Présentation par Marie-Joëlle Guillaume, Présidente.

 

Nous sommes heureux d’accueillir notre ami Pierre de Lauzun, membre – fidèle – de l’AES depuis 2011.

 

Permettez-moi de rappeler les éléments majeurs de votre parcours professionnel, associatif et… littéraire, puisque vous êtes un essayiste reconnu. Vous êtes ancien élève de l’Ecole Polytechnique et ancien élève de l’ENA. Votre carrière professionnelle s’est déroulée principalement dans la finance et les relations extérieures. Vous commencez cette carrière dans l’Administration, dans les services du Premier ministre, puis à la Direction du Trésor. Vous passez ensuite dans le secteur bancaire et financier, où vous exercez les fonctions de directeur général et président de plusieurs banques de premier plan. Vous rejoignez ensuite des associations professionnelles : la Fédération bancaire française comme directeur général délégué, et l’Association française des marchés financiers (AMAFI), qui regroupe les professionnels de la Bourse et de la Finance. Enfin, entre 2017 et juin 2019, vous êtes Chairman de l’International Council of Securities associations (qui regroupe les associations de professionnels des marchés).

 

Parallèlement à cela, vous êtes engagé dans la vie associative, en liaison avec vos activités de recherches dans le domaine économique, mais aussi philosophique et politique. Ainsi êtes-vous  président de l’association des Economistes catholiques, président de la commission Economie et finance éthiques des Entrepreneurs et dirigeants chrétiens, membre du corps académique de l’Académie catholique de France dans la section Economie et Droit, et enfin membre de l’Académie d’Education et d’études sociales. En 2018, notamment avec Caroline Galactéros et Jean-Bernard Pinatel, vous avez lancé Géopragma, un think tank consacré à la géostratégie réaliste, attaché au principe national. Enfin, dans un tout autre domaine, porté par votre engagement chrétien, vous avez fondé en 2009 et vous présidez l’association Alba Cultura, qui s’attache à organiser expositions et événements culturels dans des lieux « clos », établissements pénitentiaires, maisons de retraite et hôpitaux, pour mettre l’art à la disposition des plus fragiles.

 

Votre palette personnelle est très riche, puisque, outre tout ce que je viens de rappeler, vous êtes un essayiste prolifique, avec dix-sept ouvrages à votre actif à la date d’aujourd’hui, qui ont porté tour à tour sur des thèmes philosophiques, politiques, économiques et financiers. Votre réflexion s’appuie sur la philosophie thomiste et la doctrine sociale de l’Eglise, ainsi que sur votre expérience professionnelle en faveur d’une finance éthique. Vos deux derniers ouvrages ont été publiés en 2019 : L’argent, maître ou serviteur, paru chez Mame ; et surtout : « Pour un grand retournement politique », aux éditions Bien Commun/Téqui. Je dis « surtout », car cet ouvrage-là entre directement en résonance avec le thème qui unifie les communications de notre année : C’est une réflexion de haut vol, dans la ligne de la pensée classique, sur cette question du Bien commun pour notre société. Il était bien naturel que nous songions à vous pour éclairer, sous cet angle-là, le sens de deux encycliques-clé du pape François : Laudato Si et Fratelli Tutti.

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Pierre de Lauzun

 

Laudato si’

Bien commun : de quoi parle-t-on ?

La notion de Bien commun est abondamment présente dans les deux encycliques ; nous en suivrons les occurrences (sans les citer toutes) pour tenter de situer la conception qu’en développe le pape François, et comprendre comment il l’insère dans ses autres préoccupations[1]. Je serai donc d’abord assez descriptif puis davantage analytique, en me permettant quelques réflexions personnelles, sous le contrôle évidemment des autorités ecclésiastiques.

 

C’est dans Laudato si’ seulement qu’on trouve un développement  explicitement dédié[2] à la notion de Bien commun. On y trouve sous le titre IV « Le principe du Bien commun », plusieurs paragraphes de définition. En l’occurrence, ils sont classiques. Au §156, le pape évoque « la notion de Bien commun », comme un principe central et unificateur dans l’éthique sociale : c’est « l’ensemble des conditions sociales qui permettent, tant aux groupes qu’à chacun de leurs membres, d’atteindre leur perfection d’une façon plus totale et plus aisée » (Gaudium et Spes, n° 26). Au §157, il poursuit en rappelant d’autres principes classiques : « Le Bien commun présuppose le respect de la personne humaine comme telle, avec des droits fondamentaux et inaliénables ordonnés à son développement intégral. Le Bien commun exige aussi le bien-être social et le développement des divers groupes intermédiaires, selon le principe de subsidiarité. Parmi ceux-ci, la famille se distingue spécialement comme cellule de base de la société. Finalement, le Bien commun requiert la paix sociale, c’est-à-dire la stabilité et la sécurité d’un certain ordre, qui ne se réalise pas sans une attention particulière à la justice distributive, dont la violation génère toujours la violence. Toute la société – et en elle, d’une manière spéciale l’État – a l’obligation de défendre et de promouvoir le Bien commun ».

 

Le pape ajoute au §158 – dans la même ligne mais de façon plus centrée sur ses propres préoccupations – que « dans les conditions actuelles de la société mondiale, où il y a tant d’inégalités et où sont toujours plus nombreuses les personnes marginalisées, privées des droits humains fondamentaux, le principe du Bien commun devient immédiatement comme conséquence logique et inéluctable, un appel à la solidarité et à une option préférentielle pour les plus pauvres. Cette option implique de tirer les conséquences de la destination commune des biens de la terre ».[3] Ainsi, quand il s’agit de définir le Bien commun de manière explicite et consciente, le Pape s’inscrit dans le cadre des principes classiques de la Doctrine sociale de l’Eglise. Mais sa réflexion motivée par un souci pastoral le conduit aussi à en faire une présentation très personnelle, j’y reviendrai.

 

Les menaces contre le Bien commun

Ce Bien commun est aujourd’hui menacé, et le pape cible les obstacles. De façon générale, l’économie n’y a pas le beau rôle. Dans toute l’encyclique Laudato si (ainsi que dans Fratelli tutti) tout ce qui relève de l’économie, des marchés et a fortiori de la finance, voire des entreprises, est présenté négativement. Je n’insisterai pas ici sur cet aspect[4], mais il est tout à fait caractéristique. L’économie n’est pas décrite en tant que telle. Or, quelle que soit sa forme, elle participe du Bien commun, et le Pape n’explique pas comment il en arrive à la conclusion inverse. Seule exception, ce qu’il appelle la « noble vocation de l’entrepreneur », citée dans les deux textes, mais plus largement dans Fratelli tutti : au §129 de Laudato Si il explique en effet que « l’activité d’entreprise, qui est une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous, peut être une manière très féconde de promouvoir la région où elle installe ses projets ; surtout si on comprend que la création de postes de travail est une partie incontournable de son service du Bien commun ». Ainsi l’entreprise est-elle d’une certaine façon reconnue au service du Bien commun, mais en soi rien n’indique que l’économie comme telle y participe.

 

Lorsque la question du Bien commun est posée, le pape insiste essentiellement sur son oubli, notamment par le politique, qui capitule devant des intérêts privés (économiques, à nouveau). En effet, comme dit le §196 de Laudato Si, « le principe de subsidiarité […] donne la liberté au développement des capacités présentes à tous les niveaux, mais […] exige en même temps plus de responsabilités pour le Bien commun de la part de celui qui détient plus de pouvoir. Il est vrai qu’aujourd’hui certains secteurs économiques exercent davantage de pouvoir que les États eux-mêmes ». Et au §54 : « La soumission de la politique à la technologie et aux finances se révèle dans l’échec des Sommets mondiaux sur l’environnement. Il y a trop d’intérêts particuliers, et très facilement l’intérêt économique arrive à prévaloir sur le Bien commun ». Le texte pointe donc une sorte d’opposition, entre d’une part l’intérêt économique perçu essentiellement comme particulier et égoïste par nature, et le Bien commun. La même critique vaut pour les responsables politiques des intérêts nationaux, dont il dénonce au §169 la même tentation égoïste : « S’agissant du changement climatique, les avancées sont hélas très médiocres. […] Les négociations internationales ne peuvent pas avancer de manière significative en raison de la position des pays qui mettent leurs intérêts nationaux au-dessus du bien commun général ». C’est toutefois l’économique qui reste l’objet de la dénonciation la plus vigoureuse, comme le montre le §189 : « La politique ne doit pas se soumettre à l’économie et celle-ci ne doit pas se soumettre aux diktats ni au paradigme d’efficacité de la technocratie ».[5]

 

Mais au-delà, le principal enjeu est l’orientation du regard, à tous les niveaux. L’encyclique Laudato si contient une critique articulée – relativement peu soulignée – du ‘paradigme technocratique’, qui conditionne aux yeux du pape tout notre mode de raisonnement et d’action, et qui le canalise dans une direction aisément instrumentalisée par des intérêts particuliers, étroits et opposés au Bien commun. Le tout est renforcé par le fonctionnement à courte vue du système politique, lui-même dominé par les intérêts immédiats des dirigeants. Ainsi, au §178,  le pape dénonce « le drame de l’‘immédiateté’ politique, soutenue aussi par des populations consuméristes » qui « conduit à la nécessité de produire de la croissance à court terme. Répondant à des intérêts électoraux, les gouvernements ne prennent pas facilement le risque de mécontenter la population avec des mesures qui peuvent affecter le niveau de consommation ou mettre en péril des investissements étrangers. […] On oublie ainsi que ‘le temps est supérieur à l’espace,’ et que « nous sommes toujours plus féconds quand nous nous préoccupons d’abord d’élaborer des processus avant de nous emparer des espaces de pouvoir ». L’espace, en tant que symbole du pouvoir, est une notion connotée négativement pour le Pape. Selon lui, le politique découvre en revanche sa propre grandeur non pas seulement en se souciant du Bien commun en général, mais en laissant aux processus le temps de se dérouler. Or, ajoute-t-il au §198, « la politique et l’économie ont tendance à s’accuser mutuellement en ce qui concerne la pauvreté et la dégradation de l’environnement. Mais il faut espérer qu’elles reconnaîtront leurs propres erreurs et trouveront des formes d’interaction orientées vers le Bien commun. Pendant que les uns sont obnubilés uniquement par le profit économique et que d’autres ont pour seule obsession la conservation ou l’accroissement de leur pouvoir, ce que nous avons ce sont des guerres, ou bien des accords fallacieux où préserver l’environnement et protéger les plus faibles est ce qui intéresse le moins les deux parties ». Là aussi pour le Pape devrait s’appliquer le principe selon lequel « l’unité est supérieure au conflit ».[6] L’intérêt des processus, s’ils sont bien orientés, c’est aussi le fait qu’ils peuvent être source d’unité et permettre d’éviter certains conflits. Certes on pourrait considérer sa critique de certains phénomènes en place comme précisément source de conflit, mais ce n’est pas ainsi qu’il perçoit les choses. Il regarde les processus négatifs comme des obstacles au déroulement de processus qui, progressivement, doivent aller dans le sens du Bien commun.

 

Il est par ailleurs bien entendu, selon le §188, que « dans certaines discussions sur des questions liées à l’environnement, il est difficile de parvenir à un consensus […] », que « l’Église n’a pas la prétention de juger des questions scientifiques ni de se substituer à la politique », mais qu’elle « invite à un débat honnête et transparent, pour que les besoins particuliers ou les idéologies n’affectent pas le Bien commun ».

