Jean-Christophe FROMANTIN, Chef d’entreprise, homme politique

Présentation par Antoine Renard, membre du Conseil d’administration de l’AES

Monsieur le Maire, vous êtes très connu comme maire de Neuilly, vous avez conquis la ville de haute main en 2008 et avez été brillamment réélu ensuite à chaque occasion. Vous avez été député de 2012 à 2017. Sans doute un peu déçu par l’environnement politique général, vous n’avez pas souhaité solliciter un nouveau mandat à l’Assemblée nationale. Mais comme député, vous avez été très actif ; on se souvient que vous étiez un des 7 seuls qui se soient prononcés contre un projet de résolution visant à faire présenter l’avortement comme un droit fondamental. On sait moins que vous êtes chef d’entreprise : vous avez créé votre propre entreprise, Eurochallenge, dès la fin de vos études, et vous n’avez cessé de mener une activité professionnelle parallèlement à votre engagement politique. On sait moins aussi que vous êtes un grand sportif : vous avez notamment participé à de nombreux marathons, vous avez gagné la course autour de la France à la voile. Récemment encore, sans doute lassé des confinements, vous avez pris le vélo pour accomplir le trajet de Paris au Mont-Saint-Michel à l’été 2020.En 2011, vous avez lancé Territoires en mouvement, devenu un cercle de réflexion et d’engagement politique, et vous êtes aujourd’hui le Directeur général du Forum de l’universel. Vous avez d’ailleurs, on s’en souvient, soutenu très activement la candidature de Paris pour l’Exposition universelle.
Vous avez écrit plusieurs ouvrages, notamment Travailler là où nous voulons vivre, qui vous a valu une Marianne d’or, puis La France réconciliée, répétant le message qui est votre ligne de conduite au sein de Territoires en mouvement : la France retrouvera son unité à partir de ses territoires. Tout cela vous a valu de recevoir très récemment le Prix de l’Enracinement Simone Weil qui récompense un homme politique présentant une vision positive de l’Homme, montrant les voies d’un meilleur équilibre dans la société et manifestant son attachement aux racines spirituelles, culturelles et géographiques de la France. En recevant ce Prix, vous avez déclaré : « La politique s’incarne avant tout dans un idéal, dont les idées ne sont que les instruments et les réformes, les modalités ». Récemment, dans un colloque que vous animiez à partir de Territoires en mouvement à Belfort, sur le thème de la prise de conscience, vous avez indiqué qu’il y avait trois composantes à la prise de conscience : les convictions, l’audace et la détermination. Cela montre que vous êtes l’héritier des chevaliers du Moyen Âge et des gentilshommes du XVIIe siècle ! Mais un héritier moderne, résolument tourné vers l’avenir – avenir préoccupant pour la France dans un monde globalisé, mais que vous abordez avec confiance. Parlant de la prise de conscience, vous avez ajouté : « Il faut à cela un état d’esprit : l’émerveillement », et aussi, je vous cite : « car la confiance se construit d’abord à l’aune de la vérité ». Tout vous qualifie donc pour nous parler ce soir du pouvoir et de la vérité. Quelles sont selon vous les exigences fondamentales de l’exercice du pouvoir politique vis-à-vis de la vérité ? Quelle est l’efficacité de l’action politique dans le climat relativiste actuel ? Et où en sont nos institutions politiques face au défi de la vérité ?

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Communication

 

Le thème de la soirée « Vérité et pouvoir » appelle un petit travail d’introspection, mais je vais aussi essayer de reprendre quelques éléments sur lesquels vous m’invitez à m’appuyer. Je commencerai par l’analyse des écueils de la vérité. Je m’appuierai pour cela sur Simone Weil, qui dans L’enracinement, pointe plusieurs d’entre eux. Certains sont connus et faciles à comprendre : ainsi le pouvoir, recherché comme une fin et non plus un moyen, la science également, quand elle devient à elle-même sa propre finalité, soit une espèce d’idole. Simone Weil parlait du risque d’idolâtrie de la science, mais également des partis politiques, quand ils représentent davantage une communauté d’intérêts qu’un instrument au service d’un idéal. De fait, concernant les partis politiques, je suis moi-même assez sévère. Je pense qu’ils vivent un cycle, naissant d’abord d’un idéal et rassemblant autour d’idées, de convictions destinées à être portées dans la société. Un mouvement est alors créé, un élan politique, puis vient le temps des succès électoraux, du pouvoir exercé. Enfin advient un troisième moment, où la volonté de conserver le pouvoir prend le dessus sur les raisons d’être du parti politique. Or le problème vient de ce que cette ultime étape -qui est à mon avis celle que nous vivons déjà depuis un certain temps dans le débat politique en France, mais aussi dans un certain nombre d’autres pays – participe, comme les éléments précédents, à la neutralisation de la vérité et au fait que le maintien du pouvoir est devenu une fin et non plus un moyen : il n’a plus comme but fondamental de construire une perspective de société. On voit bien, en effet, que toute une série de modalités, d’outils, d’instruments de la vie politique sont devenus pour ces partis leur véritable raison d’être, la raison de leur combat. Quid alors de la question initiale, de la vérité dans l’exercice du pouvoir ?

 

Pour certains, la Vérité est la Science. Mais la Science est-elle un élément de vérité ?N’en est-elle pas plutôt un moyen ? A cet égard, je voudrais faire une petite digression au sujet d’une expérience qui a été pour moi riche d’enseignements : fin 2018, un premier clonage d’êtres humains, réalisé à l’université de Shenzhen en Chine, a défrayé la chronique. J’ai alors écrit au président de l’université de Shenzhen pour lui proposer un débat sur le thème « Innovation et progrès », en l’invitant à se demander si le clonage représentait une innovation ou un progrès. Il a accepté, nous avons donc organisé ce débat dans cette université chinoise qui était la première à avoir fait un clonage humain. En fin de compte, il fut plutôt rassurant de pouvoir poser la question et de vérifier à cette occasion que Confucius et les fondements de la philosophie chinoise considéraient bien davantage ce type de manipulation comme une innovation que comme un progrès, à l’instar de notre propre éthique. Or le débat a vite déstabilisé les Chinois, pourtant extrêmement sûrs d’eux au moment où ils l’avaient accepté. Tout cela montre à quel point la confusion entre ce qui relève de la fin et des moyens est au cœur du débat public et de la notion de pouvoir.

 

Quant à la définition de la vérité, ayant récemment retravaillé les écrits de Simone Weil, je vous livre une définition qu’elle en donne et qui m’apparaît très juste. Selon elle, un critère de la vérité dont l’application est universelle et sûre, c’est la proportion de bien contenu, non pas dans la chose elle-même, mais dans les mobiles de l’effort qui l’a produite. Je trouve  cette définition extrêmement intéressante. Elle doit diriger la conduite d’un acteur politique en quête de vérité, relativement à l’action publique qu’il mène et aux projets qu’il engage. En effet, la vérité n’est-elle pas plutôt révélée par l’authenticité des mobiles conduisant à la chose, que par l’inépuisable débat sur véracité de la chose elle-même ?Il est plus facile de s’interroger sur les mobiles que sur la chose elle-même, sur ce qui nous conduit à prendre des décisions partant d’un constat, de points à améliorer ou à corriger, que sur la chose elle-même, qui par essence n’est jamais satisfaisante en termes de vérité, mais toujours à travailler et à parfaire. Les mobiles peuvent être assez bien sériés, qu’ils proviennent de l’observation du malheur d’une personne, de la difficulté à accéder à l’éducation pour d’autres, ou de la redécouverte d’un paysage, d’un monument… Ainsi le mobile est-il certainement un élément à réinterroger dans cette quête de vérité et dans cette justification du pouvoir.

L’émerveillement

Parmi les éléments que vous avez évoqués, je reviendrai sur ce terme ; et notamment à travers une question posée par un journaliste lors d’une interview politique il y a quelques années : « Comment mesure-t-on, me demandait-il, le sens politique, la motivation politique ? » Je lui avais répondu que le sens politique était pour moi directement proportionnel à la capacité d’émerveillement. Quand on s’émerveille devant quelque chose, un paysage, un regard d’enfant, le bonheur d’une famille, un monument, un travail d’artiste, ou la qualité de fabrication d’un produit et le talent d’un artisan, on exerce finalement un sens politique. Cela rejoint un peu l’approche de Simone Weil, en ce sens que cet émerveillement, ce sens politique, conduisent au bien. Selon moi, quelqu’un qui est capable d’émerveillement partage une part de vérité, et participe d’un consensus sur la Vérité. Si, tous ensemble,  nous regardons un paysage dont la beauté nous émerveille collectivement, nous obtenons une forme de consensus politique extrêmement intéressant, car, sans même être exprimé, l’émerveillement pour ce paysage va construire les conditions de sa préservation, de sa jouissance, de son intérêt. Si donc l’on neutralise totalement ou partiellement cette capacité d’émerveillement, on risque de voir amoindri ou perdu le sens politique.

