, à l’étranger, d’un pays libre, et s’il fallait répondre à la question de savoir si oui ou non la France est un pays libre, nous-mêmes répondrions positivement. On entend en effet par là tout un art de vivre, je pense en particulier au domaine des arts, avec la chanson, le cinéma, la mode, qui semble tout de même manifester une certaine liberté. Bien sûr aussi, dans notre imaginaire, la liberté est revendiquée comme un élément de projet politique, de progrès, comme celle qui était au cœur du siècle des Lumières, qu’on associe à la Révolution française. Liberté est aussi le premier mot de notre devise nationale, attestant la prégnance d’un imaginaire national très marqué par ce thème. Il ne faut pas oublier non plus, sans prétendre les citer et encore moins les commenter, l’apport des penseurs français aux libéralismes ; et quand je dis aux libéralismes, je mets le mot au pluriel, car je pense à la fois au libéralisme politique et au libéralisme économique. On compte en effet tout un ensemble d’auteurs et de penseurs français qui ont apporté beaucoup aux libéralismes et continuent de le faire, comme ces intellectuels qui s’inscrivent dans la mouvance de Raymond Aron.

 

Mais, d’un autre côté, si l’on essaie d’être objectif et de prendre un peu de distance par rapport à cette image, on observe certes que les grands principes de liberté sont affirmés, mais aussi qu’ils ne correspondent pas toujours à la réalité vécue. Je regardais en préparant notre soirée le classement qui a été fait sur Google, à partir du critère suivant : « France pays de la liberté ? ». Selon un institut américain qui a établi un indice de la liberté humaine – qu’il faut évidemment prendre avec précaution – notre pays se place à la 34e position sur 165 pays du monde. Evidemment, on pourrait discuter le contenu de ces libertés, mais le fait est que nous ne sommes pas sur le podium, loin de là, d’autant que si nous sommes au 34e rang au niveau international, nous sommes au 22e au niveau européen ! Beaucoup de nos pays voisins sont donc mieux classés.

 

Les explications, il y en a sûrement beaucoup. Pour ma part, je vois deux points importants à relever : d’une part un poids historique de l’État dans la formation même de notre organisation politique et administrative – quand je dis politique, je parle bien entendu de la centralisation, encore très forte dans notre pays, par rapport à d’autres pays fédérés ou confédérés. Cette centralisation a pour conséquence une vision réduite des libertés locales, qui de fait sont parfois mises entre parenthèses. D’autre part, il y a aussi un poids historique de l’État dans l’administration, notamment dans l’administration centrale ; or aujourd’hui, l’un des grands points de blocage de notre pays, sur beaucoup de sujets, c’est le poids de cette administration centrale, qui voit les élus et les gouvernements défiler, mais reste en place avec une culture centralisatrice de l’État, et surtout une méfiance par rapport au peuple. Je pense que notre élite administrative aujourd’hui se méfie du peuple, et que c’est une des causes des atteintes aux libertés dont on parlera ensuite.

A côté de ce poids historique de l’État, il y a aussi chez les Français un goût pour l’égalité ; or articuler liberté et égalité est certes possible, il y a des moments où ces principes apparaissent complémentaires, mais il y en a d’autres où ils entrent en conflit, et alors, dans les arbitrages, on se rend compte que le goût pour l’égalité prend vite le dessus par rapport au maintien de la liberté. Ce poids de l’État, ce goût pour l’égalité, etc. constituent des tendances historiques qui remontent loin dans le temps et expliquent déjà que si cette notion de « France, pays des libertés », demeure revendiquée, elle est en fait souvent en décalage avec la réalité des choses.

 

Outre cette tendance lourde de l’histoire, on observe ensuite une dégradation de la situation du point de vue des libertés. D’abord par rapport aux lois, et c’est bien ici le législateur qui parle. On se rend compte en effet que de plus en plus de textes restreignent les libertés. On songe bien sûr à ceux qui sont liés à la crise sanitaire, nous y reviendrons. Car, même s’ils peuvent se justifier, ayons quand même conscience de la restriction de libertés qui a été imposée alors à l’ensemble des Français : liberté de réunion, de circulation, liberté économique, liberté de culte, liberté culturelle etc. : voilà qui représente tout de même des restrictions très importantes et un moment tout à fait extraordinaire à l’échelle de l’histoire de notre pays. En outre, et pas seulement du fait de cette crise sanitaire, d’autres atteintes à certaines libertés ont émergé, d’ailleurs sanctionnées par le Conseil constitutionnel. Je pense à la loi Avia (du nom d’une ancienne collègue, Laetitia Avia), qui portait sur le numérique. Sa loi a fortement remis en cause la liberté d’expression, ce qui explique que le Conseil constitutionnel ait invalidé une grande partie du texte. Quant à la loi appelée d’abord « loi sur le séparatisme », devenue ensuite « loi pour le respect des principes de la République », elle a remis en cause une liberté fondamentale, celle de l’enseignement, concernant notamment l’instruction en famille, mais aussi la liberté d’association et la liberté de culte. On assiste donc à un grignotage progressif des libertés.

Ces atteintes aux libertés ne touchent pas seulement le niveau législatif des textes, mais aussi notre fonctionnement social, dans lequel l’intrusion de l’Etat – au sens large – est de plus en plus grande, à mesure qu’il entre dans l’intimité de nos vies. Je prends l’exemple suivant, qui ne choque plus personne aujourd’hui mais qui aurait profondément choqué dans un roman il y a 40 ou 50 ans : le fait d’avoir des panneaux sur les autoroutes avec des injonctions du type « Canicule, pensez à vous hydrater » ou « Pensez à vos proches » serait apparu comme un empiètement très mal venu de l’Etat sur la vie privée des gens ! Aujourd’hui, il est devenu banal de passer sous ces panneaux, et de prendre effectivement sa bouteille d’eau pour penser à s’hydrater, son téléphone pour appeler le grand-père ou la grand-mère, etc. Il y a aussi un site internet sur les mille premiers jours de vie des enfants qui vient d’être mis en ligne – 1000-premiers-jours.fr. Avec en arrière-plan un rapport très intéressant de Boris Cyrulnik sur les mille premiers jours de l’enfant, on a affaire à un site plein de publicités (qu’on entend aussi sur France Info, qui invite les parents, démunis face à l’éducation de leurs enfants, à aller sur ce site), en haut duquel se trouve l’indication de Santé Publique France et du ministère chargé de la Santé ! On a même pu lire, il y a quelques jours, des articles indiquant que le Conseil de l’Europe réfléchit à la rédaction de préconisations invitant les parents à ne pas renvoyer un enfant dans sa chambre, et se demande s’il ne faudrait pas bannir ce mode d’éducation ! Il s’agit pourtant du domaine de l’intime ; or tous ces débats se font sans que ça ne choque personne. On assiste à une intrusion de l’État, qui pourrait certes s’expliquer par l’affaiblissement des familles dans leur tâche éducative ; il demeure que cette situation d’ingérence de plus en plus grande de l’État constitue une restriction croissante de l’exercice de nos libertés. C’est le premier point que je voulais souligner : si effectivement la France reste encore libre, notamment par rapport à d’autres États qui le sont beaucoup moins, il y a bien une tendance actuelle contemporaine à une forte dégradation de nos libertés.

