par Bruno Dary, Général d’Armée

Le président : Nous sommes très heureux d’accueillir, dans le cadre de notre cycle « Dieu dans la Cité », le Général Bruno Dary et avant qu’il nous entretienne de la « religion dans les armées », je voudrais rappeler quelques faits majeurs de sa carrière militaire et de ses activités actuelles.
Ancien officier général, issu de Saint-Cyr, breveté des techniques aéroportées et de l’Ecole de Guerre, titulaire d’un Master 2 (ex-DEA) de Sciences politiques et auditeur de l’IHEDN, le général Bruno DARY a achevé sa carrière comme général d’armée et Gouverneur militaire de Paris.

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Sa riche expérience est d’abord tirée de ses nombreux engagements opérationnels, comme l’opération sur Kolwezi en 1978, puis dans les Balkans en 1995 et également comme commandant de l’opération « Licorne » en Côte d’Ivoire en 2003. Sur le territoire national, il a eu à gérer des crises face à des risques naturels, notamment dans le Gard en 2002 et 2003, ou encore à les prévenir comme la « crue centenale de la Seine ». Durant toute sa carrière, il a exercé le commandement des hommes, et notamment des légionnaires, comme lieutenant et capitaine puis comme chef de corps du 2° Régiment Etranger Parachutiste et enfin celui de la Légion étrangère. Il a eu aussi la charge de conduire à plusieurs reprises des réorganisations importantes, notamment sur l’implantation et le fonctionnement des forces armées en Ile-de-France.
Une fois à la retraite, il a voulu mettre ses nombreuses réflexions et sa riche expérience au service des entreprises ou de grands groupes, dans le domaine de « l’anticipation stratégique ». Son expérience dans la gestion des crises, sa maitrise des techniques de planification, sa prise en compte de la dimension humaine dans les difficultés et ses nombreux contacts avec des autorités de haut niveau lui ont permis de développer une méthode d’analyse et de prévention des risques, comme des modes de réflexion sur l’innovation et la conduite du changement.

À titre bénévole, il est président du Comité de la Flamme sous l’Arc de Triomphe, président de la Saint-Cyrienne et vice-président de l’Entraide-Para.

Puis, après s’être battu durant 40 ans en se demandant quel pays nous laisserions à nos enfants, il s’est engagé depuis plusieurs années dans d’autres combats, visant à défendre la famille et l’enfance, en se demandant alors quels enfants nous allons laisser à notre pays.
Enfin je voudrai terminer cette présentation par la conclusion de l’éloge funèbre que le Général Dary, a prononcée aux obsèques d’Hélie de Saint Marc le 30 août 2013, qui fera le lien avec notre thème de ce soir « La religion dans les armées » :

« Oui, Hélie, oui, nous nous reverrons à l’ombre de Saint Michel et de Saint Antoine, avec tous tes compagnons d’armes, en commençant par les plus humbles, dans un monde sans injure, ni parjure, dans un monde sans trahison, ni abandon, dans un monde sans tromperie, ni mesquinerie, dans un monde de pardon, d’amour et de vérité !
A Dieu, Hélie….A Dieu, Hélie et surtout merci ! Merci d’avoir su nous guider au milieu des « champs de braise !
 »

Bruno Dary  : Pour introduire un sujet complexe, le mieux c’est de prendre les textes du jour :

« Moïse était encore sur la montagne du Sinaï, le Seigneur lui dit : « Va, descends, ton peuple s’est perverti, lui que tu as fait monter du pays d’Égypte. Ils n’auront pas mis longtemps à quitter le chemin que je leur avais prescrit ! Ils se sont fabriqué un veau en métal fondu ils se sont prosternés devant lui. Ils lui ont offert des sacrifices en proclamant : “Israël, voici tes dieux, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte.” »
Le Seigneur dit encore à Moïse : « Je vois que ce peuple est un peuple à la tête dure. Maintenant, laisse-moi faire ; ma colère va s’enflammer contre eux et je vais les engloutir ! Mais, de toi, je ferai une grande nation. »
Moïse apaisa le visage du Seigneur son Dieu en disant : « Pourquoi, Seigneur, ta colère s’enflammerait-elle contre ton peuple, que tu as fait sortir du pays d’Égypte par la vigueur de ton bras et la puissance de ta main ? Pourquoi donner aux Égyptiens l’occasion de dire : “C’est par méchanceté qu’il les a fait sortir ; il voulait les exterminer dans les montagnes et les balayer de la surface de la terre” ? Reviens de l’ardeur de ta colère, renonce au mal que tu veux faire à ton peuple. Souviens-toi de tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même : “Je rendrai votre descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel ; je donnerai à vos descendants tout ce pays que j’avais promis, et il sera pour toujours leur héritage.” »
Le Seigneur renonça au mal qu’il avait voulu faire à son peuple. »
Exode (32, 7-14)

C’est un combat renversé, le Seigneur veut user de la violence pour châtier son peuple, et Moïse lui demande de ne pas le faire, le Bon Dieu écoute Moïse. La Bible commence par le meurtre d’Abel par Caïn et se termine par un autre meurtre et même une crucifixion, – heureusement, il y a la Résurrection après qui nous donne l’Espérance, – mais on voit bien que la force et la violence sont partout dans la Bible et l’Évangile. Quand le Christ s’adresse au centurion, non seulement il ne lui dit pas « Va et ne pèche plus », comme à Marie-Madeleine, mais il l’honore tout de suite en disant : « Jamais je n’ai vu une telle foi en Israël » ; puis, il l’honore à moyen terme en guérissant son serviteur, et enfin il l’honore à long terme, puisqu’à chaque messe on répète ses propres paroles : « Seigneur, je ne suis pas digne que tu rentres sous mon toit ». On voit bien que le rapport entre Dieu, la force et la violence, et bien sûr les hommes, est un rapport complexe et fréquent.

Pour évoquer la place de la religion dans les armées, j’aborderai trois points : d’abord, je rappelerai quelques spécificités du cadre militaire, pour vous montrer qu’il est précis, exigeant, qu’il a une forte identité culturelle et qu’il est protecteur. Certains aspects vous paraîtront évidents, mais j’en tirerai ensuite des conclusions qui s’adressent à la place des religions, et donc de Dieu, dans les armées. Dans une deuxième partie, je parlerai du corps des aumôniers et de leurs spécificités, car ils ont une solde comme tous les militaires, du moins pour ceux qui sont en activité. Dans une troisième partie, qui sera le cœur de cet exposé, je parlerai des opérations et de la mort, puisque la spécificité unique du métier militaire, c’est de risquer sa vie, mais surtout de donner la mort sur ordre du chef des armées, qui est le Président de la République.

I – Le cadre militaire

Je vais évoquer douze points différents qui vous permettront de voir que l’armée est un milieu protégé et que le rapport entre les religions et la Défense est un rapport apaisé. On trouvera toujours tel aumônier qui est excessif, etc., mais cela engage la personne, cela n’engage pas l’institution et ce rapport apaisé.

La finalité des armées, c’est de faire la guerre. L’armée n’est pas là pour distribuer des rations, – même si on le fait de temps en temps, dans les pays sous-développés ou en crise, – elle est là pour faire la guerre. C’est le chef des armées, le Président de la République, – et c’est inscrit dans l’article 15 de la Constitution, – qui décide de l’engagement des forces, il n’y a que lui qui puisse le faire.

Si vous avez l’occasion d’aller aux Invalides, il y a encore les canons de l’époque de Louis XIV sur lesquels est inscrit, et même gravé dans le bronze, « Ultima ratio regis ». Même si pour Louis XIV cela ne fut pas toujours l’ultima ratio, quand même « l’ultime argument du roi » c’est de faire la guerre. Alors la « guerre » recouvre un sens très large, même si la mission est clairement définie, aujourd’hui on dira participer, ou être engagé dans des opérations, comme actuellement dans la bande sahélo-saharienne.

La deuxième spécificité, c’est la structure hiérarchique, pyramidale, du première classe jusqu’au général d’armée. On ne devient pas capitaine, colonel ou général par hasard, on ne peut pas « sortir quelqu’un du chapeau » et se dire : « lui on va en faire un général ou en faire un cadre de régiment », c’est une progression. D’ailleurs, nous n’appelons pas cette progression « l’ascenseur social », nous parlons de « l’escalier social » ; l’ascenseur c’est automatique, on appuie sur le bouton et il monte tout seul, alors que l’escalier, il faut faire un effort. Je prends le cas du Général Bigeard, il est rentré tout petit, il a fait des études, il a travaillé, et il a eu la chance de participer à des opérations, mais il s’est fait lui-même et il a terminé général, mais ce grade se gagne au mérite, que ce soit au mérite sur les champs de bataille ou au mérite dans les postes de commandement, dans les responsabilités, ou en passant des examens. Donc il existe une structure hiérarchique, si quelqu’un a des responsabilités, c’est qu’il les a méritées.

Ensuite, c’est une armée de volontaires, les gens s’engagent, et, dans les six premiers mois ceux qui ne sont pas contents peuvent dénoncer leur contrat. (Aujourd’hui on en parle beaucoup , parce qu’on a un ancien militaire qui se comporte très mal, dénommé Lelandais, un ancien militaire, a fait deux ans de service – il était au 132e groupement cynophile de l’armée de terre, le régiment des maîtres-chiens – et puis au bout de deux ans, on s’est aperçu qu’il se comportait mal, on a rompu le contrat et il a été « remercié », ce qui signifie qu’il a été mis à la porte de l’armée parce qu’il n’y avait pas sa place.) Je rappelle qu’un militaire est quelqu’un qui a une arme et on ne peut pas confier une arme à n’importe qui. Donc nous avons une armée de volontaires, celui qui n’est plus volontaire, ne renouvelle pas son contrat, ou si la situation est grave, c’est l’armée qui dénonce le contrat.

