Par Dominique Ponnau, Historien de l’art, conservateur général du patrimoine honoraire, directeur honoraire de l’École du Louvre

Une question aussi immense ne peut que laisser perplexe. À tenter de l’évoquer, on n’aura pas la naïveté de croire que l’on puisse l’approfondir. Tout au plus (mais ce n’est peut-être pas absolument rien), s’efforcera-t-on de délimiter quelque peu le champ de l’étude, et ce, à travers quelques interrogations auxquelles le conférencier se sait incapable de répondre, mais qui l’habitent, comme elles habitent peut-être nombre de possibles auditeurs. Par exemple celles-ci. De quelle culture parlons-nous ? De la culture classique fondatrice de la pensée européenne et aujourd’hui en perdition ? De l’intelligence des chefs d’oeuvre que cette culture a fait éclore, expressions insurpassables du génie humain, mais dont le sens est devenu, le plus souvent, indéchiffrable ? De la culture populaire ? (Mais, parmi nous, existe-t-il encore des peuples définissables ? S’interroger sur ce point relève-t-il d’un esprit étroit, « réactionnaire », ou d’un légitime désir de comprendre et d’aimer un peu mieux, un peu plus, le monde où nous vivons ?) De la culture scientifique, de nos jours si vertigineuse, parfois si périlleuse (mais le conférencier est devant elle comme « lou ravi » de la Crèche : émerveillé autant qu’ébahi !) ? De la « culture jeune » !… (mais le conférencier en ignore tout et ses oreilles en perçoivent douloureusement les échos, même un peu assourdis) ? De la « culture informatique », bien utile, certes, pour les nouveaux Mercures, mais dangereuse pour les nouveaux Icares, qui ne savent plus toujours que le soleil fait fondre la cire et qui célèbrent les épousailles de Vitesse et de Précipitation, aux dépens de « patience et longueur de temps » ? D’ailleurs, faut-il parler de la culture ou des cultures ? L’usage, ici, du singulier, n’est-il pas signe d’ignorance arrogante et superbe ? La substitution de « France-Musiques » à « France-Musique », et, sous peu, de « France-Cultures » à « France-Culture », n’est-elle pas un signe indubitable de respect du genre humain tout entier (si l’on ose encore employer cette expression trop…masculine) ? Et si, au contraire, le mot « culture » englobait toutes les cultures ? Horresco referens !…
Qu’on se rassure ! Il est bien clair, dans l’esprit du conférencier, que la question ne porte pas seulement sur la culture, mais sur l’espoir d’un rapprochement entre les hommes que la culture – et quelle culture ? – pourrait faciliter. Si, comme on l’a compris, il perçoit l’extrême difficulté du sujet, il a la plus vive conscience des responsabilités immenses pesant sur les épaules de ceux à qui cette question est, en définitive, posée : parents, enfants, professeurs, éducateurs, artistes, politiques, religieux, bref de toutes les catégories sociales composant notre humanité, et, à vrai dire, de notre humanité tout entière. Ce qu’il ose espérer c’est que sa parole hésitante soit un murmure porteur d’espoir.

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Anne Duthilleul : Cher Dominique Ponnau, nous nous connaissons peu, mais j’ai tellement entendu parler de vous dans le cercle familial, que je me permets de m’adresser à vous presque familièrement.

Il me revient de vous présenter pour la communication que vous avez eu la très grande gentillesse d’accepter de faire devant notre Académie ce soir.
J’avais envie de dire : « On ne présente pas Dominique Ponnau, dans le monde de la culture qui va nous intéresser ici », mais nous ne sommes pas tous des érudits comme vous, ni des témoins inlassables de ce que la contemplation de la Beauté apporte aux hommes de tout temps, et plus encore de notre temps « incertain »…

Donc revenons aux sources : vous êtes agrégé de lettres classiques, universitaire, et très vite plongé dans le monde des « affaires culturelles » comme on les appelle en France, et qu’André Malraux a particulièrement mises en lumière auprès du Général de Gaulle.

Vous êtes donc envoyé à Varsovie pour diriger le Centre de Civilisation française, rien que cela ! Puis vous revenez en France pour conseiller deux Ministres des Affaires culturelles du Gouvernement Chaban-Delmas, et non des moindres, puisqu’il s’agit d’Edmond Michelet, fortement inspiré de spiritualité, dont la cause de béatification a été introduite récemment, et de Jacques Duhamel.

Vous êtes nommé en 1971 chef de l’Inspection générale des Musées classés et contrôlés, et j’imagine, sans avoir fait cette recherche historique, que vous en avez été l’un des plus jeunes responsables. Sous votre impulsion de grands chantiers muséographiques déjà sont menés à bien (Quimper, Avignon…)

C’est ensuite que vous entrez à l’Ecole du Louvre, en 1978, comme directeur des études, puis en 1982 que vous en devenez Directeur, charge que vous assurerez pendant vingt ans, avant d’en être nommé directeur honoraire.

Inutile de dire que votre action de rénovation et de valorisation de notre patrimoine artistique a été particulièrement marquante et qu’on vous doit beaucoup dans la diffusion de la culture auprès de tous les publics et surtout des jeunes auxquels vous avez toujours été très attaché ! On vous doit aussi –encore– de nouveaux locaux dans l’aile de Flore du palais du Louvre notamment.

Vous avez été également Président du Centre européen d’Art sacré, puis Président de la Commission pour l’enrichissement et la sauvegarde du patrimoine cultuel, devenu Comité du patrimoine cultuel jusqu’en 2005.
Tout au long de votre vie professionnelle, consacrée aux arts et à la culture, vous avez animé et inspiré énormément de réflexions, colloques scientifiques, réseaux internationaux d’études et d’échanges, et naturellement d’éditions.

Auxquelles vous avez apporté votre propre contribution, également inspirée, au travers d’ouvrages nombreux et variés où l’analyse artistique se mêle à la réflexion la plus profonde, spirituelle et religieuse, dont vous témoignez très fortement dans le monde culturel, et bien au-delà.

Je ne les citerai pas tous de peur d’être trop longue et de vous lasser, mais je voudrais tout de même dire deux mots de deux ouvrages particulièrement riches pour notre réflexion sur la société d’aujourd’hui et notre questionnement « pour une société plus humaine ».

