Présentation par Rémi Sentis, Secrétaire général

Jean-Luc Marion, c’est un nom que tout le monde connaît ; je vais donc être bref pour le présenter. Je voudrais simplement donner quelques points de ta biographie : après l’École Normale Supérieure, tu as été recruté comme enseignant, professeur de philosophie à l’Université de Poitiers, avant d’occuper un poste de chaire de métaphysique à l’Université Paris IV-Sorbonne ; tu es également professeur invité et docteur honoris causa dans de multiples universités dans le monde entier et surtout à Chicago où tu as habité pendant de longues périodes. Tu as été élu à l’Académie française en 2008. Outre cette carrière universitaire de haut vol, tu as eu beaucoup d’autres activités, notamment des réflexions théologiques. En effet quand tu étais à la rue d’Ulm, tu faisais partie des animateurs de la revue et du groupe Résurrection, ce groupe sous la houlette de Mgr Charles, à l’époque où je t’ai connu. Tu animais ce groupe avec ce que nous appelions les Burgraves, Rémi Brague, Jean Duchesne, Jean-Robert Armogathe etc., et tu as connu à cette époque-là les plus grands noms en théologie, le Cardinal Daniélou, Louis Bouyer, Urs von Balthasar…

Quelques années après partie, tu fis partie des fondateurs, avec les autres Burgraves de la revue Communio, de l’édition française de la revue Communio, sous la houlette encore de Balthasar, Bouyer, Ratzinger. Tu as toujours été proche de Jean-Marie Lustiger, qui était le curé de ta paroisse Sainte-Jeanne-de-Chantal, il y a un certain nombre d’années. Et c’est d’ailleurs à son fauteuil de l’Académie française que tu as été élu. Tu prononças son éloge lors de ton discours de réception en janvier 2010. Ton activité tant philosophique que théologique a été appréciée à Rome, puisqu’en 2011 tu as été nommé membre du Conseil Pontifical pour la culture. Bien sûr je ne citerai pas toute ta bibliographie – cela prendrait une heure-, mais outre de nombreux ouvrages sur Descartes, Heidegger, saint Augustin, etc., tu as publié Le phénomène érotique, Dieu sans l’être, Hergé. Tintin le terrible, Brève apologie pour un moment catholique en 2017, et Paroles données, paru en mai 2021.

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Communication

 

Concernant le sujet sur lequel vous travaillez, je voudrais montrer pourquoi la question de la communion, qui englobe naturellement la question du bien commun, est la position si je puis dire politique que doivent prendre les catholiques (l’essentiel de cette argumentation provient du livre mentionné, Brève apologie pour un moment catholique).

La question du rôle des catholiques dans la société française se pose bien entendu dans le cadre de la question de la laïcité. Je ne reviendrai pas in extenso sur cette question finalement secondaire, qui est le lieu de beaucoup de contre-sens et d’approximations. En réalité la question est de savoir quel mal métaphysique occupe la société française et les autres. Or le problème des chrétiens, christianoi en grec, c’est d’être, selon un jeu de mots fait par l’un des premiers Pères apologistes, Justin, au iie siècle d’être les plus utiles des citoyens, des membres de la cité, soit en grec chrestotatoi. Chrestos signifie un homme (de) bien, d’utile, faisant du bien autour de lui. C’est pourquoi selon Justin les christianoi sont les chrestotatoi. C’est précisément ce que je voudrais essayer d’expliquer : pourquoi politiquement les chrétiens sont en fait les plus efficaces des citoyens ? Cela ne va en réalité pas du tout de soi, et c’est justement pourquoi il faut tenter de le comprendre.

Quelle est notre situation au fond ? Elle se définit par ce que Nietzsche appelait le nihilisme. À la fin du xixesiècle  il écrivait : « Le nihilisme se tient à la porte de l’Europe ». Or nous avons dépassé ce stade, il n’est plus à la porte, les portes se sont ouvertes et il s’est installé à demeure chez nous. C’est maintenant une idole, parfaitement visible. Tout ce dont nous nous affolons, la menace atomique, la catastrophe écologique, le cancer terroriste, l’indistinction entre la paix et la guerre, entre la dictature et la démocratie -– qui nous vaut le néologisme de « démocrature » –, l’indistinction entre les Droits de l’homme et la barbarie (à la commission des Droits de l’homme de l’ONU siègent maintenant l’Iran et je ne sais trop quels états tyranniques), tout cela n’a de sens que par rapport à une situation de fond, qu’est « la mort de Dieu ». La mort de Dieu – un oxymore – évidemment ne veut pas dire que Dieu est mort, parce que s’Il est mort c’est qu’Il n’était pas Dieu, et s’Il est Dieu, Il n’est pas mort. Donc soit il s’agit de la disparition d’une idole, soit c’est faux. En fait, il ne s’agit pas d’une expression qui concerne Dieu, mais le fait que la pensée moderne, post-moderne, n’est plus capable de dire quoi que ce soit à propos de Dieu, qui ne soit pas une imagination, un délire conceptuel, une idolâtrie conceptuelle. La mort de Dieu, signifie la mort du discours sur Dieu.

 

 

  • Le nihilisme

 

Tous les éléments que je viens d’évoquer très rapidement n’en sont que des effets, des symptômes ! Nietzsche encore disait : « Que signifie le nihilisme ? Que les plus hautes valeurs se dévalorisent[1] ». Que signifie le nihilisme ? Dieu, l’être, la morale, n’ont plus de valeur parce que ce ne sont plus que des valeurs.

La chose fondamentale, c’est que la société va transformer toute chose en valeur. Et comme l’a dit Heidegger, parler de l’être comme d’une valeur, c’est un blasphème. A fortiori parler de Dieu comme d’une valeur, c’est un blasphème. Pourquoi ? Parce que la définition de la valeur, c’est qu’elle est le résultat d’une évaluation. « Valeur »est un terme boursier : on cote les valeurs le soir à la fermeture, et les valeurs ont varié selon l’état du marché. Donc la valeur est ce qui change de valeur, en plus ou en moins, durant une séance boursière : appliquer le terme de valeur de façon générale est donc typiquement nihiliste. Ça veut dire que tout est le résultat d’une évaluation, et d’une évaluation par nous. C’est pourquoi quand les hommes politiques nous disent défendre des valeurs – les valeurs de la démocratie, les valeurs de l’Occident, etc. – ils ne savent en fait pas ce qu’ils disent. En effet la liberté n’est pas une valeur, la famille n’est pas une valeur, la patrie n’est pas une valeur, et ce n’est pas nous qui les défendons, ce sont elles, ces réalités qui éventuellement nous défendront. Ce ne sont pas des valeurs que nous défendons, en descendant dans la rue; au contraire ce sont des réalités qui nous défendent: nous constatons qu’il est beaucoup mieux pour vivre bien, d’avoir une famille stable, d’être dans une démocratie, finalement de croire que Dieu est, et autres choses de cette espèce. Ce ne sont donc pas des valeurs ! C’est bien nous qui sommes en quelque manière dépendants de ces réalités. Je sais bien que tout le monde défend des valeurs. Mais je ne parle pas aux hommes politiques, il est difficile de les faire changer d’avis, leur vocabulaire est pauvre et daté et ils n’ont aucun esprit critique. Les chrétiens au moins devraient faire attention au fait que le christianisme n’est pas une valeur, que Dieu n’est pas une valeur, que la foi n’est pas une valeur, que l’Église n’est pas une valeur. Ce sont des réalités.

