Présentation par Marie-Joëlle Guillaume, Présidente.

 

Joseph Thouvenel, vous êtes marié, vous avez deux enfants, vous êtes secrétaire confédéral de la CFTC, membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE), vice-président de European Zentrum Arbeit, le Centre européen des travailleurs, qui est un réseau de travailleurs chrétiens réunissant soixante-treize organisations de trente pays européens. Vous avez à votre actif une carrière un peu particulière. En effet, vous avez commencé à travailler à 16 ans et demi comme manœuvre chez un horticulteur, vous avez été homme de ménage, coursier… -un vrai C.V. à l’américaine ! Vous avez ensuite fait une carrière sur les marchés financiers, et siégé pendant vingt ans au sein des organes de régulation : Conseil des marchés financiers et Commission des sanctions de l’autorité des marchés financiers. Vous avez en outre une expérience de dix ans d’accueil de rue des sans-abri, et vous avez effectué des missions humanitaires, notamment dans des pays en guerre. Vous êtes chroniqueur, plusieurs le savent, à Radio Notre-Dame, à KTO, vous participez régulièrement à des débats de radio ou de télévision, vous êtes ancien auditeur de l’IHEDN. Enfin, vous êtes l’auteur de Chroniques chrétiennes sociales et sociétales, et d’un autre ouvrage, CFTC : 100 ans de syndicalisme chrétien et après ?, aux éditions Téqui.

 

Roland Hureaux, vous êtes originaire du Sud-Ouest, avec un père agriculteur. Ancien élève de l’ENS et de l’ENA, vous avez exercé de nombreux métiers vous aussi, mais dans la sphère publique : professeur de lycée et d’université, sous-préfet, diplomate en Afrique de l’Est, chargé de mission au conseil d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay, conseiller technique à la DATAR et au cabinet de Philippe Seguin et Édouard Balladur, rapporteur à la Cour des Comptes. Mais vos engagements essentiels -et vous tenez à le souligner – sont d’abord politiques et littéraires. En politique, vous avez fait plusieurs campagnes électorales à Cahors, où vous avez été premier adjoint au maire en 2001, et vous animez l’association de réflexion Mouvance France. Du côté de vos activités littéraires, vous comptez une douzaine d’essais, principalement politiques : Les nouveaux féodaux, Les hauteurs béantes de l’Europe, La grande démolition : la France cassée par les réformes, et le dernier : Les Gilets jaunes ont raison, et bien plus qu’ils ne croient. Vous avez publié aussi deux essais religieux, Jésus et Marie-Madeleine, chez Perrin, et Gnose et gnostiques des origines à nos jours. Vous êtes membre des comités de rédaction des revues Résurrection et Commentaires, et -j’ai gardé le meilleur pour la fin- vous êtes marié et père de sept enfants.

 

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Communication de Joseph Thouvenel

 

Vingt-cinq minutes pour traiter des corps intermédiaires, c’est très court, cela m’obligera à me concentrer sur quelques points essentiels de ma vision, qui est celle d’un syndicaliste. Je commencerai en revenant sur le phénomène des Gilets jaunes. Que s’est-il passé ? Je ne parle pas de ce que l’on voit en boucle à la télévision, à savoir l’extrême gauche, les black-blocs qui cassent, qui brûlent, etc. Je veux parler des Gilets jaunes tels qu’ils sont apparus à l’origine, venus de cette France que Christophe Guilluy appelle « la France périphérique ». Ils se sont retrouvés pendant des semaines, et même des mois, sur des ronds-points. J’en ai rencontré un certain nombre, pour mener une enquête avec quelques amis : des braves gens désespérés, inquiets, ayant vu au fil des années disparaître l’école, la poste, les transports, les commerces, très inquiets pour eux-mêmes mais surtout pour l’avenir. Une goutte d’eau ayant fait déborder le vase, ils se sont levés pour clamer leur mécontentement. On a entendu dire, alors, que ces Gilets jaunes étaient la preuve de l’échec des syndicats. J’y ai cru au moins pendant trois jours ! Puis je me suis demandé pour quelle raison, si c’était vrai, il n’y avait pas de Gilets jaunes dans les entreprises. Eh bien, tout simplement parce que, dans les entreprises, le corps intermédiaire formé par les syndicats -salariés comme patronaux- régule les situations au quotidien de façon invisible. Collectivement, patronat et syndicats ont la capacité de discerner les problèmes de l’entreprise et de les résoudre. Voilà un corps intermédiaire qui fonctionne, mais dont on n’entend parler qu’en cas de dysfonctionnements (grèves, manifestations) qui restent en réalité marginaux dans les entreprises. Mais les Gilets jaunes, eux, n’ont plus de corps intermédiaires face à l’Etat ou très peu. Ils ne se sentent représentés ni par les partis politiques, ni par les syndicats… mais par une personne seulement, leur maire, et leur conseil municipal qui selon eux les connaissent, les écoutent et sont capables de traiter les problèmes de voirie par exemple…Il reste que pour tous les problèmes liés aux fermetures des services publics, d’abandon des territoires, leur maire n’est pas plus écouté qu’eux !

 

En Union soviétique, où il n’y avait pas de corps intermédiaires entre le parti et les individus, tout a pu être imposé à la personne, jusqu’au jour où celle-ci s’est révoltée et où les uns et les autres se sont rendu compte qu’ils n’étaient pas seuls. Or la révolte n’est jamais bonne, n’étant pas nécessairement le fruit de l’intelligence. Dégénérant en violence, elle conduit généralement à la loi du plus fort, non à celle du plus juste. Au contraire, un corps intermédiaire qui fonctionne parvient à résoudre au quotidien des milliers de problèmes ou à les éviter. Or notre champ de responsabilité fonctionne selon le principe de subsidiarité, essentiel pour comprendre l’importance des corps intermédiaires dans le fonctionnement de la société, comme l’a notamment développé Pie XI. Quand Emmanuel Macron critiquait le 21 février dernier le manque de responsabilité des corps intermédiaires, sans doute avait-il en grande partie raison. Mais notre histoire montre que les pouvoirs successifs ont tout fait pour retirer leurs champs de compétences aux corps intermédiaires. Ainsi ceux qui agissent dans l’entreprise. Je me rappelle par exemple avoir négocié au niveau national pendant des mois sur un certain nombre de sujets, et être parvenu à un accord entre le patronat et trois syndicats. Un accord est toujours un point d’équilibre intégrant des avancées et des renoncements…Or combien de fois le pouvoir politique, le législateur est passé derrière en déformant le consensus obtenu, en rompant l’équilibre trouvé par les parties, passant outre leur volonté, leur ôtant la possibilité même d’être responsables !

 

Historiquement, la notion de corps intermédiaires est récente, elle a été élaborée au XVIIe siècle, puis surtout au XIXe et XXe siècle. Mais leur existence elle-même est beaucoup plus ancienne. La notion de corps intermédiaire a d’ailleurs été définie à partir des souvenirs, des analyses, des pratiques médiévales, et modernes, de partage de pouvoir et de souveraineté. Vous savez aussi bien que moi que l’image véhiculée d’un Moyen Âge obscurantiste en perpétuels conflits est tout à fait inexacte. Il existait un certain nombre de corps intermédiaires au Moyen Âge et leur création s’est accélérée aux environs du XIIIe siècle, avec les démocraties monastiques puis communales, et enfin avec des organisations d’artisans et de commerçants, connues sous le nom de corporations. La démocratie monastique consistait pour les moines, depuis la Règle de saint Benoît, à avoir voix au chapitre, c’est-à-dire à pouvoir intervenir, en participant librement aux décisions communes. Au XIIIe siècle, saint Thomas d’Aquin, s’appuyant sur Aristote, justifie la consultation des personnes qui sont concernées par une décision : les villes et le peuple, les communes, élisaient leur chef ; par exemple Strasbourg était gouvernée depuis 1334 par huit nobles, quatorze bourgeois et vingt-cinq artisans. La formule du droit romain, selon laquelle quod omnes tangit -ce qui concerne tout le monde- doit être discuté et approuvé par tout le monde, n’est plus limitée au XIIIe siècle au seul droit de tutelle, mais devient une règle générale. Le niveau économique des différents corps de métier est harmonisé, avec des règles qui se transmettent de père en fils et de maître en maître. Saint Louis d’ailleurs demandera à Étienne Boileau, -avec lequel il avait vécu quelques années dans les geôles des Sarrasins- de devenir prévôt de Paris, de recueillir l’ensemble des coutumes des métiers et de les mettre par écrit. Saint Louis avait la justice à cœur, mais pour dire le droit, encore fallait-il connaître les règles des différents métiers. Ainsi le Livre des métiers a-t-il été terminé et publié vers 1268. Ces coutumes de métiers définissaient un monopole, souvent local, un contrôle de qualité, la rémunération du travail. Les temps de repos, ceux de loisir de prière et de charité, représentant environ cent jours par an !