 

C’est le grand problème de la perspective politique actuelle et de cette idée à la mode  que l’avenir du monde passerait par la « métropolisation » de nos vies. Selon moi, cela revient à vouloir priver l’Humanité de cette capacité authentique et forte d’émerveillement. Or la vision métropolitaine du monde a prospéré pendant une quinzaine d’années, probablement très influencée par les grandes métropoles des pays émergents, où l’on a trop rapidement associé métropole et croissance, ou métropole et développement. On a alors pensé que 95 % de l’Humanité à l’horizon 2040 vivrait dans deux cents métropoles dans le monde. Aujourd’hui, ce mouvement est obsolète. Mais dès cette époque j’ai réagi et commencé à lire, regarder, observer et écouter ce qu’on disait de cette métropolisation, en me demandant quels seraient les avantages d’un monde métropolitain en termes sociaux, économiques, culturels, ainsi qu’en termes écologiques. Dans tous les cas, j’arrivais à une impasse. Est-ce que la métropolisation est un progrès social ? Non, puisque les travaux du monde entier menés sur la question montrent que la première crainte des habitants de métropoles est l’isolement. Je vous rappelle d’ailleurs que le pape Benoît XVI, dans son encyclique La charité dans la vérité, avait pointé dans plusieurs chapitres le fait que le grand mal du XXIe siècle, la grande lutte à mener, serait la lutte contre l’isolement. Il est établi aujourd’hui que non seulement la promiscuité ou la proximité ne créent pas réellement de la socialité mais encore qu’elles éloignent les personnes les unes des autres, représentant en cela un véritable risque.

Par ailleurs, à la question de savoir si la métropolisation pourrait représenter une perspective de développement économique, la réponse est également non, pour une raison extrêmement simple : la véritable mondialisation se construit, non pas à partir d’une standardisation des productions et des offres qui mène à une compétition, mais à partir d’une diversité qui permet l’échange de richesses différentes. C’est précisément ce jeu d’échanges des richesses – lequel a toujours nourri les marchés – qui conduit à une construction vertueuse de la mondialisation. Mais si l’on uniformise, si on lisse, si on standardise, on obtient un effet d’accélération qui joue au détriment de l’effet de diversité, et l’on transforme le monde en un vaste champ de compétition.

 

Est-ce que la métropolisation pourrait représenter un progrès écologique ? La réponse est évidemment négative, les îlots de chaleur étant sans doute aujourd’hui le principal vecteur de destruction de la couche d’ozone. Serait-ce enfin un progrès culturel ? La réponse est également clairement négative, du fait que la métropolisation entraîne la destruction d’une diversité culturelle qui est au fondement d’une mondialisation vertueuse. Par conséquent, le risque d’une métropolisation du monde est aussi celui d’une véritable attrition de la vérité, d’un recul de la vérité, ne serait-ce qu’en raison de ce que je vous ai rappelé sur l’émerveillement. Si la vérité se construit dans l’émerveillement, elle peinerait alors à jaillir de la standardisation, de l’uniformisation, et à nous ouvrir à la perspective du Bien commun décrite dans l’encyclique du pape François Laudato Si’, où est notamment soulignée l’importance des territoires et de la géographie.

 

La géographie

Par conséquent le pouvoir s’exerce à l’aune de ce constat, et la question que je me pose est la suivante : Que fais-je pour construire les conditions de cette vérité ? Or il y a un mot que je viens d’employer et que j’agite beaucoup dans mes travaux et dans ma participation au débat public, c’est celui de géographie. Je pense que la géographie ne triche pas. La géographie, c’est d’abord une topographie, ce sont des paysages, c’est en fait une réalité naturelle, certes ‘’anthropisée’’ par l’histoire de l’Humanité, mais la géographie nous dit la vérité d’une réalité naturelle qui s’impose à nous. Et elle réagit bien ou mal selon les circonstances, car elle est aussi un élément vivant, qui nous interpelle dès lors que nous allons trop loin dans la manière dont nous la concevons ou l’utilisons. La géographie a aussi une dimension sociale, par la diversité qu’elle engendre, et en ce qu’elle est vecteur de cultures. Les cultures ne sont jamais que la vie liée à une certaine géographie. Les différents modes de vie en montagne, en bord de mer ou en plaine, en France ou dans le reste du monde, les différentes cultures procèdent d’une sorte d’alchimie complexe entre un territoire et ses habitants. La réalité culturelle recouvre tout un champ de traditions, de savoir-faire, de relations sociales qui ont épousé une réalité géographique. Il y a donc dans cette symbiose un élément de vérité qui bien sûr nous interpelle, nous les acteurs politiques, sur sa préservation. La géographie a également une dimension économique, dans la mesure où cette diversité du monde a produit des savoir-faire spécifiques, une offre économique, un monde d’échanges, qui sont à mon avis le vrai trésor de l’humanité. Ils permettent à chacun de construire sa vie là où il aspire à la vivre, grâce à ces ressources culturelles et matérielles.

 

Ainsi, ai-je vraiment la conviction que le principe fondateur de la terre nourricière, mis en avant dans des textes beaucoup plus fondamentaux – « Tu as une terre et cette terre te nourrira » – ne peut être remis en cause sans préjudice pour l’Humanité. Tout ce qui reviendrait à rendre artificiel, à contourner, à détourner ce principe fondamental est contraire à la vérité. Quelle est, en conséquence, l’incarnation politique de ce regard ? Pour répondre à cette question, j’ai d’abord travaillé sur cette notion de territoire, qui, je vous le rappelle, était il y a dix ans totalement absente du discours politique, alors que maintenant tout le monde en parle ! J’ai écrit un premier livre en 2009,  Mon village dans un monde global, par lequel je voulais montrer qu’il n’y avait finalement pas de divergence entre l’attachement au village, à la géographie et la globalisation ; mais qu’il pouvait y avoir au contraire une insertion très harmonieuse du village dans le monde global – j’y reviendrai. On s’en  aperçoit beaucoup mieux aujourd’hui. Ainsi donc, le territoire est central en politique. Or ce que je regrette, comme je l’ai dit à beaucoup de mes collègues et à ceux qui sont candidats aux présidentielles, c’est que le territoire ait été mis dans un silo et ne soit pas devenu un principe cardinal de l’approche politique. Je le déplore pour une raison extrêmement simple, à savoir que la liberté consistant à permettre à chacun de vivre là où il veut vivre, est à mon avis la raison d’être centrale de l’engagement politique, ce qui lui donne son sens. Le reste, ce sont des modalités et des discours. Par conséquent, de mon point de vue, le pouvoir et la vérité s’exercent dans les politiques publiques que l’on met en œuvre pour permettre à chacun de vivre en vérité, c’est-à-dire selon la géographie des territoires, dans la diversité des propositions que celle-ci incarne, et là où il rêve de vivre, qu’il veuille changer de territoire ou non. Cela m’apparaît évident, et pourtant nous sommes tellement loin de cela.

 

Le monde alternatif prôné par les GAFAM

On s’est enthousiasmé pour la métropolisation du monde et l’on ne réagit pas à des articles comme celui du Figaro du 24 novembre 2021, qui présente le monde alternatif assumé par les Zuckerberg et autres géants de la tech. Affirmant la caducité de la Terre, ces derniers prônent en effet la création d’un monde alternatif. Pour certains, il est spatial, pour Facebook, c’est le ‘’métavers’’ : la création d’une projection virtuelle de notre existence. J’ai rédigé un communiqué hier pour réagir à cela. J’ai reconnu qu’ils avaient raison dans une certaine mesure, car ils ont les moyens de leurs ambitions, puisqu’ils représentent la puissance politique, métapolitique, que les États n’ont plus. Certains de ces géants ont trois milliards d’abonnés sur leur plateforme : légitimement ils projettent un monde nouveau. Mais il faut bien voir qu’il ne s’agit plus d’idéalistes du XIXe siècle, mais de grands acteurs économiques du XXIe, disposant de moyens que n’ont pas les États pour imaginer un monde très éloigné de toute notion de vérité, mais représentant une alternative totalement crédible aujourd’hui. Cette notion de vérité est donc centrale, mais hélas mise de côté par le relativisme ambiant. Je vous avoue être atterré par la faible capacité de la classe politique à s’inscrire dans un projet de société, et non pas dans une gestion de court terme.