Le nihilisme est le moment où tout est vu et compris comme une valeur. D’où vient la valeur ? De celui qui l’évalue, individuel ou collectif. La valeur se trouve évaluée, mais par qui ? Pour Nietzsche elle est évaluée par la volonté de puissance. Au bout du compte, c’est la volonté qui décide ce qui a de la valeur et ce qui n’en a pas. La volonté financière ou économique, la volonté politique qui transforme tout selon les grilles de l’idéologie, sont des évaluations. Aussi le propre de la volonté, à bien y songer, c’est de ne rien vouloir que la puissance. La volonté, en un sens, ne veut rien, c’est pourquoi tout ce qu’elle veut se résume en une valeur. La volonté pourrait s’appliquer éventuellement à tout et n’importe quoi. Prenons l’exemple économique en particulier. Quand une société internationale se développe, elle vend des parties de son groupe, en achète d’autres, pour être toujours là où se trouvent des réserves de croissance, de nouveaux marchés, de nouvelles technologies à appliquer ; parce qu’il apparaît plus rentable de se spécialiser dans tel domaine, avec une meilleure position mondiale, une meilleure visibilité, etc. Les multinationales essaient d’améliorer leurs résultats sans que le domaine dans lequel elles fabriquent finalement leur importe ; d’ailleurs elles n’ont plus vraiment l’intention  fabriquer plus; les constructeurs automobiles cherchent moins à produire des voitures qu’à améliorer leur marge financière ou leurs dividendes; peu importe l’endroit où ils produisent, ce qu’ils produisent, ce qui leur importe, c’est la croissance pure et simple, en général.

Je ferai remarquer, évidemment que ceci s’applique aux nations : une nation en bonne forme, c’est une nation qui augmente son PIB, lequel rassemble tous les gains, c’est-à-dire n’importe quoi (vous savez que désormais la commission de Bruxelles, pour évaluer le PIB des différents pays, y intègre ce qui n’entre pas clairement dans les comptes publics, à savoir l’économie de la drogue et de la prostitution, pourtant réelle, quoiqu’absente des bilans officiels). L’argent n’a donc pas d’odeur, et l’argent n’est même pas ce qui est recherché, mais plutôt la croissance. Or la croissance devient anonyme, une pure évaluation : on peut produire n’importe quoi, pourvu que cela fasse de la croissance (certains, comme Veolia, font de la croissance avec des déchets – –ce qui est d’ailleurs très bien, très utile – comme d’autres avec l’or ou les diamants). Peu importe le support, pourvu qu’on puisse l’évaluer. Nous sommes donc dans une situation où la croissance devient abstraite, anonyme, et n’a pas de contenu. L’objet de la croissance est indifférent, ce qui précisément est du nihilisme, dont toute notre situation découle.

Ceci explique que la volonté évaluatrice cherchant uniquement à monter en puissance, d’une certaine manière annihile ce qu’elle valorise. Valoriser quelque chose ou le dévaluer deviennent synonymes. Supposons qu’il y ait une surproduction d’une denrée (chose rare auparavant, fréquente de nos jours) alors cette denrée ­ primeurs, fruits, blé, etc. – perd de la valeur. C’est-à-dire que les choses n’ont plus de valeur intrinsèque. On peut faire de la croissance avec des déchets, ou voir diminuer ses performances de croissance avec des choses réelles.

Nous avons évoqué les traits caractéristiques du nihilisme dans notre société, cet pour autant je ne dirai donc pas que nous sommes une société en crise. Une telle société est confrontée à des situations intenables, mais elle n’a pas la capacité de prendre une décision plus ou moins bonne, permettant de modifier la situation globale. Or, nous ne sommes pas dans une situation de crise : tout va bien ! Je veux dire la croissance va très bien. Et pourtant nous savons bien que les choses vont plutôt mal. Mais la volonté de puissance ne s’occupe pas des choses, elle s’est libérée des choses. Nous sommes dans une situation, non pas de crise mais de décadence. La décadence c’est comme les avalanches sous les skis des skieurs: on croit que la situation, que la couche de neige est stable, on avance donc et d’un seul coup  le sol se dérobe, il glisse de plus en plus vite, et on ne peut rien faire. Nous ne sommes pas en crise (ce serait mieux d’être en crise, en état de décider quelque chose), nous sommes dans l’état normal du nihilisme. Nietzsche dit, « Le nihilisme est un état normal [et il souligne] ; le nihilisme manque le but, il manque la réponse au pourquoi ».

En état de nihilisme, il ne reste qu’une seule chose à faire: continuer à vouloir et à faire croître la volonté, c’est-à-dire se vouloir soi-même, sans avoir rien d’autre à vouloir que l’accroissement de sa volonté. Le phénomène de l’enrichissement repose dessus: quand on n’est pas trop riche, on peut avoir d’autres buts que de s’enrichir un peu ; mais quand on est vraiment riche, le but c’est d’être plus riche, mais de s’accroître d’un manière ou d’une autre. La volonté de puissance est la perfection de ce ressort ; elle ne veut qu’elle-même.

Pourquoi vous parlè-je de la volonté de puissance ? Je pense que tout chrétien, tout lecteur du Nouveau Testament voit très bien ce que je veux dire. La volonté de puissance est une volonté qui ne veut qu’elle-même, ou plutôt seulement sa propre montée en puissance. Or d’une certaine manière, c’est la logique de nos sociétés dites développées. Il ne suffit pas d’être pauvre pour y échapper, puisque les sociétés en voie de développement, comme on le dit poliment, n’ont pas d’autre ambition que de nous rattraper, c’est-à-dire de devenir aussi nihilistes que nous. Mais, comme elles ne sont pas encore avancées comme nous dans la pourriture du nihilisme, elles s’imaginent qu’en étant plus riches, donc plus performantes, tout ira beaucoup mieux, ce qui n’est pas du tout sûr.

D’un point de vue chrétien, que peut-on peut dire ? On peut dire une chose tout à fait fondamentale, pourvu qu’on essaie de comprendre pourquoi la croix du Christ est salvifique. C’est une question que je me pose toujours beaucoup. En fait, nous célébrons durant la Semaine sainte le sacrifice du Christ, la mort du Christ, les souffrances du Christ, en nous disant que c’est par cela qu’il nous sauve. Ce qui n’est pas tout à fait exact, parce qu’en soi la souffrance ne sauve personne. Le plus souvent la souffrance pousse celui qui la subit à hurler, à blasphémer, ellen’arrange rien, au contraire. Qu’est-ce qui est sauveur chez le Christ ? C’est la manière dont il a souffert. En effet, de notre côté, quand nous souffrons, comme nous nous voulons nous-mêmes, nous éprouvons l’impression d’une catastrophe. De fait, cela nous détruit ; aussi pour nous, la mort et la souffrance qui viennent mettre un terme à cette volonté de soi, à la volonté de puissance sont entièrement négatives. Que fait le Christ, lui ? Le Christ est celui qui est capable de vouloir autre chose que sa propre volonté, ce que nous ne savons pas faire. C’est en effet exactement ce qui est dit très clairement dans la scène dite de l’agonie du Christ à Gethsémani, « Mon Père, si cela est possible, que cette coupe passe loin de moi, pourtant non pas comme je veux, mais comme tu veux » (Mathieu 26, 39). Ou en Marc 14, 36 : « Abba Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe. Mais non pas ce que je veux moi, mais ce que toi tu veux. » Ou Luc 22, 42 : « Père, si tu le veux, écarte cette coupe de moi, pourtant qu’advienne non pas ma volonté, mais la tienne ».