 

Ces corporations continueront à se structurer jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. La représentation politique s’organise également, avec par exemple en 1357 l’évêque Robert Le Coq qui prononce le discours d’ouverture des États généraux, et revendique pour eux la possibilité de contrôler le Conseil royal, en échange des impôts demandés pour payer la rançon de Jean Le Bon, à l’époque prisonnier des Anglais. Dans les faits, la France, sauf en de brèves périodes au regard de l’histoire, n’a pas connu d’absolutisme. D’ailleurs, c’est une notion inventée au début de la Révolution. Ou plutôt, l’absolutisme n’a pas fonctionné en supprimant les corps intermédiaires qui pouvaient exister, ou en les empêchant d’exister, mais en fonctionnant sans être lié par eux dans quelques domaines bien précis, essentiellement militaires et diplomatiques. L’État royal en France, dont on peut considérer que l’apogée fut atteint sous Louis XIV, n’a pas supprimé les autonomies et les pouvoirs concurrents, il s’est développé dans un rapport de force, mais aussi de discussions et de compromis avec eux. Benjamin Constant, en 1819, définit la liberté des Anciens comme un partage du pouvoir social, qui donnait à la volonté de chacun une influence réelle et, dit-il, « un plaisir vif et répété de participer aux décisions dans sa sphère de vie ». C’est bien la Révolution française de 1789, avec le décret d’Allarde et la loi Le Chapelier, qui balaiera les corps intermédiaires économiques, sociaux et politiques. Avec elle, l’ultralibéralisme du libre contrat arrive au pouvoir : c’est la mise en œuvre de la théorie de Jean-Jacques Rousseau, par laquelle chacun est libre de contracter, sans nul besoin de régulation. La liberté suffit à dire oui ou non. C’était simplement oublier qu’entre celui qui a besoin de travailler pour vivre et faire vivre les siens, et celui qui peut donner du travail à l’autre, l’un est en position de force et peut tout imposer à l’autre, ce qui, de fait, s’est produit dans les années suivantes et durant près de cent cinquante ans. D’ailleurs, les déclarations de Le Chapelier à la tribune de l’Assemblée sont claires, il a beaucoup cité Jean-Jacques Rousseau et déclare notamment: « Il ne doit pas être permis aux citoyens de certaines professions de s’assembler pour leurs prétendus intérêts communs, il n’y a plus de corporation dans l’État, mais seulement l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général ; il n’est pas non plus permis à quiconque d’inspirer aux citoyens des intérêts intermédiaires, de les séparer de la chose publique, par un esprit de corporation». L’article 8 de ce texte précise que tout mouvement composé d’artisans, compagnons, journaliers, ou excité par eux contre le libre exercice de l’industrie du travail, sera tenu pour un groupement séditieux ;‘’séditieux’’, à l’époque, cela signifiait passible de prison. Ainsi donc la tyrannie s’est imposée avec l’interdiction des corps intermédiaires.

 

Mais, très peu de temps après, la nécessité des corps intermédiaires est réapparue : par exemple dès 1802, sous le Consulat, sont recréées les Chambres de commerce. Dans Mater et Magistra, Jean XXIII constatait une tendance naturelle et presque incoercible portant les hommes à s’associer spontanément pour atteindre des biens désirables hors de portée des personnes isolées. Sous l’effet de cette tendance ont surgi de toute part des groupements, des sociétés, et des institutions à caractère économique, social, culturel, récréatif, professionnel, ou politique. Pour la Doctrine sociale de l’Église, le système économique et social doit être caractérisé par la présence simultanée de l’action publique et de l’action privée. Elle plaide pour l’existence d’une pluralité de centres décisionnels et de logiques d’action, concernant des sujets pouvant dépendre des mécanismes du marché seul, et ne pas relever de la compétence exclusive de l’État ; pour la constitution d’une société civile organisée à travers des corps intermédiaires contribuant au Bien Commun, en se situant dans un rapport de collaboration et d’efficace complémentarité vis-à-vis de l’État et du marché.

 

Aux yeux de la Doctrine sociale de l’Église, l’État est appelé à respecter la nature de ces organisations et à mettre leurs caractéristiques en valeur, en appliquant le principe de subsidiarité, soucieux de la dignité et de la responsabilité autonome de chacun. Chacun doit donc pouvoir exercer son champ de responsabilité individuellement ou collectivement. Pie XI précisait dans Quadragesimo anno qu’il est injuste d’enlever aux particuliers des attributions dont ils sont capables de s’acquitter de leur seule initiative, pour les transférer à la communauté ; il en va de même pour ce qui est des groupements d’ordre inférieur au regard de collectivités plus vastes et d’un rang plus élevé. L’objet de toute intervention est donc en matière sociale d’aider les membres du corps social, et non pas de les détruire, ni de les absorber. Les corps intermédiaires évidemment ne sont ni de même niveau ni de même importance, et si je n’ai aucune compétence pour les hiérarchiser, il y a en a tout de même certains plus essentiels que d’autres. L’un d’eux est même le socle de la société, la base de toute structure sociale, il s’agit de la famille.  Celle-ci, qui n’est pas une création chrétienne, remonte aux origines mêmes de l’homme, à sa création par Dieu. Elle est le premier lieu d’humanisation de la personne et de la société, le berceau de la vie et de l’amour. Le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église précise : « Éclairée par la lumière du message biblique, l’Église considère la famille comme la première société naturelle, titulaire de droits propres et originels, et la met au centre de la vie sociale. Reléguer la famille à un rôle subalterne et secondaire en l’écartant de la place qui lui revient dans la société, signifie causer un grave dommage à la croissance authentique du corps social tout entier».

 

Et aujourd’hui, nous le vivons. Regardez comment un certain nombre de jeunes, notamment étudiants, n’acceptent pas le débat, la contradiction, interdisant même à des gens aussi ‘’dangereux’’ (!) que François Hollande, Alain Finkielkraut, Sylviane Agacinski, de prendre la parole dans les universités ! Comment en est-on arrivé là ? C’est le fruit du manque d’éducation, d’un abandon des jeunes à leur sentiment de toute-puissance. La famille étant le premier et le plus essentiel des corps intermédiaires, sa dérive conduit, ne nous en étonnons pas, à des travers observables tous les jours. Dans sa Lettre aux familles Jean-Paul II affirmait : « Il n’est pas exagéré de répéter que la vie des nations, des États, des organisations internationales, passe par la famille ». Ainsi, de la stabilité de ce socle, de la qualité de profondeur des valeurs transmises au quotidien en son sein par l’exemple et la parole, dépendent l’avenir et la construction de la société. Parmi ces dérives subies au sein d’une société matérialiste où le capital n’est plus source de développement, mais objet d’une financiarisation débridée, il y a celle de la science mise au service du projet prométhéen de « l’homme augmenté » porté par des scientistes se posant en maîtres de la vie et la mort, et celle d’un individualisme égoïste. C’est le règne du désir conduisant à la revendication d’un « droit à l’enfant », au point que ce dernier devient objet et marchandise. Or cette perte des repères fondamentaux, ces inversions de valeurs, accompagnées, voire favorisées par le législateur, ne peuvent humainement être combattues à mon sens que par l’organisation de corps intermédiaires responsables, courageux et dynamiques ayant une vision à long terme -et la famille en premier lieu.

 

Les systèmes totalitaires ne sont pas immuables. Mais si le nazisme et le communisme sont heureusement tombés -en tout cas le communisme en Europe-, d’autres totalitarismes aujourd’hui sont à l’œuvre, plus subtilement mais peut-être plus dangereusement, servis par des entreprises comme Facebook, Google ou autres monstres de la communication, philosophiquement non neutres, et qui influencent considérablement les masses, les medias et les gouvernements. Comment lutter contre les idéologies souvent mortifères diffusées, voire matraquées par ces nouveaux potentats ? En s’organisant et en revivifiant ces outils à notre disposition qu’on appelle corps intermédiaires, pour reconstruire une société au service du Bien Commun.