La conversion nécessaire

Face à cela, on ne souligne pas assez l’importance centrale pour le pape de la conversion, personnelle et collective. Elle est peut-être, à mon sens, le message central des deux encycliques. Au §204, il montre combien le Bien commun dépend des attitudes de chacun : « La situation actuelle du monde ‘engendre un sentiment de précarité et d’insécurité qui, à son tour, nourrit des formes d’égoïsme collectif ». Quand les personnes deviennent autoréférentielles et s’isolent dans leur propre conscience, elles accroissent leur voracité. En effet, plus le cœur de la personne est vide, plus elle a besoin d’objets à acheter, à posséder et à consommer. Dans ce contexte, il ne semble pas possible qu’une personne accepte que la réalité lui fixe des limites et, dit-il, « à cet horizon, un vrai bien commun n’existe pas non plus ».

 

Autrement dit, selon une des idées force des deux encycliques, Laudato Si et Fratelli Tutti, le Bien commun est d’abord fondamentalement basé sur l’attitude de chacun. Or traditionnellement le Bien commun était perçu certes non pas uniquement comme un objet politique, mais d’abord comme l’objet politique. Le Pape François, quant à lui, tend me semble-t-il à renverser le raisonnement, en faisant d’abord du Bien commun l’objet de notre conversion. Inversement, selon lui, la recherche du bien commun transforme la personne. Ainsi déclare-t-il au §225 : « Aucune personne ne peut mûrir dans une sobriété heureuse, sans être en paix avec elle-même. […] La paix intérieure des personnes tient, dans une large mesure, de la préservation de l’écologie et du Bien commun, parce que, authentiquement vécue, elle se révèle dans un style de vie équilibré joint à une capacité d’admiration qui mène à la profondeur de la vie ». D’où le thème de l’amour au §231 – qu’on retrouvera développé dans Fratelli tutti : « L’amour, fait de petits gestes d’attention mutuelle, est aussi civil et politique, et il se manifeste dans toutes les actions qui essaient de construire un monde meilleur. L’amour de la société et l’engagement pour le Bien commun sont une forme excellente de charité, qui non seulement concerne les relations entre les individus mais aussi les ‘macro-relations’ : rapports sociaux, économiques, politiques’».[7]

 

Mais évidemment la question de la conversion personnelle vaut a fortiori au niveau des responsables de cette solidarité, essentielle à la vie en société. La ‘Prière pour notre terre’ qui clôt l’encyclique demande en effet à Dieu « [d’illuminer] les détenteurs du pouvoir et de l’argent pour qu’ils se gardent du péché de l’indifférence, aiment le Bien commun, promeuvent les faibles, et prennent soin de ce monde que nous habitons ». Notons au passage que c’est le seul passage de l’encyclique où ces personnages paraissent pouvoir avoir une action positive.

 

Ainsi, déjà dans Laudato Si’ dont ce n’était pas le point central, la notion de Bien commun non seulement joue un rôle très important, mais apparaît déjà avec cette caractéristique d’être d’abord essentiellement le fait de tous.

 

Fratelli tutti

Cette encyclique est plus étayée, et probablement le fruit d’un travail plus collectif. Comme je l’ai déjà noté, cette deuxième encyclique majeure ne contient pas de nouvelle définition ou de développement spécifique sur le Bien commun, mais le terme y est très fréquemment cité, dans des contextes qui l’éclairent.

Les facteurs de division

Nous y retrouvons d’abord les points négatifs déjà évoqués – mais plus développés. Ainsi l’économie est-elle perçue comme le royaume des intérêts particuliers qui divisent, ce que le pape François développe tout au long de l’encyclique dans une critique appuyée et développée du ‘néo-libéralisme’ – terme très fréquemment utilisé. Le populisme est également dénoncé, au même titre que l’individualisme, comme étant l’un de ces égoïsmes divers. Le §12 relie cette critique au « désintérêt pour le Bien commun » : en effet, « s’ouvrir au monde » est « une expression qui, de nos jours, est adoptée par l’économie et les finances » mais qui «  se rapporte exclusivement à l’ouverture aux intérêts étrangers ou à la liberté des pouvoirs économiques d’investir sans entraves ni complications dans tous les pays. Les conflits locaux et le désintérêt pour le Bien commun sont instrumentalisés par l’économie mondiale pour imposer un modèle culturel unique. Cette culture fédère le monde mais divise les personnes et les nations, car ‘la société toujours plus mondialisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères’ ». Ainsi, alors que l’économie « ouverte » essentiellement animée par cette idéologie néo-libérale prétend unifier, elle divise ; elle divise non seulement ce qu’il faudrait unifier, c’est-à-dire les cœurs, mais elle impose un modèle culturel unique en apparence source d’unité mais en fait source de violence, là où au contraire la diversité serait un bien. Je reviendrai sur ce point-là.

 

Le pape lie donc cette dénonciation du néo-libéralisme à celle de l’individualisme, directement contraire au Bien commun puisque ce dernier suppose précisément l’ouverture, le don, la charité, la fraternité. Au §105 il développe ainsi : « l’individualisme ne nous rend pas plus libres, plus égaux, plus frères. La simple somme des intérêts individuels n’est pas capable de créer un monde meilleur pour toute l’humanité. Elle ne peut même pas nous préserver de tant de maux qui prennent de plus en plus une envergure mondiale. Mais l’individualisme radical est le virus le plus difficile à vaincre. Il nous trompe. Il nous fait croire que tout consiste à donner libre cours aux ambitions personnelles, comme si en accumulant les ambitions et les sécurités individuelles nous pouvions construire le Bien commun ». Ce développement constitue aussi une critique sous-jacente de la version populaire de l’idée de la « main invisible » – pas nécessairement d’ailleurs celle d’Adam Smith. En effet, non seulement la vie économique, mais la vie politique, sociale, et la vie commune en général ne peuvent se bâtir à partir de points de vue individualistes ou d’intérêts particuliers. Laisser agir librement « la main invisible » selon la conception économique traditionnelle provoque des situations contraires au Bien commun.

 

C’est pourquoi le pape précise au §108 le sens de ce souci nécessaire de la solidarité et du Bien commun, en appelant non seulement à la conversion de tous, mais aussi au secours des institutions, qui, d’abord ordonnées aux personnes et au Bien commun, doivent jouer un rôle important en faveur des faibles et des moins pourvus : certaines sociétés « acceptent qu’il existe des possibilités pour tout le monde, mais en déduisent que tout dépend de chacun. Dans cette perspective partielle, il serait absurde de ‘s’investir afin que ceux qui restent en arrière, les faibles ou les moins pourvus, puissent se faire un chemin dans la vie’. Investir en faveur des personnes fragiles peut ne pas être rentable, cela peut impliquer moins d’efficacité. Cela requiert un État présent et actif ainsi que des institutions de la société civile qui, du fait qu’elles sont vraiment ordonnées d’abord aux personnes et au Bien commun, aillent au-delà de la liberté des mécanismes, axés sur l’efficacité, de certains systèmes économiques, politiques ou idéologiques ». Autrement dit, le pape va ici au-delà de la logique traditionnelle et considère le recours à ces mécanismes plus ou moins automatiques, non seulement comme une erreur profonde, mais comme un formidable alibi à cet individualisme ravageur.

 

Il ajoute d’ailleurs que si la conversion de chacun est un élément essentiel, la revendication de droits peut elle-même être détournée dans le mauvais sens, dans la mesure où elle reste centrée sur le seul individu. En effet, dit-il au §111, « la personne humaine, dotée de droits inaliénables, est de par sa nature même ouverte aux liens. L’appel à se transcender dans la rencontre avec les autres se trouve à la racine même de son être. C’est pourquoi ‘il convient de faire attention pour ne pas tomber dans des équivoques qui peuvent naître d’un malentendu sur le concept de droits humains et de leur abus paradoxal. Il y a en effet aujourd’hui la tendance à une revendication toujours plus grande des droits individuels – je suis tenté de dire individualistes –, qui cache une conception de la personne humaine détachée de tout contexte social et anthropologique, presque comme une ‘monade’ (monás), toujours plus insensible. […] Si le droit de chacun n’est pas harmonieusement ordonné au bien plus grand, il finit par se concevoir comme sans limites et, par conséquent, devenir source de conflits et de violences’».[8] Le droit individuel est donc selon lui une notion ambiguë. Il est justifié au départ mais s’il est fondé, pour reprendre le vocabulaire de Benoît XVI, sur une anthropologie fausse, il devient prétexte à un dévoiement contraire au bien des personnes et des sociétés.

Ainsi la vie sociale est-elle d’abord fondée sur l’ouverture à l’autre, passant notamment par le dialogue. Or le pape constate au §202 que le manque de dialogue caractérise précisément nos sociétés, où « personne, dans les différents secteurs, ne se soucie de promouvoir le Bien commun » et où « chacun veut obtenir des avantages que donne le pouvoir, ou, dans le meilleur des cas, imposer une façon de penser. Les dialogues deviennent ainsi de simples négociations pour que chacun puisse conquérir la totalité du pouvoir et le plus de profit possible, en dehors d’une quête commune générant le Bien commun. » L’individualisme nourri de l’idéologie ambiante aboutit donc en quelque sorte, selon lui, à neutraliser les réflexes spontanés d’ouverture ou de fraternité présents en chacun.

 

La même accusation de division est portée au niveau politique. L’encyclique contient ainsi une critique acerbe du populisme, dans ses variantes nationalistes ou identitaires occidentales plus que sud-américaines. Je ne les détaillerai pas non plus. Là aussi la principale accusation porte sur la division et la marginalisation, nuisibles au Bien commun. Ainsi au §15 : « La meilleure façon de dominer et d’avancer sans restriction, c’est de semer le désespoir et de susciter une méfiance constante, même sous le prétexte de la défense de certaines valeurs. Aujourd’hui, dans de nombreux pays, on se sert du système politique pour exaspérer, exacerber et pour polariser. Par divers procédés, le droit d’exister et de penser est nié aux autres, et pour cela, on recourt à la stratégie de les ridiculiser, de les soupçonner et de les encercler. Leur part de vérité, leurs valeurs ne sont pas prises en compte, et ainsi la société est appauvrie et réduite à s’identifier avec l’arrogance du plus fort. De ce fait, la politique n’est plus une discussion saine sur des projets à long terme pour le développement de tous et du Bien commun, mais uniquement des recettes de marketing visant des résultats immédiats qui trouvent dans la destruction de l’autre le moyen le plus efficace[9]». L’accusation est donc double, elle porte sur la volonté de diviser mais aussi sur la courte vue et l’utilitarisme des projets politiques.