C’est absolument décisif. Dans l’histoire de la philosophie, qui aboutit à la fin de la métaphysique donc au nihilisme, le développement de plus en plus grand accordé par les philosophes à la volonté aboutit au résultat que la volonté n’a plus d’autre objet qu’elle-même. A un niveau caricatural la liberté, pour Sartre, il s’ait de l’autonomie de l’individu souverain qui fait ce qu’il veut, qui sait ce qu’il fait ; chez Kant il s’agit de l’autonomie face à l’hétéronomie de la religion ; pour le philosophe athée, la religion est le lieu ultime de l’hétéronomie et on se prive de liberté quand on obéit à un autre que soi. Sottise naturellement !

Revenons au fond de l’affaire. Le propre du Christ, c’est d’être capable de vouloir la volonté d’un autre, son Père ; or comme son Père et lui ne font qu’un, cela signifie vouloir autre chose que lui-même, soit vouloir une altérité. Cela signifie en fait vouloir quelque chose de réel. En effet quand la volonté se veut elle-même, elle reste irréelle. Ainsi le propre du Christ et du chrétien consiste à ne pas rester dans « la volonté de la volonté » – cette formule est de Heidegger pour dire la vérité de la volonté de puissance –, mais de s’instituer dans la volonté d’un autre. Il est celui qui reçoit le vouloir du Père. C’est donc quelqu’un qui fait l’expérience de l’ailleurs. Or la Révélation est une lumière qui vient d’ailleurs. Et la volonté du Christ lui vient d’ailleurs. Et c’est cet écart qui fait la puissance du Christ ; dans cet écart seulement on comprend ce paradoxe, quand même invraisemblable à bien y penser : « Celui qui aura trouvé sa vie la perdra, et celui qui l’aura perdu à cause de moi la retrouvera », (Matthieu 10, 39) ou bien Luc 9, 24 : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra, et celui qui aura perdu sa vie à cause de moi, celui-là la sauvera. »

Du point de vue du monde, c’est évidemment ce qu’il ne faut pas faire. Il ne faut pas se perdre, il faut ne pas perdre sa vie, il faut la posséder, la maîtriser, et en assurer la croissance. Et le Christ soutient que c’est justement ceci qui fait qu’on perd sa vie.

 

 

  • Le don

 

Il y a un proverbe, dont je ne sais pas l’origine – il viendrait du bouddhisme – à savoir que tout ce qui n’est pas donné est perdu. Au début, on ne peut pas le comprendre, mais il s’éclaire avec l’âge. Ce n’est pas seulement pour échapper aux frais de succession qu’il faut faire des donations à ses enfants; de toute façon les frais de succession, ce n’est pas moi qui les paierai, et c’est une vision un peu puérile de vouloir diminuer pour soi-même les frais de succession; quand donc on fait une donation anticipée à ses enfants, ce n’est pas du tout pour faire une opération financière. Plus profondément, c’est parce que l’on comprend que si quelqu’un ne le reçoit pas, tout ce que j’ai construit sera perdu, n’aura servi à rien. Si ça n’est pas donné, c’est donc perdu ! Mais pour donner, encore faut-il vouloir plus loin que le bout de sa volonté, vouloir autre chose que sa volonté. Il faut penser que l’altérité, le non-moi, offre la meilleure chance qui puisse arriver au moi.

C’est un mode de raisonnement tout à fait particulier, mais le mode de raisonnement le plus efficace à l’évidence. Quand on fait le métier que je fais, il faut faire des livres. Mais pourquoi est-ce qu’on fait des livres ? On fait les livres d’abord pour oublier ce qu’on voulait dire, pour ne plus avoir l’esprit occupé par cela, pour passer à autre chose. On fait donc des livres pour se débarrasser de ce qu’on avait pensé. Si on remue et si on rumine la matière d’un livre trop longtemps, on ne parvient jamais à terminer le livre et on devient fou. Deuxièmement, on fait un livre pour qu’il devienne la pensée de quelqu’un d’autre, c’est-à-dire pour que quelqu’un d’autre pense les mêmes choses que vous, sans avoir besoin de vous. Avec un bon livre, le lecteur s’approprie entièrement ce qui est dit ; et qu’il soit d’accord ou non, c’est lui qui mène la danse, qui reprend les arguments, les corrige, les améliore. Il devient en quelque sorte le propriétaire du livre, de ce que le livre voulait penser. On lit des livres pour en devenir l’auteur. C’est ainsi que se fait l’accumulation du savoir. C’est dans ce mouvement de désappropriation-appropriation, c’est-à-dire de don, que se passe la survie de l’auteur et surtout de ce qu’il a dit. Ainsi ce qu’il a pensé reste vivant.

Aussi pour sortir du nihilisme, il s’agirait non seulement d’accéder à l’autre que moi mais à l’autre que moi comme le secret le plus profond de mon moi ; c’est-à-dire de comprendre non seulement que, si ce que je suis ne passe pas à un autre, ce que je suis sera perdu, donc aussi que l’autre est une bonne affaire pour moi.

Certes cette proposition peut surprendre les sages du monde, ceux qui font des éditoriaux dans les journaux et qui regardent cela comme un paradoxe, qu’ils disqualifient en le disant “mystique”, comme un paradoxe pour philosophe (comme je l’ai entendu souvent dire). En fait c’est un paradoxe, mais un paradoxe rationnel (Kierkegaard, dit qu’il faut penser du bien du paradoxe, parce que la philosophie se nourrit de bons paradoxes). Le christianisme sans paradoxe, c’est comme Dom Juan sans désir pour les femmes. Notre christianisme est trop insipide parce qu’il est acceptable, raisonnable, et qu’il cesse de poser des paradoxes. Mais le Christ passe son temps, lui, à poser des paradoxes. Chaque parabole, chaque miracle est un paradoxe. C’est pour cela que plus il fait des miracles, moins le Christ est reçu, parce qu’il provoque par un paradoxe l’auditeur à croire en lui. Nous, nous avons tendance à dire qu’il faut que le christianisme soit acceptable ou, comme disaient Locke et ses contemporains, raisonnable. Mais le christianisme raisonnable, ce n’est tout simplement plus le christianisme, c’est un changement de paradigme. Et la liberté comme consistant à vouloir autrement que d’habitude, à vouloir une autre volonté que la sienne, voilà le paradoxe fondamental.

Je vais prendre ce paradoxe à deux niveaux, ce qui fera ma troisième et quatrième partie.

 

 

  • Le Bien Commun

 

 

En effet, la notion de bien commun – qui vous est familière – est le grand absent des sociétés dites démocratiques et éclairées. Quand il est invoqué, il est ravalé – et ce n’est pas très honorable – au rang désastreux de « valeur de la République » ; or si la République se réduit aux « valeurs de la République », on comprend pourquoi elle survit en mauvaise santé. Ou bien comme le regretté Président Hollande l’a dit une fois, on invoque « l’âme de la France » ; mais il ne faut jamais parler des choses qu’on ne connaît pas, il aurait donc dû s’abstenir. Très souvent, le bien commun se réduit à l’intérêt général. Or, justement, le bien commun n’est pas l’intérêt général. L’intérêt général signifie le compromis entre des intérêts individuels de chacun des citoyens, qui sont bien entendu contradictoires. Et d’ailleurs le problème de l’intérêt général, c’est qu’il se borne a toujours à celui des vivants, et jamais n’englobe celui des morts, ni surtout de ceux qui vont naître.

Par exemple l’intérêt général est toujours défavorable à une bonne écologie. L’intérêt général, s’il dépend de la somme de tous les intérêts individuels, sera celui des gens qui sont en possession du monde et de ses ressources. Quant à la crise écologique – qui concerne par définition les générations à venir–, ils n’en tiennent guère compte qu’en appliquant ses principes d’abord pour l’intérêt des vivants. Si une société démocratique est la résultante des morts, des vivants, et des gens à venir, celle-ci ne peut jamais en quelque manière considérer véritablement au premier rang l’intérêt général. Le compromis entre les intérêts particuliers sera encore un intérêt particulier, celui des vivants.