 

Dans L’enracinement, Simone Weil dit avec simplicité et clarté que le déracinement se produit dès lors que l’on dissocie trois temps : le passé, le présent et l’avenir. J’ai essayé d’appliquer cela à la vie politique. Il y a ceux dont les discours politiques renvoient au passé et témoignent d’une forme de nostalgie, mais ont une vraie résonnance du fait qu’il y a eu de bonnes choses dans le passé – des valeurs, des conquêtes etc. Ce sont des discours bien construits revêtus d’une certaine crédibilité politique. Il y a ceux que l’on peut appeler les pragmatiques, qui ne considèrent que le présent et dont la position recouvre à peu près l’essentiel du débat politique aujourd’hui.« Etre pragmatique » est leur leitmotiv. Peu importe le passé comme l’avenir. Cette attitude a conduit à toutes ces politiques de court terme que l’on déplore aujourd’hui, traitant les problèmes au fur et à mesure de leur arrivée sans considération de l’héritage reçu ni d’une quelconque vision d’avenir. C’est un discours totalement dénué d’ambition politique, au sens noble et profond du mot. Enfin, il y a les progressistes, engagés dans une sorte de fuite en avant qui ignore à la fois le passé et le présent. Une vision de l’avenir construite selon une forme de fonctionnalisme méprisant le temps, notamment le temps d’adaptation. Le présent doit être soumis à une espèce d’injonction ou de violence, quant au passé, il ne représente aucun intérêt, il ne peut être regardé comme le socle du présent….Ainsi le projet politique aujourd’hui, incapable d’intégrer ces trois dimensions du temps, ressemble-t-il à ce que dénonçait Simone Weil. Il s’agirait donc aujourd’hui de parvenir à dépasser le relativisme actuel et à articuler ces trois dimensions de l’existence dans un projet politique, ce qui hélas ne semble guère d’actualité.

La subsidiarité

Selon moi, la traduction politique de ces considérations serait dans la subsidiarité, la contractualisation, les valeurs que je viens d’évoquer, mais également dans la refonte d’une partie de nos institutions, qui ne sont plus adaptées à un projet politique moderne inscrit dans son temps. Les territoires sont le socle d’où il faut partir. Pour être très concret, dans ce livre Travailler où nous voulons vivre, j’explique la bascule en rappelant que le monde de la concentration urbaine d’aujourd’hui est le résultat du modèle économique de la révolution industrielle. Ce modèle appelait en effet la concentration, parce que la nécessité d’une masse critique lui est consubstantielle. Si vous voulez qu’un supermarché fonctionne, il faut qu’il y ait une concentration de population autour. C’est le modèle économique que l’on a créé avec les usines, les supermarchés, les écoles et l’ensemble des services que vous connaissez.  On a donc construit – et adapté – notre société pendant deux siècles sur ce modèle économique impliquant des concentrations et dépendant des enjeux de masse critique : grande masse critique égale grands services, petite masse critique égale petits services. Or dans le monde d’aujourd’hui la masse critique n’appelle plus la même concentration, ou alors une concentration différente ; et dans un monde en réseau la question n’est plus celle de la concentration de population dans l’espace, mais celle de la distribution du réseau. La notion d’accès au réseau est une notion nouvelle, et c’est la raison pour laquelle – je l’expliquais dans mon livre – on passe d’un monde concentré à un monde distribué. Une partie du malaise politique actuel vient de cette liberté nouvelle très fortement ressentie, à laquelle donnent accès le réseau et le système technologique distribués. Car ces derniers contrarient  l’injonction métropolitaine qui privait chacun de la liberté d’aller vivre là où il veut. Quand j’ai écrit Travailler où nous voulons vivre, je prenais le contre-pied des injonctions de la révolution industrielle (« il faut vivre là où il y a du travail ») qui commandaient les flux depuis deux siècles. J’expliquais en quoi ce revirement permettait qu’une nouvelle société se dessine, sous l’influence d’un des déterminants de nos vies, relevés en 2015 par l’Institut Montaigne dans des travaux menés auprès de très gros échantillons de population. Dans son étude, l’Institut Montaigne pointait deux déterminants fondamentaux, à savoir la réussite et le bien-être, et montrait comment, à partir du début du XX° siècle, le critère de la réussite alors premier dans la population a lentement été relativisé par celui du bien-être, au point que dès 2015 on peut constater l’inversion dans l’ordre de priorité des deux déterminants : le déterminant « bien-être » devient central, et le déterminant « réussite » plus marginal.

 

Un rééquilibrage est-il possible ?

A mes yeux cette évolution est très encourageante. En effet, le relativisme de nos sociétés est sans doute le fruit d’une recherche égoïste de réussite individuelle, qui a poussé au mépris de la vérité, à la recherche du pouvoir pour lui-même, à l’absolutisation de ces instruments que sont la finance, la science et toutes les modalités dont nous avons déjà parlé. Mais quand la réussite est relativisée, et le bien-être davantage mis en avant – même si je trouve que le mot « bien-être » est un peu réducteur, c’est celui que l’étude a utilisé -, on peut espérer une forme de rééquilibrage, à la fois au plan géographique et dans l’équilibre de vie, dans la capacité à concilier vie de famille et vie professionnelle. Frédéric Dabi a publié récemment un ouvrage sur les attentes des jeunes en matière politique ; c’est extrêmement intéressant. La première attente est celle qui concerne la famille. Ainsi, dans les critères que son étude relève comme étant les éléments de prospérité attendus par les nouvelles classes d’âge, on est très loin de la « réussite ». Or ces nouveaux déterminants de vie semblent pouvoir s’articuler de façon assez étonnante avec une technologie qui y répond plutôt bien, parce qu’elle se distribue et redonne une liberté d’aller vivre là où on le souhaite, et de réaliser son projet de vie. En France, le PIB est construit à 80 % sur l’activité résidentielle et à 10 % sur l’activité industrielle. On peut certes le regretter, parce que nous avons tous en tête les problèmes posés par la désindustrialisation, mais en même temps on peut se dire que l’économie est plutôt indexée sur l’appétence des uns et des autres à vivre leur projet de vie, pour toute une série de raisons qui sont aussi économiques. L’économie est aujourd’hui très indexée sur la qualité de vie, avec un système de redistribution qui renforce le fait que l’économie résidentielle est très supérieure à l’économie industrielle. C’est d’ailleurs cette économie résidentielle qui a généré, au début du XIXe siècle, une économie industrielle. Toutes les industries d’aujourd’hui résultent en effet de rencontres avec des réalités résidentielles : un boulanger qui est devenu industriel de la boulangerie, un charcutier qui est devenu salaisonnier, sont à la base des acteurs enracinés dans leur territoire. Ce qu’ont d’ailleurs révélé les expositions universelles entre 1855 et 1900, c’est l’expansion relativement considérable qu’ont connue maints petits savoir-faire disséminés partout en France, grâce au développement des machines !Dans ces mêmes expositions universelles, je trouve très intéressant de relever qu’on n’y fait jamais d’hymne à la machine sans un hymne aux beaux-arts, et que l’on a le souci de regarder la machine comme étant au service d’une culture, d’un esthétisme, dans tous les cas d’un savoir-faire, ou de quelque chose de plus authentique.

 

Or aujourd’hui les Français tournent le dos à la métropolisation – il suffit de voir le boom des villes moyennes, sous-jacent depuis cinq ou dix ans mais qui se révèle aujourd’hui – et à tout ce qui les éloigne de ces vérités dont nous parlons. Je suis rempli d’espoir en voyant les politiques publiques commencer à en tenir compte, les candidats aux élections à en prendre conscience, en voyant aussi l’épanouissement de certains de nos amis, de beaucoup de gens, qui retrouvent cette qualité de vie à laquelle ils aspiraient, de voir enfin les ouvertures sur le télétravail… Je plaide pour que l’aménagement du territoire, au sens extrêmement large du mot, soit central dans les grandes politiques publiques, car je pense que cela permettra de résoudre énormément de problèmes : le problème social lié à la saturation du logement, laquelle saturation est le résultat d’une politique de métropolisation encourageant à surinvestir dans les métropoles et à déserter des lieux déclarés sans avenir. Mais l’aménagement du territoire est aussi un levier culturel, un levier écologique, et pour beaucoup de raisons, également un levier économique.

 

Je voudrais partager avec vous une anecdote : lors du mouvement des Gilets jaunes, je pars sur un rond-point dans une ville de Normandie, pour comprendre un peu le phénomène. Je passe la journée sur le rond-point! Une fois la discussion engagée, je rencontre un monsieur qui me dit rêver d’acheter une maison, à Nogent-le-Rotrou, mais ajoute aussi qu’il ne l’achèterait pas à cause des incertitudes pesant sur l’avenir de la gare, du lycée ou de l’hôpital. Cette réalité bloque les investissements privés ou publics. Dans un pays qui compte environ 5000 milliards de dépôts bancaires et dispose d’une création brute de départ extrêmement forte, on voit que si vous stabilisez les perspectives là où les gens veulent vivre, vous déclenchez fatalement des investissements : les investissements résidentiels, les investissements économiques, les investissements publics !

