par Pierre Manent, Normalien, agrégé de philosophie.

Nicolas Aumonier : Nous sommes très heureux d’accueillir aujourd’hui le philosophe Pierre Manent. Vous êtes né à Toulouse le 6 mai 1949. Vous avez effectué vos classes préparatoires au Lycée Pierre de Fermat et vous entrez à l’ENS en 1968, à tout juste 19 ans. Après l’agrégation de philosophie, vous devenez assistant de Raymond Aron au Collège de France. Vous participez à la création de la revue Commentaire en 1978, et vous faites toujours partie de son comité de rédaction. En 1992, vous êtes élu directeur d’études à l’EHESS au Centre de recherches politiques Raymond Aron. Vous êtes maintenant directeur d’études honoraires, mais votre activité de recherche est toujours aussi grande. L’Académie française vous a décerné le 23 juin 2016 le Prix du Cardinal Lustiger pour l’ensemble de votre œuvre.

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Vos recherches et vos publications portent essentiellement sur la question des formes politiques. Vous entendez par là non les régimes politiques (royauté, aristocratie, oligarchie, tyrannie, démocratie), qui présupposent pour l’essentiel la forme de la cité, ni non plus le politique comme un simple paramètre parmi d’autres de la société ou de la culture, mais les quelques grands types de l’association humaine dont la succession articule notre histoire : la tribu, la cité, l’empire, la nation, la cosmopolis. Vous êtes notamment l’auteur de La Cité de l’homme (Flammarion, 1997), de Cours familier de philosophie politique (Fayard, 2001), et de La Raison des nations (Gallimard, 2006). Vous avez magistralement étudié la cité, sa dynamique interne et externe, et la manière dont l’autodestruction de la cité a conduit à sa forme opposée, l’empire.

Trois de vos livres ont contribué à faire redécouvrir la tradition libérale française : Histoire intellectuelle du libéralisme : Dix leçons (Calmann-Lévy, 1987), Tocqueville et la nature de la démocratie (Fayard, 1993), et Les Libéraux (Gallimard, 2001).

Dans votre livre Situation de la France (2015, DDB), vous déclarez que les nations sont de grands êtres embarrassés, exposés à l’inertie, et auxquels quelques événements ont donné une forme. Ainsi la forme de la France consiste-t-elle à dire non au renoncement, comme en 1940. Vous soutenez également qu’il existe ce que vous appelez un « Arc européen » qui consiste à avoir confiance dans ses propres forces et foi en Dieu. Vous concluez enfin qu’il n’y a d’avenir européen ni dans l’enracinement purement autochtone, ni dans le déracinement. Vous affirmez également que la France est une nation « de marque chrétienne », et que le salut ne viendra pas d’une laïcité entendue comme simple neutralité, mais de la réaffirmation de la foi catholique, seule à même de préserver un espace public de débats. L’originalité de ces thèses pose de manière nouvelle les questions de la place de Dieu dans la cité.

Pierre Manent : Je voudrais partir de la parole évangélique la plus fréquemment citée, la plus populaire à tous les sens du mot, lorsque l’on considère la question du rapport entre la religion chrétienne et l’ordre politique : « Rendez à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César. » Si cette parole est si populaire aujourd’hui, c’est qu’elle semble fournir une justification scripturaire à ce pivot de la politique moderne qu’est la séparation entre l’Église et l’État, plus généralement entre le religieux et le politique. Elle semble justifier la séparation et pour ainsi dire l’annoncer. Elle a l’avantage supplémentaire, non négligeable aujourd’hui, de faire ressortir la spécificité, l’avantage différentiel du christianisme par rapport aux autres monothéismes qui n’envisagent pas la possibilité d’une telle séparation. Cependant la faveur qui entoure cette parole doit nous alerter. Quand une parole évangélique est presque universellement applaudie, il est urgent de s’inquiéter. Je ne prétends pas ici vous en proposer la juste interprétation. J’essaierai seulement de faire apparaître qu’elle ne peut vouloir dire ce qu’on lui fait dire si souvent et qui est un obstacle majeur à la compréhension de la relation entre la religion chrétienne et l’ordre politique.

Pourquoi la recommandation de rendre à Dieu ce qui est à Dieu et à César ce qui est à César ne peut-elle être interprétée comme nous le faisons aujourd’hui, c’est-à-dire comme la justification de la séparation rigoureuse entre le politique et le religieux ?

La première objection vous paraîtra sans doute peu convaincante par sa trop grande simplicité. La voici en tout cas. Il serait tout de même étonnant que l’Église chrétienne ait attendu si longtemps pour reconnaître le vrai sens de cette proposition ! Or elle a vivement combattu le dispositif de la séparation lorsqu’il a été d’abord proposé, elle l’a vigoureusement condamné par l’encyclique Vehementer nos du pape Pie X lorsqu’il a été promulgué, bref, elle ne l’a finalement accepté que parce qu’elle ne pouvait faire autrement. Que pendant deux mille ans l’Église ait ignoré ce qui était dit, et dans les mêmes termes, en Matthieu, Marc et Luc, une telle méconnaissance de la religion chrétienne par l’Église chrétienne n’est pas croyable.

L’interprétation contemporaine est appuyée, il est vrai, d’un argument qui mérite examen. À la différence du judaïsme et de l’islam qui sont des religions de la loi, le christianisme, dit-on, est une religion de la foi. Dès lors le christianisme peut laisser le monopole de la loi à l’institution politique, et se consacrer à l’enseignement de la foi. À la politique le commandement, à la religion chrétienne l’enseignement. Cet argument fut estimé très convaincant par beaucoup de personnes raisonnables, chrétiennes ou non. Il semble bien justifier l’ordre libéral de la séparation en rendant à chacun des deux protagonistes ce qui lui revient en propre.
Cependant, en posant que le christianisme n’est pas une religion de la loi mais de la foi, on avance une proposition qui n’est point suffisante pour prouver ce que l’on veut prouver. Il est bien vrai qu’à la différence des deux autres monothéismes, le christianisme ne propose pas une loi destinée à régler la vie sociale et politique des chrétiens. Les hommes sont laissés au pouvoir de leur propre conseil pour organiser la cité terrestre. En même temps, le christianisme ne se désintéresse pas de la loi, y compris de la loi politique, car ce serait se désintéresser des hommes et de leur bien, sans même parler de leur salut. Pour la religion chrétienne en effet, l’homme naît et demeure sous la loi. La loi étant le principal élément d’orientation de la vie des hommes, l’Église n’a pu faire autrement que d’essayer d’obtenir du pouvoir politique d’abord que la loi politique ne commande pas aux citoyens des actes contraires à la loi religieuse, ensuite qu’elle commande aux citoyens des actes conduisant à une « vie chrétienne », ou du moins qu’elle les encourage vivement à aller dans cette direction. Ainsi, de proche en proche, par une logique qui n’était pas seulement la logique perverse du désir de pouvoir, mais aussi, et je n’essaierai pas de les démêler, la logique sainte et salutaire du zèle pour le bien et le salut des hommes, l’Église a conclu avec les pouvoirs politiques ces concordats, ces alliances du trône et de l’autel, ou du sabre et du goupillon, que nous avons appris à regarder avec mépris, consternation ou désolation, mais qui sont pour ainsi dire inscrites dans la condition de l’être humain qui, pour le répéter, est celle d’une liberté sous la loi. Il n’est pas question d’éprouver de la nostalgie pour une version ou l’autre d’un « État chrétien », mais il serait injuste et surtout peu judicieux de porter condamnation sur ces siècles qui ont ignoré cette séparation qui nous semble si évidente. Si nous sommes si sévères pour les époques de confusion ou de mélange des pouvoirs, c’est peut-être que nous avons acquis un sens plus vif ou délicat de la liberté de conscience, mais c’est peut-être aussi que nous avons perdu le sens de l’importance de la loi dans l’orientation de la vie humaine en direction de son bien ou de ses biens.

