par Mgr Luc Ravel, Archevêque de Strasbourg

Le Président : Il n’est pas nécessaire d’être très long pour vous présenter, Monseigneur Ravel. Vous êtes bien connu de chacun d’entre nous et je me contenterai de rappeler simplement que vous avez été nommé, en 2017, le 18 février précisément, archevêque de Strasbourg. Vous avez été installé dans cette nouvelle fonction le 2 avril. Vous êtes devenu à ce moment-là “Administrateur apostolique du diocèse aux Armées” pour lequel vous aviez été consacré évêque en 2009. Ainsi, archevêque de Strasbourg, il vous reste quelques attaches au diocèse aux Armées…

Je ne suis pas sûr, Monseigneur, que cette nomination d’administrateur apostolique suffise pour effacer tous les regrets que votre départ de ce diocèse a pu susciter – et j’en parle en connaissance de cause – chez les officiers et les soldats de nos armées, illustrant en tous les cas parfaitement le sens de l’engagement qui est le vôtre.

Cet engagement, tout à la fois enraciné dans la tradition mais s’exprimant sous des formes très actuelles, vous l’avez pris dès 1985 à l’occasion de votre profession solennelle comme membre des chanoines réguliers de Saint Victor, ordre affilié – c’est cela la tradition – à la Confédération des chanoines réguliers de Saint Augustin.

Par ailleurs polytechnicien, promotion 77 je crois, titulaire d’une maîtrise de philosophie, c’est au prestigieux 1er Régiment de Chasseurs Parachutistes que vous faites votre service militaire, nouvelle manifestation d’un engagement déterminé, celui que vous mettez dans toutes vos entreprises.

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Soucieux d’assurer une formation solide indispensable pour fonder un engagement durable, vous l’avez également manifesté comme maître des novices et responsable de la formation de l’abbaye Saint Pierre de Champagne.

Voilà quelques unes des raisons, et chacune d’entre elles se suffit à elle-même, justifiant de vous inviter pour clore ce cycle sur l’engagement.
Permettez-moi pour terminer cette brève présentation, de citer l’importante publication sur les rapports entre les religions au sein d’un état de droit qui non seulement pourrait introduire notre prochaine année académique, mais surtout s’adresse « à tous les militaires qui risquent leur vie pour la paix », ce qui nous remet au cœur de l’engagement et nous y sommes très sensibles.

Mgr Luc Ravel : Nous n’allons pas réfléchir sur la façon de s’engager dans le monde et en particulier dans la Cité. Mais nous allons essayer de nous saisir de cette question : faut-il s’engager dans la construction de ce monde et de nos Cités alors que notre Espérance nous porte sur l’Au-delà ? C’est le problème en amont des formes d’engagements que nous allons essayer de cerner.

S’engager sur terre pour le Ciel quand on croit au Ciel, tout le monde le comprend. S’engager sur terre pour la Terre quand on ne croit pas au Ciel, tout le monde le comprend. Mais s’engager sur terre pour la Terre quand on croit au Ciel ne va pas de soi.

N’allons-nous pas gâcher nos meilleures forces à faire de la politique alors qu’il urge de chercher Dieu et de construire son Royaume ? Est-ce vraiment s’engager pour le Ciel que d’user des forces importantes à construire la Cité ? Réciproquement : est-ce vraiment s’engager pour la terre que d’y travailler en visant « autre chose » ?

S’engager pour la terre en vue du Royaume est-il possible, est-il nécessaire et, si oui, est-ce suffisant ? N’y-a-t-il pas le risque de tout perdre, la terre parce que nous n’osons pas y aller à fond et le Ciel parce que nous n’y aurions pas consacré le meilleur de nos forces ?

Un rappel sur le christianisme :
De l’Évangile, du pape François et de tant d’autres, retentit un appel net à développer le monde, en matière politique par exemple, dans la Cité. L’invitation pressante à travailler (« qui ne travaille pas ne mange pas »), à s’engager dans ce monde terrestre date de l’Évangile : on y a même vu une singularité chrétienne qu’il a fallu défendre contre les gnoses ou les manichéismes divers. Le christianisme prêche le Ciel mais ne nous désengage pas de la terre. C’est une religion céleste mais passionnée du terrestre, aspirée par l’Eternité mais en même temps engrangée dans le temps. Cet ordre, cette invitation, ce commandement, cet appel pressant à ne pas délaisser la terre est de toujours. Il revient aux pasteurs de le faire entendre, net et grave comme le grand bourdon de la cathédrale de Strasbourg.

Reste à dire pourquoi, sur quelle base théorique, le christianisme opte pour une telle posture y compris pour ses moines (ora et labora) quand d’autres religions nous écartent de ce monde qui passe. Il faut dire au nom de quoi il nous faut l’investir quand d’autres spiritualités nous en éloignent au motif que ce serait un monde d’illusions, un piège pour les faibles et une tromperie pour les forts.

Supporter n’est pas encore s’engager :
Pour tous, la terre (son Cosmos et son univers social) s’impose comme une nécessité. Il faut bien naître au temps et le traverser pour renaître ou disparaître avec l’après-temps, qu’il soit de Néant, de Nirvanâ ou de Paradis. Pour tous les sages, la terre est ce passage obligé pour aller plus haut. Et toutes les pensées sérieuses cherchent à donner du sens à ce passage. C’est même l’intelligence d’une spiritualité et l’honneur d’une religion que de donner une finalité stable à ce monde fugace.

Pour certains, il est un tremplin pour nous élever (par exemple par la réincarnation).

Pour d’autres, il est un paillasson pour laisser la poussière de ses péchés (purification).

Pour d’autres, il est un carrefour pour exercer une liberté supérieure (libération).

Pour d’autres enfin il est une couveuse d’Éternité pour développer le saint que nous sommes.

Supporter c’est donc faire contre mauvaise fortune bon cœur : toutes les religions, spiritualités ou philosophies acceptent avec plus ou moins de bonne humeur ou de résignation le monde et ses lois de matière et de temps. Supporter en donnant du sens à cette fatalité ou cette nécessité du temps et de la terre, c’est déjà beaucoup.