Il faut être majeur pour porter une arme, ce qui nous évite le problème des enfants-soldats. J’en ai rencontré notamment en Côte d’Ivoire, c’est un grave problème, parce que les enfants n’ont pas la conscience morale des adultes et on peut leur faire faire n’importe quoi. Donc nous n’avons pas ce problème-là d’éducation, puisque les engagés sont tous majeurs, ce qui nous protège, en outre, de toutes les relations parents-enfants. Avec une petite exception, les lycées militaires, c’est une antenne de l’armée, mais c’est une autre logique, les élèves ne portent pas d’arme, ils sont là uniquement pour leur éducation.

L’importance de l’uniforme  : c’est très beau, mais il faut regarder au-delà. D’abord l’uniforme protège, il n’y a pas les « chipotages » dans les collèges, , les lycées, sur le look etc., tout le monde a le même uniforme, c’est le bon côté de l’uniforme. C’est-à-dire que l’uniforme c’est un peu, pour reprendre l’exemple de l’école de Jules Ferry, « la blouse grise de la République », tout le monde est au même niveau.

On a une structure qui s’appelle le service militaire adapté (SMA) dans les départements et territoire d’outre-mer, où l’on va chercher les plus paumés de la société. Comme dit le général qui commande, on va mettre dans la société « la crépine au fond du marigot », pour aller chercher non pas celui qui sait écrire mais celui qui ne sait pas écrire ; et ces gens-là, les plus perdus, le fait de mettre un uniforme leue perùmet de monter dans la société, parce que c’est la première fois de leur vie qu’ils sont habillés correctement. Donc l’uniforme est important, en plus cela donne l’autorisation de porter une arme. Autrement dit, si vous vous promenez dans la rue avec une arme, un policier vous dira : « Monsieur, venez au poste de police », et vous serez enfermé, sanctionné, puni, condamné, etc. Alors que le fait d’avoir un uniforme, vous donne le droit de porter une arme.

Et puis l’uniforme on le respecte, parce que pour les soldats qui meurent au combat, c’est pour eux leur linceul. Rien que pour cela, il mérite d’être respecté. Donc, l’importance de l’uniforme, avec son histoire, son passé, qui créent une protection, une structure et un ciment.

Autre point, moins marqué aujourd’hui, l’armée est une société très masculine. Quand je dis cela, c’est très général, les unités opérationnelles, les unités de combats, qui vont au contact de l’ennemi, sont très masculines pour trois raisons : questions de résistance physique, quand on a des sacs de 30-40 kilos sur le dos, il faut pouvoir les porter, une journée complète ; questions de promiscuité, dans l’unité opérationnelle il y a une promiscuité à l’exercice, en chambrée, etc., et puis questions de libido, tout simplement, quand vous partez quatre ou six mois en opération c’est mieux d’être entre hommes. C’est pour cela que les unités opérationnelles, qui s’engagent, sont très masculinisées. Alors que si vous allez dans l’état-major de Balard, par exemple, la moitié du personnel est féminin, mais leur mode de vie est un mode de vie de « fonctionnaire ». Quand j’étais gouverneur militaire de Paris, on réorganisait l’Ile-de-France, je leur avais dit : « du simple soldat jusqu’au chef d’état-major des armées, vous avez tous les mêmes besoins. Vous arrivez le matin à 8 h, il vaut faut un bureau, des réseaux pour internet, de quoi manger à midi, être chauffé, et c’est tout. » Ce n’est pas péjoratif, ce sont les unités fonctionnaires. En revanche, on a pas mal de jeunes femmes « beurettes », ou musulmanes, qui s’engagent et trouvent refuge chez nous grâce à l’uniforme qui les protège de leur milieu extérieur, où il y a une pression très forte ; on en a beaucoup comme cela, elles ne s’en vantent pas, mais ce sont des femmes très bien.

L’importance de la fraternité d’armes, la cohésion ne se construit pas d’un coup de baguette magique ; elle commence par le fait dormir ensemble, d’avoir des chambrées, de déjeuner ensemble, de crapahuter, de faire des exercices ensemble, et puis elle trouve son paroxysme en opération. lorsqu’on a des gens un peu troubles qui viennent, qu’on ne sait pas trop ce qu’ils ont derrière la tête, grâce à la fraternité d’armes, on les repère tout de suite, au bout de cinq ou six mois de vie en section ou en peloton, ils craquent et l’on voit à qui l’on a à faire. Donc le fait de vivre ensemble est important. C’est la raison pour laquelle – je fais une parenthèse, parce que j’ai commandé la Légion étrangère et j’ai été amené à réécrire les statuts de la Légion, – on ne peut pas mettre dans les statuts de la Légion, vis-à-vis de la loi européenne ou de la loi française, qu’un corps ne peut pas être féminisé. Donc on ne met rien, et c’est au général commandant la Légion de décider de ne pas féminiser la Légion. Mais pourquoi ne veut-on pas féminiser la Légion ? Outre le fait que la Légion est une force combattante, c’est en raison de ce vivre-ensemble, parce que quand vous avez des ouzbèks, des russes, des brésiliens et des africains qui vivent ensemble, la cohésion se fait déjà dans les dortoirs par le vécu commun, matin, midi, soir et la nuit ; si c’était féminisé, il faudrait séparer en deux, et la cohésion de la Légion elle-même en souffrirait.

Autre caractéristique, nous sommes un pays de tradition judéo-chrétienne, donc, – peut-être pas quand on est en opération, – on vit selon le rythme du calendrier grégorien, on ne travaille pas le dimanche, il y a des semaines normales, etc. Il existe cet environnement culturel qui fait qu’on respecte les fêtes chrétiennes, qui sont devenues des fêtes républicaines, Noël, Pâques, etc., et nous vivons dans un monde militaire où l’empreinte « culturelle » est forte. Empreinte culturelle qui découle d’une tradition « cultuelle » ; je prends un exemple : chaque subdivision d’armes a des saints : la gendarmerie, c’est sainte Geneviève, les paras, c’est saint Michel, les sapeurs, c’est sainte Barbe, saint Gabriel pour les transmissions, saint Georges pour la cavalerie, saint Luc pour les médecins etc. Il y a toujours des laïcards qui font contestent cette traditionmais elle est dans les gènes, on sait que chaque année, le 29 septembre, c’est la saint Michel, c’est une tradition. À la Légion, Noël et les crèches font partie de la tradition de la Légion ;- en plus c’est la fête de la famille, et la famille légionnaire cela a un sens. Donc ce sont des fêtes de la tradition militaire issues d’une tradition cultuelle, qui sont pour ainsi dire inscrites dans le marbre.

Dans le monde militaire, nous sommes dans une vie normée, il y a une progression, il y a un rassemblement le matin, il y a des activités, puis un rassemblement à 14 h, c’est une vie qui est encadrée, que ce soit aux quartiers, à l’entraînement, en opération, même ceux qui sont engagés à Sentinelle, il y a des heures où ils sont en service, des heures de repos, chacun ne fait pas ce qu’il veut, vous êtes dans un monde qui est ordonné, vous avez une vie normée, et en permanence sous contrôle. Et il est écrit que le service ne doit pas être perturbé par la pratique religieuse, il n’est donc pas question de dire, c’est l’heure de la prière le matin, ou à cinq heures.

La notion de service l’emporte sur la notion de laïcité. En fin de compte, la laïcité n’est pas un problème dans les armées. On est en service et c’est tout. Il existe une complémentarité entre la pratique religieuse de chacun et le service. Quand j’étais à l’état-major des armées, l’aumônier célébrait le Mercredi des Cendres entre midi et deux heures et ceux qui le voulaient, allaient à Sainte-Clothilde et recevaient les Cendres, c’était en complémentarité. La notion de service prime sur la notion de laïcité. Il ne viendrait à l’idée de personne de faire du prosélytisme parce qu’on a un monde qui est ordonnancé, dans lequel chacun a sa place.

Dernière caractéristique du métier militaire, j’y reviendrai dans la dernière partie de mon propos, c’est la spécificité militaire, c’est un métier où l’on risque sa vie. Cela ne veut pas dire qu’on va au combat pour mourir, mais on sait que, quand on part en opération, on peut risquer sa vie ; on a eu deux morts il y a quinze jours dans la bande sahélo-saharienne. Comme le disait le Général Dubail, – je n’ai pas retrouvé exactement les termes de la citation, – « Lorsqu’on amène des soldats à risquer leur vie, on ne peut leur refuser de croire qu’il existe un monde après la mort. » Il avait parfaitement raison, vous croyez à ce que vous voulez, mais on ne peut pas refuser à quelqu’un qui va risquer sa vie de penser qu’au-delà de la mort, il y a une autre vie. Je crois que c’est important, – on le verra, par l’expérience que j’ai eue comme Gouverneur militaire de Paris, – le fait qu’il y ait cette empreinte d’une mort présente, évite toute idéologie, et limite beaucoup de querelles et beaucoup de débats.

Vous voyez que tout ce cadre général, qui est ordonnancé et ordonné, fait que les religions ont bien sûr leur place, a fortiori parce qu’il y a cette présence de la mort, pas très prégnante, mais bien réelle, qui plane au-dessus de nos têtes, qui fait que les religions ont leur place, toute leur place, surtout en opérations.

