Présentation par Marie-Joëlle Guillaume
J’ai l’honneur et le plaisir d’ouvrir notre année académique 2021-2022 consacrée au thème de la vérité. C’est un thème magnifique, mais derrière l’angle de vue général que nous avons choisi se manifeste aussi l’inquiétude qui saisit nos contemporains. Sous le titre La vérité se décide-t-elle ?, affleurent le volontarisme de nos sociétés, l’appétit de pouvoir, les risques de manipulation. Il existe aujourd’hui des problèmes à saisir à bras le corps pour que l’homme reste libre, et celui de l’accès à la vérité en est un. Nous allons y venir dans quelques instants avec notre invité.
Je voudrais d’abord accueillir officiellement les deux nouveaux membres que nous avons élus à l’unanimité lors de notre Assemblée générale du 23 septembre dernier et dont nous vous avons longuement présenté, à cette occasion, le brillant parcours : Messieurs Jean-Luc Archambault et Laurent Lafforgue. Jean-Luc Archambault va nous rejoindre dans quelques instants, Laurent Lafforgue est devant nous. Je salue donc, Monsieur, le brillant mathématicien que vous êtes. Je rappelle que vous avez reçu la médaille Fields, qui est dans le domaine des mathématiques ce qu’est le prix Nobel pour les autres domaines du savoir. Mais il est un autre élément qui nous a conquis dans votre personnalité, c’est votre engagement pour la qualité de l’enseignement, pour l’école. La ‘’littéraire’’ que je suis a été très sensible à vos nombreuses interventions pour une école qui fasse sa place aux humanités. Malheureusement, les résultats dans notre pays ne sont pas tout à fait là !
J’accueille maintenant notre intervenant de ce soir, Monsieur Bertrand Vergely. Il faut toujours prendre de la hauteur pour aborder les questions difficiles, c’est pourquoi nous sommes très heureux, cher Monsieur, de votre présence ici ce soir. Vous êtes philosophe, théologien orthodoxe et essayiste, et nous vous avons demandé d’éclairer la question La vérité se décide-t-elle ? à l’intérieur d’une autre question, qui touche au cœur de la condition humaine : L’Homme peut-il se passer de chercher la vérité ? Si nous nous sommes adressés à vous, c’est aussi parce que vous êtes un professeur, passionné par l’enseignement, ses interrogations et ses transmissions. Né en 1953, vous êtes ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud, où vous avez choisi la philosophie. Vous avez enseigné à Sciences-Po Paris et en classes préparatoires aux grandes écoles, hypokhâgne et khâgne, au lycée Pothier d’Orléans. Vous avez enseigné et vous enseignez toujours à l’Institut Saint-Serge, la Faculté orthodoxe de Paris, où vous êtes maître de conférences en théologie morale. Philosophe et théologien, les deux étant très liés à vos yeux, je crois, vous allez apporter à notre Académie le souffle – et quand je dis le souffle, c’est le pneuma, la force intérieure inspirée – du christianisme d’Orient, et son sens de la contemplation au cœur du monde.
Entre 1995 et aujourd’hui, vous êtes l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages : vous avez commencé par mettre à la portée du grand public la philosophie et son histoire, dans la collection des Essentiels philosophie aux éditions Milan. Je ne citerai que quelques titres, car il y en a beaucoup : Aristote ou l’art d’être sage, Heidegger ou l’exigence de la pensée, Nietzsche ou la passion de la vie. Vous avez aussi beaucoup travaillé sur Platon. Il s’agit de petits ouvrages attrayants et très pédagogiques, où a percé votre amour de la Grèce. Vous aimez d’ailleurs citer la phrase d’Heidegger : « Toute la philosophie se trouve déjà chez les Grecs. » Mais deux autres directions ont sollicité très tôt votre attention, comme vous nous l’avez vous-même précisé : le sens de la pensée ; ainsi que le sens de la vie, là où il est mis à l’épreuve (le mal, la souffrance, la mort), et là où il se révèle (le bonheur, l’émerveillement, la vie divine). À cet égard, votre bibliographie est jalonnée d’ouvrages d’une grande intensité métaphysique et humaine, tel Retour à l’émerveillement (Albin Michel, 2010), les Entretiens au bord de la mort (2010), en 2015 La tentation de l’Homme-dieu, dont les interrogations et les affirmations se situaient dans la même perspective que le travail effectué quelques années plus tard par notre Académie sur le thème Dépasser l’humain ?En 2019, vous publiez Notre vie a un sens ! Une sagesse contre le pessimisme ambiant, chez Albin Michel. Votre dernier ouvrage en date, qui paraît ces jours-ci chez Mame, porte un titre magnifique : Dieu veut des dieux. La vie divine, en écho, je pense, à l’affirmation somptueuse des Pères de l’Église depuis saint Irénée : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu ». Là encore vous vous adressez aux chercheurs de sens, et vous nous incitez à prendre conscience de notre vocation à la vie en plénitude. Mais la culture postmoderne ne veut plus entendre parler de la vérité, assimilée à un modèle totalitaire, et celle-ci fait même l’objet d’un rejet, au profit de l’identité singulière. La vérité n’est-elle pas plutôt ce qui nous ouvre les portes de la liberté, en nous délivrant du mensonge, de l’hypocrisie et du vide ? Merci de nous aider à y réfléchir.

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Communication

Je suis très honoré d’être parmi vous pour aborder le thème de la Vérité. Nous vivons aujourd’hui une crise majeure de la Vérité. Il y a quelques années de cela, j’ai écrit un ouvrage intitulé La destruction du réel, et dans cet ouvrage je montrais qu’il y a trois choses dont notre monde veut se débarrasser : la première c’est l’Homme, la deuxième c’est l’origine, la troisième c’est la Vérité. On veut se débarrasser de l’origine, dans la mesure où nous voulons pouvoir tout fabriquer et être à nous-mêmes notre propre origine. L’Homme disparaît, parce qu’il y a d’une part des tentatives pour faire sauter la différence entre l’homme et l’animal et d’autre part entre l’homme et la machine, au nom du refus de toute discrimination. Quant à la vérité, elle dérange comme l’origine non-humaine dérange, comme l’humanité humaine dérange. La vérité dérange, pour une raison qui a été développée par Nietzsche et qui n’a cessé ensuite d’avoir des prolongements dans notre culture. Il y a chez Nietzsche une volonté de se débarrasser de la vérité, Nietzsche entendant par vérité un modèle que l’on veut imposer. À la suite de Nietzsche, on n’a cessé de décliner cette remise en question de la vérité. Aujourd’hui cette remise en question de la vérité fait fureur, à travers l’apparition de la théorie du genre, défendue par Judith Butler, philosophe américaine qui dans son livre Trouble dans le genre annonce nettement la couleur : elle entend délivrer la culture de la vérité ainsi que de l’identité, afin qu’il soit possible de choisir l’identité que l’on veut et la vérité que l’on veut.

Je me permets ici d’appeler votre attention sur un point dont vous n’allez pas cesser d’entendre parler dans les années qui viennent, parce qu’il est l’élément crucial de ce qui est en train de se construire, notamment à travers toutes les notions de genre et de transgenre : on doit pouvoir être comme on se sent.

Ce n’est pas parce que je suis né homme que je suis un homme : je peux être homme et me sentir femme, et je réclame à la société le fait de me reconnaître comme femme bien que j’aie l’apparence d’un homme ; je suis femme non pas parce que je suis née fille, mais parce que je me sens femme. Attention, c’est quelque chose qui fait des ravages parmi les jeunes, car ce langage est le langage même de l’adolescence, qui entend pouvoir décider de tout. Et ceci appelle la réflexion, ma réflexion, sur la question de savoir si la vérité se décide.