Le premier est « La Beauté pour sacerdoce », évidemment, paru en 2004 et qui reflète tout particulièrement votre sens de la « lumière invisible » dont baigne le monde qui nous entoure et que vous rendez visible à travers la beauté des scènes que vous avez choisies pour illustrer vos propos. Beauté parfois dure, inspirée par la douleur autant que par la joie, par laquelle vous rejoignez l’amour, dites-vous, sans trop savoir ce qu’elle est, mais dont vous témoignez de manière à la fois très personnelle et universelle.

Le second est « Labours sur la mer » car, pour l’adepte de la voile et de la mer que je suis, vos images ont de quoi plaire. Vous vous y interrogez sur le monde laïc et pluraliste, que vous connaissez bien dans les milieux culturels que vous fréquentez depuis si longtemps, et sur la place de la culture et du patrimoine chrétien pour y retrouver l’espérance.

Mais surtout vous y êtes pleinement dans votre rôle d’éclaireur pour apprendre à nos contemporains à « savoir voir », ou savoir écouter d’ailleurs, don qui s’acquiert par le travail et la culture, au double sens du terme, puisque vous appelez à lancer l’ancre pour labourer la mer infinie qui s’offre à nos regards. Et vous dites vous-mêmes plus profondément : « C’est de connaissance assurément, mais c’est aussi de sympathie qu’a soif notre temps et spécialement, dans son extrême variété et son extrême fragilité, la jeunesse de notre temps ».

Alors, nous vous écoutons dans le « murmure porteur d’espoir » que vous nous proposez et dont nous vous remercions.

Dominique Ponnau : Quelle culture pour rapprocher les hommes ? Quelle culture ? La question m’a été posée au singulier. J’y répondrai au singulier. J’y répondrai ? Il me faudrait beaucoup d’arrogance pour le croire. Ou beaucoup, disons par euphémisme, de naïveté. À cette question singulière je ne répondrai pas. J’essaierai de balbutier des esquisses de réponses, ou plutôt de tâtonnements. C’est cela : j’essaierai de balbutier des tâtonnements. A Dieu qui le somme de prophétiser, Jérémie répond en tâtonnant… « Je ne peux pas, je ne sais pas. Je ne sais pas parler. Je suis un adolescent. Je ne sais dire que Ah ! Ah ! Ah ! ». Et pourtant, de nouveau Dieu ordonne : « tu prophétiseras ! Tu parleras ! ». Tranquillisez-vous : si je crois en Dieu, je ne me prends pas pour Jérémie. L’enjeu de la question que vous m’avez posée n’est pas du même ordre que celui de l’ordre donné au prophète. Et pourtant !… La taupinière certes n’est pas aussi haute que le Mont Blanc. Mais ils sont tous deux – très élevés ou minuscules – des excroissances du sol ; des sortes de montagnes. Pour une fourmi, très haute est la demeure d’une taupe. Fourmi que je suis, je considère avec inquiétude la montagne que votre question élève devant moi. Je me lance pourtant. À question posée au singulier, vous ai-je dit, esquisse de balbutiante réponse au singulier. Je me suis demandé si c’était juste. Un moment j’ai pensé que non. Je ne suis encore, à l’heure qu’il est, sûr de rien à ce sujet. Allons, me suis-je dit, vas-tu laisser de côté tous les pluriels de la culture ? La culture classique ; la culture humaniste ; la culture physique ; la culture scientifique ; la culture agronomique ; la culture électronique ; la culture savante ; la culture populaire ; la culture « punk » ; la culture « jeune » ; la culture « tag » ; la culture d’entreprise ; la culture économique ; la culture intensive ; la culture des cerisiers, « Figaro-ci ! Figaro-là ! Figaro ! Figaro ! Figaro ! Ah laissez-moi respirer ! ». Voilà que la culture musicale revendique ses droits. Le Rossini du « Barbier » et le Mozart des Noces, bras dessus, bras dessous, manifestent à la Bastille. Prenons garde de les oublier ; et d’oublier les rappeurs. Ils ont leur culture propre, eux aussi. Ils ont aussi leurs droits. Bref, il faut mettre un peu d’ordre dans cette savane des cultures, autrement on y perdra non son latin – c’est fait – mais le nord : on s’y perdra ! Aussi a-t-on inventé France-Culture. Et France-Musique. Mais attention ! Dans France-Musique, à présent « Musiques » est au pluriel. Ce sera bientôt le cas pour « Cultures » dans « France-Cultures ». Pour l’instant « France » reste au singulier, mais peut-être pas pour longtemps. J’en appelle à Figaro ! Non plus à Jérémie.
Non plus à l’adolescent qui sait seulement balbutier « Ah ! Ah ! Ah ! ». Mais au beau parleur qui seul s’y retrouve dans l’imbroglio des embrouilles : au barbier de Babel. Lui seul saura, peut-être, dans cette pelote emmêlée des pluralités culturelles sans fin, tirer le fil, dégager un langage clair : le langage du chaos. Du tohu-bohu qui régnait avant tout commencement, avant toute distinction entre les langues, toute articulation des syllabes multiples. Une « soupe primordiale » dit-on, dont peut-être la recette se retrouve dans la soupe finale qu’on nous sert aujourd’hui et dont nous sommes, tous et chacun, les cuisiniers et les consommateurs, fût-elle une soupe à la grimace.

Parmi les ingrédients à disposition, comment choisir ? Que choisir ? Pour ma part, en premier lieu, je choisis la musique. (Non les musiques ! la musique). C’est-à-dire le silence. Je choisis le silence. La culture du silence.
J’y reviendrai probablement plus tard. En ce premier instant, je voudrais rappeler l’importance des silences, du silence, en musique. Contempler le silence, comme lieu d’enfantement de toute mélodie et en même temps comme lieu où expire toute mélodie. Et comme pont. Le silence comme pont entre « les petites notes qui s’aiment », ainsi que disait Mozart. Ces petites notes amoureuses ne s’étreindraient jamais si elles se confondaient, si elles s’entredévoraient dans une course- poursuite haletante. Elles croiraient conjurer le désespoir en courant l’une après l’autre à perdre haleine, à se faire, si j’ose dire, d’incessants double croche-pieds et à tomber enfin toutes ensemble dans le vacarme, dans un tohu-bohu final, identique au tohu-bohu initial, celui, non du silence, mais d’un mutisme hébété. Comme on le voit tristement dans les yeux vagues et sans regard, sinon celui de la détresse, des fêtards jeunes ou vieux, d’aujourd’hui – les drogués de brouhaha, de bribes d’informations éclatées, en lesquelles on n’a même plus le courage ou plutôt l’énergie de « s’éclater », pour reprendre cette expression épouvantable où de nos jours on tire gloire de n’avoir plus rien dans le cœur, de n’avoir plus de cœur, puisque l’on s’est dispersé dans tous les sens, qu’on s’est, comme on dit encore, « explosé », et qu’il ne reste, semble-t-il, plus grand-chose, et peut-être plus rien de la personne d’avant cet éclatement, cette explosion.