 

La problématique du peuple, au cœur des idées du pape François, est un thème majeur de l’encyclique. Ce n’est pas toujours bien compris, car le pape insiste simultanément sur la défense de la culture spécifique du peuple en question, et sur ce qu’il estime être sa nécessaire ouverture. D’un côté, dit-il, il faut s’enraciner dans cette culture et ce sentiment collectif, qu’il qualifie explicitement de ‘mythe’, en donnant au terme un sens positif[10] d’appartenance à un ensemble de réalités intellectuelles, culturelles, émotionnelles créant un sentiment d’unité lié non à l’uniformité mais à une même appartenance. Et il est bon d’en préserver la spécificité. Ainsi, au §143, il explique que « la solution ne réside pas dans une ouverture qui renonce à son trésor propre. Tout comme il n’est pas de dialogue avec l’autre sans une identité personnelle, de même il n’y a d’ouverture entre les peuples qu’à partir de l’amour de sa terre, de son peuple, de ses traits culturels » (voir aussi le §145). Mais d’un autre côté, il voit ce peuple comme une entité ouverte, accueillante aux évolutions et aux nouveaux venus[11], à l’inverse des « groupes populistes fermés » qui « défigurent le terme ‘peuple’, puisqu’en réalité ce dont ils parlent n’est pas le vrai peuple. En effet, la catégorie de ‘peuple’ est ouverte. Un peuple vivant, dynamique et ayant un avenir est ouvert de façon permanente à de nouvelles synthèses intégrant celui qui est différent. Il ne le fait pas en se reniant lui-même, mais en étant disposé au changement, à la remise en question, au développement, à l’enrichissement par d’autres ; et ainsi, il peut évoluer ». On retrouve ici le thème des processus, cher au pape, qui explique aussi un des points les plus controversés de l’encyclique, celui des migrants.[12]

 

Pour le pape, le droit des migrants à rechercher une vie meilleure est un droit fondamental, et aucun motif ne permet de s’y opposer, sinon les droits des citoyens existants. Au § 106, il précise : « Il est quelque chose de fondamental et d’essentiel à reconnaître pour progresser vers l’amitié sociale et la fraternité universelle : réaliser combien vaut un être humain, combien vaut une personne, toujours et en toute circonstance. Si tous les hommes et femmes ont la même valeur, il faut dire clairement et fermement que ‘le seul fait d’être né en un lieu avec moins de ressources ou moins de développement ne justifie pas que des personnes vivent dans une moindre dignité’ ».[13] Dès lors, au §121 il ajoute que « personne ne peut donc être exclu, peu importe où il est né, et encore moins en raison des privilèges dont jouissent les autres parce qu’ils sont nés quelque part où existent plus de possibilités. Les limites et les frontières des États ne peuvent pas s’opposer à ce que cela s’accomplisse. Tout comme il est inacceptable qu’une personne ait moins de droits parce qu’elle est une femme, il est de même inacceptable que le lieu de naissance ou de résidence implique à lui seul qu’on ait moins de possibilités d’une vie digne et de développement ». Car « la conviction concernant la destination commune des biens de la terre doit s’appliquer aujourd’hui également aux pays, à leurs territoires et à leurs ressources. En considérant tout cela non seulement du point de vue de la légitimité de la propriété privée et des droits des citoyens d’une nation déterminée, mais aussi à partir du principe premier de la destination commune des biens, nous pouvons alors affirmer que chaque pays est également celui de l’étranger, étant donné que les ressources d’un territoire ne doivent pas être niées à une personne dans le besoin provenant d’ailleurs ».[14]  Ces conclusions relèvent donc selon lui d’une application du traditionnel principe de la destination commune des biens, et en l’espèce des biens de la terre. (Voir aussi les §129 et §130).

 

Il n’y a donc apparemment pas de place dans ce contexte pour une action des autorités publiques en charge de la nation, au sens politique du terme, pour restreindre activement l’immigration. Certes, ces principes s’appliquent sous réserve du respect des droits de ses citoyens, mais ces derniers ne pèsent apparemment pas plus que ceux des migrants cherchant une vie meilleure. Nous y reviendrons. Mais notons que cette position est liée à sa conception du peuple, vu comme une réalité évolutive, ‘polyédrique’ – selon un terme fréquemment utilisé -, ce qui colore la notion de Bien commun : ce dernier ne repose pas sur une idée de communauté pour l’essentiel stable, mais sur une réalité en flux. Le monde du pape François est un monde de flux pluriels, certes si possibles convergents.

La fraternité, ou charité politique

Dans cette perspective, le pape François développe un autre point très important pour le Bien commun : il s’agit évidemment de la fraternité, qui donne d’une certaine manière son titre à l’encyclique Fratelli tutti. Le pape établit un lien étroit entre souci de l’autre, respect de ses droits, et Bien commun. Ainsi au §22 il souligne que le respect de ces droits humains est « une condition préalable au développement même du pays, qu’il soit social ou économique. Quand la dignité de l’homme est respectée et que ses droits sont reconnus et garantis, fleurissent aussi la créativité et l’esprit d’initiative, et la personnalité humaine peut déployer ses multiples initiatives en faveur du Bien commun ». Autrement dit, l’épanouissement de la personne humaine grâce au respect de ses droits débouche normalement sur des initiatives en faveur du Bien commun. C’est une des leçons qu’il tire de la parabole du bon Samaritain, longuement commentée dans l’encyclique. Déjà au §63 il explique que « plusieurs sont passés près de lui [du blessé] mais ont fui, ils ne se sont pas arrêtés. C’étaient des personnes occupant des fonctions importantes dans la société, qui n’avaient pas dans leur cœur l’amour du Bien commun ». Cette parabole est souvent commentée sous l’angle de la charité interpersonnelle, mais ici ce sont les perspectives sociales et politiques que souligne le pape. Ainsi il ajoute au §66 : « Regardons le modèle du bon Samaritain. C’est un texte qui nous invite à raviver notre vocation de citoyens de nos pays respectifs et du monde entier, bâtisseurs d’un nouveau lien social. C’est un appel toujours nouveau, même s’il se présente comme la loi fondamentale de notre être : que la société poursuive la promotion du Bien commun et, à partir de cet objectif, reconstruise inlassablement son ordonnancement politique et social, son réseau de relations, son projet humain. Par ses gestes, le bon Samaritain a montré que ‘notre existence à tous est profondément liée à celle des autres : la vie n’est pas un temps qui s’écoule, mais un temps de rencontre’ ». A nouveau, Bien commun et attitude personnelle sont deux facettes d’une même réalité, et la promotion du Bien commun, de l’ordonnancement politique et social, un appel de notre nature résonnant personnellement en chacun…

 

Dès lors la fraternité, thème longuement développé dans l’encyclique, est un autre nom pour le pape de la charité politique, qui joue un rôle essentiel dans la poursuite du Bien commun. Il s’agit de progresser, dit le pape au §180, vers « un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale ».[15] En conséquence il appelle à réhabiliter la politique, car elle est « une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le Bien commun ». Et il ajoute au §182 que « cette charité politique suppose qu’on ait développé un sentiment social qui dépasse toute mentalité individualiste. C’est la ‘charité sociale qui nous fait aimer le Bien commun et conduit à chercher effectivement le bien de toutes les personnes considérées non seulement individuellement, mais dans la dimension sociale qui les unit’. Chacun n’est pleinement une personne qu’en appartenant à un peuple, et en même temps il n’y a pas de vrai peuple sans le respect du visage de chaque personne ». Ainsi, à nouveau, l’avenir de la société et le plein développement de la personne ne sont pas envisageables en dehors d’une vie commune animée par cette charité sociale.

 

Celle-ci doit se traduire aussi au niveau des dirigeants, en charge de la diversité et de l’écoute. Au §190 le texte stipule que « la charité politique s’exprime aussi par l’ouverture à tous les hommes. Principalement, celui qui a la charge de gouverner est appelé à des renoncements permettant la rencontre ; et il recherche la convergence, au moins sur certaines questions. Il sait écouter le point de vue de l’autre, faisant en sorte que tout le monde ait de l’espace. Par des renoncements et de la patience, un gouvernant peut aider à créer ce magnifique polyèdre où tout le monde trouve une place. En cela, les négociations de nature économique ne fonctionnent pas. C’est quelque chose de plus ; il s’agit d’un échange de dons en faveur du bien commun ».[16] L’image du polyèdre revient plusieurs fois dans l’encyclique, s’opposant à celle de la sphère. Le polyèdre contient plusieurs faces, images de nos personnalités composant la figure d’ensemble sous réserve d’être unies. Par ailleurs le polyèdre n’est pas basé sur l’élimination, le rabotage en quelque sorte de ses spécificités, mais sur leur intégration…

 

Une telle finalité exige donc une fois de plus l’effort de tous dans la reconnaissance de l’autre : « Ce pacte implique aussi qu’on accepte la possibilité de céder quelque chose pour le Bien commun. Personne ne pourra détenir toute la vérité ni satisfaire la totalité de ses désirs, parce que cette prétention conduirait à vouloir détruire l’autre en niant ses droits. La recherche d’une fausse tolérance doit céder le pas au réalisme dialoguant de la part de ceux qui croient devoir être fidèles à leurs principes mais qui reconnaissent que l’autre aussi a le droit d’essayer d’être fidèle aux siens ».[17] Au §228 il précise que « ce cheminement vers la paix n’implique pas l’homogénéisation de la société ; il nous permet par contre de travailler ensemble. Il peut unir un grand nombre de personnes en vue de recherches communes où tous sont gagnants. […] Le chemin vers une meilleure cohabitation implique toujours que soit reconnue la possibilité que l’autre fasse découvrir une perspective légitime, au moins en partie, quelque chose qui peut être pris en compte, même quand il s’est trompé ou a mal agi».[18]

 

Tout cela suppose l’inclusion de chacun dans une vraie communauté, à l’image de la famille. Développant cette idée, il reconnaît au §230 que « le difficile effort de dépasser ce qui nous divise sans perdre l’identité personnelle suppose qu’un sentiment fondamental d’appartenance demeure vivant en chacun. En effet, ‘notre société gagne quand chaque personne, chaque groupe social, se sent vraiment à la maison. Dans une famille, […] personne n’est exclu. […], tous contribuent au projet commun, tous travaillent pour le bien commun, mais sans annihiler chaque membre ; au contraire, ils le soutiennent, ils le promeuvent. Ils se querellent, mais il y a quelque chose qui ne change pas : ce lien familial. […] Si nous pouvions réussir à voir l’adversaire politique ou le voisin de maison du même œil que nos enfants, nos épouses, époux, nos pères ou nos mères, que ce serait bien’» !  La famille est donc selon lui l’archétype du fameux polyèdre.

 

Notons cependant que la famille est une communauté bien définie, or, comme on l’a vu, le pape voit le peuple comme une catégorie mouvante, qui ne doit pas exclure celui qui vient du dehors. En effet, pour lui, l’idée de fermeture est à rejeter par principe. Mais il ne répond pas à la question qui vient naturellement : n’y a-t-il pas un rapport entre la nature des liens qui unissent la famille, et le fait qu’elle soit restreinte à certaines personnes ? En réalité, pour lui, ce qui importe est la rencontre, comme il l’explique au §232 : « Il n’y a pas de point final à la construction de la paix sociale d’un pays. Celle-ci est plutôt ‘une tâche sans répit qui exige l’engagement de tous. Travail qui nous demande de ne pas relâcher l’effort de construire l’unité de la nation et, malgré les obstacles, les différences et les diverses approches sur la manière de parvenir à la cohabitation pacifique, de persévérer dans la lutte afin de favoriser la culture de la rencontre qui exige de mettre au centre de toute action, sociale et économique, la personne humaine, sa très haute dignité et le respect du bien commun’».

