par Philippe d’Iribarne, Polytechnicien, Ingénieur des Mines, économiste et anthropologue français, directeur de recherche au CNRS.

Jean-Didier Lecaillon  : Je ne sais pas si c’est un signe de la Providence, mais nous avons fait connaissance, Philippe d’Iribarne et moi, dans le cadre de l’association Clarifier que nous parrainons tous les deux. Or cette association a un rapport très étroit avec notre sujet de ce soir puisqu’elle a tout simplement pour objet « d’offrir des repères et des réponses aux questions posées par la présence de l’Islam ». Il s’agit d’une structure laïque, animée par des chrétiens autour d’Annie Laurent, ce qui me semble être tout-à-fait dans l’esprit des réflexions que nous menons depuis le début de l’année sur la place de Dieu dans la cité. Enfin, comme notre Académie, cette association se réfère à l’anthropologie chrétienne…
Chacune de ces évocations justifie pleinement que nous ayons sollicité Philippe d’Iribarne pour nous aider à poursuivre notre réflexion en mettant plus particulièrement l’accent sur « La question de l’Islam ».

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Philippe d’Iribarne, polytechnicien et Ingénieur général des Mines, est directeur de recherche au CNRS. Ses travaux, situés à la jonction de la sociologie, de l’ethnologie et de la philosophie politique, portent sur la rencontre entre la modernité et la diversité des cultures et des religions. C’est à ce titre qu’il anime un groupe de chercheurs qui étudient l’influence de cette rencontre entre modernité et tradition sur les manières de s’organiser pour vivre et travailler ensemble, ce qui lui donne une réelle autorité pour nous faire bénéficier de ses expertises sur le sujet qui nous rassemble.

Auteur de quinze ouvrages dont plusieurs traduits dans diverses langues (allemand, anglais, arabe, chinois, espagnol, japonais, néerlandais ou vietnamien) je ne citerai que ceux qui sont directement en rapport avec sa communication : L’islam devant la démocratie, Gallimard, 2013, un article, « Islam et démocratie », paru dans le numéro des Études d’avril 2015, mais aussi « Chrétien et moderne », Gallimard, 2016.

Pour compléter cette présentation, sachez qu’il a occupé diverses fonctions au service de l’État, notamment au Secrétariat général de la Présidence de la République où il était chargé des problèmes de civilisation et de conditions de vie.

C’est donc un grand honneur qu’il nous fait en acceptant de venir nous entretenir d’un sujet délicat qui ne peut être traité de façon équilibrée que par quelqu’un dont l’expertise est avérée, ce qui est bien le cas.

Philippe d’Iribarne : La question de l’islam à propos des rapports entre la religion et la vie de la cité est intéressante à un double titre. Intéressante d’abord parce que en soi la question de la vie de la cité dans l’islam est une vraie question. De plus, pouvoir comparer ce que l’on observe en matière de vie de la cité, d’une part dans les pays marqués par l’islam et d’autre part dans les pays marqués par un héritage chrétien, est l’occasion de réfléchir aux processus par lesquels la religion influence cette vie. Ces processus sont tout sauf bien connus et bien compris, et il me semble que s’intéresser à l’islam est une occasion de faire avancer la réflexion sur ce que l’on appelle le théologico-politique, les rapports entre la religion et la vie de la cité.

Pour l’islam, la première question qu’on peut se poser est qu’est-ce que l’islam ? Il y a tellement d’islams, depuis l’Indonésie jusqu’aux pays africains. Prenons un sujet qui fait souvent parler de lui, celui de la tenue des femmes. Entre le monde de l’Afghanistan et de la burqa et celui du Mali, pays musulman lui aussi où les poitrines découvertes des lavandières du fleuve Niger font partie des mœurs, on a évidemment de grands contrastes. Ne parlons pas des différences entre les sunnites, les chiites, etc. Mais il y a quand même un point sur lequel il y a convergence forte entre les pays marqués par l’islam, et qui concerne la vie de la cité : la démocratie pluraliste a du mal à y prendre corps.

Un certain nombre de pays dont on s’était dit qu’ils allaient montrer le chemin dans l’association entre l’islam et la démocratie, comme la Turquie ou l’Égypte, ont pour le moins déçu. On a beaucoup parlé comme exemple de pluralisme en pays musulman, je pense à juste titre, de l’Indonésie. Et puis voilà qu’est arrivé, il n’y a pas très longtemps, le procès fait au gouverneur de Jakarta, lui-même chrétien d’origine chinoise et malgré cela élu gouverneur. Celui-ci a été poursuivi et condamné à deux années de prison, parce qu’il a déclaré à un groupe de musulmans : « Ne vous sentez pas mal à l’aise à l’idée de ne pas pouvoir voter pour moi de crainte d’aller en enfer, parce qu’on vous ment. » Cela été considéré comme un blasphème, parce que cela mettait en cause un passage du Coran « Ne prenez pas pour amis les juifs et les chrétiens. Ils sont les amis les uns des autres. Et celui d’entre vous qui les prend pour amis devient un des leurs. » On a même affirmé qu’on l’a mis en prison pour le protéger, et que si on ne l’avait pas fait il risquait de subir un sort bien pire… Dans ce concert de difficultés, la Tunisie représente un cas un peu à part. Vous savez que, grande innovation dans le monde musulman, le pouvoir tunisien a déclaré l’année dernière qu’une tunisienne pourrait dorénavant épouser un non-musulman. Mais ceci a déclenché les foudres d’Al-Azhar qui a affirmé que c’était impie.

Plus largement, on a de multiples indices de cette difficulté à faire vivre le pluralisme démocratique dans le monde musulman. C’est le cas pour la liberté de la presse comme le montre le classement réalisé par Reporters sans frontières. La déclaration islamique des droits de l’homme est également significative. Vous savez que les pays musulmans ont leur propre déclaration, qui s’écarte nettement de la Déclaration universelle. Il en est ainsi pour l’article relatif à la liberté religieuse. Dans la déclaration universelle celle-ci implique la liberté de changer de religion. Dans la déclaration islamique, il s’agit de protéger les musulmans contre ceux qui les inciteraient à changer de religion, ce qui n’est évidemment pas pareil.
Une question se pose : est-ce que ce que l’on observe est le fruit d’une série d’histoires particulières à chacun de ces pays, du jeu des forces politiques, des forces sociales au sein de chacun d’eux, et est-ce par le plus grand des hasards qu’il se trouve que ce jeu a conduit à rendre problématique l’avènement d’une démocratie pluraliste dans tous les pays musulmans ? Il est difficile à croire que des pays justement tellement différents par leur culture, par leur histoire, et qui n’ont en commun que leur appartenance à l’islam, n’aient que par hasard ce trait commun. Certes, dans le monde des sciences politiques, beaucoup refusent de se poser une telle question. Mais il doit bien y avoir une raison pour laquelle on observe une telle convergence. La question qui se pose est le statut de la diversité, du rapport entre le respect de la diversité des pensées, des choix d’un côté, et de l’autre l’unité. Cela suggère de regarder comment cette question de la diversité et de l’unité est abordée dans l’islam. C’est ce que j’ai entrepris en écrivant L’islam devant la démocratie. Pour ce faire, on peut partir du Coran, de la philosophie islamique, du droit islamique, de la conception de la science dans les pays musulmans, voire du fonctionnement de l’entreprise en pays musulman, avec des résultats convergents.