 

Encore faut-il que ces corps intermédiaires soient un véritable espace de liberté et de responsabilité. Je n’ai pas le temps de vous dire maintenant tout ce que je pense du Conseil Économique, Social et Environnemental, où je siège en compagnie de mon ami Antoine Renard ici ce soir, mais en deux mots, nous avons en lui un modèle de corps intermédiaire qui pourrait être utile mais qui est aujourd’hui totalement déficient parce qu’on ne lui laisse pas son champ de responsabilité réelle et que ses propres membres n’ont pas conscience de ces notions de Bien Commun ou de champ de responsabilité relative à tout corps intermédiaire. Comme toute création humaine, les corps intermédiaires sont évidemment imparfaits. Les corporations, par exemple, avaient comme défaut de se positionner de façon monopolistique, empêchant bien souvent le libre jeu de la concurrence, en tout cas d’une saine concurrence. Les choses n’ont donc pas à être figées, et il ne s’agit pas de copier le fonctionnement d’hier pour aujourd’hui ou demain. Mais la participation de la société civile organisée à la vie de la cité est un élément central si l’on veut éviter la tyrannie, celle de l’État comme celle du marché. Et, dussé-je faire de la peine à ce bon bourgeois de Maximilien-Marie de Robespierre, champion de l’intégrisme parlementaire, la légitimité ne s’obtient pas uniquement par l’élection ; le Parlement ne détient pas la seule légitimité ; l’enceinte parlementaire n’est pas le lieu unique et exclusif où s’origine et s’organise la volonté générale. C’est l’engagement personnel de chacun d’entre nous au sein des différents corps intermédiaires, notamment de ceux qui élaborent et diffusent ce qu’Antoine Gramsci nommait « l’hégémonie culturelle », qui nous libérera de la « servitude volontaire » si bien décrite par La Boétie.

 

 

Communication de Roland Hureaux

 

Il n’a pas été précisé tout à l’heure qu’outre l’expérience diversifiée qui a été la mienne, j’ai une formation d’historien. Je vais m’attacher à remettre en cause une certaine doxa que vous avez très bien exprimée, Monsieur Thouvenel, mais qui personnellement ne me convient pas.

A propos de la Doctrine Sociale de l’Eglise, il faut se rappeler qu’elle a été formulée au XIXe siècle seulement, sous l’influence des courants contre-révolutionnaires et que l’on avait vécu jusques là sans elle. Cela ne me gêne pas, mais il est bon de le savoir.

Les institutions du Moyen Âge sont tellement compliquées que je n’en parlerai pas. En revanche, n’idéalisons pas l’Ancien Régime des XVIIe et XVIIIe siècles. Si vous êtes tentés de l’idéaliser, je vous recommande un grand livre, Les Caractères de La Bruyère, que j’ai relu récemment. Ce n’est pas un livre de psychologie, mais un ouvrage qui fait la description d’une société, de son fonctionnement.  Il ne parle peut-être pas des corporations, mais il parle de beaucoup d’autres choses, montrant que bien des changements étaient nécessaires… Or, comme personne ne les a faits – peut-être parce qu’il y avait des blocages, venant notamment des corps intermédiaires, le principal étant les Parlements – il y a eu une révolution. Or, ce que j’ai entendu à l’école, puis en classes préparatoires et en licence, c’est que 1789 avait mis à bas toutes les institutions d’Ancien Régime avec les lois d’Allarde et la loi Le Chapelier – toutes les institutions, parmi lesquelles les corporations, laissant l’individu seul face à l’Etat. Or c’est faux ! L’Assemblée législative a certes mis à bas les corps intermédiaires, mais elle a mis aussi l’État à bas ! L’État n’existe plus en 1791, ce qui peut expliquer l’épisode de la Terreur, générée par une situation très particulière, celle d’absence d’Etat. Certes, cela ne justifie pas la Terreur, mais l’État n’est pas à confondre avec l’Etat jacobin. L’État jacobin n’existe pas, les Jacobins n’ont jamais construit d’État ; d’ailleurs je vous rappelle qu’au Club des Jacobins, il y avait des Montagnards, mais il y avait aussi des Girondins. Les Girondins ont tous commencé leur carrière au Club des Jacobins et rien n’a été reconstruit de leur temps. C’est Bonaparte, sous le Consulat, qui a reconstruit l’État, un Etat sur le modèle romain, un Etat qui s’est beaucoup transformé depuis, mais qui émerge alors sous sa forme moderne. Or dans le même mouvement, il reconstruit les corps intermédiaires. 1789 a détruit les deux en même temps, l’Etat et les corps intermédiaires, 1800 reconstruit les deux en même temps.

 

Par rapport aux corps intermédiaires, vous avez très justement cité les Chambres de commerce, créées par l’arrêté du 3 nivôse an XI, et appelées à disparaître prochainement parce qu’inutiles – je les ai suivies de près quand j’étais fonctionnaire local, et à l’époque elles avaient encore une utilité. Mais il y a aussi les Tribunaux de commerce, l’Université, conçue comme une entité autonome assez largement auto-organisée, et puis… l’Église concordataire, sorte de corps intermédiaire aussi selon la conception de Bonaparte. Cette reconstruction des corps intermédiaires a ensuite continué pendant deux siècles. Je passe certaines étapes, mais à titre d’exemple Napoléon III a ré-autorisé les syndicats, en 1868. Ensuite entre en vigueur la loi sur les associations de 1901, qui a une postérité tout à fait extraordinaire. Le régime de Vichy a organisé plus tard les ordres professionnels, ou plutôt leur a donné les pouvoirs officiels qu’ils n’avaient pas. Un autre événement important est l’amendement Foyer qui permet de déduire des impôts les deux tiers des dons faits aux associations, y compris les associations diocésaines, aux syndicats, aux fondations, aux partis politiques, etc. Cette disposition a donné à tous ces organismes beaucoup plus d’argent qu’ils n’en avaient auparavant. C’est une date importante dans le développement des corps intermédiaires. Sans m’attarder sur certains cas particuliers, je dirai que nous sommes arrivés à une situation de renversement complet : le mal de la France d’aujourd’hui est d’avoir une multitude invraisemblable de structures intermédiaires entre l’État et les individus.

 

J’ai les chiffres de 2004 -que vous trouverez dans mon livre Les nouveaux féodaux, (Gallimard)- mais il faudrait augmenter tous ces chiffres : il y avait alors 730 000 associations, beaucoup sont des coquilles vides mais beaucoup fonctionnent, et il s’en est ajouté 7000 par an. Un Français sur deux est membre d’une association. Le budget national des associations représentait 35 milliards à l’époque, 40 ou 45 aujourd’hui, dont 15 milliards de subventions. Quant aux Caisses de Sécurité Sociale, on peut bien entendu dire qu’elles sont un faux nez de l’État et que leur autonomie est très largement illusoire, mais enfin elles ont le mérite d’exister ; l’UNAF également, qui chapeaute les associations familiales – un  débat mériterait d’ailleurs d’être soulevé, celui de leur relation à l’Etat. Et puis il y a l’économie sociale, mutuelle ou coopérative, avec les banques qui représentent 1 700 000 salariés. Nous sommes le seul pays du monde occidental où les banques dites coopératives représentent un poids aussi important : 60% des dépôts sont dans les banques coopératives (Banque populaire, Crédit Agricole, Crédit mutuel, etc.). En Allemagne c’est 18% et au Royaume-Uni c’est 17%. Le monde de l’économie sociale et des associations représente 20% de l’économie française et si l’on y ajoute la Sécurité sociale, cela représente 50% du PIB, à rapporter à l’État qui ne représente plus aujourd’hui que 18%. Donc, vous le voyez, malgré la Révolution, les corps intermédiaires se portent bien, peut-être trop.

 

Ajoutons à cela toute une série de services publics gérés sous forme associative vraie ou fausse, (par exemple l’ANPE – maintenant Pôle emploi – l’AFPA, l’AGIRC, l’ARCO, les Conseils des prud’hommes qui sont également des organismes paritaires) et nous obtenons 30 000 administrateurs patronaux et syndicaux, dont je suppose qu’une grande partie est bénévole, mais j’aimerais en être sûr ! Il faut désormais compter également les fondations, qui n’existaient pratiquement pas il y a quelques années, et qui ont pris un essor assez considérable grâce à l’amendement dont j’ai parlé. Certains voudraient en profiter pour s’aligner sur les Américains qui disposent de grosses fondations  que nous envions parfois. Or quand l’on considère les abus extraordinaires de ces fondations américaines (Fondation Bill et Melinda Gates, Fondation Clinton, et bien d’autres), je suis pour ma part plutôt inquiet du développement incontrôlé des fondations dans notre pays… Je ne dis pas qu’il n’en faut pas, mais j’affirme qu’elles n’entraînent pas nécessairement la démocratie sociale.