Si donc aujourd’hui les chrétiens doivent respecter scrupuleusement la responsabilité propre du pouvoir politique, rendre à César ce qui lui revient, leur religion perdrait son ressort et pour ainsi dire son sens s’ils considéraient la société dans laquelle ils vivent comme une humanité étrangère dont le sort les indiffère. La séparation institutionnelle des commandements politiques et des commandements et conseils religieux est un fait acquis, la laïcité est devenue notre coutume, c’est très bien ainsi, mais ce n’est pas la solution de nos problèmes. La laïcité est seulement une des conditions sur la base desquelles nous nous organisons pour faire face à l’exigence qui nous est adressée à la fois comme citoyens et comme chrétiens de nous aider les uns les autres à aller vers le bien commun. Je voudrais à ce propos soulever quelques questions et peut-être faire quelques suggestions.

Une remarque historique tout d’abord. À la suite des grandes batailles du dix-neuvième siècle et du premier vingtième siècle, l’Église s’est trouvée chassée de l’ordre politique. En même temps, comme le nouveau régime donnait libre carrière à l’élément nouveau que l’on appelait la société civile, ou simplement la société, l’Église a trouvé dans cet élément des ressources inédites pour une modalité nouvelle de sa présence, pour une façon nouvelle de conduire sa mission. Pour le dire un peu sommairement, si elle n’avait plus part au commandement politique, elle développa sa présence et son influence sociales. Ces choses sont difficiles à évaluer, et j’accepterai volontiers les corrections des spécialistes, mais je croirais volontiers que la France était, par ses mœurs et par l’influence effective de l’Église, « plus chrétienne » dans les années 50 du siècle passé qu’elle ne l’avait été autour de l’an 1900. Cette sorte de « rechristianisation » ne fut pas seulement le résultat de l’action verticale de l’Église instituée mais de mouvements principalement laïcs comme l’Action catholique ou le syndicalisme chrétien, tout particulièrement dans le monde agricole. Cette présence active et publique des chrétiens eut des effets politiques de grande portée avec la part que les partis démocrates-chrétiens prirent à la reconstruction politique de l’Europe sur des bases saines. Je me permets d’ajouter que cette influence sociale et politique des chrétiens contribua largement à la vitalité et à l’équilibre de ces années que l’on dit aujourd’hui glorieuses.

Si je rappelle ces faits, ce n’est point pour évoquer nostalgiquement un monde que nous avons perdu, c’est d’abord pour souligner que la séparation ou la laïcité n’est pas et ne peut pas être un obstacle ou une objection à la présence active des chrétiens dans l’espace social. C’est aussi pour cerner un peu plus précisément ce que nous devons entendre par déchristianisation et comment nous pourrions y répondre. L’idée d’une déchristianisation progressant plus ou moins régulièrement et irrésistiblement au long des siècles n’est pas défendable. Les annonces de la fin prochaine du christianisme se succèdent régulièrement depuis la Renaissance au moins. Une vue plus fine fait apparaître la succession de périodes de déclin, certaines semblant présager la ruine, et de périodes de renaissance plus ou moins vigoureuse. Il ne fait pas de doute que les dernières décennies ont connu une déchristianisation assez abrupte. Elle est d’autant plus sensible qu’elle a succédé à ces années 50 que je mentionnais et au cours desquelles l’Église a connu, si je peux dire, un de ses maximums.

Cette déchristianisation affecte la présence visible des mœurs et rites chrétiens dans la société. Il faut remarquer qu’elle coïncide avec un phénomène qui touche toutes les autres associations humaines. Qu’il s’agisse des partis politiques, des syndicats, ou des Églises, les Européens répugnent de plus en plus aux engagements collectifs ; ils déclinent de s’engager dans des communautés de référence ou de sens. D’ailleurs, ils ne se marient plus guère. Il ne s’agit pas ici de nous consoler en constatant que nous ne sommes pas les seuls à voir notre troupeau rétrécir, mais il est juste de souligner que le mouvement de déchristianisation de la France est inséparable d’un mouvement de désocialisation. L’angoisse qui nous saisit parfois est partagée par tous ceux qui prennent à cœur le destin de l’animal politique et social. Ce mouvement de déliaison ne peut pas continuer indéfiniment. Nous voyons bien que si la tendance de ces dernières années se prolongeait, c’est l’existence même de nos sociétés qui serait en danger.

Ainsi, aujourd’hui, si les choses de Dieu ne sont pas servies avec trop de zèle, celles de César, je veux parler de notre république, ne le sont pas davantage et même, à mon sens, elles le sont moins. La chose commune a été éviscérée par une interprétation unilatérale de la démocratie selon laquelle celle-ci se confond avec la protection et l’extension des droits individuels. Ces droits eux-mêmes ont changé de signification et de portée. Pendant ce que j’appellerai la période classique du régime moderne, c’est-à-dire en gros jusqu’aux années 60, les progrès des droits de l’homme, quelles que fussent les faiblesses de la doctrine aux yeux des chrétiens, contribuèrent au déploiement des énergies sociales en faisant entrer citoyens et sociétaires de plus en plus nombreux, de plus en plus égaux, dans les institutions de la société nouvelle, qu’il s’agisse de l’école, de la presse, des syndicats, des élections, du marché du travail, encourageant ainsi les actions communes et nourrissant la vitalité du commun. Aujourd’hui la doctrine des droits a subi un bien étrange infléchissement. Loin d’encourager l’action humaine, loin de viser le commun, elle saisit l’individu dans ce qu’il a de plus privé et de moins partageable, de plus passif aussi, elle le saisit dans son pâtir et son jouir dont elle réclame la reconnaissance dans l’espace public. Au lieu d’encourager chacun à se tourner avec confiance vers le commun pour agir avec les autres, elle exige que la lumière publique vienne éclairer et reconnaître la particularité de chacun, même la plus idiosyncrasique. L’espace public tend à n’être plus que la mise en lumière et la mise en scène des vies privées. Chaque individu reçoit un droit illimité, une autorisation illimitée d’être ce qu’il désire ou prétend être, toute intervention d’un critère discriminant étant jugée attentatoire aux droits de l’homme. Bref, dans l’interprétation qui en est aujourd’hui donnée, la légitimité exclusive des droits humains vide la vie sociale, morale et politique de tout critère de jugement susceptible de se voir reconnaître une certaine objectivité. Le monde désormais est ce que je veux qu’il soit, c’est mon droit. L’invocation des droits humains parmi nous est aujourd’hui au service du nihilisme le plus virulent. Aucune cité de forme humaine ne peut y survivre longtemps.

