Présentation par Rémi Sentis, Secrétaire général

Je voudrais simplement rappeler ici quelques points de ta biographie, Chantal, au nom d’une très ancienne amitié. Tu t’es toujours intéressée à la philosophie politique ; au début de ta carrière tu as été l’élève de Julien Freund, ce qui t’a conduite au doctorat ès lettres en 1982. Mais avant d’évoquer tes travaux universitaires, je voudrais rappeler deux points : la politique, tu l’as connue de près, avec ton mari qui a été un des très éminents hommes politiques à la fin du siècle dernier. Et deuxièmement, la famille, cellule de base de la cité, dont la protection doit être au centre de la politique, tu la connais. Tu la connais non pas dans les grandes théories mais dans la pratique, avec tes six enfants. Tu as même écrit quelques romans familiaux, et en pensant sans doute à tes petits-enfants tu as publié en 2011 un Manuel d’instruction civique et morale destiné aux enfants du Primaire, manuel qui avait sans doute un trop bon goût pour être agréé par une administration dont l’objectif était de remplacer « la morale de nos pères » par une autre, celle du ministère.

Malgré tes multiples occupations, tu as été nommée professeur à l’Université de Marne-la-Vallée, où tu dirigeas le Centre d’études européennes. Tu y fondas en 1993 l’Institut Hannah-Arendt. Tu t’es beaucoup intéressée à Soljenitsyne, aux penseurs d’Europe centrale, avec la collaboration d’universitaires de haut niveau, en particulier hongroises et polonaises. Après de nombreuses publications remarquées, tu as été élue à l’Académie des sciences morales et politiques en juin 2007. Ta bibliographie est extrêmement abondante et je citerai simplement quelques-uns de tes ouvrages : Éloge de la singularité en 2000, qui te valut le prix de l’Académie française, La détresse du petit Pierre qui ne sait pas lire en 2010, Populisme : les demeurés de l’Histoire en 2015, Le nouvel âge des pères (avec Martin Steffens) en 2015, La haine du monde, 2016, qui fut traduit en plusieurs langues et qui a connu une réédition, La démocratie dans l’adversité en 2019, et dernièrement Le crépuscule de l’univers.

Dans tes livres, tu décris les travers de notre société post-moderne empreinte d’un individualisme exacerbé. Et tu fais remarquer que la déconstruction de notre héritage judéo-chrétien a eu et aura de multiples conséquences et répercussions au sein même de l’Occident – on pense au populisme en particulier. A titre d’exemple, tu pointes du doigt la confusion voulue entre le légal et le moral ; je te cite (dans La haine du monde) : « Nos concitoyens sont persuadés que ce qui est légal est moral par là-même. Il suffit que l’État promulgue une loi permissive pour que cette permission ait valeur de bien ». Tu ajoutes : « Sans plus de religion ni de tradition, nous n’avons plus d’arrière-plan susceptible de nous fournir les éléments d’une alternative aux lois de l’État. Ainsi survit le positivisme juridique dont le totalitarisme était le chantre ».

Lire l'article complet

Communication

 

Dans le titre de l’exposé qui m’a été donné, il y a l’expression écologisme ; il s’agit là de quelque chose de distinct de l’écologie. Je dirai un mot à la fin pour évoquer tout un pan de réflexion que nous pourrions ajouter si nous avions plus de temps : pourquoi l’écologie comme religion ? Mais il s’agit ici de l’écologisme, c’est-à-dire de l’écologie utilisée comme une idéologie. Simplement, à la fin, je reviendrai sur les différences entre les deux termes, écologisme et écologie, pour suggérer tout ce que l’on pourrait dire sur l’écologie elle-même. Je précise aussi en préambule que je ne prétends pas m’avancer sur des questions scientifiques concernant les nombreux problèmes liés au climat – ce n’est pas dans mes cordes. En tant que philosophe observateur et analyste, je voudrais vous parler du discours sur le climat, tout aussi inquiétant que le climat lui-même.

 

I – Un discours de la peur et de la catastrophe

 

A ce stade, et cela est vrai depuis une trentaine d’années, le discours sur le climat révèle des informations moins sur son objet que sur la mentalité et la représentation de ceux qui le produisent. Ce discours n’est pas neutre, tendant de toutes ses forces à l’objectivité, comme le devrait un discours scientifique (car la question du climat, rappelons-le, est scientifique ; elle ne concerne pas le sexe des anges). C’est un discours idéologique, autrement dit partial et combattant, visant à une explication globale, comme je vais tenter de le montrer. C’est un discours mu par les émotions davantage que par la raison, ce qui l’exclut de la science, en dépit de ses prétentions. Son traitement de la peur est significatif. Alors que la peur est considérée partout comme une mauvaise émotion (repli sur soi, lâcheté, refus de l’ouverture à l’inconnu ou à l’autre : une émotion populiste), ici au contraire la peur est couronnée, depuis la célèbre « heuristique de la peur » de Jonas, et érigée au rang de vertu, une vertu de prudence, uniquement quand il s’agit du climat. En même temps, le discours sur le climat signe son caractère idéologique en n’admettant aucun débat, en injuriant ceux qui mettent en cause ses affirmations et en les jetant dans la géhenne des ennemis de la civilisation.

Ce discours ni rationnel ni raisonnable, frénétique, voire fanatique, toujours d’un pessimisme noir, armé de bonne conscience et haranguant comme un prêcheur des derniers temps, a quelque chose à nous dire. A défaut de dire la vérité (il devrait pour cela emprunter une forme scientifique et froide, ce qui n’est pas le cas), il raconte un mythe. Ou plutôt, il habite un mythe. Il révèle comment nos contemporains voient le monde, après l’effacement des religions fondatrices et le rejet des idéologies totalitaires.