 

Par rapport aux collectivités locales, la Révolution a fait des choses excellentes en transformant les paroisses en communes tout en gardant à peu près leur structure : il y avait peut-être 45 000 paroisses, qui sont devenues 36 000 communes. J’y suis pour ma part très attaché. Deux réformes fondamentales ont été faites les concernant : l’une en 1983, la décentralisation, hélas vraiment très mal faite, qui fut la porte ouverte à la corruption alors que l’État français, la sphère publique française, disons en 1970, était insoupçonnable. Les pratiques malfaisantes ont commencé dans les collectivités locales, elles ont ensuite gangrené l’État, et comme aujourd’hui l’État a beaucoup plus d’argent, la corruption y prend de fait plus d’importance. L’autre réforme importante fut faite en 1992, pour promouvoir l’intercommunalité. La raison de cette réforme était l’idée tout à fait fausse que  36 000 communes représentaient un coût de gestion trop élevé. Or ces communes coûtaient beaucoup moins cher que ce que l’on a mis en place depuis, à savoir une pyramide de structures intercommunales qui ont entraîné le recrutement de 400 000 fonctionnaires. Il est vrai que l’on n’a pas osé, et heureusement, les supprimer complètement comme l’avaient fait les Allemands dans certains Länder autour des années 60. En revanche, quand l’Allemagne de l’Est a été intégrée, les communes ont été maintenues telles qu’elles étaient. En France, faute de les supprimer, on a souhaité malgré tout les amener à coopérer, comme si elles ne pouvaient pas le faire d’elles-mêmes; on a créé pour cela des communautés de communes, puis des communautés d’agglomérations, avant de créer aujourd’hui des structures supplémentaires, les métropoles. Or tout cela est absolument ingouvernable et la démocratie locale s’en ressent : plus les structures et les procédures sont compliquées, plus la technocratie locale se substitue aux élus.

 

Pour répondre à l’opinion répandue selon laquelle nous serions en présence d’un État jacobin face à des collectivités locales impuissantes, je voudrais vous citer un universitaire français qui reflète bien davantage la réalité. Il s’appelle Jacques Ziller. Il écrit vers 2000 : « La France apparaît comme le pays le plus décentralisé d’Europe, où le contrôle administratif est le plus faible, où la marge de manœuvre en matière d’acquisition et d’utilisation des ressources financières est la plus large, et  celui où les élus locaux ont la plus grande liberté pour exercer les compétences locales». Et cela est vrai, les collectivités locales françaises, à tous les niveaux, ont la totale liberté d’augmenter les taux d’imposition et même de les baisser -je peux vous assurer qu’elles ne les baissent pas très souvent !  En Allemagne, les Länder se réunissent, fixent une enveloppe globale, la partagent de manière autoritaire et ainsi chaque Land a le droit de dépenser dans la limite de cette enveloppe, redécoupée pour les collectivités de rang inférieur. En Angleterre, c’est le ministère de l’Intérieur, appelé ministère de l’Environnement, qui fixe les taux d’augmentation permis des dépenses des collectivités locales. En France, règne au contraire une liberté totale avec très peu de contrôle. Ayant passé dix ans à la Cour des comptes, je puis vous le dire. Ayant été également premier adjoint chargé des finances d’une ville moyenne, je puis dire que le système actuel est la porte ouverte à toutes les formes de laxisme, principalement financier. Malheureusement les électeurs votent en fonction de projets qu’on leur présente, en oubliant les augmentations d’impôts qui en résultent. On pourrait ajouter beaucoup d’exemples de corps intermédiaires mal contrôlés, comme les sociétés HLM. Nous  avons même  beaucoup d’associations dont on se demande à quoi elles servent : le regretté Pierre-Patrick Kaltenbach, qui était à la fois un militant familial, un conseiller-maître à la Cour des comptes et un grand protestant, a écrit un livre intitulé Associations lucratives sans but. Officiellement non lucratives, mais lucratives par les jetons de présence, par les avantages de ceci et de cela… Et il y en a beaucoup.

 

Je pense par ailleurs que certains corps intermédiaires qui ne devraient être qu’intermédiaires ont une influence exagérée sur l’État. À l’Éducation nationale, j’aimerais qu’il y ait un État et que tout ne soit pas cogéré avec les grands syndicats. Même chose pour le ministère de l’Agriculture : parfois, on ne sait pas si c’est la FNSEA ou le ministre qui fait la politique. Je pense d’ailleurs qu’aujourd’hui, ça n’est ni l’un ni l’autre : sur le plan intérieur, c’est l’Inspection des finances, et de plus en plus ce sont les institutions internationales, mais il fut une époque où c’était la FNSEA qui dictait sa politique au ministre.

 

Outre la corruption des corps intermédiaires, il faut signaler la bureaucratisation : toute structure créée, même s’il s’agit d’une structure intermédiaire, et que les statuts ne le disent pas, poursuit d’abord un but, celui de persévérer dans son être comme dirait Spinoza, et si possible de croître et embellir, en tirant sur tout ce qui pourrait lui faire concurrence, y compris quelquefois sur des opinions venues directement de la base. A ce sujet, je suis allé plusieurs fois sur les ronds-points rencontrer des Gilets jaunes, peut-être dix ou quinze fois, j’en ai tiré un livre : c’était un coup de colère contre un orateur qui était intervenu à Polytechnique pour dire que les Gilets jaunes étaient tous des demeurés. Je n’ai pas eu cette impression. Mais c’est un fait qu’ils ne se sentaient pas représentés par les syndicats.

 

Le sujet est donc très vaste mais en tout état de cause aujourd’hui, l’État n’est pas seul face à des individus isolés ; nous sommes bien plutôt en présence d’un maquis de corps intermédiaires de toutes sortes de plus en plus difficile à maîtriser.

 

Il y a un deuxième volet du sujet que je n’aurai peut-être pas le temps de traiter comme il le faudrait, ce sont les effets de la mondialisation, qui ne concerne pas l’avenir mais notre présent – la mondialisation au sens fort étant la perspective d’un pouvoir politique mondial, en tous les cas sur le monde occidental – pour les Chinois, c’est différent. En effet, 80% de la législation économique aujourd’hui votée par le Parlement et donc en apparence approuvée par les représentants du peuple, n’est que la transposition de réglementations européennes. Et encore, si c’étaient de vraies réglementations européennes ! Quand on y regarde de près on s’aperçoit que s’agissant d’économie, c’est l’OMC qui gouverne, s’agissant de la santé, c’est l’OMS, s’agissant de l’Éducation nationale, c’est bien souvent l’OCDE, s’agissant de l’environnement, c’est le GIEC. A ce titre, l’exemple des FRAC – les Fonds Régionaux d’Action Culturelle – est assez drôle et montre à quel point la décentralisation peut être pervertie. On a autorisé, et même obligé, toutes les régions à se doter d’un Fonds Régional d’Action Culturelle pour acheter des œuvres d’art contemporain – art très distinct de l’art moderne, qui s’arrête en 1950. On pourrait penser que laisser les collectivités locales prendre leurs responsabilités dans le domaine culturel est une bonne chose. En réalité, la plupart des élus n’y connaissent rien, et s’ils ont quelque opinion, ils sont aussitôt suspectés d’ingérence dans des affaires qui ne les regardent pas : cela m’est arrivé, on m’a dit que puisque j’avais un avis sur une affaire culturelle, j’étais Goebbels, qui voulait soumettre la culture à  la politique ! Ceux qui décident doivent  être les fonctionnaires culturels, ceux que Chirac appelait les « cultureux ». Toujours est-il que les préférences de ces FRAC, dont les directeurs  participent souvent à des séminaires où interviennent les représentants du  ministère de la Culture, sont plus ou moins dictées par ce dernier. Et comme Paris n’est plus une capitale qui donnerait le ton en matière d’art contemporain, le ministère reçoit lui-même ses impulsions des grandes galeries new-yorkaises, répercutées ensuite sur le Fond Régional d’Art Contemporain de la région. Bravo la décentralisation !

 

L’idée force est en tout cas aujourd’hui la mondialisation, cette philosophie qui considère les États comme des ennemis. D’où part cette philosophie ? Peut-être me trouverez-vous complotiste… J’y croyais peu jusqu’à que j’assiste à la manière dont est a été gérée la lutte contre le COVID. D’ailleurs ce ne sont pas des complots, parce qu’un complot est secret, et que  tout cela se fait à ciel ouvert : on trouve sur internet les déclarations de tous ces organismes, qu’il s’agisse du groupe Bilderberg, de l’OCDE, de la fondation Rockefeller, etc. Ils ont pour objectif une gouvernance mondiale. C’est très clair. Et l’ennemi, dans cette gouvernance mondiale, ce sont les États, qu’il faut affaiblir progressivement. L’État se trouve aujourd’hui affaibli à la fois par le bas du fait de la décentralisation et de la prolifération d’organismes intermédiaires de toutes sortes, et par le haut du fait de toutes ces structures internationales donnant des ordres pratiquement impératifs. Si l’État est mondial, l’espace de libre circulation des marchandises, des capitaux et des mouvements migratoires sera mondial. Certains disent cependant que les promoteurs de cette gouvernance mondiale ont en réalité un plan diabolique, visant l’organisation d’un chaos mondial !