Certes, il y a bien entendu la volonté générale au sens de Rousseau, mais elle n’est pas selon lui la volonté de la majorité. Rousseau reste chrétien, en pensant que la volonté générale descend, si je puis dire, du ciel des idées et s’impose à un moment comme le bien universel, de même que la loi morale chez Kant, ne montant pas d’en bas, mais venant bien d’en-haut. Et il dit très bien dans le Contrat social que la volonté générale est un idéal qui peut s’imposer politiquement, par la force au service du droit. Or nous voyons bien que cela ne fonctionne pas : quand il prétend s’imposer politiquement, il tourne de fait au totalitarisme, par une idéologie imposée sans discussion, ce qui évidemment ne traduit pas une vraie volonté générale.

Cependant, une expérience communautaire du bien dépassant les oppositions formelles où s’enferme la philosophie politique ordinaire, peut accomplir quelque chose qui est un bien : la communion. Le propre du bien de la communion, c’est ce qu’a thématisé le Père Gaston Fessard (1897-1978), grand jésuite que j’ai eu l’honneur et la chance de connaître à la fin de sa vie, et qui a restauré la notion de bien commun[2]. Il a fait plusieurs distinctions. Le bien commun, c’est le fait qu’il y a des biens qui ne sont la propriété de personne : bonum nullius. Ce qui ne va pas de soi, parce que la première caractéristique du bien, c’est d’être d’abord toujours le bien pour moi. En un sens, le bien est ce que je m’approprie : il a du bien ou il n’a pas du bien, donc le bien serait toujours lié à une possession. Pourtant il y a des biens qui ne peuvent être la propriété de personne. Comment accède-t-on à ce bien qui n’est la propriété de personne, le bonum nullius ? Fessard distingue d’abord un premier degré, le bien de la communauté, c’est-à-dire le bien commun défini politiquement, qui ouvre à tous l’accès, non pas au bien de chacun, à sa propriété privée, mais à des biens qui ne peuvent qu’être collectifs : par exemple les droits politiques, qui n’ont de sens que s’ils sont partagés, peut-être inégalement, dans un rapport social. De la même manière, il y a des moyens de production qui ne peuvent être que collectifs, parce que la division du travail suppose des biens qui ne soient obtenus que par la communauté : dans l’agriculture, il faut par exemple un agriculteur,  un autre qui récolte le blé, un autre qui produise la farine, un autre le pain etc. Il y a donc des biens qui supposent la communauté. Dans ma région, la Franche-Comté, depuis le Moyen Âge il faut 350 litres de lait par jour pour faire un fromage. Personne ne peut donc faire le fromage à lui tout seul. La formation d’une communauté est donc nécessaire. Ils appellent cela une fruitière, communauté de production du fromage. C’est un bien de la communauté à un niveau tout à fait concret, un bien qui ne peut se faire que dans la communauté. Ici la question de la possession des moyens de production, possession privée ou collective, la question marxiste, est évidemment directement liée au bien de la communauté. Mais ceci n’est pas encore le bien commun.

Il y a un degré supérieur, qui est la communauté du bien. La communauté du bien, c’est la participation, encore une fois inégale ou égale, à des biens possibles, et seulement possibles collectivement, à des biens que seule la communauté peut rendre accessibles. Encore une fois la liberté politique, les libertés sociales, la liberté de commerce, supposent une communauté du bien. Tout le monde y a intérêt, mais il faut qu’il y ait plusieurs personnes pour que la notion de liberté politique ou sociale ait un sens. De la même manière, tous les biens culturels ne sont possibles que parce qu’il y a une communauté, et les biens culturels par définition n’appartiennent à personne. Même pas à leurs propriétaires. D’ailleurs qui est le propriétaire d’un bien culturel ? Est-ce l’auteur du bien culturel ? Est-ce celui qui le possède matériellement ? Est-ce celui qui le « consomme », qui va le voir ou en bénéficie ? La notion de propriété culturelle est donc tout à fait ambiguë, c’est d’ailleurs pour cela qu’il y a toujours des problèmes à ce propos. Donc il y a un bien qui est la communauté, la communauté étant l’unique source de ces biens.

Enfin, il y a un troisième niveau, qui est ce que Fessard rappelle « le bien de la communion » : l’expérience même de la communion, c’est-à-dire le fait qu’avec la communauté des biens et le bien de la communauté, on parvient à faire l’expérience de la communion. Et c’est en ce sens qu’à la fin du xixe siècle, Léon XIII dans son encyclique Au milieu des sollicitudes a défini le bien commun comme ce qui, après Dieu, dans la société est la loi première et dernière. Or traditionnellement le souverain bien en théologie, c’est Dieu, et en un autre sens, c’est la possession de Dieu, le fait d’accéder à Dieu, la vision béatifique. Mais Léon XIII parle d’un autre souverain bien après Dieu, Dieu qui est la loi première et dernière : le bien de la communauté. La communauté est donc un bien affirme Léon XIII. Des gens zélés et mal intentionnés y ont vu une scandaleuse innovation, par laquelle il mettrait le souverain bien dans l’immanence de l’histoire et de la société, alors que Dieu seul est le bien de l’homme, etc. Ce qu’il veut dire en réalité, c’est que le plus haut bien dans la société, vient de l’expérience par laquelle, ne voulant pas son propre bien, c’est-à-dire renonçant à accroître sa propre volonté, on trouve son bien. C’est donc après Dieu la plus haute analogie de Dieu.

Je propose de le comprendre d’une façon actualisée. La communion, ou la communauté elle-même, est un bien qui s’impose aux volontés qui se veulent elles-mêmes. Vous trouverez cela utopique et penserez que les individus ne renonceront jamais à se vouloir eux-mêmes et à accroître leur volonté à monter en puissance, encore moins les États. Ce n’est pas si sûr. Je prends deux exemples. Le premier, c’est l’ensemble des stratégies nées de la dissuasion atomique : les armes atomiques sont tellement dangereuses, qu’il faut s’en munir, mais sans jamais les utiliser, ce qui revient pas à limiter la puissance – on peut faire des bombes d’une puissance extraordinaire –, mais à baser la dissuasion sur l’idée que l’Etat va se mettre face à une volonté de puissance semblable à la sienne -–qualitativement sinon quantitativement – de sorte que chacune des parties recule devant l’autre et s’auto-limite. Tout le problème de la dissuasion consiste donc en ce qu’elle doit être massive, potentiellement, pour ne jamais être utilisée effectivement. Il s’agit d’une limitation mutuelle, réciproque, de la volonté de puissance. La puissance aboutit à la limitation de la volonté de puissance, et à l’établissement de fait, sous le nom de guerre froide ou d’équilibre des forces, d’une communauté, sinon d’une communion. Certes il s’agit d’une communion bien particulière, mais d’une communion tout de même, qu’aucun des partenaires ou des rivaux ne peut se payer tout seul.