 

Comme on le sait, le discours de la catastrophe dépasse les clivages politiques et concerne plusieurs domaines distincts : l’épuisement des sources d’énergie, la démographie galopante, ou bien les capacités nucléaires qui se développent entre les mains de gouvernements toqués. Mais la question du climat est considérée comme la plus grave.

Depuis le tremblement de terre de Lisbonne en 1755 et le XVIII° siècle en général, les Occidentaux ont enlevé à Dieu la responsabilité des malheurs qui les frappent, et appris à s’en charger eux-mêmes. La pensée des Lumières, qui voit l’homme comme « maître et possesseur » de la nature, le voit capable de créer un monde parfait : c’est la période de la modernité. Par un retournement logique, l’homme est aussi capable de détruire le monde dans lequel il vit : c’est la post-modernité. La puissance humaine est retournée mais toujours présente : déploiement, désormais négatif, de cette puissance élaborée depuis le XVII° siècle. Pourtant, déploiement positif encore, puisqu’on prête à l’homme le pouvoir de réparer les dégâts qu’il a causés (et on l’exhorte sous menaces à le faire). La doxa établit clairement que les désastres climatiques relèvent du comportement de l’homme. Tout se passe comme s’il ne restait, de notre maîtrise, que la puissance de destruction – à moins que nous n’acceptions, par des sacrifices consentis, de nous racheter. Je pense que l’échec manifeste à « transformer le monde » (Marx), patent tout au long de l’affreux XX° siècle, nous a disposés à détester le monde qu’au fond nous ne maîtrisons pas. Plutôt que de supporter notre impuissance, nous préférons broder sur la fin imminente de ce qui nous résiste. Clément Rosset décrit l’idée catastrophiste comme un « attrait du vide[1] ». Et c’est bien ce que nous ressentons parfois dans les descriptions à la fois délirantes et jubilatoires de la fin du monde ; Cioran écrit dans Aveux et anathèmes : « L’homme va disparaître, c’était jusqu’à présent ma ferme conviction. Entre-temps, j’ai changé d’avis : il DOIT disparaître ». Quand l’ordonnateur est découragé, le chaos peut exercer sur lui une espèce de fascination.

 

La crainte des apocalypses

Mais ce n’est pas là l’essentiel. La description présente des périls à venir étonne par sa prétention à la première fois. La crainte des apocalypses a été constante depuis que les humains peuplent la terre et pensent. Dans notre passé pas si lointain, les grandes invasions, les famines, les épidémies de peste, façonnaient des populations hantées par la question de la survie. L’historien dépasse le catastrophisme d’un temps et prend distance face au retour incessant des grandes craintes : Thucydide écrit « Les cités virent fondre sur elles des calamités innombrables, comme il en arrive et comme il en arrivera toujours tant que la nature humaine sera ce qu’elle est » (Guerre du Péloponnèse, III, 81). En ce sens, l’apocalyptisme contemporain manifeste en premier lieu la conscience soudaine de l’éternelle tragédie humaine, que le messianisme immanent des deux siècles précédents avait espéré biffer. On s’aperçoit tout à coup que le mal est là et sera toujours là : « Les maux qui touchent les sociétés industrielles donnent à beaucoup le sentiment que la fatalité tragique est de retour », écrit Jean-Pierre Dupuy[2]. De retour ! Mais elle a toujours été là – ignorée, récusée, tapie, pendant l’ère idéologique : d’où la terreur qui accompagne la conscience de sa présence inattendue.

 

Ce retour à la conscience de la condition humaine se traduit par une nouvelle compréhension du temps.

On constate que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous avons d’abord connu l’angoisse de la guerre nucléaire à venir (« guerre des étoiles » : catastrophe cosmique). Puis celle-ci a laissé place à l’angoisse climatique. Les craintes de grands périls s’exposent dans leurs contradictions sur des laps de temps même courts. Pierre Chaunu décrivait il y a trente ans le danger du déclin de la natalité et le monde privé d’hommes. Aujourd’hui c’est la hantise du monde trop plein. Il y a trente ans on s’inquiète d’un refroidissement mortel, aujourd’hui d’un réchauffement mortel. La prévision d’une seule catastrophe apparaîtrait comme une prospective conjoncturelle et normale. Mais l’attente de nombre de catastrophes, parfois contradictoires, qui se succèdent dans un temps court, indique davantage une certaine vision du temps historique (si quelqu’un crie sans cesse Au Loup !, il faut examiner l’esprit de celui qui crie, plutôt que chercher le loup). L’attente de la catastrophe devient systématique et traduit dès lors autre chose que la menace elle-même. C’est l’émergence d’une histoire menaçante.

 

Qu’elle soit nucléaire comme auparavant, ou démographique, ou climatique, la catastrophe est présentée comme une apocalypse. Révélation ou destruction totale, selon l’acception, elle raconte une prise de conscience affolée devant l’expiration du progrès et de la confiance qui l’accompagnait. L’apocalypse ancienne ouvrait une porte vers le Salut. Mais ici la révélation est purement négative. C’’est une « fin du monde » pure et simple. Une désintégration entière, et pour cela peu crédible. On se souvient comment Gunther Anders décrivait la guerre nucléaire comme l’extermination de TOUTE vie sur terre, radiant définitivement à la fois les êtres, le temps, et l’histoire : il n’y a plus d’histoire quand plus personne ne peut la raconter, il n’y a plus de temps là où plus rien ne se passe. Il est pourtant probable que nous ne pouvons pas davantage produire la désintégration parfaite que le bonheur parfait. Plus certainement nous pouvons détruire des pans du monde, revenant à une vie plus simple et plus médiocre. Au détour des années 60, un dessin montrait un grand singe enseignant l’histoire à un petit singe, par ces mots : « et puis vint la bombe atomique, et l’histoire recommença » – c’est une fiction. L’apocalypse radicale est peu crédible dans sa radicalité : sa description décrit davantage le prophète que la prophétie. Les discours frénétiques sur le climat nous en disent plus long sur les discoureurs que sur le discours.