Mais s’engager, au sens le plus fort du terme, nous place devant un autre défi. On ne s’engage qu’en mettant son poids entier sur le lieu où l’on s’engage (la métaphore du pont sur lequel on s’engage en lui confiant son poids). On ne s’engage pas vraiment quand on parle du bout des lèvres, par obligation. L’engagement suppose la passion et l’implication totale et volontaire. L’engagement implique que la chose ou l’action qu’on engage a une valeur en elle-même, autrement que celle d’un passage obligé pour aller plus loin, vers le vrai prix.

Dans l’engagement, nous nous mettons nous-mêmes et non plus quelque chose de nous-mêmes. En ce sens fort du terme engagement, la question se renouvelle : faut-il, c’est à dire peut-on et doit-on, se donner dans et pour le monde alors que nous voulons le Royaume ?

Nous pourrions distinguer trois étapes :

Que tout un chacun doive manger, dormir et mériter son toit et son pain, c’est là une première affaire, celle du non-choix plus ou moins délié des avancées du Royaume.

Que par nécessité, nous mettions nos forces au service de la Nation pour que se mettent en place les conditions du Royaume, c’est une deuxième chose.

Qu’au travers du développement de nos cités charnelles, ce soit le Royaume lui-même qui s’ébauche, voilà une troisième et définitive chose, qui ne va pas de soi mais qui, néanmoins, touche au fond de ce que nous aimerions éclairer maintenant.

En s’engageant pleinement dans et pour le monde, je ne fuis pas le Royaume en le négligeant. Je ne subis pas avec bonhomie les lois de la terre en attendant la venue du Royaume. Je ne prépare pas seulement le Royaume en disposant les choses terrestres. Mais je fais avancer le Royaume lui-même. Ce faisant un peu de Ciel descend réellement sur cette terre. Un soupir d’Eternité prend chair dans le temps. Ou plutôt prend sa chair du temps.

1. Saint Augustin et la Cité de Dieu : les deux cités et les deux finalités
Le contexte et la solution d’Augustin : entre les moines qui refusent de travailler, les manichéens qui dénigrent la matière, la chute de Rome dont on accuse les chrétiens, après les donatistes et les pélagiens, l’époque ne manque pas d’occasions de réflexions sur le lien entre le Royaume et le monde. Augustin creuse ses réponses jusqu’à lire l’histoire du monde comme celle de deux Cités entremêlées.

Livre XIV, les deux Cités viennent de deux amours

Introduction du livre XIV : « Or le règne de la mort a tellement prévalu sur les hommes qu’un juste châtiment les précipiterait tous dans la seconde mort dont la durée est éternelle, si une grâce de Dieu imméritée n’en délivrait un certain nombre. Il est dès lors advenu que, parmi tant et de si grandes nations répandues par toute la terre, malgré la diversité des coutumes et des mœurs, dans l’immense variété des langues, des armes et des vêtements, on ne trouva pourtant que deux formes de sociétés humaines, que nous avons pu à bon droit selon nos Écritures appeler les deux cités : l’une est celle des hommes charnels, l’autre celle des hommes spirituels, chacun voulant vivre en paix selon son genre, quand ils ont acquis ce qu’ils désirent. » (XIV, I).

Conclusion du livre : « Deux amours ont donc fait deux cités : l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité terrestre ; l’amour de Dieu jusqu’au mépris de soi, la Cité céleste. L’une se glorifie en elle-même, l’autre dans le Seigneur. L’une demande sa gloire aux hommes ; pour l’autre, Dieu témoin de sa conscience est sa plus grande gloire. L’une dans sa gloire dresse la tête ; l’autre dit à son Dieu : Tu es ma gloire et tu élèves ma tête. L’une dans ses chefs ou dans les nations qu’elle subjugue, est dominée par la passion de dominer ; dans l’autre, on se rend mutuellement service par charité, les chefs en dirigeant, les sujets en obéissant. L’une, en ses maîtres, aime sa propre force ; l’autre dit à son Dieu : Je t’aimerai, Seigneur, toi ma force. » » (XIV, XXVIII).

Livre XVIII, le mélange des deux cités jusqu’au jugement dernier
« Mais enfin, une bonne fois, mettons un terme à ce livre, où, pour arriver ici, nous avons exposé et autant qu’il me semblait suffisant, démontré quel est, de ces deux cités, la céleste et la terrestre, mélangées depuis l’origine jusqu’à la fin, le développement dans cette vie mortelle. Celle de la terre s’est elle-même fabriqué des faux dieux à sa fantaisie, les prenant de partout, même parmi les hommes pour les honorer par des sacrifices ; celle du ciel en exil sur terre, ne se fait pas de faux dieux, mais est faite elle-même par le vrai Dieu pour lui être elle-même aussi son vrai sacrifice. Toutes deux cependant ou bien usent également des biens temporels, ou bien subissent également les maux temporels, sans avoir ni la même foi, ni la même espérance, ni le même amour, jusqu’à ce qu’elles soient séparées par le jugement dernier et obtiennent chacune leur propre fin, à laquelle il n’est pas de fin. C’est de la fin de chacune d’elles qu’il reste à traiter dans la suite. » (XVIII, LIV).

Le livre XIX, la paix des deux cités, points de rencontre et de divergence
Concorde possible pour les biens temporels.

« La famille des hommes qui ne vivent pas de la foi recherche la paix terrestre dans les biens et les avantages de cette vie temporelle ; mais la famille des hommes qui vivent de la foi attend les biens éternels promis pour la vie future et use comme une étrangère des biens terrestres et temporels, non pour se laisser prendre par eux jusqu’à en être détournée du Dieu vers qui elle tend, mais pour s’appuyer sur eux et rendre plus supportable, loin de l’aggraver, le poids du corps corruptible qui appesantit l’âme. Voilà pourquoi l’usage des biens indispensables à cette vie mortelle est commun à ces deux groupes d’hommes et de familles ; mais la fin de cet usage est propre à chacun et fort différente. Ainsi la cité de la terre, qui ne vit pas de la foi, aspire elle aussi à la paix terrestre et elle fait consister la concorde de ses citoyens dans le commandement et l’obéissance en ceci : qu’il règne parmi eux une certaine entente des volontés humaines au sujet des affaires qui sont en rapport avec la vie mortelle.