 

Les croyants ont dans cette tâche un rôle particulier à jouer.[19] Dès lors, au §282, le pape reconnaît qu’ils « ‘ont besoin de trouver des espaces où discuter et agir ensemble pour le Bien commun et la promotion des plus pauvres. […]En tant que croyants, nous nous trouvons face au défi de retourner à nos sources pour nous concentrer sur l’essentiel : l’adoration de Dieu et l’amour du prochain, de manière à ce que certains aspects de nos doctrines, hors de leur contexte, ne finissent pas par alimenter des formes de mépris, de haine, de xénophobie, de négation de l’autre. La vérité, c’est que la violence ne trouve pas de fondement dans les convictions religieuses fondamentales, mais dans leurs déformations ». Notons qu’aucune distinction n’est faite ici entre les différentes religions, selon un thème fréquent chez le pape François.

Le Bien commun mondial

Contrairement à la précédente, cette encyclique développe considérablement la dimension internationale, dans l’optique d’un Bien commun universel. On y rencontre, là encore, l’obstacle de l’égoïsme – ici national. Ce niveau national est jugé de moins en moins pertinent. En effet, explique-t-il au §178, « face à tant de formes mesquines de politique et à courte vue, je rappelle que ‘la grandeur politique se révèle quand, dans les moments difficiles, on œuvre pour les grands principes et en pensant au Bien commun à long terme. Il est très difficile pour le pouvoir politique d’assumer ce devoir dans un projet de nation et encore davantage dans un projet commun pour l’humanité présente et future ». En effet – affirmation considérable – « aujourd’hui aucun État national isolé n’est en mesure d’assurer le Bien commun de sa population ». Dès lors (§154),  « une meilleure politique, mise au service du vrai Bien commun, est nécessaire pour permettre le développement d’une communauté mondiale,  capable de réaliser la fraternité à partir des peuples et des nations qui vivent l’amitié sociale ».[20] En fait (§172), « le XXIe siècle ‘est le théâtre d’un affaiblissement du pouvoir des États nationaux, surtout parce que la dimension économique et financière, de caractère transnational, tend à prédominer sur la politique. Dans ce contexte, la maturation d’institutions internationales devient indispensable, qui doivent être plus fortes et efficacement organisées, avec des autorités désignées équitablement par accord entre les gouvernements nationaux, et dotées de pouvoir pour sanctionner’. […] On devrait au moins inclure la création d’organisations mondiales plus efficaces, dotées d’autorité pour assurer le Bien commun mondial, l’éradication de la faim et de la misère ainsi qu’une réelle défense des droits humains fondamentaux ».[21]

 

Cette perspective ne vise pas seulement les hommes politiques, car la base, quant à elle, intervient de façon plus positive : « Grâce à Dieu, beaucoup de regroupements et d’organisations de la société civile aident à pallier les faiblesses de la Communauté Internationale, son manque de coordination dans des situations complexes, son manque de vigilance en ce qui concerne les droits humains fondamentaux et les situations très critiques de certains groupes. Ainsi, le principe de subsidiarité devient une réalité concrète garantissant la participation et l’action des communautés et des organisations de rang inférieur qui complètent l’action de l’État. Très souvent, elles accomplissent des efforts admirables en pensant au Bien commun ».[22]

 

Ces considérations débouchent sur la remise en cause de l’idée de guerre juste, au vu de la perspective du Bien commun universel,[23] envisagé davantage au niveau mondial que national. C’est l’objet du §260 : « Comme le disait saint Jean XXIII, ‘il devient impossible de penser que la guerre soit le moyen adéquat pour obtenir justice d’une violation de droits’. […] Les raisons pour la paix sont plus fortes que tout calcul lié à des intérêts particuliers et toute confiance dans l’usage des armes ». Les mêmes motifs conduisent à écarter ce que le pape appelle l’illusion de la sécurité par la dissuasion nucléaire.[24] Ainsi, si les niveaux nationaux ne sont pas totalement disqualifiés sous la plume du pape, ils apparaissent néanmoins davantage comme de simples instruments du Bien commun, que comme des éléments fondamentaux pour le bien des peuples.

Une nouvelle idée du Bien commun ?

L’approche du pape François est donc résolument originale. Ancrée dans la Tradition, le Magistère et la Doctrine sociale fréquemment cités, elle leur donne néanmoins un tour très particulier, lié à une démarche personnelle et philosophique propre, qui aboutit à durcir certains traits de la doctrine antérieure et à faire plus ou moins silence sur d’autres. Il en résulte un composé de tonalité et de portée assez nouvelles, notamment au regard de ce qu’implique aujourd’hui le souci du Bien commun.

Les intuitions fondamentales

Rappelons-en plusieurs caractéristiques[25]. J’en relèverai cinq.

 

La première est le refus profond et radical de tout ce qui crée une division ou une opposition –  à savoir en premier lieu les idées, et a fortiori les idéologies. La méfiance spontanée du pape à l’égard de tout ce qui est construction intellectuelle – « la réalité est supérieure à l’idée », aime-t-il dire -, de tout ce qui est doctrinal avec des définitions précises, de toute différenciation et objection intellectuelle, se base sur la perception selon laquelle de telles distinctions sont trop vite des ‘pierres’ lancées aux gens, des outils de pharisiens, qui brisent le rapport humain fondamental, la fraternité, et interrompent les processus bénéfiques. Certes l’idée est un outil indispensable, mais en réalité ce n’est pas nécessairement le plus constructif : il peut non seulement diviser mais aussi servir de prétexte. Corrélativement, tout ce que le pape dénonce est défini comme étriqué, mutilant, parcellaire, diviseur, bloquant : le populisme, le néo-libéralisme, l’approche technocratique, les intérêts économiques, etc.  Le mal se situe alors soit au niveau des idéologies ou des structures, soit à celui des puissants qui les utilisent. Selon lui, le développement excessif des idéologies brise en effet la fraternité – c’est-à-dire le rapport humain fondamental – tout comme les processus bénéfiques…

 

La seconde intuition est l’idée que l’économie est par excellence le domaine de cette mutilation, favorisant à la fois l’individualisme des uns, perdus dans leur quête de consommation, et le déploiement des intérêts des autres, ces puissants qui manipulent les premiers. Le marché est essentiellement vu comme le lieu d’un rapport de force, qui induit en outre en erreur par sa prétention à tout réguler. L’ensemble est source éventuelle de violence, en tout cas d’instrumentalisation, de domination et de rejet (d’où la « culture du déchet »). Inversement, le principe traditionnel de subordination de la propriété privée à la destination universelle des biens trouve ici une application plus radicale, la propriété devenant « secondaire ». Si le pape François met l’accent sur le principe de la destination universelle des biens, soulignons que la propriété privée était pour Léon XIII ou Jean-Paul II un prolongement nécessaire et indispensable de la personne et de son autonomie.

 

En troisième point, le niveau politique a un statut plus noble, mais il est vu comme trop souvent lui aussi mutilant, qu’il serve les intérêts économiques des puissants, ou la soif de pouvoir. En tout cas, le lieu de la nation n’est pas, aux yeux du pape François, le lieu le plus pertinent pour définir le Bien commun, puisque le Bien commun sur lequel il insiste se situe au niveau de l’humanité, que le peuple qui sert de support à la nation est un concept mouvant, et que le pouvoir échappe à cet échelon. L’Etat a ses devoirs et son rôle, mais il n’est pas le lieu naturel du progrès, comme il l’est dans le schéma révolutionnaire ou progressiste. Ce bien doit être cherché à un niveau plus proche des bases : celui des personnes et de leurs communautés (avec leurs cultures), ces dernières étant considérées moins comme des corps constitués que comme des unions de personnes reliées entre elles par la fraternité.

 

Plus généralement, le niveau de la loi naturelle, en tant qu’outil d’élaboration intellectuelle ou de dialogue avec les non chrétiens, ne joue aucun rôle dans cette pensée. Bien sûr, en un sens, la fraternité par exemple peut être considérée comme relevant de la loi naturelle. Mais ce n’est pas le cas dans l’analyse et l’exposé du pape, où il n’y a pas de niveau de légitimité intermédiaire : la fraternité, après être affirmée comme telle, est rapportée en fin de texte à la paternité divine à travers les diverses religions, mais sans médiation d’une loi naturelle.

 

Un quatrième point concerne les périphéries. La notion de dignité de la personne humaine, centrale, implique l’intégration de tous. Mais un rôle particulier est reconnu aux périphéries au sens large : pauvres, migrants etc. ; pas seulement comme souci prioritaire pour nous, mais comme source de progrès collectif, au sens où ces personnes deviennent nos enseignants.

 

Enfin, cinquième point, essentiel, le message central est celui de la conversion, celle des personnes mais aussi des communautés de base. Le pape est d’abord un prédicateur, qui vise à nous convertir à la charité mutuelle. Cette conversion doit être globale, visant à la fois nos relations avec nos frères, la nature, les pauvres, les non-chrétiens etc. Inversement le rejet de la nature et le rejet du pauvre sont les symptômes d’un même phénomène, d’une même attitude fautive.

Et le Bien commun ?

Comme on peut le comprendre, le Bien commun est dès lors envisagé à la fois dans la ligne de l’enseignement antérieur, et de façon originale.

La ligne antérieure (bref rappel)

Comparons avec ce que disait l’enseignement antérieur sous sa forme synthétique la plus récente. Tout d’abord, selon le Compendium de la Doctrine sociale au n° 164, « le Bien commun ne consiste pas dans la simple somme des biens particuliers de chaque sujet du corps social. Étant à tous et à chacun, il est et demeure commun, car indivisible et parce qu’il n’est possible qu’ensemble de l’atteindre, de l’accroître et de le conserver, notamment en vue de l’avenir ». Et au n°165 : « La personne ne peut pas trouver sa propre réalisation uniquement en elle-même, c’est-à-dire indépendamment de son être ‘avec’ et ‘pour’ les autres ». En outre (n°167), « le Bien commun engage tous les membres de la société : aucun n’est exempté de collaborer, selon ses propres capacités, à la réalisation et au développement de ce bien ». Nous sommes ici très en phase avec Fratelli tutti.

 

En revanche, s’agissant des ‘devoirs de la communauté politique’, le Compendium ajoute au n°168 que « le Bien commun est la raison d’être de l’autorité politique. À la société civile dont il est l’expression, l’État doit, en effet, garantir la cohésion, l’unité et l’organisation de sorte que le Bien commun puisse être poursuivi avec la contribution de tous les citoyens. L’individu, la famille, les corps intermédiaires ne sont pas en mesure de parvenir par eux-mêmes à leur développement plénier ; d’où la nécessité d’institutions politiques dont la finalité est de rendre accessibles aux personnes les biens nécessaires – matériels, culturels, moraux, spirituels – pour conduire une vie vraiment humaine. Le but de la vie sociale est le Bien commun historiquement réalisable ». Autrement dit, traditionnellement, l’insistance sur la nécessité des institutions politiques intermédiaires mais souveraines était bien plus nette, tandis qu’elle s’estompe dans la pensée du pape actuel au profit de processus plus fondamentaux.