Or cela, ce désespoir d’une terre de lune devenue blafarde et aride, il arrive que, sans l’aimer, on le préfère encore à l’effroi que susciterait, croit-on, une entrée, une humble entrée à petits pas, dans la douce et féconde vitalité de la musique tissée de sons et de silences. Entrer dans la musique, la vraie, pas celle qui vous abrutit et vous asservit, non : la vraie musique de l’approfondissement de soi et de la communion avec les autres ; y entrer peut faire peur, terrifier même, comme la glace et le feu. Pourtant, il n’y a souvent, là encore, que le premier pas qui coûte. Passée la première engelure, la première brûlure, on découvre peu à peu la source d’une joie profonde, d’une joie où l’âme ressuscitée dans la plante morte et ressuscitant cette plante même, la pare de toute la beauté multicolore et fraîche des fleurs du jardin.

Premier tâtonnement que j’ai osé risquer devant vous. C’est maintenant qu’en même temps que vous je le repère. Ce premier tâtonnement fut d’inviter au silence, c’est-à-dire à la musique, c’est-à-dire à la parole et, pour certains, à la parole inspirée, pour certains même à la Parole divine. Inviter au silence intérieur, poignant et redoutable, c’est vrai, qui retentit dans les voix accordées de Fiordiligi et de Ferrando, au dernier acte de « Cosi » quand les deux jeunes gens consentent à oublier dans le verre de leur ivresse, cette ivresse même d’un instant et à vivre les grisailles futures de leurs vies, immortellement éclairées des feux d’une flamme si ardente, si fugace, si illusoire même peut-être. Pourtant ils auront vécu cette unique flamme, ils auront été cette unique flamme, interdite et pourtant divine, et rien, jamais ne pourra cicatriser la blessure dont elle a délicieusement navré leurs cœurs. En leurs cœurs, la musique, par leurs voix mutuellement enchanteresses et mutuellement déchirantes, crée un espace de douleur et de solitude où peuvent se reconnaître tous ceux qui aiment en absolue vérité, et savent donc que pour nous, ici-bas, l’amour vécu en absolue vérité est par essence fugace et inaccessible, alors même qu’on a éprouvé, vraiment éprouvé, le glaive dont il transperce. La musique ainsi, plutôt qu’un remède pour guérir du vacarme, serait-elle donc une liqueur qui aiguise la blessure de l’existence ? Je le crois. Et je crois qu’il en va de même de la poésie, laquelle est musique par essence.

La musique – ou la poésie : c’est tout un – n’est donc pas un baume ? Non, elle n’est pas un baume, si par baume on entend quelque substance qui endorme la douleur. La musique, la poésie-musique, n’endort pas la douleur. Elle l’aiguise ; car elle fait vibrer les cordes les plus secrètes de l’âme. Mais elle aiguise la douleur de telle sorte qu’elle en console ; car elle fait pénétrer l’homme plus avant dans le mystère de son incomplétude et l’invite doucement à s’interroger sur le point de savoir si son incomplétude est le fin mot de son humanité ou si elle ne pourrait être l’ultime seuil de la haute falaise d’où l’homme s’abîme dans le néant ou se hausse vers l’Eternel qui déjà l’habite et le fait souffrir, sans lui interdire l’espérance qu’un jour Il puisse le combler de joie sans fin. Peut-être y a-t-il dans la musique, dans la poésie-musique, une invitation murmurée à ne pas se résoudre à l’incomplétude dont la musique même a creusé la conscience humaine, mais à la reconnaître loyalement comme constitutive de l’expérience humaine, comme le seul portail par lequel l’Espérance, une Espérance d’éternité dont rien, ici-bas, ne fournit la preuve, puisse glisser le premier rayon de sa lumière. Ainsi la musique, loin d’être un baume d’endormissement, serait-elle un élixir exquis de conscience et d’éveil à la douleur de vivre incomplètement, seul chemin pour vivre peut-être, et dès ici-bas en espérance, éternellement. S’il en était ainsi de la musique et du silence vrais, on voit bien qu’ils seraient l’un et l’autre à l’opposé de l’abrutissement qu’engendrent les saccades barbares de l’abominable bruit, ce féroce tyran d’aujourd’hui.

À ce stade, je ne sais toujours, je le vois bien, que bégayer Ah ! Ah ! Ah ! Au moins ai-je peut-être éclairé pour vous ma conviction que la musique, la musique-poésie, et son silence, sont si précieux et mis en un si pressant danger, que la culture, aujourd’hui, (si l’on veut, par la culture, tenter de « rapprocher les hommes »), devrait commencer peut-être par un apprentissage de l’écoute, écoute de la musique, de la musique-poésie, en éveillant l’oreille à reconnaître ce qui éveille l’homme à se connaître, à se reconnaître en ce qui lui permet d’approfondir le mystère de son incomplétude et de cheminer vers la porte espérée de la lumière.

Quelles musiques choisirai-je ou de quelles musiques recommanderai-je le choix ? Il y en a certes beaucoup, dans la civilisation européenne surtout. Je ne sais si ce dernier propos est juste – peut-être me trompé-je par ignorance -, mais je ne puis parler que de ce que je connais un peu : la musique et la poésie écloses depuis trois millénaires sur notre continent, et s’épanouissant dans l’univers entier, musique et poésie dont l’éventuelle cruauté n’agresse jamais les éléments physiques qui nous constituent.
Aussi ne recommanderai-je certainement pas les « musiques » (j’entoure ici ce mot de guillemets) qui assassinent l’ouïe et qui transforment les auditeurs en esclaves des forges de Vulcain. Assurément je recommanderai le chant grégorien, Victoria, Monteverdi, Bach, Mozart, Schubert, Beethoven, Fauré, Messiaen, Dutilleux,… Mais certainement pas, si grand ait été son talent, le Xenakis qui volontairement expérimentait l’insupportable violence, l’insupportable viol dirais-je, de l’oreille au musée des Thermes de Cluny il y a trente ans.