 

L’ignorance dans laquelle nous sommes de la mesure de ce qui pourrait arriver, ajoute au caractère abstrait de l’événement et permet à tous les ingrédients idéologiques de s’adjoindre à la description. L’annonce d’un péril à la fois monstrueux et vague, donne à la catastrophe une acception nouvelle. Celle-ci sort du domaine de la raison et de la science. Elle augure d’une nouvelle vision du temps.

 

Deux visions du temps 

Les cultures mondiales ne connaissent que deux visions du temps : le temps circulaire et le temps fléché, propre aux judéo-chrétiens – le nôtre. Partout l’histoire est vue comme la lutte de l’ordre contre le chaos. Les humains luttent contre la corruption, œuvre du temps, et craignent partout le retour du chaos. Depuis la mort individuelle (décomposition d’organes structurés) jusqu’à la décomposition des institutions, des sociétés, des liens : tout est destiné à se défaire. Les humains luttent contre le chaos insidieux, contre l’omniprésence de la mort qui rôde, contre le retour de la barbarie derrière la civilisation. Chaque lutte ressemble aux précédentes, car tous les démons rencontrés habitent la forme de la dissociation. En luttant contre les menées successives du chaos, nous pouvons espérer d’une manière ou d’une autre la défaite du chaos – c’est le temps fléché. Ou bien nous pouvons penser qu’il s’agit là d’un destin « pour-toujours » – c’est le temps circulaire. L’homme du temps fléché pense qu’il fait l’histoire comme acteur, l’homme du temps cyclique la subit, la réprime, la dévalorise, tente de s’en débarrasser. Dans la vision du temps circulaire, toute destruction signe la fin d’un cycle, qui sera suivi d’un recommencement. Les destructions peuvent être collectives et de grande ampleur, d’où l’importance du déluge dans toutes les cosmogonies. Ces catastrophes marquent le retour de l’indéterminé. Les éléments cosmiques se mélangent. Au sein des sociétés, les hiérarchies basculent. La confusion des esprits, des valeurs, des sentiments exprime significativement tout ce qui se défait. Telle est la description de Ravenne au V° siècle par Sidoine Apollinaire : « Dans ce marais fétide, où les lois de toutes choses sont éternellement renversées, les murailles croulent, les eaux restent stagnantes ; les tours flottent, les vaisseaux reposent immobiles ; les malades se promènent, les médecins sont alités ; les bains sont glacés, les maisons brûlantes ; les vivants meurent de soif, les morts nagent dans l’eau ; les voleurs veillent, le pouvoir dort…[3] » . Ce monde du déclin, annonciateur du retour du chaos, est décrit partout depuis la Chine ancienne jusqu’à l’Egypte ancienne (le mythe le plus achevé est celui du Yuga indien). L’alternance des âges est chaos-ordre-catastrophe-chaos, et cet ordre appartient au destin : il en est ainsi.

 

Dans la culture du temps fléché en revanche, tout se passe différemment. Les désintégrations annonciatrices du chaos ne manquent pas, mais elles trouvent un sens dans la finitude humaine et une place dans l’histoire globale. Elles restent inscrites dans l’histoire du Salut. Les événements tragiques des XV° et XVI° siècles, par exemple (famines, épidémies, guerres), jusqu’à la conjonction attendue des planètes qui, en 1524 et 1525, suscite la terreur collective – ces événements sèment la panique, mais trouvent leur place dans la flèche du temps et dans l’attente du Salut.

 

L’éloignement des promesses du temps fléché (effacement de la croyance dans le Salut avec la fin de la Chrétienté, effacement de la croyance dans le progrès avec la fin de la modernité), suscite la réapparition du mythe du combat comme socle principal de l’histoire humaine, laquelle redevient circulaire, réduite à l’alternance de l’ordre et du chaos. Ce que Berdiaev résumait lapidairement : « A tout mouvement il faut un but ; sinon, privé de sens interne, il dégénère toujours et devient circulaire » (Le sens de l’histoire, Aubier, 1948 p.36). Autrement dit : quand le Salut et le progrès ont disparu, nous retournons à l’histoire cyclique. L’idée de progrès est contre-nature, comme le temps fléché judéo-chrétien qui la promeut. Quand cette religion s’efface, resurgit tout naturellement le temps circulaire qui est une sorte de culture naturelle de l’humanité, ou ce que j’appelle une soupe primordiale (ce qui correspond profondément au mot nature), ce à quoi on revient toujours, comme on suit sa pente, après la fuite des grandes constructions. Le temps que nul ne s’avise de flécher, est toujours-déjà circulaire, sur le modèle des cycles saisonniers et biologiques.

L’annonce contemporaine des futurs désastres climatiques révèle la fin de la foi dans le progrès, l’idée que la progression indéfinie vers le meilleur a trouvé son butoir et sa défection. Nous n’avançons plus vers une amélioration indéfinie. Nous passons par l’alternance de l’ordre et du chaos, dans un mouvement circulaire (il faut préciser que la croyance dans le temps fléché et dans le progrès existe toujours, par exemple avec le post-humanisme – nous sommes à une époque de rupture où l’ancien et le nouveau cohabitent).

 

Le remplacement de la croyance dans le progrès par la crainte et l’attente de la catastrophe, ne signifie donc pas seulement une inversion du temps au sens où le temps optimiste deviendrait pessimiste, ni une substitution de l’idée de décadence à l’idée d’amélioration. Le temps n’a plus de direction, qu’elle soit montante ou descendante. L’histoire est à présent livrée à la possibilité (à la haute possibilité) du retour du chaos. Dans une culture désormais privée d’un sens extérieur au monde, l’histoire se résume au mythe du combat, à la répétition des archétypes – on attend la prochaine guerre atomique, ou le prochain cataclysme climatique. Par ses caractéristiques, l’attente apocalyptique reprend tous les motifs des anciens mythes du combat.