La philosophie m’a appris que quand une question se pose, il convient toujours de voir ce qu’il y a derrière cette question, ce qui est en jeu. Derrière la question « La vérité se décide-t-elle ? », quel est l’enjeu ? L’enjeu, c’est la liberté. Que faut-il entendre par liberté ? Il faut entendre aujourd’hui par liberté une liberté purement politique, qui consiste pour moi à décider totalement de l’existence, et des contenus de l’existence, en refusant qu’on m’impose quoi que ce soit. Et nous comprenons ici les raisons pour lesquelles la culture dans laquelle nous sommes veut se passer de vérité. Pourquoi veut-elle s’en passer ? Parce que, pour elle, la vérité c’est ce qu’on veut m’imposer, et la liberté, c’est le refus que l’on m’impose quoi que ce soit. Ainsi la question qui se pose à nous est-elle celle de la liberté, et derrière celle de la liberté, celle de l’humanité, dans la mesure où l’on considère qu’une bonne vérité est une vérité humaine, et qu’une vérité humaine, c’est une vérité que je décide.

Dès lors, pour analyser ces questions, je crois qu’il convient d’être prudent, patient, et posé. Il nous faut d’abord comprendre comment on en est arrivé à ce qu’on peut appeler la subjectivation de la vérité, et le fait qu’à un moment dans notre culture on va se passer de vérité, pour faire triompher la liberté sur la vérité. Cela nous amènera à envisager ce qui n’a pas été vu à propos de la vérité. En effet, il me semble que nous sommes dans une ignorance terrible au sujet de la vérité, qui a pour résultat que nous confondons la vérité avec un modèle qu’on veut nous imposer ; à l’inverse nous pensons pouvoir nous libérer de la vérité en étant dans une liberté absolue. Le travail qu’il nous faut donc faire, c’est de revenir à une connaissance de la vérité, afin de comprendre ce qu’elle signifie en profondeur.

  1. La vérité commence avec ce qu’on peut appeler le réalisme de la vérité.

Tel qu’il est proposé par Aristote, cela consiste à définir la vérité comme adéquation de la chose à l’intelligence. Qu’est ce que cela signifie concrètement ? La vérité, c’est ce qui se passe quand les idées que j’ai dans la tête correspondent à quelque chose. Nous retrouvons cela dans l’expérience courante : il y a ce qui correspond à quelque chose et il y a ce qui ne correspond à rien. Est vrai ce qui correspond à quelque chose, n’est pas vrai ce qui ne correspond à rien. Chez Platon, la correspondance était liée à une idée et à un idéal : c’est parce que je peux me faire une idée d’une chose qu’il y a une vérité de ce que je dis à propos des choses. Chez Aristote, la vérité n’est pas de l’ordre de l’idée, mais elle est de l’ordre du sensible : c’est parce que je peux sentir ce que je dis dans l’expérience, et en avoir une expérience réelle, concrète et sensible, que ce que je dis est vrai.

Cette vérité est indépassable. Même si on s’oppose à la vérité, aucune vie humaine n’est possible si nous ne respectons pas ce minimum. Il est inconcevable de vivre dans un monde qui pourrait se passer totalement de la vérité. Nous avons besoin de la vérité des choses pour pouvoir attester de la vérité de nos discours. Ceci est valable dans l’ordre de la connaissance scientifique, mais ceci est valable aussi dans l’ordre de la vérité humaine, dans la mesure où l’homme vérace et véridique dit des choses qui correspondent toujours à une réalité qui peut être repérée et déterminée, par opposition au menteur ou au mythomane, qui raconte des choses qui ne correspondent à rien. En ce sens, la vérité est liée à une contrainte des faits, et cette contrainte des faits est acceptée. Pourquoi ? Parce qu’elle nous libère de la contrainte ; c’est le paradoxe de la contrainte : l’absence de contrainte est terriblement contraignante alors qu’à l’inverse la contrainte des faits est libératrice.

Notre culture s’est bâtie sur cette définition de la vérité, et elle continuera toujours de le faire. Au XVIIIe siècle, lorsque Kant opte pour l’idéalisme transcendantal de la subjectivité transcendantale, il a beau faire du sujet le fondement de la vérité, il n’en déclare pas moins qu’il se situe dans la continuité d’Aristote et de sa définition de la vérité comme adéquation de la chose à l’idée. Tout simplement parce que Kant est lucide : l’obéissance aux faits, c’est ce qui m’empêche de délirer, c’est ce qui conserve le sens ; si je veux que la subjectivité ait du sens, il faut que le sens ait du sens, et si je veux que le sens ait du sens, il faut que l’obéissance aux faits ait du sens. Néanmoins – et c’est là où notre culture est intéressante -, parce qu’on est dans le réalisme de la vérité, il va y avoir une correction de la vérité. Il est important d’être en relation avec les faits et les choses, et de ne pas raconter n’importe quoi. Mais il est important également d’être précis quand on parle de la vérité et de la vérité comme adéquation avec les choses. Or le réalisme de la vérité est vague, l’adéquation entre les idées et les choses est vague. C’est ce que vont faire remarquer, dans l’Antiquité la culture sceptique, au Moyen Âge la culture nominaliste, dans la modernité l’empirisme, dont nous sommes les héritiers et qui met en évidence trois choses : la diversité, la subjectivité, et l’historicité.

En effet, attention ! Dans l’adéquation entre l’idée et la chose, il y a toute une diversité possible d’adéquation. Une chose est vraie parce qu’elle correspond à quelque chose de réel, mais de quel réel parlez-vous ? Un réel n’est-il pas le réel qui m’apparaît dans un certain système donné, à partir de données spatiales et temporelles ? Puis-je parler comme cela du réel dans la vérité, dans la généralité ? Je m’aperçois que je peux parler du réel dans la mesure où, je ne dirais pas qu’il y a une diversité de réalités, mais une diversité de l’expérience des apparitions de la réalité. La réalité m’apparaît à travers une expérience riche,qui contient sa propre histoire ; la réalité ne m’apparaît pas comme cela, en bloc. Il faut tout un processus pour arriver à déterminer la chose comme étant la chose, et c’est ce processus d’adaptation qui va donner toute sa crédibilité au discours que je vais pouvoir tenir sur la chose. A cet égard, nous devons remercier l’empirisme de nous inviter à un recul critique, et en quelque sorte à nous délivrer d’une vérité trop vite définie. L’homme peut-il se passer de vérité ? Attention, ne globalisons pas trop vite les choses, et comprenons que je peux me passer d’un certain rapport à la vérité, parce que je cherche la vérité, et non pas parce que je me suis débarrassé de la vérité. C’est l’intérêt de l’empirisme, que d’être critique à l’égard d’une certaine idéalisation de la vérité, non pas parce qu’il la mépriserait et la rejetterait d’une manière libertaire et provocatrice, mais parce que, justement, il entend l’honorer.

  1. Quand on parle de vérité, qui parle de vérité ?

Cette question ô combien importante a été soulevée par mai 68 et la pensée 68 autour de Michel Foucault ! C’est la question nietzschéenne, qui là encore est loin d’être inintelligente. Que signifie poser la question de qui parle de la vérité ? Cela pose la question du soupçon, et derrière la question du soupçon, celle de la volonté de vérité. Pourquoi Nietzsche va-t-il  remettre en question la vérité ? Il n’est évidemment pas pour le mensonge, ni pour la fausseté, mais il se rend compte qu’il y a une certaine manière de vouloir la vérité qui n’est pas si vraie que ça. On retrouve cette position chez Spinoza, qui remet en question le besoin de certitude et le besoin d’arriver à une sorte d’assurance absolue. On parle de vérité, mais qu’est-ce que nous cherchons dans la vérité ? Est-ce que nous sommes vrais quand nous cherchons la vérité ? Il faut avoir le courage de regarder les choses en face, nous pouvons être faux dans notre manière de vouloir la vérité. Pourquoi ? Parce que nous voulons immédiatement la vérité une fois pour toutes, du fait que fondamentalement nous sommes angoissés. Pourquoi sommes-nous angoissés ? En gros parce que nous n’aimons pas la vie, et que nous voulons en finir avec la vie. Nous voulons en finir avec la connaissance, nous voulons en finir avec tout, car nous sommes traversés sans nous en rendre compte par ce que Freud appelait des pulsions de mort, ou par ce que Nietzsche appellera des mécanismes de vengeance. Michel Foucault a repris d’une manière moderne cette question de la volonté de vérité à travers la volonté de savoir, et il a montré qu’il y a une certaine manière de vouloir la vérité qui est terriblement contraignante.