Et puis, et peut-être surtout, je m’efforcerai d’apprivoiser le grand silence de la nuit, là où la nuit est peut-être encore l’hôte du silence, et aussi les roulements réguliers des vagues au bord de l’océan, et les frémissements des feuillages dans les arbres du jardin, espérant qu’y murmure, « sotto i pini », le « soave zeffiretto », cher à Mozart.

J’ai choisi le silence. Je choisirai aussi le temps. Le temps, tissu de la musique. Je choisirai le temps, mais pas seulement le temps de la musique, encore que, pour moi, tout se concentre, tout s’unifie dans la qualité musicale du silence. Je choisirai, en des parages apparemment éloignés de la musique, la beauté du temps qui passe, la beauté du temps qui s’étend. Et choisissant la beauté du temps, je choisirai celle de l’espace. L’espace n’est pas seulement le frère du temps, il est, sous un autre aspect, le visage même du temps, comme il en va du temps pour le visage de l’espace. Je choisirai le temps dans l’espace d’un tableau par exemple. Trop longtemps j’ai cru qu’un paysage peint ne relevait que de l’espace. Il m’a fallu du temps pour y découvrir le temps, consistance de cet espace. Découverte ouvrant sur l’enchantement. Jamais l’espace d’un tableau ne se livre en un seul instant. Dans cet espace, on se promène et la promenade prend du temps.
On a pu recevoir une impression toute première, et d’un seul coup, de tout l’espace. Mais peu à peu, prenant le temps, on s’aventure dans les secrets de ces lumières, de ces reflets, de ces valeurs claires ou sombres, de ces eaux paisibles innocentes de la fureur qui violente les arbres du rivage, chasse les hommes vers l’abri des remparts, zèbre le ciel de coups de fouets livides, tandis que les bœufs, sur l‘autre rive du lac, vivent, indifférents à la colère de la nature, et ruminent tranquillement le combat sanglant de la lionne et des piqueurs, la douleur de Thisbé qui se tue sur le cadavre de Pyrame, double suicide des amants aveuglés par l’illusion. Ils croyaient, l’un après l’autre, voir la mort de leurs bien aimés dans la vie cachée de ceux-ci. Voyant la mort là où la vie s’est masquée, ils se donnent vraiment, et sans nulle raison, la véritable mort. Qu’il faut donc de temps, qu’il faut donc éprouver la patience du temps pour lever peu à peu les voiles de l’espace ! De l’espace du « Paysage avec Pyrame et Thisbé » de Poussin que j’eus en mémoire quand pour vous j’écrivis ces lignes ! Qu’il m’a fallu de temps pour, sans revoir cet espace, sinon au regard de la mémoire ou de l’esprit, écouter, entendre, le grondement de la lionne, le tonnerre de la foudre, les hurlements du vent d’orage, le calme ruminement des bœufs, le silence du lac où s’épuisent et s’abolissent, plus encore qu’ils ne s’y reflètent, les voix de la terre et du ciel. Les deux jeunes gens, eux, n’entrent pas dans ces jeux de l’espace et du temps, ils entrent lentement dans la métamorphose des espaces et des substances, offrant leur chair humaine à l’ensanglantement du mûrier dont ils constituent le fruit noir désormais : est-ce à jamais ? Qui sait ?

Offrant leur chair humaine… Leur chair. La chair. Le tableau, si précieux receleur en même temps que révélateur de tant de richesses imaginaires, légendaires, spirituelles, est une œuvre de chair. Il a un poids ; il est fait de pigments dont les couleurs, les valeurs s’altèrent avec le temps, se restaurent dans le temps, sans que l’on soit jamais sûr de l’exactitude de ce que l’on en restaure. Sinon ceci que cette exactitude est toujours, est certainement toujours inexacte, si grands soient le soin, la connaissance, l’expérience des restaurateurs et du collège des « connaisseurs », conservateurs, historiens, chimistes, qui les surveillent et les épaulent. Beau tableau, si profondément évocateur de la tragédie cosmique, humaine, du combat spirituel qui se livre dans l’invisible et l’inouï, beau tableau fait de pesanteur, de dimensions, de composition, de pigments altérés, restaurés, de nouveaux altérés. Beau tableau si humblement et si foncièrement matériel et charnel. Beau tableau invitant l’esprit humain à se connaître, à se reconnaître dans la chair.

L’œuvre la plus spirituelle du génie humain est la plus assurément et fondamentalement charnelle. C’est que le génie humain, c’est que l’homme, tout homme, doué de génie ou dépourvu de génie, est un miracle spirituel et charnel. Plus lourd est son poids, plus légère est la substance de l’homme. C’est ce que je souhaiterais que la culture permette de découvrir et de révéler. Ce serait une culture qui accueillerait l’extase de la chair. D’une chair qui, sans se quitter elle-même, sans jamais se renier en tant que chair, inviterait à découvrir en soi, en sa carnation même, sous quelque façon que l’on aborde ce grand mystère, le mystère non seulement de la carnation, mais de l’Incarnation. Ainsi pourrait-on se perdre, mais d’une perte de soi qui serait la porte ouverte à se trouver soi-même en vérité, ainsi pourrait-on, dis-je, se perdre et se trouver soi-même en vérité dans la contemplation des moires d’une robe d’Infante selon Vélasquez, ou dans les chairs les plus épanouies, les plus resplendissantes des figures féminines selon Rubens. Ainsi pourrait-on accueillir avec une tendresse et une vénération inexprimables le visage de « l’Annunziata » révélée à Antonello de Messine et par lui, à chacun de nous révélée, au nom de Dieu peut-être, en ceci que chacun, que chacune d’entre nous, comme la jeune fille du tableau, en reçoit la mystérieuse Annonce ? Chacun de nous ainsi devient « l’Annunziato », chacune de nous devient « l’Annunziata », celui, celle qui, à son tour, reçoit « l’Annonce ». L’Annonce de quoi ? De qui ? L’Annonce de son « Auteur », de son « Créateur » ? Ou, si l’on craint d’évoquer l’Auteur, le Créateur, au moins peut-on évoquer la Source, « l’Annonce de la Source » d’où jaillit tout visage. Car, en art, pour le jaillissement, le surgissement d’un visage, il faut bien qu’il y ait en amont, à l’origine, quelque source cachée qui se manifeste par l’eau claire de son cours.