II – Les aumôniers

L’origine des aumôniers vient d’une décision de ce qu’on appelle la « laïcité positive », et dans le cadre de cette laïcité, le devoir de l’État est de subvenir aux besoins spirituels du personnel. Quelle est vraiment l’origine ou la raison, cela n’a jamais vraiment été précisé, mais on a des organismes où l’État, – compte tenu du fait que les gens ne pouvaient pas se déplacer pour la pratique de leur foi, – a autorisé la présence des aumôniers. C’est l’école avec leurs internats, les hôpitaux, les prisons et les armées, avec la spécificité des armées, c’est que ce sont les seuls aumôniers qui soient rémunérés. Dans les internats, c’est parce que parallèlement à l’éducation en maths, en sciences, il existe une éducation spirituelle. Pour les autres organismes, ce sont des gens qui sont confrontés à la vie et à la mort, raisons que l’on retrouve en prison, que l’on retrouve à l’hôpital et que l’on retrouve en opération. Ce regard qui remonte à la séparation de l’Église et de l’État est important, c’est une lecture positive de la laïcité, nul ne peut être privé de son droit de pratique religieuse.

Pendant longtemps il y a eu trois religions reconnues : la religion catholique, la religion protestante et la religion judaïque ; depuis 2005, la religion musulmane l’est aussi. Avant ce propos, j’ai appris qu’il y avait aussi un aumônier orthodoxe en réserve. Cela doit être pour la Légion. Je ne m’étais posé la question quand je commandais la Légion étrangère, de savoir s’il fallait demander des aumôniers orthodoxes. Mais un camarade orthodoxe, m’avait dit :« ne fais surtout pas cela, parce que tu vas être confronté aux différents Patriarcats, de Jérusalem, de Moscou, de Rome, etc., tu ne vas plus t’en sortir ; les orthodoxes iront soit chercher les aumôniers catholiques, soit ils iront à l’extérieur trouver leurs aumôniers ! » et je n’ai jamais eu de problème pour cela.

Donc, au sein des armées, l’aumônerie militaire traduit ce souci des armées françaises de garantir à ses personnels, au moins à ceux qui le souhaitent, le meilleur environnement pour pratiquer leur religion, et les opinions religieuses, comme les opinions politiques, sont libres dans les armées, mais elles ne peuvent être exprimées qu’en dehors du service, avec la réserve exigée par l’état militaire. La finalité des aumôniers c’est d’accompagner le soldat spirituellement, et pas uniquement les chefs. En effet, conseiller le commandement, c’est important parce que quelquefois vous avez un personnel qui se plaint, par exemple, qu’il veut ceci à l’ordinaire pour le repas, ou qu’il veut faire sa prière à tel moment, etc., on appelle l’imam et on lui soumet cette demande. Ils sont donc conseillers du commandement. Et ils ont également à témoigner de leur foi, sans faire de prosélytisme, c’est-à-dire que le catholique n’est pas aumônier pour les catholiques, il est « aumônier catholique pour tous les soldats ». Le musulman, il n’est pas aumônier des soldats qui sont musulmans, il est « aumônier du culte musulman pour l’ensemble », et il peut très bien en parler avec d’autres, c’est important.

La majorité des aumôniers sont en activité, c’est-à-dire qu’ils sont sous contrat pendant deux ans, quatre ans, etc., ils sont à peu près 230 ; la grosse majorité se trouve quand même dans le culte catholique, ils sont 150 plus 40 réservistes, les protestants 35 dont 20 réservistes, les israélites 22 et 10 réservistes, et les musulmans 38 et 7 réservistes. Donc, au total, à peu près 230, et 80 réservistes. Les réservistes, ce sont ceux qui font des périodes, et que l’on envoie en général en opération extérieure. Ils ont plusieurs statuts, soit en activité, soit réserviste, certains sont à la retraite, mais continuent d’exercer. Je prends le cas, parce que certains le connaissent, du Père Lallemand qui est resté pendant vingt ans à Aubagne et à Puyloubier, il était à la retraite et touchait sa retraite comme aumônier militaire, et il continuait bénévolement. On a également des desservants volontaires, ce sont des prêtres de paroisse qui, comme il n’y a pas suffisamment de ressources en aumôniers, desservent un régiment. C’est le cas par exemple à Saint-Christol, où il y a un régiment de Légion, c’est le curé d’Apt qui y monte, avec des limites, parce qu’il a déjà une paroisse, et qu’il ne peut pas partir en opération extérieure à cause de sa charge, il ne peut pas suivre le régiment. Tous les aumôniers ne sont pas forcément prêtres. Quand j’étais Gouverneur de Paris, j’avais une aumônière qui s’occupait de Saint-Germain-en-Laye. Elle faisait le travail, et de temps en temps elle faisait venir un prêtre ou l’aumônier de l’armée de Terre, pour certaines cérémonies.

Quelques principes sur les aumôniers : ils n’ont pas de grade, ils ont l’équivalent administratif du grade d’officier, et chacun des aumôniers en chef a l’équivalent du grade de général, mais c’est une tradition héritée du culte catholique. Ils n’ont pas de grade, mais chaque aumônier a le grade de la personne à qui il parle. C’est très joliment dit, et c’est une réalité, c’est dire qu’il doit se mettre à la portée de celui à qui il parle, il a donc de facto le grade du soldat à qui il s’adresse, sous-officier, officier, général… Ils sont soumis aux droits et aux devoirs de tous les militaires, puisqu’ils sont en tenue et qu’ils ont une solde, et ils savent qu’ils ne doivent pas interférer avec le service. Leur tenue porte leur attribut, la croix, le croissant, etc., et depuis 2017, pour les plus jeunes, ils reçoivent une formation initiale d’aumôniers militaires, qui est surtout une formation militaire pour leur apprendre les structures, l’organisation des armées, etc. Pour les aumôniers catholiques, Monseigneur Ravel, il y a quelques années, a créé un séminaire pour l’aumônier militaire, rue Notre-Dame des Champs. Mais jusqu’à présent, le principe était que l’aumônerie militaire « empruntait » les aumôniers dans les différents diocèses, pendant une période minimum de cinq ans. Compte tenu de la raréfaction des prêtres, certains évêques voyaient cela d’un mauvais œil, surtout lorsque, parfois, les aumôniers se plaisaient dans le système militaire et restaient cinq, dix, quinze ans, voire plus. C’était une perte sèche. Certains cependant faisaient cinq ou dix ans puis retournaient dans leur diocèse. Pour les israélites, c’est différent, en général il y en a très peu de Juifs dans les régiments, et l’aumônier est plutôt au niveau de la région ; ils ont toujours une communauté, ce n’est pas une paroisse, mais ils sont toujours en double fonction.

Une particularité à noter, quand le régiment ou la base est en garnison, le rôle des aumôniers militaires est bien sûr d’accompagner la communauté militaire, mais ils doivent œuvrer en coordination avec le clergé local. Parce que quand ils partent avec le régiment ou qu’ils reviennent d’opération, la vie des familles continue. Donc les naissances, les baptêmes, etc. les liens se créent. Comme ils accompagnent les familles, il faut qu’ils travaillent en bonne intelligence avec le clergé local, sachant qu’ils peuvent donner un coup de main, ils peuvent aller célébrer des messes ou œuvrer en liaison avec ce clergé local, mais leur priorité demeure le régiment. Il y a donc une intelligence de situations à avoir avec le clergé local, à qui ils « passent le relais » quand ils partent. Mais il y a des familles qui ont assez peu de relations avec les aumôniers, parce qu’elles sont très ancrées sur leur paroisse, et quand le mari n’est pas là, elles y restent attachées.

En opération, le rôle de l’aumônier prend toute sa plénitude. D’abord il y a des endroits où il n’y a pas de prêtre, quand on va dans des zones désertiques, dans les Balkans, en Côte d’Ivoire ou actuellement dans la bande sahélo-saharienne, si vous voulez apporter une spiritualité quelle qu’elle soit à vos soldats, vous êtes obligés d’arriver avec. J’ai un fils qui est actuellement engagé en Syrie avec les forces spéciales : pendant quatre mois, il n’aura pas vu un prêtre, car on ne peut pas mettre non plus un prêtre derrière chaque détachement militaire, surtout si ce sont des petits détachements, comme dans les forces spéciales. Dans la mesure du possible, il y a entre 10 et 15 aumôniers catholiques, qui sont en permanence engagés sur les théâtres d’opération. Ce qui est lourd, parce que quand je dis « théâtre d’opération », c’est également, par exemple, le groupe Jeanne d’Arc. Vous savez qu’après avoir été formés à l’École Navale, les officiers de marine passent pendant six mois sur la Jeanne d’Arc, qui n’existe plus en tant que bateau, mais c’est le groupe Jeanne d’Arc ; ils appareillent pour presque 6 mois et, à bord, un aumônier est présent et fait tout le périple. C’est cette particularité qu’il faut bien comprendre, vie de garnison et vie en opération ou vie de projection.
Quelques spécificités par religion : les rabbins sont assez peu nombreux, car il y a très peu de soldats d’origine juive, il y en a quelques uns à la Légion, il y en a surtout au niveau régional, avec des gens brillants, l’avant-dernier responsable du culte israélite c’était Haïm Korsia, qui est devenu Grand rabbin de France, avec qui j’ai eu des relations très suivies. Les protestants, assez peu nombreux aussi, en général leurs aumôniers couvrent plusieurs régiments. À la Légion, il y en avait un pour toute la Légion. Les catholiques, les plus nombreux, mais maintenant on a beaucoup de gens qui certes ont été baptisés, mais dont la foi n’est pas très affirmée. Cependant avec le souci de l’opération, où les gens sont confrontés à eux-mêmes et souvent confrontés à la mort ou à la blessure, ils en éprouvent le besoin.

Mgr Ravel, qui a marqué de son empreinte, par sa personnalité d’une part, et par le fait qu’il a créé un séminaire, est conscient de cette nécessité de formation. Dans le monde protégé de l’armée, le danger de former des jeunes prêtres qui risquent d’être « prisonniers de la chose militaire », il faut y être vigilants. Je conseille d’envoyer ces jeunes aumôniers dans les paroisses, dans des bonnes paroisses du 93, pour leur faire prendre un peu de poids et qu’ils reviennent plus tard à la chose militaire. Parce que parfois on a des jeunes aumôniers qui veulent être « plus royalistes que le roi » et qui sont pris par la cause militaire. Quand vous voyez un aumônier faire de la chute libre en soutane, ce n’est pas ce qu’il fait de mieux ; ce n’est pas bien grave, mais il faut faire attention à ces aumôniers un peu trop subjugués par l’ordre et l’opérationnel.