 

En outre, le Compendium développe une vision christocentrique de la réalité : au n°170 il précise que « le Bien commun de la société n’est pas une fin en soi; il n’a de valeur qu’en référence à la poursuite des fins dernières de la personne et au Bien commun universel de la création tout entière. Dieu est la fin dernière de ses créatures et en aucun cas on ne peut priver le Bien commun de sa dimension transcendante, qui dépasse mais aussi achève la dimension historique. Cette perspective atteint sa plénitude en vertu de la foi dans la Pâque de Jésus, qui éclaire pleinement la réalisation du vrai Bien commun de l’humanité. Notre histoire – l’effort personnel et collectif pour élever la condition humaine – commence et culmine en Jésus : grâce à Lui, par Lui et pour Lui, toute réalité, y compris la société humaine, peut être conduite au Bien suprême, à son achèvement. Une vision purement historique et matérialiste finirait par transformer le Bien commun en simple bien-être socio-économique, privé de toute finalisation transcendante, c’est-à-dire de sa raison d’être la plus profonde ». Or cette perspective eschatologique n’apparaît pas dans Fratelli tutti.

Une analyse possible

Voici quelle est dès lors ma perception de la spécificité de ces textes. Le Bien commun n’y est d’abord pas explicitement ou spécifiquement référé à la foi chrétienne en tant que foi (une référence comme celle du Bon Samaritain ne la suppose pas nécessairement pour être comprise ou admise). La seule référence proprement religieuse se situe à la fin de Fratelli tutti ; elle rappelle que si nous sommes frères, c’est en raison d’un Père commun, et que ce Père est Dieu. Mais ce passage ne donne aucune place spécifique au christianisme : toutes les religions y sont censées reconnaître Dieu comme Père (idée d’ailleurs à mon sens contestable, mais qui explique la façon dont le pape vit son dialogue avec le grand Imam d’Al Azhar, très souvent cité en tant que témoin de cette fraternité et de cette paternité communes). Le rôle de l’au-delà, du salut éternel apporté par le Christ n’est jamais évoqué. Par rapport à la notion de Bien commun, on ne peut pas parler de contradiction avec l’approche traditionnelle, qui comportait l’ordonnancement à la finalité – et donc pour le chrétien aux fins dernières – mais indéniablement d’une inflexion séculière marquée par l’ouverture aux autres religions – parfois surprenante.

 

Ensuite il est fait assez peu confiance aux institutions supposées en charge du Bien commun, et notamment à l’Etat national (même si le pape admet les devoirs de ce dernier à cet égard). Ce point est relativement nouveau dans la pensée sociale chrétienne et pose à mon avis problème, dans la mesure où en réalité ce sont bien les institutions dites « nationales » qui d’une manière ou d’une autre sont responsables de l’édification du Bien commun. D’ailleurs le pape François le reconnaît, d’une certaine façon, pour les institutions internationales…Cette conviction est liée bien évidemment au fait qu’il considère la conversion et la mise en mouvement comme l’objectif principal de tout homme, et la recherche du Bien commun comme relevant de la responsabilité de chacun. Le pape insiste davantage sur le peuple que sur la nation, et ce peuple est une entité mouvante, de composition sans cesse renouvelée. En fait, la seule réalité vraiment porteuse est celle des personnes, et de leurs communautés à la base. C’est là-dessus que pour le pape se fonde vraiment la recherche du Bien commun, son succès ou son échec. Les corps intermédiaires importent ensuite comme expression de ces communautés de base. Le niveau politique supérieur, celui des institutions, ne peut aller contre cette réalité fondamentale. En ce sens l’Etat ne paraît plus vraiment en charge de la responsabilité ultime du Bien commun, comme c’était le cas traditionnellement – même si le point n’est pas explicité aussi radicalement. De même pour les entités économiques, qui sont a priori encore plus mal orientées. Ainsi, l’on peut dire que l’analyse des réalités de la vie commune, de ce qui structure les communautés est au mieux quelque chose de secondaire pour le pape, au pire facteur possible de division et d’égoïsme – notamment la nation. Enfin, si le conflit n’est évidemment pas une bonne chose en soi, on pourrait répondre qu’il fait partie de la vie des hommes pécheurs, qu’il n’est pas nécessairement le fruit de différentes idéologies (individualistes, libérales etc.), et qu’en tous les cas il peut être géré par les médiations diverses, comme celles des institutions.

 

En bref, le Bien commun est d’abord le fruit de la fraternité, ou charité, qui émane des personnes à la base, puis monte au niveau de l’humanité. Ce qui est essentiel pour le pape est une conversion intérieure qui met en cause l’ensemble de nos relations. Le vrai Bien commun est alors le fruit de la multiplication de ces conversions permanentes, personnelles et communautaires.

 

Puissant appel à nos responsabilités, et par là à l’écoute comme à la méditation, ce message me paraît plus contestable lorsqu’il tend à sous-estimer le rôle des médiations, notamment politiques. Le Bien commun n’est à mon sens pas seulement l’effet d’un flux de processus dont on espère qu’ils seront bien intentionnés parce que les personnes seront tournées dans le bon sens. Il suppose une analyse des réalités de la vie en commun, de ce qui structure nos communautés en les délimitant, et en distinguant les lieux où il y a un fait commun agissant, une communauté bien précise, réellement vécue, reconnue et organisée en termes d’autorité et de pouvoir. Parmi elles, je situe la nation dont le rôle me paraît rester essentiel. La recherche du Bien commun suppose ensuite de reconnaître la nécessité de faire face à des oppositions ou des contradictions, dont la solution implique d’agir, car on ne se situe pas dans un monde idéal, et le dialogue ne le permet pas toujours, d’où l’inévitable conflit, qu’il faut assumer. Une conception achevée du Bien commun supposerait aussi de reconnaître le rôle essentiel de l’économie et de le développer plus positivement.

 

En résumé, plutôt que de voir dans ces textes, le second surtout, une description doctrinale de la société politique selon l’enseignement de l’Eglise – car ils sont trop personnels pour cela,  l’introduction du pape elle-même le reconnaît -, il me paraît plus fécond d’insister sur le message vibrant qu’ils contiennent, leur appel émouvant à notre responsabilité dans le bien commun, à travers la charité ou fraternité, et à la conversion que cela implique.

 

Echanges de vues

 

Marie-Joëlle Guillaume

Nous vous remercions beaucoup pour cet exposé très minutieux, très précis à propos des deux encycliques, surtout la seconde. Vous avez souligné deux points essentiels sur lesquels insiste le pape François : d’abord, la nécessité de la conversion et en premier lieu de la conversion personnelle ; ensuite, le fait que c’est aux personnes, précisément, que le pape s’adresse. Même la charité politique est pour lui davantage liée aux attitudes personnelles qu’aux institutions traditionnellement convoquées à ce sujet.

 

Un mot personnel, pour ouvrir le débat. Vous avez naturellement moins évoqué Laudato Si’, mais une différence me frappe : il n’y avait pas dans Laudato Si, comme dans Fratelli tutti, cette espèce de critique permanente, même à l’égard de l’économie. Pour dire le fond de ma pensée, je me demande si Fratelli tutti ne risque pas de nuire d’une certaine façon à Laudato Si’, où l’on percevait un souffle – et même un très beau souffle. Certes Laudato si contenait des critiques sur l’économie, mais celle-ci était appelée à s’élever au-dessus d’elle-même. Et, en invitant les chrétiens à  la « conversion écologique », le pape reliait celle-ci à la rencontre avec Jésus-Christ[26], ce que certains commentateurs n’ont pas vu. Enfin, Laudato Si mettait dans la même perspective le monde vu comme un don, celui de toute la création, et la destination universelle des biens, liée à cette beauté des biens de la terre (« Tout est lié »). Or dans Fratelli tutti on sent une sorte de ‘’crispation’’ – le mot est peut-être un peu fort, mais la critique de l’égoïsme me semble prendre le pas sur une visée positive. Ce qui me frappe aussi, c’est le fait que la notion de limite – vous y avez fait allusion  – ne semble pas faire partie de la perspective du pape François. Or les limites auxquelles nous sommes confrontés révèlent que les peuples ont besoin de médiations sociales et politiques – nous l’avons mesuré lors de la dernière séance de notre Académie, consacrée aux Corps intermédiaires. Je me demande donc si, quant  au message du Pape, Fratelli tutti n’est pas un peu en retrait par rapport à la très belle perspective de Laudato Si’. Ce n’est qu’un premier avis, j’invite maintenant ceux qui le souhaitent à prendre la parole.

 

Jean-Luc Bour

En comparant les deux encycliques, je perçois que le message du Pape dans Laudato si, celui de la protection de la maison commune et donc de l’environnement, a été entendu ; quelle évolution en cinq ans dans les comportements tant individuels que collectifs, y compris dans les investissements matériels et financiers ! Le train semble être réorienté dans une meilleure direction.

Par contre, comme l’a rappelé Pierre de Lauzun tout à l’heure, le pape est beaucoup plus pessimiste dans Fratelli tutti parce que deux autres sujets, déjà évoqués depuis son arrivée comme pape, lui semblent mis de côté malgré leur urgence. C’est d’une part la montée de l’individualisme, qui se conjugue avec l’accroissement des inégalités ; dans Fratelli tutti le Pape est ainsi sévère avec l’économie mais avec de bonnes raisons. D’autre part le problème de la migration et des migrants, c’est-à-dire une maison commune à partager. Or le problème des migrants est effectivement devant nous, et il rejoint celui du communautarisme, car les pays riches ne savent pas accueillir les migrants. Le pape alerte sur le souci de s’ouvrir vers des communautés plus larges que sa famille, son clan, sa ville, son pays, sa nation. Je pense que  Fratelli tutti porte un nouveau message, et pointe l’urgence du problème qui est devant nous.

 

Joseph Thouvenel

L’immigration est un sujet très complexe ; à cet égard le Pape nous donne un enseignement, mais si on le regarde de près, il n’est pas sans contradictions, me semble-t-il. Or c’est tout de même très gênant. On retrouve dans sa dernière encyclique – je suis d’accord avec ce qui vient d’être dit sur Laudato Si’- de quoi alimenter à peu près tout et son contraire. Quand le pape dit que le populisme est négatif s’il est fermé, c’est à juste titre. De fait, un populiste, une communauté qui sont refermés sur eux-mêmes n’ont pas la curiosité de l’autre et n’accueillent pas les autres. Mais d’autre part, ouvrir la porte et accueillir quiconque sans restriction détruit la communauté. Quand le pape annonce, tout au début de son encyclique, prendre comme exemple la signature d’un accord avec le responsable de l’université d’Al-Azhar, ne fait-il pas preuve de naïveté, sachant que la charia est au cœur de son enseignement ? De même quand il signe avec ce même responsable un texte sur l’égalité des hommes et des femmes, l’égalité en droits des femmes avec les hommes dans l’Islam…Cela me pose quand même question.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Sur ce thème des migrations et de l’aspect culturel d’une communauté nationale, qu’à mon avis en effet le pape considère parfois et ignore à d’autres moments, je suis d’accord avec Joseph Thouvenel. Par exemple, dans un passage de Fratelli tutti, le pape parle avec conviction de la « saveur locale », pour désigner la beauté de chaque culture et l’intérêt de la garder ; et ensuite, effectivement, il défend le multiculturalisme, ce qui ne facilite pas notre lecture…

 

 

 