Ainsi, poser la question de la vérité, ce n’est pas simplement apercevoir la diversité qu’il y a dans la réalité, et tenir compte de cette diversité, des modalités d’apparition du vrai, ou de ce que j’appelle vrai, mais c’est tenir compte de nous, de moi, de vous. Pourquoi est-ce que nous nous intéressons à la vérité ? Que voulons-nous, que cherchons-nous ? Et si par hasard la vérité venait à disparaître dans notre monde, pourquoi cela nous inquiète-t-il à ce point ? Est-ce que nous avons de bonnes raisons de nous intéresser à la vérité, ou est-ce que nos raisons ne sont pas si bonnes que cela ? En réalité, poser la question « Qui veut la vérité ? », c’est rechercher la vérité de la vérité, et pas simplement la vérité. Et c’est s’apercevoir que la vérité doit être subjectivée.

  1. Il existe une historicité de la vérité

Dernier élément, il y a une historicité de la vérité, au sens où la question « Qui ? » ne relève pas simplement de la psychologie, mais de la sociologie. Que veulent les sociétés humaines quand elles veulent la vérité ? Que signifie pour elles reconnaître quelque chose comme étant la vérité ? Nous savons que la vérité se constitue toujours à travers un témoin, et d’autre part une société : le témoin qui dit la vérité, la société qui écoute le témoin, la société qui écoute le témoin qui va permettre à la société de donner à la société la vérité de la société. La vérité du témoin fait la vérité de la société ; la vérité de la société fait la vérité du témoin. La vérité est quelque chose de vivant, qui vit dans un ensemble social vivant, et il nous faut ici tenir compte de ce côté vivant. C’est la raison pour laquelle, dans notre monde, nous avons assisté à une révolution à propos de la vérité, et notamment une révolution avec Descartes dans les Méditations métaphysiques. Dans les Méditations métaphysiques, Descartes aborde la question de la vérité. Et, abordant la question de la vérité, il dit quelque chose de tout à fait nouveau, sur quoi l’on ne s’est pas assez interrogé. En effet, on entend partout exprimer l’idée selon laquelle être cartésien, c’est être très logique, et tout analyser. Mais Descartes, s’il a certes une vision mathématique et mécaniste de la nature, n’analyse pas tout. En revanche, selon lui il faut vouloir deux fois la vérité : premièrement il faut la penser logiquement, et deuxièmement il faut la vouloir, pour constituer le jugement. La vérité, c’est la vérité de la pensée logique, qui ne se contredit pas, mais c’est aussi la volonté derrière cette logique, que la logique soit logique. Il faut vouloir ce que je pense pour le penser, et non pas simplement le penser.

  1. La vérité est quelque chose qui se veut.

Qu’est-ce que cela signifie ? Que pour qu’il y ait vérité, il faut qu’il y ait une présence de la conscience à la vérité, et que s’il n’y a pas de présence de la conscience à la vérité, il n’y a pas de vérité du tout. Descartes nous signifie que la vérité n’est pas simplement une affaire de logique, mais aussi une affaire de conscience. Or cela est complètement nouveau. L’originalité de Descartes, c’est d’expliquer qu’il y a quelque chose de plus profond que la logique, qui est la conscience. En effet, penser n’est pas appliquer une règle logique, je peux appliquer une règle logique sans être présent à ce que je pense, alors que penser, c’est être constamment présent à ce que je pense. D’où ici l’idée que la conscience est la science des sciences, parce que rien n’est plus rigoureux que le fait de devoir être constamment présent à ce que l’on pense pour penser vraiment.

Donc, premier élément, il peut y avoir subjectivation de la vérité pour de bonnes raisons. Nous voyons qu’à un moment, la culture philosophique s’est débarrassée de la vérité pour mieux retrouver la vérité ; elle s’est débarrassée de la définition aristotélicienne de la vérité fondée sur le réalisme de la pensée, pour aller vers la subjectivité de la pensée. Ce qui signifie que je peux me débarrasser de la vérité tout en étant encore dans la vérité, dans ce qui fait la profondeur de l’expérience de la vérité.

Deuxième élément : d’une certaine façon la vérité se choisit. Pardonnez mon ignorance, je vais essayer de parler de quelque chose qui me dépasse totalement, mais le peu que j’en sais revient à ceci : je crois savoir que dans la physique quantique, pour pouvoir déterminer simultanément la position et la vitesse d’un atome, à un moment il faut choisir. Je ne peux pas simultanément connaître la position et la vitesse, si j’accepte la position déterminée je dois choisir la vitesse, et si j’ai accepté la vitesse, je dois choisir la position. Cela veut dire qu’à un moment il y a une intervention nécessaire, à l’intérieur de ce que l’on pense, pour pouvoir le penser. Ce n’est pas la ruine de l’objectivité, comme on l’a pensé ; c’est une nouvelle manière de penser l’objectivité, pour expliquer qu’à un moment il y a une nécessité de l’intervention humaine, pour que l’objectivité demeure l’objectivité. Et donc il y a ici un deuxième élément important : dans la détermination de la Vérité nous avons une part à jouer, c’est-à-dire que la vérité, non seulement ça se veut, mais à un moment ça se construit et ça se choisit.

Troisième élément : la vérité se défend. Ce n’est pas parce que j’ai découvert une vérité que cette vérité est vraie ; encore faut-il que la communauté humaine dans laquelle je suis l’accepte. C’est le paradoxe de la connaissance scientifique, au sujet de laquelle des savants connaissent parfois une véritable expérience de traversée du désert. Pourquoi ? Parce qu’ils énoncent une vérité qui dérange, et que cette vérité, parce qu’elle dérange, n’est pas reconnue comme vraie. On vit à un moment l’épreuve de la vérité. Guy Béart avait chanté « Le premier qui dit la vérité / Il doit être exécuté ». Ainsi, il y a bien un enjeu politique de la vérité : les questions « Qui parle ? », « Qui décide ? »,  posent la question des hommes, de la subjectivité à l’intérieur de la communauté humaine, ce qui soulève la question des passions. Il y a des passions humaines, des intérêts humains, de sorte que pour être vraie, la vérité ne doit pas simplement correspondre à quelque chose, elle ne doit pas simplement être voulue par quelqu’un, elle doit à un moment traverser l’épreuve de la reconnaissance de la société. Nous retrouvons le deuxième élément ; il faut se demander avec pertinence qui décide de la vérité.

Quel est le problème de notre monde ? C’est notamment le fait qu’à partir de quelque chose de vrai, on a bâti quelque chose de faux. En effet l’on a retenu de la vérité, parce qu’elle était subjective, qu’elle n’était que subjective ; parce qu’elle était politique, qu’elle n’était que politique ; parce qu’elle était choisie ou voulue, qu’elle n’était que choisie ou voulue, parce qu’à un moment elle est décidée, qu’elle n’était que décidée. Résultat, nous sommes confrontés au marasme dans lequel nous sommes. En effet nous nous sommes rendus incapables de penser la vérité en la subjectivant, en la relativisant et en la politisant. En quoi consiste notre incapacité à penser la vérité ? Elle consiste dans l’ambiguïté de notre rapport à la liberté. Du fait que la vérité est subjective, relative et politique, nous avons conclu qu’il n’y avait pas de vérité, et que la seule vérité, c’était la relativité, la politique et la subjectivité. Quel est le problème dans cette vision des choses ? C’est qu’elle entend en fait fonder la vérité sur la liberté, qu’elle se veut la vérité de toutes les vérités. Et par là même interdit la vérité. D’où un paradoxe : je veux libérer la pensée du dogmatisme … en tombant dans le dogmatisme. Nous sommes aujourd’hui dans le dogmatisme de la liberté, dans le dogmatisme de la subjectivité, dans le dogmatisme de la relativité, dans le dogmatisme de la politisation de la vérité. Et nous sommes dans ces dogmatismes parce que l’on n’a pas compris comment accorder ensemble le réalisme de la vérité avec l’humanité de la vérité, avec sa subjectivité.