La fascination de l’unité

Une chose qui frappe, aussi bien dans le Coran que dans la philosophie islamique, est la conception de l’intelligence. Dans nos sociétés occidentales, quand on parle de l’intelligence, on oscille entre deux visions : d’une part il y a l’intelligence comme capacité à recevoir des vérités qui vous sont révélés et que l’on ne peu qu’accepter, comme dans l’euréka l’Archimède. Et puis il y a la capacité à discuter, critiquer, argumenter, douter, etc. Nos sociétés occidentales, selon les moments, vont privilégier l’illumination, ou au contraire la mise en cause, le doute, la critique. Pour sa part, l’islam s’est mis de manière très radicale du côté de l’illumination et pas du tout du côté du doute, du débat, et de la critique.

Je suppose que vous avez lu le Coran, au moins quelques sourates. Revient en boucle l’idée qu’on a des preuves qui sont qualifiées de décisives, incontestables etc. Ce n’est pas seulement le Prophète qui est présenté ainsi, mais aussi Moïse, Joseph, Jésus. Dès lors, le doute est absolument impossible, et on n’a que deux possibilités : ou on est honnête et on accepte les preuves, « on se soumet » aux preuves, ou on refuse et ce ne peut être que parce qu’on est de mauvaise foi. Quelque chose qui tient une place énorme dans le Coran est la description de ceux qui n’acceptent pas les preuves qui leur sont données : ils sont menteurs, pervers, arrogants, etc., Bien sûr ils iront en enfer, ils subiront les châtiments les plus graves. Il n’y a absolument aucune place pour le doute. L’apôtre Thomas est impensable dans cet univers. Quand il est question de doute, de débat, c’est pour les refuser. On le voit par exemple dans la relecture de la Bible qu’offre le Coran à propos de la discussion entre Dieu et Abraham concernant Sodome et Gomorrhe. Dieu veut les détruire, Dans la Bible Abraham commence à contester : « Dieu, tu ne peux pas faire cela, il y a quand même des justes, alors s’il y a 50 justes, tu ne va pas détruire ». Dieu accepte. Abraham continue à argumenter, « s’il n’y en a que 40 », et puis il descend, il descend, et Dieu accepte. Quand le Coran reprend cette histoire, tout change. Quand Abraham commence à argumenter Dieu réplique, « tais-toi, je fais ce que je veux ». Il n’est pas question de discuter. Cette référence à la certitude, ce refus du débat, reviennent en boucle dans tout le texte. Et, avec la fascination de l’unité qui les accompagne, ils vont marquer de manière durable l’univers de l’islam.

Cette orientation est patente dans la rencontre entre l’islam et la philosophie grecque. Dans celle-ci une tendance critique coexiste avec une tendance contemplative, qu’on trouver chez les néoplatoniciens, chez Platon, et même en partie chez Aristote. Le monde islamique a fait un choix radical en faveur de cette seconde tendance. Par exemple, le Politique d’Aristote n’y a pas été traduit. Au contraire, ce qui se rattachait à un univers contemplatif, encore plus chez les chiites que chez les sunnites, a été privilégié. Si vous lisez par exemple certains textes d’Avicenne, vous pouvez avoir l’impression de lire saint Jean de la Croix. C’est réellement beau, dans le registre de la contemplation. On a toute une réflexion sur l’intelligence agent qui illumine et l’intelligence qui reçoit.
On a une claire manifestation de cette orientation en lisant un auteur qui passe en Occident pour le plus rationaliste des penseurs musulmans, Averroès. Un petit livre, le Discours décisif, montre clairement en peu de pages combien il s’inscrit dans cet héritage marqué par une grande méfiance pour ce qui relève de la discussion. Il est clair, pour Averroès, que tout ce qui relève de la vie de la cité n’est pas susceptible d’être soumis à discussion mais est régi par le Coran. Les savants peuvent discuter de choses assez théoriques, comme est-ce que Dieu s’intéresse à l’humanité en général ou à chaque homme en particulier. Je ne résiste pas à l’idée de le citer. Il dit que des courants contraires ayant « interprété nombre de versets et de traditions prophétiques », et « exposé ces interprétations à la foule », « ont de ce fait précipité les gens dans la haine, l’exécration mutuelles et les guerres, déchiré la Révélation en morceaux et complètement divisé les hommes ». Et, dit toujours Averroès, si « les hommes du premier âge de l’islam », qui étaient avares d’interprétations, « arrivaient à une vertu parfaite et une révérencieuse pitié », leurs successeurs ont malheureusement pris le chemin inverse : « Quant à ceux des époques ultérieures, dès lors qu’ils usèrent de l’interprétation, leur piété diminua ; leurs divergences augmentèrent, l’amour [qu’ils portaient à Dieu] fut suspendu ; et ils se fractionnèrent en nombre de sectes ». Le contraste avec la vision grecque du politique est saisissant. Pour ma part, après m’être plongé dans cette philosophie islamique, je suis revenu au Politique d’Aristote. J’ai eu l’impression, après avoir plané dans des hauteurs, de retomber au ras du sol. Aristote affirme que des gens médiocres, quand ils débattent entre eux, vont arriver à quelque chose qui sera plutôt mieux que ce qu’obtiendraient ceux qui se prétendant vraiment éclairés, parce qu’ils vont se corriger les uns les autres. Il célèbre la vertu du débat, à l’opposé du monde de l’islam.
On pourrait aussi, mais je n’ai pas le temps d’en parler vraiment, évoquer la conception du droit islamique, l’impossibilité qui la marque de remettre en cause ce qui été l’objet d’un consensus. On pourrait rejoindre le monde contemporain, jusque dans des choses tout à fait profanes. Une des raisons qui m’ont amenée à m’intéresser à ce sujet du doute et de la division dans le monde de l’islam est la surprise que j’ai éprouvée à l’occasion d’une enquête réalisée en Jordanie dans la filiale d’un groupe international, face à la façon dont les principes d’action du groupe y avaient été traduits en arabe par des managers jordaniens. Toute une série de passages tels que, « le but [du travail en équipe] n’est pas de parvenir systématiquement à un consensus, mais de progresser en recherchant les différences d’opinion comme un facteur de progrès » ou « gérer la confrontation est une partie intégrante d’un travail en équipe productif », avaient été purement et simplement éliminés. Dans les entretiens avec les managers de l’entreprise, ils avaient affirmé qu’avec ces nouveaux principes, tous allaient pouvoir penser pareil, qu’ils restaureraient l’unité manquante.