 

Aussi faut-il abandonner la vieille idée d’un État national « jacobin » qui serait confronté à des individus isolés, mais comprendre que, de plus en plus, nous sommes face à un État mondial émergent et à un immense chaos que l’oligarchie internationale maîtrisera, mais que les autres ne maîtriseront pas. Je pense que les idées libertaires visant à casser la famille humaine sont consubstantielles à cette vision mondialiste, bien que les gens de gauche ne s’en rendent pas compte. Beaucoup de gens de gauche se retrouvent dans mes propos sur la mondialisation, mais ils ne voient pas le rapport avec ceux qui touchent la destruction de la famille, qu’ils considèrent comme réactionnaires. En réalité, je crois que l’émergence du mondialisme capitaliste et la série de lois détruisant la famille procèdent du même esprit. A la place des structures anciennes, on « fabrique » ce que Houellebecq appelle des « particules élémentaires », de plus en plus perdues, fongibles, aisément manœuvrables, notamment par la peur en cas d’épidémies par exemple. Je ne conteste donc pas la problématique selon laquelle la Révolution française a affaibli les corps intermédiaires et renforcé l’État face aux individus, mais je prétends qu’aujourd’hui la situation est cent fois pire en raison du mondialisme et non plus de l’Etat prétendu jacobin.

 

Le mondialisme n’est pas seulement une évolution administrative ou politique, c’est aussi une idéologie. Il y a une règle fondamentale pour tout mode de pensée idéologique tel qu’il a été défini par Hannah Arendt: deux ou trois idées simples, un projet messianique de progrès de l’humanité, et à partir de là une intolérance absolue pour toute idée contradictoire.

 

Je ne m’étendrai pas sur l’Europe, l’Europe de Bruxelles ; Jean Monnet a dit et redit qu’elle était un terrain d’expérience en vue de la construction d’un État mondial. Mais je dirai, et ce sera presque ma conclusion, que dans le nouveau monde en train d’émerger, la structure intermédiaire à préserver est la communauté nationale dont la charpente est l’Etat. L’échelon inférieur à l’Etat a sa légitimité, mais il sera incapable de résister aux politiques mondialistes. L’État est en outre le lieu de la démocratie, celui où elle a été inventée. Il suppose une homogénéité politique minimum, non pas raciale, mais, comme le dit Renan dans Qu’est-ce qu’une nation ? ou dans La Réforme intellectuelle et morale, procédant de la volonté de faire de grandes choses ensemble. Pierre Manent a bien montré que le terreau où s’est développée la démocratie, ce sont les États-nations d’Europe. S’ils sont supprimés, c’est aussi la démocratie qui disparaît.

 

Sur le plan politique, la démocratie suppose des écarts peu importants de richesses et de revenus. Regardons à cet égard les réformes ayant égalisé très largement la société athénienne. Le mondialisme, en revanche, est intrinsèquement porté à accroître les écarts entre les patrimoines et les revenus, ce que notre Saint-Père n’a peut-être pas bien vu. Pourquoi ? Parce que c’est un grand système de vases communicants, où les plus riches du monde s’alignent les uns avec les autres et où les plus pauvres du monde doivent être alignés aussi. Or non seulement le principe démocratique ne peut fonctionner que s’il n’y a pas trop d’écarts de fortune et de revenu, mais encore, pour gérer ces écarts, notamment par une politique sociale et fiscale adaptée, il faut un minimum de frontières. Sur la question de la liberté, l’école traditionaliste française a dit beaucoup de mal de Jean-Jacques Rousseau. Je n’en dirai pas autant. Rousseau a affirmé que la démocratie ne pouvait perdurer que dans de petites entités politiques -il pensait au canton de Genève. Un État grand comme la France devait, selon lui, être beaucoup plus autoritaire, quant à la Russie, elle devait l’être encore davantage, être plus ou moins despotique. Je partage le point de vue selon lequel il y a un échelon nécessaire à la démocratie, probablement celui des États, même si dans certains cas il faut sans doute descendre à des échelons inférieurs. Il y a une analyse à faire au cas par cas, mais ce qui est certain c’est que, plus vous élargissez l’espace, plus l’on assistera à une dégénérescence de la démocratie. De fait, à quoi assiste-t-on aujourd’hui, aussi bien à l’échelon européen qu’à l’échelon mondial – sachant que l’échelon européen n’existe pas, car il n’est que la section continentale de l’internationale mondialiste, comme on disait au temps de la SFIO ? A un effondrement de la politique ! Devenus de simples exécutants de l’échelon supranational, n’ayant plus de prise sur les affaires, privés de marge de manœuvre, les hommes politiques sont méprisés par les citoyens et réduits à n’avoir d’autres objectifs que de profiter de leur situation et de s’enrichir – sauf cas particuliers ! Je suis volontairement polémique, mais en tous les cas, s’ils entrent en politique pour faire bouger les choses, ils se rendront vite compte que leur marge de manœuvre est quasi inexistante.

 

Alors je conclurai en disant qu’une lecture scolaire de la Doctrine sociale de l’Église ne suffit pas pour apporter des solutions aux grands problèmes d’aujourd’hui : à monde nouveau, approche nouvelle

 

 

DEBAT

(extraits)

 

Pierre-Henri de Menthon :

Je note beaucoup de points de convergence et vous êtes tous les deux allés sur les ronds-points ; pour l’un comme pour l’autre ce phénomène au cœur de notre sujet reflète quelque chose d’important. D’autre part, selon vous, ces corps intermédiaires ont bien leur place dans notre thème d’année -l’enracinement-étant vraiment enracinés dans notre société, pour le meilleur et pour le pire, on l’a bien compris. Quant aux phases de l’histoire de France qui se sont déroulées sans corps intermédiaires, elles sont somme toute assez brèves. Vous avez tous deux évoqué la loi Le Chapelier de 1791. Votre accord va plus loin encore, notamment au sujet des communes et des maires, que vous appréciez tous les deux -vous-même, Roland Hureaux, ayant eu une expérience d’adjoint au maire. […]

 

En revanche, quelque chose m’a paru manquer : il a beaucoup été question de la loi Le Chapelier dont vous avez cité une partie, notamment son préambule(auquel le préambule de la loi Macron de 2015 ressemble d’ailleurs beaucoup), mais à mon sens, il a manqué une référence à la Libération. En effet, le paritarisme tel qu’il existe aujourd’hui vient de là. Quand vous évoquez la gestion paritaire d’une grande partie de l’économie française, l’État en vérité n’est pas très loin, il est en deuxième position. Or ce paritarisme a été créé en 1944-1945, même s’il tire son origine des traditions enracinées depuis longtemps à la fois dans l’Histoire et dans la Doctrine sociale de l’Église – laquelle, d’ailleurs, a influencé le programme du Conseil national de la Résistance. L’immédiat après-guerre c’est aussi, et là tout est une affaire de mots, la construction d’un début de gouvernement mondial. Le multilatéralisme, le mondialisme, ces instances dont vous avez parlé sont toutes enracinées, si je puis dire, à cette époque-là. Je le rappelle, il y eut une première tentative menée après la Première guerre mondiale, avec la Société Des Nations, et il a fallu une deuxième guerre mondiale pour arriver à une forme de mondialisation ou de multilatéralisme. Vous n’avez pas non plus prononcé les mots « intérêt général » et « intérêt individuel ». Or ne permettraient-ils pas de distinguer les corps intermédiaires utiles, servant le Bien commun, et ceux qui font prévaloir des intérêts catégoriels ? En un mot, d’établir une ligne de partage entre les corps intermédiaires qui ont encore une légitimité et une responsabilité et ceux qui ne l’ont plus ?

 

La parole est maintenant à nos académiciens pour revenir sur les différents éléments de vos communications. J’ai mis en évidence vos points d’accord. Mais, nous l’avons bien compris, nous sommes en présence de deux visions du monde un peu différentes, dressées, et je vous en remercie, selon une palette très vive et intéressante, liée peut-être aux exigences des vingt-cinq minutes…

 

 Grégoire Duchange :

J’ai une question pour Joseph Thouvenel. Vous avez parlé de l’abolition historique des corporations ; je pense que c’est effectivement un problème central, alors la question que j’aimerais vous poser est la suivante : êtes-vous favorable à une forme de retour contemporain au « corporatisme », ou du moins à une plus grande reconnaissance de la communauté de travail dans l’entreprise, et si oui de quelle manière ? J’ai en outre une réaction par rapport aux propos de M. Hureaux. Vous avez parlé de l’importante -voire trop importante ?- reconstitution des corps intermédiaires au XIXe et au XXe siècle. Or je me demande s’il ne s’agit pas, malgré tout, d’une reconstitution par « petits morceaux ». Ne manquerait-il pas, aujourd’hui encore, une reconnaissance plus symbolique, officielle, de ces corps intermédiaires, en rupture avec l’héritage historique antérieur ? Je prendrai un seul exemple, c’est la question de l’entreprise. L’entreprise, comme ensemble formé par les salariés et les associés, est une notion qui n’existe pas officiellement dans notre corpus législatif ; on ne reconnaît officiellement que la société commerciale, qui regroupe les seuls associés. La consécration de l’existence juridique de l’entreprise ne pourrait-elle pas aider, à cet égard, à réfléchir plus sérieusement à un certain nombre de questions, notamment celle du partage du pouvoir et de la valeur au sein de celle-ci ? Ce ne serait d’ailleurs pas nécessairement, pour rejoindre un point qui vous préoccupe, un facteur d’affaiblissement de l’État, mais au contraire de plus grand enracinement des citoyens. Après tout, l’entreprise constitue, comme l’Etat, une forme de communauté politique.