Pour l’aumônerie musulmane, je ne sais pas comment ils sont formés. La difficulté c’est de leur faire reconnaître qu’on est dans un pays de culture judéo-chrétienne. Donc le vendredi, on travaille comme tout le monde, et quand il font leur jeûne, c’est une affaire individuelle, mais la personne qui fait un exercice, il ne faut pas qu’elle défaille parce qu’elle jeûne. Pour la nourriture, il y a dans tous les ordinaires des plats sans porc, mais cela ne va pas plus loin ; les prières, ils les font dans leur cœur, etc. Quand j’étais dans ma responsabilité de Gouverneur militaire de Paris, j’ai fait transformer à l’École de guerre une salle qui ne servait pas à grand-chose en salle de prière, sinon les musulmans, stagiaires étrangers, qui venaient duMoyen-Orient, faisaient leur prière dans les vestiaires ou n’importe où ; comme on les fait venir, et qu’ils étaient quand même une trentaine ou une quarantaine, on leur a réservé cette salle où ils faisaient leur prière, et cela n’a pas interféré avec les conférences et le service. D’une manière générale, l’organisation telle qu’elle est faite permet que cela se passe bien, quand il y a des problèmes, ce sont plus des problèmes de personnalité, des gens qui sont excessifs dans leur comportement, que des problèmes de structure.

III – La religion dans les armées en opération, l’homme face à la mort.

Une opération, c’est un endroit où brusquement la loi de la force a remplacé la force de la loi. C’est un pays où la loi ne s’applique plus, où l’on est obligé d’engager la force, et où l’on se retrouve confronté avec des actes violents pour imposer de nouveau, par la force, la loi. C’est la loi du plus fort. Donc, quand vous êtes engagé, vous devez être le plus fort. Brusquement vous vous retrouvez plongé dans un milieu où si vous avez pris le dessus, vous êtes le plus fort et vous n’avez plus de limites. Vous devez donc avoir une éthique forte, sinon une fois que vous avez vaincu l’ennemi, plus rien ne vous résiste. Il y a bien sûr des règles d’engagement, les ROE, (rules of engagement), mais au-delà de cela, il faut avoir une éthique, une étoile polaire, qui vous indique ce que vous devez faire et ce que vous ne devez pas faire. Je me rappelle avoir témoigné dans un procès aux assises, une affaire glauque, un voyou en Côte d’Ivoire qui avait été achevé dans des conditions qui n’étaient pas à l’honneur de l’armée française, et j’avais dit : « Monsieur le Président, en opération, c’est le survivant qui est toujours en légitime défense, pouvez-vous dire le contraire ? ». Et il l’avait reconnu et n’avait rien dit. De toutes les façons, on ne va pas mettre un juge d’instruction ou un policier derrière chaque soldat. Dans une zone où il n’y a plus de loi, c’est la loi du plus fort qui s’applique, et si nos soldats n’ont pas été formés à savoir déontologiquement les choses qu’on fait ou qu’on ne fait pas, on tombe dans la soldatesque.

Autre aspect qui est important, c’est la soumission à l’autorité. Je ne vais pas reprendre l’expérience de Stanley Milgram, mais vous vous rendez compte qu’il y a là quelque chose qui est très fort. Au nom de la raison d’État vous pouvez faire faire n’importe quoi à n’importe qui, rappelez-vous, en 1999, de l’affaire des paillotes en Corse, on a demandé à des gendarmes d’aller brûler une paillotte. Pourquoi le gendarme a fait cela ? Parce que son chef lui a ordonné « au nom de la raison d’État ». Et au nom de la raison d’État, vous pouvez faire faire n’importe quoi, ou presque, à n’importe qui. Vous pouvez objecter que ce n’est pas réglementaire, mais au nom de la raison d’État il faut le faire. Le rôle du chef en opération est donc essentiel, d’abord parce que c’est lui qui donne les ordres, et il est face à sa conscience, ensuite c’est lui qui va contrôler. Il doit contrôler parce que parfois vous donnez un ordre, et puis chacun à chaque niveau hiérarchique prend 5 degrés de liberté, et à la fin vous vous rendez compte qu’à l’exécution c’est l’opposé de ce que vous vouliez obtenir. Cela arrive plus souvent qu’on ne pense, on pourrait prendre des exemples. Dans le film de Schoendoerffer, L’honneur d’un capitaine, un des soldats arrête un fellagha qu’il ramène dans un camion, et le capitaine dit « Descendez-le », et le soldat prend son arme et le « descend »… C’est certainement arrivé, on donne mal des ordres, en opération on ne comprend pas toujours très bien, il y a toujours des interprétations possibles. Vous devez donc donner vos ordres et les contrôler, assumer ce que vous avez écrit et dit, et également servir d’exemple, le chef, tout le monde le regarde. Pour donner un exemple, dit de manière un peu triviale, quand je suis arrivé en Côte d’Ivoire avec mon état-major, il y avait des garçons, des filles, etc., tous les soirs il y avait réunion d’état-major, et cela se terminait par quelques mots du général. Au début, je leur ai dit : « Maintenant, on est parti pour quatre mois en opération, donc on a tous un comportement exemplaire, je ne veux pas de débordements… » Et j’ai été amené à renvoyer quelqu’un en France parce que, comme par hasard, sa secrétaire était sa maîtresse. On ne mélange pas les genres. Il faut que les chefs aient un comportement exemplaire. Et dans ce cadre-là, les aumôniers ont un rôle essentiel, surtout dans les moments difficiles, un mort ou un accident grave, c’est important et d’autant plus quand vous avez un tir fratricide avec un camarade qui a tué son camarade sans faire exprès etc. Là, l’aumônier a toute sa place pour réconforter les gens, apporter une autre voix. Et puis dans une zone d’opération, vous êtes dans un endroit et à un moment, où le prix de la vie humaine ne vaut plus rien. En opération, j’ai vu des gens, des membres d’ONG etc., se faire tuer par des rebelles pour une paire de lunettes de soleil, quelques rations alimentaires, une voiture, etc. C’est la meilleure définition d’une zone d’opérations, c’est le cas actuellement en bande sahélo-saharienne, on est face à un adversaire qui n’a aucun respect de la vie humaine, qu’elle soit civile ou militaire ; ils ne respectent qu’une chose, c’est la force, et donc la mort plane en permanence sur nos personnels. Même si on est à l’abri, on voit actuellement que des gens sautent sur les IED ; les blessés, les tués que l’on a, ce n’est pas forcément, et c’est même de moins en moins souvent, ceux qui sont en première ligne, c’est plus souvent les éléments en soutien, qui sont dans le train, dans la logistique. Les derniers blessés qu’on a eu étaient un médecin, donc les forces sanitaires, c’était un colonel qui était dans son véhicule, qui a sauté sur un IED, donc l’adversaire ne frappe pas la tête ou le « strong point », le fer de lance, mais il tape dans les éléments de soutien.

Et quand la mort arrive, les trois familles se retrouvent : la famille de sang, la famille militaire et la famille spirituelle. Et il est important que les trois se réunissent et se complètent. Comme Gouverneur militaire de Paris, j’étais responsable du protocole sur la place de Paris, et le protocole militaire a ceci de spécifique, qu’il suit les heures heureuses et les heures douloureuses de la vie des armées. Les heures heureuses, c’est le défilé du 14 juillet, les remises de décoration dans la cour des Invalides, etc., les heures douloureuses c’est accueillir les dépouilles mortelles des soldats morts en opérations extérieures. Et comme je l’ai été de 2007 à 2012, il m’est arrivé presque une centaine de fois d’avoir à accueillir les dépouilles mortelles qui revenaient d’opérations et à accueillir aussi, non plus la femme mais la veuve, non plus les enfants mais les orphelins du soldat qui était mort au combat. Cela fait partie des moments difficiles.
Quand quelqu’un meurt au combat, il y a cinq périodes difficiles, le moment où l’on annonce à l’épouse, – en général c’est le chef de corps qui le fait,- ensuite il y a l’accueil de la dépouille aux Invalides, c’est le Gouverneur de Paris qui en est responsable. C’est le moment où le cauchemar se fait réalité, parce que le cauchemar dans lequel vit l’épouse, quand je dis l’épouse, c’est aussi la mère, – il y a un certain nombre de mères de famille qui m’ont dit qu’elles voulaient mourir pour redonner vie à leur fils, – voire la grand-mère. Systématiquement au moment où elles vivent dans ce cauchemar, qu’elles voient brusquement le cercueil arriver, leur réflexe est toujours de toucher le cercueil. Ensuite, c’est la mise en bière et parce que le mort fait peur, on est obligé de les inciter, de les prendre par la main, et ce sont souvent les enfants, qui ont une autre logique, qui sont les plus à même d’aller dire au revoir à leur père. Puis viennent les honneurs militaires, là, il y a les médias, qui guettent la larme à l’œil, ou les gens effondrés, cela attire toujours les médias, et puis la mise en terre, c’est la dernière poignée de terre … Et dans ces moments difficiles, il est important que les trois familles se coordonnent bien, et qu’on soit tous là, la famille militaire, que je représentais, mais également la famille religieuse, que l’on soit là en appui silencieux de la famille de chair.