 

L’espérance est systématiquement décriée « dans l’état actuel des choses, l’espérance est une lâcheté », disait Anders, le père du catastrophisme contemporain. La peur, salutaire, doit remplacer l’espoir. Jonas parlait d’un heuristique de la peur, aujourd’hui ce serait plutôt une pastorale de la peur. Sloterdjik écrit que la vie de nos contemporains sous la menace nucléaire a engendré le sentiment de l’absurde et un nihilisme durable « on ne fait pas grandir toute une génération sous la menace permanente d’une destruction mutuelle, totale et garantie (…) chaque contemporain de ces années restera, jusqu’à la fin de sa vie, imprégné par le nihilisme nucléaire » (Si l’Europe s’éveille, Fayard 2003 p.30). La bombe, suspendue comme l’épée de Damoclès, aurait littéralement détruit toute vision du temps. Je crois plutôt que nous sommes témoins d’une sorte de débandade de la causalité : ce n’est pas la crainte de la catastrophe qui suscite le nihilisme, c’est le nihilisme qui engendre le catastrophisme. C’est la fin de l’espoir dans le progrès qui engendre la pensée de la catastrophe comme éventuel dernier stade du combat.

 

A l’époque messianique, l’attente apocalyptique nourrissait une conscience aiguë des péchés de l’homme, responsable de ses malheurs. Aux époques païennes et polythéistes, la calamité à venir est la réponse d’une négligence envers le monde – envers l’ordre du monde – et signe le courroux des dieux. La fin d’un cycle, qui s’achève dans la catastrophe, est toujours précédée par la nég-ligence (chez les Indiens, à Rome, partout) : des sociétés corrompues et lascives, l’indifférence au bien public, la perte du sens de l’ordre. Aujourd’hui, les calamités à venir sont traduites comme des conséquences de négligences et de fautes du même ordre. Ainsi les humains sont-ils toujours plus ou moins capables de tenter d’éviter la catastrophe, même si sa survenue est hautement probable. Il s’agit donc de tout entreprendre pour qu’elle ne se produise pas – quitte à renoncer pour cela à nos principes les plus chers : depuis Hans Jonas, nombre d’écologistes préconisent de faire l’impasse sur la démocratie pour sauver la terre. Dans la mesure où la catastrophe est très probable, les efforts de l’homme peuvent consister moins à l’empêcher qu’à la retarder. C’est pourquoi depuis Gunther Anders, certains appellent notre temps « le temps du délai », ou « du sursis ». Avant la conférence de Copenhague de 2010, le buzz médiatique a clairement prévenu que l’humanité était condamnée si la conférence ne portait pas des fruits déterminants. Condamnation bien précisée dans l’expression si souvent employée « sauver la planète ». Renversement significatif : après la déception devant les idéologies mortifères, l’attente du Grand Soir est devenue l’attente du Dernier Soir.

 

 

Pour conclure, je voudrais ajouter que si l’écologie trouve aujourd’hui tellement d’attrait dans les populations occidentales, c’est parce que le christianisme est en train d’être remplacé, en partie seulement heureusement, par ce que l’on pourrait appeler un cosmothéisme, sorte de paganisme ou de polythéisme. Le cosmothéisme, c’est la religion du monde immanent : il n’y a pas de sens en dehors du monde. Pour un cosmothéiste le monde est une demeure, tandis que pour un chrétien le monde est un séjour. Je pense que nos contemporains ont très envie, finalement, d’être dans le monde comme dans une demeure, ils sont fatigués d’être dans ce monde « des étrangers domiciliés », comme le disait l’anonyme de l’Épître à Diognète. C’est pourquoi ils sont en train de rejoindre ce que j’appelle un cosmothéisme, faisant du monde un dieu ; ou bien l’imaginant rempli de dieux : vous avez des adorateurs de baleines, des gens qui embrassent les arbres (cela devant favoriser l’écologie !). Je pense qu’il y aurait des études à faire là-dessus, qui éclaireraient un autre pan de notre question.

 

 

Echanges de vues

 

 

Marie-Joëlle Guillaume : Merci pour cette fresque qui n’est pas d’un optimisme extrême, mais le problème n’est pas d’être optimiste, c’est d’essayer d’être vrai. Si ce panorama est assez sombre, je retiens qu’il reflète assez bien ce que nous constatons aujourd’hui. En entendant les différentes phases de ton discours, je ne pouvais évidemment pas m’empêcher de les relier aux discours concernant la pandémie de Covid (traitement de la peur, catastrophisme, prévisions épouvantables sur les variantes du virus, etc.). Or, tu as fait remarquer qu’au fil de l’Histoire on retrouve régulièrement des apocalypses, on retrouve cette vision du malheur, qui est celle du tragique de la condition humaine. Mais tu as mis aussi en évidence le fait qu’aujourd’hui il y a une sorte de fascination du néant, de désir pervers de la catastrophe. C’est peut-être là que se trouve l’aspect idéologique de l’écologisme.

Par ailleurs, tu sembles considérer qu’étant déjà sortis aujourd’hui du temps fléché, nous nous précipitons, d’une certaine manière, à nouveau vers le temps cyclique. On pourrait en conclure qu’il n’y a pas grand-chose à faire. Pourtant, tu nous as parlé dès le début d’idéologie. Or l’idéologie, par définition, se plaque artificiellement sur le réel, et n’a donc pas vocation à l’enserrer éternellement. Alors, je voudrais savoir où sont les portes de sortie pour nous aujourd’hui, dans la mesure où nous n’avons pas forcément envie de rester dans cette logique de catastrophe inéluctable. D’autant qu’il peut exister aussi une saine écologie, capable de nous faire retrouver autre chose que la catastrophe – des moyens d’action, peut-être ?