Les chrétiens comme leurs concitoyens non chrétiens sont confrontés au péril qui affecte, avec l’Église chrétienne, l’association humaine en tant que telle. Je ne crois pas que ce qu’on appelle ces jours-ci aux États-Unis la solution bénédictine, qui consisterait à abandonner le monde à son triste sort et à se réfugier avec le « petit reste » dans des communautés séparées, soit une solution raisonnable et honorable. S’il est un moment où la séparation doit être entendue en son sens institutionnel le plus strict, c’est-à-dire le plus limité et restrictif, s’il est un moment où la séparation ne doit pas devenir un prétexte à la sécession, c’est bien aujourd’hui. Encore une fois, les deux cités sont ensemble en danger, et la cité des hommes n’a pas les promesses de la vie éternelle. Les chrétiens ne peuvent faire autrement que participer avec zèle et discernement à la recomposition de l’association humaine.

Je peux entendre les objections … Comment les chrétiens pourraient-ils faire face à ce cahier des charges alors que leur nombre et peut-être leur ferveur déclinent, alors qu’ils ont bien de la peine à garder la tête hors de l’eau face à une opinion sociale, et à des décisions politiques, qui les excluent méthodiquement de la société légitime ? Ma réponse est simple : les chrétiens sont obligés d’agir dans la cité puisque si l’influence sociale de l’Église a en effet bien décliné comme je le rappelais tout à l’heure, la question religieuse est devenue une question politique ou, si vous préférez, contrairement à ce que l’habitude de la séparation et peut-être aussi la conviction que la religion était chose du passé nous avaient laissé croire, la cité, en l’occurrence notre nation, la France, rencontre la question religieuse comme question affectant la chose commune. Alors que les parties de la société – syndicats, paroisses, familles – ont vu s’étioler la présence chrétienne, la question du rapport de la cité tout entière, du corps politique, à la religion chrétienne vient au premier plan.
Disons les choses comme elles sont. Ce fait majeur ne serait point apparu aussi clairement si ne s’était pas installée en France une nombreuse population musulmane à une époque où par ailleurs l’islam est poussé en avant par toutes sortes de mouvements conquérants. La question se poserait si le facteur musulman était absent, mais celui-ci a rendu la question urgente. Il a fait ressortir en particulier que la laïcité, aussi précieuse soit-elle, ne suffisait pas à éclairer et maîtriser les questions que les religions posent à la société, ou que la cité se pose à elle-même à l’épreuve des religions. La laïcité n’ôte pas à la religion son influence sociale et morale, ni même sa pertinence ou sa portée politique. On a pu dire pendant longtemps que la France était un pays catholique et laïque. L’influence du catholicisme a certes décliné mais cela ne nous autorise pas à définir notre pays, comme beaucoup voudraient le faire, simplement comme un pays laïque. Comme si la laïcité était, si j’ose dire, définissante ! Elle ne l’est pas. La laïcité est un instrument précieux de notre dispositif politique, elle ne suffit pas à dire le sens de notre vie commune. Pour aller au plus simple : qui dira qu’un pays, où règne la séparation, est le même pays si les églises sont pleines, ou si elles sont vides, s’il n’y a qu’une poignée de musulmans ou s’ils sont plusieurs millions ? L’invocation de la laïcité a pendant trente ans servi d’un bandeau sur les yeux : il ne se passait rien en France en fait de religion, rien qui concerne la chose publique, puisque la laïcité se chargeait de confiner le religieux dans l’espace privé. La laïcité, ou l’art de rendre la religion invisible. La magie s’est dissipée. Il est devenu impossible de ne pas voir ce qui crevait les yeux. Alors certains ont invoqué une laïcité plus active ou intervenante afin de refouler certaines manifestations trop visibles de la religion nouvelle dans notre pays, ainsi d’ailleurs que certaines manifestations traditionnelles de la religion ancienne de notre pays. On peut discuter de la pertinence des mesures prises. En tout cas, si certaines sont en effet nécessaires ou judicieuses, comme l’interdiction du foulard à l’école et du voile intégral dans l’espace public, elles laissent entier le problème principal. J’en viens donc au point principal de mon propos.
Chaque nation est un certain mélange, elle a un certain « esprit », selon le mot choisi par Montesquieu, le fondateur de la sociologie politique moderne. S’agissant de la France, toute description un peu sérieuse mentionnera le fait qu’elle a une tradition étatique forte, une laïcité stricte, une passion particulière pour l’égalité ; elle relèvera aussi que la religion catholique a accompagné la nation depuis le commencement de celle-ci, qu’elle est le seul facteur dont on puisse dire cela, que la France comme nation perd son visage ainsi que la moitié de son âme si par une expérience de pensée on lui ôte sa marque catholique ; cette description relèvera bien sûr que la France a joué un rôle moteur dans l’émancipation des juifs et que ceux-ci jouent en France un rôle éminent ; elle relèvera enfin que dans la dernière période de nombreux musulmans sont devenus citoyens français. Nous pouvons bien sûr ajouter bien d’autres facteurs, apprécier différemment le rôle de ceux que j’ai retenus, mais il n’y a pas d’action civique possible si l’on ne prend pas en compte ces grands faits. Ces dernières années pourtant on a prétendu que ces faits, du moins les faits se rapportant à la religion, n’en étaient pas, que mentionner les constituants collectifs de notre pays, c’était encourager le communautarisme et inciter au mépris de l’autre, qu’il n’y avait parmi nous que des individus titulaires de droits.