Pourquoi n’en est-on pas capable et n’arrive-t-on pas à réconcilier l’objet et le sujet, à l’intérieur de la subjectivité de la vérité ? Pourquoi n’arrive-t-on pas à réconcilier l’homme et la réalité, la réalité et l’homme ? Parce qu’on ignore ce qu’est la parole. Notre monde essaie de se débarrasser de la vérité, parce qu’on pense la vérité comme s’imposant à nous, or on ne veut rien se voir imposer. Alors on considère comme seule alternative, le dogmatisme de la liberté contre celui de la vérité : l’on a soit l’objectivité, soit la subjectivité. On ne conçoit pas qu’une vérité puisse s’imposer à moi, et me laisse en même temps libre ; on ne conçoit pas que je puisse être libre et accepter librement quelque chose qui s’impose à moi.

 

  1. Introduction de la dimension métaphysique et spirituelle de la Vérité.

Qu’est-ce que c’est que la parole ? La parole est exactement ce qui se passe au cœur de toute vie spirituelle, et bien évidemment au cœur de la vie évangélique. La parole est le résultat de l’expérience de l’Etre. Nous avons une idée erronée de la réalité, parce que nous confondons la réalité avec l’existence concrète, et nous ne voyons pas que la réalité se compose de trois éléments : le premier, c’est l’existence concrète dans laquelle nous évoluons ; le deuxième c’est l’expérience de l’Etre, qui fait que ce qui existe, existe ; et le troisième, c’est la coïncidence fulgurante qui a lieu quand l’Etre et l’existence se rencontrent. La réalité, ce n’est pas d’être dans l’existence, ce n’est pas d’être dans le concret, c’est l’erreur du réalisme, c’est l’erreur de l’empirisme, de croire que parce que je suis dans l’existence concrète, je suis dans la réalité. Je suis dans la réalité quand je suis dans l’existence qui est, et non pas dans l’existence. Qu’est-ce que c’est que l’existence qui est ? C’est ce qui se passe quand on fait l’expérience de la poésie, l’expérience de la méditation, ou de la mystique. L’expérience poétique se réalise quand je m’arrête pour regarder ce qui existe, écouter ce qui vit, et que tout d’un coup j’entends la vie, j’entre dans le langage de la vie ; le langage de la vie va se révéler à moi à travers une expérience d’être à être, dans un rapport de présence à présence. Je suis dans une forêt, je prends le temps de respirer, de marcher, de humer les saveurs qui montent de cette forêt parce qu’il vient de pleuvoir, et tout d’un coup je suis, j’existe, et j’entends la présence de la forêt. Elle me parle de l’intérieur, nous sommes dans une communication d’être à être.

Ce qui se joue alors à l’intérieur de cette expérience est en fait quelque chose de tout à fait extraordinaire : la présence de la forêt est tellement forte qu’elle m’envahit, elle s’impose à moi ! Je pourrais en conclure que je ne suis pas libre, mais curieusement c’est précisément cette présence qui fait de moi un être libre, parce qu’elle me remplit ; parce qu’avant cette expérience j’étais un simple sujet banal, et à travers cette expérience je suis un sujet qui est. Qu’est-ce que c’est que l’expérience de l’Etre ? C’est ce dont Parménide fait l’expérience, et c’est aussi quelque part ce dont Descartes fait l’expérience. C’est l’expérience métaphysique absolue. L’expérience métaphysique absolue apparaît à partir de la question heideggérienne, mais en fait elle a été posée par Schelling et par Aristote : y a-t-il quelque chose, ou n’y a-t-il rien ?

Parménide dit que le néant est impossible. En ce sens l’athéisme est impossible. Il est impossible de penser que la réalité n’existe pas. Pour que la réalité n’existe pas, il faudrait qu’il y ait une réalité plus grande que la réalité, afin de faire de cette réalité un néant. Je ne peux pas contester l’existence de la réalité sans emprunter de l’être à la réalité pour contester cette existence. Nous sommes là devant quelque chose de vertigineux, comme le ciel que nous regardons la nuit, nous sommes dépassés par le fondamentalement existant, qui nous submerge. Devant cela je suis comme anéanti, je ne peux rien ; oui, mais extraordinairement c’est précisément ce qui me remplit, et qui fait de moi un homme libre, parce qu’avant cela j’étais un homme banal et à travers cela je suis un homme émerveillé, habité par l’extraordinaire de la vie. Qu’est-ce qui est important dans l’existence ? Est-ce que c’est de pouvoir simplement choisir de faire ce que l’on veut, ou d’avoir un jour rencontré l’extraordinaire de la vie, l’expérience de la poésie et de l’instant poétique, l’expérience fulgurante de l’extraordinaire ?

Deuxième expérience, c’est celle que fait Descartes, mais c’est la même que celle de Parménide. Descartes se demande s’il y a quelque chose qui existe indubitablement, ou pas. Or à un moment Descartes s’aperçoit qu’il y a quelque chose dont il ne peut pas nier l’existence…c’est précisément, quand il pense, sa propre existence. D’où cette exclamation « Je suis, je pense » ! Je ne peux pas nier cette évidence qui est de l’ordre de l’existence plus forte que moi. En quelque sorte cela m’anéantit, et c’est cet anéantissement qui me remplit, car il me vide de ma banalité pour me remplir de l’extraordinaire qui m’émerveille. D’où, deuxième expérience importante, l’expérience de la méditation. C’est quelque chose que l’on trouve chez Descartes, mais aussi chez Pascal. Il y a des pensées tellement profondes qu’il faut d’abord beaucoup de temps pour les penser, puis quand on les pense, elles se pensent en nous au-delà de notre propre pensée. Ce qui fait qu’on touche à une forme de pensée infinie. Et le paradoxe de cette pensée infinie, c’est qu’elle donne une telle densité à la réalité que nous vacillons en nous demandant ce qu’est la réalité. Nous pensions que la réalité était de l’ordre des choses, et tout d’un coup nous découvrons la chose la plus extraordinaire qui soit, à savoir que la réalité est spirituelle, c’est-à-dire qu’il y a une pensée infinie dans la réalité, qui confère une présence infinie à toute chose et à moi-même. Et plus je pense infiniment, plus je vois l’infini de la réalité se développer devant moi, plus je me sens exister infiniment.

Par là nous faisons l’expérience de ce qu’il peut y avoir de plus extraordinaire dans la relation humaine, dans l’existence humaine, à savoir que nous sommes reliés à quelque chose d’infini, qui fait que notre vie correspond à quelque chose, que nous correspondons à quelque chose. Oui, la vérité pour être bonne doit correspondre à quelque chose ; mais plus encore, quand il y a une communication entre l’infini qui est hors de moi et l’infini qui est en moi, alors elle devient plus vraie que vraie !

À la fin de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, Hegel explique, en citant Mawlana Roumi, le poète soufi, mais aussi la Bhagavad-Gita, mais aussi Aristote, que la philosophie a toujours recherché et recherchera toujours la relation entre l’extérieur et l’intérieur ; il appelle cela « Dieu », et Hegel n’hésite pas à dire que c’est ce que la philosophie a toujours cherché et cherchera toujours. Nous y sommes ! Autrement dit, c’est Dieu, la communication entre l’extérieur et l’intérieur, la relation inouïe qui peut y avoir entre l’infini que je ressens en moi et l’infini qui existe autour de moi, et tout d’un coup l’entrée dans ce que Pascal appelle l’infiniment infini. Nous débouchons là sur l’extraordinaire dans l’extraordinaire, l’instant mystique de l’existence, autrement dit ce moment où je fais l’expérience d’exister pour exister, et que je rencontre l’existence à l’état pur. Lorsque saint Thomas d’Aquin parle de Dieu, il dit que l’essence de Dieu, c’est d’exister. Spinoza dit exactement la même chose. C’est-à-dire qu’il s’agit de découvrir ce qui est à la racine de toutes choses et des raisons pour laquelle l’existence existe. L’existence existe parce que l’existence ne se lasse pas d’exister, à travers un amour infini du fait d’exister, qui fait qu’à un moment en existant pour exister, je ressens la plénitude absolue et la réponse à tout ce que j’ai toujours cherché dans l’existence.