On est dans un univers ou l’idée de certitude et celle d’unanimité se conjuguent. Comme on est certain, on peut être unanime, parce que ce qui certain rassemble ; c’est ce qui est incertain qui divise. Et comme on est uni, on peut être certain, car il n’est pas de meilleur ciment du sentiment de certitude que le fait d’appartenir à un groupe qui se retrouve dans l’unité d’une conviction.

La rencontre de cet ethos avec le fonctionnement des démocraties pluralistes est difficile. Dans ces démocraties, on se traite couramment de manière peu amène, on s’insulte – il suffit de regarder nos campagnes électorales -, ce qui passe mal quand l’unité est sacralisée. Beaucoup ont été surpris en Occident, en France en particulier, par les réactions musulmanes aux caricatures de Mahomet reprises par Charlie Hebdo etc. On a sous-estimé la façon dont elles ont ressenties avec les tripes dans le monde musulman. Les chrétiens ne trouvent pas géniales les caricatures de Charlie Hebdo concernant le Pape, ou même Jésus ; on trouve que Charlie déraille un peu. Mais enfin on considère que cela relève de la médiocrité humaine ordinaire, et même, parfois, que celui qui dit des choses stupides, peut néanmoins aider à réfléchir. Pour les musulmans, il n’en est pas du tout de même ! Ils ressentent de telles caricatures comme une atteinte fondamentale à une entité globale dont ils sont une partie.
Attaquer le prophète, c’est vraiment les attaquer eux-mêmes. De manière générale le fonctionnement d’une démocratie pluraliste produit des effets de nature à les heurter profondément.

Un héritage chrétien beaucoup plus favorable au pluralisme démocratique
De ce point de vue du pluralisme, l’héritage chrétien est extrêmement différent. Dès le départ il y a un seul Coran, mais il y a quatre évangiles, qui ne sont pas toujours d’accord entre eux. Dans l’église primitive les relations entre les judéo-chrétiens et les pagano-chrétiens telles que les racontent les Actes des Apôtres ont été très tendues. Ils avaient de quoi se brouiller autour des questions de la circoncision ou des nourritures jugées impures. Pensons aux hésitations de Pierre, sa peur des judéo-chrétiens s’il transgressait les préceptes juifs. On voit que la solution qui a été donnée, en particulier par Paul, à ces conflits a été de se référer à l’esprit plutôt qu’à la lettre. Pour Paul, si vous êtes circoncis pour de bonnes raisons c’est bien, et si vous n’êtes pas circoncis, mais aussi pour de bonnes raisons, c’est bien aussi. C’est à vous de savoir ce qu’il en est en vôtre âme et conscience. Une telle vision des choses est totalement étrangère au monde musulman. Déjà l’enseignement du Christ laisse une grande place aux incertitudes. Le terme de preuve, omniprésent dans le Coran, est totalement absent dans l’Évangile. Chaque apôtre a son propre itinéraire. Souvent les apôtres ne comprennent pas plus, doutent tout autant, que le vulgum pecus. C’est à travers le doute que les itinéraires de chacun se construisent.

Par ailleurs, et c’est quelque chose de frappant aussi dans le monde chrétien, alors que dans le Coran on n’a que des figures abstraites, le bon, le méchant, le croyant, l’incroyant, etc., l’Évangile est plein d’individus concrets qui sont à la fois bons et méchants, croyants et incroyants. Pierre est tout sauf parfait, il renie, etc., le bon larron fini par être du bon côté, etc., le pharisien, le publicain sont ambigus. Il y a bien sûr la paille et la poutre. Le monde chrétien est ainsi préparé à considérer que celui avec lequel on n’est pas du tout d’accord, qui vous choque, etc., ne doit pas être jugé trop vite. On a toute une préparation à l’acceptation du pluralisme, même si, et Dieu sait que cela lui a été reproché, dans un contexte, au XIXe siècle, où l’Église était assiégée, au sens propre et au sens figuré (au sens figuré, par la modernité, au sens propre dans Rome), elle a adopté une position plutôt musulmane de certitude, de refus du doute, etc. Cela a été, à l’échelle de l’Histoire, un épisode assez court, dont l’Église est revenue assez vite et qui ne la marque pas ses fondamentaux, contrairement à ce qu’il en est pour l’islam.

Une telle comparaison entre les mondes musulman et chrétien me paraît éclairer la question plus générale des rapports entre la religion et la vie de la cité. Ceux-ci sont énormément abordés par la pensée chrétienne dans la ligne du rapport entre le pape et l’empereur. Il s’agit de souveraineté : la royauté du Christ va-t-elle échoir à son représentant sur la Terre, le Pape ? Revient-il à l’Église comme institution de donner des directives au pouvoir politique. Est-ce son rôle d’instruire César, de commander à César ? Il y a eu la rupture de Hobbes affirmant qu’il n’était plus question d’accepter l’autorité de l’Église-institution, que le monarque devait disposer de la plénitude de l’autorité. À partir de là, est-ce un deuil fondamental pour l’Église de ne plus pouvoir dire au prince ce qu’il doit faire ? Il me semble qu’il y a eu une énorme illusion chez Hobbes et ses successeurs, de croire que parce que la vie de la cité s’est affranchie du pouvoir ecclésiastique elle s’est affranchie ipso facto de la religion. Et cela a été une erreur conjointe de la part de l’Église de croire que perdre la tutelle du pouvoir séculier conduisait à perdre tout rôle dans la vie de la cité.