Il est bien vrai que l’égalité des droits appartient à la définition la plus intime de notre être collectif. Mais l’égalité des droits ne doit pas nous rendre aveugles aux paramètres politiques et spirituels de cet être collectif. Il est bien vrai que nos concitoyens musulmans ont strictement les mêmes droits que les autres citoyens, y compris bien sûr dans ce qui touche à la pratique de leur religion. Qui accepterait qu’il en soit autrement ? Mais si c’est pour nous un principe sacré que tous les citoyens ont des droits égaux à la pratique de leur religion quelle qu’elle soit, cela ne signifie pas que toutes les religions soient égales, ou, plus précisément, que toutes les religions aient eu le même rôle et tiennent la même place dans l’histoire et la vie de notre pays. Si nous ne reconnaissons pas ce fait, nous nous enfonçons dans un mensonge délibéré qui rendra impossible toute amitié civique un peu sincère. C’est pourquoi il faut juger sévèrement les hommes politiques, les publicistes ou les essayistes qui vont répétant que l’islam a joué un rôle majeur dans l’histoire de notre pays ou dans celle de la civilisation européenne. Ce n’est simplement pas vrai. Il n’y a aucune comparaison, aucune similitude, aucun parallélisme entre le rôle du christianisme et celui de l’islam dans l’histoire et la formation de notre pays.

Notre conduite ne sera judicieuse que si elle tient compte de ces grands faits, de ces grands faits simples si j’ose dire. Si j’ai souligné la part unique prise par le catholicisme à la formation de ce pays, ce n’est point pour réclamer de l’État ou de la société le moindre privilège, qui d’ailleurs ne serait point accordé. C’est plutôt pour faire mesurer aux chrétiens, spécialement aux catholiques, quelle est l’ampleur de leur responsabilité. Ils ont une responsabilité particulière devant et pour cette grande chose commune qu’est notre pays dans sa diversité et complexité. Une tentation les sollicite, à laquelle j’ai déjà fait allusion. Dans une société soumise à la pression de l’islam, dans une société soumise à des lois qui semblent destinées à effacer les mœurs traditionnelles de ce pays à la formation desquelles le christianisme eut une telle part, les chrétiens sont tentés de se mettre en défense, de se retirer derrière les douves et d’abaisser la herse. S’ils cédaient à cette tentation, ils priveraient le pays de la seule référence spirituelle capable de dialoguer avec toutes les autres traditions, anciennes ou nouvellement installées, qui entrent dans la composition de la France.

Depuis plusieurs dizaines d’années, nous nous sommes abandonnés à un vertige de séparation et de déliaison. Plus de classes sociales, plus de nations, plus de religions instituées, plus rien entre l’individu et l’humanité. Plus rien à faire pour chaque individu que de faire valoir son droit à sa merveilleuse particularité individuelle puisque bien sûr il le vaut bien ! Non seulement nous avons cessé d’agir pour la chose commune ou en référence à celle-ci, mais l’idée même de l’action, de l’action véritable, de l’action comme choix réfléchi, nous est devenue de plus en plus étrangère. Voyez ce que nous susurrent les raisonnables qui sont légion, laissez-faire, laissez-passer, il n’y a rien à faire que de laisser faire et laisser passer, nous plier au mouvement des choses, nous abandonner à la force des flux, sans autre liberté que d’obéir aux nécessités supposées de la mondialisation.

C’est ici que la parole chrétienne peut et doit jouer un rôle d’avertissement et d’encouragement, y compris d’avertissement et d’encouragement civiques. Mais comment la faire entendre ? Je n‘ai bien sûr aucune autorité ni pour la faire entendre ni même pour faire des suggestions sur la meilleure manière de la faire entendre. Je risquerai cependant une remarque. Dans la dernière période, l’Église, sans oublier le moins du monde ce qu’elle a la mission d’annoncer, a progressivement ôté de son discours toute forme de commandement, et même tout accent un peu pressant, estimant qu’une parole verticale, une parole « descendante », était insupportable à nos contemporains et d’ailleurs non conforme au nouvel état des relations entre l’Église et le monde. Je comprends cette prudence, j’ai de la sympathie pour cette timidité. Sous le Grand roi une grande dame disait à sa voisine à propos d’un fameux prédicateur : s’il prêche sur Marie-Madeleine, vous me réveillerez ; s’il prêche sur la nécessité du salut, vous me laisserez dormir. Notre société est comme cette grande dame. D’ailleurs comment prêcher la nécessité du salut à des citoyens dont une minorité seulement se déclare chrétienne ? Cependant, il faudrait éviter de se trouver dans la situation où l’on parle systématiquement d’autre chose parce que l’on ne sait pas trop comment parler de ce qui importe. D’autant plus que l’on ne parle pas très bien de toutes ces autres choses, qui ne sont là que faute de mieux. L’Église n’a plus le pouvoir de commander, c’est sans doute mieux ainsi. Mais elle a le droit et le devoir de réclamer l’attention. Dans une société où, je le disais, l’idée d’une chose à faire, d’un agendum, est devenue odieuse, en tout cas suprêmement rébarbative, où la passivité s’est installée au nom du droit à faire reconnaître par le public tout ce que l’on est ou voudrait être, la parole chrétienne ouvre à chacun un parcours d’action pour ainsi dire infini, une démarche de connaissance de soi dans l’humilité et d’approche des autres dans la charité qui n’a pas de limite, et qui n’a pas d’empêchement, de caractère individuel ou collectif, qui ne puisse être levé. Ce que je voudrais faire ressortir, c’est que la parole chrétienne est susceptible de nous atteindre en-deçà ou au-delà de toute condition que nous voudrions lui opposer, puisqu’elle est la seule à chercher chacun quel qu’il soit, quelle que soit sa nature, quelle que soit sa coutume, dans sa capacité de libre réponse à la question la plus ample et la plus urgente qui puisse être posée à un être humain. En ce sens, elle porte la question humaine première : que faire ? à son plus haut degré d’intensité et lui donne sa plus grande portée. Je sais bien que le grain de la parole tombe le plus souvent sur la pierre ou dans les ronces, et que la plupart d’entre nous, même lorsqu’ils l’entendent, ont peine à l’écouter et à « se bouger » comme l’on dit aujourd’hui ou à « se remuer » comme Pascal le reprochait à son ami libertin. Jamais pourtant la nature humaine, active et agissante, n’a été plus frustrée qu’aujourd’hui puisque tout, je le répète, lui enjoint de laisser faire, de laisser passer, de laisser tomber. Je n’ai pas sondé les reins et les cœurs de mes contemporains, mais aussi apparemment indifférents qu’ils soient à la proposition chrétienne, aussi revêches parfois, je crois qu’ils accueilleraient avec reconnaissance, et avec une sorte de soulagement, une annonce un peu moins timide.