 

Chantal Delsol : Oui, pour l’instant il s’agit d’une idéologie et elle est effectivement plaquée sur le réel. Mais je pense que cette idéologie assez furieuse se superpose à un paganisme qui, dessous, est plus stable. Ce qui ne veut pas dire que le temps fléché soit complètement abandonné. Il va y avoir une sorte de lutte entre plusieurs courants différents. Les chrétiens vont continuer à exister -ce n’est pas parce que la chrétienté s’effondre que le christianisme s’effondre, cela n’a rien à voir ! Ainsi, les chrétiens vont continuer à défendre un temps fléché, et puis il restera encore des gens pour défendre des idées de progrès, certes parfois un peu bizarres, mais relevant encore du temps fléché. Je pense donc que plusieurs courants vont se percuter. Mais si cette idéologie écologiste est plaquée, elle l’est sur un paganisme ; or le paganisme est finalement une forme religieuse. L’écologiste normal, qui n’est pas un fou furieux, qui n’est pas un idéologue, c’est un païen normal. Un païen normal qui adore les baleines et qui embrasse les arbres, me semble-t-il.

 

Général Ract-Madoux : L’encyclique Laudato Si’ a fait un véritable plaidoyer pour l’écologie intégrale, et les milieux catholiques suivent cela avec beaucoup d’intérêt. Le Pape, en référence à saint François d’Assise, rappelle que les catholiques doivent protéger le monde, la création, etc. Est-ce qu’il ne s’agit pas justement d’une tentative pour essayer d’endiguer cette évolution un peu inexorable que vous avez décrite ? Est-ce que vous pensez que cette démarche a une chance de succès ?

 

Chantal Delsol : Si vous entendez par succès le fait d’empêcher d’exister cette mouvance dont j’ai parlé, non, je ne le pense pas : je ne vois pas comment on pourrait complètement les convertir au christianisme, d’un seul coup, en leur disant que nous sommes des créatures. Eux ne pensent précisément pas que nous sommes des créatures, c’est bien la question. Cela dit, de toute façon, je pense que le Pape François a tout à fait raison de parler de cela, même s’il y a des choses à discuter dans cette encyclique, et d’ailleurs aussi dans la suivante (sa manière de parler de la « Terre-mère » est un peu bizarre, mais il est Sud-américain et ses manières de voir sont différentes des nôtres, Européens). En fait, il est très important de rappeler qu’en effet nous sommes des créatures, et que nous devons protéger la création : c’est toute la création qui est en porte-à-faux, en effet dans cette mouvance ! Cependant, même si on est content que le Pape se saisisse de cette question, il ne faut pas pour autant en attendre une solution du problème : il n’y a pas de solution à ce genre de problèmes, au sens où il n’y a pas de dissolution du problème.

Dr Delarue : Je crois que le Pape François avait souligné, enfin insisté sur « l’écologie intégrale », surtout pour mettre en avant l’écologie humaine, qu’ignorent totalement les écologistes. Par exemple les écologistes soulignent les dangers des additifs alimentaires, des nitrites, des colorants etc., mais ne s’embarrassent pas du tout de la contraception chimique par la pilule, par exemple. Ce n’est qu’une contradiction, parmi d’autres, des écologistes, qui ne sont pas toujours de la plus parfaite bonne foi. D’autre part, comme vous l’avez souligné, l’écologisme est surtout politique, c’est un militantisme qui est partisan de la décroissance, et finalement une expression de la déconstruction.

 

Chantal Delsol : La décroissance ? Oui, il est bien possible qu’elle en soit une forme. Tout cela, au fond, ressemble effectivement à une forme de déconstruction. Cette espèce de goût pour l’apocalypse, ce goût pour le néant comme on le disait tout à l’heure, ressemblent un peu en effet à la déconstruction, c’est vrai. Quant à l’écologie intégrale, je pense que le problème est plus compliqué que cela et je ne suis pas sûre que ce soit une incohérence de leur part. Il me semble en effet que si les écologistes ne s’engagent pas dans l’écologie intégrale, c’est parce qu’ils font passer la volonté humaine avant le reste. Ils partent du principe que la volonté humaine est première.

 

Marie-Joëlle Guillaume : Ils considèrent que la volonté humaine est première, tout en mettant en avant une sorte de fatalité quand même, qui rappelle la fatalité antique.

 

Anne Duthilleul : Je voudrais revenir sur ce qui pourrait être un levier permettant de lutter contre l’annonce des catastrophes. A savoir, la contradiction interne à ceux qui reviennent au temps circulaire ; des discussions récentes m’ont montré qu’ils vont jusqu’à parler de réincarnation ! Malgré tout, je pense que personne ne peut empêcher l’homme de continuer à espérer quelque chose de meilleur, à espérer dans le progrès et vouloir spontanément y contribuer par son action. Est-ce que ce n’est pas une voie par laquelle on peut les mettre devant leurs contradictions ? Celle du catastrophisme, d’une part, qui heurte cet espoir -qu’on ne peut pas éteindre- d’un avenir meilleur. Celle, d’autre part, de la circularité des temps, de cette immanence, à laquelle on peut opposer le fait que malgré tout l’Homme veuille mettre la main à la pâte – ce qu’on ne peut arrêter. Ne pourrait-on pas essayer de mettre en avant ces contradictions, non pas pour les convaincre, mais en tout cas pour montrer que ce n’est pas la seule lecture du monde possible, et peut-être pour faire comprendre à nos contemporains qu’ils ne sont pas fatalement obligés de suivre ce discours ambiant ?