 

En second lieu, je souhaiterais m’interroger sur les raisons de ces menaces aux libertés. J’en aborderai essentiellement deux. La première concerne la demande croissante de sécurité, et la seconde est liée à la société de plus en plus individualiste, où la revendication, le « j’ai droit à », entraîne des conséquences importantes. En ce qui concerne la demande de sécurité, il est certain que l’on vit une époque très troublée : un enfant de 15 ou 20 ans aujourd’hui aura déjà vécu les attentats de 2015, sera sorti de la messe de Noël sous l’escorte de policiers venus assurer sa sécurité, etc. Or là aussi, nul n’aurait pu imaginer cela il y a 30-40 ans ! Cet enfant aura encore vécu les manifestations des Gilets jaunes, avec des samedis complètement bloqués, des violences de part et d’autre des forces en présence, il aura connu la crise sanitaire, porté un masque contraint et forcé pendant plusieurs mois pour aller à l’école, subi l’interdiction d’aller et de venir au-delà d’un rayon d’un kilomètre, bref autant d’éléments certes déclenchés dans le cadre de situations exceptionnelles – islamisme radical, manifestations de Français, apparition d’un virus – auxquelles les gouvernements ont réagi par des mesures elles-mêmes inédites, mais dont on peut dire qu’elles ont globalement été acceptées par les Français. Dans l’hémicycle, j’ai eu l’occasion de qualifier cela comme étant un avatar du ‘’syndrome de Stockholm’’, lequel consiste à finir par aimer ses bourreaux. En effet, on se rend compte que nos concitoyens d’aujourd’hui, face à des peurs grandissantes, sont en demande de sécurité et n’hésitent pas à privilégier la sécurité par rapport à la liberté. Cela me conduit à citer la phrase qu’on attribue généralement à un père fondateur de l’Amérique, Benjamin Franklin : « Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre, et finit par perdre les deux ». En elle-même, cette affirmation mérite notre réflexion, me semble-t-il.  Machiavel le disait plus succinctement mais avec beaucoup de finesse, quelques siècles auparavant, en affirmant que « celui qui contrôle la peur des gens devient le maître de leurs âmes ». Or je crois en effet aussi que la peur permet de faire accepter des mesures restrictives en termes de liberté.

 

Prenons un exemple de loi, celle dont je parlais tout à l’heure sur le séparatisme ou sur le respect des principes de la République : son dispositif nous a été présenté comme une arme visant à combattre l’islamisme radical, ce dernier étant mis en avant comme le danger du moment. En réalité, cela a abouti à une restriction tout à fait excessive de la possibilité de l’instruction en famille, auparavant soumise à un simple régime de déclaration par lequel vous indiquiez à l’État vouloir élever votre enfant à domicile. On est passé avec cette loi à un régime d’autorisation, ce qui est un des marqueurs des lois liberticides. Là encore on peut la justifier, je ne m’oppose pas à des restrictions de liberté quand la situation le justifie vraiment. Mais en ce qui concerne l’instruction en famille, on attend toujours la liste des terroristes qui auraient suivi une instruction en famille dans notre pays, et on ne l’aura pas, car en réalité ce n’était pas le problème. En revanche l’Etat a profité de la loi pour restreindre la liberté d’enseignement en France, ainsi que la liberté associative. En effet, ce texte oblige maintenant les associations qui sollicitent des subventions publiques à signer une charte de respect des principes républicains. On pourrait s’interroger sur le contenu de ces principes républicains, sur leur pertinence ; mais surtout, si l’on considère en amont ce que représente une association, à savoir le fait qu’elle participe déjà en tant que telle à la vie de la société, nous sommes plusieurs députés de droite comme de gauche à penser, et à être montés au créneau pour le dire, qu’une association doit faire l’objet d’un a priori de confiance et non de défiance. En effet il nous semble important de défendre cette liberté essentielle, vitale pour un pays, sans que cela entrave les contrôles nécessaires à la prévention des dérives. C’est une chose de vérifier a posteriori que l’association n’est pas dangereuse, et une autre de devoir désormais, pour chaque association, signer une charte de respect des engagements républicains. Par ailleurs, une fois encore, on peut dire que les associations sont dans leur quasi-totalité engagées pour la vie de notre pays. Il y a bien quelques exceptions, mais qui ne justifient pas selon moi une telle marque de défiance de la part de l’Etat. Ce sont aussi les atteintes potentielles à la liberté de culte que comporte cette loi contre le séparatisme. Par conséquent, on observe bien que la peur, née au départ du danger de l’islamisme radical, permet en réalité de restreindre des libertés concernant la vie quotidienne de Français n’ayant rien demandé de tel, et concernant des associations qui étaient dans leur bon droit.

Autre peur qui va être agitée et fera l’objet d’un débat dans les mois à venir, c’est celle de l’insécurité lors des Jeux Olympiques de 2024 à Paris. A l’évidence, cette énorme organisation pose des problèmes de sécurité et il y a des menaces réelles, mais j’ai eu entre les mains un rapport de trois collègues sénateurs qui préconisent l’expérimentation, en réalité la mise en pratique, de la reconnaissance faciale à l’occasion de ces Jeux Olympiques. Or on est toujours en attente d’un débat public dans notre pays sur la question de la reconnaissance faciale. J’avais fait sous le mandat précédent une proposition de résolution mettant en évidence la nécessité d’un débat public avant toute expérimentation – un débat public comme on sait le faire sur la question des principes, comme on le fait sur la fin de vie. Il existe une Commission nationale du débat public, qui peut l’organiser et communiquer les avis recueillis. La CNIL également pourrait donner son avis. Bref, il faudrait la participation de nos concitoyens à un grand débat public sur la mise en place de la reconnaissance faciale avant de l’imposer. Or la manœuvre en cours consiste à lancer une prétendue expérimentation grandeur nature à l’occasion des JO, qui précèderait l’interrogation sur son éventuelle généralisation. La peur face à un grand événement apparaît donc ici encore comme l’élément déclencheur d’une politique de contrôle social. Bien sûr, il y a une part de risque évidente dans cet événement ; mais ce que je voudrais souligner ici, c’est la manière dont est abordé le problème. Un certain nombre de mesures d’atteinte à nos libertés, et de consentement à ces atteintes par une majorité de nos concitoyens, provient d’une demande de sécurité exacerbée.

 

Quant au deuxième point, je m’y attarderai davantage parce qu’il concerne le cœur du sujet : je pense notamment à beaucoup de textes législatifs. Ces textes émanent en effet directement de cette société du « j’ai droit à », de plus en plus individualiste, où la revendication de droits particuliers va croissant et induit une vision des relations sociales non plus basée sur un équilibre trouvé entre les libertés les uns des autres, mais sur une logique militante de droits à obtenir, de conquêtes à mener, de combats à gagner. Et je voudrais alerter aujourd’hui sur cette logique du « j’ai droit à » qui inspire tant de mouvements actuels au sein de nos sociétés mais aussi à l’intérieur de nos groupes.

 

Tout d’abord je voudrais dire qu’il s’agit au départ d’une démarche prétentieuse. Il s’agit effectivement de créer de nouveaux droits dans une logique de ‘progrès’, de se situer dans une sorte d’avant-garde, au nom d’une prétendue découverte de vérités qui justifierait la création de nouveaux droits, au mépris de ce qui existe déjà, du respect ou de la protection de ce qui doit être transmis. C’est pour moi très prétentieux.

D’autre part il s’agit à mes yeux d’une démarche très souvent irrationnelle, ou du moins qui s’appuie sur l’irrationnel, comme on peut le voir dans les débats législatifs, ou même de plus en plus dans les assemblées générales, etc. On fait bien davantage appel à l’émotion qu’à la raison : par exemple sur des sujets comme la procréation ou la fin de vie, chacun va parler de ce qu’il a vécu avec son père, avec sa mère, etc. Evidemment personne n’ose contredire l’orateur, on est gêné devant des situations réellement douloureuses et complexes, mais enfin on ne peut pas considérer chaque situation particulière comme un argument d’autorité ! Or maintenant, à longueur de temps, on convoque le témoignage de tel ou tel, dont on donne le prénom afin de marquer les esprits et aboutir à créer un nouveau droit. On s’en est bien rendu compte notamment au moment des débats sur le texte du « mariage pour tous », dont la législation a été fondée sur « l’amour » – il suffit d’aller voir les comptes rendus de débats. Comme pour le texte concernant l’ouverture de la procréation aux couples de femmes, le seul argument invoqué a été « l’amour », et en réalité le seul registre convoqué a été celui de l’émotionnel. C’est pourquoi je qualifie ces démarches d’irrationnelles.