Or, la cité céleste, ou plutôt cette partie qui est en exil dans ce monde périssable où elle vit de la foi, use elle aussi par nécessité de cette paix, jusqu’à ce que passe la mortalité où une telle paix est nécessaire. Par suite, au sein de la cité terrestre, où elle passe le temps de son exil, captive pour ainsi dire, mais déjà pourvue de la promesse de rédemption avec, comme en gage, le don spirituel, elle n’hésite pas à obéir aux lois de la cité terrestre qui en assurent la bonne administration, en tout ce que requiert la subsistance de la vie mortelle. De la sorte, puisque cette mortalité leur est commune, pour tout ce qui la concerne, la concorde est maintenue entre les deux cités. »

Mais opposition religieuse des deux cités.

« Mais la cité terrestre a compté parmi ses membres quelques sages que désapprouve l’enseignement divin : ils ont cru, en effet, d’après leurs conjectures ou trompés par les démons, qu’il fallait intéresser un grand nombre de dieux aux choses humaines …/… Cette cité céleste donc, pendant tout le temps qu’elle vit en exil sur cette terre, recrute des citoyens dans toutes les nations, elle rassemble sa société d’étrangers de toute langue sans s’occuper des diversités dans les mœurs, les lois et les institutions, grâce auxquelles la paix s’établit ou se maintient sur terre ; elle n’en retranche rien, n’en détruit rien ; bien mieux, elle garde et observe tout ce qui, quoique divers dans les diverses nations, tend à une seule et même fin : la paix terrestre, à condition que de telles observances n’entravent pas cette religion qui apprend à adorer un seul Dieu véritable et souverain.

La cité céleste, elle aussi, use donc, en son voyage, de la paix terrestre ; elle protège et poursuit l’entente des volontés humaines en tout ce qui concerne la nature mortelle des hommes, autant que le permet le respect pour la piété et la religion. Et cette paix terrestre, elle la rapporte à la paix céleste, qui est si bien la véritable paix, qu’elle seule mérite d’être considérée comme la paix, du moins la paix de la créature raisonnable, et d’en recevoir le nom : à savoir, la communauté parfaitement ordonnée et parfaitement harmonieuse dans la jouissance de Dieu et dans la jouissance les uns des autres en Dieu. Quand on y sera parvenu, la vie ne sera plus mortelle, mais vraiment vie en assurance et plénitude ; et le corps ne sera plus animal, celui dont la corruption appesantit l’âme, mais corps spirituel, libre de tout besoin et en tout soumis à la volonté. Cette paix, la cité qui voyage dans la foi la possède, et grâce à cette foi, elle vit dans la justice, rapportant à l’acquisition de cette paix toutes les bonnes actions qu’elle accomplit à l’égard de Dieu et du prochain aussi puisque la vie d’une cité est évidemment sociale. » (XIX, XVII).

2. Charles Péguy (1873-1914), « Eve » en 1913 (coll. La Pléiade) :

« Heureux ceux qui sont morts pour la terre charnelle,
Mais pourvu que ce fût dans une juste guerre.
Heureux ceux qui sont morts pour quatre coins de terre.
Heureux ceux qui sont morts d’une mort solennelle.

Heureux ceux qui sont morts dans les grandes batailles,
Couchés dessus le sol à la face de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts sur un dernier haut lieu,
Parmi tout l’appareil des grandes funérailles.

Heureux ceux qui sont morts pour des cités charnelles.
Car elles sont le corps de la cité de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts pour leur âtre et leur feu,
Et les pauvres honneurs des maisons paternelles.

Car elles sont l’image et le commencement
Et le corps et l’essai de la maison de Dieu.
Heureux ceux qui sont morts dans cet embrassement,
Dans l’étreinte d’honneur et le terrestre aveu. » (page 1028)

« Heureux ceux qui sont morts, car ils sont retournés
Dans la première argile et la première terre.
Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre.
Heureux les épis mûrs et les blés moissonnés. » (page 1029)

3. Pierre Teilhard de Chardin (1881-1955)

« En Ascétique enfin, la paix et l’épanouissement de beaucoup en Israël exigent visiblement que nous trouvions, du renoncement chrétien, une formule vraiment compréhensive, laquelle, sans atténuer la doctrine de la Croix, intègre cependant l’effort chrétien, tout le dynamisme inclus dans les hautes passions de notre race.

Préoccupés de disputes spéculatives, les théologiens oublient ceci : concilier, pratiquement, le naturel et le surnaturel dans une orientation unique et harmonieuse de l’activité humaine est un problème mille fois plus aigu que toutes les difficultés qu’on peut accumuler sur l’essence de la Grâce.

Pour le résoudre, il nous faut monter que le Renoncement, loin d’appauvrir la nature et de dégoûter le chrétien de l’Univers, procède essentiellement de l’Effort humain, – la vraie chasteté et la vraie contemplation étant les formes agrandies, prolongées dans leur sens natif, de l’activité et de l’amour humains.

L’option chrétienne devrait donc être présentée comme un choix, non pas précisément entre le Ciel et la Terre, mais entre deux efforts pour achever l’Univers intra ou extra Christum.

Les résultats d’une semblable démonstration seraient immenses.
Sans parler d’implacables préjugés qui se dissiperaient dans les cœurs hostiles, on ne se figure pas, je crois, le soulagement de beaucoup d’âmes justes, et l’élan renouvelé qu’elles sentiraient vers Jésus-Christ, s’il était enseigné, sans détours, que Notre-Seigneur peut réellement être poursuivi et atteint par toutes les forces vives de l’homme, « comme un Monde » qui se formerait à partir de notre Monde.