Je prends des exemples, quand la famille d’un soldat mort au combat croit ou ne croit pas, quand vous leur proposez de rentrer dans la cathédrale des Invalides pour faire une prière ou pour se recueillir, elles acceptent toujours, toutes. Quelques fois cela pose des problèmes, quand vous avez deux soldats qui meurent au combat, l’un est musulman et l’autre ne l’est pas. Cela m’est arrivé une ou deux fois, c’est là où l’autorité militaire est importante, parce que si l’imam dit : « Il n’est pas question qu’on rentre. » L’autorité répond : « Monsieur l’aumônier, ce n’est pas vous qui déciderez, c’est l’épouse. Car il y avait une intimité entre elle et son mari et c’est à elle de décider. » Et souvent l’épouse dit « Ils ont été ensemble au combat, ils sont morts ensemble, ils rentrent ensemble dans la cathédrale des Invalides » et l’on fait rentrer les cercueils ensemble. À ces moments-là, c’est à l’autorité militaire d’accompagner le plus possible, et de faire la part des choses. Il m’est arrivé à la mise en bière de dire à un aumônier « maintenant on va se retirer et on va laisser l’épouse parler à son mari une dernière fois parce qu’ils ont des choses à se dire, et ce n’est pas à nous de rester présents ». Il faut savoir rester « en appui silencieux », rester à sa place, en respectant la vie de la famille, et la dimension religieuse. J’ai assisté à des obsèques musulmanes, on se sent un peu seul, avec à Batignolles 150 musulmans qui disent leurs prières avec leurs pratiques particulières, que je respectais. Mais on est là pour aider la famille, parce qu’elle est perdue, et l’accompagner surtout dans le temps, c’est-à-dire un an, deux ans, cinq ans après, s’occuper des orphelins.
Cette ombre de la mort est importante pour placer le métier militaire là où il doit être placé, et surtout placer les religions qui sont essentielles, en complément de notre action de commandement, ce qui permet que les aumôniers sont respectés. Quand ils sont en opération, ils voient passer des jeunes soldats, non pas qu’ils n’aient pas été baptisés, mais dont la religion n’est pas le point fort, qui viennent les voir pour parler, qui ont besoin de s’épancher, leur copain est mort, blessé, ou a été rapatrié, ou ils ont eu des mauvaises nouvelles de l’arrière. L’aumônier a un rôle essentiel à jouer en opération, surtout au moment de la mort pour accompagner les familles et pour accompagner aussi les camarades, pour leur expliquer que leur ami est mort mais, comme je disais souvent aux familles : « Je ne veux pas vous choquer, mais votre fils, votre petit-fils, votre mari, est mort heureux. Il est mort heureux, il est mort sur le coup, il a pris une explosion, etc., mais il était heureux du métier qu’il faisait, il était heureux parce qu’il était en opération et qu’il faisait pleinement son métier, il était heureux d’être avec ses camarades. La preuve en est qu’il voulait partir en opération, et si on l’avait débarqué, il ne serait pas parti, il aurait fait une jaunisse. Donc il était heureux d’être là, c’est vrai qu’il a laissé sa famille, qu’il a laissé ses enfants, mais il était heureux d’être en opération, il ne s’est pas vu mourir, donc gardez une photo de lui en tenue de combat quand il sourit à la vie, parce que c’est comme cela qu’il a été jusqu’au bout de son engagement ! »

Je terminerai en disant qu’en fin de compte, dans l’armée, les religions ont toute leur place, rien que leur place, plus essentiellement en opération, et qu’il y a plus qu’une complémentarité, une connivence, entre les religions et leurs représentants, les aumôniers, et le commandement. Il y a une grande connivence. Et si cela ne se passe pas bien, c’est qu’il y en a un qui n’a pas compris son rôle. Et le meilleur rôle que je connaisse, c’est ce que je vous ai dit, quand un aumônier s’adresse à quelqu’un, de facto il prend le grade de la personne à qui il s’adresse, c’est-à-dire qu’il se met au niveau du plus humble s’il parle au plus humble, ou du chef s’il parle au chef, donc il doit toujours s’adapter à celui à qui il parle.

Échange de vues

Nicolas Aumonier : Je ne sais pas si je vais maintenant me livrer à un tir dans les pneus, mais en tout cas j’ai plusieurs questions à vous poser. Je vais commencer par la fin. Vous avez, à propos des opérations, dit qu’au nom de la raison d’État, on peut faire faire n’importe quoi à n’importe qui. Dans le cadre d’une aumônerie militaire, un aumônier militaire peut-il faire faire n’importe quoi à un militaire, quel que soit son grade ? Peut-il y avoir un débordement de la raison spirituelle par rapport à la raison d’État ? Ma deuxième question concerne le tout nouveau séminaire catholique du diocèse J’ai cru comprendre qu’un aumônier militaire catholique, lorsqu’il est prêtre, était détaché au diocèse aux armées, puis y revenait à la fin de son contrat. Est-ce que cela revient à dire que les prêtres qui seront formés dans ce séminaire ne sortiront jamais du diocèse aux armées, et que l’institution militaire, en cas de conflit, ne pourra jamais mettre un terme à leur contrat ? Troisième question : dans la mesure où les chefs aiment bien se faire obéir, jusqu’où un aumônier militaire peut-il aller pour exprimer sa foi dans un environnement de commandement éventuellement indifférent ou hostile ? Quatrième question, vous avez dit que l’Islam était reconnu dans les armées depuis une quinzaine d’années. Dans le contexte actuel d’opérations au sol que nous pouvons connaître depuis une quinzaine d’années, pensez-vous que cela a été une bonne décision, ou pensez-vous qu’il y a des incompatibilités possibles ?

Général Dary : J’ai eu plusieurs expériences du culte musulman. J’ai vu des photos du CEFI(le Corps expéditionnaire français en Italie), commandé par Juin, lors de la conquête de la Sicile, où l’on voyait des tirailleurs marocains, algériens, sénégalais, toute l’unité en train de faire la prière, parce que tous ces militaires étaient musulmans, et les officiers étaient derrière debout en djellaba ; et à la fin de la prière, ils partaient au combat. Et à Diên Biên Phu, il y en avait qui chantaient « Allah, Allah », en montant à l’assaut. Il y a donc eu des époques où l’empreinte musulmane était forte. Quand j’étais à Saint-Cyr, on finissait les stocks de rations musulmanes, avec le « M » et le croissant vert. Il y a eu des époques où le pourcentage de musulmans était nettement supérieur à l’actuel, et il n’y avait pas de brassage, au CEFI, ils venaient du Maroc, d’autres du Gabon, d’autres du Sénégal, etc., ils s’adaptaient, cela ne posait aucun problème, c’était une laïcité bien comprise. Maintenant les aumôniers doivent faire preuve de discernement et d’adaptation, parce qu’ils savent intrinsèquement qu’ils sont dans un monde culturel qui est de tradition judéo-chrétienne, donc on respecte le dimanche et on ne fêtera pas dans les régiments l’Aïd. Il faut qu’ils l’admettent. Si l’aumônier sait faire la part des choses, il n’y a aucun problème. S’il est excessif, il y aura une confrontation avec le commandement, qui ne pourra tolérer que dans son propre quartier on s’arrête de travailler et qu’on fasse la prière cinq fois par jour. Mais il y a aussi ces photos au cours de la 2° Guerre mondiale, donc il faut aussi avoir l’intelligence des situations.

D’autre part, il peut arriver, si un aumônier voit des choses qui ne sont pas normales, il a un devoir moral, comme tout soldat, mais un peu plus parce qu’il a une autorité morale, d’aller voir le commandement, le chef de corps ou le chef du groupement tactique, pour dire que des choses anormales se passent. Ce n’est pas à lui de s’en occuper, mais il a le devoir d’en faire part au commandement, en disant qu’il a été témoin de sévices, ou de viols, etc. À la limite, c’est presque comme citoyen français, conformément à l’article 40 du Code de procédure pénale qu’il doit prévenir.

Les séminaires, je ne connais pas leur statut, d’après ce que j’ai compris, cela sera l’inverse de la situation actuelle, c’est-à-dire qu’ils seront militaires, et puis, de temps en temps, ils quitteront l’aumônerie militaire pour aller passer trois, quatre, cinq ans dans une paroisse, et ils reviendront. Si, à un moment, ils ont fait fausse route, comme ils doivent être sous contrat, ils quitteront l’aumônerie militaire, et rejoindront une paroisse ou un monastère. Il faudrait le vérifier, car cela a dû être fixé lorsque Mgr Ravel a créé le séminaire : celui qui n’était pas fait pour cela, on ne lui renouvelait pas son contrat. Certains quittent l’aumônerie militaire et rejoignent le diocèse où ils sont incardinés, mais l’inverse peut être tout à fait possible, ce n’est pas un problème essentiel. Mais quand ils seront détachés à l’extérieur, ils ne seront plus soldés, on ne va pas payer des gens qui travaillent à l’extérieur de l’armée.