Les maires savent aujourd’hui que le principal frein à l’investissement dans nos villes et nos villages, c’est l’absence de visibilité en matière d’aménagement du territoire. Auditionné récemment par l’équipe de France Stratégie sur cette question, je disais l’importance d’avoir un schéma, une construction, selon des étiages travaillés avec les géographes. Or ce que les études démontrent et que le mouvement des Gilets jaunes a confirmé, ainsi que la cartographie réalisée ensuite par le Conseil d’analyse économique, c’est qu’il faudrait permettre à tous les Français d’être à moins d’un quart d’heure d’une ville moyenne, et de mettre toutes les villes moyennes à moins d’une heure et demie d’une métropole elle-même connectée au monde : ce sont en gros les deux temporalités aujourd’hui essentielles.

Dans tous les travaux faits depuis maintenant sept ou huit ans, dans toutes les analyses géographiques effectuées, dans tous les déplacements observés, y compris dans des manifestations de l’opinion comme le vote ou de type Gilets jaunes, on observe ceci : dès que l’un des critères que je viens d’énoncer, et a fortiori les deux critères ne sont plus remplis, c’est-à-dire quand les gens sont à plus de vingt minutes d’une ville moyenne offrant un bouquet de services acceptable, et que cette même ville moyenne est à plus d’une heure et demie d’une métropole ayant des fonctions référentielles, universitaires, académiques, etc., on observe un décrochage. Et plus le décrochage est grand, plus grande est la perte de ce qui fonde nos avantages comparatifs, plus l’économie s’affaiblit. C’est pourquoi le territoire devrait être le socle d’un projet politique qui ouvre à nouveau des perspectives sociales, écologiques, et économiques. Je lisais récemment d’intéressants travaux américains sur les infrastructures post-crise. Selon eux, une chose est d’avoir un réseau numérique, une autre chose est de positionner sur ce réseau numérique un réseau d’infrastructures. Si le réseau numérique est différencié du réseau d’infrastructures, si on le décale, on aura deux investissements qui ne produiront pas les effets de levier et les effets d’efficacité attendus.

Sur l’aspect économique enfin, j’ai analysé avant l’été les travaux de Rexecode sur la compétitivité. Sur un des chantiers ouverts, nous avons essayé d’expliquer la chute très forte du commerce extérieur français, par rapport notamment à celle des Italiens. On connaît la raison de la chute pour les Allemands et pour les Espagnols ; mais la France est le pays de la zone euro qui dans les années passées a enregistré la plus forte baisse de ses exportations et de ses parts de marché. Or en analysant un peu plus fondamentalement les chiffres, on constate une standardisation de l’économie française, qui de fait, la surexpose dans des secteurs sur lesquels d’autres pays interviennent avec davantage d’ingénieurs et de capitaux, ce qui les rend peu à peu plus rapides que nous sur ces items. En revanche, notre balance commerciale est de plus en plus dégradée sur ce qui fonde ses avantages comparatifs, à savoir les grands secteurs encore exportateurs, malgré un recul, que sont l’agroalimentaire, le luxe, les transports, etc. C’est donc bien dans cette géographie, ces actifs forts, ces éléments culturels qu’il faut chercher une vérité en mesure de fournir des réponses aux manques de perspectives sociales, économiques et écologiques actuelles.

Malheureusement cette réalité est aujourd’hui insuffisamment intégrée, ou même comprise par les acteurs politiques. En revanche je pense qu’elle est anticipée par les Français, parce qu’ils lancent ce mouvement. Aussi l’avenir et l’enjeu du pouvoir dans les années à venir se situeront-ils, selon moi, dans la capacité à accompagner, accélérer et à stimuler ce phénomène, ou à l’inverse, à lui résister. Je pense qu’il faudra mener des combats politiques à cet égard, car honnêtement je ne vois pas d’autre solution que de construire une approche du pouvoir construite sur ce critère de vérité que portent la géographie et de la culture.

 

ECHANGES DE VUES

 

Marie-Joëlle Guillaume

De façon étonnante, vous venez de prolonger sans le savoir deux lignes de réflexion menées par l’Académie. Vous évoquez l’émerveillement, sur lequel le philosophe et théologien Bertrand Vergely nous a dit des choses magnifiques le mois dernier, précisément quant au fait que c’est un vecteur privilégié d’appréhension de la vérité. Et vous nous parlez de Simone Weil, or nous venons d’achever une session de dix-huit mois sur le Bien commun -inaugurée par une réflexion sur la pensée de Simone Weil concernant les liens entre enracinement et bien commun.

Ce qui me paraît particulièrement intéressant dans votre approche, c’est l’enracinement de la vérité dans la géographie. Ce n’est pas une chose qu’on a l’habitude d’entendre ; c’est d’ailleurs pour cette raison que nous avons fait appel à vous, car nous savions que vous meniez une réflexion sur les territoires ainsi que sur l’universel. On est d’autant plus universel qu’on est enraciné dans son territoire… La question que je me pose, toutefois, est de savoir si tout ce que vous avez dénoncé est vraiment derrière nous. En effet, en tant qu’homme politique, vous nous entraînez du côté de la géographie pour réfléchir aux liens entre pouvoir et vérité ; mais on n’a pas tellement le sentiment que les hommes de pouvoir aillent dans ce sens-là, c’est d’ailleurs ce que votre conclusion laisse entendre. Vous dites que le monde ‘’métropolisé’’ est en quelque sorte déjà passé. Pourtant vous avez fait allusion ensuite aux géants de la tech, et j’ai lu moi aussi les deux pleines pages du Figaro d’hier – il y a eu également hier une interview sur BFM-Business concernant le métavers. Or finalement les smart cities, comme celle de Séoul, reposent précisément sur l’idée de rassembler le maximum de monde dans une métropole énorme et de faire, avec l’intelligence artificielle, un monde tout aussi artificiel. Et leur « modèle » nous est vendu comme étant l’avenir. Donc, peut-on considérer que la métropolisation est vraiment derrière nous ? Et peut-on vraiment espérer des attitudes différentes, à l’avenir, du côté des hommes et des structures de pouvoir ?

 

Nicolas Aumonier

Ma première question est la suivante. Je me remémore, dans mes années d’études, avoir croisé des géographes qui disaient que rien ne change plus vite qu’un paysage. Est-ce à un méta-niveau, par-delà ce changement, qu’il faudrait comprendre, selon vous, la capacité de la géographie à enraciner quoi que ce soit ?

Deuxième question : pour nous qui sommes les spectateurs de la vie politique, le politique, c’est celui qui parle, et celui qui parle, s’il veut se faire entendre, parle à la télévision, et segmente depuis des années son discours pour se faire élire par addition des voix. Nous avons donc l’habitude de constater qu’en fonction des différents horaires télévisuels et de l’auditoire visé, la vérité politique distribuée par le candidat n’est pas la même. Cette problématique-là est une plaie démocratique : la télévision, instrument nécessaire de diffusion d’un discours politique, est une catastrophe en termes de vérité, dans la mesure où elle condamne l’homme ou la femme politique à une langue de bois pour être élu ; or de cela vous n’avez pas dit mot. Que proposez-vous pour lutter contre la violence de la langue de bois, véritable caricature de la démocratie ?

 

Jean-Christophe Fromantin

Je ne pense pas que les médias soient le problème mais plutôt, encore une fois, les partis politiques. Je vous invite à lire ce document extraordinaire de Simone Weil, qui s’appelle Note sur la suppression générale des partis politiques, écrit en 1943. Elle y explique bien cette hystérie collective et cette privation de vérité comme étant le fait des partis, et elle ajoute d’ailleurs que les trois quarts des gens qui reprennent ce qu’on appelle aujourd’hui ‘les éléments de langage’ ne les maîtrisent pas, n’en comprenant ni les fondements ni les conséquences. La télévision est en quelque sorte l’amplificateur de tout cela, même si je pense que chaque période de l’histoire a eu ses systèmes d’amplification… Mais quelle est exactement son influence sur la réalité ? On évoquait tout à l’heure ces grandes lois de société qui ont traversé le quinquennat de François Hollande, sur lesquelles nous sommes plusieurs à nous être battus et sur lesquelles nous avons perdu – même si je me suis demandé ensuite dans quelle mesure nous avions vraiment perdu. Car, en fin de compte, quand vous regardez l’impact de ces textes dans la vie réelle, il est dérisoire. J’ai regardé les statistiques de mariages homosexuels il y a peu de temps ; or les chiffres sont très bas, parce que cette loi ne correspondait pas à une véritable demande des homosexuels, mais plutôt à une lubie de quelques-uns qui voulaient accéder à un droit ouvert à d’autres. Donc, cet artefact médiatico-politique existe bel et bien, mais contre le bon sens ancré dans la réalité a-t-il un impact réellement si important ?