Deuxième exemple semblable : la question écologique. Celle-ci va imposer de nouvelles règles de la production industrielle, de l’économie, de la financiarisation, peut-être même des définitions de lois de démocratie, des règles de gouvernance etc. Pourquoi ? Non parce que les industriels veulent renoncer à la croissance, ni parce que les États ne sont plus en compétition, mais parce que si on ne suit pas certaines règles, même la compétition et même la croissance deviendront impossibles. C’est une contrainte qui s’impose à la volonté de puissance, la poussant à renoncer à ses formes les plus traditionnelles et les plus simples, précisément pour pouvoir subsister. Et donc un minimum de sécurité écologique suppose le type même de la communion elle-même. Attention à ne pas confondre cette communion avec un bien de plus que l’on fabriquerait ensemble, dans le sens des grandes coopérations internationales pour envoyer des fusées sur Mars, faire la station spatiale, ou faire des grands travaux, etc. ; il ne s’agit pas d’une collaboration où tous ces acteurs convergent, où c’est la bonne volonté générale qui, sous le patronage de l’ONU, aboutirait à une collaboration idyllique entre les nations. Il ne s’agit pas de cela. Ici, c’est parce que l’on ne peut pas faire autrement que de limiter la croissance sans bornes et sans règles, si l’on veut continuer la croissance. C’est donc une communauté qui s’impose mais ne résulte pas d’une bonne volonté générale, sur laquelle d’ailleurs il ne faut pas compter.

Or ces contraintes de la communauté sont en fait toujours liées à la finitude de l’humanité. Le troisième exemple que je voudrais donner concerne en effet ce que nous vivons en ce moment : à savoir la découverte que l’espace est fini, contrairement à ce que l’on avait prétendu depuis le xviie siècle ; mais aussi que le temps lui-même est fini. Cette dernière découverte venant à rebours de tout le courant évolutionniste ou darwiniste qui avait naïvement prétendu détruire toute la cosmologie biblique. En effet le développement du darwinisme jusqu’à la doctrine de l’évolution et du Big bang aboutit à affirmer que la vie a une origine, donc aussi que les différentes formes de vie auront une fin, ce qui est désormais quasiment certain. Cela signifie que le temps est historique n’est pas une partie du temps, cette partie du temps qui correspond à l’histoire de l’humanité. Ainsi le temps redevient fondamentalement historique, c’est-à-dire qu’il s’avoue fini. Et une grande partie des angoisses contemporaines, provient de cette découverte de la finitude. Le progrès infini de la science et de la technique ? –peut-être, sauf que le cadre de ce progrès supposé infini, l’espace et le temps, redevient fini. Or la finitude nous impose d’autres comportements, ce que nous sommes en train de découvrir. Supposons que la conscience de la finitude devienne massive et avouée, alors des règles de communauté s’imposeront. En effet si l’espace et le temps sont infinis, il y a de la place pour toutes les croissances ; mais si nous sommes dans la finitude, non seulement dont les ressources de la terre sont limitées, mais d’abord celles de l’espace et du temps. Dès lors, nous vivrons la communion que nous impose la finitude.

Donc la question du bien commun apparaît extrêmement sérieuse. Pendant très longtemps le bien commun était considéré comme une illusion humaniste, que seule la naïveté de quelques croyants pouvait prendre au sérieux. Il y avait des lois de l’économie, et cela seul était sérieux. Les économistes libéraux basaient le développement économique sur l’utilité, l’égoïsme bien compris – les vices privés font les vertus publiques –, sur le ruissellement, etc. Et les marxistes disaient au fond la même chose : il y a des lois de l’économie, des lois dialectiques de l’histoire, et le bien commun comme la bonne volonté n’ont rien à voir là-dedans. Tout ceci est très fragile désormais, en dehors du fait que l’on sait que tout se passe dans la tête du consommateur – qui est d’ailleurs maintenant le producteur – et que celui qui gouverne l’économie doit entrer dans la tête des gens. Cela change donc considérablement les règles du marché. Mais surtout, pour les raisons évoquées plus haut, l’interprétation quantitative et logique, au sens d’une déduction absolue, du monde dans lequel nous vivons, est de moins en moins opérante. Le monde est plus complexe dit-on. Autrement dit ces modèles anciens ne fonctionnent plus. On peut le dire un peu autrement : les marxistes eux, soutenaient d’une part que l’économie et l’infrastructure, dont l’idéologie est la superstructure, sont les conditions de production définissant la réalité de la société ; d’autre part que les discours politiques, moraux, religieux, etc. se développent comme des idéologies à la surface, mais sont en fait entièrement déterminés par les intérêts de classe. Les vrais marxistes furent en fait ceux que Marx appelait « la bourgeoisie », pour qui l’économie, et donc la matérialité, est l’infrastructure, et pour qui les débats d’idées relèvent de la superstructure. Il s’agit en fait de la droite capitaliste ; car les partis de droite sont aussi matérialistes que les partis de gauche : ils sont convaincus que la production économique est la seule chose sérieuse, que la rationalité qu’elle y met elle-même est mathématisable et que les débats d’idées sont pour les intellectuels, ces derniers étant aisément achetables, à peu de frais : on peut toujours avoir des intellectuels pour soi se disent-ils. Cela a été la conviction de la société française après la Seconde Guerre mondiale : le CNPF était d’accord avec le PCF sur le fait que la seule réalité, la seule infrastructure, est l’économie (leur vision de cette dernière était différente et c’était le fond de l’affaire).

Nous sommes sans doute encore dans une situation où l’interprétation économique du monde devient une pure et simple idéologie ; et l’infrastructure représente justement ce qui se passe sous la superstructure technocratique et administrative. Evidemment il y a eu un cas empirique pour le vérifier, très impressionnant, à savoir la chute du bloc communiste. La chute du bloc communiste devait arriver, si elle pouvait arriver. Certains pensaient comme R. Aron qu’il y aurait une convergence, et que, si cela n’arriverait pas, que du moins tout le monde serait finalement capitaliste de la même manière, avec une socialisation de l’économie dans les pays dits libéraux, et une dilution de l’emprise du parti dans les pays totalitaires. D’autres pensaient que cela se ferait par des moyens militaires, une troisième guerre mondiale. Il y en a même qui pensaient que ce serait par une crise économique du bloc de l’Est. En fait, c’est sur la question des droits de l’homme que le bloc communiste a buté, et ceux qui l’ont finalement fait chuter, sont ceux qui n’avaient aucun pouvoir, c’est-à-dire les ouvriers, les syndicalistes, les intellectuels, les religieux, les intellectuels chrétiens, les écrivains, le Pape bien sûr ! S’il n’y avait pas eu cette pression « idéologique », la situation n’aurait pas basculé. D’ailleurs ce qui a emporté l’adhésion dans les sociétés occidentales, est le fait que précisément cette lutte contre l’appareil bureaucratique soviétique venait de ces personnes qu’on ne pouvait pas taxer d’anti-communisme primaire. C’est donc un événement que nous n’avons pas encore mesuré, je pense, à savoir que les changements viennent d’une modification des rapports de force, forces qui ne sont pas toujours là où les savants, les scribes, les pharisiens, les experts le croient. C’est en fait toujours d’ailleurs que viennent les forces modifiant une situation. Qu’il y ait un paradoxe du bien commun, dans son immatérialité même, ne signifie pas qu’il s’agit d’une illusion ; historiquement ce n’est pas, ce ne fut pas une illusion.

 

  • Une politique peut-elle être « tirée des Écritures » ?

 

Cette formule n’est pas très appropriée certes, mais elle permet de simplifier. Quelle serait une économie qui ne serait pas nihiliste ? Le nihilisme, comme toute la pensée économique moderne, est évidemment fondé sur la logique de l’égalité dans l’échange.  Locke qui a été un des premiers théoriciens de l’économie dans son rapport avec la philosophie, définissait l’individu comme celui qui s’approprie un bien. Et donc tant qu’il n’y a pas de propriété privée, il n’y a pas vraiment d’individu. Pour être un individu, il n’est pas nécessaire de pouvoir dire « je suis moi-même », il faut posséder quelque chose. Dans une telle vision, la réalité se réduit à l’économie, elle-même gouvernée en premier lieu par l’identité. Et l’identité permet l’échange qui normalement doit être toujours égal, honnête – ce qui n’est pas contraire au fait de faire des bénéfices. Cela signifie qu’il est toujours réglé par l’idéal de l’égalité. L’échange, c’est l’égalité.