Troisième caractère de la vérité : on peut en effet se passer de la vérité des choses, on peut se passer des vérités subjectives et humaines, mais on ne peut pas se passer de la vérité de l’Etre. Elle explique qu’il y a vraiment quelque chose, assure qu’il y a vraiment une subjectivité, ce « quelque chose » faisant qu’il y a quelque chose. En recherchant dans les profondeurs de nous-mêmes s’il y a quelque chose ou rien, nous avons la réponse. Celle d’une expérience surprenante de la vérité qui est liée à l’Etre, qui est liée à la parole, qui est liée à l’intériorité, et qui est liée à ce qui me semble être la Vérité, ce que Spinoza appelle « ce qui parle de soi ».

Nous avons des problèmes pour penser la vérité parce que notre culture a déserté l’expérience de l’être à travers la parole qui parle de l’intérieur et qui parle de soi. Nous faisons parler la vérité à travers les choses ou le sujet, mais nous n’écoutons pas la vérité exister, à travers le fait d’exister, d’entendre ce qui existe dans ce qui existe, en rentrant à l’intérieur de nous-mêmes, en laissant parler à l’intérieur de nous-mêmes ce qui est plus fort que nous et qui nous libère en nous emmenant au-delà de nous. Là est le problème majeur. Notre culture se déchire entre objectivité et subjectivité, puis finit par créer une espèce de compromis entre les deux, ce qui donne l’ambiguïté de nos rapports à la science et l’ambiguïté de nos rapports à la subjectivité. On oppose la subjectivité à la science, mais on attend de la science qu’elle puisse servir la subjectivité, et on fait de la subjectivité le sens de la science. En fait nous ne pensons pas la vérité, parce que nous ne sommes pas encore entrés dans l’ordre de la connaissance profonde et essentielle de l’Etre, de l’expérience de ce qui parle de soi. D’où la justesse de Spinoza, qui définit la vérité comme ce qui parle de soi. C’est beau de définir la vérité comme ce qui parle de soi, parce que cela renvoie aux instants les plus profonds de notre existence. Quand les choses parlent-elles vraiment ? Quand nous nous arrêtons de bavarder, et que tout d’un coup nous les entendons nous parler de l’intérieur. Ce faisant nous est redonnée toute la beauté du monde, toute la beauté des hommes et toute la beauté de la relation entre les hommes et le monde.

 

Conclusion.

L’homme peut-il se passer de la vérité ? Il y a quelques mois, je suis allé à l’Université catholique d’Angers pour parler de la vérité. Au grand étonnement du doyen, qui est venu me voir, j’ai défendu la notion de vérité, dont il avait eu l’interdiction de parler à son arrivée à la faculté. Il m’a trouvé audacieux d’oser le faire ! Je crois qu’il faut parler de la vérité, parce que nous nous sommes débarrassés trop vite d’un certain nombre de notions, en pensant en faire le lit. Je crois qu’il faut que notre époque retrouve la vérité de son rapport à la vérité et qu’elle comprenne la chose suivante : elle a remis en question, parfois justement, des visions simplistes de la vérité, mais elle a malheureusement conclu que la vérité était une illusion ou un mythe dont il fallait sortir. Il faut revenir à la vérité des choses, il faut rejeter la vérité simpliste, mais pour aller vers la vérité profonde, la vérité essentielle, la vérité de notre Etre. J’aime cette parole de Soljenitsyne, lorsque dans une université américaine il a affirmé que la chose la plus importante du monde était de dire la vérité. « Refuser le mensonge ». En effet, à l’inverse, priver les hommes de vérité est terrible. Je vais donc vous souhaiter une bonne année avec la vérité.

 

 

 

Echange de vues

 

 

Marie-Joëlle Guillaume

Vous nous avez vraiment fait entrer dans une méditation profonde. Commencer, comme vous l’avez fait, par le lien avec le réel – qui est la chose à laquelle on pense immédiatement -, par l’adéquation de la vérité avec le réel, par un certain décapage aussi via la subjectivité, pour ensuite nous montrer que ce n’est pas non plus la solution, cela m’apparaît extrêmement fécond.

En vous écoutant, je pensais à la parole de saint Augustin s’adressant à Dieu « qui es plus intime à moi que moi-même ».  Cette Vérité – Vérité divine, qui nous transcende – est en effet plus intime à nous que nous-mêmes. La méditation dans laquelle vous nous avez entraînés nous donne matière à répondre à ce refus moderne qui conduit finalement toute notre culture à adopter une attitude d’adolescent, désirant plier le réel à ses idées,  elles-mêmes peu abouties en général à cet âge…Je pense que s’il y a un éloignement de la Vérité de nos contemporains au nom de la volonté ne rien se voir imposer, c’est peut-être parce qu’ils ne se laissent pas dilater suffisamment pour voir, à l’intérieur d’eux-mêmes, ce qui ne s’impose pas mais qui est. J’ai beaucoup aimé votre exemple de la forêt. Peut-être le retour voulu aujourd’hui par certains à un vrai contact avec la nature créée pourrait-il permettre de dépasser ce refus – dans la mesure où celle-ci n’est pas mise au rang de la déesse Gaïa ! …

Je vais maintenant donner la parole à nos amis, notamment à ceux qui, dans notre Académie, s’intéressent à Descartes, puisque vous avez évoqué sa pensée, ou qui sont des  scientifiques – vous avez fait allusion à la physique quantique…

 

Nicolas Aumonier

J’ai trois questions liées. Si l’on se rappelle ce qu’écrit Wittgenstein dans Remarques sur le fondement des mathématiques (III, 41) :  » Ce qui nous convainc, c’est cela la preuve », ma première question est la suivante : la vérité repose-t-elle sur des preuves, qui elles-mêmes impliquent un rapport de forces ? Mai si le terme de preuve vous paraît trop lourd ou d’un maniement trop malaisé, quels pourraient être les critères qui permettraient le mieux de dire que nous avons raison de déclarer que ceci est vrai ? Ce qui est bien au moins l’une des manières de dire que, en ce sens, la vérité est ce qui se décide. Enfin la notion d’expérience pleine (à la manière de Blondel ?) dont vous avez parlé, est-elle suffisamment précise pour permettre, dans l’activité scientifique la plus quotidienne, de décider de manière opératoire que tel ou tel fait est vrai ?

 

Bertrand Vergely

Il me semble que vous avez évoqué plusieurs choses. Vous êtes parti premièrement du rapport de forces, ensuite vous avez posé la question du critère, pour conclure que la vérité finalement se décide, tout en posant la question du critère.

Je pense que l’expérience de la vérité comme rapport de forces se suffit à elle-même. Elle nous renvoie à la nécessité, mais plus qu’à la nécessité, à quelque chose qui est de l’ordre de l’irrépressible. Heidegger, à propos de la méditation, parle de ce qui est plus fort que nous. C’est Parménide qui fait l’expérience du plus fort que nous, de la nécessité absolue. Ce faisant, il fait l’expérience d’une puissance de réalité inimaginable, et donc il n’y a pas de critère possible ; il n’y a qu’une chose, c’est l’expérience, et je dirais le cadre initiatique de cette expérience. Que peut-on dire à propos de la puissance inimaginable de la réalité, qui est la puissance divine ? Est-ce que la seule chose à faire pour en parler ne serait pas de donner un enseignement propre à mettre dans les conditions qui vont permettre d’accéder à cette expérience ? Je vois deux expériences de ce type : Descartes, quand il découvre le moi transcendantal, Parménide quand il découvre l’Etre. On est là devant quelque chose de phénoménal. Revenons ensuite à la réalité qui est la nôtre. Dans la réalité qui est la nôtre, nous avons affaire à la nécessité, au sens de la petite nécessité, et forcément il y a des débats sur ce qui nous paraît logique, nécessaire, ou pas. Comment détermine-t-on que quelque chose est nécessaire ? Eh bien c’est, me semble-t-il, à l’intérieur de la communauté scientifique, le travail de ce qu’on peut appeler la démonstration, la confrontation, les dialogues, qui font que petit à petit ce qui paraît nécessaire aux uns va apparaître tel aux autres. Mais Spinoza a raison de dire que « la vérité parle d’elle-même et est à elle-même son propre critère ». Quelque chose que l’on trouvait déjà chez Aristote, c’est qu’à un moment il y a des limites aux critères, parce qu’on va rechercher le critère, et puis le critère du critère, et le critère du critère du critère… Il arrive un moment où il faut bien poser les choses et les poser une fois pour toutes. Je pense donc qu’il faut, au sujet de la vérité, toujours distinguer deux plans : la pratique concrète de la vérité, le travail scientifique, avec à un moment l’exigence de trouver la nécessité, le lien nécessaire, ce qui est de l’ordre du travail, de la confrontation ; etd’autre part une expérience qui est hors critères.