On exhorte du matin au soir à ‘’métropoliser’’ le monde. A l’Assemblée nationale, dans les années où j’étais à la Commission des finances, le budget d’infrastructures moyen n’était que d’un milliard d’euros pour l’Agence nationale des infrastructures de transport. Je suis vice-président du département des Hauts-de-Seine, dont le budget d’investissement sur les infrastructures est d’un milliard d’euros. Pendant les années dont je vous parle, on pensait qu’il n’était pas utile de dépenser pour les infrastructures parce que le monde serait métropolitain !‘’Tout le monde vivra dans les villes, c’est la promesse du XXIe siècle’’, disait-on. On n’a pas mis les crédits, on a asséné cette contre-vérité, ce discours s’est déployé partout. Or aujourd’hui les Français décident d’aller vivre à la campagne, et ce mouvement, rien ne l’arrêtera – ni le discours politique, ni son amplification sur BFM, ni la baisse des crédits aux infrastructures à l’Assemblée nationale !

Je pense que l’humanité a une capacité de vérité qu’elle porte intrinsèquement en elle ; ce qui me donne cette espérance chevillée au corps et m’amène à regarder toutes ces gesticulations, certes impressionnantes, comme marginales. J’ai été pendant deux ans éditorialiste sur LCI deux fois par semaine ; j’y ai entendu énormément d’âneries. Soit l’on en sort désespéré, soit l’on se dit que cela fait partie du débat, qu’il faut l’intégrer sans renoncer à dire ce qu’on pense. Peu à peu vos idées s’imprimeront dans les esprits – ou pas ! A la limite peu importe… car il y a un moment où la profonde résilience de l’être humain, qui a une conscience, une confiance, etc., prendra le dessus. Or je pense qu’aujourd’hui l’on assiste précisément à une sorte de réaction spontanée et saine.

Sans leur donner trop d’importance, je regrette en revanche que les contre-vérités énoncées plus haut soient devenues le référentiel de beaucoup d’acteurs politiques. Je faisais remarquer l’autre jour à des collègues que nous nous préparions à faire encore la dernière campagne du XXe siècle, alors que l’on est déjà en 2022 ! Nous n’avons toujours pas fait la première campagne électorale du XXIe siècle, qui appelle des convictions et d’autres audaces, d’autres qualités que les gens commencent à appeler de leurs vœux. C’est le fait d’être en prise avec les réalités, privilège formidable de l’homme politique, qui devrait nous guider et prendre le pas sur le bruit médiatique. Pour ma part, je réfléchis sur l’avenir de ma commune en m’appuyant sur la réalité du terrain. Cela m’amène à me rendre sur le marché tous les dimanches matin, à des réunions de quartier tous les samedis matin, à recevoir régulièrement dans mon bureau, comme je le ferai demain après-midi, trente personnes venant tour à tour parler de leur vie, de leurs problèmes, etc. Je vois bien que cette réalité humaine est plus puissante, plus incarnée, plus forte, et plus magique en quelque sorte que tous les discours sur un avenir fantasmé ! Mon histoire à Neuilly est représentative : je me suis présenté six mois avant le premier tour des élections, alors que je n’existais pas du tout en politique et que j’avais devant moi un parti de huit mille adhérents, l’UMP à l’époque, dont Nicolas Sarkozy, alors président de la République doté d’une cote extraordinaire, était le fondateur. Or en six mois l’affaire a été réglée, son candidat était sorti. Alors que je n’appartenais à aucun parti et n’avais accès à aucun média, six mois plus tard j’étais maire de Neuilly ! Contre les prévisions de tout un chacun, j’ai été réélu, puis élu encore une troisième fois ; enfin, aux dernières départementales, j’ai été seul en Île-de-France à être élu au premier tour avec 78 % des suffrages. On m’avait également découragé de me présenter aux élections législatives, comme de rester indépendant. Eh bien, non seulement j’ai été élu député mais j’ai été nommé parmi les 50 premiers députés les plus influents au classement des députés de la fin du quinquennat, sans avoir été adossé à qui que ce soit, et sans avoir un canal ouvert sur BFM, LCI ou d’autres ! Certes, j’ai parfois eu besoin d’un coup de pouce in fine pour gagner, que les médias, percevant une montée en puissance, m’ont offert au-delà de mes espérances, me permettant alors de finaliser le travail. Par conséquent, si je suis sensible comme vous à cet artefact médiatique qui amplifie beaucoup de choses, je relativiserais son impact réel.

 

Jean-Paul Guitton

J’admire votre optimisme et je voudrais le partager, en ce qui concerne notamment l’impact des lois sociétales qui, le relais médiatique aidant, impliquent des modifications importantes de la société. J’ai en effet peur que cela aie des conséquences non négligeables sur l’état d’esprit de la société. Je prends un exemple : on ne dit plus de quelqu’un qu’il est marié, mais qu’il a un compagnon ou une compagne, pourquoi ? Le PACS a plus de 20 ans d’existence, et les statistiques montrent que le nombre de PACS rattrape voire dépasse celui des mariages ! Je pense qu’anthropologiquement cela va avoir des conséquences.

Cela dit, je voulais revenir sur les partis. Je suis en train de lire un petit livre qui s’appelle Catholiques de tous les partis, engagez-vous ! L’auteur, Clotilde Brossollet s’y réfère justement à Simone Weil en énonçant les trois aspects essentiels d’un parti : « Un parti politique est une machine à fabriquer de la passion collective. Un parti politique est une organisation construite de manière à exercer une pression collective sur la pensée de chacun des êtres humains qui en sont membres. La première fin, et, en dernière analyse, l’unique fin de tout parti politique est sa propre croissance, et cela sans aucune limite. Par ce triple caractère, tout parti est totalitaire en germe et en aspiration ». Simone Weil est donc hostile aux partis…

 

Jean-Christophe Fromantin

Elle invite à dissocier les idées des modalités d’application, à laisser ouvert le débat d’idées, qui ne doit souffrir d’aucun a priori et d’aucun cadre le structurant, le dirigeant ou l’orientant. En revanche, elle dit bien que les partis doivent être construits pour poser les modalités d’un projet politique. Et je pense qu’elle a raison, car l’encadrement du débat d’idées produit son contraire.

Je bondis quand j’entends dire : « nous sommes dans la même famille politique ». Ces gens-là disent des choses qui n’ont rien à voir entre elles, ils s’engueulent, ils se détestent, ils se haïssent, mais sont de la même « famille politique » ! Or la « famille politique », c’est l’inverse de la conception qu’on a naturellement de la famille. J’ai écrit sur Fratelli tutti, parce que je pense que l’encyclique mériterait d’être lue par beaucoup d’hommes politiques.

Honnêtement, je pense que le débat politique est finalement beaucoup plus ouvert qu’on ne le croit. J’ai publié plusieurs livres expliquant ma vision des territoires : un premier livre Mon village dans un monde global, un second deux ans après, Le temps des territoires. La France réconciliée, et puis Travailler là où nous voulons vivre. On a alors commencé à me prêter attention, j’ai participé à des rencontres dans des think-tanks. Cela amusait ceux qui m’invitaient de faire figurer dans le débat une vision décalée. Mais tout a changé en profondeur avec le Covid : le dernier livre a été réédité quatre fois, traduit, primé plusieurs fois, notamment par la Sélection du livre HEC en 2020, et tous les partis m’invitent à en évoquer les différents éléments. Pourtant, quand j’ai écrit ces livres, il n’était pas question de me céder beaucoup d’ouverture pour cette approche très singulière mais pleine de bon sens. Il y a donc aujourd’hui une perspective politique solide qui me rend très optimiste, même si l’incertitude demeure de savoir comment celle-ci va s’incarner dans le débat public. J’écris beaucoup, je rencontre les think-tanks, je rencontre les candidats aux présidentielles, j’ai même pu discuter avec le gouvernement et avec le Chef de l’État … Si c’est mûr, à un moment cela prospèrera : la politique est un peu moutonnière. Quand les Français déclarent, à 83 % environ, vouloir vivre dans des villes moyennes ou dans un village – c’est le cas depuis peu -, les hommes politiques prennent un coup de massue sur la tête, tellement c’est contraire à ce qu’ils avaient imaginé.

J’aimerais vous livrer une autre citation de Simone Weil : « Les sentiments personnels jouent un rôle qu’on ne discerne jamais dans toute son étendue, le fait qu’il y ait ou pas amitié entre deux hommes, entre deux milieux humains, peut dans certains cas être décisif pour la destinée du genre humain ». Cela montre l’espérance qu’elle avait dans l’Homme. Or si l’on suit son intuition, cela signifie qu’on peut créer tous les médias, toutes les technologies possibles, on peut bâtir des métropoles et les préfigurer, comme on l’a fait avec La Défense, en pensant que le modèle des tours serait une martingale, mais la rencontre entre deux hommes, peut, quant à elle, bouleverser le destin de l’Humanité. De fait, je pense que la vérité est en chacun d’entre nous, et que l’émerveillement est une mise en perspective de ces vérités intérieures. Mais si l’on ne crée pas ce consensus sur l’émerveillement, si on ne le stimule pas par un discours, par de la culture, on n’activera probablement pas cette capacité politique intérieure qui donne un sens au pouvoir, simple instrument d’un projet. Le pouvoir, c’est ce qu’on a envie d’activer tous ensemble, si l’on repère qu’il y a une perspective ou une forme de consensus sur une « vérité » ; c’est un outil, qui s’adapte aux institutions.