Ensuite la raison d’État : la dernière prise d’armes à laquelle j’ai participé, quand j’étais Gouverneur militaire de Paris, c’était pour la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’. Et savez-vous quand a eu lieu le dernier convoi qui est parti de Paris dans les camps de concentration ? Le 8 août 1944, c’est-à-dire quand Leclerc était aux portes de l’Ile-de-France. Le dernier convoi, cela veut dire que tout le système de déportation, d’arrestations, de fichiers, de transports, de gardiens, est encore en place, alors que « le bateau coule ». Et pour permettre cela, c’est la raison d’État, car au nom de la raison d’État, on fait faire beaucoup de choses à beaucoup de monde…

Je ne sais pas si vous avez vu le film I comme Icare avec Yves Montand, avec ce fameux test de Stanley Milgram, un brillant professeur, en fait il était pas du tout professeur, qui reçoit quelqu’un et propose de faire un test : vous êtes dans un laboratoire avec une personne, vous lui posez une question. Si elle répond bien à la question, vous lui dites « C’est bien », et si elle répond mal, vous lui injectez une petite décharge électrique. La deuxième question où il se trompera, il aura une décharge électrique un petit peu plus forte, et à partir d’un certain nombre d’erreurs, la décharge électrique devient mortelle. L’expérience commence, première question, deuxième question, – en fait celui qui répond est de mèche, le vrai cobaye ce n’est pas celui qui est assis sur la chaise et qui reçoit des pseudo décharges électriques, c’est celui qui pose les questions et qui appuie sur le bouton. – Donc il pose une question, deux questions et, résultat de l’expérience, quand il voit directement la personne qui répond, 60% des gens qui appuient sur le bouton vont jusqu’à la mort. Quand il n’y a pas de visuel, c’est 90% des gens. Parce que celui qui appuie sur le bouton refuse de le faire et le soit -disant professeur, affirme que c’est lui le responsable, que ce test est très important, pour l’humanité, et, au nom de l’humanité, ces questions doivent être posées et « I push on the button ». C’est bien fait dans le film, cela rend modeste, parce que c’est avéré.

Donc, quand les gens sont embrigadés dans un cadre réglementaire, c’est potentiellement dangereux, vous pouvez leur faire faire beaucoup de choses. Vous pouvez le faire dans un cadre réglementaire et légal, et aussi dans un cadre spirituel… Et ces derniers sont des triples criminels, parce qu’ils ont profité de leur pouvoir spirituel pour abuser des personnes.
L’empreinte de l’homme sur l’homme fait quelques fois froid dans le dos ; j’avais écrit un article quand je commandais la Légion étrangère intitulé « L’allumeur de réverbère ». tiré du conte Le petit prince, car quand vous le lisez au deuxième degré, c’est fort. Il rencontre l’allumeur de réverbère : « Qu’est-ce que tu fais ? » « J’allume le réverbère » « Pourquoi tu allumes le réverbère ? » « Parce que c’est la consigne » « C’est quoi la consigne ? » « La consigne, c’est d’allumer le réverbère ». Et puis la planète tourne de plus en plus vite, il applique la consigne, ce qui fait qu’il allume le réverbère quand il commence à faire jour et il l’éteint quand il va faire nuit. « La consigne, c’est la consigne ! », c’est terrible. Saint-Exupéry dit du petit prince « qu’il l’admira »…

Avec « la consigne, c’est la consigne ! », vous faites les camps de concentration. Quand vous prenez l’histoire des camps de concentration, c’était diabolique, vous aviez une douzaine de personnes qui étaient au courant de l’affaire et qui savaient tout ce qui se passait. Ainsi, quand on vous dit d’arrêter quelqu’un, vous arrêtez quelqu’un, vous ne savez pas pourquoi, arrêter et enfermer quelqu’un, ce n’est pas un crime en temps de guerre, et transporter quelqu’un d’un point A à un point B, ce n’est pas criminel, et puis ouvrir une porte pour laisser passer un wagon, ce n’est pas criminel, et puis dire aux gens : « venez, on va prendre une douche », ce n’est pas criminel… Vous coupez une action diabolique en micro-actions, et chacune de ces micro-actions n’a rien de scandaleux, il n’y a que celui qui tient l’alpha et l’oméga qui en voit la monstruosité. Quand, en plus, vous dites, ce n’est peut-être pas légal, mais c’est la raison d’État, et le responsable c’est moi, celui qui appuie sur le bouton ou qui lâche la rafale, il le fait pour obéir. C’est facile d’en parler là, mais, dans le feu de l’action, avec la pression, on peut faire faire beaucoup de choses à beaucoup de personnes. Si vous n’avez pas une étoile, ou des conseillers, qui vous illuminent en permanence, pour savoir dire stop, vous entrez dans l’entonnoir et après vous allez jusqu’au bout.

Jean-Paul Guitton : Je suis moins pieux que le Général, je ne lis que La Croix le matin, et il se trouve que ce matin, un article sur les armées : « Les armées mettent en avant la laïcité militaire » correspond tout à fait à notre sujet ! Les armées viennent de faire une plaquette pour expliquer la laïcité française. Et apparemment, il en ressort, ce qui est vrai je crois, que la laïcité militaire, étant une laïcité ouverte, peut servir de matrice pour l’ensemble de la société. Elle serait un peu exemplaire. Est-ce que c’est bien vrai ? Parallèlement j’ai poursuivi mes recherches sur internet et je suis tombé sur un papier du rabbin Abdelkaber Arbi, vous le connaissez peut-être, qui est rabbin général, et effectivement il dit pourquoi l’armée française est peut-être plus tolérante avec les Musulmans que la société française. Cela m’a paru intéressant, parce que les Musulmans dans l’armée française, et en particulier dans l’armée de terre, combien y en -a-t-il maintenant, 20% peut-être ? Vous évoquiez, à juste titre les tirailleurs marocains etc., mais c’était une autre époque et un autre contexte. Et la République à cette époque adoptait des attitudes nuancées, en fonction du contexte. Mais aujourd’hui ce n’est plus cela, on veut appliquer le même régime pour tout le monde, et à partir de là, quand il y a des minorités importantes, cela pose de plus en plus de problèmes. Et dans la société civile, on le sait, on ne va pas se cacher derrière son petit doigt, on sait qu’il y a des problèmes. Est-ce que dans la société militaire, il n’y en aurait pas aussi ? Certains disent qu’il y a des imams qui font des prêches anti-français, et que l’armée a demandé à ce qu’ils soient virés. Il y a probablement des unités dans lesquelles il y a des incidents de temps en temps, pour la nourriture… pas pour le vêtement, c’est vrai, …

Général Dary : On a quand même un argument, c’est la fraternité d’armes, j’en parle volontiers parce que la Légion étrangère est une société à la fois multiethnique et monoculturelle. Vous avez un Kirghize qui arrive, et qui n’a jamais mangé avec une fourchette, ou un Ouzbèke, qui n’a jamais dormi dans un lit, (ils ont leur tente). Ils peuvent, chacun, avoir une culture très forte, donc c’est multiethnique. Je ne dis pas que de temps en temps on ne permet pas aux Tahitiens de se regrouper et de gratter la guitare et de boire une bière, ou aux Russes, de se retrouver de temps en temps au foyer, mais c’est exceptionnel. Sinon, le principe de la formation à la légion est le suivant : « l’instruction en français, l’instruction du français, l’instruction au français ». L’instruction du français, signifie qu’ils apprennent, les 500 mots à l’instruction, pour être à peu près autonomes ;, l’instruction en français signifie que tout se passe en français, on ne parle pas d’autre langue ; la formation au français, c’est à la culture française que je fais référence. La règle, c’est la règle de la loi, c’est-à-dire qu’il y a une et une seule loi, chacun ne fait pas la sienne, il faut que la fraternité d’armes et ce « vécu ensemble » évitent cela. Cela, c’est un aumônier qui commanderait les prêches anti-français, etc., on l’appellerait et on lui dirait d’arrêter ou de partir. Ce n’est pas la structure, mais c’est la personne qui est en cause. Le rabbin Arbi serait appelé par le chef d’état-major de l’armée qui lui dirait, vous réglez le problème, on n’en veut plus dans les armées.

Jean-Paul Guitton : J’espère que le service de renseignement fait bien son travail, parce qu’il n’est pas impossible que, dans les engagés, il y ait des futurs terroristes. Dans les patrouilles de Vigipirate, le type qui dégaine et qui tire, cela peut arriver, hélas !

Général Dary : Comme Gouverneur de Paris, j’étais « Monsieur Vigipirate » (ce n’était pas Sentinelle à l’époque), et ma hantise c’était qu’un soldat, pas forcément musulman, mais un jeune soldat à six mois de service, pris dans une bousculade Gare du Nord, arme son fusil et lâche une rafale de 25 cartouches avec 3 morts, 10 blessés et d’avoir à aller sur les lieux avec 25 micros, « Alors mon Général, c’est comme cela que vous assurez la sécurité des Parisiens ? ». Et là, il faut faire face. On s’est débrouillé pour qu’entre « ne rien faire » et « ouvrir le feu », il y ait des strates : la manière de tenir l’arme, le recours aux coups de crosse, toutes techniques pour retarder au plus l’ouverture du feu, parce qu’on est dans un lieu où il faut éviter à tout prix d’ouvrir le feu, mais, il faut être conscient que c’est une vulnérabilité. C’est pour cela qu’il faut au moins six mois de service, avant que les engagés soient engagés dans « Sentinelle », et durant ces six mois, la vie collective fait que l’on repère les deux ou trois auxquels on dirait qu’ils ne sont pas faits pour cela. Mais, on n’est pas à l’abri d’un soldat qui cache son jeu, et un jour profite du fait qu’il est armé pour régler un compte. Cela peut arriver qu’un jour on ait quelqu’un qui se planque, qui ne dit rien, qui fait le mouton pendant six mois, qui s’engage à « Sentinelle ». Rappelez-vous Germanwings, le vol qui s’est écrasé dans les Alpes, ce n’était pas un musulman, le type était malade, il s’est enfermé dans sa cabine de pilotage et il a « crashé » son avion. Cependant, on a quand même des systèmes de fusibles. Dès qu’on est conscient d’un risque et d’une vulnérabilité, on estime que ce risque et cette vulnérabilité sont réduits de 90%. Mais quand vous ne l’avez pas anticipé et que cela vous « explose à la gueule », vous pouvez dire alors que « le remords se paye toujours plus cher que le courage ! ».