Quand on compare ce qui se passe dans les pays musulmans et dans les pays d’héritage chrétien, on voit bien que ce que le prince est susceptible de réaliser dépend énormément de ce que sont ceux sur qui il exerce son pouvoir : leur manière de donner sens à l’existence, d’habiter la condition humaine. On l’a vu par exemple quand les Américains ont voulu installer en Irak une démocratie à l’américaine. Ils ont cru pouvoir régler les problèmes entre les sunnites et chiites en mettant en place des institutions à l’américaine, des élections libres, etc. Puisqu’un tel système institutionnel régule bien la vie sociale aux États-Unis, cela va être le cas partout. Ils se sont lourdement trompés. On pourrait considérer de même la lutte contre la corruption, contre le népotisme, etc. Dans tous les domaines, la marge d’action qui s’ouvre au prince est extrêmement dépendante de ce que sont ceux qu’il a à gouverner. Selon les cas, il pourra ou non mettre en place des institutions démocratiques, lutter efficacement contre la corruption, etc. Il est beaucoup plus dépendant du corps social que la théorie n’a tendance à l’admettre. De ce fait le contexte religieux joue un rôle éminent, même si l’institution n’a aucune influence directe sur la marche des affaires. C’est en contribuant à modeler la manière d’être, d’habiter le monde, du citoyen ordinaire, de l’individu ordinaire, que la religion influence la vie de la cité, à travers le champ de ce qui est ou possible au prince d’obtenir. Que l’on considère le statut des pauvres, l’exercice du pouvoir, ou la démocratie pluraliste, on a une influence massive de la religion.

Il n’est pas usuel de penser à ce rôle. Pour mieux le faire comprendre, sortons un instant du monde musulman. Je me souviens d’une discussion que j’ai eue en en Chine, avec mon traducteur chinois. Celui-ci avait passé dix ans en France, connaissait bien le monde occidental. Se trouvant dans un site taoïste, on a parlé religion… je lui ai dit que pour saint Thomas d’Aquin, si le pape vous dit quelque chose et que votre conscience vous dit le contraire, vous devez obéir à votre conscience. Pour lui, c’était impensable. C’était ouvrir la porte à la destruction radicale de toute possibilité de vie sociale. Il ne pouvait pas comprendre qu’on puisse penser quelque chose de pareil. Benoît XVI a affirmé la même chose, et cela a du sens à l’intérieur du monde chrétien, mais pas à l’extérieur de celui-ci. Et cela marque le fonctionnement du pouvoir chinois.

Une erreur fondamentale des sociétés occidentales, à partir de Hobbes, a été de croire qu’il était possible de généraliser la solution qui a permis de sortir des guerres de religion et de gérer à peu près pacifiquement les rapports entre catholiques, protestants et athées, tous de culture chrétienne. La construction d’une société politique ne devant rien aux religions et renvoyant celles-ci dans la sphère privée a été efficace. Mais cela a été une illusion de croire que cette forme politique, valable dans un univers chrétien, l’était de manière indépendante des temps et des lieux, et allait apporter à l’humanité entière une solution définitive à un problème général de fonctionnement de la cité.

L’accueil de l’islam par l’Occident

A côté de la forme que prend la vie de la cité dans les pays musulmans, se pose la question de la place de l’islam dans les sociétés occidentales. Une partie des musulmans disent : « vous les Occidentaux, vous bafouez totalement vos principes en ce qui nous concerne ; vous dites que vous êtes attachés à la liberté, à la démocratie, aux droits de l’homme, etc., mais vous passez le temps à les bafouer, vous bafouez la liberté religieuse ; en particulier vous faites en France des lois islamophobes, comme la loi sur le voile à l’école, ou la loi sur l’interdiction de la burqa ; dans d’autres pays, comme la Grande-Bretagne, les lois sont différentes mais ce sont, les réactions de la société, du corps social qui sont islamophobes. » Un rapport écrit il y a déjà vingt ans en Grande-Bretagne par un groupe de travail présidé par un honorable universitaire avec un certain soutien de l’église d’Angleterre, dénonçait l’islamophobie. Evidemment, il est un peu piquant de voir que les musulmans qui, quand ils sont chez eux, sont aussi peu attachés au respect de la liberté religieuse, se montrent fort pointilleux sur ce thème quand ils se trouvent en Occident. Une question essentielle, on n’y réfléchit pas assez, est le rapport entre d’un côté la liberté religieuse, au sens où nous entendons la religion comme l’expression d’une conviction intime, et de l’autre la construction d’un ordre dans lequel le religieux n’est pas séparable du social et du politique, ordre conduisant à mettre en place un contrôle des populations. Le problème que nous avons avec l’islam, c’est que la séparation entre le religieux, le social et le politique, qui est pertinente en Occident, et qui s’est construite dans un contexte largement chrétien, est extrêmement problématique quand on a affaire à l’islam. Les musulmans du reste, le disent eux-mêmes.

Prenons une question qui justement fâche, et qui est au centre des revendications d’un organisme comme le Collectif contre l’islamophobie en France : la tenue islamique. On la voit présenter dans le cadre de pensée de la liberté religieuse, de la liberté de manifester sa religion. Mais elle relève très largement d’un autre registre, social et politique. Prenons les pays musulmans. On voit en Iran actuellement, un certain nombre de femmes qui ont acceptent d’aller en prison pour refuse de la porter. En Algérie, à la grande époque des islamistes, des femmes ont été assassinées pour ne pas la porter. Son rôle de symbole d’un ordre social et politique est en cause. En plus, une question majeure se pose quand on est en Occident. Les anthropologues nous disent que quand deux groupes s’allient, chacun d’eux accepte de « donner » ses femmes à l’autre groupe, alors qu’au contraire, quand on est dans une perspective de conquête, le groupe conquérant prend les femmes de l’autre groupe, mais refuse de donner les siennes. Or dans le Coran, il est dit de manière explicite qu’il n’est pas question pour les musulmans de donner, c’est le terme utilisé, leurs femmes à d’autres groupes ; elles doivent être gardées pour les musulmans. Le voile islamique est un symbole de ce refus de l’alliance. Même si ce n’est pas clair dans l’esprit des occidentaux, la vision très négative de la tenue islamique, qui est générale en Europe, pas seulement en France où la loi limite son usage, mais même en Grande-Bretagne, est liée à une dimension symbolique qu’on ne peut ignorer.

Conclusion

Pour conclure, si tant est qu’on puisse conclure sur ce sujet, je crois qu’on est dans des questions qui vont occuper le siècle à venir. Elles vont occuper les pays musulmans eux-mêmes, en tout cas ceux d’entre eux qui sont pris entre une très forte attirance pour l’Occident et de très fortes réactions venant de l’islam. Vous savez que la Russie au XIXe siècle a connu de sérieuses divergences entre les slavophiles et les occidentalistes, et qu’apparemment ces divergences perdurent. Gorbatchev était plutôt occidentaliste et Poutine plutôt slavophile. On peut penser que les pays musulmans n’en ont pas fini avec ces tensions entre l’Occident et l’islam, et on peut souhaiter pour eux qu’ils arrivent à les gérer de manière relativement pacifique. Pour nos sociétés occidentales, reste à trouver comment intégrer le monde de l’islam.