Pierre de Lauzun

Je ne donnerai pas de réponse définitive. Effectivement le pape tend à dire des choses dont la cohérence n’est pas explicite dans la manière dont il les décrit, notamment parce qu’il n’aime pas l’approche doctrinale. Il pense que si l’on fait un exposé visant à répondre à toutes les questions, cela sera mutilant, d’une manière ou d’une autre. Ce qui est important pour lui, ce sont les processus, et selon ma lecture personnelle, ce qu’il a essayé de faire avec le grand imam d’Al-Azhar, c’est de lancer un processus. Étant entendu que les processus sont forcément imparfaits, mais que s’ils sont engagés  dans un esprit de dialogue, de respect etc., ils concourent au bien, et notamment à l’édification du polyèdre. Cela ne signifie pas que j’approuve cette position, en particulier dans ces ambiguïtés en question, parce que précisément selon moi ces ambiguïtés créent d’autres processus encore plus négatifs. Sur ce point on peut parler effectivement du sort des femmes. Mais plus généralement, je pense que sa perception de l’islam et des autres religions non chrétiennes, est anormalement déformée dans le sens d’un a priori positif : selon lui, une religion est bonne en tant que religion. Or cela s’oppose selon moi à l’enseignement traditionnel de l’Eglise – y compris dans la déclaration conciliaire Nostra Ætate -, qui a toujours reconnu des éléments de vérité dans toute religion, mais selon lequel les religions non chrétiennes ne peuvent être considérées comme des moyens de salut ou permettre une relation particulière avec Dieu. Or c’est un peu ce qui semble dit à la fin de l’encyclique. Par ailleurs on peut y trouver une autre contradiction. En effet, si la fraternité se fonde sur la paternité divine, cela peut certes, dans la perspective du Pape qui n’est pas la mienne, rapprocher les croyants, mais cela peut aussi rendre beaucoup plus compliqué le rapport avec ceux qui ne reconnaissent pas cette paternité divine. Ici, la notion de loi naturelle eût été précieuse, elle qui s’appuie sur la réflexion humaine fondée sur la raison, et ne fait pas nécessairement appel à la foi ou la religion, même si elle ne permet certes pas de parvenir au même niveau de vérité que la Révélation…. Mais dans l’optique du pape François, il faut partir de ce qu’il y a de commun,  puis le développer en lançant un processus. Et à la limite, si cela laisse des ambiguïtés et des complexités, comme jésuite cela ne le gêne pas dans la mesure où le processus va dans le bon sens. Ce qui peut nous rendre sceptiques, c’est que la somme de ses ambiguïtés peut étouffer ce qu’il peut y avoir de bon dans la démarche.

 

Professeur Gabellieri

Je voulais rebondir sur le dialogue précédent parce que je comprends ces réserves vis-à-vis de cette distinction doctrinal/pastoral chez le pape François. En même temps il me semble qu’on risque de manquer la portée de l’encyclique Fratelli tutti, qui n’est pas un texte adressé seulement aux croyants, mais à tous les hommes de bonne volonté. Cela a été relevé par plusieurs lecteurs notamment Mgr Fisichella, Jean-Miguel Garrigues ou d’autres, dont vous avez pu voir les textes sur Aleteia ou Zénith, et c’est ce qui explique je crois la stratégie – enfin, personnellement j’en parle comme d’une stratégie – avec le grand imam d’Al-Azhar. J’entends bien les réserves de Joseph Thouvenel, mais il me semble que la stratégie revient d’une part à faire fond sur le sens de la transcendance qui anime les grandes religions quelles qu’elles soient – par rapport à l’athéisme et la sécularisation païenne dans laquelle nous sommes, qui n’a même plus la religion naturelle que pouvait avoir l’Antiquité ; et que cette stratégie repose d’autre part sur une sorte de défi lancé à l’islam aujourd’hui à propos de la question de sa fidélité ou non à une lecture fondamentaliste et djihadiste du Coran ou au contraire à l’ancestrale foi des fils d’Abraham dont il se réclame aussi, au sens d’une fraternité universelle. Il me semble que ne pas voir cela serait un manque. Ainsi, c’est non seulement à tous les croyants que le pape s’adresse mais aussi à tous les hommes de bonne volonté ; en effet à ma connaissance, la parabole du Bon Samaritain peut aussi être entendue par un musulman non communautariste – soit un musulman qui ne réserve pas la dignité humaine aux seuls membres de l’oumma. J’ai des amis musulmans dans les pays du Maghreb ou bien en Turquie ou ailleurs, qui se reconnaîtraient tout à fait dans les paroles du pape François, étant opposés à une vision fondamentaliste de la religion. Cela dit, tout le monde ne partage peut-être pas ce point de vue au sein d’Al-Azhar, j’entends bien la question et cela serait à vérifier, mais il me semble que le pape cherche à obliger les musulmans à se positionner pour aujourd’hui et demain, l’urgence étant devant nous…

 

D’autre part, j’ai beaucoup apprécié tout ce que vous avez dit, Pierre de Lauzun, mais je ne vous suis pas quand vous dites que le concept de « loi naturelle » n’apparaît pas dans le texte de François. Certes l’expression elle-même n’est pas présente, mais l’idée l’est évidemment ; je crois d’ailleurs que c’est l’abbé de Tanoüarn qui a montré comment le Pape François se référait à l’idée de loi naturelle dans le sens où l’idée de fond de l’encyclique est le droit de chaque individu à un « développement humain intégral ». Or c’est là le fondement de la loi naturelle ! Car le désir du bien qui gît au cœur de tout homme est le fond universel faisant de François, Charles de Foucauld, etc. des frères, le Bon Samaritain étant le modèle de cette fraternité universelle. Ce désir du bien au cœur de tout homme est bien une loi naturelle qui nous renvoie d’ailleurs à saint Paul etc. L’inspiration fondamentale est à ce niveau-là, me semble-t-il. Certes le comprendre ne résout pas tous les problèmes ou toutes les tensions du texte, mais éclaire tout de même certains points de vue. De même faudrait-il le faire sur le terrain de l’économie. Bien sûr le Pape est très critique sur l’économie actuelle.

De fait face au pouvoir économique des firmes multinationales, devenues des puissances économiques supérieures aux États aujourd’hui, pourquoi y a-t-il cette minimisation, aussi apparente que réelle, des États-nations aujourd’hui ? Parce qu’il y a des acteurs supra-politiques, à savoir les firmes multinationales, les empires financiers au-dessus des nations, et c’est cela me semble-t-il, qui préoccupe le Pape François. Ainsi, il ne dénonce pas le seul individualisme des personnes, mais aussi celui des puissances financières, qui ne sont ni des communautés, ni des États, et par le fait nous échappent en tant qu’elles ne sont ni dans la société civile, ni dans l’État-nation classique, ni dans l’ONU.

 

Pierre de Lauzun

Sur la loi naturelle, je ne dis pas que dans la perspective de la loi naturelle, le propos du Pape n’a pas de sens, ou qu’il se fonde sur une perspective totalement étrangère à elle. Mais je dis qu’il n’utilise pas le niveau conceptuel, doctrinal, ou d’élaboration de ce niveau intermédiaire où se situe la loi naturelle, en mesure de parvenir à un degré de réflexion et d’éléments communs sans faire appel nécessairement à la foi ou à la religion. Il le fait implicitement, évidemment, posant en effet ce dont vous parliez ; mais plus généralement quant au concept de fraternité, on pourrait dire que s’il y voit un élément de loi naturelle, il ne le développe pas comme le faisaient ses deux prédécesseurs. Il suffit de se rapporter aux très longs développements sur le sujet de saint Jean-Paul II et Benoît XVI, pour qui cette démarche intellectuelle était tout à fait essentielle pour créer un pont avec les non croyants. Le Pape François crée le pont, mais autrement, en lançant un processus basé sur un appel à la bonne volonté, qu’il ressent effectivement comme commune ; certes des musulmans peuvent réagir positivement à la parabole du Bon Samaritain, mais en réalité tout le monde le pourrait ! Tout homme de bonne volonté ! J’ai quelque mal, pour ma part, à trouver l’équivalent du Bon Samaritain dans le Coran.

 

Quant à l’économie, effectivement le Pape est très inquiet d’un certain nombre de choses et notamment de la puissance d’un certain nombre d’organismes qui lui paraissent aller dans le mauvais sens ; on trouve d’ailleurs aussi ces préoccupations dans Laudato Si’. Et il a raison d’y dénoncer les atteintes à l’environnement, dans lesquelles les entreprises ont leur part. Cependant, dans Laudato Si’, le pape propose rapidement une contrepartie positive, en invitant ces acteurs économiques à cesser de nuire et à créer du lien. Dans Fratelli tutti, il n’envisage même plus aucun  aspect positif à l’économie, sinon en renversant tout ce qui est décrit de ladite vie économique. Or à mon avis l’économie fait partie du Bien commun, même si elle peut être mutilée à chaque époque.

 

Général Ract Madoux

Je voudrais dire que si j’ai trouvé la première encyclique, d’une certaine façon un peu idéalisée et positive, autant, comme le dit Pierre de Lauzun, la seconde m’a semblé vraiment plus négative. Elle reflète une vision du monde plus tranchée sur beaucoup de sujets que celle des prédécesseurs du Pape François, de nature peut-être à déstabiliser ses propres moutons ! Par exemple, la présentation que fait l’encyclique de la propriété privée est tout de même assez inquiétante, comme celle de la Nation. Par rapport à mon domaine de prédilection, celui de la défense, et donc de la guerre, elle condamne de façon beaucoup plus catégorique le fait de se préparer le cas échéant à faire la guerre ou de se doter des équipements nécessaires. Certes, c’est compréhensible en ce qui concerne l’arme nucléaire, mais il me semble que son propos risque de déstabiliser les militaires et leurs familles, en France très majoritairement catholiques, qui jusque-là avaient toujours trouvé dans les propos des Papes successifs une justification à leur métier, évidemment différent des autres, la mort en faisant partie. Or ce réconfort en semble vraiment absent, et cela sera difficile à comprendre pour un certain nombre d’acteurs impliqués dans la défense.

 

Marie-Joëlle Guillaume

Votre témoignage apporte un élément tout à fait intéressant. Tout à l’heure ce qui m’a frappée dans le propos de Pierre de Lauzun, c’était la mise en évidence d’un jugement moral sur l’égoïsme, souvent porté par le pape ; d’ailleurs dans Fratelli tutti reviennent fréquemment les mots « mesquinerie », « mesquin », ce qui montre combien le jugement moral y est présent. Or faire partie du monde de la défense, c’est un fait institutionnel, ce n’est ni bon ni mauvais, et donc pas susceptible d’un jugement moral en principe. Et puis il s’agit tout de même de la défense d’une communauté politique ! Ce qui personnellement me gêne beaucoup est précisément le fait que la communauté politique nationale, celle qui circonscrit un « nous », c’est-à-dire finalement une communauté existante méritant d’être défendue pour sa culture (reconnue par ailleurs par le pape) n’est pas valorisée en tant que telle. Le propos du général Ract Madoux est très révélateur.