Le seul Évangile qui puisse entraîner vers Jésus-Christ notre société (le seul, en fait, auquel je sois sensible) est celui qui montrera Dieu au terme d’un Univers plus grand, et où il y aura plus pour l’Homme à travailler.
Si nous voulons, Apôtres, atteindre pour Jésus-Christ, la tête, et le cœur de l’Humanité, nous devons – chercheurs de Vérité nous-mêmes –, porter, à ceux qui cherchent, l’annonce d’une plus grande œuvre attendue de leur effort tout entier. »

4. Gaudium et Spes (1965)

La Création :
34. Pour les croyants, une chose est certaine : considérée en elle-même, l’activité humaine, individuelle et collective, ce gigantesque effort par lequel les hommes, tout au long des siècles, s’acharnent à améliorer leurs conditions de vie, correspond au dessein de Dieu. L’homme, créé à l’image de Dieu, a en effet reçu la mission de soumettre la terre et tout ce qu’elle contient, de gouverner le cosmos en sainteté et justice et, en reconnaissant Dieu comme Créateur de toutes choses, de Lui référer son être ainsi que l’univers : en sorte que, tout étant soumis à l’homme, le nom même de Dieu soit glorifié par toute la terre.

Cet enseignement vaut aussi pour les activités les plus quotidiennes. Car ces hommes et ces femmes qui, tout en gagnant leur vie et celle de leur famille, mènent leurs activités de manière à bien servir la société, sont fondés à voir dans leur travail un prolongement de l’œuvre du Créateur, un service de leurs frères, un apport à la réalisation du plan providentiel dans l’histoire.

Loin d’opposer les conquêtes du génie et du courage de l’homme à la puissance de Dieu et de considérer la créature raisonnable comme une sorte de rivale du Créateur, les chrétiens sont au contraire bien persuadés que les victoires du genre humain sont un signe de la grandeur divine et une conséquence de son dessein ineffable. Mais plus grandit le pouvoir de l’homme, plus s’élargit le champ de ses responsabilités, personnelles et communautaires. On voit par là que le message chrétien ne détourne pas les hommes de la construction du monde et ne les incite pas à se désintéresser du sort de leurs semblables : il leur en fait au contraire un devoir plus pressant.

La Rédemption :
38. Le Verbe de Dieu, par qui tout a été fait, s’est Lui-même fait chair et est venu habiter la terre des hommes. Homme parfait, Il est entré dans l’histoire du monde, l’assumant et la récapitulant en Lui. C’est Lui qui nous révèle que  » Dieu est charité (I Jn 4, 8) et qui nous enseigne en même temps que la loi fondamentale de la perfection humaine, et donc de la transformation du monde, est le commandement nouveau de l’amour …/… Constitué Seigneur par sa résurrection, le Christ, à qui tout pouvoir a été donné, au ciel et sur la terre, agit désormais dans le cœur des hommes par la puissance de Son Esprit ; Il n’y suscite pas seulement le désir du siècle à venir, mais par là même anime aussi, purifie et fortifie ces aspirations généreuses qui poussent la famille humaine à améliorer ses conditions de vie et à soumettre à cette fin la terre entière.

Assurément les dons de l’Esprit sont divers : tandis qu’Il appelle certains à témoigner ouvertement du désir de la demeure céleste et à garder vivant ce témoignage dans la famille humaine, Il appelle les autres à se vouer au service terrestre des hommes, préparant par ce ministère la matière du Royaume des cieux. Mais de tous Il fait des hommes libres pour que, renonçant à l’amour-propre et rassemblant toutes les énergies terrestres pour la vie humaine, ils s’élancent vers l’avenir, vers ce temps où l’humanité elle-même deviendra une offrande agréable à Dieu.

Le Seigneur a laissé aux siens les arrhes de cette espérance et un aliment pour la route : le sacrement de la foi, dans lequel des éléments de la nature, cultivés par l’homme, sont changés en Son Corps et en Son Sang glorieux. C’est le repas de la communion fraternelle, une anticipation du banquet céleste.

Le Royaume
39. Nous ignorons le temps de l’achèvement de la terre et de l’humanité, nous ne connaissons pas le mode de transformation du cosmos. Elle passe, certes, la figure de ce monde déformée par le péché ; mais, nous l’avons appris, Dieu nous prépare une nouvelle demeure et une nouvelle terre où régnera la justice, et dont la béatitude comblera et dépassera tous les désirs de paix qui montent au cœur de l’homme. Alors, la mort vaincue, les fils de Dieu ressusciteront dans le Christ, et ce qui fut semé dans la faiblesse et la corruption revêtira l’incorruptibilité. La charité et ses œuvres demeureront et toute cette création que Dieu a faite pour l’homme sera délivrée de l’esclavage de la vanité.

Certes, nous savons bien qu’il ne sert de rien à l’homme de gagner l’univers s’il vient à se perdre lui-même, mais l’attente de la nouvelle terre, loin d’affaiblir en nous le souci de cultiver cette terre, doit plutôt le réveiller : le corps de la nouvelle famille humaine y grandit, qui offre déjà quelque ébauche du siècle à venir. C’est pourquoi, s’il faut soigneusement distinguer le progrès terrestre de la croissance du Règne du Christ, ce progrès a cependant beaucoup d’importance pour le Royaume de Dieu, dans la mesure où il peut contribuer à une meilleure organisation de la société humaine.

Car ces valeurs de dignité, de communion fraternelle et de liberté, tous ces fruits excellents de notre nature et de notre industrie, que nous aurons propagés sur terre selon le commandement du Seigneur et dans son Esprit, nous les retrouverons plus tard, mais purifiés de toute souillure, illuminés, transfigurés, lorsque le Christ remettra à son Père  » un Royaume éternel et universel : royaume de vérité et de vie, royaume de sainteté et de grâce, royaume de justice, d’amour et de paix ». Mystérieusement, le Royaume est déjà présent sur cette terre ; il atteindra sa perfection quand le Seigneur reviendra.

L’Église
40. Née de l’amour du Père éternel, fondée dans le temps par le Christ Rédempteur, rassemblée dans l’Esprit-Saint, l’Église poursuit une fin salvifique et eschatologique qui ne peut être pleinement atteinte que dans le siècle à venir. Mais, dès maintenant présente sur cette terre, elle se compose d’hommes, de membres de la cité terrestre, qui ont pour vocation de former, au sein même de l’histoire humaine, la famille des enfants de Dieu, qui doit croître sans cesse jusqu’à la venue du Seigneur.
A vrai dire, cette compénétration de la cité terrestre et de la cité céleste ne peut être perçue que par la foi ; bien plus, elle demeure le mystère de l’histoire humaine qui, jusqu’à la pleine révélation de la gloire des fils de Dieu, sera troublée par le péché.