Du point de vue de votre sujet plus général des rapports entre la religion et la vie de la cité, comment atterrir quand le projet de construire une société hors sol est en train de perdre sa crédibilité ? L’idée de dépasser les cultures, les religions, les nationalités, l’humanité se retrouvant rassemblée sous l’égide de l’économie de marché, des droits de l’homme et des institutions internationales, paraît relever de l’utopie. Le populisme qui refuse ce projet est partout en plein essor. Est-ce lui qui va triompher ?
Et puis, enfin, pour le monde chrétien, et en particulier pour nos Eglises, comment gérer les rapports avec l’islam ? Actuellement la tendance dominante est de dire : « aimons nos amis musulmans, nos frères musulmans. Ils sont certes un peu différents de nous, mais ce n’est pas grave, ce n’est pas sur l’essentiel. Ce qui nous est propre, la Croix, la mort et la Résurrection du Christ, ne compte pas trop par rapport au désir qu’ils soient nos frères. Les évangéliques peuvent tenter de les convertir, mais il n’est absolument pas question pour les catholiques de leur dire que le message du Christ aurait quelque chose à leur apporter. » Est-ce vraiment une position raisonnable ? Pour ma part j’en doute.

Échange de vues

Jean-Marie Schmitz : Le maréchal Sissi, à Noël 2014, a adjuré les responsables de Al-Azhar, l’université égyptienne musulmane, de réviser l’islam. Ce vœu apparemment n’a pas été suivi d’effets pratiques. Croyez-vous possible une telle révision ? Les débats sur le contenu de la foi musulmane et le Coran, bloqués depuis le Xe siècle, peuvent-ils renaître aujourd’hui ?

Philippe d’Iribarne : Beaucoup ne sont pas satisfaits, au sein du monde musulman, de la tendance wahhabite qui tend à dominer l’islam, et s’intéressent à ce que serait un islam plus ouvert. En fait, les intéressés se divisent en toute une série de courants. Certains quittent l’islam. En France, d’après une étude de l’Institut Montaigne, 15% des enfants de parents musulmans ont quitté l’islam. Il y a ceux qui considèrent qu’à partir du moment où ils ne mangent pas de porc et font plus ou moins le ramadan, ils en ont fait assez. Il y a aussi la tendance New Age, dont on ne parle pas beaucoup mais qui existe aussi et s’alimente au courant soufi, en disant ; « nous sommes profondément religieux, mais ce qui nous intéresse, c’est Dieu qui est commun à toutes les religions ; les préceptes de l’islam, les règles, le ramadan, tout cela, ça nous intéresse pas. ». Et puis il y a quelques intellectuels, comme feu Mohamed Arkoun, qui veulent réformer l’islam, en acceptant une approche historico-critique de ses origines, de ses textes.

Le problème, c’est que l’étendue du deuil à faire pour les musulmans qui empruntent cette voie est considérable. Les musulmans croient que le Coran a été dicté par Dieu mot à mot à Mahomet et que les autres religions ont falsifié leurs Écritures, et il est très coûteux d’abandonner une telle croyance. Et puis, il s’est produit dans l’islam un phénomène que l’on trouve dans l’hindouisme. Une figure proche, le Prophète est devenu centrale, et Dieu, Allah, plus lointain, a été un peu relégué en arrière-plan. Concrètement, la figure vraiment sacrée c’est le prophète. Or il existe de multiples travaux mendés par des universitaires juifs, chrétiens, agnostiques, etc., sur les origines de l’islam et l’élaboration du Coran. On y trouve l’idée de l’enracinement de Mahomet à La Mecque comme constituant une légende fruit de la volonté du calife omeyade Abd Al-Malik de revaloriser les sources arabes de l’islam pour faire pièce aux Iraniens. Et puis dire que l’islam est apparu dans un milieu païen est présenté comme relevant aussi d’une légende prétendant que le Coran a été dicté par Dieu à Mahomet et ne doit rien, ni aux juifs, ni aux chrétiens, alors qu’en fait on a un texte composite, avec au moins en partie des sources syriaques, ce qui montre qu’il n’a pas été dicté par Dieu. Pour des musulmans, tout cela est horrible. Certes les juifs voient également contester leur histoire officielle. On entend dire : « Moïse, la traversée de la mer Rouge, c’est une légende. On a fait plein de fouilles au Sinaï pour voir les traces archéologiques des Hébreux qui sont censés y avoir passé quarante ans et on n’a rien trouvé. Et puis, David a existé, mais ce n’était qu’un roitelet… » Les juifs ne sont pas forcément ravis d’entendre cela, mais ils l’acceptent. Un doyen de la faculté d’archéologie de Tel-Aviv s’est très engagé dans cette contestation, et il n’a ni perdu son poste, ni été trucidé par ses coreligionnaires. Pour les juifs, cette révision de l’histoire n’est pas porteuse d’un deuil radical. Alors que l’équivalent le serait pour les musulmans. Tant qu’ils vivaient dans un monde musulman traditionnel, ces questions ne se posaient pas, et pour eux, une des difficultés majeure dans leur rapport à l’Occident est que celui-ci leur pose ces questions.
Dans ce contextes, il y en a qui réagissent en voulant élaborer un islam des Lumières. Mais la tendance majoritaire est plutôt de faire bloc, de construire de solides défenses contre des mises en cause ravageuses… On comprend qu’Al-Azhar défende la position du Coran contre le pouvoir tunisien prêt à admettre qu’une musulmane épouse un non-musulman. Il y a certes des personnalités dissidentes. On parle en ce moment d’une mosquée libérale au Danemark montée par une femme ; ces jours-ci, il y a eu une très jolie photo d’elle dans la presse, charmante et pas du tout en tenue islamique, Emmanuel Macron l’a invitée pour qu’elle l’aide à penser l’avenir de l’islam. Ce ne sont que des cas.

Père Jean-Christophe Chauvin : Vous avez évoqué en Occident la lutte du Pape et de l’empereur. C’est un problème universel qui se retrouve aussi sûrement en islam, la lutte entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique. Or, avec cette idée d’unanimité dont vous nous avez parlé, la conscience est tout de suite absorbée par la loi générale. En terre d’islam, comment s’articule la lutte entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux ? Ne reste-t-il qu’un rapport de force ? Vous avez évoqué le conflit du général Sissi avec l’université Al-Azhar ; au Maroc le roi est le commandeur des croyants. En islam, comment s’articule ce lien entre pouvoir politique et pouvoir religieux ?