 

Daniel Roche

Merci pour cet exposé. Mais il y a une chose que vous avez dite, qui à mes yeux est impossible : vous avez dit que la science devient subjectivité. Cela ne me paraît pas possible.

 

Laurent Lafforgue

Nicolas Aumonier a évoqué l’action de convaincre. A ce sujet, j’ai pu faire l’expérience, même comme scientifique, de l’impossibilité qu’il y a parfois à convaincre autrui de choses qui paraissent évidentes. J’ai fait d’abord cette expérience dans notre combat commun pour la qualité de l’enseignement. Nous étions un certain nombre pour qui la dégradation de l’enseignement était une évidence, et pour qui il allait de soi que le rôle de l’école est de transmettre, mais nous n’avons pas pu convaincre. Dans le monde scientifique lui-même, j’ai fait ces dernières années l’expérience suivante : en règle générale, bien sûr, on peut convaincre de l’exactitude de quelque chose, au moins en mathématiques – c’est-à-dire que si une chose est démontrée, même par des voies très difficiles, on finit par convaincre les autres qu’elle est démontrée – mais on ne parvient parfois pas à convaincre les autres de ce qu’une notion ou un résultat sont particulièrement importants. Or, il s’agit là d’une dimension de la vérité plus subtile que la dimension de base de la vérité qu’est l’exactitude. En effet, dans les mathématiques que je connais, et à mon avis plus généralement en sciences, l’exactitude n’est pas la seule dimension de la vérité.

Un autre point sur lequel je voudrais rebondir, c’est l’affirmation qui vient d’être faite, en réaction aux propos de Monsieur Vergely, selon laquelle il n’y a pas de subjectivité dans les sciences. Or, personnellement je dois beaucoup à un mathématicien, Alexandre Grothendieck, mort il y a quelques années, qui est probablement le plus grand mathématicien du XXe siècle, et qui, de manière exceptionnelle dans le monde scientifique, a énormément parlé de la vérité, y compris dans sa dimension subjective. C’est exceptionnel car, dans le monde scientifique, si on prononce le mot vérité, on provoque en général des réactions négatives. Par exemple, quand j’ai été élu à l’Académie des sciences, j’ai fait un petit discours où j’ai parlé de vérité, et j’ai reçu le lendemain des courriels de protestation d’autres membres de l’Académie des sciences, choqués que j’aie employé ce mot-là. En revanche, Alexandre Grothendieck parle constamment de vérité. Dans ses textes de méditation sur les mathématiques, il emploie le mot des centaines et des centaines de fois. Et une chose très intéressante, c’est qu’il en parle à la fois sur le plan objectif et sur le plan subjectif.

Lui qui s’exprime en tant que mathématicien, il écrit que le plus important n’est pas la vérité objective mais ce qu’il appelle « l’état de vérité d’une personne ». Par là il entend l’état intérieur de réceptivité de cette personne. Dans votre intervention, Monsieur, vous avez employé les mots «  écouter » et « voir ». Or, pour le mathématicien Grothendieck, être dans un « état de vérité », c’est précisément s’être rendu capable d’écouter et de voir. Et c’est seulement quand on est dans cet état qu’on devient apte à saisir une vérité : une vérité dont on ne décide pas, qui est déjà là et qui attend seulement de nous que nous la saisissions et l’exprimions. Il dit même qu’on peut être dans un état de vérité et commettre des erreurs objectives. Les erreurs objectives ne sont pas graves car, si on est dans un état de vérité, on va les corriger. Les erreurs sont même « des marches sur le chemin de la vérité ». En revanche on peut dire une chose objectivement vraie, sans être en état de vérité, et cela est finalement stérile. Grothendieck distingue donc les deux. Et, pour lui, l’important est l’état intérieur qui rend réceptif à une vérité.

D’autre part, dans cette relation à la vérité, il pose la question de la liberté, et il la résout d’une manière qui apparaît également dans votre conférence, cela m’a beaucoup frappé. La question de la liberté est particulièrement subtile pour lui du fait que ce qui prime est la réceptivité, la capacité d’accueillir une vérité qui n’est pas nôtre et dont nous ne décidons pas. Vous-même, Monsieur Vergely, avez employé l’expression « les choses parlent ». Or c’est une expression qui apparaît chez lui. Pour vous qui êtes philosophe comme pour lui qui est mathématicien, les choses parlent et il s’agit de les écouter. Grothendieck dit même que l’on écrit « sous la dictée » de ces choses qui nous parlent. Où alors se trouve la liberté ? La réponse de Grothendieck est qu’elle se trouve dans notre parole, dans la manière dont nous allons trouver les mots, élaborer le langage pour dire ce qui est. Ce qui est, nous n’en décidons pas, en revanche nous nous faisons ses interprètes par quelque chose qui nous est spécifique, qui nous appartient, qui est le caractère le plus fondamental selon lui de la condition humaine : la parole. Il écrit même que l’acte humain par excellence est l’acte de nommer, de donner des noms à ce qui est. C’est d’ailleurs ce que lui-même a fait plus qu’aucun autre mathématicien de l’histoire : introduire des centaines de nouveaux concepts c’est-à-dire de nouveaux mots dont le sens est donné par de nouvelles définitions, permettant de voir ce qui auparavant n’était pas vu, faute d’un langage permettant d’en parler. Evidemment quand on lit sous la plume de Grothendieck que nommer est l’acte humain par excellence, et que l’on connaît un peu la Bible, on pense au récit de la Création : la première chose que Dieu fait après la création de l’Homme, c’est de lui présenter les animaux « pour voir quels noms il allait leur donner ». Ainsi, selon ce stupéfiant extrait de la Genèse, Dieu ne sait pas quels noms l’homme va choisir pour désigner les créatures, Il attend de voir l’usage que l’homme va faire de ce qu’Il lui a donné en propre pour exercer sa liberté, le langage. Ainsi, la parole est le lieu de la première liberté humaine. Et Grothendieck, qui peut-être n’a jamais lu ce passage, écrit la même chose en tant que mathématicien.

Le dernier point que je voulais aborder, en réponse à ce que vous avez dit, c’est la question du ou des critères de la vérité. C’est un point dont parle Grothendieck et qui n’est pas dans votre conférence. Il propose explicitement un critère de vérité qu’il désigne comme ultime. Ce n’est pas l’exactitude, le fait de formuler des énoncés corrects et d’avoir pour eux des démonstrations complètes. L’exactitude serait plutôt le degré zéro de la vérité, un critère nécessaire mais pas suffisant. L’exactitude n’est pas la vérité toute entière. L’ultime critère de vérité est pour lui, à l’intérieur des mathématiques, la fécondité. Une notion, un résultat, une théorie sont d’autant plus vrais, saisissent d’autant plus le réel au cœur, qu’ils se révèlent féconds, qu’ils jettent sur les choses un jour nouveau, et qu’ils rendent possible et naturel d’engendrer la découverte d’autres vérités.

 

Bertrand Vergely

Si l’on prend les choses d’une manière terre-à-terre, la subjectivité n’a rien à voir avec la science, car nous entendons par subjectivité le déballage personnel. Mais si nous entendons par subjectivité ce que Kant et Fichte ont appelé la subjectivité transcendantale, nous avons affaire là à la révolution épistémologique du début du XIXe siècle, par laquelle tout d’un coup a été découvert que le fondement de l’objectivité se trouvait dans la subjectivité. J’en ai rappelé quelques éléments, il faut qu’il y ait une pensée qui pense, pour qu’il y ait de la science ! Et la pensée pense quand elle pense en disant je. Ici,l’on n’est pas devant quelque chose de subjectif au sens banal du terme, on est devant quelque chose qui est vrai, que j’ai vérifié dans mon enseignement pendant quarante ans, à savoir que l’on ne commence à parler que quand on parle personnellement. Tant qu’on ne parle pas personnellement, on ne parle pas et on ne pense pas. Ainsi, penser et penser personnellement, c’est la même chose. Et le je n’interdit pas l’objectivité, il la libère. Donc de ce point de vue-là, c’est l’énorme découverte de ce qu’on peut appeler la subjectivité transcendantale, qui est une pratique et une expérience.