Les chrétiens
43. Le Concile exhorte les chrétiens, citoyens de l’une et de l’autre cité, à remplir avec zèle et fidélité leurs tâches terrestres, en se laissant conduire par l’esprit de l’Évangile. Ils s’éloignent de la vérité ceux qui, sachant que nous n’avons point ici-bas de cité permanente, mais que nous marchons vers la cité future, croient pouvoir, pour cela, négliger leurs tâches humaines, sans s’apercevoir que la foi même, compte tenu de la vocation de chacun, leur en fait un devoir plus pressant. Mais ils ne se trompent pas moins ceux qui, à l’inverse, croient pouvoir se livrer entièrement à des activités terrestres en agissant comme si elles étaient tout à fait étrangères à leur vie religieuse – celle-ci se limitant alors pour eux à l’exercice du culte et à quelques obligations morales déterminées.
Ce divorce entre la foi dont ils se réclament et le comportement quotidien d’un grand nombre est à compter parmi les plus gaves erreurs de notre temps. …/… Que l’on ne crée donc pas d’opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d’une part, la vie religieuse d’autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu Lui-même, et il met en danger son salut éternel. A l’exemple du Christ qui mena la vie d’un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pouvoir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, professionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs religieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu

Conclusion

La terre porte plus grande qu’elle. Si elle était le lieu de l’illusion, elle porterait moins qu’elle. Mais puisqu’elle porte le Mystère, elle porte plus grand qu’elle.

S’engager au cœur de la Cité, suppose d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle porte. Le panthéisme allait dans ce sens. Si notre métaphysique le réprouve, notre engagement l’approuve. On ne lui donne pas raison sur son idée de Dieu mais sur la passion qui l’anime pour cet univers.
Des penseurs chrétiens nous aident à trouver la justification de notre engagement.

Dans une visée profondément mystique, Saint Augustin nous porte jusqu’à ce rapport entre le temps et l’Éternité, grâce à ces deux Cités.
Dans une perspective assurément politique, Charles Péguy nous entraîne jusqu’à ce rapport entre la cité des hommes, la Patrie terrestre, et la Cité de Dieu, la Patrie céleste.

Dans une vision décidemment scientifique, Pierre Teilhard de Chardin nous place devant ce rapport entre la matière et Dieu.

Dans une logique admirablement théologique, le Concile Vatican II nous presse d’établir le juste rapport entre la monde et l’Église.
Pouvons-nous faire l’économie de penser un tant soit peu l’un ou l’autre rapport si nous voulons justifier notre engagement, engagement unique, dans le même mouvement tout à la fois pour la terre et pour le Royaume ?

Échange de vues

Anne Duthilleul : Je voudrais faire un lien avec l’un de vos derniers propos : quand vous parlez du fait que le Christ lui-même peut être rencontré dans l’univers, je trouve que ça résonne particulièrement avec l’encyclique Laudato Si’ et un commentaire que j’avais entendu de cette encyclique, par lequel on faisait remarquer que, dans l’évangile lui-même, le Christ disait : « Regardez les oiseaux du ciel, regardez les lys des champs » et que ce n’était sûrement pas par hasard qu’Il nous faisait observer la nature, la Création autour de Lui.

Est-ce que vous pourriez développer un peu ce rapport entre “rencontrer le Christ” et “dans la Création, avec toute la Création” ?

Mgr Luc Ravel : Laudato si, c’est encore un autre point mais qui coïncide exactement.

Je vous ai dit qu’on pouvait prendre ce thème de “l’engagement dans la cité pour le royaume” sous plusieurs rapports. Suivant les siècles, sûrement, mais selon nos formations, scientifiques en l’occurrence, on pourra évidemment être plus sensible à tel ou tel rapport.

La question écologique n’est pas qu’une question de survie, fatigante d’ailleurs. « Attention, la barque va couler : prenez conscience quand même que si ce n’est pas percé sous votre siège, c’est percé sous le siège à côté. De toutes façons on est dans la même barque, la “maison commune”, aime dire le pape François. Et donc – l’image du bateau est très parlante – si vous faites une bêtise au pont inférieur tout le monde coulera comme le Titanic. Qui s’en sortira ? »

Je ne dis pas qu’il ne faut pas alerter. Souvent l‘homme devient sage par l’éducation à travers la souffrance. Je ne suis pas le premier à l’avoir dit.
Mais la question écologique est beaucoup plus que cela et je suis heureux de cette question, dans ce contexte. C’est simplement l’épanouissement de cet univers dans toutes ses composantes, pas seulement sociales mais aussi cosmiques. “Cosmos”, c’est un mot qu’employait souvent Theillard de Chardin. Le “cosmos” qui était aussi très employé dans notre théologie médiévale, qui s’oppose au “kaos”, chaos. Tout est organiquement lié et superbement orchestré et organisé. Mais simplement, c’est en devenir. C’est-à-dire que le temps n’est pas une malédiction (là, je parle un peu comme un fils de Saint Augustin), mais c’est une chance. Une chance pour nous, individuellement, mais c’est une chance aussi collectivement puisque c’est la volonté de Dieu. Nous sommes dans un monde en devenir – et cela n’est pas le fruit du péché, l’affirmation de la théologie est massive sur ce thème – c’est véritablement pour que l’homme puisse participer à cette co-création, à cette co-rédemption, à cette construction du royaume de Dieu. C’est tout à fait passionnant.

Jusqu’à une lecture assez récente – sauf à écouter des Theillard de Chardin, des gens comme cela ou des mystiques très portés comme un Saint Jean de la Croix, sur la beauté de l’univers –, nous avions tendance à réduire le Salut à l’univers social, à l’univers humain. Ce n’est pas une question de Saint Paul ; ce n’est pas la finale de Saint Marc qui nous dit : « De toutes les créatures, c’est toute la Création qui est prise et qui doit être comprise dans le royaume de Dieu ». Sans rentrer dans les détails de l’Encyclique, c’est ce que j’avais envie de vous répondre.