Philippe d’Iribarne : C’est très différent, pour le coup, chez les chiites et chez les sunnites. Chez les chiites, il y a vraiment un pouvoir religieux, une organisation religieuse, un grand ayatollah, etc., ce qu’il n’y a pas chez les sunnites. Chez ces derniers, la référence c’est la communauté, il n’y a pas de pape sunnite, le pouvoir légitime appartient à la communauté. Le calife ou ses successeurs, ou encore le roi du Maroc, est censé être le représentant de la communauté, et il n’a pas en face de lui une forte personnalité religieuse. Du coup, l’intéressé peut dire qu’il est à la fois autorité politique et autorité religieuse. Au Maroc, il y a une figure très forte, le saint guerrier, qui est l’une et l’autre. Chez les chiites, un élément important est que pendant longtemps en Iran le pouvoir politique était sunnite, et la société chiite. Donc il s’est produit une sorte de déconnection entre le pouvoir politique et la société. Il semble qu’actuellement il y ait une espèce de retour à cette vision, que les Iraniens sont assez prêts, pour beaucoup, à souhaiter avoir un pouvoir séculier indépendant du pouvoir religieux.

Bernard Lacan : Dans la majeure partie de votre réflexion, qui nous introduit au problème de l’islam et de la démocratie, vous avez dit que l’islam a un problème avec les démocraties. Et en conclusion, vous avez admis que la démocratie a un vrai problème avec l’islam. Vous avez dit aussi que pour changer, pour se renouveler ou se transformer, l’islam avait un deuil considérable à faire, pour se mettre à niveau, ou en correspondance, avec les démocraties. Les démocraties qui ont un problème avec l’islam, est-ce que c’est par les deuils successifs qu’elles vont faire de ce à quoi elles croient, qu’elles vont arriver à éviter à l’islam ce deuil immense qu’il n’est probablement pas prêt à faire ? Est-ce que c’est dans ce relativisme général que les démocraties vont chercher une solution un peu pérenne ?

Philippe d’Iribarne : Il me semble qu’actuellement, les démocraties sont en pleine révision de leur position à l’égard de l’islam. Elles ont été marquées par la croyance dans l’avènement d’une société dite « inclusive », pluriculturelle, plurireligieuse, porteuse d’une coexistence pacifique des religions. Quand on voit les déclarations de Theresa May, d’Angela Merkel, et très récemment les propos d’Emmanuel Macron à l’enterrement du colonel Beltrame, on observe une mise en cause de cette irénisme. Je pense que les démocraties ont menti aux musulmans en leur faisant croire qu’elles avaient accédé à une situation surplombante par rapport à la diversité des cultures et des religions, qu’ils pouvaient à la fois s’affirmer comme différents et être traités comme semblables. Dans la réalité de la vie du corps social, les choses ne se passent pas comme ça ! Les sociétés occidentales restent en fait extrêmement marquées, dans leur quotidien, par des réactions tout autres. Ceux qui se comportent comme différents sont traités comme différents ! Il y a eu l’année dernière un épisode assez savoureux qu’on peut donner en exemple. Des mères d’une école de Montpellier se sont rassemblées pour se plaindre du fait que, dans leur école, tous les non-musulmans étaient partis. Elles disaient qu’autrefois c’était bien, il y avait de la diversité dans l’école, il y avait des Blancs, des Chinois, etc., que maintenant ils sont tous partis, qu’on se retrouve complètement entre musulmans en se demandant ce qu’on va faire pour que les autres reviennent ? Or toutes ces mères étaient en stricte tenue islamique. Apparemment, elles ne se posaient pas la question de savoir pourquoi les non musulmans étaient partis, quel avait été en la matière le rôle de l’emprise islamique sur le quartier. Certes il y a des imams, par exemple Tareq Oubrou, qui disent aux musulmans que, s’ils veulent s’intégrer, il faut qu’ils suivent les mœurs de la société englobante pour tout ce qui n’est pas fondamental du point de vue de la religion. Mais, dans l’ensemble, on n’a pas dit clairement aux musulmans que, de même que tous les immigrés qui sont arrivés avant eux, il leur faut, pour s’intégrer, accepter de se conformer aux attentes des sociétés d’accueil.
En pratique une partie des musulmans donne très clairement la priorité à l’intégration, et bricolent leur rapport avec l’islam, je me suis récemment trouvé à France Culture avec l’un d’eux qui a écrit un livre sur le sujet. C’est un musulman parfaitement intégré, normalien, qui a été la plume du premier ministre à Matignon, banquier d’affaires etc. Sa mère est chrétienne, sa femme est chrétienne. Quelqu’un comme cela aimerait bien qu’on lui apporte une conception de l’islam dans lequel il puisse se retrouver. Je lui ai posé la question : « Mais pourquoi n’avez vous pas créé une mosquée libérale ? Après tout, il y a des synagogues libérales ! » Il m’a dit : « Nous on ne va pas à la mosquée ! La mosquée, c’est pour le petit peuple », Ces gens-là sont vus par les salafistes comme des apostats.
Dans le rapport avec les divers composants de l’islam, il semble que l’évolution actuelle des politiques est de dire qu’il faut encourager ceux qui s’intègrent bien et de décourager ceux qui veulent construire une contre-société islamique. Mais entre dire et faire, il y a de la marge. Un mouvement paraît lancé. Ainsi on commence à expulser des imams. J’ai été surpris en bien l’année dernière, quand on a fermé une mosquée, par la réaction du Conseil d’Etat. L’avocat de l’imam a déclaré que ce qu’on reprochait à celui-ci en le qualifiant d’incitation à la haine était dans le Coran, et le Conseil d’État a répondu, Coran ou pas Coran, du moment qu’il y a incitation à la haine, c’est punissable. La libre expression des religions n’est pas au-dessus de tout. Je crois qu’on est dans une phase de prise de conscience. Est-ce que l’association entre une société occidentale qui résiste plus et une partie des musulmans qui a vraiment envie de s’intégrer, va conduire à une marginalisation des salafistes ? Je ne sais pas. Les gens optimistes disent qu’il y a plein de musulmans qui en ont vraiment assez de l’islam, et qu’il y a des tas de conversions qui ne se disent pas parce que les gens ont peur. J’avoue que je n’ai pas d’informations de première main là-dessus, je ne sais pas si ça représente une perspective significative. Les évangéliques le croient.