Je voudrais maintenant parler de l’expérience de l’art, qui correspond exactement à la rencontre fulgurante entre la liberté et la vérité. Que vous dira un artiste ? Que lorsqu’il a fait de l’art il n’avait pas le choix, ça s’est imposé à lui, il ne pouvait pas ne pas en faire, et c’est cela qui l’a rendu libre, c’est cela qui a fait de lui un artiste. Et donc il y a quelque chose d’étonnant, c’est que la nécessité intérieure et la liberté sont exactement la même chose. Or ce qui est vrai pour l’art est vrai pour tout. Je n’ai pas beaucoup parlé de l’Évangile, mais je crois qu’il est important de comprendre ceci : qu’est-ce qui intéresse les hommes et les femmes qui écoutent le Christ ? C’est le fait que quand Il parle, une ouverture se produit à l’intérieur d’eux-mêmes. Tout d’un coup, ils reconnaissent que cet homme dit la Vérité ! Pourquoi est-ce qu’Il dit la Vérité ? Il dit la Vérité, parce que quand Il parle de Lui, Il parle de moi. Et parce qu’à un moment c’est la même chose. Et pourquoi parle-t-Ilde moi ? Parce qu’il parle de l’Etre, et parce qu’Il dit que ceux qui ont des oreilles pour entendre, doivent entendre, et que ceux qui ont des yeux pour voir doivent voir. Et le Christ dit la Parole qui est le Nom de Dieu, « Je suis ».YHVH, le tétragramme. Soyez dans le « Je suis », et vous allez voir : l’Etre que vous allez découvrir à l’intérieur, vous allez le découvrir partout. Là, nous sommes devant quelque chose d’inouï ! Einstein se demandait comment il est possible de connaître la nature, et de dresser un pont entre la nature qui ne pense pas et nous qui pensons. C’est incompréhensible si nous partons des choses, c’est totalement vrai si nous parlons de la présence, et de nos rapports de présence à présence avec les choses.

Laurent Lafforgue a parlé des mathématiques, il m’a toujours semblé important d’être présent à ce qu’on fait. J’ai compris, en enseignant la philosophie, que je n’étais pas là pour enseigner ce que je sais, mais ce que je suis. La République m’a payé pour être la philosophie ! Et je pense que tous mes collègues qui ont fait de l’histoire, des mathématiques  ou de la physique, ont enthousiasmé leurs élèves, parce qu’à un moment ils étaient ce qu’ils faisaient. Vous m’avez volé les mots à propos du critère ; j’ai écrit sur mon papier ‘’la fécondité’’, et puis vous avez prononcé le mot. Bien évidemment ! Reprenons les choses : je fais l’expérience de la pensée, je rentre dans la nécessité de la pensée, je rentre dans la présence de la pensée, je vis quelque chose qui s’impose à moi et qui me rend libre, et je vis cette expérience étonnante, où justement il n’y a plus de contradiction entre la liberté et la vérité. Et c’est vrai. Quel est le critère ? Le critère, c’est bien évidemment la fécondité de ce que je raconte, et que les autres vont pouvoir expérimenter. Cette expérience est certainement subjective, mais elle ne s’arrête pas à la subjectivité, et elle est terriblement féconde, pour celui qui la vit, et pour tout le monde.

 

Jean-Didier Lecaillon

Mon champ disciplinaire n’est pas une science exacte, c’est celui des sciences humaines. Alors évidemment, quand nous ne disposons pas de possibilité de vérification empirique, nous sommes très gênés par ce manque d’expérimentation. Vous-même avez parlé de la vérité historique. Je suis économiste et, bien que non marxiste, j’ai pensé aux lois liées à chaque mode de production, mais j’imagine que ce n’est pas à cela que vous faisiez référence.

J’aurais simplement voulu savoir, non pas votre position, votre sentiment mais ce que vous suggère cette nouvelle mode consistant à se référer à la prétendue vérité scientifique, souvent de façon absolue ? Vous avez dit qu’on ne voulait plus de vérité, or je suis très impressionné et un peu inquiet de constater que sur les grands sujets – je pense à l’écologie d’abord, à la crise sanitaire maintenant -, nos hommes politiques comme les médias, les journalistes -je ne sais pas ce qu’en pense mon collègue spécialiste des médias ici présent- n’ont qu’un mot à la bouche : « la Science a parlé, les scientifiques ont dit ». Tout se fait maintenant à l’aune d’une soi-disant vérité scientifique. Cela me choque d’autant plus que pour moi, comme scientifique justement, la science c’est le débat, la « dispute » qui, sur la base d’hypothèses différentes, donne lieu à autant de théories… L’impression qui en résulte aujourd’hui, et cela me paraît très gênant, est qu’il y aurait une seule vérité scientifique, et qu’elle n’est pas discutable. Ainsi donc il y aurait peut-être une espèce de regain d’intérêt pour la vérité, mais à mon avis il n’est que formel et dans un sens très discutable. Peut-être le philosophe que vous êtes, le citoyen aussi, a-t-il un avis sur cette situation ; pourriez-vous nous éclairer si ce n’est nous rassurer à ce sujet ?

 

Bertrand Vergely

Je ferais une distinction entre l’indiscutable et la science. La science pour moi, c’est un travail continuel, et je ne connais pas de scientifiques qui soient dans l’indiscutable. Je pense qu’il y a manipulation idéologique à se servir de la science pour parler de l’indiscutable. Et j’ai toujours été personnellement très gêné quand des gens disent : « la Science dit que ».Ça,c’est un rapport mythique à la science, considérée comme autorité oraculaire, ce que je trouve très grave. Je pense que la vérité, c’est le travail de la pensée. Par rapport à la crise sanitaire, j’avais été frappé par le discours de médecins roumains qui avaient dit la seule chose vraie à mon sens à ce sujet, à savoir que nous n’en savons rien et que nous apprenons tous les jours. Or c’est ce qui m’intéresse dans la philosophie, et dans le monde où je vis. J’ai découvert que sur un certain nombre de sujets, je ne sais rien, et je n’ai plus aucune envie de me prononcer là-dessus, parce que ce serait du bavardage malhonnête. Donc notre problème aujourd’hui est que l’on parle beaucoup trop et beaucoup trop vite, et qu’il conviendrait d’avoir l’humilité de reconnaître que l’on ne sait pas ! On serait beaucoup plus pertinent. C’est vraiment ce qui me frappe. Nous sommes dans le sur-commentaire de l’actualité et dans ce sur-commentaire on ne sait en réalité pas de quoi on parle. Pourquoi ? Parce qu’il est très rare que les gens définissent ce qu’ils disent et précisent les enjeux de ce qu’ils veulent dire. Donc je suis tout à fait d’accord avec vous, il faut revenir à la communauté des gens qui travaillent, avec humilité, simplicité, et qui disent apprendre tous les jours.

 

Rémi Sentis

Sur cette question du rapport à la science : « Faut-il faire confiance à la science ? », je pense qu’en réalité la question est mal posée : « Faut-il faire confiance aux scientifiques ? » serait plus juste. Et même quand on dit cela, il faudrait déjà savoir à quels scientifiques faire confiance. Les scientifiques parlent de qui ils sont, ce sont des gens qui discutent et qui se disputent. Deuxième point, je crois que les scientifiques, et toutes les sciences physiques et naturelles, sont confrontés aux incertitudes : dans toutes les sciences physiques il y a des incertitudes, dans toutes les sciences naturelles il y a des incertitudes, et les mathématiques sont aussi là pour gérer des incertitudes. Les probabilités, ça gère des incertitudes. Donc le vrai scientifique, c’est celui qui gère les incertitudes, les intervalles de confiance. Quand on dit faire confiance à quelqu’un, au sein même de sa confiance à quelqu’un on gère les intervalles de confiance.