Dans la circulation de plus en plus rapide des flux qui nous emportent, nous avons peine à nous tenir debout, nous avons peine à nous reconnaître. Les éléments d’orientation qui nous avaient bien servi au long des siècles semblent épuisés ou même nous sont retirés. Il est urgent de repérer et de dégager les arêtes d’une vie commune qui sera inséparablement ancienne et nouvelle. D’immenses enjeux de redéfinition collective sont devant nous. La religion chrétienne a été progressivement repoussée à la périphérie de la vie sociale. Une tendance puissante, qui a des moyens d’expression virulents et des relais politiques actifs, voudrait faire peser une sorte d’interdit sur toute expression publique de la foi et des mœurs chrétiennes. Ce n’est pas le moment pourtant de nous livrer au ressentiment. En même temps en effet que la religion chrétienne était repoussée vers les marges, le centre de la vie sociale se vidait avec une rapidité surprenante et même une brutalité impressionnante de toute force associative, de toute capacité d’orientation collective. Les chrétiens doivent revenir vers le centre, non pas le centre de l’échiquier politique mais celui de la cité, y prendre leur place légitime, non pour y chercher une revanche mais pour y faire valoir leur capacité de commencer, d’agir et de réunir.
Nos sociétés ne sont pas seulement ébranlées par la force des flux. Elles sont aussi fragmentées et désorientées par la dispersion des forces spirituelles. Quelles forces ? Eh bien, la philosophie des droits de l’homme, l’islam, l’évangélisme de marque américaine, le judaïsme, le catholicisme principalement. Chacune de ces forces a ses ressources, ses grandeurs et ses misères. Leurs adeptes ou leurs fidèles ont bien sûr des droits civiques et civils égaux. On ne peut souhaiter la domination d’aucune de ces forces, qui d’ailleurs ne serait pas durablement possible. J’ai soutenu que l’Église catholique avait un rôle particulier à jouer, un rôle non pas dirigeant, non pas même arbitral, mais un rôle médiateur. Qu’est-ce à dire ? Il y a une étrange ironie de l’histoire. Selon l’opinion commune, je ne vous apprends rien, les catholiques auraient mérité le titre de champions de l’intolérance. Or, de toutes les forces spirituelles que je viens de mentionner, le catholicisme est celle qui s’est engagée le plus avant, le plus profondément, le plus sincèrement non seulement dans l’examen de ses torts et de ses fautes, mais aussi dans la reconsidération de ses relations avec les autres forces spirituelles. Il a en particulier revu à la racine le caractère de sa relation fondatrice avec le peuple juif. Il a aussi reconsidéré la philosophie des droits de l’homme dont il avait relevé à l’origine le caractère implicitement ou explicitement antichrétien, pour reconnaître aujourd’hui sans réserve la liberté de conscience. Peut-être suis-je mal informé mais je n’ai pas l’impression que l’Église en ait retiré beaucoup de crédit. Elle reste la cible énorme et immobile, celle que le plus mauvais tireur ne saurait manquer. Il est inutile de se plaindre et de réclamer justice. Il y a plus urgent à faire. Il n’est plus temps de longer les murs. Les catholiques peuvent et doivent remplir ce rôle médiateur qui est inscrit dans leur situation axiale au cœur de l’aventure européenne.
Il n’est pas question de revenir à l’Église fulminante et commandante. Nous ne le pourrions pas si nous le voulions et nous ne le voulons pas. Mais nous devons vouloir être une Église parlante, une Église qui parle à voix haute et intelligible pour mettre devant nous-mêmes et nos concitoyens la question toujours présente et peut-être plus urgente que jamais, la question : que voulons-nous faire de cette société que nous formons ensemble, de ce corps politique appelé France ? Nous avons le droit d’avertir : rien ne serait plus imprudent que de continuer à vouloir exclure de l’espace public les références chrétiennes qui ont été au long des siècles et sont encore les éléments d’orientation et d’éducation les plus capables de nourrir en même temps la vie personnelle et la vie commune. Nous avons le devoir d’encourager : l’action qui renouvelle la vie est toujours possible. S’il est une prière qui résume la proposition chrétienne, c’est que l’homme ancien devienne l’homme nouveau. C’est qu’il se convertisse. Se convertir, c’est devenir meilleur en restant celui ou celle que l’on était, tout le contraire de ce qui nous est proposé aujourd’hui, et qui est simplement de rester le même car il n’y a rien de meilleur. Aussi timides que nous soyons devenus, et souvent pour de bonnes raisons, nous ne devons pas être timides au point de cesser d’appeler nos concitoyens à la conversion, tous nos concitoyens y compris bien sûr nos concitoyens musulmans. Quel signe plus convaincant et plus rassurant qu’ils sont entrés dans la vie française que de voir certains d’entre eux rejoindre librement et publiquement la religion ancienne de ce pays ? Le signe que l’Église a trouvé sa juste place dans l’espace public, c’est que les paroles publiques qu’elle adresse à tous, chrétiens ou non, comportent, de façon sobre et amicale mais explicite, l’appel qui lui est propre et qu’elle seule peut porter.

Échange de vues

Rémi Sentis : Vous avez dit très justement que l’invocation incessante des droits à quelque chose est finalement au service du nihilisme, et tu as soulevé la question des dérives qui viennent à la suite d’interprétations des droits de l’homme un peu trop extensifs. Je me demande s’il n’y aurait pas une distinction à faire entre « égalité en droit » et « égalité des droits ». En effet il est évident que tous les hommes naissent libres et égaux en droits, c’est écrit dans la charte des droits de l’homme de 1948, tout le monde l’accepte. Mais cela ne veut pas dire que tous les hommes sont égaux en vue d’obtenir les mêmes « droits à… ». Derrière mon idée, il y a bien sûr le droit à l’enfant, le droit à se marier avec n’importe qui… Qu’en pensez-vous ?