 

Joseph Thouvenel :

Peut-être vais-je me permettre d’abord une remarque générale. Chers amis, vous avez entendu exposer deux approches différentes des corps intermédiaires. Une approche de l’historien, et Roland Hureaux connaît l’histoire. Mais regardez comment nous est racontée l’histoire actuellement : l’histoire officielle nous raconte que la vie sociale en France, politique, etc., a commencé en 1789. Ce que j’ai essayé de vous expliquer, c’est que ce n’était pas le cas. Démonstration appuyée sur l’existence de corps intermédiaires, et dans le domaine social c’est tellement évident qu’il n’a fallu que quelques décennies pour rétablir un peu les choses. Mais il a fallu près d’un siècle et demi pour sortir de ce qu’avait fait la Révolution française, à savoir créer le grand malheur de la classe ouvrière, aggravée par l’industrialisation. Le corps intermédiaire représenté par des corporations, certes n’était pas parfait, mais avait quand même le mérite d’éviter l’exploitation éhontée des hommes, des femmes, et des enfants telle qu’on l’a connue.

[…] Je peux citer nombre de corps intermédiaires qui dysfonctionnent, et pourtant je les défends dans leur principe. Il ne faut pas les regarder en opposition avec l’État, mais dans une complémentarité avec lui ; chacun a sa place et on ne peut pas dire que l’État ne décide de rien aujourd’hui. Avez-vous vu la loi de bioéthique ? N’est-ce rien ? N’est-ce pas d’en haut qu’elle vient ? Heureusement que les corps intermédiaires vont se lever et vont être dans la rue le 10 octobre pour la remettre en cause. Vous avez vu les Gilets jaunes ? A quoi s’opposaient-ils ? 80 km/h, taxe sur les carburants, fermeture des services publics, c’est bien l’État qui en est le promoteur. Et pourtant je défendrai l’État, quand il reste dans son rôle, et quand il n’en profite pas pour pourrir les situations.

 

Un petit mot sur l’ami Jean-Jacques Rousseau, j’ai quand même beaucoup de mal avec quelqu’un qui écrit un traité sur l’éducation et qui abandonne tous ses enfants dans un foyer…

 

Roland Hureaux :

Je vous parlais du Contrat social

 

Joseph Thouvenel :

Ce sont deux approches différentes… Je n’ai pas une amitié considérable pour Jean-Jacques Rousseau ! Sur les corporations, ce qui est intéressant c’est le mot en soi. Si le mot choque… qu’est-ce qui serait intéressant aujourd’hui, relativement à l’organisation du monde du travail ? J’appartiens à la petite minorité qui pense que le syndicalisme en France s’est construit aux XIXe et XXesiècles, que cette construction correspondait aux XIXe et XXe siècles, mais qu’aujourd’hui il faut rebâtir quelque chose au service de tous les travailleurs. Pour moi un travailleur, c’est un salarié évidemment, c’est un indépendant, c’est un artisan, c’est un commerçant, c’est un chef d’entreprise. L’enjeu selon moi est de rebâtir quelque chose au service de l’ensemble du monde du travail, et donc de l’ensemble des travailleurs. Qu’on l’appelle comme on veut ! On peut l’appeler corporation, j’ai indiqué que cette réalité avait de bons côtés, mais elle en a aussi de moins bons. Il reste que, globalement, le bilan des corporations était plutôt positif. En conséquence, interrogeons-nous sur la nouvelle façon dont nous pourrions servir le monde du travail dans toutes ses composantes, en remarquant d’ailleurs que bien des gens vont faire une carrière maintenant en étant d’abord salariés, puis peut-être ensuite indépendants, ou membres d’une profession libérale. Alors, comment concevoir le Bien commun, le travail et les services du travail ? Voilà la question. Le concept de « social » doit être ici creusé…

 

Pierre-Henri de Menthon :

Sur l’entreprise, Joseph Thouvenel – je demanderai ensuite à Roland Hureaux de réagir sur les deux thèmes du retour des corporations et de l’entreprise-pourriez-vous nous dire si elle n’est pas finalement le seul corps intermédiaire qui fonctionne ?

 

Joseph Thouvenel :

L’entreprise est un très bon corps intermédiaire, mais tout dépend quelle notion on a de l’entreprise. La Doctrine sociale de l’Église (DES) ne dit rien là-dessus mais elle apporte beaucoup d’éléments de discernement. Je vous conseille en particulier de lire le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église qui donne des clés de compréhension du monde et aide énormément le syndicaliste de terrain que je suis à trouver des réponses. La DSE affirme par exemple l’importance du repos dominical. L’entreprise est d’abord, à mon sens, une communauté humaine. Quand elle appartient au secteur privé, elle a besoin de faire des bénéfices pour se développer. Et bien entendu, heureusement que la vie en entreprise, communauté humaine, se passe globalement plutôt bien dans les petites et moyennes entreprises, comme dans les grandes. On peut donc regarder l’entreprise comme un bon corps intermédiaire.

[…]

 

Roland Hureaux :

Je serai très terre-à-terre : ce corps intermédiaire qu’est l’entreprise fonctionne si la conjoncture est bonne, s’il y a une expansion, s’il y a des conditions internationales qui permettent de faire du chiffre d’affaires et donc de redistribuer des bénéfices. Si, comme aujourd’hui, la conjoncture ne le permet pas, l’entreprise fonctionnera beaucoup moins bien. Le souci du chef d’entreprise, c’est d’abord de dégager un chiffre d’affaire. « Reconnaître l’entreprise » ? Je répondrai que vouloir être reconnu, c’est déjà se mettre en position de mineur ! L’entreprise existe dans le droit. Vous avez des entreprises partout en France, il n’est pas besoin de les reconnaître, elles existent, et je crois que le droit actuel est à peu près satisfaisant à ce égard. Ainsi, je ne vois pas l’intérêt de le modifier sur ce chapitre. Alors oui, sur le plan économique, il faut des entreprises. Aujourd’hui nous avons à faire face à des problèmes considérables, mais ils ne sont pas dus aux problèmes juridiques de l’entreprise.

 

Comme il a été question de beaucoup de choses, je voudrais reprendre certains points : le corporatisme ne m’enchante pas, mais cela dépend de ce qu’on veut dire par là. Si l’on considère la question sur le modèle des associations d’Ancien Régime, on aurait à la fois les patrons et les employés mais personne d’autre, avec interdiction de toutes les autres formes d’association, tels des syndicats -car l’Ancien Régime permettait seulement que se retrouvent les patrons et les employés, les compagnons, les maîtres et les apprentis, et c’étaient évidemment les maîtres qui avaient en général le dernier mot -,cela je n’en veux pas. Cela me rappelle les années 30. Je n’ai pas de goût particulier pour ces choses-là, d’autant plus qu’à l’heure où 60% des entreprises du CAC 40 appartiennent à des inconnus, à des fonds de pension domiciliés à l’autre bout de la planète, je ne vois pas très bien le genre de dialogues qu’on pourrait avoir avec ce genre de patrons.

 

Par ailleurs, une autre idée fait florès à propos du corporatisme, c’est que les choses se passent mieux quand ce sont les corps intermédiaires qui décident entre eux. Dans cette logique Jacques Chirac a promulgué une loi qui m’avait beaucoup déplu, selon laquelle tout accord pris entre organisations patronales et ouvrières valait loi d’État. Immédiatement. Or, prenons la réforme des régimes de retraite complémentaire : la discussion a abouti à un accord qui a sacrifié les enfants en supprimant les bonifications des mères de famille ! Pour quelle raison ? Parce que ni les femmes ni les enfants n’étaient autour de la table. Ils auraient eu besoin du soutien de l’Etat. Car ces bonifications touchaient à la démographie nationale et représentaient donc un grand enjeu  national. Ainsi, l’intérêt de l’extérieur de l’entreprise – extérieur aux syndicats – n’est pas pris en compte dans ce genre de négociation paritaire. Dans d’autres domaines, je crois aussi qu’il est nécessaire d’avoir quelqu’un qui rappelle l’intérêt général.