On peut dire que la question du bien commun se base non pas sur une économie de l’échange, mais sur une économie de l’inégalité. Et ce qui s’oppose à l’échange, c’est le don. Or le don ouvre un monde dans lequel les règles seront changées. Le véritable premier propre du don, revient à ce qu’il n’est pas réciproque. Le don est toujours un abandon : celui qui donne, ne donne qu’à la condition de ne pas attendre quelque chose en retour. Si on attend quelque chose en retour, un contre-don par exemple, quelle que soit la nature de ce don (on peut évidemment donner un bien matériel et attendre de la reconnaissance, que les gens vous respectent etc.,), il revient à la pratique de l’échange. Le vrai don donne à perte. Ainsi, en un sens, le don fait disparaître le donateur. C’est le principe du don dont le modèle parfait est l’héritage : le donateur non seulement disparaît, mais doit disparaître pour qu’il y ait héritage. L’expérience de la paternité est de cet ordre également : en effet si vous avez donné la vie à vos enfants, il faut, pour qu’ils la gardent, que vous disparaissiez, du moins que vous renonciez à les contrôler. Votre absence devient donc capitale ; et en un sens le père est celui d’une certaine façon qui doit ne plus être présent. Evidemment il n’est pas question pour le père d’abandonner sa famille, mais il doit refuser de la régenter comme un roi régente son royaume. Inversement dans le don, d’une certaine manière, le donataire, celui qui reçoit, peut disparaître. De fait, quand nous faisons des dons à des bonnes œuvres, nous ne savons pas à qui nous donnons, et cela ne fait qu’augmenter la puissance donatrice de notre don. Donner à quelqu’un qu’on ne connaît pas n’est pas une manière de se débarrasser du don, mais reconnaître simplement ne pas savoir ce que notre don va produire. En fait le propre d’un don suppose un véritable abandon, autrement dit de ne pas savoir ce que le donataire va en faire. On ne sait même pas exactement ce que veut le donataire, et on n’a pas à le savoir. Donc on donne, on sème partout, sans en mesurer le fruit, là où il y a des ronces, là où il y a des pierres, là où il y a la bonne terre.

Et alors j’ai découvert en faisant l’analyse du don (à partir d’un livre certes très gros mais dont je ne saurais trop vous recommander la lecture, Étant donné), qu’il y avait une troisième caractéristique du don, à savoir que le don ne donne jamais rien. Vous trouverez le paradoxe poussé un peu loin, pourtant il m’a semblé très pertinent. Quand on donne quelque chose, un cadeau, une chose matérielle, on sait en réalité que l’on n’a pas donné grand-chose au sens où l’on ne s’est pas donné soi-même. En effet, quelqu’un peut donner un gros cadeau, faire un vrai don, sans que cela l’affecte d’une manière ou d’une autre. De fait quand quelqu’un reçoit un gros don, dans le cadre d’une association par exemple, il n’est pas toujours bouleversé, sachant que ce don ne représente pas un engagement véritable de celui qui en est l’auteur. Pourtant il y a des dons impliquant un tel engagement : quand vous donnez du temps à quelqu’un qui en a besoin, quand vous donnez votre vie pour quelqu’un, vous êtes directement et personnellement engagé. Il n’y a rien de plus important que l’on puisse donner que de donner son temps, donner la vie ou donner sa vie. Or le temps, la vie, la mort, ne sont pas « quelque chose », ne sont pas des objets, et en ce sens ne sont rien (ne rem). Or c’est précisément souvent cela qui nous coûte le plus, d’aller visiter un malade, de nous occuper de lui, ce qui prend du temps et qui n’est pas spécialement réjouissant. Mais c’est bien là pourtant que « vous vous donnez » comme on dit. Or vous ne donnez rien au sens d’une res, d’une chose. On peut prendre un contre-exemple : sans être Président de la République, quand vous êtes investi du pouvoir dans une association, dans une société, une usine, un service, un tribunal etc., d’une certaine façon on ne vous donne rien. On vous donne la signature, on vous donne le code informatique, la clé, l’accès au bâtiment ou à votre bureau, mais le pouvoir reçu n’est pas quelque chose de matériel, seulement un certain rapport à la matérialité. Vous pouvez avoir les pleins pouvoirs sur peu de choses, ou sur un empire, dans les deux cas vous avez les pleins pouvoirs. Le pouvoir est donc toujours symbolique, il n’est jamais réel. Le symbole peut être effectif et ainsi le pouvoir est toujours effectif, mais cela ne veut pas dire qu’il soit matériel ni réel. Ainsi le don, d’une manière assez étrange, fait l’économie en un sens, non pas du donateur, du donataire et du donné en même temps, mais toujours au moins d’un des trois. Et si jamais le don aboutit à une communion, ce qui est l’hypothèse haute, elle ne représentera pas un retour sur investissement ou un échange, mais viendra du fait que vous avez donné à perte, et que, inversement, ce donataire vous a lui-même donné à perte. Le don produit donc une situation qui n’est pas le contraire de l’échange, ni une autre forme de l’échange : il produit un autre don, un contre-don, l’un et l’autre gratuits, qui se croisent en ogive.

Le meilleur exemple est évidemment ce que j’appelle le phénomène érotique ou, disons, la relation amoureuse, celle qui consiste toujours à jouer “à qui perd gagne” ! Si vous entamez une relation amoureuse, il faut ne pas essayer d’abord de s’assurer que vous êtes aimé, mais commencer à aimer sans savoir où cela vous mènera. Attendre d’avoir des preuves que l’autre vous aime, cela signifie ne pas aimer sincèrement : si vous voulez gagner autant que vous avez donné, vous êtes perdant. Vouloir aimer sous conditions, c’est renoncer à aimer. C’est donc toujours à perte que le phénomène érotique se développe : contrairement aux visions habituelles, celui qui reste fidèle le plus longtemps y est en fait le véritable gagnant, faisant du moins fidèle le perdant. Et si on pense que c’est celui qui reste fidèle le moins longtemps qui sort vainqueur de la relation, c’est qu’on pense cette relation vouée dès le départ à l’échec probable (la précaution ressemble à celle qui fait sortir de la voiture, avant qu’elle n’aille trop vite, celui qui est persuadé que de toute façon il y aura un accident). Ainsi le phénomène érotique est toujours basé sur le principe du don, jamais de l’échange. Le désastre érotique de notre temps, de notre civilisation – non plus érotique, mais pornographique – c’est justement qu’elle est basée sur l’échange, mais pas sur le don.