Pierre Manent : Le cœur du problème n’est pas, me semble-t-il, la question de l’égalité. Le cœur du problème c’est que la notion des droits humains, telle que nous la comprenons aujourd’hui, ne permet pas de comprendre la vie sociale, les institutions. On ne peut pas s’orienter dans la vie sociale uniquement avec la notion des droits humains. C’est une notion seconde et abstraite, qui a été élaborée pour résoudre certains problèmes, pour perfectionner la société, mais elle suppose une société déjà constituée. On ne peut pas fonder une société à partir de la notion des droits individuels. Or, aujourd’hui, qu’est-ce qu’un régime politique légitime, c’est celui qui garantit les droits individuels, un point c’est tout. La notion des droits humains est insuffisante, tout simplement parce que les institutions, quelles qu’elles soient, sont des choses communes avec des finalités qui leur donnent leur contenu propre. L’université a une certaine finalité, la nation a une certaine finalité, la famille a une certaine finalité, et ces finalités, c’est-à-dire les biens qui sont produits et partagés dans ces communautés, définissent celles-ci. Face à cette question principale, la question des droits individuels n’est pas une question négligeable ou secondaire, mais c’est une question qui ne vient pas au premier rang, elle ne vient qu’après la question du contenu de l’institution. Je vous donne un exemple très simple : il tombe sous le sens que l’argument contre la sélection à l’université est insoutenable, parce que s’il y a une université, c’est bien que cette institution a une finalité, et que donc ceux qui entrent à l’université sont choisis selon un critère déterminé par la finalité de l’institution. Nécessairement, il y a quelque chose qui ressemble à une sélection. Pourquoi s’obstine-t-on à aller contre l’évidence, ça c’est une autre question, qui relève des passions sociales et de la situation politique, mais ce que je dis pour l’université on pourrait le dire, là je vais toucher un sujet qui est peut-être encore plus sensible, pour le droit des nations dans son rapport au droit des migrants. Il entre dans la composition d’un corps politique appelé « nation » énormément de composantes collectives. La nation résulte d’un long travail d’éducation commune, du partage de finalités tantôt compatibles, tantôt difficiles à accorder, bref c’est une communauté de communautés dans laquelle sont cristallisés des parties diverses, des aspects divers des biens humains. Or aujourd’hui, ce qui me frappe dans certains argumentaires unilatéraux en faveur des droits des migrants, c’est l’incapacité à faire entrer dans une délibération commune les biens concrétisés dans les nations en même temps que les droits des migrants. Comme si les droits individuels avaient une validité immédiatement opposable aux institutions les plus durables, les plus substantielles, les plus riches de sens de la vie humaine. Je ne mets pas en cause ici, bien sûr, le droit de celui qui est en danger, son « droit d’être sauvé », qui est plutôt le devoir de le sauver de ceux qui peuvent en quelque manière lui porter secours. Je parle du droit supposé de devenir citoyen. Aujourd’hui, dans un certain secteur de l’opinion, disons « No border », règne l’idée que tout individu a, en tant qu’être humain, le droit de devenir citoyen du pays de son choix. C’est là une façon très abstraite de considérer les problèmes qui se posent à nous. Devenir citoyen engage un parcours d’éducation et une construction politique. L’accueil d’un nouveau citoyen relève d’une délibération complexe, une délibération proprement civique, qui ne peut pas être interrompue avant d’avoir commencé en invoquant un droit absolu de l’individu « sans qualité », sans détermination civique. Il faut recouvrer les termes exacts de la délibération commune, de la délibération sociale et politique. Dans cette délibération les droits égaux, les droits individuels sont un élément de la délibération, je n’ai aucune objection à ce que l’on dise « Il faut faire en sorte que les droits d’accès aux différentes institutions, Église, nation, famille…, soient les plus égaux possible », mais ce qu’il est très important de souligner, c’est que la conversation civique, la conversation sociale, la délibération commune, ne peut pas s’en tenir au langage des droits individuels ; les contenus des institutions, les finalités de l’action commune, les nécessités de l’éducation commune doivent être pris en compte.

Ghislain Lafont : Vous avez dit : « La question religieuse est devenue une question politique », et vous avez dit également « La laïcité, ou l’art de rendre la religion invisible ». La question que je voudrais vous poser est celle de la segmentation de la chrétienté et des catholiques. Il me semble qu’aujourd’hui, il y a une génération de jeunes pour lesquels ces deux phrases sont suffisamment fortes pour qu’ils ne puissent pas y adhérer, autrement dit il y a des jeunes qui s’engagent dans la société, qui s’engagent dans leur métier, des médecins qui n’ont pas peur de témoigner qu’ils sont chrétiens, il y a des professeurs qui n’ont pas peur de dire les choses par rapport à notre propre génération etc. Est-ce que vous êtes d’accord pour nous dire que rien n’est fichu, et que cette génération prend déjà le relais et nous tire par le haut ? Je pense également aujourd’hui à ces jeunes prêtres qui s’engagent alors qu’ils ont Bac +10 et qu’ils pourraient faire autre chose, c’est-à-dire fonder une famille et rentrer dans le système financier et dans un système qui leur rapporterait beaucoup d’argent. Je pense à des jeunes journalistes qui sont en train d’émerger en ce moment, qui n’ont pas peur de témoigner dans des médias en continu type BFM, C8. J’en ai entendu certains, donc il se passe des choses en ce moment. Est-ce que vous êtes d’accord pour dire que nous sommes dans une nouvelle ère, qui est l’ère du témoignage de la vérité d’une jeunesse qui n’a pas peur. Je voudrais terminer en citant le Président Sarkozy qui avait dit : « Vous les catholiques, j’attends que vous preniez la parole, quand je rencontre le cardinal Barbarin, au moins, il m’engueule. »

Pierre Manent : Nous sommes parfaitement d’accord. Ce que l’on me reproche en général, c’est d’être exagérément optimiste sur les possibilités pour les catholiques d’agir dans l’espace public ; je crois comme vous qu’il y a beaucoup de signes prometteurs, qu’est-ce qu’ils donneront, comment fleuriront-ils, je n’en sais rien, mais je partage votre espérance.

Laurent Mortreuil : J’ai particulièrement aimé votre interpellation sur ce verset de l’Évangile où vous disiez « Attention, danger, si tout le monde l’aime, c’est que personne ne le comprend ! ». Vous nous avez dit, je crois : « À une époque où l’Islam est poussé en avant par des facteurs conquérants… », mais quand on regarde l’histoire de l’Islam depuis treize siècles, ne peut-on considérer qu’il s’agit de son énergie naturelle ? N’est-on pas dans l’erreur à considérer l’Islam comme une religion, alors que si on regarde réellement sa naissance et sa diffusion, il ressemblerait plus à un totalitarisme politique du même ordre que les stalinisme ou nazisme qu’on a pu voir, c’est-à-dire avec une dimension religieuse forte, qu’elle soit avec ou sans dieu ? Ce sans juger bien entendu les consciences des musulmans que nous pouvons tous rencontrer, aimer et apprécier.