Laurent Mortreuil : Vous nous avez bien fait comprendre comment l’armée a répondu au fait religieux par l’institution originale des aumôneries et leur fonctionnement. Il me semble que, dans la manière dont les aumôneries sont organisées, il n’est pas possible de traduire les spécificités de ce qui n’est pas catholique ou juif. Vous l’avez décrit, par exemple pour l’orthodoxie : il vous a été conseillé de ne pas y toucher, car il n’y a pas une église orthodoxe, mais il y a des églises orthodoxes. Autrefois les protestants c’était essentiellement l’Eglise Réformée de France, donc c’était assez simple, mais aujourd’hui la plupart des chrétiens qui ne sont ni catholiques ni orthodoxes sont plutôt évangéliques. Se retrouvent-ils avec des aumôniers de l’ERF, avec qui ils ont moins de choses en commun qu’avec les aumôniers catholiques ? Et pour l’islam, je dis l’islam mais nous devrions dire les islams, car là aussi finalement n’est-on pas face à un problème insoluble auquel notre système d’aumôneries institutionnelles n’est pas préparé ? On va choisir des imams qui ne représentent rien d’autre qu’eux-mêmes, ou une influence géopolitique particulière. Le problème se complique, car quand on parle d’islams, on parle certes de systèmes religieux mais aussi de systèmes géopolitiques. Ne risque-t-on pas d’introduire dans l’armée, non seulement des aumôniers qui s’occupent d’une dimension spirituelle, mais aussi des représentants de systèmes politiques qui sont aujourd’hui explicitement en guerre avec la France, ce qui n’était pas le cas avec les photos dont vous nous parliez. C’est-à-dire que des photos, nous en avons tous vues dans les années 60 en Iran, Afghanistan ou en Égypte, où les femmes étaient en jean et avec les cheveux libres. Aujourd’hui cette dimension-là n’est plus une dimension religieuse, avec les islams, on sort du thème de la soirée : ce n’est plus seulement « religion et… », la réponse ne peut plus être l’aumônerie. Au quotidien, avec des chefs de corps d’envergure et d’intelligence, les choses se gèrent bien, d’autant plus que sans doute la majorité des soldats de nos armées sont avant tout des soldats, quelle que soit leur appartenance religieuse. Mais ne va-t-on pas fondamentalement vers un problème qu’on n’a pas regardé ?

Général Dary : Premièrement, les aumôniers sont proposés, si un soldat ne veut pas voir l’aumônier, il n’ira pas le voir. Donc s’il est chiite et l’aumônier d’origine sunnite, il n’ira pas le voir. Ce n’est pas un devoir d’aller voir l’aumônier, c’est une proposition qui est faite. Je vous ai parlé des orthodoxes, ce serait pareil pour les protestants. Ils ont un aumônier, si l’aumônier ne leur plait pas, ils vont en chercher un autre, et s’il n’y a pas d’aumônier, ils feront sans.

Deuxième chose, les opérations extérieures : quand on choisit ce métier, on ne choisit pas ses missions. Quand quelqu’un doit partir en mission « Sentinelle », il part en mission « Sentinelle », s’il part en mission faire la guerre, envoyer des bombes sur Daech, il envoie des bombes sur Daech. S’il ne veut pas remplir cette mission, il part ! On choisit ce métier, on ne choisit pas ses missions. La mission, elle est reçue, et l’on applique ce qui est demandé pour la mission. C’est un monde ordonnancé, cela règle beaucoup de problèmes. Cependant, il y a l’intelligence du commandement, on peut mettre un peu d’huile dans les rouages, mais celui qui ne veut pas remplir la mission, on lui demande de partir !

Et troisième point, c’est un corollaire, on est dans un monde organisé et les religions viennent en complément. C’est un complément indispensable parce que, quand on est engagé en opération, la religion est là pour faciliter le commandement. Si c’est un obstacle, l’aumônier restera en base arrière, il ne viendra pas en opération, et on s’en passera. Comme les militaires sont volontaires, ils savent très bien qu’ils seront engagés, et qu’ils feront la guerre là où on leur dira de la faire. Dans la vie courante, il peut arriver qu’on n’envoie pas quelqu’un en opération pour telle ou telle raison, mais si c’est lui qui refuse de partir en opération, il s’en va.

Une spécificité à la Légion étrangère, c’est que quand quelqu’un est originaire d’un pays, on fait attention de ne pas l’engager dans ce pays-là, parce qu’il y a peut-être encore des attaches familiales ; sauf s’il le demande, cela m’est arrivé, quand j’ai été engagé dans les Balkans, j’avais des Serbes, des Croates, je les ai convoqués un par un, car c’était leur pays et leur famille, mais cela ne leur a pas posé de problème. Mais c’est spécifique, on ne va pas demander, si on va dans la bande sahélo-saharienne, à un musulman s’il veut y aller ou s’il ne veut pas y aller. S’il refusait, il serait exclu. Ou il adhère au système, et il est pris dans la section, dans le peloton, dans la batterie, et il part, ou il n’est pas entré dans le système et il en sera rejeté. Le « vivre-ensemble », – c’est une expression que je n’aime pas, car on ne parle plus de fraternité – quand je parle du vécu ensemble, c’est pragmatique, c’est le début de la fraternité, cela se termine par la fraternité d’armes, le fait de vivre ensemble fait que les gens se connaissent par cœur, cela se voit tout de suite. Le fait de dormir, de travailler, d’aller se laver ensemble, de crapahuter, de faire les exercices, fait qu’ils se connaissent tous, et celui qui n’adhère pas à ce plus petit commun s’exclut de lui-même. Mais, j’y reviens, on n’est pas l’abri d’un soldat qui se camouflera, et qui, à « Sentinelle », lâchera une rafale. Il n’y a aucun système fiable à 100%, même si on met des filtres.

Jean-Pierre Brulon : Première question, c’est celle d’un profane qui n’a pas été au feu : quand on a 26 ans en mai 1978 et qu’on est chef de section de la 4e compagnie du 2e REP, et qu’on apprend que des soldats se font tuer, on a cinq tués aux 2e REP, comment réagit-on en tant que chef de section ? Comment est-ce qu’on tient ses hommes vis-à-vis des Katangais qui sont là et qui massacrent la population ? Un peu à la lumière de ce qui s’est passé, vous en parliez, en Côte d’Ivoire avec le coupeur de routes, et un peu aussi avec ce qui s’est passé au Liban lors de Drakkar.

Deuxième question, sur la Légion étrangère et notamment sur votre spiritualité. Est-ce que vous ne pensez pas que la Légion a une propension à développer la spiritualité au contact de tous ces hommes qui viennent du monde entier ? Effectivement toutes les nationalités, toutes les religions, sont mêlées peut-être plus que dans un autre corps au sein d’une vraie fraternité ?

Et au sujet du livre du Père Casta, Le drame spirituel de l’armée, qui a été publié en juin 1962 et immédiatement interdit, et votre grand ancien, le Général Bertrand de La Presle, dans sa préface en 2009, disait aux jeunes officiers « Lisez ce livre, parce qu’il est d’une cruelle actualité ». Or, ce livre a été écrit en 62, il traite de la guerre révolutionnaire et de la place de la religion dans les armées, au sein notamment des conflits post-révolutionnaires. Ce livre ne devrait-il pas être republié et diffusé au sein des armées ?

Général Dary : Vous savez, Kolwezi, c’était un sacré pari politique, stratégique, aéroporté, mais une fois que vous êtes au sol, c’est le rouleau compresseur !Quand vous êtes dans l’avion, vous ne savez pas où vous allez, que vous voyez votre section, vous touchez du doigt la vraie fraternité d’armes. Alors, c’est vrai, qu’il y a eu cinq morts, mais cinq morts par rapport à la victoire tactique, stratégique ou politique, c’est peu, on n’aurait pu en avoir plus, on a même eu de la chance, parce qu’on savait qu’en étant largués à Kolwezi même, on ne pouvait avoir aucun renfort avec les routes au bout du monde, au sud du Katanga, et les renforts aéroportés, s’ils pouvaient venir, c’était au moins deux ou trois jours. Mais on avait une capacité tactique telle, que l’on se disait que celui qui nous écraserait, il y « laisserait auparavant des plumes ». Et puis il y avait une force d’âme, une solidarité au sein du régiment, donc c’était un rouleau compresseur… Et puis les Katangais, avec tout le respect que j’ai pour eux, ils n’avaient aucune discipline, donc devant une force disciplinée, organisée, qui manœuvre, ils sont partis, car leur seule chance de survie c’était de fuir, et c’est ce qu’ils ont fait. Ceux qui ont résisté, ils sont morts. Nous étions surentraînés, physiquement, techniquement, tactiquement, et cela paye. Et puis le légionnaire a une expérience de la vie et fait preuve facilement d’une certaine morgue vis-à-vis de la mort. Il a souffert, sentimentalement, professionnellement, il a fui un pays, il a donc une certaine expérience, un certain recul, un certain détachement, face à la souffrance, à la douleur et à la mort., On a de la peine d’avoir perdu un camarade, mais on fait face et on continue, cela fait partie de la vie de la Légion.

La spiritualité, comme je l’ai dit, à la Légion, société multiethnique et monoculturelle, dont le fondement est la culture française, c’est cultuel également. C’est Noël, c’est saint Antoine, saint Michel, saint Georges, etc., ce cultuel est reconnu, mais c’est surtout la dimension culturelle qui est forte, pour permettre que le légionnaire, qui arrive et qui est un peu perdu, adhère à cette culture, et adhère à la Légion. Il fait partie de la famille, au bout d’un mois, il reçoit le képi blanc et on lui fait réciter, un peu ânonner, le code d’honneur du légionnaire : – code avec dix commandements qu’il doit apprendre – « Chaque légionnaire est ton frère d’armes, quelle que soit sa race, sa religion, tu lui dois le respect, la fraternité, la mission est sacrée… » Donc, plus qu’une spiritualité particulière, c’est une fraternité spécifique et surtout indispensable, car il est vrai qu’ils sont issus de pays comme les pays de l’Est, l’Amérique du Sud, qui sont des pays facilement religieux.