 

Chantal Delsol : Je suis d’accord avec vous. Simplement, au lieu de dire : « l’Homme ne peut pas s’empêcher d’espérer », je parlerais de l’Homme occidental. Selon moi, votre assertion relèverait non pas tant d’une anthropologie générale que d’une anthropologie culturelle. Un grand auteur chinois contemporain Liang Shuming dit, dans un livre sur la comparaison des cultures, qu’il y a en substance trois grandes religions, trois grandes civilisations : la civilisation chinoise confucéenne qui cherche l’harmonie entre les contraires, la sagesse ; la civilisation indienne qui cherche le néant, c’est le bouddhisme ; et puis la civilisation judéo-chrétienne. Et il explique que cette dernière va de l’avant. Donc, aller de l’avant, c’est pratiquement dans nos gènes, c’est là que je vous rejoins. D’ailleurs on voit bien que nous ne pouvons pas nous en empêcher ; même si nous ne croyons plus au Progrès avec un grand P, ni même avec un petit p, nous comptons sur des petits progrès permanents. Regardez ces histoires de pédophilie évoquées récemment, qu’est-ce qu’on espère ? On espère un progrès, on espère que ce genre de comportements existera moins, qu’on va réussir à les arrêter, etc. Donc nous espérons toujours des progrès. Parfois on pourrait discuter pour savoir s’il s’agit d’un progrès ou non, mais je pense qu’effectivement ce genre de mentalité peut difficilement nous quitter, et sur ce point je vous rejoins.

 

Antoine Renard : Luc Ferry a dit que les idéologies résistent même à la vérité, et vous avez dit que les écologistes étaient antidémocrates. Mais comment peut-on expliquer qu’ils aient un tel succès ? Parce que c’est tout de même sidérant : les médias sont unanimes, et même chez les hommes politiques, il n’y a plus personne pour faire un discours politique sans parler d’écologie, donc sans leur donner des gages. Comment se fait-il que tout le monde marche dans cette escroquerie intellectuelle, alors qu’on s’était beaucoup réjoui de la mort des idéologies du siècle dernier ?

 

Chantal Delsol : Je me demande si finalement dans la chute, la déshérence des religions, l’écologie ne serait pas devenue la religion, et notamment la religion de la jeunesse. Religion qui d’ailleurs a ses grands clercs avec les gens du GIEC, ses prophètes (cf GretaThunberg), ses grands discours, ses certitudes, son catéchisme etc. C’est devenu une espèce de religion qui renvoie à un vrai problème de climat, un problème qui existe réellement, je pense, et qui correspond bien à ce que j’ai appelé le cosmothéisme, nouveau paganisme actuellement en train de ressurgir à la faveur de la chute de la chrétienté. Il n’est pas possible en effet qu’une société reste sans religion. Il ne faut pas s’imaginer que nous allons devenir athées ; l’athéisme n’existe pas, sauf chez quelques germanopratins complètement toqués. L’Homme n’est pas, ne peut pas être athée, dans la mesure où il sait qu’il est précaire, et qu’il va mourir. Nous sommes enclins à réfléchir à tout cela, c’est évident. Nous n’allons pas devenir nihilistes – il y a un Diogène par siècle, pas plus -, mais nous allons devenir païens et en l’occurrence l’écologie a toutes les caractéristiques pour devenir la nouvelle religion païenne. A mon avis, c’est pour cela que ça marche.

 

 

Marie-Joëlle Guillaume : Puis-je me permettre de revenir une seconde sur la question du progrès ? On a parlé du désir irrépressible du progrès ; mais, pour ma part, étant donné l’aspect un peu fou pris par le progrès technique à notre époque, et le fait qu’objectivement il est responsable de la destruction de certains équilibres de la terre, d’une exploitation excessive des ressources, je me demande surtout si ce catastrophisme ne viendrait pas du fait qu’inconsciemment, on n’a pas envie de changer de modèle tout en ayant conscience que cela nous mène à une impasse. En face, un espoir serait du côté d’une saine écologie désirant progresser dans un autre sens, c’est-à-dire retrouver une certaine harmonie avec des équilibres naturels, et une considération de ce qui équilibre la vie de l’Homme. N’y aurait-il donc pas une solution de ce côté-là ? Mais surtout, je me demande dans quelle mesure ce catastrophisme ne procède pas du fait qu’on ne veut pas remettre en cause une exacerbation du progrès technique qu’on perçoit tout de même comme affolante.

 

Chantal Delsol : Oui, d’ailleurs ce que tu dis est corroboré par le fait que le discours purement libéral affirme pouvoir toujours trouver des solutions, assure pouvoir toujours s’en sortir. Avançons, pensent-ils, et on trouvera toujours la solution à tous les problèmes qui vont se poser. Donc continuons avec la technique. Cela dit, quand tu parles d’une saine écologie, je trouve qu’il y a quand même des tentatives de ce côté-là. Il y a beaucoup de choses qui se font, souvent naïves, souvent un peu ridicules, mais beaucoup de choses se font, notamment chez les jeunes générations, dans le sens d’une saine écologie. Nombreux sont ceux qui se rendent compte que la technique à tout crin est une impasse ; donc beaucoup d’espoirs de ce côté-là, malgré tout. Beaucoup de familles vivent, à mon avis, bien mieux que nous n’avons vécu à cet égard, d’une façon plus saine, elles sont moins happées par le progrès technique.