 

Conclusion

On comprend très bien qu’il y a un rapport direct, en situation de nihilisme, entre la question du don et la question du bien commun. Le bien commun est le lieu du don, et c’est pourquoi le bien commun devient une politique possible. C’est le rôle de ce que j’appelle le « moment catholique ». Résumons et voyons comment espérer donner corps aux valeurs de la République, liberté, égalité, fraternité. Est-ce qu’une société sans chrétiens peut introduire la liberté ? Peut-être un peu. Disons qu’elle peut limiter la tyrannie. Est-ce que ces libertés seront réelles ou formelles ? Est-ce que pour notre bien, on ne vient pas d’avoir depuis deux ans des limitations de libertés individuelles, telles que cela n’était pas arrivé depuis l’Occupation ? Peut-être, mais quand l’État prétend assurer la liberté, il faut toujours le prendre cum grano salis. Est-ce que l’État comme tel peut assurer l’égalité ? L’égalité est très difficile à instaurer pour un État, qu’il soit démocratique ou totalitaire. C’est difficile économiquement dans l’organisation sociale; mais c’est aussi difficile du fait que l’égalité absolue contredirait évidemment la liberté individuelle. Mais enfin introduire la fraternité pour un État normal voilà qui est carrément impensable ! Un État ne peut pas introduire la fraternité. La Révolution a commencé par une magnifique fête de la Fraternité sur le Champ-de-Mars et, moins d’un un an plus tard, elle déclarait la guerre à toute l’Europe et faisait travailler les guillotines. Donc la fraternité constitue par excellence ce que les États ne peuvent pas produire par eux-mêmes. D’abord parce qu’on n’a pas politiquement de père commun, ensuite parce que le fait d’être frères d’un père commun n’a jamais empêché les guerres civiles, au contraire, et parce que la fraternité peut devenir un obstacle à la communion. La preuve en est que le Christ nous assigne un Père commun, mais nous commande quand même avec insistance de nous aimer les uns les autres. C’est donc bien qu’entre frères, nous ne le faisons pas spontanément. Aussi avec les seules valeurs de la République, l’idée même qu’on puisse atteindre la fraternité est une plaisanterie et même une imposture. Vous savez que la formule « Liberté, Égalité, Fraternité » vient de Fénelon, qui l’a employée  évidemment dans une optique chrétienne découlant des Béatitudes. Mais la reprise par l’État laïc de ces trois termes n’est qu’une vanterie vide.

Alors quel serait le rôle des catholiques par rapport au paradoxe du don, au bien commun (dans son acception radicale qu’explique le Père Fessard) et à la Doctrine sociale de l’Église qui en découle ? Justement, établir de la communion, soit le vrai nom de la fraternité. La fraternité n’est possible que s’il y a une communion. Pour les chrétiens, la communion est trinitaire et l’insertion dans la communion trinitaire se vérifie par l’amour les uns des autres (« On vous reconnaîtra à ce que vous vous aimez les uns les autres » Jean 13,35). On les reconnaîtra comme chrétiens, c’est-à-dire comme agissant à la manière de Dieu. La communion constitue la vérification empirique que les chrétiens sont des chrétiens, t la vérification horizontale de la verticalité de leur identité trinitaire. Ce faisant, les chrétiens ne font qu’être chrétiens, mais du même coup, ils deviennent de fait les citoyens les plus utiles, parce que dans une société, ils sont les mieux placés, je ne dis pas les seuls, mais les mieux placés pour construire de la communion ; ils en ont du moins le devoir. Ainsi la communion est le nom, non seulement chrétien et théologique correct, mais le nom réel de la fraternité qui n’est qu’un mot. Et cela les chrétiens savent le faire. C’est donc en tant qu’ils sont les chrétiens, qu’ils sont les plus utiles. Christianoi chrestotatoi.

 

 

 

Échange de vues

 

 

 

Marie-Joëlle Guillaume : Ceux qui cherchent à aider sur le terrain les chrétiens d’Orient font remarquer que si les communautés chrétiennes étaient appelées à disparaître, ce serait une catastrophe, pas seulement pour les chrétiens, mais aussi pour le reste de la population. Cela m’a encore frappée en vous entendant. Pourquoi donc les chrétiens sont-ils utiles au Proche-Orient ? N’est-ce pas justement parce qu’ils sont capables dans leurs écoles d’accueillir tout le monde, etc, c’est-à-dire finalement de se mettre au service des autres à cause du Christ ?

 

Jean-Luc Marion

Le cas du Liban est tout à fait clair : entre chiites et sunnites, il n’y a pas de négociation possible, il faut passer par les chrétiens, ils servent d’intermédiaires. Cela est aussi vrai en Israël, car ce sont les chrétiens qui à Jérusalem et en Palestine, font l’interface entre les diverses communautés. De fait, il y a de nombreux cas de cette espèce dans le monde !

 

Général Ract-Madoux : J’ai été très intéressé par la question de l’écologie dont vous avez parlé comme d’un bien, et comme quelque chose qui ressemble au bien commun ; et vous avez aussi dit que l’espace et le temps étaient finis. Le Pape François a un peu surpris les catholiques en faisant sien le concept d’écologie intégrale. Pensez-vous qu’il a la même perception que vous du fait que l’écologie, par certains aspects, s’approche de la notion de bien commun ?

 

Jean-Luc Marion : Je crois que oui. Il faut bien comprendre ce qu’est l’écologie intégrale, notion à laquelle il a donné un sens très précis et assez convaincant en disant que les déchets économiques, industriels, etc. se développent en même temps que les déchets humains. Autrement dit plus se développe une croissance non contrôlée, plus celle-ci produit des déchets que finalement on ne peut pas recycler. Et il y en a toujours de plus en plus, et de moins en moins recyclables. On a beaucoup parlé des déchets nucléaires, mais ils sont quantitativement très modestes comparés aux plastiques qui s’accumulent dans les océans jusqu’à former des sous-continents, « nourrissant » les poissons qui une fois ingérés peuvent générer des cancers. D’où un processus d’accumulation de la richesse tel que certains de nos contemporains ne peuvent pas y participer. En effet ce processus génère une population de pauvres qui resteront toujours des pauvres parce qu’ils souffrent de trop de handicaps et qu’ils sont pris désormais dans un cercle vicieux : les handicaps entrainant la pauvreté !

Ce point nous renvoie au problème de la théodicée en métaphysique classique qui demande si Dieu est coupable du mal. Pour s’en sortir, les philosophes avaient inventé une distinction entre trois types de maux. D’abord le mal métaphysique, qui est la finitude, excusable : parce que nous ne sommes pas Dieu, on est donc fini. Puis il y a le mal physique et le mal moral ; du mal moral nous étions largement responsables. Mais la grande objection, c’était le mal physique : pourquoi y a-t-il des catastrophes, etc ? Or ce qui est intéressant en ce moment, c’est que le lien entre le mal physique et le mal moral devient de plus en plus visible ! Où y a-t-il des famines en effet ? Il y a des famines dans des endroits où il y a des guerres civiles ; sitôt qu’il n’y a plus de guerre civile ou de guerre permanente, il n’y a plus de famine ! Où y a-t-il des raz-de-marée dévastateurs ? Là où on ne fait pas attention à la géographie pour l’implantation d’habitations, là où on ne fait pas attention à la façon de construire. Idem pour les volcans. Ce n’est donc pas parce qu’il y a des failles politiques. Où y a-t-il du dépeuplement ou du surpeuplement ? Là où il n’y a pas de politique démographique, familiale, correcte. Donc le lien entre le mal moral et métaphysique apparait désormais de plus en plus étroit. Nous sommes de plus en plus responsables, non seulement du mal moral, mais aussi de la question de l’environnement. Il semble qu’il y a dans le monde deux fois plus de migrations liées au climat que de migrations liées à la guerre ! Mais dans les deux cas, le mal physique a des causes morales.

 

Guillaume de Prémare : Je suis assez séduit par l’idée que les chrétiens puissent apporter la communion dans la société, être ferments de communion. Et pourtant là encore il y a un paradoxe, parce que les chrétiens eux-mêmes ne sont pas en communion sur le plan politique. Donc comment peut-on appréhender ce paradoxe ?