Jean-Paul Guitton : J’ai beaucoup apprécié votre exposé qui a présenté un panorama général de l’islam. Mais peut-être répondait-il incomplètement à la question que notre Académie se pose : le cas de l’islam dans le cadre de notre thème d’année : la place de Dieu dans la cité, et dans la cité française. Vous avez certes commencé à répondre à certaines questions pratiques. Vous avez rappelé qu’on a menti aux musulmans, ce qui est tout de même fâcheux ; le « on », je pense, c’est la République, la République a menti, depuis un certain nombre de décennies, depuis qu’on ne parle plus d’assimilation ! La France a parfaitement su assimiler quantités de populations de diverses origines, y compris des musulmans. Mais depuis qu’on ne le fait plus, la situation s’est plutôt dégradée. L’exemple des juifs est intéressant, parce que les juifs, je ne sais plus à quelle époque, mais pendant des décennies, étaient fiers de devenir Français : ils ont francisé leurs noms et adopté des prénoms chrétiens ! Que n’a-t-on conseillé aux musulmans de faire la même chose, on n’en serait peut-être pas là où on en est ! La République essaie de faire des choses : depuis une vingtaine d’années, elle s’est dit, je vais prendre le modèle qui a marché avec les juifs, et je vais créer un Conseil national musulman. L’expérience prouve que cela ne marche pas, on le sait maintenant. J’ai vu par ailleurs que certains, je pense par exemple à Pierre Manent, proposaient d’aller vers quelque chose qui irait dans le sens d’une certaine communautarisation de l’islam. Serait-ce une solution viable, ce n’est pas sûr ? J’ai vu aussi récemment une proposition de faire un concordat, on ne sait pas bien avec qui, probablement pour résoudre le problème de la construction des mosquées. Mais si l’État français donne de l’argent aux musulmans, ça remet complètement en cause la laïcité de la loi de 1905, dont certains prétendent que c’est la solution, alors, que faut-il penser ?

Philippe d’Iribarne : Effectivement, on est dans une situation, dans tous les pays européens, où tout le monde se sent un peu dépassé et perdu. Si quelqu’un avait vraiment trouvé la solution, on le saurait. Ce qu’on peut quand même apprécier, c’est un début de prise de conscience du fait que la République a été un peu légère. Mais notre Église l’a été tout autant. Le passage des Lumières à une perspective postmoderne est en cause. Dans ce monde postmoderne, ce qui est important est d’être accueillant, de dialoguer, et surtout de ne pas faire de peine aux autres. Si en disant des choses vraies on peine autrui, on doit se taire. On est en train de revenir là-dessus, mais il y a du chemin à faire.

Mgr Philippe Brizard : En vous remerciant de votre intervention, je partage également le point de vue de mon voisin. Je reste un peu sur ma faim. La question reste positivement insoluble parce que l’islam n’est pas miscible avec un certain nombre de nos principes. Un coup d’œil de juriste fait immédiatement voir que le droit musulman et les différents droits occidentaux ne vont pas bien ensemble. On le constate aussi dans les pays où on a essayé d’imposer un droit d’inspiration occidentale à une société musulmane, comme la Turquie par exemple. Dans votre exposé, vous avez évoqué les relations du pape et de l’empereur. Je ne suis pas sûr que ce modèle vaille en Orient. En effet, celui de la symphonia, où l’empereur byzantin et le patriarche parlent d’une seule voix me paraît prévaloir et même être passé dans l’empire ottoman par voie de succession d’Etats à la chute de l’empire byzantin. C’est visible quand le sultan de Turquie entendait bien que la religion et le politique marchent du même pas. Les sultans ont bien vu que les chrétiens n’étaient pas miscibles dans l’ensemble de la population. Ils ont inventé un système qui n’a pas été que désavantageux aux chrétiens même s’il était pervers et qui est le millet : le millet permet aux chrétiens de vivre et de se développer en gardant leur droit et leurs coutumes. Revenons à l’islam : dans la longueur de l’histoire, les Ottomans n’ont jamais entendu que l’islam les domine. Le pouvoir ottoman s’imposait à l’islam ; sa crainte était que l’oumma (la communauté musulmane) fomente des troubles dans l’empire. Il ressort donc que la Turquie ancienne savait gérer des religions différentes et des peuples différents. Même les Juifs bénéficiaient d’un statut reconnu qui n’était pas si mauvais puisqu’aussi bien, les Juifs expulsés d’Espagne par Isabelle la Catholique furent nombreux à se réfugier en Turquie. Tout cela pour dire qu’on ne peut pas faire fi des évolutions lentes en Orient comme en Occident. Le millet a permis aux chrétiens de survivre comme les ghettos ont permis aux Juifs de survivre. Sans ces institutions, et malgré leur perversité, les uns et les autres auraient disparus. En France, les choses furent mûres pour les Juifs quand les lois votées sous l’impulsion de Clermont-Tonnerre et de l’Abbé Grégoire leur accordèrent la pleine citoyenneté. Toutes ces considérations pour dire que je me demande s’il ne faudrait pas envisager un statut pour les musulmans de France, comme un moment de leur évolution vers l’assimilation à la société. Telles sont mes apories devant l’islam qui devient intégriste. (Qu’il devienne tel servirait la cause des chrétiens. En effet, un musulman dans ses doutes ayant du mal à se voir athée se tourne vers une autre religion. Voyez le cas de Joseph Fadel, loin d’être unique d’après ce que je vois et entends. Ainsi de cette jeune femme issue de l’islam que j’ai baptisée à Pâques dernier : elle était venue me voir, il y a bien des années, avec sa requête : « Moi, je cherche un Dieu qui soit miséricordieux, au nom de qui on ne tue pas les gens, qui dise oui à la liberté et qui me donne le droit d’être femme ». Je lui ai répondu : « je crois que j’ai ce qu’il vous faut ».

Bénédicte Bernard : Nous savons qu’il sera nécessaire de structurer notre société autours de valeurs fondamentales, alors que celle-ci est en quête de sens et de repères. Sur le plan pratique, il est nécessaire de trouver un accord avec tous, donc aussi avec les musulmans, alors que l’islam ne distingue pas le spirituel et le temporel et forme un tout théologico-spirituel. Pensez-vous qu’aujourd’hui, en France, il soit possible de mettre en place un dialogue constructif avec les musulmans ouverts, modérés et libéraux, qui pourrait aboutir à un accord sur des fondements anthropologiques ?