Cela veut dire qu’aujourd’hui, on a une conscience peut-être plus élargie mais qui était au fond la conscience qui portait les scientifiques depuis longtemps quand ils étaient chrétiens, par exemple, de se dire : une nature participe à condition de respecter l’homme en son cœur, de façon architectonique comme la clef de voûte.

Attention : Laudato si, ce n’est pas simplement la question des centrales nucléaires, il y a l’homme dedans. L’homme ne détruit pas. Il n’est pas un élément exogène de cet univers. C’est l’élément par qui l’univers prend son sens, s’organise et – contrairement à certaines visions écologistes – va atteindre et participer au Royaume de Dieu parce que sinon il n’y a pas de devenir. Il y aurait une révolution mécanique ou simplement un univers tel que certains le rêvent, sans l’homme. Il n’y aurait pas de transformation, etc., etc. et comme le disait le professeur Jérôme Lejeune en son temps, et même la forme de vie la plus stable puisqu’elle existe depuis des centaines de millions d’années, ce serait l’organisme monocellulaire au fond des océans et puis baste !

Ce n’est pas du tout notre vision de dire : « Il faut préserver ! ». Il faut conduire tous ensemble vers un achèvement.

Et cette progression nous donne aussi une lecture de l’univers qui nous porte au Christ, où l’on nous dévoile le visage du Christ. Une vision esthétique de l’univers. Un Saint Jean de la Croix nous montre le parfum de Dieu, du Christ lui-même, « les reflets de sa splendeur, dit-il, sont marqués partout dans l’univers » y compris les plantes, l’univers matériel, etc.

Les contemplatifs, les moines en particulier, un Saint Bernard de Clairvaux a des pages flamboyantes sur ce thème de la beauté de cet univers.
Mais il n’y a pas que la beauté de cet univers, il y a aussi (pardonnez-moi cette expression) la marche de l’univers, le progrès, la croissance. C’est un avènement, c’est une vision paulinienne : « Tout est fait par Lui et pour Lui ».

À côté de cela, si un jour je voyais le pape François, je dirais : « Très Saint Père, votre encyclique est remarquable. Je suis content que vous nous ayez donné le premier volet d’un triptyque, mais j’attends les deux autres. »

On nous a beaucoup parlé de l’espace. Le véritable défi aujourd’hui, vous le savez, vu nos vies, ce n’est pas tellement la pollution de l’espace, c’est la pollution du temps. J’attends une deuxième réflexion sur l’écologie du temps. J’ai eu l’occasion d’écrire sur ce thème. Parce que de toutes façons si vous n’avez pas résolu cette question du temps, vous ne résoudrez jamais la question de l’espace et de la matière. Vous n‘aurez pas le temps pour cela. Vous irez toujours au plus facile et aux sacs plastiques.

Et puis le troisième élément du triptyque, (pollution de l’espace, écologie de la matière ; écologie du temps) écologie de l’esprit contre toute les idéologies.

Nicolas Aumonier : Vous venez de répondre à la question que je voulais vous poser en parlant de l’Épitre de Saint Paul aux Colossiens : « Tout a été créé par Lui et pour Lui ». Et il me semble que vous nous invitez à comprendre pour le Royaume comme à la fois une récapitulation de par et de pour, pour entendu non pas au sens final mais au sens de récapitulation que ce terme a chez Saint Paul.

Est-ce que cela signifie que le fait de parler de cité terrestre implique nécessairement celui de parler de cité céleste, à la manière dont la loi naturelle contient implicitement la loi divine ? Ou qu’en partant du matériel, de la cité terrestre, de l’énergie que nous y déployons, nous appartenons nécessairement à la tête qui va récapituler toutes nos énergies ?

Mgr Luc Ravel : C’est pour cela qu’il n’y a pas de troisième cité. Je vous ai parlé de deux cités.

Parce que la loi naturelle, il faut en parler, je suis tout à fait pour. Parce que le mot “nature”, pour nous, dans notre vision d‘un Dieu créateur, a quelque chose d’abstrait. C’est un projet de Dieu sur l’homme. Qui, évidemment, se particularise et se personnalise ensuite, pour chacun de nous.

Mais, comme on dit, la nature pure n’existe jamais. C’est pour cela que sans cela on ne pourrait parler d’une cité simplement terrestre qui obéirait, hors péché et hors grâce, aux lois voulues par Dieu. C’est pour cela que Saint Augustin qui, évidemment a réfléchi toute sa vie sur la question de la Grâce, vient toucher ce point, nous sommes avec une loi naturelle – c’est le principe –, ce rapport entre le naturel et le surnaturel. Parce que l’homme dans sa création, sa naissance originelle, n’a pas pour vocation à simplement rester dans quelque chose de clos comme le serait la Nature (avec un grand “N”). Mais il a pour vocation déjà d’être aspiré pour le royaume de Dieu qui se serait constitué sans le mystère du péché, bien entendu, mais à travers une construction de l’homme. L’édification du royaume dans quelque chose qui serait la parité de la pure nature et qui aurait été, évidemment, totalement empreint de la Grâce. Ce climat de la Grâce dont parle Péguy, justement, au début de son grand poème : Ève.
C’est un aspect essentiel. C’est pour cela qu’on ne peut pas se dire : « Je n’appartiens à aucune de ces deux cités ». En réalité – et Paul VI le redira ; c’est le fond de sa pensée de Saint Augustin –, nous appartenons, y compris au sein de l’Église, à ces deux cités parce que, d’une façon plus ou moins partielle, nous sommes aspirés par l’amour de Dieu. On est capable de sacrifices inouïs. On a parlé tout à l’heure de nos soldats, c’est quand même extraordinaire : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis ». Souvent, je leur ai dit cela : « Je ne sais pas si vous croyez en Dieu. Vous donnez votre vie pour votre patrie, pour vos aînés ». Il faut quand même se rapporter un peu à l’évangile quand on est chrétien.

Donc je ne crois pas qu’on puisse dire qu’il y a deux ressorts en l’homme : l’un qui serait seulement pour construire ce monde, sans le royaume de Dieu, sans perspective eschatologique, sans perspective de l’éternel, sans perspective chrétienne, le Tout achevé ; et puis l’autre qui serait un ressort intérieur qui, lui, serait surajouté, optionnel, éventuel, et qui nous permettrait de construire le royaume de Dieu, non pas aux dépens mais finalement à côté ou en parallèle, de ces ressorts intérieurs humains qui seraient simplement naturels.