 

Anne Duthilleul : D’accord avec ce qui vient d’être dit : les jeunes, me semble-t-il, refusent les excès de la technique et sont plus à la recherche d’un équilibre mais aussi de beaucoup de liens. L’écologie comme religion reliant les uns aux autres me paraît donc une très bonne analyse de ce point de vue-là. On veut faire soi-même ce que Dieu nous a donné, et c’est là en effet qu’on diverge du christianisme. C’est là que l’Homme oublie le Créateur, et par conséquent se construit son petit monde, où l’écologie sympathique rassemble des gens qui se ressemblent. Et effectivement les jeunes peuvent vivre ainsi. Mais je pense que, ce faisant, ils oublient ce qui est transmis par la société tout entière. J’ai été très intéressée par les découvertes récentes de l’épigénétique, qui montrent que s’il y a un progrès possible de l’humanité, c’est parce que chaque enfant ne recommence pas à zéro. Chaque enfant est imprégné en quelque sorte de tout ce qui a déjà été découvert, travaillé, il est façonné par la culture qui l’environne, la civilisation qui s’est développée, etc. Et heureusement, parce que cela permet à chacun de poursuivre la route et d’aller un peu plus loin. Là encore, quelque chose pourrait être mis en avant et rappelé à ces jeunes générations : si elles vivent bien, c’est parce qu’il y a eu tous ces efforts de développement, qu’on a aussi fait des découvertes sur le plan scientifique pour atténuer les méfaits des excès – par exemple dans l’agriculture, pour avoir une alimentation plus saine – et que tous ces progrès s’accumulent à leur profit. On ne pourra pas oublier éternellement d’où cela vient.

 

Chantal Delsol : Ce que vous avez dit au début est très important. Je pense qu’il y a quand même, non pas des valeurs morales – c’est une expression relativiste -, mais des principes moraux qui émergent, dans cette espèce de désert ou qui nous apparaît comme tel. Il y a des principes moraux qui ressurgissent, ce qui prouve bien que c’est purement humain, et qu’ils ne sont pas près de disparaître. Nous n’allons pas laisser la place à des générations complètement nihilistes, cyniques, et autres. Les nouvelles générations retrouvent des morales, qui nous apparaissent un peu éparses certainement, mais qui ont le mérite d’exister, et qui se développent… Tout à fait d’accord avec ce que vous avez dit sur l’épigénétique.

 

Marie-Joëlle Guillaume : Je rebondis sur les propos concernant l’épigénétique : cela permet peut-être aussi de montrer aux plus jeunes les bienfaits de la flèche du temps. Car au fond, la manière dont elle est remise en cause vient un peu du fait qu’on a tendance à mépriser le passé et à considérer que nous ne sommes les héritiers de rien (une sorte de tentation du no future dans la ligne de mai 1968). Il faudrait donc mettre en évidence le fait que nous sommes des héritiers des générations précédentes, au plan naturel comme au plan culturel.

 

Rémis Sentis : Tu as parlé de l’expression « sauver la planète », ce qui est symptomatique effectivement d’une conception de l’écologie qui est un peu idéologique. En fait, il y aurait une autre expression possible : tout simplement « sauver l’humanité » au lieu de « sauver la planète ». « Sauver l’humanité » signifierait que ce qui est mis en avant n’est pas la planète mais l’Homme. Or si c’est l’Homme qui est mis en avant, il peut aussi, grâce par exemple à la technique, essayer de faire en sorte que les dégâts des gaz à effet de serre ne soient pas aussi catastrophiques. Donc le fait de changer de slogan est peut-être une solution.

 

Chantal Delsol : Oui je suis d’accord avec toi, ça serait plus malin de dire « sauver l’Humanité », mais est-ce que tu penses vraiment que l’Humanité est en voie de perdition ?

 

Rémi Sentis : Non, effectivement elle n’est pas en voie de perdition, mais objectivement il y a quand même un danger, par exemple si l’on continue à ouvrir des centrales à charbon et à les faire fonctionner à plein régime. Il risque réellement d’y avoir des difficultés sanitaires, des difficultés importantes liés aux émissions de CO2, c’est cela le vrai problème. Il y a des difficultés concrètes que la technique d’ailleurs peut essayer de contourner : le développement des centrales nucléaires permettrait paradoxalement de réduire les gaz à effet de serre.

 

Chantal Delsol : En effet tu as raison, ce slogan devrait être remplacé par l’autre.

 

Jean-Paul Guitton : Je voulais m’inscrire dans la ligne de ce qui a été dit précédemment sur l’étrangeté de notre monde, où il devient impossible d’exprimer un point de vue différent de celui de l’opinion dominante. C’est vrai dans le domaine de l’écologie, vous l’avez rappelé, et dans d’autres : énergétique, démographique, nucléaire, sans parler de la bioéthique. Vous avez, Madame, pris la précaution de dire que vous n’étiez pas climato-sceptique ; quant à moi je n’ai pas honte de dire que je le suis : Il en faut bien ! Ne serait-ce que pour bien se démarquer du discours dominant, qui est odieux, qui est totalitaire ! Les écologistes, si on les suit, voudraient non seulement supprimer les centrales à charbon mais aussi les centrales nucléaires qui font des déchets…à très long terme. Or les énergies renouvelables ne permettent pas de satisfaire les besoins. Aussi suis-je à la fois pessimiste et optimiste : je crois que l’individualisme et l’égoïsme qui règnent aujourd’hui vont ramener les écologistes à des positions plus réalistes, quand ils s’apercevront que leurs besoins courants ne peuvent plus être satisfaits. On risque de nous couper bientôt l’électricité en France, parce qu’on ferme les centrales nucléaires. J’ai trouvé une interview de Marc Fontecave, professeur au Collège de France, où il dit « halte au catastrophisme ! » Il note en particulier que les scénarios du GIEC imaginant 100% d’énergies renouvelables sont ridicules. On n’y arrivera pas. Alors pourquoi les politiques donnent-ils des gages au GIEC qui propose des mesures absolument irréalisables ? Et on le sait ! Les hommes de science devraient pouvoir le dire ! Comment se fait-il qu’il y ait une telle autocensure ?

 

Chantal Delsol : Je ne suis pas scientifique, donc je ne sais pas. Mais je vous ai écouté avec attention, merci beaucoup de cet ajout intéressant. Cela dit, je ne sais pas s’il y a une réponse en l’état actuel des choses. Effectivement on est un peu entre les mains d’un courant dominant qui s’agite…

 

Nicolas Aumonier : Je voudrais rebondir sur la fin de votre exposé, lorsque vous avez à plusieurs moments parlé des baleines et des arbres…Je voulais savoir si vous mettiez les animalistes du même côté que les écologistes. En effet, les animalistes ne croient-ils pas quand même à une certaine flèche du temps s’ils sont darwiniens ?