 

Rémi Sentis

Pour rebondir sur ce qui vient d’être dit à propos des lois sociétales, ne pensez-vous pas que ces dernières risquent d’avoir une forte influence, en particulier sur l’Ecole ? Je pense à toutes ces lois qui poussent les enseignants à donner une « éducation » à la sexualité totalement contraire à certaines vérités, tandis que ces vérités risquent, quant à elles, de tomber sous le coup de sanctions pénales pour les enseignants qui les professent. Par exemple, on peut redouter que bientôt le fait de dire qu’il n’existe que deux sexes, homme et femme, et pas de « continuum des sexes », ne soit sanctionné pénalement, au motif que ce discours serait comme haineux vis-à-vis des intersexes.

 

Jean-Christophe Fromantin

Il y a là, bien sûr, un sujet qui interpelle. Je pense que c’est aussi aux acteurs politiques de reconnaître des choses fondamentales, absolues. Car si la politique est uniquement fonctionnaliste, si elle consiste seulement à gérer et être pragmatique, on laisse prospérer toutes ces fausses promesses, tous ces faux idéaux que vous évoquez ! Mais cette agitation a aussi pour but d’occuper un peu le paysage médiatique et le débat. Il me semble que si la société était mieux enracinée, on renouerait avec la réalité. Quand vous regardez ces familles qui vont s’installer dans les villes moyennes, dans les villages, elles retrouvent en fin de compte, dans l’éducation par exemple, une vérité, une réalité. Si vous les mettez hors-sol, dans des villes denses, dans cette verticalité artificielle, vous les prédisposez à accepter de nouvelles valeurs, des évolutions comme celles que vous décrivez. Je crois donc que cette construction culturelle, dont ces lois sociétales ne sont pas le fruit, est beaucoup plus forte que ces injonctions sociétales nouvelles. Voilà pourquoi j’utilise beaucoup le mot « géographie ».Pour autant, si on ne se place pas dans une perspective d’authenticité et de rapprochement avec la nature, ces injonctions idéologiques continueront probablement à prospérer. On a donc vraiment intérêt à reconstruire un projet de société visant le ré-enracinement, c’est la meilleure façon d’éviter que le déracinement laisse une forme de porosité en chacun d’entre nous à ces idées alternatives. C’est pour cela que le texte de Simone Weil est très prophétique et très rassurant.

Je lisais récemment le dernier livre du sociologue allemand Hartmut Rosa, dont deux ouvrages ont été des succès importants –Accélération, et le second, Résonance. Hartmut Rosa pointe le risque de ne « consommer » et de vivre dans la nature que trois week-ends par an. Il montre à quel point ce monde qui nous fait vivre dans une ville pendant l’année et dans des lieux de tourisme de masse durant les vacances – c’est-à-dire dans d’autres formes de ville et de masse ! – laisse finalement très peu de temps pour se reconstruire, pour renouer avec le sol, avec la terre au sens large du mot. Pas plus de trois week-ends par an !Or un monde qui limite à trois week-ends par an son lien fondamental avec la nature est un monde qui n’existe plus et qui est totalement ouvert à tous les délires ! Quand par ailleurs l’espace de vie se réduit, on est prédisposé à aller dans ces mondes artificiels.

Quand je préparais l’Exposition universelle, nous avions créé un gros échantillon de 1000 jeunes de moins de 25 ans venant de 71 pays différents, à qui l’on avait demandé de réfléchir sur deux choses : le slogan, l’accroche de la candidature française, et une valeur. Nous avions travaillé de manière très scientifique. L’échantillon avait été constitué avec des pondérations sur les populations des différents continents, et les sondages construits de façon très objective avec des équipes de sociologues et des équipes de communication dans le monde entier. Une agence mondiale de publicité et de communication interrogeait les jeunes sur la base d’un protocole établi pour comprendre le fond de leurs désirs. Au bout d’un an, les 1000 jeunes proposent le slogan:« Au cœur des territoires, s’ouvre celui des hommes ». On a pu mesurer alors combien cette génération – celle pourtant des internet native, beaucoup plus branchés et connectés que nous – a besoin d’ancrage et d’authenticité, et quelle espérance contenait cette affirmation : « Au cœur des territoires, s’ouvre celui des hommes ». Le cœur des hommes s’ouvre dans le cœur des territoires où ils vivent !Par ailleurs, à la question de savoir quelle était pour eux la valeur la plus forte du siècle à venir, les jeunes ont répondu :« l’hospitalité ».Là encore, nous avons été surpris, cette réponse ne correspondait pas du tout à nos pronostics. Mais concernant l’hospitalité, les jeunes disaient quelque chose de très fort, à savoir que le risque de nivellement culturel risquait à son tour de détruire l’hospitalité. De fait, quand on n’a plus rien à faire découvrir, plus rien à partager de singulier, l’hospitalité se délite totalement. Nous en faisons tous l’expérience : le plaisir que l’on a à faire découvrir et à accueillir dans les régions où l’on a des attaches, est au moins aussi grand que le plaisir de celui à qui l’on offre l’hospitalité. J’ai trouvé que ces jeunes du monde entier, en mettant en avant l’hospitalité, nous envoyaient un message politique extrêmement fort.

 

Tant que l’on n’aura pas redonné un sens et un cap à la société et comblé le vide, on verra prospérer toute une série d’imbécillités. Tout dépend de notre audace à présenter un projet de société. Ce n’est pas facile à tenir dans le champ politique, mais le drame serait de se détacher totalement de la chose politique, car alors il ne faudrait pas se plaindre ! Tel était le sens du livre que j’avais intitulé 2017, et si c’était vous ?, livre qui contenait une part de provocation. Beaucoup de personnes autour de moi témoignent en effet de leur engagement dans l’humanitaire, dans le social, comme parents d’élèves, partout…sauf en politique! Or Simone Weil se demande pourquoi on n’élève pas la politique au même niveau que l’art et la science, car enfin il s’agit de la vie des gens, de l’avenir etc. La politique aujourd’hui est préemptée, verrouillée, il est compliqué de déverrouiller le système, mais c’est pourtant là que la notion de pouvoir prend tout son sens. Il faut être capable d’audace et de détermination.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Peut-être est-ce au moins en partie du fait de votre expérience de maire que vous avez  vous-même cette capacité d’audace? Le maire n’est-il pas l’élu local qui garde, en France, le plus de popularité ?

 

Jean-Christophe Fromantin

Je pense avoir cette capacité pour une autre raison, celle de ma liberté. Quand vous avez un engagement politique, il faut le vivre comme un engagement et non comme un métier. Et cela change tout : dès lors que vous en faites votre métier, vous perdez votre liberté ! Il a été rappelé tout à l’heure l’audace partagée par 7 parlementaires seulement de voter contre la décision de faire de l’avortement un droit fondamental. Or nous étions 200 ou 300 à être opposés à ce droit fondamental ; pourquoi n’avons-nous pas été deux ou trois cents à voter contre ? Parce qu’alors les investitures de ces hommes de partis auraient été remises en cause ? Donc le sujet, c’est la liberté ! J’ai quant à moi une chance inouïe, c’est d’avoir été élu sans rien devoir à quiconque en dehors de mes électeurs ; d’avoir pu ne pas céder au Président de la République deux mois auparavant, dans son bureau, quand il me demandait d’entrer à l’UMP. J’ai pu lui répondre que, n’ayant jamais rêvé de ce que j’étais en train de devenir, je n’avais pas peur de perdre. J’ai une entreprise qui marche bien, une famille qui me rend heureux, une vie formidable, donc si je gagne, tant mieux, mais je ne veux pas que cela soit au prix de ma liberté ; et si je perds, tant pis…Je n’avais jamais été dans un parti, ni dans un meeting, je n’avais jamais pris de responsabilités municipales, rien du tout ! Et du coup, je me retrouve avec cette liberté extraordinaire, qui autorise beaucoup d’audace, et vous oblige par rapport à vos électeurs. C’est là où je suis totalement Simone Weil, en n’ayant pas d’obligation envers un parti, en n’étant pas tenu par un pacte d’intérêt, comme ceux qui ont fait de la politique leur métier…

 

Dans la salle

Est-ce que vous auriez pu le faire ailleurs qu’à Neuilly ?

 

Jean-Christophe Fromantin

Je le crois ; je pense même que cela aurait été plus facile, parce qu’à Neuilly j’avais à affronter 8000 adhérents de l’UMP, pour qui Nicolas Sarkozy était la référence !