Il n’y a qu’un ressort. C’est toute la pensée de Saint Augustin, parce qu’il est un homme dont, l’anthropologie est finalisée : l’homme est ce qu’il veut. « Si tu cherches la terre tu es terre, si tu cherches Dieu tu es Dieu. », c’est sa formule. Donc c‘est ce qui vous qualifie différemment. Après, le reste : grand, petit, de terre arabe, que vous soyez un bon latin, que vous soyez comme Augustin un mâtiné, un berbère, d’Afrique du Nord, tout cela n’a pas d’importance finalement.

Que cherches-tu ? Est-ce que vous cherchez simplement la terre, avec vos ressorts, et finalement, d’une certaine façon (Saint Augustin en parle au début de ses Confessions) vous êtes trop qualifié pour cela, c’est-à-dire qu’on n’aimerait pas vous embaucher. Vous avez bac + 5 et vous prétendez à un poste d’ouvrier. « Tu nous a fait pour toi, Seigneur, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en Toi. » C’est la phrase inaugurale des Confessions de Saint Augustin. Cela veut dire que de toutes façons, que tu recherches la terre à un moment donné (c’est toute l’anthropologie de Saint Augustin), si tu ne fais que cela, si tu n’appartiens qu’à la cité terrestre, tu vas t’écraser contre toi-même parce que tu es plus grand que ce que tu vises.

Laurent Grégoire : Je m’adresse à la fois à l’ancien évêque aux Armées et à l’archevêque de Strasbourg, ville européenne s’il en est, vous allez comprendre pourquoi.

Au début de votre intervention vous nous avez indiqué les trois niveaux possibles de liens entre Cité terrestre et Cité céleste, le plus élevé étant de penser que, dans notre cité, nous construisons en réalité le royaume de Dieu. Et il m’a semblé que, vers la fin de votre exposé, vous vous positionnez finalement, avec les auteurs cités, un peu entre le deuxième et le troisième niveau : nous ne construisons pas, en tant que tel, le royaume de Dieu, mais ce que nous faisons peut y contribuer.

Est-ce que vous ne pensez pas que l’un des domaines les plus évidents d’engagement pour contribuer à l’avènement du Royaume est celui qui aide à construire la paix entre les hommes et entre les nations ?
Ceci me fait penser à certains propos échangés dans un livre paru en 1983, malheureusement non traduit en français, entre deux théologiens : le jésuite Karl Rahner et le cardinal Ratzinger, sur ce sujet et où Karl Rahner acceptait comme défendable l’idée que le projet européen appartienne au dessein de Dieu.

Mgr Luc Ravel : Effectivement, l’archevêque de Strasbourg est l‘archevêque de la capitale de l’Europe. Ne me parlez pas de Bruxelles… Dont je sens que cela ne va pas être ma première préoccupation, peut-être ma deuxième ou ma troisième préoccupation – la première sera une question d’inter-religions, il y a aussi d’autres religions là-bas qui sont très impliquées.

Donc je n’ai pas réfléchi sur l’Europe elle-même. Ce qui est sûr, c’est que la volonté de ses fondateurs de construire l’Europe était strictement de paix. En fait c’est un projet politique puisque la paix, c’est une question politique, mais qui a été immédiatement mise, par la volonté des fondateurs, sur un rail économique en disant : il faut travailler aussi dans du concret. Je ne peux qu’admirer cela.

Maintenant, savoir si l’Europe aujourd’hui va se construire autrement ? C’est le défi sur lequel je vais réfléchir. Et le pape a fait quelques interventions tout à fait remarquables sur la question de l’Europe.
En parlant de l’Europe, je ne parle pas nécessairement de l’Union européenne, ou la zone euro, etc. etc. Tout cela ce sont des cercles différents.

Ensuite, est-ce que l’engagement pour la paix dans la construction du royaume de Dieu dans nos engagements célestes n’est-il pas le point numéro un, quelque chose de très important ?

Même Saint Augustin qui distingue les deux : la paix terrestre, concorde entre nous, et la paix céleste, prend le même mot ; ce n’est pas innocent. Comme si, finalement, les hommes à partir du moment où ils sont en société, ne doivent avoir comme but ultime, même s’il n’est que terrestre : la paix. C’est-à-dire la possibilité de la concorde entre chacun. Ce qui nous permet – c’est cela, la paix – un ordre donné qui permet à chacun d’atteindre notre finalité transcendante. Cela, on le dit souvent mais, vous l’avez compris, je pense aujourd’hui à l’univers tout entier aussi. Nous avons des visions du salut aujourd’hui qui sont extrêmement individualistes. Dans quelques décennies, on en rira ou en pleurera, je ne sais pas, on ne sera peut-être plus là. Supposons qu’on soit encore vivant, en état de lire, nous avons des convictions qui sont très individuelles ; certes, la personne a un salut personnel, mais la pensée paulinienne, augustinienne et tout le concile, c’est aussi une pensée co-llective, con-vergence de construction.

Donc le mot “paix” est très certainement extrêmement important parce que la paix forme le bien commun, le premier bien commun sur lequel les énergies, politiques en particulier, devraient converger. En sachant que si vous parlez de la paix, là je pourrais vous faire une conférence tout entière puisque cela a été la matière de ma réflexion avec sa contre-apposée, la guerre, pendant sept ans et demi quand j‘étais aux armées et pour montrer que le militaire cherche la paix en utilisant un moyen qui est celui de la guerre, qui lui est imposé, mais il cherche quand même la paix. Ce ne sont pas des artifices de langage, c’est complexe.

Alors, question très intéressante, sommes-nous à la pensée achevée, c’est-à-dire le dernier niveau ? Merci d’avoir retenu cette distinction, elle est essentielle pour moi.