Dernière question, le Père Casta, je l’ai bien connu, en plus je l’ai enterré aux Invalides. Je trouve que dans les armées on a une laïcité qui est apaisée, avec la notion de service. Cela n’empêchera pas, de temps en temps, qu’un imam, ou aussi un prêtre catholique, soit excessif ou exalté… mais on a vraiment une laïcité apaisée, qui est vraiment en accompagnement d’un métier particulier ; quand cela ne se passe pas bien, c’est vraiment un problème pour personne. Donc revenir là-dessus… Je ne l’ai pas vécu, je n’étais pas en service au moment de l’Algérie, il y en a quand même qui ont vécu des choses un peu compliquées, je ne suis pas là pour juger. Tous les prêtres qui ont vécu ces moments-là, le Père Delarue et d’autres, ont vécu des moments difficiles, mais actuellement il n’y a pas de drame spirituel dans l’armée française. Il est certain qu’il ne faudrait pas que « Sentinelle » se poursuive trop longtemps parce que c’est un peu usant, mais c’est plus la routine qui risque de la pénaliser qu’autre chose. Mais du fait de l’importance du service, on a une laïcité apaisée, et il ne faudrait pas « remettre le couvert » en parlant du drame spirituel de l’armée française, je ne dis pas que ce serait faux, mais ce serait inopportun, parce que, je rejoins ce que vous disiez, les musulmans ne savent pas rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César, tout est mélangé. Nous avons une loi sur la laïcité qui est empreinte d’une culture chrétienne, et qui est très favorable. Le fait de séparer nous simplifie bien la vie, il faut en profiter, et si on commençait à vouloir, réécrire, il est sûr que l’on serait perdant. J’ai lu le compte-rendu sur Dieu à l’hôpital, là c’est plus dur que dans l’armée ! Il n’y a pas qu’au moment de la mort, ou aux urgences, mais dans la vie courante… c’est ce qui m’a amené à faire ma première partie sur un monde ordonnancé, avec des ordres, la hiérarchie, les structures, cela nous simplifie bien la tâche !

Patrick de Saint-Louvent : Je voudrais savoir s’il existe des comités d’éthique dans les armées. La question s’est posée avec quelques officiers qui discutaient de l’utilisation du drone. Est-ce moral ou pas moral d’envoyer un petit instrument géré de loin pour tuer quelqu’un sans risque d’être tué soi-même ?

Général Dary : Il n’y a pas de comité d’éthique, mais c’est un sujet qui revient en permanence. Vous avez le CEMAT actuel qui a écrit un livre sur ce sujet Commandement et fraternité. À la Saint-Cyrienne, ces sujets d’éthique sont permanents, c’est normal, parce qu’on doit avoir une étoile polaire. C’est vrai que le drone pose des problèmes. D’abord c’est apparu chez les Américains : vous avez des gens qui pilotent des drones à CENTCOM, (Central Command), situé à Tampa en Floride : le soldat arrive le matin, après avoir embrassé sa femme, ses enfants, il prend son drone, il le fait décoller de Djibouti, survoler la Somalie ou le Yémen, et s’il repère quelqu’un, il balance le missile, le véhicule explose, il a fini sa journée, il va prendre sa douche et après, il peut aller jouer au golf avec ses copains. On a eu le même cas avec des pilotes d’Awacs, au moment où on frappait en Serbie, ils tournaient grosso modo autour de l’Adriatique, ils étaient à 500 nautiques du théâtre d’opérations, ils faisaient du refueling, et le soir ils rentraient chez eux, donc est-ce qu’ils sont sur le théâtre d’opérations ? Il y a des problèmes d’éthique, on est devant une révolution. J’appelle cela la « guerre sans visage », c’est-à-dire qu’on va vers un affrontement, et l’on ne sait pas qui est derrière celui qui vous attaque, on sait pas qui est l’adversaire, et comment s’en prendre à lui.

Je vais prendre plusieurs exemples. Le premier, c’est le terrorisme : Daech a fait cette erreur monumentale de vouloir avoir un califat, et ils se sont fait massacrer. Alors qu’Al Quaïda, pour détruire les Twin Towers, n’a pas eu besoin de califat. On ne savait pas où ils étaient, et ils ont frappé.
Cependant, ce n’est pas parce qu’il n’y a plus de califat, qu’il ne reste pas quelques poches, et même quand on aura réduit les poches, cela ne veut pas dire que Daech est fini, on a peut-être gagné une bataille, mais on n’a pas gagné la guerre. Ils ont fait une erreur, alors que le 11 septembre c’était justement une attaque sans visage. Avec le califat, ils ont eu un visage et un territoire, ils se sont fait massacrer. Vous évoquez les drones, mais le jour où ce sera des véhicules qui seront autopilotés, vous mettez une bouteille de gaz ou 300 kg d’explosifs, et vous les envoyez où vous voulez, vous les faites exploser quand vous voulez.

Ensuite la guerre du cyber : il n’y a pas si longtemps que cela, Angela Merkel a appris que son téléphone portable était écouté, par les Américains. Alors qui est l’adversaire ? Les Américains, les Anglais ?
Ensuite vous avez le monde des perceptions, avec les fake news, qui est derrière, l’intoxication, qui est l’adversaire ? Pour la guerre économique, quand une société se fait piéger dans le domaine cyber, en général elle se tait, parce que sinon tous les investisseurs vont la quitter, elle va s’écrouler au CAC 40, donc on minimise, on n’en parle pas, et pourtant cela existe bien.

Donc il y a plein de domaines qui élargissent le champ de la bataille et on est incapable de dire qui est derrière, c’est une guerre sans visage. Ou on sait qui est derrière, mais on ne veut pas le dire pour d’autres raisons. Cela pose des problèmes d’éthiques, voire même politiques, stratégiques. Mais la technologie aidant, cela permet une ouverture du champ des adversaires et les règles d’avant, « les amis de mes amis sont mes amis », et « les ennemis de mes amis, etc »., volent en éclats. On va vers une révolution du domaine de la guerre. Et même l’antagonisme ami/ennemi, est un peu manichéen, je dirais plutôt adversaire.

Michel Bonamy : Je comprends fort bien votre description de l’aumônerie des armées. Ancien officier de carrière, j’y retrouve ce que j’en ai expérimenté dans l’Est et en Allemagne avec des appelés lorrains, alsaciens ou du bassin minier du Pas de Calais, catholiques et protestants, ou de Seine-Saint-Denis, musulmans pour beaucoup.

Récemment comme directeur d’hôpital chargé des relations avec les usagers, j’étais responsable de l’aumônerie au moment des attentats de 2015 et de l’entrée dans un établissement neuf. J’ai dû réorganiser l’aumônerie pour l’adapter aux nouveaux locaux, pour prendre en compte la demande de la communauté musulmane et pour rappeler les règles qui font de cette aumônerie celle des malades et de leurs familles.
Les soignants ont le rôle de solliciter les aumôniers. Ces aumôniers étaient ici des femmes désignées par l’évêque, sous l’autorité d’un prêtre référent de l’aumônerie, salariées par l’hôpital, qui organisent leur passage et celui de visiteurs bénévoles.

Le caractère hiérarchique de l’hôpital et la confrontation à la mort montrent des similitudes avec la mission de l’aumônerie des armées. En outre, le ministère chargé des cultes exige depuis 2016 la formation académique des aumôniers d’hôpital.

Pourriez-vous envisager de dispenser des formations à ces aumôniers après avoir étudié les spécificités de leur mission ? Ce serait également l’occasion, avec votre expérience experte, de repenser un système d’aumônerie hospitalière adapté aux évolutions de notre temps.

Général Dary : Il faut voir, parce que je ne connais pas l’hôpital, mais en théorie, c’est possible. Dans la pratique, ce n’est pas possible, parce que je suis full en ce moment. J’ai lu la communication « la place de Dieu à l’hôpital », c’est très intéressant. Mon expérience des hôpitaux, – je n’ai pas été souvent hospitalisé, – c’est quand j’étais Gouverneur de Paris, une fois par an j’allais passer une soirée au sein de la BSPP (la Brigade des Sapeurs Pompiers de Paris), et là on voit la France d’en bas… là cela réveille ! Il faudrait que tous nos ministres passent une soirée avec la BSPP : vous allez aux Urgences à Bichat, c’est un monde de violence vraiment impressionnant. Un aumônier là-dedans n’a pas sa place. La relation de cœur à cœur vient après et de gens extérieurs à l’hôpital. À l’armée c’est différent, ils sont volontaires, ils adhèrent à un système. Alors que ceux qui arrivent aux Urgences, ils n’ont que des droits, et sont donc d’une violence… même si les Urgences du style Bichat sont peut-être un peu extrêmes ! Mais je vois mal une personne parler directement de Jésus-Christ dans cette ambiance ! Chez nous, on a un environnement favorable, on a aucun problème avec les prêtres, il n’y a pas de prosélytisme.

À la cathédrale Saint-Louis des Invalides, il y avait, à la place du Gouverneur militaire de Paris, mon petit carré astiqué régulièrement pour qu’on le voie bien ; mon successeur y va, ou n’y va pas, peu importe, cela se fait de façon apaisée, naturelle, il y a juste quelques règles. C’est pour cela que les consignes aux « aumôniers » d’hôpitaux : pas de signes, etc., me paraissent très procédurières, très complexes. Les Romains disaient Ultima jus, ultima injuria, un maximum de droits, un maximum d’injustices, c’est un peu cela, on met des droits, des droits, des droits, on ne s’en sort plus. « Plus la règle est claire et moins les règlements sont utiles », disait saint Thomas, et je crois que c’est un peu ce qu’il y a dans les armées.

Séance du 15 mars 2018