 

Vous dites que la loi Le Chapelier a été une catastrophe pour le monde ouvrier ; écoutez, non ! D’abord le peuple en 1789, c’est 95% de paysans, ils ne sont pas organisés de manière corporative. Jusqu’en 1750, vous en avez cinq cent mille ou un million qui meurent de faim chaque fois qu’il y a des mauvaises récoltes. À partir de 1750, on constate une amélioration : ils se serrent la ceinture, mais ils ne meurent plus. Et puis au XIXe siècle, on entend que le monde ouvrier a une vie très difficile, certes, mais plus personne n’y meurt de faim. Les courbes démographiques montrent qu’il n’y a pas de surmortalité au XIXe siècle. D’où viennent les ouvriers du XIXe siècle ? Eh bien, du fond des campagnes. Ce ne sont pas des paysans, mais des gens qui, n’ayant pas de propriété, sont partis à la ville pour y vivre mieux ; et ce fut le cas, même sous Louis-Philippe, alors que leurs grands-parents mouraient de faim au fond des campagnes un siècle auparavant. Or cette amélioration n’est pas due à des raisons d’organisation, mais principalement à l’évolution des techniques.

 

Pierre-Henri de Menthon :

Alors, pas de retour au corporatisme, ce n’est pas possible ?

 

Roland Hureaux :

Il faut définir le corporatisme ; si cela veut dire ce qu’a décrit M. Thouvenel, non, je pense que vous surestimez ou idéalisez les corporations d’Ancien Régime. Je n’ai pas fait d’études suffisamment détaillées pour savoir comment elles fonctionnaient, elles ont beaucoup évolué, et je pense que celles du XVIIIe siècle ne sont pas du tout les mêmes que celles du Moyen Âge. D’autre part le véritable corps intermédiaire au Moyen Âge, c’est la grande féodalité. Et les rois de France, loin de favoriser la subsidiarité, s’appuient sur les corps intermédiaires de niveau « moins deux », c’est-à-dire les villes, les métiers, etc. pour faire avec eux un travail de sape contre les corps intermédiaires de niveau « moins un », à savoir les féodaux et tous ceux qui tournent autour. Donc cela ne correspond pas du tout à une démarche de décentralisation, bien au contraire. […]

 

Antoine Renard : 

Vous avez parlé de l’État pour regretter l’évanouissement des Etats, mais j’ai l’impression qu’on ne sait plus très bien ce qu’est un État. Est-ce que vous seriez d’accord avec la définition qu’en avait donnée en son temps Thierry Maulnier, à savoir : « L’État, c’est l’organe de puissance de la communauté » ?Et si c’est le cas, comment peut-on expliquer que les États soient en voie de disparition ? Si ce n’est pas la communauté qui renonce, est-ce seulement du fait du monde extérieur ? Est-ce que vous excluez toute responsabilité des hauts fonctionnaires ?

 

Roland Hureaux :

A mon sens, la responsabilité des hauts fonctionnaires est très grande, parce que cette doxa mondialiste qui a des effets catastrophiques à tous les niveaux –et que les Gilets jaunes ressentent, d’ailleurs – est née dans tout le monde occidental mais a été cultivée en France par un grand nombre de hauts fonctionnaires, je dirai 80% d’entre eux. Quant aux 20% qui ont résisté, comme moi d’ailleurs, ils se sont trouvés très largement marginalisés. Pour ma part j’ai fait autre chose, j’ai fait de la politique, j’ai écrit des livres, mais même dans les partis politiques vous étiez marginalisé quand vous contestiez cette doxa. J’appartiens à une génération d’énarques qui ont selon moi une très lourde responsabilité, pour avoir été des agents actifs de la dépossession de l’État français. Mais permettez-moi de ne pas me compter parmi eux.

 

Pierre-Henri de Menthon :

Joseph Thouvenel, je pense que c’est un point sur lequel nous sommes d’accord, à savoir que l’État est sans doute affaibli par rapport à ce qu’il était. Mais quelle est selon vous l’origine de ce fait ? Est-ce que vous êtes d’accord avec cette vision liée à la mondialisation, ou est-ce qu’il y a une responsabilité particulière de la haute fonction publique ?

 

 Joseph Thouvenel :

La question est excellente. En effet quelle que soit la structure – il y a des structures plus ou moins bien faites -ce sont les hommes et les femmes appartenant à ces structures qui construisent soit un État fort parfaitement totalitaire, soit un État fort qui sera utile à un moment donné. Tout dépend de la manière dont il est fait. La mondialisation n’est ni bonne ni mauvaise en soi, elle est ce que nous en faisons. Elle a des aspects positifs, et d’autres plus négatifs. L’enjeu est de se donner les moyens de relever ses défis en investissant les corps intermédiaires de telle sorte que l’outil de la mondialisation soit tourné en notre faveur. Par exemple, je ne vais pas me plaindre de bénéficier d’une circulation plus facile aujourd’hui entre Paris et la province ou entre Paris et le reste de la planète. D’abord je suis catholique, c’est-à-dire « universel » ! Mais ce que je demande, c’est que soient mises en avant les valeurs universelles du respect de l’autre ou du respect des nations. On trouve d’ailleurs dans la Doctrine sociale de l’Église tout un chapitre sur l’importance des nations. Dans cette perspective, je pense que les nations sont malmenées par la mondialisation, qui est aujourd’hui sur une mauvaise pente. Pourquoi ? A cause d’un matérialisme dominant, qui méconnaît la double composante, matière et esprit, de l’être humain. En effet, on définit actuellement les besoins essentiels des pays, des nations, des personnes, par des règles uniquement matérielles à tous les niveaux, ce qui nous conduit à une impasse. C’est pourquoi selon moi l’enjeu premier de la mondialisation est de retrouver, de réaffirmer la double dimension matérielle et spirituelle des hommes et des femmes, dans le respect de chacun et de leurs différences culturelles.

 

Pierre-Henri de Menthon :

Roland Hureaux, comment réagissez-vous sur ce point ? Est-ce que le matérialisme n’est pas davantage à mettre en cause que la mondialisation ?

 

Roland Hureaux :

Non, le vrai matérialisme qui ne cherche que le bonheur des peuples ne me gêne pas, parce que les gens ont besoin de manger, ils ont besoin d’un emploi. Le problème vient bien davantage, selon moi, des mauvaises idéologies qui sont au principe de l’organisation actuelle du monde. En effet, ce ne sont pas des tendances spontanées qui régissent le monde, ce sont les idéologies. Or l’idéologie, c’est une simplification excessive de la réalité, comme le dit Hannah Arendt. Une politique idéologique va organiser tout un secteur de l’économie, ou un pays, à partir de deux ou trois idées simples appliquées sans aucune nuance, et avec une totale intolérance à ses opposants, au motif qu’elles seraient les seules sources de progrès envisageables. Par exemple, quand on a institué le GATT en 1947, qui est devenu l’OMC, on a établi une règle à appliquer progressivement, comme un idéal absolu, à savoir le libre échange impliquant la suppression des frontières. Ce n’est pas économiquement tenable, et pourtant c’est ce qui se passe (prenez par exemple la fermeture, au mois de mars 2020, de toutes les sucreries de France, en raison d’un accord, d’une réglementation européenne, qui n’est jamais que la réglementation du GATT ou de l’OMC). Or, dans le milieu des hauts fonctionnaires, discuter les bienfaits du libre-échange est à peine envisageable aujourd’hui, mais vous marginalisait il y a dix ou quinze ans, non seulement dans la fonction publique, mais plus férocement encore à la tête des grandes entreprises privées […]

Les médias également forment un bloc unanime sur le sujet, comme les politiques bien entendu, caractérisés par leur passivité. En ce qui concerne la mondialisation, c’est une idéologie qui s’est imposée à toute une génération, et je ne crois pas qu’on soit en train de revenir là-dessus, cela dépendra peut-être de ce qui va se passer dans certains pays. En tout cas il serait bien optimiste de penser que la Coopérative agricole du Haut-Poitou puisse s’opposer seule à une réglementation européenne qui n’est elle-même que la transcription des accords de l’OMC !

 

Françoise Seillier :

Est-ce que la question cruciale, éclairant à la fois le pouvoir ou non des corps intermédiaires et le pouvoir ou non des États-nations, n’est pas celui du pouvoir financier, tel qu’il s’est développé depuis la dérégulation des années 80 ? Vous avez fait allusion aux fonds de pension ; est-ce que la clé de tout cela, pour récupérer un juste pouvoir au niveau des corps intermédiaires, ne serait pas de s’attaquer de front, au niveau de l’État-nation, à ce pouvoir financier tel qu’il s’est développé notamment il y a quelques dizaines d’années maintenant ?

 

Marie-Joëlle Guillaume :

Je rejoins la question de Françoise Seillier. Car le pouvoir régalien de créer une monnaie est passé de l’État, la nation, aux banques. Et qui tient la monnaie, tient le pouvoir. De nos jours plus que jamais.