Je chercherai donc le silence, la musique, la poésie, l’espace, le temps, la matière, la chair. Je n’aurai nulle peur, ayant peut-être d’abord traversé la peur, de la chair, substance de la musique et du silence – qu’est-ce qu’une musique, un silence, qui ne soit, à l’instant de naître, simplement de l’air battu ? Or, charnel, plus charnel que toute autre chair, est l’air battu (ce qui fait sans doute de la musique le plus charnel de tous les arts). Je n’aurai nulle peur de contempler les épousailles du temps et de l’espace, en musique, en peinture, en architecture aussi bien sûr – quoi de plus temporel qu’un espace d’architecture où l’on déambule du regard, puis en le foulant de ses pieds ? Je n’aurai nulle peur, même si je ne puis la rejoindre sans un passage par la peur, peur panique parfois peut-être, de la sérénité aimante à laquelle ici je vous convie et me convie moi-même, je n’aurai ainsi nulle peur, une fois l’âme trempée dans l’effroi de ce passage, nulle peur de contempler et d’aimer un visage, un vrai visage, un visage vivant. Car c’est, je crois, à la contemplation, à l’amour d’un visage humain que me conduit toute culture. C’est à cette contemplation, à cet amour du visage humain révélé, et par, ce visage, à la révélation émerveillée de la vérité des choses et des êtres, dans le cosmos tout entier, que mène l’initiation de Tamino et de Pamina dans « La Flûte enchantée ». Nul besoin d’être franc-maçon pour se laisser initier à la vérité de cette musique, au mystère de la vie qui s’y présente à nous sous tant de formes et par tant de chemins. Le visage de Tamino et celui de Pamina s’entraiment pour jamais dans leur vérité et cette vérité se manifeste en la multitude innombrable et toujours absolument singulière et unique de chaque visage. C’est à cette clairière vers la vérité que, je m’en rends compte, par des sentes forestières parfois obscures, je vous ai peut-être invités à me suivre, comme je m’y suis invité moi-même.

Cependant, il me semble impossible que je ne vous aie pas laissés sur votre faim. « Quelle culture pour rapprocher les hommes ? », me demandiez-vous. Fût-ce en balbutiant, en tâtonnant, ai-je répondu ? Certes non. Mais, plus qu’il ne parait peut-être, je l’ai tenté. Sans guère évoquer, comme vous l’attendiez sans doute, les contenus de cette culture qui me sembleraient essentiels, c’est vrai : je n’ai à cet égard procédé que par allusion. N’ai-je rien dit, cependant ? Il me semble que j’ai au moins suggéré quelque chose. Au moins ceci : sans méconnaître l’utilité des techniques nouvelles ; utilité devenue nécessité à moins de sombrer dans le néant ou d’être abandonné sur un île déserte et sans eau, je me suis fait, que j’aie évoqué l’espace, le temps ou la chair, l’avocat de la précieuse lenteur. À contre courant complet de l’emballement des temps présents. Avocat de la précieuse lenteur, de la précieuse densité des choses (que j’ai appelé surtout leur pesanteur). Je désirerais qu’on prît le temps, que l’on se souvînt qu’en langue française, le mot « pensée » renvoie à ce qui pèse, qui a du poids, qu’ainsi l’on se demandât si mieux ne vaut pas soupeser ce que l’on pense plutôt que de le livrer sans réflexion en pâture – une pâture qui ne rassasie pas, mais affame et assoiffe davantage au contraire – aux clignotements aléatoires des ordinateurs, – aux bruits, aux bavardages des médias – ; que l’on prît acte aussi de l’impossibilité où nous sommes réduits aujourd’hui d’élaborer quelque synthèse que ce soit des connaissances nouvelles acquises à chaque instant dans le déluge où semblent s’être abîmés les savoirs qui, dans mes jeunes années, semblaient constituer un capital « aere perennius », « plus pérenne que l’airain ».

N’y aurait-il donc nul contenu à recommander ? Il en existe, assurément, mais comparables il me semble à ce que sont les fragments lumineux d’un miroir brisé. Faudrait-il en rester au regret de son éclatement ? Ce regret, on a le droit de l’éprouver ; on a moins, je pense – et peut-être n’a-t-on pas-, le droit de se complaire dans les délices amères d’une fin sans avenir ! Qui aurait la prétention d’affirmer le contraire ? Mais peut-être y a-t-il un avenir. En tous cas, il est certain qu’il faut miser sur un avenir possible, qu’il faut l’espérer ; qu’il faut débroussailler son jardin intérieur de toutes les nostalgies qui l’étouffent, qu’il faut avoir l’œil, l’oreille, l’esprit, le cœur ouverts à la grâce de ce qui advient. (Peut-être de Celui qui advient !).
Contemplant les mille éclats du miroir brisé, peut-être y découvrirons-nous des lumières nouvelles jusqu’ici inconnues, qui pourraient nous éblouir sans nous aveugler ; peut-être y reconnaîtrons-nous des musiques, des silences, des espaces, des corps, des visages qui nous sont chers et à la beauté desquels nous serions heureux d’apprivoiser nos semblables, nos jeunes gens et nos enfants surtout. En le faisant pas à pas. En consentant à sauter par-dessus les nuits pour plonger dans les aurores.

Peut-être Antigone nous sourira-t-elle encore ? Peut-être saint François d’Assise nous invitera-t-il nous aussi à sa louange ? Peut-être contemplerons-nous la surprise attentive d’enfants turbulents dans un jardin ? Peut- y rencontrerons-nous l’oiseleur des enfants ? Peut-être verrons-nous scintiller, sous les regards d’enfants, quelqu’architecture d’outre-espace et d’outre-temps ? Peut-être puiserons-nous, dans la fraîcheur des palais, à la source de l’innocence ? Peut-être, grâce aux enfants, deviendrons-nous des enfants ?

Et peut-être nos voyages nocturnes vers les îlots de lumière et, d’île en île de lumière, vers les nuits innombrables, les nuits vraiment bienheureuses, nous feront-ils accoster pour un instant, pour d’innombrables instants, aux ports étincelants, où resplendit la chair, la chair à la consistance de vide, de presque vide, et de prodigieux foisonnements, de prodigieux enfantements, d’où pourrait jaillir du sein des mers infinies,le chant des « Paroles gelées » dont Rabelais nous enchantait ou surtout, la Parole divine, le Verbe divin, éclos du sein du Père et ne cessant, selon l’évangéliste Jean, de remonter, de remonter sans fin, et nous à sa suite, le cours de cette Paternité créatrice, jusqu’au jaillissement de sa source secrète ?