 

Père Chauvin

Vous avez parlé du rôle pervers du parti politique et de votre liberté, j’entends bien cela, mais pour l’instant vous êtes relativement seul. Est-ce qu’il y a un moyen de casser un peu ce monopole du parti politique, qui a certes du plomb dans l’aile – on le voit bien dans la difficulté des grands partis à recruter des adhérents – mais qui résiste aussi en tant que force de pouvoir reposant sur ses membres ?

 

Jean-Christophe Fromantin

Ils ont construit aussi des institutions pour garder le pouvoir. Regardez la question des parrainages d’élus, notamment de maires, nécessaires pour être candidat à la présidentielle : quand ont émergé des idées concernant de nouvelles formules possibles, type parrainage de 500 000 Français par exemple, ce qui serait tout à fait envisageable, les partis politiques se sont tout de suite cramponnés à l’idée des parrainages d’élus. Tenant les élus, ils se garantissent une forme de primauté. Par exemple, quand vous êtes député à l’Assemblée nationale, les questions au gouvernement sont réservées aux partis politiques ; si vous êtes un non-inscrit vous n’y avez pas droit. Et tout est comme cela !

 

Père Chauvin

Comment sortir de cette situation ? Avez-vous des amis, un cercle ou des gens qui se reconnaissent dans votre façon de faire ?

 

Jean-Christophe Fromantin

Oui. Par exemple je n’ai jamais eu de difficultés à trouver des financements pour travailler sur mes sujets, ni à trouver les électeurs pour être élu. Je pense que si demain se montait un projet à une échelle plus large, qui ait du sens et soit construit au moment opportun, les choses s’enclencheraient. Mon isolement est relatif, je suis souvent élu avec de bien meilleurs résultats que mes collègues liés à leurs partis. Ne devraient-ils pas se sentir isolés, sachant qu’il n’y a que 3 % des Français qui disent encore faire confiance aux partis politiques, qu’il y en a plus de 90 % qui ne font plus confiance aux structures partisanes, qu’il y a entre 50% et 60 % d’abstentions aux élections locales, qu’il y a une telle défiance du monde politique par lequel pourtant s’exerce le débat public ?Je préfère être isolé en travaillant sur le fond, sur des projets, que d’être isolé dans cette espèce de tour d’ivoire que représentent encore les partis politiques. Il m’est arrivé d’expliquer, lors d’un débat, qu’une des hantises d’un maire est d’avoir une fuite d’eau dans les canalisations de la ville, car cela ravine, si bien qu’à un moment donné la chaussée s’écroule. Or je pense que le monde politique est un peu dans cette situation aujourd’hui ; en surface les choses ont l’air de bien se passer, on discute à l’Assemblée, les partis tiennent les pouvoirs, ils ont récupéré la présidence de l’Assemblée des maires de France… Tout paraît bien ordonné, mais je pense que cela ravine dur en-dessous. En témoignent les phénomènes populistes, l’abstention aux élections, les Gilets jaunes, etc. A l’évidence, le climat n’est pas à la confiance, et un jour le sol va s’écrouler. En France, c’est d’ailleurs un peu le mode de vie du cycle politique.

 

Jean-Luc Bour

Je vous remercie beaucoup pour votre plaidoyer sur la proximité, le territoire, la subsidiarité et la recherche du bien commun, et donc la vérité d’une vie politique. Mais pour moi, le thème « Pouvoir et vérité » soulève aussi la question du langage, mentionnée par Nicolas Aumonier tout à l’heure. Je pense notamment que plus on s’adresse simultanément à un nombre de personnes important et plus la difficulté du langage croît, quel que soit l’outil utilisé, pas nécessairement médiatique. Plus il est difficile d’être compris par un grand ensemble de personnes, plus on est obligé de réduire son langage, dans notre monde démocratique, pour ne pas déclencher immédiatement des blocages dans tous les sens. Si l’on est dans un très grand pays, il semble que la seule manière de gouverner soit plutôt dictatoriale ; est-ce que, en conséquence, cela réduit la possibilité de  gouverner d’une  manière démocratique qui ne laisserait la place qu’aux populistes démagogiques ? Vous avez sans doute entendu Luc Ferry s’insurger contre le fait que l’on donne le même poids d’intérêt à ceux qui ont peu ou pas travaillé des dossiers qu’à ceux qui les maîtrisent. Ma question est donc de savoir si vous reprochez à un homme politique qui doit gérer une dimension plus grande que son territoire, le fait qu’il réduise son discours à un tout petit aspect de vérité et que ce dernier contienne donc beaucoup de mensonges par omission, comme on l’a vu par exemple au moment de la crise. On a beaucoup critiqué la gestion gouvernementale, mais toute une série de choses ne pouvaient pas être dites sans mettre en panique tout le monde et entraîner des blocages beaucoup plus importants. Cela ne pouvait être dit qu’au fur et à mesure. Néanmoins les gouvernants auraient aussi pu reconnaître qu’ils ne savaient pas, car la science n’avait pas dit tout ce qu’on a commencé à dire au bout d’un an, quand on a commencé à avoir des vaccins. Je m’attendais à ce vous évoquiez ce sujet : le pouvoir et notre limite de pouvoir dire la vérité.

 

 

Jean-Christophe Fromantin

 

Je ne fais pas la même analyse que vous. Je ne suis pas convaincu qu’il y a cette espèce d’encadrement sémantique, et que le langage politique est finalement contraint. Je crois que les gens sont infiniment plus attentifs au sens qu’aux modalités, or la vérité ne s’entend qu’à travers le sens profond qui est donné à l’action. Les modalités sont complexes et ne peuvent pas se dire n’importe comment, ni à n’importe qui. Et, effectivement, plus vous amplifiez la communication, plus les modalités doivent être réduites à des expressions vulgarisées, compréhensibles. Mais le problème n’est pas tellement là, il est davantage de savoir où l’on veut aller ; et l’enjeu politique consiste à mon avis à faire converger l’intérêt individuel et l’intérêt collectif. Or aujourd’hui on oppose toujours ces deux éléments, ce qui fait d’ailleurs que quand vous demandez aux Français s’ils sont heureux, ils répondent oui à titre individuel, mais non à titre collectif ! L’enracinement est une manière de donner à chacun une part de fierté dans un destin national, une part de bonheur, de responsabilité, de dignité. C’est pour cela que le discours politique devrait montrer que les projets de vie des Français peuvent s’inscrire aussi dans une perspective positive pour la France, au lieu de réclamer des sacrifices individuels au bénéfice d’une prospérité collective. Je pense qu’aujourd’hui le discours va privilégier la liberté de vivre là où les gens veulent vivre, en créant ainsi un contexte social beaucoup plus favorable à la confiance, en créant aussi les conditions d’une écologie pouvant s’expérimenter dans la diversité des territoires…En outre, l’acceptabilité de l’écologie est directement liée au contact avec la nature : si vous n’avez pas besoin de la nature, vous n’avez pas envie de la protéger. Par conséquent le discours rationnel, le discours amplifié, si on le maintient dans des modalités – je suis d’accord avec vous – devient extrêmement compliqué, parce que de toute façon il n’est pas audible.

Sur le plan sanitaire, c’est pareil. C’est pourquoi, si le discours politique demeure attaché aux modalités, il restera stérile et fera beaucoup de mécontents. Il doit donc déterminer une direction qui ait de la profondeur, de l’épaisseur, du souffle…Ce sont les mêmes problématiques au sein de l’entreprise : si votre projet d’entreprise se réduit à changer les photocopieurs de la comptabilité, à mettre des voitures roulant à l’essence plutôt qu’au diésel, vous aurez géré les modalités mais ne leur aurez pas donné de sens. Et cela suscitera des querelles, des jalousies sans fin… Hélas, le discours politique est enfermé là-dedans, votre raisonnement est tout à fait juste dans le contexte actuel, mais heureusement ce contexte n’est pas destiné à durer. Il faut redonner du sens au pouvoir, de sorte qu’il soit exercé en vérité, et rendre une vraie direction à la politique, au lieu de la limiter à de la gestion.

 

Jean-Luc ARCHAMBAULT

 

En vous écoutant, je m’interrogeais sur le côté paradoxal du rapport entre la politique et la vérité puisque, d’une part, l’homme politique a besoin d’être en prise avec la vérité pour agir sur le réel, comme vous le faites, sinon c’est l’URSS, où l’on agit sur un monde rêvé, et cela finit par s’écrouler. Mais, d’autre part, il faut aussi considérer que le monde peut être différent de ce qu’il est. L’homme politique doit, selon moi, prendre une certaine distance avec la réalité parce que s’il y colle trop il sera précisément dans la gestion, dans la pensée unique, dans une seule politique possible. A cet égard par exemple, je trouve qu’Elon Musk est une des personnes les plus intéressantes aujourd’hui. Je n’ai pas du tout réagi comme vous en lisant la page du Figaro à son sujet ; je me suis dit qu’il y avait enfin un homme qui ouvrait des perspectives nouvelles, plutôt que nous dire qu’il n’y a pas de planète B, que c’est terrible et qu’on va tous mourir. On est dans une pièce dont les murs se rapprochent, il en prend acte et dit que si l’on n’y arrive plus, on ira sur une autre planète. Je trouve également qu’un monde figé, un monde fini, n’est pas à la hauteur de l’être humain, c’est pourquoi selon moi il faut garder une certaine distance par rapport à la « vérité » d’aujourd’hui, pour ouvrir des perspectives, justement. Par exemple, quand vous dites que vous trouvez très positif que selon l’Institut Montaigne le bien-être passe enfin devant la réussite, cela personnellement me terrifie.