Par ailleurs, on peut aussi les qualifier de partiales, au sens où les militants – mot qui n’est pas pour moi un « gros mot » péjoratif – qui sont dans la revendication de nouveaux droits, ne retiennent que ce qui les intéresse. Très souvent, dans les sujets bioéthiques, on a affaire à une confrontation de principes, en particulier de deux principes. Ce n’est pas moi qui ai inventé cette confrontation, c’est Jean Leonetti, avec lequel j’avais commencé à travailler les lois de bioéthique lors de la révision de 2011. Or c’est une clé de lecture intéressante que d’analyser les débats comme l’affrontement de deux éthiques parfois complémentaires mais pouvant être souvent, aussi, en contradiction : d’une part l’éthique de l’autonomie, justifiée par l’ambition et la vocation de chacun à conduire sa vie selon ce qui lui semble être bon pour lui-même. Nous pouvons tous partager cette logique. D’autre part, l’éthique de la vulnérabilité, qui consiste à mettre en lumière les fragilités, les failles de chacun. Or s’il y parvient parfois, il arrive aussi que le législateur ne parvienne plus à concilier les deux logiques. Concernant les questions de fin de vie, traduire dans les dispositions législatives le point de vue de l’éthique de l’autonomie reviendra à considérer que chacun sait ce qui est bon pour lui en terme de santé, qu’il peut indiquer quel traitement recevoir et donner ses directives anticipées, ces directives pouvant aller jusqu’à la possibilité de l’euthanasie ou du suicide assisté. En revanche, prendre en compte la vulnérabilité dans la législation conduira à valoriser l’accompagnement de la personne dépendante, de la personne qui souffre, bien sûr par le soulagement de la douleur physique, mais également au niveau moral. Il s’agira donc de développer les soins palliatifs. Alors que faire ? Certains souhaiteraient combiner les deux logiques, mais le risque c’est de conduire en pratique à un déséquilibre de l’une par rapport à l’autre : en effet, par exemple sur la question de la fin de vie, si vous laissez la possibilité à quelqu’un de demander le suicide assisté ou l’euthanasie dans le cadre d’une législation qui s’appliquera à tout le monde, la personne fragile qui sent qu’elle pèse de plus en plus sur ses enfants ou ses petits-enfants habitant à 400 km etc., risque d’entrer dans cette logique au détriment de celle qui protège les personnes vulnérables. Ainsi, l’éthique de vulnérabilité sera peu à peu complètement mise de côté au nom de la capacité à décider de façon autonome pour soi.

Prenons un autre exemple, encore plus parlant d’une certaine manière, celui de l’avortement : l’avortement met en jeu deux principes au départ, celui de la liberté de la femme de disposer de son corps, liberté qu’il est normal de prendre en compte, même si elle ne peut pas être absolue, et puis celui de la protection de la vie à naître. Soit d’un côté, un principe issu de l’éthique de l’autonomie, et de l’autre un principe s’inscrivant dans la logique de l’éthique de la vulnérabilité de l’embryon ou du fœtus qui ne peut pas se défendre. Or on a essayé de concilier ces deux visions, ce qu’attestent tous ces longs et douloureux débats autour de la loi Veil ; en effet, cette loi prétendait à la fois reconnaître l’autonomie de la femme et se soucier de protéger l’embryon, ce qui engendra la question des délais et la condition du critère de détresse alors inscrites dans la loi. C’est donc très souvent que l’on assiste à cette confrontation de principes. Mais ceux qui versent dans la revendication ont très vite tendance à écarter l’autre plateau de la balance. Depuis quelques mois et même quelques années, le thème de l’avortement revient dans l’hémicycle ; or chaque fois j’essaie d’interpeller le ou la ministre de la Santé sur la vision qui a prévalu à l’origine dans la loi, pour lui demander si il/elle est d’accord avec cela ; chaque fois j’essaie de faire valoir le principe, écarté, de protection des plus faibles, mais je n’ai jamais, jamais pu être entendu ! Il n’y a en effet plus aucune reconnaissance de la protection de la vie à naître. Typiquement, le Planning familial est devenu le bras armé du gouvernement, si ce n’est en réalité le gouvernement qui est devenu le bras armé du Planning familial, celui-ci passant en effet commande de ce qu’il veut, comme, par exemple aujourd’hui, l’avortement jusqu’à la naissance sans critère médical. Aujourd’hui on a pourtant déjà l’IMG, cette « Interruption Médicale de Grossesse » ; eh bien désormais le Planning familial, organisme officiel, revendique l’avortement jusqu’à la naissance, très clairement, sans condition. Et les gouvernements successifs ne cessent de se situer à leur remorque, notamment par manque de courage. Bref, une démarche partiale.

Ces démarches sont aussi souvent mensongères, trompeuses, en arguant du fait que donner de nouveaux droits à certains n’enlève rien aux autres. On entend beaucoup cet argument. J’évoquais tout à l’heure la question de la fin de vie ; encore une fois, donner la possibilité à tout le monde de pouvoir abréger sa vie, c’est en réalité conduire des personnes qui n’y auraient même pas songé, à se poser la question. Or des personnes vulnérables physiquement et socialement, soucieuses parfois de ne pas embarrasser leurs enfants, risquent de recourir à cette possibilité donnée par la loi. Prenons maintenant l’exemple de la question de l’assistance médicale à la procréation pour les couples de femmes ou les femmes seules : on invoque le fait que cette PMA n’enlèverait rien aux hommes. Mais j’estime que c’est faux, que ça change au contraire quelque chose de très important, puisque cela revient à considérer l’homme comme une option à la procréation ! Être père devient optionnel dans une famille !!! Certes, la loi a dû parfois pallier les accidents de la vie qui pouvaient priver un enfant de son père etc. Mais dans notre cas de figure, il y a institutionnalisation, d’une certaine manière, de cette situation d’absence de père. C’est pourquoi je récuse l’argument mensonger selon lequel reconnaître ce ‘’droit’’ aux femmes ne changerait rien pour les hommes ; c’est méconnaître la relation qu’il y a entre l’homme et la femme, et envoyer un message très dévalorisant aux hommes, a fortiori dans le contexte actuel où il y a une remise en cause forte des hommes, certes compréhensible à certains égards après des siècles de domination masculine.

Démarche fallacieuse donc et démarche hasardeuse aussi, parce qu’on constate qu’une fois entrés dans une logique de revendication de droits, les tenants de cette démarche sont prêts à tout pour la justifier, renoncent à toute prudence, à toute précaution et font tout pour hâter le processus. Prenons l’exemple de l’assistance médicale à la procréation. La relecture des débats de la loi de bioéthique de 2021 est instructive. Le débat a commencé en 2019 mais la loi n’a été votée qu’en 2021, tellement les discussions ont duré. On avait alerté à l’époque sur le danger de cette assistance médicale à la procréation qui pourrait être requise par des femmes seules. En effet à ce moment-là, la loi nous a été présentée comme étant destinée aux couples de femmes. De notre côté, nous avons demandé une étude d’impact pour savoir combien de femmes seules pourraient l’utiliser. Or aujourd’hui, ce sont bien les femmes seules qui ont en majorité recours à cette assistance médicale à la procréation et non d’abord les couples de femmes. Et rien n’a été anticipé sur cette question, alors qu’évidemment il y a des conséquences majeures en termes d’éducation. C’est une chose d’avoir à élever seule un enfant suite à un accident de la vie, une autre d’encourager les femmes à le faire en leur offrant la PMA aux frais du contribuable. Si on souhaitait vraiment élever seule un enfant, rien n’interdisait à une femme de se faire faire un enfant, nous en connaissons tous des cas autour de nous. Mais dans notre cas de figure c’est l’État qui paye tout, c’est remboursé par la Sécu ! Or aucune étude n’a été menée qui permette d’envisager les conséquences sociales d’une telle évolution, ce qui confirme le caractère hasardeux de ces revendications.