Échange de vues

Francis Jacques : Si l’on me demandait d’être le répondant de Dominique Ponnau, je dirais que je n’ai aucune peine à répondre de lui, pour l’avoir entendu à plusieurs reprises à l’Académie catholique de France, dans un style de parole que je commence à connaître.

Alors, je vais prendre le risque de répondre dans le même idiome que le sien, qui est celui de l’énigmatique joie de vivre. Quand je dis ‘énigmatique’, il ne s’agit pas bien sûr de la problématique de la culture scientifique, ni du questionnement radical de la culture philosophique, ni à proprement parler de l’ordre mystérial de la culture religieuse : c’est d’un véritable festival de l’énigmaticité de l’art qu’il s’agit.

Je relève les choses qui m’ont parlé. D’abord, l’idée qu’il y a une espérance ici-bas dont rien ne fournit la preuve et qui pourtant est indéniable, celle de la joie de vivre. Je n’ai eu aucun mal à en trouver les épreuves dans les exemples donnés dans la conférence de Dominique Ponnau. Ainsi, vous vous souvenez qu’il n’a pas dit ‘prouver’ mais ‘éprouver la patience du temps’.

Ensuite, l’idée qu’il y a une source cachée qui se manifeste dans la conscience claire des jaillissements. On est avec la poésie dans l’ordre de la manifestation et l’on voit bien que cette poésie ne restera pas fermée sur elle-même. Elle s’avancera, à ses risques et périls, jusqu’au seuil d’autre chose… Ici, on n’est plus seulement dans un type de discours qui est énigmatique au sens où Pascal oscille entre la grandeur et la misère de l’homme, qui se correspondent sans contradiction, mais au sens où Shakespeare dans Hamlet met en place un véritable itinéraire d’énigmatisation.

Allant plus loin, il s’agit pour Dominique Ponnau de s’ouvrir à la grâce de ce qui advient. Il fait donc un pas de plus pour aller de l’énigmatique au mystérieux, c’est-à-dire de la poésie à la religion. Il ne nous fait pas prendre des énigmes pour des mystères, il nous montre avec insistance le point où l’énigme va s’ouvrir au mystère. A rebours du mot de Voltaire qui dit quelque part que ‘l’extrême habileté des théologiens est d’avoir fait prendre leurs énigmes pour des mystères’, il me plaît de voir le mauvais esprit de Voltaire déjoué par la belle ferveur de Dominique Ponnau…

Récapitulons les catégories de l’énigmaticien Ponnau : l’épreuve, la source, la grâce, mais aussi quelque chose de différent, qui nous invite à quitter les Grecs pour les Sémites. Il importe de soupeser ce que l’on pense comme ce sur quoi on peut compter, on peut tabler en quelque sorte. Dominique Ponnau ne l’a pas dit explicitement, mais comment ne pas évoquer le sens hébreu du mot emet, qui signifie le vrai ? Sous ce mot, un hébreu ne pense pas à l’holocauste, ni à l’évidence, ni même pas à la lumière, mais à ce point éminemment solide, le rocher qui marque la solidité inébranlable de la parole de Dieu. Aussi bien, le symbole de la vérité dans la Bible n’est pas la lumière comme chez les Grecs, mais le rocher.

Selon moi, la remarque assassine, passablement venimeuse de Voltaire, a trouvé son antidote dans la remarque de Dominique Ponnau. La première voudrait dénoncer une prétention, celle des théologiens ; la seconde voudrait rappeler une légitime ambition. La première acculée par tant de malversations ; la seconde adossée à tant de réalisations. La première en régime de soupçon ; la seconde en régime de foi.

Le contraste de ces deux remarques m’a donné à penser. Notamment ceci : s’il y a un art sacré qui est celui des icônes dans le monde byzantin, et celui des cathédrales dans le monde occidental, c’est donc que pour certains artistes le mystère peut bien être la clé de l’énigme ; et s’il y a une critique de l’art sacré, c’est donc aussi que le mystérial devrait devenir la clé de lecture de l’énigmaticité.

Mais pour cela, il faut en toute rigueur que le déchiffrement de l’énigme soit en capacité de croiser l’élucidation du mystère. Bien entendu, la preuve de ce que j’avance là ne peut être livrée dans les limites de la séance de ce soir. Je l’ai tentée ailleurs dans le registre de la philosophie première (Paris, Jean Maisonneuve 2002 et Vrin 2007)

Dominique Ponnau : Je suis touché et vous remercie, je ne peux que consonner à ce que vous venez de dire, une sorte de joie de découvrir ces quelques balbutiements a retenti en vous et j’en suis profondément touché et encouragé ! Et le retentissement de vos propos m’est bénéfique.

Françoise Sellier : À propos des enfants, en cette préparation des Fêtes de Noël, vous avez plusieurs fois parlé de Mozart, il m’est venu à l’esprit la phrase de Saint-Exupéry, vous la connaissez : « N’est-ce pas Mozart qu’on assassine ? »

Et puis aussi parce qu’il est difficile de s’abstraire de ces moments où les enfants sont des enjeux de débats de société terribles auxquels nous sommes confrontés.

Il faut garder la certitude que tout repart. Avec chaque enfant du monde entier tout repart, donc c’est plutôt un appel qu’il faudrait lancer et puisque je suis une femme cet appel, j’ai envie de le lancer à toutes les femmes qui n’en ont peut-être pas conscience, il ne faut pas négliger la grâce de l’enfance.

Dominique Ponnau : Je vous remercie et, là aussi, je consonne, peut-être sous forme d’intuition, à ce que vous venez de dire, je crois que c’est extrêmement juste.

Pour ma part, je n’ai pas d’enfant. Et quelqu’un qui n’a pas d’enfant peut être, sans doute légitimement jusqu’à un certain point, supposé ne pas bien les connaître. Mais cependant, il est vrai que j’ai toujours immensément aimé les enfants. Et je vous dirai ce qu’a entraîné chez moi l’oiseleur des enfants que j’ai évoqué.

Cela fait partie des signes à la fois les plus merveilleux, les plus atterrants et les plus encourageants de notre époque.

C’est, comme vous l’avez exprimé discrètement, Madame, la violence que l’on fait aux enfants, qui nous replonge dans notre époque, et qui nous fait sentir avec une grande intensité la profondeur brûlante de la parole évangélique sur le scandale que l’on peut causer à ces petits qui sont les frères du Christ.

Ce que l’on voit est effrayant mais il est aussi très encourageant de constater que l’indignation de notre société – qui a pourtant des réservoirs de cynisme semble-t-il sans fond – vienne vraiment des outrages faits aux enfants.