Pierre Manent : Oui, mais vous ne pouvez dire cela que si vous appelez « religion » une institution ou un phénomène humain qui ressemble au christianisme ou qui se confond avec le christianisme. Parce que le christianisme est la seule religion qui se soit rendue indépendante de l’existence préalable d’une association humaine, d’un corps politique, d’un empire ou d’une nation. On a comparé l’islam au communisme, on a dit que le communisme, c’était « l’Islam du XXe siècle », Jules Monnerot et d’autres ont développé cette idée, c’est parlant, suggestif, mais l’Islam a été fondé au début du VIIe siècle, son énergie, manifestement, n’a pas les mêmes ressorts que le nazisme ou le communisme. Quant à la confusion du politique et du religieux, c’est l’ordre traditionnel, pour ainsi dire « normal » des choses humaines ! Les dieux furent toujours les dieux de la cité, y compris dans le vieil Israël : après que Gédéon a détruit l’autel de Baal, les locaux veulent que son père le punisse, mais le père dit « Non, puisque Baal ne s’est pas défendu lui-même, débarrassons-nous de Baal ! ». Les dieux viennent avec la victoire et partent avec la victoire, il y a une confusion du politique et du religieux. Les versions bien sûr sont différentes, le vieil Israël n’est pas Athènes. En tout cas, ce qui est propre au christianisme, ce qui est singulier dans le christianisme, ce qui est étrange dans le christianisme, c’est que c’est la seule « pure religion » : l’Église est une communauté qui a une définition exclusivement religieuse. L’Église se fonde uniquement à partir d’elle-même, elle ne se fonde à partir d’aucune autre réalité commune. Cela ne préjuge en rien de sa vérité, mais comme phénomène social-historique, c’est absolument singulier. C’est pourquoi je dis à mon ami Marcel Gauchet, selon qui le christianisme est la religion de la sortie de la religion, je lui dis non, c’est l’inverse, c’est la religion de l’entrée dans la religion ! Quand vous dites que l’Islam confond le politique et le religieux… bien sûr, comme les autres ! Comme les autres phénomènes de l’Histoire, sauf le christianisme, avec cette correction que le christianisme aussi a dû, j’en ai parlé, les mêler, mais les mêler après une séparation rigoureuse. Ce qui rend le phénomène chrétien si complexe, c’est qu’il a occasionné des efforts extraordinaires dans les deux sens : pour extraire l’association religieuse, l’association sainte si vous voulez, des entrailles de la vie commune, et en même temps évidemment, une fois que cette extraction a produit la séparation entre les deux cités, il faut bien les réunir d’une certaine façon. Il y eut un effort constant pour disjoindre et pour rejoindre. Cela c’est vraiment l’extraordinaire histoire du christianisme qui, peut-on espérer, n’est pas terminée.

Père Jean-Christophe Chauvin : Je voudrais partager quelques considérations. D’abord, concernant les droits individuels : l’an dernier l’AES a attribué le Prix de l’humanisme chrétien à Grégor Puppinck pour son ouvrage La famille, les droits de l’homme et la vie éternelle qui explique très bien ce mouvement où l’on passe des Droits de l’homme, je dirais la Déclaration de 1948, à petit à petit une dégradation, où l’on va vers les droits individuels, jusqu’à cette aberration que l’on vient d’évoquer : plus de sélection pour entrer à l’université. Cette année on est arrivé enfin au bout de la logique, on a fait des entrées à l’université au hasard. Il y a eu tirage au sort, c’est la logique. Mais on se rend compte quand même enfin que ça fait plus de mécontents encore que la sélection. Voilà la première considération que je voulais partager.

Deuxième considération, c’est à propos de la parole de Jésus, qui est unique, parce qu’elle permet justement de donner une certaine autonomie au politique : « Rendez à César ce qui est à César ». Mais la parole de Jésus a une deuxième partie « et à Dieu ce qui est à Dieu » que l’on n’a pas du tout évoqué pour l’instant. Or il ne faut pas l’oublier, parce que sinon on tronque la pensée de Jésus. Et c’est aussi quelque chose que notre société aujourd’hui éjecte « rendre à Dieu ce qui est à Dieu ». Il va falloir qu’on se rende compte que si l’on ne rend pas à Dieu ce qui est à Dieu, on finira par ne même plus pouvoir rendre à César ce qui est à César et c’est peut-être pour cela que notre société va de plus en plus dans ce nihilisme que vous évoquiez.

Enfin, j’ai beaucoup apprécié ce que vous avez dit sur la séparation et le sens. La séparation des pouvoirs est un bien mais il faut qu’il y ait du sens. La nation française que vous avez évoquée, ce n’est pas seulement la séparation. En fait, la laïcité au sens de la neutralité n’existe pas : « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », ce n’est pas neutre. Mais ne pas « rendre à Dieu ce qui est à Dieu » ce n’est pas neutre non plus. « Toute institution s’inspire, même implicitement, d’une vision de l’homme et de sa destinée, d’où elle tire ses références de jugement, sa hiérarchie des valeurs, sa ligne de conduite. » (Catéchisme de l’Église Catholique n°2244) La laïcité, au sens de neutralité, ne donne pas une vision de l’homme et de sa destinée, des références de jugement, vous l’avez évoqué en parlant du sens. Il est bien évident qu’en France, ne serait-ce que par la séparation des pouvoirs, cette vision, pour l’instant est la vision catholique, la vision chrétienne. Ce n’est pas la vision de la charia qui gouverne notre façon de pense en France, au moins jusqu’à présent. Voilà les quelques éléments que je voulais apporter au débat.

Pierre Manent : Je vous suis tout à fait, « rendre à César », on comprend assez facilement, ce n’est pas évident, mais enfin on comprend plus facilement ce que cela recouvre, mais « rendre à Dieu ce qui est à Dieu », effectivement c’est une question qui devrait enclencher une recherche collective sérieuse, nous en sommes loin.

Nicolas Aumonier : La République de Platon commence par le récit des circonstances qui ont donné naissance au dialogue : une petite troupe d’amis aborde Socrate, d’abord par le biais d’un esclave, puis directement, alors que Socrate revient du Pirée pour retourner à Athènes. Ils disent être prêts à tout pour le retenir et l’entendre, et même à user de violence et, volontairement sourds à tout argument autre que celui de la force, lui représentent l’inutilité de résister par une célèbre question : « comment persuader des gens qui ne veulent rien entendre ? » Cette question, utilisée pour servir d’introduction à un traité politique qui traite de la justice, m’a toujours paru extraordinaire, et il me semble qu’elle inspire aussi votre Situation de la France. Vous y proposez d’essayer de mettre les gens autour d’une table. Il y a un instant, vous formiez le vœu « que les catholiques lancent un appel sobre, amical, explicite » et « qu’ils remplissent un rôle de médiateur ». Mais lorsque la violence est l’expression politique délibérément choisie par certains pour empêcher tout débat, comment persuader des gens qui ne veulent rien entendre ?