On pourrait encore qualifier ce type de démarche d’agressive. En effet, il s’agit de combattre ceux qui ne reconnaissent pas ces droits, il faut les disqualifier, les intimider ! Ce n’est pas propre à la France, regardez comment l’on traite certains pays européens attachés à leur histoire, à leur culture ; aujourd’hui on les menace de leur couper les subventions européennes, parce qu’ils ne correspondent pas à l’orthodoxie ‘’bien pensante’’ de certains lobbies dans nos pays. Nous avons connu cette agressivité par exemple lors de la proposition de loi sur l’euthanasie, qui avait tenté un passage en force en avril 2021 lors de ce qu’on appelle une « niche parlementaire ». Nous avons été cinq députés à déposer chacun 400 amendements et pas des amendements d’obstruction répétitifs, mais des amendements avec une raison d’être, forts de notre conviction qu’un tel texte sur la famille et l’euthanasie méritait quand même un peu plus qu’une après-midi de débat. On pourrait parler des conditions plus ou moins régulières dans lesquelles ça s’est passé au niveau réglementaire de notre Assemblée, mais quand l’article premier a été voté, le rédacteur de la proposition de loi a dit : « Nous avons gagné, vous avez perdu ». Comment, sur une question éthique, de bioéthique, peut-on dire : j’ai gagné, tu as perdu ? On est vraiment dans l’agressivité constante.

J’ajouterai qu’il s’agit par conséquent d’une démarche dangereuse. En effet, sous couvert de droits individuels sur lesquels vont être fondées ces législations – sondages à l’appui faisant remonter de prétendues demandes de la population -, sont mises en place des politiques publiques pouvant être dangereuses. Deux exemples : je pense d’une part à la possibilité de pouvoir dépister la trisomie 21 ; je ne sais jamais dans quel ordre c’était, mais je me rappelle les chiffres de 2011. A l’époque 96% des embryons porteurs de la trisomie étaient détectés et 92% faisaient l’objet d’un avortement, ou bien 92% étaient détectés et 96% d’entre eux avortés. Toujours est-il qu’in fine on obtenait 89% d’embryons porteurs de la trisomie éliminés. Or si jamais on faisait une loi stipulant, en article premier, que x% des fœtus porteurs de la trisomie sont détectés, et que, article deux, 92 ou 96 % des fœtus porteurs de la trisomie sont éliminés, on crierait à l’eugénisme ! Mais là, vous ne faites même pas la loi, vous le faites faire par les gens. Je crois que c’est Habermas qui utilisait l’expression d’« eugénisme libéral » ; or quand on parle du monde libéral on est aussi au cœur de cette réflexion sur la liberté. Second exemple, celui de l’euthanasie. Je suis toujours très surpris de voir des mouvements comme celui des Mutualités, engagés dans le combat pour ce qu’ils appellent la « maîtrise de sa fin de vie » alors même qu’ils y ont des intérêts financiers. Pourtant les enjeux du grand âge et de la dépendance relèvent d’enjeux éthiques réclamant d’autres types de manœuvres et de réflexions.

Je finirai cette longue mais fondamentale partie sur l’individualisme, en disant  que nous faisons face à une démarche qui a tendance à devenir, je le dis avec prudence et précaution, totalitaire. Deux exemples. Le premier concerne les tentatives de supprimer l’objection de conscience dans la législation, ce qui relève typiquement d’une tentation totalitaire. Le second regarde ces débats refusés ou empêchés sur des thèmes pourtant majeurs. Je pense notamment à ce texte en passe d’être voté, visant à constitutionnaliser un droit à l’avortement ; on nous explique que son but n’est pas de donner une valeur très haute à ce ‘droit’, mais surtout d’éviter d’avoir à en débattre à nouveau et de « revenir en arrière », comme si ce ‘droit’ entrait nécessairement dans une logique de progrès et d’avant-garde dans laquelle nous serions engagés. Il s’agit bien d’une forme de totalitarisme.

 

En dernière partie, après avoir analysé les menaces importantes qui pèsent sur nos libertés ainsi que leurs ressorts, je voudrais aborder la façon dont on peut les défendre – plus rapidement, car je voudrais avoir le temps d’échanger avec vous. Il y a bien des résistances aujourd’hui, mais le risque c’est de voir se multiplier les résistances individuelles isolées. En effet, on observe un certain repli chez les plus convaincus de la dangerosité de ce type de lois, et le manque d’organisation collective est patent. Or, à mon sens, un des grands enjeux actuels est de parvenir à continuer à vivre « dans son temps » tout en réfléchissant ensemble, chacun selon sa place dans la société, à la façon dont on peut défendre les libertés.

Cela doit d’abord passer par le droit : il s’agit de faire  respecter le droit, par le biais de recours, de référés, etc. C’est ce qu’a fait par exemple Jean-Frédéric Poisson pendant le Covid, en déposant un recours contre les atteintes à la liberté de culte. Il a ensuite été rejoint par la Conférence des évêques de France, et finalement une décision de justice a reconnu que les dispositions prises par le gouvernement étaient contraires à la liberté de culte. Il faut donc aussi avoir confiance, écouter des institutions comme la CNIL en matière d’informatique, comme le Défenseur des droits ; dans beaucoup de pays, le Défenseur des droits est une autorité écoutée, dont la parole porte. Aujourd’hui dans notre pays, on bénéficie de telles structures, mais elles ne sont pas assez respectées ; nous devons donc nous-mêmes les respecter. Ensuite, il y a bien sûr le droit à écrire, quand on peut le faire. Il doit faire l’objet de débats, notamment parlementaires. A ce propos j’ai trouvé que le débat autour du texte relatif au mariage des personnes de même sexe a été d’un très bon niveau, malgré tout ce que l’on peut entendre aujourd’hui, qui est une façon de réécrire l’histoire. En effet, beaucoup d’arguments intéressants ont été soulevés ; j’ai eu la chance de siéger au côté de collègues comme Hervé Mariton, Jean-Frédéric Poisson, etc., qui avaient atteint un niveau d’argumentation vraiment remarquable. Au sujet des lois de bioéthique ensuite, notamment celle sur l’assistance médicale à la procréation pour les femmes seules et les couples de femmes, nous avons voulu apparaître moins agressifs. Moyennant quoi, à l’issue des débats, on a vu le gouvernement se féliciter d’avoir bien géré la situation et réussi à « faire passer le texte en douceur » ! C’est pourquoi le bon positionnement n’est pas facile à trouver pour nous, et c’est une des interrogations qui nous habitent notamment pour le débat à venir sur la fin de vie.

Second point : la défense de nos libertés doit passer aussi par notre organisation politique et administrative. Je pense qu’il faudrait envisager une vraie décentralisation, et pas seulement une décentralisation technique. Les textes de décentralisation sont devenus incompréhensibles, plus personne ne s’y retrouve entre les communes et les intercommunalités, ça devient très compliqué. Il faudrait en réalité transférer complètement les compétences comme cela avait été fait par les lois Defferre en 1982, ce qui permettrait d’une part de contourner l’administration centrale qui a des éléments bloquants dans notre pays actuellement, d’en finir avec les arbitrages rendus dans l’opacité des cabinets ministériels et de rendre le pouvoir aux Français par le biais de l’hémicycle où siègent les députés élus. Tout ce qui contribue à ramener le pouvoir au niveau du politique est selon moi une bonne chose ; et puis n’oublions pas Tocqueville, qui disait que la force des peuples libres réside dans la commune. C’est pour cela aussi que l’échelon communal est très souvent remis en cause par l’administration centrale, et qu’il faut par conséquent toujours le défendre.

La résistance à ces atteintes à la liberté passe aussi, bien sûr, par l’éducation et la culture. Certes on s’inscrit là dans le temps long, celui de la transmission, mais l’éducation et la culture véhiculent une certaine conception de la liberté, dans des choses toutes simples. Et c’est d’autant plus important aujourd’hui qu’on a l’impression qu’elles sont de moins en moins partagées. La liberté, ce n’est pas de faire ce qu’on veut. Aujourd’hui je ne suis pas sûr que cela soit très clair dans une classe de lycée ou quand on s’adresse à des jeunes. Par exemple, à propos du corps, on revendique beaucoup le droit à disposer de son corps librement, et s’inscrire en faux contre cette idée est compris comme une atteinte à la liberté. Pourtant, quand on explique ensuite qu’on ne peut pas, légalement, vendre par exemple son rein, ce qui représente bien une restriction de notre liberté, basée sur le principe d’indisponibilité du corps, l’argument est entendu. Le corps en effet n’est pas quelque chose qu’on possède, dont on fait ce que l’on veut, car chacun « est son corps », celui-ci faisant partie de notre personne.