Et cependant, je crois, l’ange malveillant rôde partout, il semble bien et personne n’est à l’abri de cela, que certaines indignations, pour reprendre un terme musical, ne sonnent pas juste.

Je ne critique pas l’indignation en tant que telle, qu’elle existe est signe que l’humanité n’est pas vraiment perdue,.

Et là, Madame, il faut se tourner vers le rôle de la femme et, je dirai, de la féminité dans l’humanité, rôle absolument capital ! Sans vouloir enfoncer des portes ouvertes, je crois que ce serait un très grand malheur si les femmes renonçaient à leur féminité, à leur maternité.

Nous allons fêter l’Immaculée Conception : voilà un mystère de féminité d’une incroyable profondeur.

Maintenant, pour ce qui est de “l’oiseleur des enfants”, il se trouve que j’ai montré ce texte à Luc, un ami photographe. C’est un photographe de grand talent, très discret, dont la communauté à laquelle il appartient reçoit des enfants justement ; des enfants de toutes sortes, des enfants qui ont encore des parents, des enfants qui n’ont plus de parents, des enfants qui ont vécu le désordre de la société actuelle et d’autres qui vivent de manière plus équilibrée.

Luc me racontait qu’une après-midi dans le jardin de cette communauté, bien que très patient, il était un peu fatigué de voir ces enfants « exploser » ; ils couraient partout, ils hurlaient. Cependant, il est arrivé à les apprivoiser, il a réussi à faire de nouveau briller les étincelles dans leurs yeux, à obtenir d’eux une forme de silence.

Et, comme photographe, il aime beaucoup les jardins et la nature, ils sont partis dans son atelier puis dans le jardin. Il les a aidés à voir la grâce des feuillages, de la lumière, des fleurs, etc. Et cela c’était les joies de l’enfance retrouvées.

Le Président : J’aurais souhaité avoir votre avis, d’où vous êtes, en fonction des responsabilités que vous avez occupées et de votre spécialité, sur la situation actuelle de notre société.

Je précise, d’abord qu’en disant “actuelle”, je ne vous demande pas une appréciation ponctuelle, conjoncturelle en quelque sorte ; il me semble en effet que l’important est de penser les choses en tendance, en évolution.
Ensuite, que je ne veux pas particulièrement noircir le tableau ; cependant, au risque de faire un raccourci abusif, j’ai quand même l’impression, et j’espère que vous me démentirez, que nous sommes passés d’une société où la culture était le ferment à une situation qui, au mieux, pourrait être qualifiée de multiculturelle. Certains vont jusqu’à prétendre que ce serait une richesse ; je m’interroge pour savoir si nous n’aurions pas davantage perdu que gagné ? Et si vous ne me démentez pas, j’espère au moins que vous nous donnerez des perspectives positives et plus optimistes de celles que je voulais exprimer.

Il me semble que la société est plutôt faite pour rapprocher les hommes plutôt que pour les séparer et que nous ne sommes même plus dans une société multiculturelle mais bien dans une société sans culture.

Un événement tiré de l’actualité la plus récente me permettra d’illustrer mon propos ; il ne s’agit pas de faire de ce fait quelque chose de fondamental mais vous avez tous entendu parler de cette directrice d’école qui refusait de faire venir le Père Noël sous prétexte que nous étions dans une république laïque…

J’ai l’impression qu’il y a quelques années, dans une société multiculturelle, le problème aurait été de dire qu’effectivement les différentes religions doivent être respectées et vivre leur vie les unes à côté des autres. Et aujourd’hui, on nous fait croire et croire à nos enfants que le Père Noël est un personnage religieux…, ce qui traduit bien une absence totale de culture.

Mais peut-être suis-je très pessimiste. Que pensez-vous de tout cela ? Que voyez-vous pour un avenir qui soit suffisamment proche pour que nous ayons envie de poser des actes qui soient positifs ?

Dominique Ponnau : Pour partir de votre exemple, il est vrai que le Père Noël n’est pas un personnage chrétien, même si aujourd’hui nous sommes le jour de la Saint Nicolas. Le Père Noël n’est pas un personnage chrétien mais il est considéré aujourd’hui comme indissociable de la tradition chrétienne.

Mais je me rappelle, étant petit, que les gens croyants, en Bretagne, n’appréciaient pas du tout le Père Noël ! On disait : ce n’est pas le Père Noël, c’est le Petit Jésus qui est né le 25 décembre. Noël, ce n’était surtout pas le Père Noël. Mais, maintenant, il y a des Père Noël partout. Il s’est développé une certaine tolérance, pour employer ce symbole.

Maintenant, ceux qui s’opposent à ces fêtes où le Père Noël est considéré comme un personnage important, ce sont des gens qui croient identifier dans le Père Noël un représentant de cette culture qu’ils rejettent : la culture chrétienne.

Donc, comme pour eux, nous n’avons certainement pas, dans la France laïque à privilégier quelque religion que ce soit, et surtout, de préférence, ne pas privilégier la religion du pays, on va exclure le Père Noël.

Mais je crois que ce qui est mis en cause, là, c’est l’inculture générale.
Je me souviens même quand j’ai terminé mes fonctions professionnelles, qu’il devenait déjà un peu délicat, étant dans l’enseignement supérieur, de développer tout simplement le sens des œuvres d’art issues du christianisme, qu’elles soient peintures, architectures, d’art précieux ou littéraire. C’était pour ainsi dire interdit ! C’est un courant très fort et tragique,

Mais je pense qu’il y a des choses plus encourageantes qu’il y a dix ans.
Je vois au Louvre, il y a encore une quinzaine d’années, sur les cartels indiquant par exemple une “Annonciation”, vous lisiez : « Jeune fille devant une créature ailée… » Et l’on citait le nom de la jeune fille mais sans dire du tout de qui il s’agissait. J’exagère à peine…

Aujourd’hui – dans beaucoup de cas – les quelques mots des cartels me semblent beaucoup plus respectueux de l’intelligence, du sens, dans le cas des œuvres religieuses, qu’il y a un temps. Parce, s’il y en avait un, l’alibi de cet état de fait était que tout le monde savait de quoi il retourne, ce n’était donc pas la peine de le dire. Alors que si on avait un peu de lucidité, on se rendait compte que ce n’était plus du tout une évidence.

Il y a eu une prise de conscience, je crois, à cet égard.

