Par Bruno de Saint-Chamas, Directeur général Adjoint chez Logica

A priori, le bon sens nous indique qu’une bonne politique économique devrait avoir pour objectif le développement harmonieux des familles. Pourquoi cette intention n’est elle pas audible ? Au contraire, les mêmes pertes de confiance, les mêmes peurs de « se faire avoir », semblent aujourd’hui brider l’engagement pour construire une famille et devenir entrepreneur ou acteur de la vie économique.
La doctrine sociale de l’Église nous fait découvrir qu’il n’y a pas de famille sans vérité de l’amour et qu’il n’y a pas de vérité de l’amour sans don de soi. L’éros appelle l’agape. De même, en matière de politique économique, l’exclusion du don et de la gratuité dans les échanges pour ne rechercher que le profit matériel et financier à tout prix, aboutit à la crise annoncée que nous connaissons.
Il y a une dynamique commune au développement de la famille et celui d’une politique économique, c’est celle du don et du don de soi qui seule peut fonder la confiance. Mais cette dynamique elle-même a pour première cause la gratitude. Car non seulement il faut donner mais il faut accepter de recevoir et donc accepter d’être conscient de ce que l’on doit. La famille est la première école du don car elle est l’école de la gratitude pour les dons reçus sans compter et sans aucun mérite.
Au cœur de la famille se vit la première expérience de l’usage de toutes les richesses qui répondent aux besoins réels de l’homme et dont chacun est appelé à être le ministre de la communication universelle. C’est dans la famille que se vit d’abord la possibilité de transformation de « l’avoir » en « être davantage ». C’est donc dans la famille que s’apprennent d’abord la création et l’échange des richesses qui sont l’enjeu d’une politique économique au service de tout l’homme et de tout les hommes et donc de la famille.
Les missions, naturelles et surnaturelles, de la famille en tant que première société naturelle et Église domestique, révèlent à l’homme qui il est, quelle est sa vocation et donc le chemin du bonheur pour « être davantage », c’est-à-dire un mendiant et ministre du don, du pardon, de l’amour et de la miséricorde

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Henri Lafont : Bruno de Saint Chamas que j’ai l’honneur de vous présenter est un homme au parcours linéaire. Ses études classiques complétées par un diplôme d’ingénieur à l’ISEP (Institut catholique) et un MBA.

Bruno aime résumer sa vie en cette formule : 35 ans de vie familiale, 35 ans de vie d’entreprise.

Sur la famille, Il est expert. Il l’est d’abord comme père de famille, doté avec bonheur de cinq filles dont une Carmélite et de nombreux petits enfants, il est de plus héritier d’une lignée profondément attachée aux valeurs de la famille chrétienne ; son grand-père Roger fut un illustre président de la CNAFC ; son père Jehan a consacré sa vie à l’enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise notamment dans les entreprises et les séminaires et sa mère a été longtemps présidente de la Médaille de la famille française.
Sa carrière : les postes de direction se sont succédés à une cadence très régulière et il faut dire qu’à l’heure de l’informatique, il fut aux premières loges de la mise en œuvre de cet instrument et des nouvelles techniques voire stratégiques et culturelles qu’elle a introduites.

Il a exercé ses talents dans de nombreuses sociétés françaises et multinationales. Aujourd’hui il est directeur général adjoint chez LOGICA.
Il a collaboré comme Délégué général à la création de “CapitalDon ». Peut-être nous parlera-t-il de “CapitalDon” : « Un fonds au service du don dans l’économie, destiné à promouvoir la force vertueuse de la gratuité et du don dans les pratiques économiques, une initiative pleine d’une espérance prophétique ». Ce Fonds de dotation est une initiative de Pierre Deschamps, un de nos récents intervenants.

Il est aussi – je parle de Bruno de Saint Chamas – un homme de culture.
Imprégné des doctrines sociales de l’Église, vous comprenez, étant donné ses antécédents familiaux, il n’a pas échappé aux courants familiaux et aux enseignements de Jean Ousset, l’inspirateur d’une méthode de formation à la doctrine sociale de l’Église et à l’action civique dont certains d’entre vous ont entendu parler.