A cet égard, il existe un arrêt célèbre du Conseil d’État de 1995 sur le lancer de nains. En effet, il y avait des cirques qui organisaient des lancers de nains, avec l’accord de ces derniers ; or le Conseil d’État les a interdits, même avec l’accord des intéressés, au motif que c’était contraire à leur dignité. C’est donc un motif reçu en droit, qui, dès lors qu’on l’explique, est très clairement partagé. Encore faut-il éduquer au fait qu’on ne fait pas ce qu’on veut de son corps, et éduquer à la différence entre liberté politique et liberté économique, entre liberté individuelle et liberté collective. La notion de liberté comprend toutes ces libertés. Il faudrait aussi inviter la droite et la gauche à ne pas s’intéresser seulement aux libertés qu’elles ont traditionnellement défendues, comme la liberté de l’enseignement pour la droite et la liberté de manifestation pour la gauche. Car chacun est affecté d’une espèce d’hémiplégie dans la défense des libertés, or l’éducation et la culture doivent nous inciter, par des tribunes, des livres, des revues à élargir nos angles de vue. Je parcourais il y a quelques jours la Revue politique et parlementaire, revue sérieuse, officielle, qui a titré ainsi son numéro trimestriel : « Aimons-nous encore la liberté ? ». Ce sujet de la liberté est donc en train de resurgir et de travailler les esprits.

Enfin, j’achèverai mon propos sur une partie peut-être un peu négative, sombre, en évoquant un sujet sur lequel je suis très pessimiste, à savoir l’attaque contre le primat de la conscience. L’idée que la conscience est ce qu’il y a de plus important, de plus haut à respecter, n’est plus du tout partagée. J’en veux pour preuve des propositions de loi venant de ma propre famille politique, qui visent à affirmer la prééminence des lois civiles. Certes, il y a parfois derrière ce type d’affirmation l’enjeu du combat actuel par rapport à l’islam ; mais un soir, après la lecture d’un compte-rendu des débats, quand j’ai essayé de dire que la conscience était supérieure à la loi civile, les réactions ont été très fortes, cela n’a absolument pas été entendu. Il est donc important de rappeler le primat de la conscience face à toutes les attaques réellement inquiétantes contre les objections de conscience. Pour essayer de finir sur une note optimiste, je dirai qu’on se heurte tout de même toujours au mur de la réalité. Les expériences des dissidents au XXe siècle l’ont prouvé, et je pense à toutes les idéologies qui s’attaquent à la réalité du corps, elles risquent de se heurter à la réalité, mais au prix de quels dégâts… ?! Voilà, je vous remercie.

 

Echanges de vues

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci infiniment pour cet exposé, je pense que vous allez susciter beaucoup de réactions, mais extrêmement positives, bien sûr. Parmi les réflexions de grand intérêt que vous nous avez présentées, j’ai trouvé particulièrement remarquable cette sorte de radioscopie que vous avez faite sur les « droits à », passant d’une démarche irrationnelle, émotionnelle, agressive, etc., à un risque totalitaire. Je crois que vous nous avez vraiment amenés au fond des choses. Avant de donner la parole à nos amis, j’aimerais, si vous le permettez, vous présenter deux remarques et une question. Première remarque, quand vous notez la distorsion d’équilibre qui se produit de plus en plus entre liberté et sécurité, ne pensez-vous pas que cette situation vient pas pour une part du fait qu’on a tué, quasi sciemment, les corps intermédiaires, à commencer par la famille ? En effet, s’il n’y a plus de protection familiale, parce qu’il n’y a plus cette première cellule de base suffisamment forte, les gens s’en remettent à l’État pour leur sécurité, il n’y a plus rien entre l’individu et l’État, et l’on perd les moyens d’une liberté qui resterait à l’échelle humaine. Deuxième point, vous avez parlé de l’importance de faire respecter le droit ; or nous avons aujourd’hui un problème avec la justice européenne, et avec le fait qu’on prétend monter à un échelon supérieur en ayant recours, par exemple, à la Cour européenne des Droits de l’Homme, etc., où les droits de l’Homme sont à mon sens plutôt bafoués que respectés. Enfin, une question d’actualité : nous sommes actuellement confrontés au problème du blocage des raffineries, des carburants, etc. Quel est le juste rôle de l’État, dans la logique du bien commun, par rapport à des droits qui sont revendiqués, mais qui finalement viennent percuter de plein fouet une liberté élémentaire, celle du travail, etc. On a un peu un cas d’école ici, même si cela va moins au fond des choses que ce que vous nous avez dit dans l’ordre bioéthique.

 

Xavier Breton

C’est vraiment sous forme d’échange que j’aborde ces sujets, parce qu’en réalité il n’y a pas de certitude. Suppression des corps intermédiaires, oui, c’est un oubli de ma part, j’aurais dû citer ce fait quand j’ai parlé du poids historique de l’État et de la centralisation. Il aurait d’ailleurs fallu regarder aussi du côté des courants bonapartistes – pas seulement de Bonaparte lui-même – car on sait qu’à l’intérieur de la droite il y a un courant bonapartiste, c’est un des trois courants mis en évidence par René Rémond[1]. Il y a aussi la méfiance d’une partie de la gauche par rapport à ces corps intermédiaires. Donc, c’est effectivement quelque chose à prendre en compte. J’ai évoqué rapidement ensuite l’échelon communal dans l’organisation politique administrative, mais les corps intermédiaires à tous les niveaux du fonctionnement social, économique, politique etc., ont bien sûr toute leur place, vous avez complètement raison de le rappeler.

Quant à la justice européenne, il faut avoir en tête qu’on va vers une uniformisation des sujets ; et on peut se demander si c’est une bonne chose d’aller vers une convergence de position entre les différents pays d’Europe. La question mérite d’être posée. En effet je peux voir la construction de l’Europe comme le moyen de vivre en paix au sein du territoire européen, mais aussi de construire, de converger, et de tirer vers le haut tout le monde. Mais est-ce que les questions culturelles et sociétales sont la priorité ? Je ne le pense pas. Or le problème, c’est que c’est précisément le plus facile à faire, car ça ne coûte rien. Là aussi j’aurais pu évoquer devant vous la façon dont les verrous sautent au niveau institutionnel. Une réforme sociétale ne nous coûte rien, ou très peu, même si l’une d’elles nous a valu le remboursement par la Sécurité sociale des assistances médicales à procréation, mais enfin ce ne sont tout de même pas des chiffres énormes par rapport aux enjeux du grand âge et de la dépendance, par exemple. A la limite même, l’euthanasie fait faire des économies en termes de fonctionnement, c’est pourquoi il est plus facile pour des institutions politiques, mais également judiciaires, de laisser faire ce type de réforme qui ne coûte rien, que finalement on n’ose pas refuser pour des raisons réalistes de coûts, etc. Je crois donc en effet que la justice européenne s’inscrit dans une tendance très inquiétante quand elle considère certains pays comme ayant le monopole de la bien-pensance ou comme représentant le sens du progrès. A l’inverse, elle prétend donner des leçons à d’autres pays dont les histoires douloureuses au XXè siècle et les cultures différentes devraient être davantage respectées. Sur ce point je crains donc que la construction européenne ne se trompe de chemin. Quant au problème des  raffineries, je préfère le garder pour la fin de la séance parce que cela mérite réflexion, mais je tiens à en parler,  car les questions de bioéthique et la conception de la personne humaine sont quelque chose de central, mais il faut aussi avoir une parole sur les problèmes économiques et sociaux, et les interpréter également à la lumière du bien commun et des libertés. Merci d’avoir posé la question.