 

Pierre de Lauzun

Je partage tout à fait ce point de vue ! Alors pour consoler le Général Ract-Madoux, je redis que ma branche d’origine qui est la finance, est généralement encore plus maltraitée par le Pape ! En effet il ne critique pas frontalement les militaires, alors qu’il ne peut pas supporter les financiers. Or il a parfaitement raison sur le fait qu’énormément de choses immorales, choquantes et collectivement mauvaises peuvent venir de la sphère financière. Le problème, c’est de savoir ce que l’on fait de ce constat. A un moment donné, il faut pouvoir donner une direction positive, dire dans quelle direction aller, ou au moins chercher. Et dans ces textes ce n’est pas le cas pour la finance, ni pour les marchés. Si maintenant vous prenez par exemple la manière dont le pape remet en cause la théorie de la guerre juste, il ne le fait pas de manière absolument frontale, puisqu’il ne dit pas qu’elle n’a jamais été juste, contrairement à ce qu’il dit sur la peine de mort ; il dit que la guerre juste, à notre époque est absolument impossible. Or ma perception est exactement inverse, à savoir qu’en dessous du niveau nucléaire, il y a énormément de conflits à gérer d’une manière ou d’une autre, et que porter un jugement en termes moraux, en utilisant la doctrine de la guerre juste, me paraît être un comportement approprié. Il y a des guerres dont on peut dire qu’elles étaient justes, d’autres pour lesquelles effectivement ce n’est pas clair. Et puis il y en a qui ne l’étaient clairement pas. C’est pourquoi ce concept me paraît plus opérationnel que sa négation pure et simple, parce qu’à ce moment-là, soit on ne fait jamais la guerre, soit on passe le Rubicon en se moquant complètement du jugement moral !

 

Jean-Didier Lecaillon

Ma question concerne précisément l’économie. Bien entendu je suis attentif et  soucieux de certains excès de la financiarisation, de l’individualisme, des multinationales. Mais je suis gêné par certaines positions de François, difficilement conciliables avec celles de ses prédécesseurs.  Saint Jean-Paul II dans Centesimus annus – qui était une encyclique proprement économique   insiste bien sur l’importance de la propriété, de la liberté, du profit et parle explicitement des fondements naturels et moraux de cette économie libre. Certes Jean-Paul II a pris le soin de se différencier d’une certaine conception de l’économie dite libérale ou néo-libérale, non pour la rejeter, mais pour la remettre sur le droit chemin en parlant « d’économie libre ». Et c’est ce que nous enseignons au fil des ans à nos étudiants, qu’il n’y a pas de richesse ni de croissance, ni finalement de possibilité de servir le Bien commun, s’il n’y a pas cette liberté et ce respect de la propriété privée. Je ne dis pas que le Pape François au fond de lui-même voulait remettre en question ces points de doctrine de l’Église, je pense qu’il s’inscrit dans la tradition de l’Église, ne faisant que renchérir sur les encycliques successives. Mais il est vrai que ses propos quelque peu à l’emporte-pièce nous obligent parfois sur le terrain à rectifier… De même, qu’il s’agisse de la famille, de l’entreprise, de la nation, tous ces corps intermédiaires ont été explicitement mentionnés finalement de façon positive, or on a quelquefois l’impression, à tort quand on écoute bien Pierre de Lauzun, que les cartes sont un peu brouillées.

 

Rémi Sentis

Je voulais juste poser une question au sujet des institutions internationales, parce qu’effectivement il semble que dans Fratelli tutti le Pape en parle de façon un peu emphatique, mais ne sont-elles pas un peu vides de sens ? En effet on ne voit pas très bien ce qu’il attend des institutions internationales. Qu’en pensez-vous ?

 

Pierre de Lauzun

Oui, c’est un aspect très important, surtout dans notre optique qui est celle du Bien commun. En effet le Bien commun réellement fondamental, essentiel, est le Bien commun universel dans l’encyclique. Or traditionnellement, comme le passage du Compendium le disait, on relie cette notion avec celle d’institutions. C’est pourquoi, assez logiquement, il parle des institutions internationales, et avec beaucoup d’enthousiasme de la nécessité de construire des institutions à même de réguler une communauté mondiale, ce que les États dans son optique ne peuvent plus faire. Il ne s’agit pas simplement, en réalité, de la question des multinationales, qui est évidente ; tout le monde le constate tous les jours avec des questions fiscales par rapport aux GAFA, etc. Il y a un problème important qui pour lui va bien au-delà, celui d’un besoin de régulation qui provient notamment du fait que l’économie étant sortie de l’écurie, est maintenant irrattrapable au niveau national. C’est au niveau de l’ensemble qu’il faut agir. Simplement dès lors se pose la question de savoir comment on définit cette régulation, sur quoi on la fonde, parce que précisément la doctrine traditionnelle liait cette notion d’institutions à celle de communautés organisées et structurées politiquement. Cela ne s’improvise pas ni ne se construit facilement. Il s’agit donc de pouvoir définir la façon de la construire politiquement, or cela apparaît beaucoup moins clairement. Quand François l’évoque, c’est pour conférer aux nations existantes le rôle d’intermédiaires et de relais pour construire ce niveau global. À sa décharge, il y a un passage de Benoît XVI, si je me rappelle bien, dans Caritas in veritate, qui évoque l’autorité internationale dans des termes similaires, avec certes un ton un peu différent mais pas radicalement. D’un côté, il s’agit bien d’une autorité, mais de l’autre, elle n’est pas présentée comme étant de même type et supérieure en dignité au niveau national.

 

Donc ces propos appartiennent à mon avis au domaine de pensée floue de l’Église, ou du moins de ces deux papes-là, le pape actuel et le pape émérite. Et puis derrière, Jean XXIII, car ce n’était pas repris à ma connaissance par saint Jean-Paul II, et ce n’était pas un thème traditionnel antérieurement. A mon sens, cela procède de la logique selon laquelle la définition d’un Bien commun universel a besoin d’une autorité pour être mise en place. Simplement en même temps on est bien obligé de constater que cette autorité n’existe pas, qu’il n’existe à aucun degré de communauté politique internationale, et que l’on n’en voit aucune base possible et imaginable. J’ajouterai même qu’on la voit bien moins aujourd’hui qu’il y a vingt ans après la fin de l’URSS, ou même avant, quand on pouvait envisager dépasser l’opposition Est-Ouest un jour… Aujourd’hui nous sommes dans un monde formidablement multipolaire, et c’est aussi ce que ces deux pontifes ne voient pas, à savoir que le développement et l’affirmation de pays comme l’Inde, la Chine et autres, qui étaient il y a peu dans une position de retard et de subordination, n’est pas dans un premier temps un facteur d’apaisement. Nécessairement cette affirmation pose le problème du rapport entre les pouvoirs. Actuellement la situation géopolitique en Asie est mille fois plus compliquée qu’elle ne l’était il y a un siècle quand les puissances européennes dominaient. Le monde est considérablement plus compliqué, et plus loin de cette perspective internationale qu’il ne l’était avant. Il est vrai cependant que certains facteurs nous y appellent, comme le nucléaire – le nucléaire militaire j’entends – qui précisément au moins jusqu’à maintenant a écrêté le niveau de « guerre totale » à la Clausewitz, mais en même temps à un niveau inférieur il y a place pour des affrontements et des oppositions assez violentes, qui ne sont pas uniquement le fait de méchants ambitieux ou d’affreux financiers.

 

Père Jean-Christophe Chauvin

Je comprends bien qu’il y a des éléments dont le pape ne semble pas tenir compte : ce lien international et national, et le rôle des militaires. Mais il y a un certain nombre de choses qui sont dites dans cette encyclique pour équilibrer les points de vue – d’ailleurs Pierre de Lauzun y a fait allusion.

 

A propos des migrants par exemple, le Pape tient le discours habituel mais il y a un endroit où il insiste – et c’est bien souligné – sur le droit à ne pas migrer. En effet, si chacun aime naturellement sa communauté et sa culture d’origine, il y a un droit à pouvoir y rester et à y vivre dans des conditions dignes.

Au sujet de l’économie, bien sûr le Pape se montre très critique, mais vous avez cité le passage où il rappelle que l’entrepreneur a une mission noble, justement en créant des emplois, en permettant à chacun d’avoir un travail…

Sur la propriété, il est vrai que le Pape est très enclin à parler du Bien commun universel et de « la destination universelle des biens », mais il y a un endroit où il rappelle l’importance de la propriété privée. Je ne retrouve plus la citation, mais je crois bien que c’est une citation de Jean-Paul II.

Au niveau de la politique, j’ai retrouvé ce passage, au §180, où il dit qu’« un individu peut bien aider une personne dans le besoin, mais lorsqu’il s’associe à d’autres pour créer des processus sociaux de fraternité ou de justice pour tous il entre dans le champ de la plus grande charité, de la charité politique ». Un peu plus loin il poursuit ainsi : « J’appelle à réhabiliter la politique, qui est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité parce qu’elle cherche le Bien commun ». C’est une citation d’Evangelii gaudium.

 

Par ailleurs le Pape François déclare dès le début de son encyclique apporter une simple contribution, ce n’est donc pas un texte  vraiment doctrinal. En conclusion, je dirai que, si l’on ressent des insuffisances, il y a aussi dans cette encyclique un véritable équilibre auquel j’ai été sensible.

 

Pierre de Lauzun

On peut en effet la lire de plusieurs façons. D’ailleurs, je n’avais pas rappelé ce point-là, mais il présente en introduction l’encyclique comme une réflexion, ce qui est complètement inhabituel pour ce genre de texte. Logiquement et traditionnellement une encyclique est plutôt doctrinale, magistérielle, or comme je le disais, ce qu’il aime, c’est lancer des processus. Aussi son objectif n’est-il pas fondamentalement de chercher à tout prix une cohérence intellectuelle, tentation parfois dangereuse selon lui. C’est pourquoi on peut être dérouté par les apparentes contradictions. Par exemple, on retrouve dans les deux encycliques le noble rôle des entrepreneurs, dont le Père Chauvin parlait et que j’ai mentionné tout à l’heure. Cette mention semble nous inviter à défendre une économie d’initiatives individuelles, une économie décentralisée et donc une économie où prime le marché, lieu de rencontres des personnes prenant des initiatives. Dans ce cadre, et dans une large mesure elles peuvent par ailleurs faire des choses ensemble, s’associer, mais même quand elles ne sont pas liées, elles sont dans un marché et une interaction. Au Moyen Âge, les scolastiques prenaient le marché comme une des formes les plus nobles de l’interaction de la société en matière économique. Le prix était le fruit du travail collectif. Et les franciscains notamment sont ceux qui ont le plus développé ce concept. Le franciscanisme a fondé toute la pensée d’une économie décentralisée. Or on peut voir le germe de ces conceptions dans cette simple phrase, mais pas davantage qu’un germe. En effet, à côté de ces trois lignes, il y a des pages de dénonciation extrêmement vigoureuses sans perspectives positives, contrairement à ce qu’on peut trouver dans Laudato Si’, qui pointait largement le beau en contrepartie de la dénonciation du gâchis, et invitait à cultiver le monde comme un jardin, non à le réduire en fonction d’intérêts étroits mutilants. En ce qui concerne la lecture de Fratelli Tutti, je pense qu’une démarche positive consiste à recevoir son message de fraternité, fruit d’un nécessaire lancement de processus. Effectivement comme le disait le Père Chauvin, c’est en allant chercher les autres, que l’on fait advenir la charité collective qui devient politique, et puis au fur et à mesure on avance…on écoute les réflexions qu’il propose, on les accepte plus ou moins, et on poursuit sa réflexion. De fait Jean-Paul II, se voulait effectivement plus doctrinal,  il était universitaire et même philosophe. Le Pape François a évidemment un niveau universitaire, mais il n’en a pas le tempérament. Il a plutôt quelque chose du curé qui monte en chaire, désireux de remuer ses paroissiens qu’il trouve un peu mollassons et trop intéressés par leurs petites affaires.