Philippe d’Iribarne : Il y a tout à fait des musulmans avec lesquels on a ce dialogue, des gens comme Rachid Benzine ou Ghaleb Bencheikh. Ils ont ces préoccupations. La question, je crois, est de savoir comment ils sont reçus par les autres musulmans. Je me rappelle un débat avec l’un d’eux, Malek Chebel, qui me disait, le problème c’est que les salafistes sont bien vus et nous sommes traités comme des apostats ! Le choix de ces gens très occidentalisés est en fait de privilégier l’Occident et de faire au mieux avec l’islam. Ils ont pris beaucoup de distance par rapport à l’islam, et ce n’est pas seulement vrai en France. Ainsi, au Maroc il y a une couche très occidentalisée. J’ai eu l’occasion d’aller à un mariage au Maroc entre un Français et une Marocaine théoriquement musulmane, de mère allemande. L’époux français a dû aller au consulat du Maroc pour dire « Allah est grand et Mahomet est son prophète », en faisant comme si il se convertissait à l’islam, mais ses enfants sont baptisés. Il y a au Maroc toute une couche dont le rapport avec l’islam paraît fort distant… Ils font du business, ils sont riches…

Et puis il y a ceux qui au contraire privilégient l’islam, l’Occident passant en second, ou même étant rejeté. Etre d’un côté ou de l’autre représente un choix assez radical. Ceux qui font cette option se mettent plus ou moins en marge de la société. Les salafistes leur disent : « Vous n’êtes pas Français, vous le voyez bien, mais vous n’êtes pas non plus Algérien, Marocain, etc., parce que quand vous retournez au pays, on ne veut pas de vous. Donc, votre identité, c’est d’être musulman, avec tout l’imaginaire qui va avec : la grandeur musulmane, le califat. » Ces gens peuvent n’avoir jamais lu le Coran, mais il y a un imaginaire extrêmement séduisant : l’appartenance à une communauté conquérante. Je ne vois pas bien comment parler avec ces gens-là…

Concernant le système des millet, je suis sûrement infiniment moins connaisseur que vous. Il s’est épanoui dans un empire. La coexistence des nationalités dans un empire, on l’a vu aussi dans l’empire austro-hongrois, dans l’ex-Yougoslavie ou dans l’Union Soviétique, est permise par le fait qu’un autocrate est au-dessus de toutes les communautés, et arbitre entre elles. Peut-on transposer cela dans un système démocratique, avec la règle de la majorité ? Ce n’est pas pour rien, vous me corrigerez si je me trompe, qu’il semble qu’un certain nombre de minorités en Syrie trouvent que, somme toute, Bachar el-Assad, tout dictateur qu’il est, est encore préférable au règne d’une majorité sunnite. Avoir un système de millets ça veut dire (il y en a du reste, qui le disent) qu’il faut que l’Europe redevienne un empire et que dans un empire, on pourra avoir une coexistence de communautés… Ca me paraît un peu spéculatif. Vous évoquez Pierre Manent, je l’apprécie énormément, mais sur l’islam, qui n’est pas son sujet de prédilection, je trouve qu’il va bien vite. Ainsi il parle de respecter les mœurs islamiques… quand on voit la diversité des mœurs au sein des pays musulmans (cf. la tenue des femmes), je ne vois pas trop ce que cela signifie.

Mgr Philippe Brizard : Je me rappelle avoir entendu au cours d’un dialogue islamo-chrétien un musulman expliquer à des chrétiens que, s’ils voulaient savoir des choses sur Jésus, ils devaient lire le Coran parce que, les évangiles étant falsifiés, il était le seul à dire la vérité.

Philippe d’Iribarne : Cela rejoint tout-à-fait, une revue de dialogue islamo-chrétien, dans laquelle un musulman, très gentil envers les chrétiens, leur expliquait que si réellement ils voulaient savoir des choses sur Jésus, il fallait qu’ils lisent le Coran ! Parce que tout ce qu’il y a dans les Évangiles est falsifié… Dans le Coran, ils sauraient vraiment !

Jean-Pierre Brulon : Vous avez évoqué la question de l’islam au cœur de la cité et finalement celle de la démocratie, mais justement est-ce que la question, ce n’est pas celle de l’islam et la démographie ? Je voudrais vous faire part d’une lecture récente que j’ai pu faire aux Archives diplomatiques françaises, à La Courneuve, écrits échangés entre deux consuls généraux de France, l’un au Levant, l’autre en Palestine. Ils décrivent la France comme la première puissance musulmane du monde, en 1946 et en 1947. Est-ce qu’aujourd’hui la vraie question n’est pas celle de la démographie musulmane en Europe ? Qui n’est en réalité que le basculement d’une population qui était présente dans les anciens empires coloniaux européens ?

Philippe d’Iribarne : Là vraiment, je ne suis pas démographe du tout. Vous soulignez à juste titre un problème important, que l’intégration dépend du nombre… et que la construction d’une contresociété musulmane est d’autant plus possible que le nombre de gens qui s’y agglutinent est important. Les démographes professionnels se battent sur l’estimation du nombre de musulmans, leur évolution, etc., Je lis ce qu’ils racontent, mais je ne me sens pas capable de prendre position.

Nicolas Aumonier : Que pouvons-nous faire par rapport à l’interdit de ne pas tuer, qui est plutôt fondateur chez nous, et qui ne l’est pas du tout, quand il s’agit de mécréants, dans la civilisation musulmane ? C’est une toute petite question !

Philippe d’Iribarne : Les musulmans aiment bien citer un verset qui dit que celui qui tue un homme, c’est comme s’il tuait toute l’humanité. Mais en fait si on lit le texte c’est autre chose : celui qui tue un homme, virgule, qui n’a pas fait un certain nombre de choses, virgule, c’est comme…Et le verset d’après affirme que celui qui a fait ces choses méchantes doit être ou crucifié, ou qu’on doit lui couper la main, le pied, etc. Je crois que pour la majorité des musulmans, c’est écrit dans le Coran, donc Dieu l’a dit, donc il n’est pas question d’y toucher.
Parmi ceux que vous évoquiez tout à l’heure, il y en a qui sont prêts à considérer que, somme toute, le Coran provient d’une certaine société, qu’il répondait à des questions particulières, liées à un environnement particulier, et que le monde ayant changé, il ne faut pas le prendre au pied de la lettre. Ceux-là diront que ce qui est écrit était vrai à l’époque, mais ne l’est plus maintenant, de même que, quand on lit dans la Bible qu’il faut massacrer un les ennemis d’Israël, on dit c’est le contexte, ce n’est plus vrai. La question en la matière, est dans quelle mesure et dans quelle proportion, les musulmans vont-ils rester scotchés à l’idée du Coran incréé, parole de Dieu énoncée mot à mot à laquelle on ne peut rien changer ? Dans quelle mesure vont-ils rentrer au contraire dans une vision plus contextuelle du Coran que défendent un certain nombre de musulmans, pour lesquels ce n’est pas attenter au sacré de Dieu que de dire que le contenu du texte est lié à un certain contexte ? Ce sont les musulmans qui peuvent dire ce qu’ils vont faire.

Séance du 5 avril 2018