Car cela dépend de ce qu’on appelle réussite ; il y a la réussite individuelle, égoïste, consumériste certes, mais ce n’est pas avec le bien-être qu’on va gagner la guerre ! Si tout le monde attend son bien-être, on va péricliter, et je préfèrerais que les Français mettent en premier le fait de réussir collectivement quelque chose de grand, des transformations, plutôt que de s’intéresser à leur bien-être local, ce qui est sympathique, mais ne nous emmène nulle part. Je voudrais donc avoir votre avis sur cette tension avec la vérité, avec ce que chacun peut souhaiter lui-même spontanément, sur la façon dont le politique peut apporter une valeur ajoutée en invitant à regarder le monde comme plus vaste que l’échelle locale de chacun et à aller ensemble dans telle direction.

 

Jean-Christophe Fromantin

Le monde est de toute façon plastique, mouvant, il n’est pas figé dans une vérité, il a ces deux composantes, individuelle et collective, avec lesquelles il peut évoluer dans une tension saine entre les deux, qu’on appelle l’harmonie. L’harmonie, c’est cette conciliation entre les aspirations individuelles légitimes et une construction collective. Je pense qu’aujourd’hui l’absence de perspective politique et de construction de l’harmonie ouvre finalement des champs comme ceux qui étaient évoqués dans Le Figaro. Je ne conteste pas l’utilité du métavers ou l’idée de mettre les usines du monde sur la Lune ; après tout, pourquoi pas ? Mais ce ne doit pas être la seule réponse. Si l’envie très simple de vivre heureux n’est pas incarnée dans une perspective politique, alors ce sont des acteurs comme Elon Musk qui vont construire le monde, ce que je ne souhaite pas. Je ne conteste pas leur génie, leurs inventions, elles sont intéressantes et nécessaires ; mais je souhaiterais les utiliser pour répondre aux aspirations de chacun. Tout le monde n’a pas envie d’aller travailler sur la Lune ! Mon interlocuteur de Nogent-le-Rotrou a envie de travailler là où il est heureux. Pourquoi lui demander de créer son avatar puis de le mettre demain sur Meta, la nouvelle plateforme de Facebook ?

 

Marie-Joëlle Guillaume

D’autant que là, on n’est pas dans la vérité, on est dans l’artificiel.

 

Jean-Christophe Fromantin

Mais on peut concevoir que la vérité est quelque chose qui évolue, ou du moins qu’elle est une construction vivante, qui ne doit pas exclure. Mon approche se situe vraiment dans cette idée de convergence : je connais la socialité, les aspirations d’une population très CSP+ avec laquelle j’interagis tous les jours, mais je suis sensible aussi à cette vérité des territoires pour beaucoup de raisons personnelles. Par ailleurs, j’aime me référer à ces lignes de Simone Weil:« Un système social est profondément malade quand un paysan trahit la terre avec la pensée que s’il est paysan, c’est parce qu’il n’est pas assez intelligent pour être instructeur ». Tout est dit. Bien sûr, ce que fait Elon Musk est fantastique, ce que font les grands scientifiques est passionnant, mais n’en faisons pas le référentiel. Le paysan qui cultive la terre, l’artisan ou n’importe lequel d’entre nous, ne doit pas se dire que ce qui fonde sa dignité est dépassé, penser que ses talents et ses aspirations sont dérisoires. A mes yeux, ce que propose Elon Musk ne doit pas être la référence, mais nous permettre de disposer d’outils pour vivre mieux. L’automobile en a été un, l’ordinateur en est un autre etc. La technologie est fantastique, et je suis le premier à militer pour que chacun, là où il vit, puisse avoir accès aux meilleurs standards, en ayant la vue sur la montagne si c’est son rêve, ou la vue sur les Champs-Élysées s’il préfère être dans le centre-ville. Finalement cette technologie doit être mise au service d’un projet politique, de sorte qu’elle réalise le meilleur d’elle-même.

 

Nicolas Aumonier

 

Ma troisième question du jour part de l’analyse que fait le géographe et sociologue Christophe Guilluy. Il constate, en matière d’habitat, la très grande violence actuellement à l’œuvre dans l’accaparement du littoral par les gens qui ont les moyens d’acheter une maison au bord de la mer, et conclut son analyse en écrivant que les gens simples ne pourront plus habiter le bord de mer. Donc, quand vous dites que le politique doit accompagner le choix de vie de chacun de vivre là où il veut, vous assumez d’une certaine manière un projet libéral qui cache, pour des analystes comme Christophe Guilluy, une violence très forte, même si elle est souterraine, de ceux qui ont les moyens par rapport à ceux qui ne les ont pas. A aucun moment vous n’avez prononcé le mot de « violence ». Il y a bien sûr la violence du mensonge, mais il y a aussi la violence de l’argent, subie par ceux qui n’en ont pas par rapport à ceux qui en ont beaucoup. Bien des mesures fiscales, regrettées par les libéraux, mais attendues pour ceux dont la vie matérielle est dure, constituent des tentatives, heureuses ou malheureuses, de régulation. Quel pourrait être, selon vous, le mode de régulation qu’il faudrait essayer d’inventer pour que le politique accompagne au mieux le choix de chacun de vivre là où il le veut sans que ce choix ne soit possible qu’aux seuls ménages les plus riches ?

 

 

Jean-Christophe Fromantin

On revient à la géographie et à l’aménagement du territoire qui mérite un réel équilibre pour éviter la fracture que vous pointez. Je pense que nous sommes dans un monde qui va se redistribuer et se déconcentrer, ce qui signifie qu’il y a deux grands pivots à construire : un pivot métropolitain et un pivot local. Mais le pivot métropolitain n’est pas nécessairement la grande ville, ayant des fonctionnalités de connexion avec le monde. En effet la dynamique de prospérité s’enclenche quand on est connecté au reste du monde, et plus on a de connecteurs, plus on bénéficie de cette dynamique. Cela nous oblige à reconsidérer les réseaux de villes moyennes, qui correspondent à l’échelle souhaitée par les gens, la technologie nous permettant de leur donner demain le niveau de services qui est celui de la métropole d’aujourd’hui. Il y a une nomenclature d’environ 180 services des grandes villes. Nous nous sommes demandé récemment, avec un petit groupe de géographes et d’économistes, si l’on pourrait mettre dans une ville de 20 000 habitants les 180 services d’une grande ville d’aujourd’hui, par le truchement à la fois de l’innovation et de quelques autres vecteurs. Or la réponse est ‘’oui, assez facilement’’ ! Donc, d’un côté vous avez une construction internationale avec des métropoles-pivots, et de l’autre une construction de proximité qui repose sur la confiance des acteurs locaux, car les acteurs locaux récoltent 80 % de confiance, et les secteurs nationaux moins de 5 %. De toute façon, si l’on veut retrouver une perspective politique, il faudra rejoindre ceux qui incarnent la confiance et non ceux qui incarnent la défiance. Le momentum est celui où s’alignent intérêts individuels et intérêts collectifs. La traduction se fait alors dans une vision équilibrée de l’aménagement du territoire et un renouvellement des institutions. Elle se fait aussi dans un système de financement analogue à celui qui avait prévalu à la fin du XIXe siècle, bien davantage construit sur l’épargne que sur la dette telle qu’on la développe aujourd’hui. Je pense donc que les Français ont les moyens d’enclencher demain la croissance dont on a besoin, même si cela suppose de les mettre en confiance et de leur offrir la possibilité d’investir là où ils veulent vivre, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. C’est la raison pour laquelle je suis plutôt optimiste, même si la vérité demande un peu d’introspection et de discernement et qu’il faudrait, je pense, canaliser le pouvoir.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Au moment de conclure cette soirée, nous pouvons dire que nous avons entendu un homme politique qui a réfléchi à partir d’une vision d’ensemble, cohérente et soucieuse de vérité humaine, et cela est intéressant, car c’est ce qui nous manque aujourd’hui. Merci beaucoup à vous, Monsieur le Maire, pour cette leçon d’incarnation du pouvoir, en particulier dans la géographie.

 

Séance du 25 novembre 2021