 

Jean-Didier Lecaillon

Je souscris parfaitement à ce que vous a dit Marie-Joëlle ; on a un peu de scrupule à vouloir en rajouter. Pour l’essentiel je suis pleinement d’accord avec vous, et je vous remercie beaucoup, car vous avez effectivement, en peu de temps, fait un large tour d’horizon. Merci aussi pour la fin de votre exposé, où vous introduisez ce qui me manquait jusque-là en vous écoutant, à savoir l’importance de l’éducation et de la culture ; je crois que c’est très important. Là où j’ai tout de même une première interrogation, c’est sur l’individualisme et le lien avec l’éducation. En effet, je me demande si dans un monde multiculturel, on n’est pas confronté à une vraie difficulté ; car vous allez éduquer à quoi ? Si l’on s’entend sur le fait que la liberté, ce n’est pas de faire ce que je veux, mais de pouvoir faire le bien, encore faut-il s’entendre sur ce qu’est le bien ; or nous sommes dans une société où chaque communauté, et cela rejoint ce que vous avez dit sur la revendication des droits particuliers, a en fait sa propre culture, sa propre éducation. Alors, comment va-t-on faire, dans une société qui est de plus en plus communautariste et multiculturelle ?

Par ailleurs, vous avez bien parlé des devoirs, mais j’ai été surpris que vous n’associiez pas devoir à droit ; est-ce que la liberté, ce n’est pas d’être responsable ? On n’évoque jamais les devoirs qui sont associés à tous les droits ; or s’il n’y a pas de devoir, je ne suis pas responsable, et si je ne suis pas responsable, je ne peux pas être libre ; donc une société sans responsabilité n’est plus une société de liberté. Enfin, vous avez bien parlé de l’objection de conscience, et nous sommes d’accord là-dessus, mais je vais pousser encore un peu plus loin la réflexion : est-ce que vous pensez qu’être libre, c’est aussi avoir la responsabilité, le devoir de désobéir ? Je pense pour ma part avoir dans certains cas le devoir de désobéir ; alors, est-ce que ça ne fait pas partie de la liberté aussi ?

 

Xavier Breton

J’en reviens à mon avertissement de départ, je ne suis ni philosophe ni sociologue, ni économiste, je regarde les choses, je pense qu’il y a effectivement des sujets qu’il faut approfondir, et je ne doute pas que pendant toute cette année vous aurez l’occasion d’aller plus loin. Mais par rapport au monde multiculturel, effectivement cette notion de bien n’est plus partagée et elle est même remise en cause : quand le président du Comité consultatif national d’éthique dit : « Je ne sais pas ce que c’est, le bien et le mal », on part sur de mauvaises bases pour aborder les sujets. Qu’on en débatte ensuite, bien sûr, mais au moins faut-il qu’il y ait une base. Je crois que ce qui est important dans la question de l’éducation, c’est de se rendre compte qu’hélas, aujourd’hui, les familles n’assurent plus cette transmission. Est-ce que les familles ont toujours assuré cette transmission ? Je crois beaucoup à la famille comme étant la cellule de base de la société, mais elle s’inscrivait dans une ambiance générale qui était commune, donc il est dur de savoir quelle est la part de la famille, quelle est la part de la société dans le devenir des enfants, dans leur épanouissement… Aujourd’hui on voit des familles qui ne se retrouvent pas dans l’évolution de la société et des enfants qui suivent l’évolution de la société, nous en connaissons tous. Donc, ça veut dire que la société contribue beaucoup à l’éducation, et je parle bien de la société, pas de l’État, car je ne vois pas cela comme quelque chose d’institutionnalisé. Alors, en effet, on se rend compte que dans cette société multiculturelle relativiste, l’éducation est un combat et c’est toute la question passionnante du droit naturel – dont je ne suis absolument pas un spécialiste -, que j’aimerais pouvoir traduire politiquement, mais que je peine à partager malgré les week-ends de formation. J’en perçois la conception, les enjeux immenses, mais arrivé dans l’hémicycle, j’ai bien du mal à trouver les mots pour me faire comprendre, tellement cette notion est peu partagée. Mais il faut pouvoir au moins rappeler, par exemple, qu’on ne fait pas ce qu’on veut de son corps. Comme je l’évoquais tout à l’heure, quand vous dites à quelqu’un que vous ne pouvez pas vendre votre rein, il comprend très vite que la loi a raison de poser cet interdit, et à partir de là, vous pouvez l’amener à réfléchir sur des sujets beaucoup plus engageants.

Sur la notion droit/devoir, vous avez raison, ce que j’ai dit est vraiment très partiel, mais je m’intéressais davantage à une logique liberté/droit, sur laquelle je travaille depuis plusieurs mois pour essayer de comprendre le basculement auquel on assiste dans le débat politique, entre un respect des libertés qui tend à disparaître, et une conquête des droits qui prend une importance démesurée. Mais il est clair qu’une réflexion globale sur la liberté implique aussi la notion de devoir, et la notion de responsabilité est bien sûr complètement articulée avec cette notion de liberté : j’ai été incomplet. Quant à la question du devoir de désobéir, oui cela nous ramène à Antigone, il n’y a pas d’autres mots, avec cet exemple on a déjà tout dit. D’ailleurs, à propos de culture, il faudrait faire lire ou relire Antigone, et puis en parler. Je me rappelle, au lycée, c’était l’Antigone d’Anouilh qu’on nous faisait lire, moins profonde que la pièce de Sophocle, mais plus facile pour des jeunes aujourd’hui. Il faut parler d’Antigone aux jeunes, et ça leur plairait car Antigone est une rebelle ! Donc, oui, il faut absolument continuer à défendre l’objection de conscience.

 

Jean-Paul Guitton

Il est difficile pour nous de débattre avec vous, Monsieur le député, car nous sommes d’accord ! J’aimerais simplement commenter votre propos, à partir de votre allusion à Antigone. En effet, cela me rappelle que j’ai entendu Jean-François Mattéi, lors d’un colloque sur la loi de bioéthique (sans doute la dernière, donc ce devait être en 2019 ou 2018), qui terminait son exposé par ces mots : « Antigone a raison, mais Créon n’a pas tort ». C’est tout le problème ! J’ai noté aussi le moment où vous parliez des lois permissives qui soi-disant n’enlèvent rien aux autres, en vous inscrivant en faux contre cette affirmation, et en rappelant que les députés touchent au droit et n’ont donc pas à se baser uniquement sur les sentiments. Or les médias, évidemment, mettent l’accent sur le sentiment, et le citoyen moyen, lui, ne se rend pas compte du caractère normatif de la loi. En effet, à partir du moment où on promulgue une loi qui sape les fondements du mariage classique traditionnel, celui-ci est voué à disparaître. Même chose avec l’euthanasie : si la loi la permet, elle s’étendra nécessairement pour aller jusqu’à devenir la norme des comportements.

Je reviens à ce colloque dont je parlais ; il me semble que c’est Jean-Louis Touraine qui y a prétendu que désormais tous les Français étaient d’accord et qu’il ne restait plus qu’à écrire la loi. Aujourd’hui même, sur France 5, l’émission médicale « Le journal de la santé » portait sur l’euthanasie, et l’on a pu assister à un véritable matraquage, sondages à l’appui, selon lesquels prétendument 94% des Français y sont favorables ! On met bien sûr en avant les militants d’associations engagées dans cette cause ; j’ai même entendu une dame déclarer, à propos de la question du référendum, qu’il n’était même plus utile de songer à en organiser, car les Français étaient d’accord ! Heureusement un médecin, professeur de médecine, a rappelé que ce chiffre était une fake news et qu’il correspondait à la somme des différentes réponses à différentes questions. En réalité, en gros, il n’y aurait que 25% de personnes favorables à l’euthanasie. Dès lors, je me demande comment l’examen de cette question va démarrer à l’Assemblée avec ce genre d’argument ; j’ai peur qu’on ne considère l’affaire comme réglée d’avance ! Par ailleurs, j’ai bien aimé votre citation d’Habermas, ce sont des questions que je suis depuis longtemps, et j’avais noté son expression d’« eugénisme libéral ». Je me demande s’il ne parlait pas aussi d’« eugénisme démocratique » ; enfin il disait très clairement que cela conduisait au totalitarisme. Vous l’avez dit, il s’agit de démarches anti-démocratiques. Mais est-ce que les députés, qui représentent le peuple, sont conscients qu’ils sont dans une démarche anti-démocratique ?