 

Joseph Thouvenel :

Je n’irai pas sur le terrain de la création de monnaie comme pouvoir régalien, je ne suis pas assez technicien et féru de cela ; de même sur la financiarisation du monde. Pourtant, je pense que le problème de la financiarisation du monde vient de règles liées au seul matérialisme. Le capital en lui-même n’est pas un gros mot, c’est même une ressource utile, indispensable. Tout dépend de l’utilisation que l’on en fait : il faut bien avoir du capital pour en faire quelque chose. Le problème de la financiarisation, c’est que le capital n’est plus utilisé pour le Bien commun, pour le développement, le service, mais pour alimenter une bulle financière fonctionnant pour elle-même, avec toutes les tragédies que cela entraîne. Je relie votre question au problème de la mondialisation : en général ce que nous avons accepté et que nous acceptons encore, ce sont des règles du jeu différentes pour la même compétition. Tant que nous accepterons, nous Français et Européens, une concurrence déloyale en matière fiscale, environnementale et sociale, nous ne pourrons pas sortir de l’ornière. Et là je vais peut-être vous rejoindre, on peut faire une mondialisation qui soit plus juste, qui puisse aider au développement d’un certain nombre de pays, pour autant que l’on ait la volonté d’une politique claire. Ça n’est pas impossible : nous en sommes nous-mêmes le levier le plus considérable, car nous sommes tous des consommateurs ! Or avons-nous le souci de savoir, en tant que consommateur, au-delà de l’arbitrage qualité/prix, si les conditions sociales élémentaires ont été respectées par ceux qui rendent les services et fournissent les produits ? Je suis un promoteur de la morale dans le système économique, parce que, quand il l’oublie, il dérive aussitôt…

 

 

Pierre-Henri de Menthon :

Il nous faut revenir à notre sujet, nous nous sommes éloignés des corps intermédiaires. Peut-on considérer que l’État est un corps intermédiaire ?

 

Roland Hureaux :

Le principe, c’est que tout ce qui rapproche les États dans le monde éloigne les États des peuples. C’est un principe. On s’imagine conduire au progrès en ouvrant les frontières, en laissant les capitaux circuler, puis les marchandises, en favorisant les mouvements migratoires; or ce faisant vous éloignez les dirigeants des peuples, et vous creusez les écarts de niveau de vie entre les classes sociales. Quant à la mondialisation, il faut d’abord s’entendre sur qu’elle signifie -si c’est le droit d’avoir une petite amie chinoise, si c’est le droit de téléphoner en Argentine, il est hors de question de s’y opposer, mais c’est en fait bien davantage.

 

Il y a un élément clé, celui de l’ouverture totale des frontières aux capitaux entre 1986 et 1988. Celle-ci a eu selon moi des conséquences catastrophiques, et sera peut-être la cause de la prochaine grande crise. Or l’extraordinaire, selon une thèse soutenue récemment à Harvard sur le sujet, c’est que des Français ont joué dans cette ouverture un rôle important, et parmi eux beaucoup d’adeptes de la Doctrine sociale de l’Église. Je pense notamment à messieurs Michel Albert, Pascal Lamy, Michel Camdessus, à toute l’école de Jacques Delors, qui s’appuyant sur l’Europe a accéléré le mouvement d’ouverture. Cela fait partie des paradoxes surprenants ! Ce contre quoi tout le monde peste et tout le monde lutte, c’est-à-dire cette superpuissance de la finance mondiale, a en effet été organisé délibérément par des gens connus pour la plupart pour leurs convictions catholiques et leur prétention à les appliquer dans l’économie. S’ils étaient là évidemment, il serait intéressant d’en parler avec eux !

 

 Père Jean-Christophe Chauvin :

J’observe quand même un rapprochement entre vous deux : Roland Hureaux se bat contre cette pression qui vient du monde et écrase les États, et Joseph Thouvenel, lui, pourfend un État écrasant les échelons inférieurs. Dans les deux cas, ce sont les plus gros qui écrasent les autres, alors que précisément le principe de subsidiarité voudrait que chacun puisse s’organiser à son niveau, là où il est responsable et compétent. Par exemple, la coopérative du Gers est capable de gérer un certain nombre de problèmes locaux. Il faut redonner du poids à chaque niveau, pour que demain, chaque niveau ne soit pas écrasé par la mondialisation.

 

 

Joseph Thouvenel :

Autre chose, parmi les catholiques que vous avez cités comme ayant fait la promotion de l’ouverture des frontières de toutes sortes, j’ai noté le nom de Jacques Delors. Or il a quitté la CFTC parce qu’il considérait la lutte des classes comme le moteur du changement social, ce qui est peu conforme à la Doctrine sociale de l’Église… Quant à Pascal Lamy, il était membre du PSU, à l’époque marxiste, puis du PS et s’est revendiqué des Jeunesses révolutionnaires, dont la doctrine n’est guère plus compatible avec la Doctrine sociale de l’Église.

 

 

Roland Hureaux :

Jacques Delors en a tout à fait tiré les conséquences, le grand capitalisme mondial faisant bon ménage avec son socialisme dans toutes ses positions à partir de 1983. Mais je voudrais répondre sur le principe de subsidiarité : tel que je l’entends, il ne signifie pas seulement laisser à des échelons inférieurs plus de marge de manœuvre. La subsidiarité, ce n’est pas la décentralisation. Ce qui est difficile à comprendre, c’est cette idée fondamentale selon laquelle la prospérité de l’échelon supérieur n’entraîne pas forcément le dépérissement de l’échelon inférieur. Sur ce point je peux vous dire qu’à Bruxelles, on a inscrit la subsidiarité dans les traités ; or c’est un mensonge absolu, ils sont tous persuadés que la réussite du projet européen passe par le dépérissement des États. Et je pense que c’est à peu près la même chose pour le projet mondialiste. Or la vraie subsidiarité qui fait prospérer tous les échelons sans en sacrifier un est un fait tout à fait mystérieux : quand vous vous placez dans une logique purement humaine, il est clair que lorsque le pouvoir de l’un s’étend, le pouvoir de l’autre diminue. Mais en réalité, avec la vraie subsidiarité, on se trouve face à un petit écho très local du mystère trinitaire : vous accroissez le pouvoir des échelons globaux, ça n’entraîne pas le dépérissement des échelons inférieurs !

[…]

 

Marie-Joëlle Guillaume :

Il est temps de conclure. Avant cette séance, je pensais savoir ce qu’était un corps intermédiaire…! Nous sommes partis sur bien des pistes, parfois lointaines, pour arriver à mieux comprendre ce dont il s’agit. J’ai trouvé très intéressante la dimension historique évoquée par l’un et l’autre de nos orateurs. Car en définitive, que vous soyez exactement d’accord ou pas entre vous – et nous-mêmes avec vous – ces détours historiques nous ont permis de nous apercevoir que les corps intermédiaires n’étaient pas plus monolithiques dans le passé qu’aujourd’hui, et n’étaient pas plus à idéaliser dans le passé qu’aujourd’hui. Je pense que ce qui restera d’abord de toute cette soirée, c’est l’idée qu’au fond un corps intermédiaire, c’est ce qui permet une médiation. Et que si la médiation à l’intérieur de la société n’est pas bien assumée, ou qu’elle est corrompue, la société se délite.

 

Quant à l’échelon exact où doit se passer la médiation, nous avons compris en vous entendant qu’il n’y en avait pas qu’un seul. Peut-être aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation, le rôle de médiation des États prend-il une importance plus grande que celle qui pouvait exister dans le passé. Enfin, un point qui est important à relever, à travers tout ce que nous avons entendu, c’est qu’en définitive tout passe effectivement par les hommes, il n’y a pas que les structures. Les corps intermédiaires sont des structures, naturelles ou construites au fil du temps, l’entreprise est une construction, la famille en principe est naturelle, et au bout du compte ce qui importe est la manière dont tout cela est vécu par les hommes et les femmes. Au milieu de tout cela, cette notion de médiation au plan social est très importante. L’Enracinement et le bien commun, qui constituent le thème de toute notre année, inachevée encore, nous amènent à constater qu’une société ne peut marcher qu’en prenant appui sur des médiations correctement assumées. Cela suppose aussi -je vais rebondir sur ce que disait à ce propos Roland Hureaux – que l’on ne mette pas en place ces médiations à partir d’idéologies, mais bien à partir de l’incarnation des personnes. Dans l’expression Enracinement et Bien commun, vous avez l’idée d’incarnation. Nous sommes la civilisation de l’Incarnation avec un I majuscule, celle du Seigneur, mais cela signifie aussi que nous attachons du prix à l’incarnation concrète, humble mais nécessaire, au plan social.

 

Séance du 8 octobre 2020