 

Jean-Luc Bour

Je ne suis ni philosophe, ni mathématicien, ni économiste. Mais je vous remercie beaucoup de ce que vous avez dit, parce que vos propos ont résonné dans toute ma vie professionnelle, sur le contrat commercial. Et maintenant, en tant que juge, quand je me trouve devant un litige, je dois revenir à l’intention des parties au moment où elles ont signé un contrat. L’intention des parties, c’est la vérité d’une personne par rapport à son intention dans une relation commerciale, confrontée à la vérité d’une autre personne. Quand on dit « à chacun sa vérité », c’est l’incompréhension de deux personnes qui se parlent. J’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit, à savoir que la vérité, c’est ce que la personne a en elle par rapport aux choses. Car une autre personne a en elle aussi une vérité par rapport à une autre chose. Pour pouvoir commercer ensemble, il faut qu’elles soient bien  ajustées, mais si c’est le cas, on arrive à quelque chose qui est fécond. J’aimerais donc connaître votre avis  par rapport au contrat et à la vérité : est-ce que cela devient une vérité du fait de la rencontre de deux vérités ?

 

Laurent Lafforgue

Je voulais réagir sur la question de la science utilisée comme argument d’autorité. En tant que mathématicien, je suis tout à fait opposé à cette attitude, qui consiste à se présenter aux gens comme des savants qui vont tout leur expliquer, à eux qui n’ont pas les connaissances, et à leur demander d’accepter nos conclusions. C’est un retournement de ce que la science a prétendu être, depuis des siècles, précisément en opposant l’esprit critique à l’autorité des Anciens. Avec d’ailleurs de bonnes et de mauvaises raisons. Quand on met en avant « la Science » comme un argument d’autorité, on n’est justement plus dans l’exercice de l’esprit critique, du raisonnement, du débat contradictoire, on n’est plus dans l’exercice de la rationalité.

Cela dit, comme vous avez posé la question de la crise sanitaire, on ne peut pas non plus considérer que tous les avis qui s’expriment se valent, d’autant plus qu’ils peuvent avoir des conséquences de vie ou de mort pour un certain nombre de personnes. Mais ce que je reproche aux pouvoirs publics, ce n’est pas tant d’avoir pris des décisions, que la manière dont ils les ont justifiées. En effet ils ont dit « la Science dit que », alors qu’il aurait convenu à mon avis de donner des arguments que chacun puisse comprendre, et qui, en fait, étaient disponibles. J’ai personnellement débattu avec un certain nombre de personnes sur ces questions, et chaque fois je me suis attaché à n’utiliser que des arguments que je pouvais partager avec mes interlocuteurs. C’est le principe même de la rationalité.

 

Jean-Paul Lannegrace

Vous avez fait un magnifique exposé sur l’Être, avec un E majuscule, vous avez fondé la Vérité sur l’Être, avec un E majuscule, cela m’a fait penser à Gabriel Marcel L’Etre est hors vie et hors soi ; cela dit je me pose la question, vous me paraissez un peu en quadrature, avec Jean-Luc Marion. Parce que le grand livre de Marion, c’est Dieu sans l’être. Et la mystique chrétienne, pour moi, est plutôt une mystique de l’amour, alors que la mystique hindouiste est une mystique de l’être.

 

Bertrand Vergely

Très bien. Donc, quatre questions. Au sujet de la première, Aristote disait que la vertu n’existe pas, mais il n’y a que des hommes vertueux. C’est-à-dire que la vertu, ça se pratique. La science c’est la même chose, je pense que la science, ce sont des scientifiques qui s’interrogent, se posent des questions et essayent d’y répondre, le plus rigoureusement possible dans un cadre défini au départ. Je crois donc que c’est vrai, il faut cesser de parler de la Science avec un S majuscule, j’ai toujours vu des gens qui ne connaissent rien à la science parler beaucoup de LA science, en affirmant : « La Science dit que ».

Le deuxième point important, c’est la question du « à chacun sa vérité ».« À chacun sa vérité », détruit la vérité, car il n’y a pas autant de vérités que d’individus, d’abord parce qu’il y a très peu de vérités, ensuite parce que ces quelques vérités rassemblent au contraire les individus, et surtout parce que cette phrase induit une confusion. Qu’est-ce qui est vrai dans la parole « à chacun sa vérité » ? C’est la démarche qui fait que je vais écouter chaque individu. Cette démarche est juste. Mais ce n’est pas la vérité individuelle qui est vraie, c’est l’écoute de ce que les individus ont à dire. Je pense que pour aborder la vérité, il faut parler de la Vérité, et ensuite il faut parler de l’appropriation de la vérité. L’important à mon sens est d’écouter ce qui se passe dans le cadre de l’appropriation de la vérité chez chacun. Attention, il y a une manière de ramener les choses aux hommes et à la société qui détruit tout, sous prétexte d’être concret : on n’est pas concret, on est dans la confusion, et c’est très grave. Si je dis « à chacun sa vérité », cela signifie « la Vérité, c’est ce que je décrète », et donc c’est ma vérité, et tu ne peux rien dire, parce que c’est ma vérité. Ce qui revient à la mort de la vérité. De même, il n’y a pas à chacun sa morale, il y a la morale, et puis ensuite il y a la façon dont les gens se l’approprient. Il faudrait donc dire qu’il y a un temps pour tout, et qu’on peut être tout à fait d’accord pour écouter l’autre, mais que ce n’est pas ce qu’il va dire de son expérience qui va être la vérité. En revanche il se peut qu’à un moment,quand la personne parle, ce ne soit plus une personne qui parle, mais la vérité qui parle à travers elle. Ce sont les moments extraordinaires de la vie où tout d’un coup cela arrive, c’est le grand témoin de la vérité.

Sur le contrat, je pense que le contrat est important, dans la mesure où c’est un grand instrument de civilisation, qui permet d’apprendre le sens de la loi et de la règle, et du respect des règles.

En ce qui concerne le dernier point, à savoir l’Etre, quand Jean-Luc Marion critique l’Etre, il est un peu comme Berdiaev : il entend par l’être, le réalisme de la réalité. Et bien évidemment, il critique cette réduction de la pensée à l’être. Berdiaev, quand il parle de l’être, dit que c’est la pire des choses, au sens où l’on a voulu enfermer les choses dans la réalité objective, ce qui est un contre-sens. Mais vous avez l’Etre comme expérience, et pas simplement comme objectivité. Alors là, c’est autre chose. Je pense qu’on ne peut pas se séparer de l’expérience qui consiste à être vraiment ce que l’on est. Et justement d’apercevoir qu’il y a là quelque chose de divin. Lorsque Dieu dit « Je suis qui Je Suis », « Je Suis Celui qui Est » – dans l’Apocalypse, Dieu est défini comme celui qui Est, puis quelques pages plus tard comme celui « qui a été, qui Est, et qui est sera », il s’agit d’une expérience extraordinaire, loin de la réification de l’Esprit à l’intérieur des choses. On est au contraire devant l’ouverture exceptionnelle à l’Existence dans laquelle nous sommes. Cela signifie qu’il y a de l’absolument existant qui m’emmène au-delà de moi-même. C’est donc en ce sens que je parle de l’Etre, voilà ce que je voulais dire, chers amis.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Merci infiniment pour la grande qualité de votre intervention. Je pense que ce qui a été dit ce soir, à la fois sur l’état de vérité, sur la notion de fécondité, sur l’humilité nécessaire devant le vrai et la profondeur de l’Etre, vont être pour nous un puissant viatique. J’aimerais ajouter qu’il y a une notion que l’on trouve, très fortement exprimée, dans l’œuvre de Bertrand Vergely, c’est la notion d’émerveillement. Vous n’avez employé le mot, je crois, qu’une seule fois ce soir, Monsieur, mais cette notion était intime à tout votre propos : le sens de l’émerveillement devant la vie, devant l’existence, devant l’être, devant la personne. Je crois que l’une des leçons à retenir pour notre monde aujourd’hui, c’est de tout faire pour que les enfants puissent dès leur plus jeune âge avoir un vrai accès à l’intériorité et à l’émerveillement. Pour être capables de découvrir la vérité en allant au plus profond d’eux-mêmes et au plus profond des choses. En tout cas merci pour cette magnifique soirée.

 

Séance du 7 octobre 2021