Et puis vous savez – là encore je parle de ce que je connais – j’ai vu se manifester des mouvements extraordinairement encourageants !

Quand, par exemple – cela fait moins de dix ans – il y a eu une exposition sur le trésor de la Sainte-Chapelle au Louvre. Certains Conservateurs étaient venus me trouver, car j’étais une sorte de courroie de transmission efficace, entre eux et l’archevêché.

Leur interrogation était : comment faire pour le caractère religieux du trésor de la Sainte Chapelle ? Il y a, dans ce trésor, des reliques dans des jongs. Serait-il possible de les exposer en leur donnant une place très particulière dans l’exposition ? Et, à ces Conservateurs, je disais que ce ne serait pas possible et j’approuvais ce refus éventuel.

C’était le Cardinal Lustiger à l’époque, l’archevêque de Paris. Je leur ai conseillé d’aller le voir bien sûr, mais d’aller voir aussi Monseigneur Pierre d’Ornellas qui s’occupait plus directement des questions culturelles.

Monseigneur d’Ornellas leur a confirmé ce que je leur avais dit, mais il a proposé de mettre les reliques en même temps que l’exposition dans l’église Saint-Germain l’Auxerrois, paroisse royale, tout près du Louvre. Et ce sont les conservateurs qui ont refusé pour des problèmes de sécurité.

Église et Ministère de la Culture ont trouvé la solution – magnifique solution, je trouve – de présenter les reliques du Trésor de la Sainte-Chapelle, non pas au Louvre mais, à Notre-Dame. Et, comme cela se fait tous les vendredis de carême, une cérémonie de vénération des reliques a été organisée tous les vendredis durant toute la durée de l’exposition, avec un magnifique programme de musiques sacrées données à Notre-Dame de Paris depuis le XIIIe siècle.

Et le jour de l’inauguration de cette exposition à l’église et au musée, il y avait dans le chœur de Notre-Dame, côte à côte, le cardinal Lustiger et Henri Loyrette, président du Louvre. Et j’ai été extrêmement surpris de voir le nombre des Conservateurs du Louvre qui sont venus, conseillés par Henri Loyrette, vénérer les reliques !

Et en province, il y a beaucoup de choses comme cela aussi.

L’Église catholique est devenue très pauvre, en France, pauvre en êtres, en personnes. Bien sûr, l’Église a besoin de moyens matériels mais aussi de personnes. Car, pauvre en personne, cela veut souvent dire pauvre en culture. Cela ne devrait pas vouloir dire cela, or bien souvent, c’est ce que cela veut dire.

Et je me souviens d’une des expériences les plus attristantes et difficiles de ma vie professionnelle. C’est la présentation à de jeunes séminaristes de Paris, de la grande série peintes par Rubens pour les Médicis où il y a une joyeuse rencontre avec Mercure, les Cardinaux, la déesse mère et Marie de Médicis.

Marie de Médicis transformée en Junon, Henri IV en Jupiter, et cela épouvantait ces jeunes gens parce qu’on leur donnait une culture, à mon sens, beaucoup trop étroitement, exclusivement, religieuse. Et cela leur faisait croire qu’il y avait un danger à contempler ces œuvres. Ils ne témoignaient pas d’une grande ouverture d’esprit. Un danger, alors que le cardinal de Bérulle, qui n’était pas un modèle de libido effrénée, était là le jour de l’inauguration de ces tableaux. C’était au Palais du Luxembourg en 1625, pour le mariage de Charles 1er et de Henriette-Marie de France, fille de Louis XIII. Le cardinal était très content et personne ne voyait malice en cette affaire.

Alors une des choses, très importante, pour ce qui est de la culture mémorable, ce serait de faire percevoir à quel point le christianisme est large et plus particulièrement le christianisme catholique. Exigeant ! mais large dans sa culture. J’ai beaucoup d’estime pour nos frères de la Réforme qui nous ont beaucoup apporté et nous apportent toujours, mais le catholicisme a une ouverture d’esprit extraordinaire et l’on gagnerait beaucoup à faire comprendre que cette culture, ancienne, est d’abord très actuelle si on veut bien y regarder. Elle est très actuelle, on ne peut pas dire qu’on aime Picasso, par exemple, et la rejeter, cette prodigieuse culture chrétienne. Mais aussi la culture laïque, il ne faut pas séparer les deux, et si il fallait les séparer, il ne faut pas rejeter l’une au nom de l’autre. Il y a là un grand travail à faire.

Jean-Paul Guitton : J’aimerais bien savoir si la maîtresse qui refuse le Père Noël refuse aussi Halloween. Et sur le Père Noël, je voudrais vous rappeler qu’en 1951 déjà, le chanoine Kir, qui était maire de Dijon, avait fait brûler le Père Noël sur le parvis de la cathédrale. Je ne sais pas quel maire aujourd’hui se risquerait à cela.

Vous nous avez emmenés à un tel niveau de poésie qu’il est difficile de vous poser une question plus prosaïque. Il y a quand même une chose qui rejoint les derniers propos et qui m’amène à vous poser deux ou trois questions.
Quelle définition donneriez-vous à la “culture générale” ? La culture générale fait l’objet d’épreuves dans un certain nombre de concours administratifs, mais que faut-il entendre par là ? Et comment cela s’apprend-il ?

Vous avez exprimé certaines critiques de Xénakis. Ne faudrait-il pas se poser la question du rapport à la beauté : on pourrait penser à l’Art Contemporain et certaines manifestations théâtrales récentes qui montrent comme une alliance objective aujourd’hui entre art et trivialité, entre art et laideur, entre art et transgression. Alors, est-ce qu’on est là encore dans la culture ?

Dominique Ponnau : Tout à fait. La transgression peut être une culture : ce n’est pas que je l’approuve, mais quand on transgresse c’est qu’il y a quelque chose à transgresser.

Quelle culture donner à de jeunes enfants ?
Premièrement, être très exigeant déjà pour les professeurs, qui en ont grand besoin pour beaucoup d’entre eux, a fortiori pour les élèves et les étudiants, dans la pratique de la langue française. Il est à mes yeux insupportable de constater la violence sacrilège avec laquelle elle est traitée un peu par tout le monde.

Lisez des journaux supposés classiques et mieux que d’autres… Il n’y a presque plus personne pour savoir s’exprimer et c’est sacrilège de ne pas former les enfants à cette perfection de notre langue qui forme l’esprit et la réflexion.

Séance du 6 décembre 2012