 

Chantal Delsol : Je pense que vous posez là des nuances auxquelles ils ne pensent pas eux-mêmes. Au fond, tout ce qu’ils veulent, c’est abolir les distinctions. Je reviens au paganisme dont je parlais tout à l’heure. Les animalistes sont dans cette mouvance de pensée, ce qu’ils veulent c’est abolir toutes les distinctions : les distinctions entre Dieu et la nature, entre la foi et la raison, entre l’Homme et l’animal, etc. Donc les animaux sont comme des Hommes, ils ont un peu moins de conscience peut-être, mais ils ont la conscience quand même, un peu moins de morale quand même, mais ils en ont, etc. Dès lors tout est pareil. Les animalistes sont un courant qui fait partie de l’écologie. Eux s’intéressent plutôt à la question des animaux qu’à la question du climat, mais ils sont assez vivaces et même parfois violents. Ce qui les anime, c’est la volonté d’abolir la distinction. C’est me semble-t-il le gros problème de cette époque, celui de la volonté d’abolition du dualisme. Parce qu’en réalité nous avons vécu pendant sept siècles de chrétienté sous les dualismes. Et actuellement il y a une tentative absolument désespérée pour les supprimer tous.

 

Marie-Joëlle Guillaume : Que faut-il entendre, à propos du dualisme ? Le dualisme âme/corps… ?

 

Chantal Delsol : Âme/corps, Foi/raison, Dieu et les Hommes, la terre et le ciel, etc. Nous avons vécu sur le dualisme ; le judéo-christianisme c’est ça ! Dieu est en dehors du monde, même s’Il s’incarne dans le monde.

Les polarités demeurent. Nous vivons dans des polarités que nous assumons, que nous n’essayons pas de résoudre, mais que nous assumons telles quelles, avec plus ou moins de bonheur, mais quand même, c’est notre rôle. Or actuellement il y a une volonté de les supprimer, de supprimer les distinctions homme/femme par exemple, les distinctions Homme/machine, hétéro/homo etc. et ce à l’infini ! L’animalisme fait partie de ce courant de pensée.

 

Marie-Joëlle Guillaume : C’est donc un désir de retrouver le chaos ?

 

Chantal Delsol : Nous, nous appelons ça du chaos ; eux, ils appellent ça la grande nature souriante où tout est pareil ! Cela ne me parle guère, moi aussi je dirais plutôt ‘’chaos’’. En fait il s’agit d’indifférenciation, et c’est cela qui est le vrai chaos. Il y a à l’évidence une volonté d’indifférenciation actuellement, dont je pense que l’animalisme fait partie.

 

Bertrand Dusanter : Dans votre présentation, vous insistiez sur deux relations au temps : le temps fléché, pour les religions abrahamiques dirais-je, et puis le temps circulaire pour les autres, c’est-à-dire pour les païens, les néo-païens. Je me faisais la réflexion que chacune de ces approches du temps utilise un mot particulièrement représentatif. Les tenants du temps circulaire parlent de « catastrophe », or le mot strophein en grec signifie « se retourner ». Donc, la catastrophe, c’est le fait de se détourner du progrès dans lequel on était pour se retourner vers le kata – le bas ; c’est l’écroulement. C’est pourquoi un chrétien ne devrait en fait jamais parler de « catastrophe ». Même si un milliard d’êtres humains allait se jeter par les fenêtres, on ne devrait pas parler de catastrophe. Notre vocabulaire, c’est celui de l’« apocalypse », qui nous apprend à voir au-delà des apparences des choses et à découvrir une réalité. L’apocalypse est une révélation. Quand un chrétien lit l’Apocalypse superficiellement et le rejette au motif qu’il ne contient que des catastrophes, en fait il n’a pas très bien compris sa religion. Le point dont je souhaitais proposer l’étude plus tard, c’est l’analyse des différentes manières de se représenter cette flèche du temps parmi ceux qui la revendiquent, soit en gros les juifs, les chrétiens et les musulmans. La question semble légitime, puisque le monde retrouvera assurément sa flèche du temps. Mais de quelle manière, et avec quelle religion ? Il me semblerait intéressant d’y réfléchir.

 

Chantal Delsol : Je pense que pour l’Islam il n’y a pas de flèche du temps, ou du moins la flèche est tournée vers le passé.

 

Bertrand Dusanter : Oui, mais pas après une catastrophe ; enfin, ce n’est pas la même chose que le paganisme.

 

Chantal Delsol : Bien sûr vous avez raison, c’est encore autre chose, puisque l’Islam a été greffé sur nous, au fond. Mais pour l’apocalypse, je suis tout à fait d’accord avec vous ; pour nous apocalypse signifie révélation, non pas catastrophe. La catastrophe, c’est quelque chose de tout à fait païen, c’est en effet un retournement païen. Que l’on retrouve dans toutes les cultures, sauf la nôtre.

 

Marie-Joëlle Guillaume : En conclusion, on s’aperçoit que beaucoup de chemins de réflexion se greffent sur l’exposé central, vraiment passionnant. Nous pouvons, pour finir, nous souhaiter tout de même du courage pour ne pas rester prisonniers d’une vision de catastrophe, et retrouver le sens de l’Apocalypse….

 

 

             Séance du 14 janvier 2021

 

 

[1] C. ROSSET, L’école du réel, Paris, éd. De Minuit, 2008, p.249

[2] J.-P. DUPUY, Pour un catastrophisme éclairé, Paris, Le Seuil 2002, p.49.

[3]Sidoine Apollinaire, Lettre 8, A Candidianus