Pierre Manent : Il y aura nécessairement toujours des gens qui ne veulent rien entendre, ils ne nous intéressent pas. La question concerne les autres, qui sont mal disposés, indifférents, éventuellement hostiles mais de manière plutôt superficielle, et qui sont peut-être susceptibles d’entrer dans ce travail que Socrate fait avec ces jeunes gens, ou que nous essayons de faire dans la cité. Et là, il n’y a pas de réponse à votre question, le résultat de cette démarche dépend à la fois de nos capacités, de notre courage, de notre discernement, de notre constance, il dépend aussi des réponses de ceux à qui nous nous adressons, des circonstances extérieures sur lesquelles personne n’a de pouvoir, ou très peu de pouvoir, donc quand on propose une démarche de cette sorte, on ne peut pas en anticiper le résultat. La seule chose à quoi on peut veiller, c’est que la démarche ait un sens, qu’elle puisse paraître raisonnable à des gens raisonnables de différents partis, qu’elle ait un caractère amical en ce sens qu’elle signale à des sociétaires situés en différents lieux du paysage social qu’on leur adresse une proposition qui mérite d’être écoutée. Ce sont des conditions qui ne sont pas suffisantes, mais ce sont des conditions nécessaires. Pour que la concrétisation se fasse finalement, il faudrait que le travail de persuasion rencontre au bon moment ou de la bonne façon les circonstances, que le mouvement que j’essaie d’encourager soit aussi encouragé par la pression des circonstances. J’avais le sentiment au moment où j’ai fait ce petit livre que les circonstances allaient dans ce sens. Il y a aujourd’hui une urgence de refondation de la vie commune, et je m’adresse ou je réponds à cette urgence. Et l’analyse du fait social, du fait politique, l’analyse politique est très importante pour que la démarche soit bien conçue. Si vraiment le destin des Européens continue de se jouer dans leurs différentes nations, alors mon propos est pertinent. Si l’on pense, comme beaucoup le pensent aujourd’hui, que la nation n’est plus le lieu dans lequel les choses importantes se passent, que fondamentalement c’est une chose du passé, alors toute mon analyse, toute ma perspective, tout cela est sans pertinence pour les sociétés que nous formons. Si j’accorde tellement d’importance à la question de la nation, ce n’est pas simplement un « jugement de valeur », ce n’est pas pour clamer « La nation, c’est formidable ! », on sait bien que comme toutes les choses humaines, elle présente des aspects contrastés, mais la question est de savoir où nous avons la vie et l’être. Où avons-nous la vie et l’être dans l’ordre politique, et donc où est le lieu de nos faiblesses, le lieu de nos forces éventuelles, le lieu où nous devons agir ? Or je crois que ce lieu reste toujours la nation, que le souci de la recomposition nationale reste fondamental. Ce n’est pas une question affective ou morale, mais immédiatement pratique : quel est vraiment le cadre où se forme notre vie ? Ce que je reproche au discours du Président de la République à la Sorbonne, c’est de reposer sur une fondamentale erreur d’analyse, de parler et surtout de penser comme s’il y avait quelque chose comme un nouveau monde en train de naître avec la construction européenne. Bien sûr il se passe des choses en Europe, bien entendu la France d’aujourd’hui n’est pas la France de Poincaré, mais est-ce que la vie des Européens continue de se décider dans leurs vieilles nations, ou est-ce qu’elle est en train de se décider ailleurs ? Il faut répondre à cette question. C’est cette question-là qui doit nous occuper, parce que de notre analyse dépend entièrement la perspective pratique.

Jean-Luc Bour : Je reviendrai au début de votre intervention, en confirmant que nous sommes sur le même terrain de jeu, la cité et les chrétiens. Jeune, j’ai en effet appris que l’homme était à l’image de Dieu, et que c’est sa relation à Dieu qui faisait que l’homme devait être en relation avec les autres. Et tout l’enseignement depuis la Genèse « Il n’est pas bon que l’homme soit seul », jusqu’aux paroles du Christ « Aimez-vous les uns les autres », parle de l’importance de cette relation et que Dieu n’a pas voulu un homme tout seul, mais un homme en relation avec les autres, à l’image de la relation qu’il doit exister entre l’Homme et Dieu.
Donc par construction, comme L’Église organise la relation avec les autres, elle est sur le même terrain de jeu que la cité qui organise la relation entre les personnes.

Comme cette relation avec les autres, à cause d’un individualisme croissant, se détériore, cherchons des alliances ; de la même manière qu’en entreprise, le chef d’entreprise cherche des accords avec les syndicats, pour contribuer au bénéfice de la communauté de l’entreprise face aux comportements individualistes extrêmes.

Pourriez-vous donner quelques pistes pour travailler ensemble avec les gens qui s’appelleraient des humanistes, qui ne veulent pas voir la religion en tant que telle, mais qui sont quand même concernés par le fait de vivre ensemble. Nous, chrétiens, savons que vivre ensemble a un sens, parce que cela fait partie du don de Dieu qui nous est donné ; c’est la relation avec les autres qui est une image de la relation qu’on doit avoir avec Dieu. Comme chrétien, je ne demande pas forcément à tous les autres de mettre une verticalité dans cette relation, mais au moins, je souhaiterai savoir comment on peut travailler avec eux ?

C’est ce rapprochement des réflexions et actions qui permettra de réduire la montée de l’individualisme, et donc remettre un peu notre société en marche. On est toujours dans un équilibre instable entre le groupe et l’individu, et il est sûr que le post-communisme nous a fait revenir très fortement vers les intérêts individuels.

Enfin je ne serais pas d’accord avec vous, et cela n’étonnera pas le Président, sur ce que vous avez dit au niveau de l’Europe. Je suis persuadé que ce qui a contribué à la création de la France est très similaire à ce qui a contribué à la création de l’Allemagne. Je pense qu’aujourd’hui il est très important, les deux nations ayant les mêmes bases, et qu’il est temps, d’organiser une réunion de ces nations pour que la vision chrétienne du vivre-ensemble, qui est différente de celle des chinois ou des musulmans, et même des américains, puisse faire entendre sa voie. Je crois que si on choisit d’être seul, en se repliant sur la seule nation française que l’on figerait, cette vision chrétienne du vivre ensemble serait balayée. Qu’en pensez-vous ?

Pierre Manent : Il ne s’agit pas de se replier sur la nation, il s’agit de savoir dans quel cadre nous nous éduquons et dans quel cadre nous donnons forme à la vie commune. Il est bien évident que nous partageons beaucoup de choses avec les autres nations européennes, l’Europe s’est constituée par l’échange entre les nations, je n’oppose pas du tout l’Europe aux nations, au contraire, je pense que l’Europe, dans sa réalité, c’est l’interaction entre les nations européennes, mais pour qu’il y ait cette interaction féconde entre les nations européennes, encore faut-il que les nations existent, et je crois qu’il y a une illusion fatale dans cet effort pour en quelque sorte distiller à partir des nations une Europe pure qui se substituerait à elles.

Séance du 19 octobre 2017