 

Xavier Breton

J’avais lu la phrase citée, et je crois que c’est Camus qui a dit le premier : « Antigone a raison mais Créon n’a pas tort ». On reconnaît là toute sa pertinence. Évidemment on pourrait rester sur cette phrase, et réfléchir indéfiniment sur ce sujet. La loi est normative, elle le reste encore, mais enfin elle l’est de moins en moins, on est sur des lois symboliques. L’aspect symbolique a toujours existé dans la loi, indépendamment de ses effets juridiques qui sont essentiels. Mais aujourd’hui cet aspect symbolique devient prédominant, a fortiori dans notre pays où le moindre problème est géré par l’écriture d’une loi, seule réponse offerte par l’Etat, alors même qu’il sait qu’il n’y aura pas d’effets ; c’est en réalité de l’affichage.

Je pense donc que les députés sont à l’image de la société, qu’ils répondent à une demande sociale alimentée par les médias dont vous avez raison de souligner le rôle, et que les lois sont de moins en moins normatives au sens où elles n’ont plus un impact universel. Je suis toujours surpris de constater la difficulté que nous avons à écrire la loi, je pense par exemple aux articles du Code civil relatifs au mariage. Historiquement les époux se devaient « mutuellement fidélité, respect, secours et assistance ». Les trois articles étaient lus durant les mariages, notamment l’article 112, très court, qui disait précisément : « Les époux se doivent mutuellement fidélité, respect, secours, assistance ». Ensuite, si la vie faisait qu’on n’était pas fidèle, que le contrat était rompu pour une raison ou pour une autre, à ce moment-là intervenait une sanction juridique, sanctionnant par exemple un divorce pour faute. Mais aujourd’hui, prenez les nouveaux articles, 371-1 et suivants je crois, du Code civil, stipulant que les parents pourvoient à l’éducation de leurs enfants en fonction de… , etc. », en fait cela prend 10 lignes au bout desquelles on n’a guère compris quels étaient les enjeux, le législateur ayant voulu tout dire sans rien dire et sans avoir rien prévu derrière. Ceci pour vous montrer qu’on est constamment en train de produire de nouvelles lois sur la protection de l’enfant et qu’on s’épuise à vouloir dire les choses. Cela interroge sur notre capacité de législateurs à écrire la loi, et au-delà même, étant donné que nous arrivons en bout de course et que nous ne sommes pas au cœur des choses, sur la manière dont on engage le sujet.

Quant aux sondages, leurs résultats dépendent de la formulation de la question : si la question est de savoir si vous souhaitez qu’il y ait une loi pour éviter aux gens de souffrir, évidemment la réponse sera positive ! Si vous demandez : « Etes-vous d’accord pour donner un droit à deux femmes qui s’aiment d’avoir un enfant ? », eh bien, il faut être courageux pour dire non ! En revanche, si vous posez la question de savoir s’il est normal qu’on éduque un enfant sans père et que la société crée des situations supplémentaires d’enfants orphelins, vous obtiendrez des pourcentages inversés. Selon des sondages faits notamment par Alliance Vita sur la fin de vie, le premier souhait mis en avant chez les personnes interrogées, c’était d’être accompagné, d’avoir des proches autour d’eux, pas de souffrir bien sûr. L’accompagnement permet d’apaiser la souffrance dans une certaine mesure, et la demande d’euthanasie ou de suicide assisté arrivait en cinq ou sixième position dans des pourcentages nettement moindres que ceux évoqués plus haut. Donc il est important de veiller à la formulation des sondages.

 

Nicolas Aumonier

Le 22 ou 24 juin 2022, la Cour suprême des Etats-Unis a pris une décision historique qu’elle a justifiée en disant que la précédente décision était une erreur, et qu’il fallait revenir à l’état précédent, avant 1973[2]. Et elle a comparé cette situation d’erreur à l’erreur qui avait prévalu jusqu’en 1887 avec la ségrégation raciale. Cela situe quand même le débat assez haut. Or la porte-parole de notre ministre des Affaires européennes et étrangères – la porte-parole de Madame Colonna – a fait paraître un communiqué pour dire que la France était scandalisée, au nom de la défense du féminisme, etc. Ma question est la suivante : dans les milieux parlementaires, s’est-on au moins un peu étonné de ce qu’une ministre d’un État critique de manière aussi virulente la plus haute instance juridique d’un pays souverain ? Deuxièmement, j’imagine que le législateur est très embarrassé par la situation actuelle en France, puisqu’il y a de moins en moins de services acceptant de pratiquer l’IVG, qui ne fait pas beaucoup recette ; il y a par conséquent un problème d’égalité d’accès sur le territoire français. On sent donc que l’accent est de plus en plus mis sur la publicité, la contrainte, et tout ce qui pourrait paraître de près ou de loin un obstacle à cette possibilité d’IVG est soigneusement réprimé. Alors, est-ce que les députés réfléchissent plutôt en termes d’égalité d’accès à un acte possible, quelles que soient les opinions des uns et des autres sur le territoire français, ou est-ce qu’ils réfléchissent selon une autre logique ? Ma troisième question : j’ai l’impression que vous avez considéré la décentralisation comme un remède à nos difficultés, or pour moi qui enseigne à l’université, j’estime que finalement la loi libère ! Entre la caporalisation par un petit chef local et une nomination par une commission nationale, il y a du plus et du moins. Et l’échelon national peut avoir une vertu de libération, me semble-t-il. Donc je me demande si les milieux de droite ne vont pas un peu vite dans l’éloge de la décentralisation, pour ce qui est une manière de renvoyer la ‘’patate chaude’’ à d’autres, au lieu d’écrire le droit et de veiller à l’application des lois.

 

Jean Chaunu

Je voudrais pour ma part simplement rappeler un fait d’histoire au sujet de l’économisme libéral, qui a été mis en évidence par un grand historien allemand, Götz Aly, dans deux livres qui ont été publiés en français, l’un qui a eu un grand succès et dont le titre était Comment Hitler a acheté les Allemands, et un deuxième sur lequel s’est fait un silence radio, qui s’appelait Les Anormaux et traitait de l’euthanasie des enfants handicapés. Götz Aly a montré qu’en fait la stratégie des nazis a été une stratégie du consentement, c’est-à-dire une stratégie de culpabilisation et de consentement des parents d’enfants handicapés, sur le thème : ‘’votre enfant est un grand poids pour vous, on le comprend, et on peut soulager ses souffrances, et vous n’aurez rien d’autre à faire qu’à consentir’’. Le processus qui a amené l’opération T4 est donc une opération libérale dans un régime totalitaire. Elle impliquait le consentement de la société, et cela, Götz Aly l’a montré de manière tellement magistrale que plus personne n’a parlé de son livre, très mal accueilli par les médias de l’époque.

 

Pierre Deschamps

Ma remarque sera beaucoup plus terre-à-terre, elle reprend votre troisième point, Madame la présidente, c’est-à-dire l’actualité du moment, qui me semble illustrer un cas que vous n’avez peut-être pas beaucoup développé, celui où deux libertés se trouvent en confrontation. La situation d’aujourd’hui, où la liberté du droit de grève trouve en face de lui la liberté de circulation, de travailler, de se déplacer, etc.

 

Xavier Breton

Je reprends les différentes questions. Sur les États-Unis et l’IVG, on n’a pas eu de réaction de parlementaires aux propos de la porte-parole de Mme Colonna. Je pourrais m’abriter derrière le calendrier : fin juin on sortait des élections, on était en pleine installation, mais en vérité il y a aussi une grande précaution, une prudence des parlementaires en matière diplomatique, traditionnellement sur tous les sujets. On considère que le Quai d’Orsay, le ministère des Affaires étrangères, a des informations qu’on n’a pas, et on intervient avec prudence sur ces questions. D’ailleurs, vous remarquerez que c’est souvent un des sujets sur lesquels il y a l’unanimité ou la quasi-unanimité : les rares fois où nous nous levons tous à l’Assemblée pour applaudir quelque chose, c’est soit à l’occasion d’un drame, quand un policier ou un gendarme a été tué, soit en soutien à une position diplomatique de la France. Il y a donc une culture de la prudence en matière diplomatique, même si j’ai lu que la nouvelle et jeune présidente de l’Assemblée voulait développer la diplomatie parlementaire. Mais il se serait agi, là, de reprocher à un ministre une position internationale de la France, ce qui, certes pourrait s’entendre, mais par principe on ne le fait pas, on se retient.