Oui, si on va vraiment jusqu’au bout du concile. Voyez, je vous ai extrait certaines formules : matière, le corps. C’est une vision déjà très ancienne, nos anciens philosophes pourraient rebondir là-dessus ; au fond le corps et l’âme. Et l’âme du royaume de Dieu, cela ne peut être que l’Esprit-Saint. Donc la somme de nos efforts. C’est pour cela que le concile dit : « Tout de suite entrer dans l’eucharistie, fruit du travail de l’homme ». Il y a véritablement dans la vision qui pourrait être la nôtre jusqu’en son but ultime, une vision littéralement eucharistique. Et il ne suffit pas de travailler, il faut qu’il y ait sur cette terre, des gens pour offrir. Et, d’une certaine façon, tout ce que je viens de dire converge dans l’acte de l’offrande eucharistique, de transformation de l’eucharistie.

Jean-Marie Schmitz : Vous avez clairement répondu aux questions qui vous étaient posées et nous avons compris la nécessité de l’engagement. Vous avez répondu au “pourquoi”, mais vous ne nous avez rien dit sur le “comment”.

En quelques mots, que pourriez-vous nous dire là-dessus ? Et qu’est-ce que l’Église nous donne pour nous aider dans cette tâche de l’engagement pour la cité ?

Mgr Luc Ravel : Pour la cité d’une façon particulière, ou dans l’univers, pour le monde, d’une façon plus large, plus générale, pour avoir une vision de l’écologie effectivement complète, je n’y rentre pas parce que j’aimerais que vous me posiez une question plus précise.

Le concile parle, par exemple, de cette façon gigantesque pour améliorer ; il faut penser à nos chercheurs, à nos savants, à ceux qui nous conduisent, nos leaders, dans tous les domaines de l’art aussi mais il rajoute tout de suite « y compris dans le travail très quotidien ». Donc en fait, c’est l’intégralité des activités humaines, y compris des activités de violence, comme la guerre. Je ne suis pas pour l’amour de la guerre, ce n’est pas le royaume de Dieu. Mais tuer, son ennemi, son frère en humanité ou donner l’ordre de tuer ou de faire tuer son propre camarade, cela peut participer en tant qu’activité humaine. Et c’est toute la pensée de Saint Paul et de Saint Augustin. « Dieu fait tout concourir pour le bien de ceux qu’il aime » et Saint Augustin ajoute par rapport à la pensée de Saint Paul, l’épitre aux Romains ; il n’ajoute rien mais il explicite : « Même le péché ».

Donc je ne peux répondre comme cela. Si, par exemple, vous prenez le domaine politique, je peux renvoyer à tel chapitre de la doctrine sociale de l’Église pour dire : il y a telle ou telle réflexion sur le bien commun, sur le principe de subsidiarité, le principe de solidarité, etc. Je peux vous donner des repères. Mais cela ne va pas passionner la mère de famille qui a fait le choix – et c’est très beau ! – de construire le royaume de Dieu en s’impliquant dans son engagement familial. Là, il y a toute la biodiversité.

Nicolas Aumonier : Saint Augustin définit la paix comme le fait d’« attribuer à chacun ce qui lui est dû ou son bien propre ». La construction du Royaume avec une telle définition n’est-elle pas exposée au risque d’être un conservatisme déguisé ?

Mgr Luc Ravel : La définition de la paix de Saint Augustin… Vous savez que Saint Augustin a beaucoup réfléchi sur un certain nombre de domaines. D’ailleurs on peut le trouver sur tous les domaines, c’est l’avantage avec Saint Augustin : le domaine du mal et du bien.

« Le mal, c’est l’absence d’un bien dû. » Pas de n’importe quel bien. C’est, par exemple : vous n’êtes peut-être pas milliardaire. Mais cela ne vous empêche pas d’être heureux. Ce n’est pas votre bien de l’être.
Et puis il réfléchit sur la paix. Et il aboutit à cette définition célèbre : « La paix, c’est la tranquillitas ordini », la tranquillité, – mais attention ! – de l’ordre. Oui parce que la tranquillité, de l’ado de quatorze ans qui est vautré sur son canapé, – c’est la phase agréable que vous avez connue quand vous éduquiez vos ados, – qui quittent le canapé pour dévorer des plats de pâtes, lui, il est tranquille, il n’a pas de problème. « Fiche-moi la paix, je suis tranquille ». La paix, c’est la tranquillité de l’ordre.
Évidemment, la vraie paix correspond à l’ordre établi par Dieu dans la Création.

Si on s’en tient simplement à un concept de l’ordre figé, c’est du conservatisme. Il faut que tout reste en place une fois que toute chose a trouvé sa place. Donc, comme disait Louis de Funès (qui n’est pas un Père de l’Église) : « Il faut que les riches soient toujours plus riches et que les pauvres soient toujours plus pauvres ». Un pauvre, c’est fait pour être pauvre ; un riche, c’est fait pour être riche. Au moins tout est en place. Mais ce n’est pas parfait. C’est pour cela que Saint Augustin a beaucoup réfléchi sur le temps. Cet ordre est un ordre aussi d’évolution.

On vient de découvrir, cela a été publié ces derniers jours, que, en fait, l’homo sapiens n’avait pas cent mille ou deux cents mille ans d’âge mais trois cents mille : l’évolution.

Cela ne contredit absolument pas un projet de Dieu qui a commencé, selon l’interprétation du Livre 1 de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Dieu dit que la lumière soit et la lumière fut. Il y eut un soir, il y eut un matin, ce fut le premier jour ».

Dans mon interprétation, évidemment contestable, ce n’est évidemment pas la lumière du jour dont il s’agit. La lumière du jour intervient bien après la création des grands et des petits luminaires, c’est le temps, l’alternance du temps : jour/lumière, le plus fondamental pour mesurer le temps. C’est pour cela qu’il est dit : « Il y eut un jour », voilà : la lumière. Ce n’est pas « ce fut le premier jour ». Le premier jour naît parce qu’il a créé la lumière primordiale qui est en fait le temps.

Donc à partir du moment où l’on a compris que le temps fait partie de la Création de Dieu et que même il est beaucoup plus intéressant de réfléchir sur le temps que sur la matière, l’évolution ne nous pose plus aucun problème, y compris dans l’ordre des choses et que précisément la convergence, le dynamisme de l’univers auquel nous participons de façon évidente, nous fait converger vers le Christ, implique le temps et donc une évolution, y compris, par exemple, dans les questions de la cité, les questions politiques.

Séance du 8 juin 2017