 

Jean-Luc Marion : Oui, ils ne sont pas en communion politique, et je crois que c’est une bonne chose. Dieu sait si les catholiques en France ont fait toutes les expériences possibles, mais le danger serait de croire que notre communion doit être aussi visible dans le champ politique. Soit ils font le choix d’être à droite, après la Révolution, d’être pour le rétablissement de la royauté, de devenir de bons lecteurs de La Croix au XIX° siècle donc anti-dreyfusards ; puis malgré l’athéisme de Maurras, ils soutiennent l’Action Française, avant de finir derrière Vichy, et pour un petit reste de défendre l’Algérie française. Ou bien ils prennent l’autre direction – qui humainement avait des chances de réussir – et ils sont à gauche : ils commencent avec Lamennais engendrant toute la tradition de chrétiens de gauche, pleine de qualités (comme l’autre d’ailleurs !) ;  ils étaient des gens le plus souvent sincères, mais ça s’est terminé avec Monseigneur Gaillot qui n’a pas fait un schisme mais qui en portait l’esprit…Dans les deux cas, on retrouve l’idée que s’il y a une communion au sens théologique, dans la logique du don, comme vérification empirique de la communion trinitaire, il faut qu’elle soit visible politiquement. Or il en résulte que la connivence, l’organisation politique va devenir, elle, le centre de gravité des deux. « Catholique et Français toujours », Français toujours oui, catholique hélas devient douteux. J’ai connu cela quand j’étais petit : les chrétiens de gauche de la CGT, à la fin étaient davantage à la CGT que catholiques, c’était inévitable. Je crois donc au contraire que si les chrétiens sont politiquement diversifiés, voire en désaccord au niveau politique, au moins il n’y a pas de confusion s’ils sont en communion. Ce n’est pas pour des raisons politiques qu’ils vont être en communion, ce sera parce que, encore une fois la politique est la superstructure, mais la véritable infrastructure est la communion ecclésiale.

Le point, c’est que toutes les analyses marxistes, dans lesquelles j’inclus le matérialisme économiste de droite, sont à retourner, au sens où l’infrastructure n’est pas matérielle. On l’observe d’ailleurs aujourd’hui presque empiriquement. Une société ne tient pas par ses infrastructures matérielles, elle tient par ses infrastructures culturelles, juridiques, morales, ses habitudes historiques, son art de vivre, etc. D’ailleurs l’expérience du confinement l’a montré : les gens ont dû continuer à vivre alors que les conditions matérielles de vie devenaient difficilement applicables. Alors que s’est-il passé dans la tête des gens ? On ne sait pas encore, mais il s’est passé quelque chose, et il y aura un monde d’après, pas tellement parce que les conditions matérielles vont changer, mais parce que notre rapport aux conditions matérielles, lui, a changé : d’un seul coup les gens ont compris que ce qui était très important pour eux, n’était en fait pas ce qu’ils avaient cru être…

C’est une révolution qui peut avoir des conséquences. Je pense que les hommes politiques et les acteurs économiques s’en doutent, et cela ne les rassure sans doute pas tout à fait.

 

Marie-Joëlle Guillaume : Autrement dit, vous nous dites que ce qui a été découvert à l’occasion de cette pandémie, c’est la qualité des relations que l’on était en train de perdre.N’y aurait-il donc pas un moment catholique à travers cette perception de la communion que nous avons, à aider les gens à retrouver ce sens ?

 

Jean-Luc Marion : Cette rhétorique autour des circuits courts, de la recréation du lien, de la sortie de l’anonymat des villes, de l’effort de solidarité est devenue extrêmement concrète. Les gens ont compris qu’ils ne pouvaient pas vivre en étant des producteurs-consommateurs pris dans le tambour de la machine à laver ; en effet quand le tambour de la machine s’arrêtait, ils continuaient à vivre, d’une manière différente certes. De la même manière, c’est intéressant de voir que tous les dogmes économiques (les 3% de déficit, l’endettement, etc.) ont été totalement mis de côté pendant deux ans ! Bien entendu il faudra payer, mais remarquez que les dogmes en question sont tout de même relativisés.

 

Jean-Didier Lecaillon : J’ai une petite réserve concernant le fait que vous avez associé le nihilisme à l’économie, qu’elle soit libérale, marxiste ou autre : les économistes en ont pris pour leur grade, et cela me gêne un peu même si cela n’était pas l’objet principal de votre propos. Vous avez parlé de la valeur et vous avez raison d’en parler ; les économistes n’ont pas encore résolu le problème de la valeur et en fait ils ne prétendent même pas le faire. C’est pourquoi on parle de prix car prix et valeur ne sont pas la même chose. Vous parlez de l’échange comme étant une égalité, mais vous savez, comme les économistes pensent que le prix est quelque chose de subjectif, ils sont bien incapables de dire qu’il y a une égalité ; la seule chose que nous essayons de dire dans notre jargon un peu désagréable, c’est que le jeu n’est pas à somme nulle, mais qu’il est à somme positive, c’est-à-dire qu’il y a échange quand les deux parties ont un intérêt, un gain à l’échange sans aller jusqu’à dire que ce dernier serait identique certes, il n’y a pas d’égalité, mais un tel objectif n’aurait pas de sens.

C’est pourquoi je vous trouve un peu caricatural dans votre dénonciation de tout système économique. A l’inverse je suis rassuré quand je lis les encycliques sociales de nos papes, et en particulier quand saint Jean-Paul II dans Centesimus annus ne renvoie pas dos à dos les libéraux et les marxistes, et propose de promouvoir une « économie libre ». Il montre bien comment effectivement les chrétiens peuvent s’adonner, développer, une économie qu’il appelle « libre », dont le bien commun fait partie. Avant de conclure, vous avez bien cité la Doctrine Sociale de l’Église que vous n’aviez pas évoquée auparavant. Ma question est donc très simple : ne pensez-vous pas qu’il y a encore un grand travail à faire d’approfondissement, et puis de diffusion et de mise en pratique par les chrétiens, en matière économique, de cette Doctrine Sociale de l’Église ? N’y aurait-il pas dans cette perspective une possibilité de réconcilier les chrétiens avec l’économie ou plus justement de considérer que l’économie peut être considérée de façon positive ?

 

Jean-Luc Marion : Je me doute bien que ma présentation des choses était un peu simpliste, et comme j’ai dû résumer l’argumentation c’était encore plus simpliste. Bien entendu l’échange est un échange qui n’est pas à somme nulle, mais l’économie est quand même basée sur l’idée qu’on y gagne dans l’échange, et si tout va bien des deux côtés. Cela reste un échange, au sens d’une structure d’échange, où il y a deux acteurs et un entre-deux. Dans le don il n’y a pas nécessairement deux acteurs, il peut n’y en avoir qu’un, et en un sens, quand bien même rien ne serait échangé, il y aurait encore un don. C’est cela mon point, mais bien entendu j’ai simplifié.

Vous dites qu’il faudrait parler de prix plutôt que de valeur et que d’ailleurs l’on ne sait comment cette valeur est fixée. Naturellement, je suis au courant de cela, mais précisément la valeur, dont on se sert en économie et en finances, est en réalité un concept d’origine philosophique. La valeur n’a pas de valeur, et n’a pas de définition précise, parce qu’elle est le résultat d’une évaluation, c’est justement mon point. Alors quid du prix et de la valeur au sens de plus-value ? Qu’est-ce que la théorie des valeurs chez Marx ou ailleurs ?

Tout le flou qui entoure les usages économiques de la valeur ou, en économie, du prix, confirme justement que la valeur est toujours indécise, elle est toujours à décider, à calculer. Aussi, dire qu’une chose est une valeur, c’est dire qu’elle n’est plus une chose, et qu’elle n’est pas, d’une certaine façon. Tel est mon unique point. Parmi les nombreuses choses que je me désole de ne pas connaître, il y a, en effet l’économie.

 

Séance du 20 mai 2021

[1]Fragments posthumes 9, 35 ; édition française, tome 13, p. 28

[2]Sur la pensée de Gaston Fessard, voir notamment Autorité et Bien commun. Aux fondements de la société, Paris, Aubier, 1944, ed. revue et augmentée, Paris, Ad Solem, 2015