 

Marie-Joëlle Guillaume

J’allais précisément vous demander si finalement, par-delà un certain nombre de critiques, on ne pouvait tout de même pas dégager de ce texte un message positif à faire valoir au milieu de tous les bouleversements actuels du monde. Vous venez de donner la réponse, car si cette encyclique suscite un certain nombre de remous, les critiques ne sont pas toujours argumentées avec la pertinence et la profondeur que vous avez bien voulu apporter ce soir. Et puis, gardons ce message de conversion personnelle qui est très fort dans le langage et dans la pensée du pape François, et qui peut tous nous amener à essayer de changer les choses autour de nous. Car, au bout du compte, derrière les structures, il y a des hommes et des femmes appelés à agir.

 

Séance du 19 novembre 2020

 

[1] De façon générale dans tout ce texte les italiques sont de moi, y compris dans les citations.

[2] On ne sera pas étonné qu’au §23 il précise que « le climat est un bien commun, de tous et pour tous. » Mais notons que c’est le seul cas où il parle d’un bien commun (et non du Bien commun).

[3]Et il complète aussitôt, au §159 : « la notion de bien commun inclut aussi les générations futures. »

[4] Notons que se déroulent précisément ces jours-ci (19 au 21 novembre 2020) en ligne les rencontres sur le thème « L’Economie de François » sous le patronage du Vatican et plus particulièrement du pape.

[5] Et il ajoute « Aujourd’hui, en pensant au bien commun, nous avons impérieusement besoin que la politique et l’économie, en dialogue, se mettent résolument au service de la vie, spécialement de la vie humaine. Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison ».

 

[6] Exhort. apost. Evangelii gaudium  n°228

[7]Une telle action vaut d’abord au niveau le plus humble (232) : « Tout le monde n’est pas appelé à travailler directement en politique ; mais au sein de la société germe une variété innombrable d’associations qui interviennent en faveur du bien commun en préservant l’environnement naturel et urbain[7] ».

[8]Les personnes qui se trouvent exclues à la suite de ce processus ne peuvent pas participer au bien commun. Au §98 « je voudrais faire mémoire de ces ‘exilés cachés’ qui sont traités comme des corps étrangers dans la société. De nombreuses personnes porteuses de handicap ‘sentent qu’elles existent sans appartenance et sans participation’. Il y en a encore beaucoup d’autres ‘qu’on empêche d’avoir la pleine citoyenneté’. L’objectif, ce n’est pas seulement de prendre soin d’elles, mais qu’elles participent ‘activement à la communauté civile et ecclésiale. » Et il ajoute : « Je pense aussi aux ‘personnes âgées, qui, notamment en raison de leur handicap, sont parfois perçues comme un fardeau’. Cependant, chacune d’entre elles peut apporter ‘une contribution irremplaçable au bien commun à travers son parcours de vie original’ ».

[9] Certes, poursuit-il au §159 : « il y a des dirigeants populaires capables d’interpréter le sentiment d’un peuple, sa dynamique culturelle et les grandes tendances d’une société. La fonction qu’ils exercent, en rassemblant et en dirigeant, peut servir de base pour un projet durable de transformation et de croissance qui implique aussi la capacité d’accorder une place à d’autres en vue du bien commun. Mais elle se mue en un populisme malsain lorsqu’elle devient l’habileté d’un individu à captiver afin d’instrumentaliser politiquement la culture du peuple, grâce à quelque symbole idéologique, au service de son projet personnel et de son maintien au pouvoir ».

[10]Au §158 : « il existe, en effet, un malentendu : ‘Peuple n’est pas une catégorie logique, ni une catégorie mystique, si nous le comprenons dans le sens où tout ce que le peuple fait est bon […]. Il s’agit d’une catégorie mythique […] Lorsque vous expliquez ce qu’est un peuple, vous utilisez des catégories logiques parce que vous devez l’expliquer : vraiment, c’est nécessaire. Mais vous n’expliquez pas le sens d’appartenance à un peuple. Le terme peuple a quelque chose de plus qu’on ne peut pas expliquer de manière logique. Faire partie d’un peuple, c’est faire partie d’une identité commune faite de liens sociaux et culturels. Et cela n’est pas quelque chose d’automatique, tout au contraire : c’est un processus lent, difficile […] vers un projet commun ».

[11]Au §102 : « Quelle réaction une telle narration peut-elle provoquer aujourd’hui, dans un monde où apparaissent et grandissent constamment des groupes sociaux qui s’accrochent à une identité qui les sépare des autres ? Comment peut-elle toucher ceux qui ont tendance à s’organiser de manière à empêcher toute présence étrangère susceptible de perturber cette identité et cette organisation auto-protectrice et autoréférentielle ? Dans ce schéma, la possibilité de se faire prochain est exclue, sauf de celui par qui on est assuré d’obtenir des avantages personnels. Ainsi le terme ‘prochain’ perd tout son sens, et seul le mot ‘partenaire’, l’associé pour des intérêts déterminés, a du sens ».

[12]Au §4 : « Je comprends que, face aux migrants, certaines personnes aient des doutes et éprouvent de la peur. Je considère que cela fait partie de l’instinct naturel de légitime défense. Mais il est également vrai qu’une personne et un peuple ne sont féconds que s’ils savent de manière créative s’ouvrir aux autres. J’invite à dépasser ces réactions primaires, car ‘le problème, c’est quand [les doutes et les craintes] conditionnent notre façon de penser et d’agir au point de nous rendre intolérants, fermés, et peut-être même – sans nous en rendre compte – racistes. Ainsi, la peur nous prive du désir et de la capacité de rencontrer l’autre’».

[13] Fratelli Tutti §106

[14] Fratelli tutti §124

[15]§180 : « Reconnaître chaque être humain comme un frère ou une sœur et chercher une amitié sociale qui intègre tout le monde ne sont pas de simples utopies. Cela exige la décision et la capacité de trouver les voies efficaces qui les rendent réellement possibles. Tout engagement dans ce sens devient un exercice suprême de la charité. […] Il s’agit de progresser vers un ordre social et politique dont l’âme sera la charité sociale ».

[16] Plus particulièrement, au §205 « en ce monde globalisé les médias peuvent contribuer à nous faire sentir plus proches les uns des autres. […] Mais il est nécessaire de s’assurer constamment que les formes de communication actuelles nous orientent effectivement vers une rencontre généreuse, vers la recherche sincère de la vérité intégrale, le service des pauvres, la proximité avec eux, vers la tâche de construction du bien commun. »

[17] Fratelli tutti §221

[18] Y compris lorsqu’il s’agit de faire justice. Au §252 : « nous ne parlons pas d’impunité. Mais la justice ne se recherche que par amour de la justice elle-même, par respect pour les victimes, pour prévenir de nouveaux crimes et en vue de préserver le bien commun, mais certainement pas pour évacuer sa colère. Le pardon, c’est précisément ce qui permet de rechercher la justice sans tomber dans le cercle vicieux de la vengeance, ni dans l’injustice de l’oubli. »

[19]Au §276 : « même si l’Église respecte l’autonomie de la politique, elle ne limite pas pour autant sa mission au domaine du privé. Au contraire, ‘elle ne peut ni ne doit […] rester à l’écart’ dans la construction d’un monde meilleur, ni cesser de ‘réveiller les forces spirituelles’ qui fécondent toute la vie sociale. Les ministres religieux ne doivent certes pas faire de la politique partisane, qui revient aux laïcs, mais ils ne peuvent pas non plus renoncer à la dimension politique de l’existence qui implique une constante attention au Bien commun et le souci du développement humain intégral ».

[20] C’est l’ambition du §179 : « sur le plan mondial, la société a de sérieux défauts structurels qu’on ne résout pas avec des rapiècements ou des solutions rapides, purement occasionnelles. Certaines choses sont à changer grâce à des révisions de fond et des transformations importantes. […] De cette manière, une économie intégrée dans un projet politique, social, culturel et populaire visant le Bien commun peut ‘ouvrir le chemin à différentes opportunités qui n’impliquent pas d’arrêter la créativité de l’homme et son rêve de progrès, mais d’orienter cette énergie vers des voies nouvelles’ ».

[21] Ce qui implique des instruments juridiques. Au §174 : « on doit observer « l’exigence de respecter les engagements souscrits – pacta sunt servanda – », de telle sorte qu’on évite « la tentation de recourir au droit de la force plutôt qu’à la force du droit ». Cela exige une consolidation des ‘instruments normatifs pour la solution pacifique des controverses [qui] doivent être repensés de façon à renforcer leur portée et leur caractère obligatoire’. Parmi ces instruments juridiques, les accords multilatéraux entre les États doivent avoir une place de choix, car ils garantissent, mieux que les accords bilatéraux, la sauvegarde d’un bien commun réellement universel et la protection des États les plus faibles ».

[22] Fratelli Tutti §175

[23]Au § 257 : « ‘la guerre est la négation de tous les droits et une agression dramatique contre l’environnement. Si l’on veut un vrai développement humain intégral pour tous, on doit poursuivre inlassablement l’effort pour éviter la guerre entre les nations et les peuples.’ […] La Charte des Nations Unies, respectée et appliquée dans la transparence et en toute sincérité, est un point de référence obligatoire de justice et une voie de paix. Mais cela suppose que des intentions spécieuses ne soient pas masquées et que des intérêts particuliers d’un pays ou d’un groupe ne soient pas placés au-dessus du Bien commun du monde entier ».

[24] Au § 262 : « les lois ne suffiront pas non plus si l’on pense que la solution aux problèmes actuels consiste à dissuader les autres par la peur, en menaçant de l’usage d’armes nucléaires, chimiques ou biologiques. Car […] de nombreux doutes surgissent en ce qui concerne l’insuffisance de la dissuasion nucléaire comme réponse efficace à ces défis […] La paix et la stabilité internationales ne peuvent être fondées sur un faux sentiment de sécurité, sur la menace d’une destruction réciproque ou d’un anéantissement total, ou sur le seul maintien d’un équilibre des pouvoirs. […] Dans ce contexte, l’objectif ultime de l’élimination totale des armes nucléaires devient à la fois un défi et un impératif moral et humanitaire. […] L’interdépendance croissante et la mondialisation signifient que, quelle que soit la réponse que nous apportons à la menace des armes nucléaires, celle-ci doit être collective et concertée, basée sur la confiance mutuelle. Cette confiance ne peut être construite qu’à travers un dialogue véritablement tourné vers le Bien commun et non vers la protection d’intérêts voilés ou particuliers ».

[25] Notamment à travers ses quatre aphorismes favoris (le temps est supérieur à l’espace, l’union prévaut sur le conflit, le tout est supérieur à la partie, la réalité est supérieure à l’idée), auxquels s’ajoute le thème récurrent : ‘Tout est lié.’

[26] $ 217 : « [Les chrétiens] ont donc besoin d’une conversion écologique, qui implique de laisser jaillir toutes les conséquences de leur rencontre avec Jésus-Christ sur les relations avec le monde qui les entoure. Vivre la vocation de protecteurs de l’œuvre de Dieu est une part essentielle d’une existence vertueuse ; cela n’est pas quelque chose d’optionnel ni un aspect secondaire dans l’expérience chrétienne ».