 

                 La question de l’IVG aux États-Unis est très intéressante. Il a fallu que nous allions un peu au-delà de ce que l’on nous disait, pour nous rendre compte que la décision de la Cour suprême revenait simplement à rendre un pouvoir aux États ; cette réalité a mis du temps à nous parvenir… Par ailleurs, nous ne disposions que d’une lecture médiatique du sujet, nous n’avions pas non plus d’autre moyen d’information que les questions au gouvernement puisque la session ordinaire s’était achevée le 30 juin. Le temps des questions au gouvernement aurait certes pu être l’occasion de poser cette question, mais encore une fois sans remettre en cause le propos, car il faut bien comprendre qu’il y a la volonté de ne pas créer une division à l’intérieur de la parole de la France, même en cas de désaccord avec sa parole officielle, et c’est une culture de prudence partagée par presque tous les groupes.

Sur les questions d’égalité d’accès à l’IVG en France, là aussi la société risque de se retrouver confrontée, comme je le disais tout à l’heure, au mur de la réalité. De plus en plus en effet, les médecins ne veulent plus faire d’avortements, d’une part sans doute pour des questions de rémunération, mais d’autre part aussi parce qu’il s’agit d’un acte qui ne renvoie pas à leur raison d’être de médecins. Or que se passe-t-il ? Eh bien, face à ce phénomène, c’est la fuite en avant : on empêche les médecins de faire jouer leur objection de conscience, on donne aux infirmiers et infirmières la possibilité de faire des IVG, en somme on réfléchit à tous les moyens de contourner cette réalité embarrassante que l’avortement, c’est l’interruption d’une vie à naître. Le problème demeurera, car cette question de l’avortement se pose à l’humanité depuis toujours et la réponse n’est pas simple, elle n’est pas univoque, loin de là. Est-ce qu’on réfléchit en termes d’égalité d’accès ? Oui, parce que l’idéologie prend le dessus sur des sujets comme celui-là.

Sur la décentralisation vue comme remède aux difficultés, je précise qu’il ne s’agit surtout pas de remettre en cause le niveau national. Je dis simplement que c’est une réponse actuelle par rapport à certains blocages de notre pays, installés depuis des décennies et qu’on n’arrive pas à faire évoluer. La décentralisation, elle, varie de droite à gauche à travers les époques. C’est la gauche qui a fait la véritable décentralisation, avec le tandem Mitterrand-Defferre ; et dans l’histoire des idées politiques, parfois la gauche est plus centralisatrice, à d’autres moments c’est la droite, en fait c’est variable. Cela dit, j’entends l’objection selon laquelle il est un peu « facile » de prôner la décentralisation ; mais sincèrement, quand vous avez vécu la gestion de la crise sanitaire avec les ARS, et quand vous voyez tout le travail qui était fait par les communes et par les régions qui distribuaient les masques, etc., je ne vois pas qui pourrait aujourd’hui être contre une décentralisation du système de santé. Et qu’on ne nous dise pas que cela va créer des inégalités. Veut-on mesurer le niveau des inégalités de notre système de santé aujourd’hui en France ?

En revanche, et là vous avez raison, le cadre national doit rester. C’est pourquoi je suis assez partant pour une décentralisation dans le domaine éducatif, mais avec plus de précaution ; heureusement que les lycées, les collèges et les écoles ont été transférés aux collectivités locales, sinon ils seraient probablement dans un piteux état…Je pense que le savoir-faire des collectivités locales ne concerne pas uniquement le béton, les bâtiments, elles ont aussi tout un savoir-faire. Alors certes, il faut effectivement faire attention à toujours respecter l’indépendance universitaire, la liberté pédagogique, mais je pense que dans un certain nombre de domaines, la décentralisation ferait du bien.

Autre point, j’ai bien entendu vos références historiques sur la stratégie du consentement, je n’ai pas évoqué les nazis par peur du point de Goodwin, mais j’ai fait référence aux dissidents, en évoquant les pays d’Europe de l’Est. Et je pense en effet qu’il y a des mécanismes de consentement, et votre éclairage là-dessus est très intéressant.

Sur la question du droit de grève, le problème vient d’abord de la distinction entre liberté et droit. J’essaie de travailler là-dessus, et en fait ce que je comprends, c’est que la liberté est en chaque personne et ce qui est premier, ce n’est pas quelque chose qui se rajoute, puisqu’on naît libre. Mais ensuite il faut exercer cette liberté, car elle est contingente, pas absolue. Il faut, par l’éducation notamment, apprendre à l’exercer. A partir de là, le droit va venir encadrer l’exercice de cette liberté, organiser le respect des droits à exercer une liberté. Il y a donc bien au départ une notion de liberté intrinsèque à la personne humaine, qui précède celle de l’exercice de cette liberté assortie de droits à respecter. Ces droits s’ajoutent les uns aux autres et représentent toute la construction sociale, qui n’est plus première au sens chronologique du terme, peut-être au sens logique aussi, mais qui est quand même directement liée à la liberté intrinsèque à la personne.

Donc sur un sujet comme celui qui se pose actuellement, il convient tout d’abord d’éviter les raccourcis qui consistent à dire qu’il y a des solutions expéditives. La grève a un sens qu’il faut entendre, qu’il faut respecter, mais ce dont j’ai été surpris, c’est de la lenteur de réaction du gouvernement sur ce sujet. En effet à Bourg-en-Bresse, cela fait plus d’une semaine qu’on cherche de l’essence, donc on peut se demander si cette lenteur de réaction tient au fait que le gouvernement est anesthésié, et qu’il ne voit pas ce qui se passe sur le territoire… Est-ce que la réaction met seulement du temps à venir, ou est-ce que c’est un calcul pour faire s’envenimer les choses ? Je ne sais pas, mais en tout cas si la grève est un droit, il y a néanmoins un moment où, eu égard au fonctionnement de l’économie et de la société, l’Etat a le devoir d’intervenir, pour protéger la liberté d’autres concitoyens, exagérément pénalisés dans leur vie quotidienne. Il faut donc bien prendre en compte l’ensemble des positions, sans précipitation et sans brutalité. Encore une fois, pour certains, la grève est le seul moyen de pouvoir s’exprimer et d’être entendus. Il faut donc écouter leur message, leur dénonciation des injustices concernant notamment les niveaux de revenu et des dysfonctionnements de la société. Cela ne signifie pas nécessairement qu’ils ont raison, mais qu’il faut entendre leur message avant de prendre ses responsabilités en rappelant le contexte de la situation économique et sociale, etc. Il n’y a pas les bons d’un côté, les mauvais de l’autre ; sur le plan de la forme, tout d’un coup l’on parle de réquisition, alors qu’on ne sait pas si les négociations ont vraiment commencé ou pas… Je pense qu’il faut éviter les solutions expéditives.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci beaucoup, tout cela est passionnant, mais je crois qu’il faut maintenant avoir la sagesse de conclure. Je voudrais simplement attirer l’attention de tous sur l’intérêt d’avoir des parlementaires qui portent les débats – et leurs débats de conscience aussi – au niveau de profondeur que nous avons constaté ce soir. Il est bien dommage que beaucoup de gens s’abstiennent de voter, car le type de parlementaire qu’on envoie aux assemblées n’est pas indifférent si l’on veut aller dans le sens du bien commun, surtout dans un contexte où la liberté est difficile à sauvegarder. Donc, un très grand merci à Xavier Breton.

[1] Dans son ouvrage désormais classique, La Droite en France (1ère édition,  1954 ; rééditions 1963, 1968 ; refonte en 1982 sous le titre Les Droites en France).

[2] C’est-à-dire avant l’arrêt Roe versus Wade de 1973, par lequel la Cour suprême des Etats-Unis  permettait à l’interruption volontaire de grossesse d’être garantie par la Constitution américaine.