Cette oeuvre se développa au cours des années 60 et suivantes sous le nom « d’Office International des œuvres de formation civique et d’actions culturelles selon le droit naturel et chrétien”.

Nous devons à cette nébuleuse une génération particulièrement active dans la vie sociale et politique.

En 2011, il est nommé Président de l’association Ichtus au service de la cité héritière de l’Office international dont je viens de vous parler et dont il était un animateur.

Je vous recommande, bien entendu, la lecture de la revue Permanence où Bruno écrit régulièrement et qui est la revue d’ ICTHUS.

Bruno de Saint Chamas : A priori, le bon sens nous indique qu’une bonne politique économique devrait avoir pour objectif le développement harmonieux des familles. Pourquoi cette intention n’est elle pas audible ? Au contraire, les mêmes pertes de confiance, les mêmes peurs de « se faire avoir », semblent aujourd’hui brider l’engagement pour construire une famille et devenir entrepreneur ou acteur de la vie économique.

La doctrine sociale de l’Eglise nous fait découvrir qu’il n’y a pas de famille sans vérité de l’amour et qu’il n’y a pas de vérité de l’amour sans don de soi. L’éros appelle l’agape. De même, en matière de politique économique, l’exclusion du don et de la gratuité dans les échanges pour ne rechercher que le profit matériel et financier à tout prix aboutit à la crise annoncée que nous connaissons.

Il y a une dynamique commune au développement de la famille et à celui d’une politique économique, c’est celle du don et du don de soi qui seule peut fonder la confiance. Mais cette dynamique elle-même a pour première cause la gratitude. Car non seulement il faut donner, mais il faut accepter de recevoir et donc accepter d’être conscient de ce que l’on doit. La famille est la première école du don car elle est l’école de la gratitude pour les dons reçus sans compter et sans aucun mérite.

Au cœur de la famille se vit la première expérience de l’usage de toutes les richesses qui répondent aux besoins réels de l’homme et dont chacun est appelé à être le ministre de la communication universelle. C’est dans la famille que se vit d’abord la possibilité de transformation de « l’avoir » en « être davantage ». C’est donc dans la famille que s’apprend d’abord la création et l’échange des richesses qui sont l’enjeu d’une politique économique au service de tout l’homme et de tous les hommes et donc de la famille.

Les missions, naturelles et surnaturelles, de la famille en tant que première société naturelle et Eglise domestique, révèlent à l’homme qui il est, quelle est sa vocation et donc le chemin du bonheur pour « être davantage », c’est-à-dire un mendiant et ministre du don, du pardon, de l’amour et de la miséricorde.

Comment parler aujourd’hui de « Politique économique et famille » ?
L’association de ces mots n’est-elle pas choquante ? D’un côté la loi du marché et les interrogations légitimes sur la manière d’en réguler la dureté, de l’autre la loi de l’amour et la tentation ou le devoir d’en reconnaître la réalité par la loi positive. Une politique, donc une hiérarchie de moyens ordonnés à un but et de l’autre le trésor d’une société et donc un bien commun capable de servir au bonheur de plusieurs personnes.

Défenseur de la famille, vous vous dites peut-être qu’une politique relève du domaine public quand la famille est un espace de liberté privé et que si l’économie vit de l’échange des richesses mesurables qui ont un prix, la famille est le sanctuaire d’échanges qui n’ont eux, pas de prix.

La signification même des mots employés, ne nous parle-t-elle pas d’une politique « Art de vivre ensemble », économique c’est-à-dire dont l’objet est « l’ordre ou la loi de la maison » et de famille ? Or comme les familles sont sources de prospérité pour reprendre la belle formule du Président de votre Académie, Jean-Didier Lecaillon, une politique économique raisonnée devrait faciliter la vie de chaque famille. Ce serait même son véritable « intérêt ». La logique de « l’utilité » est même imparable puisque le développement de la famille « fabrique » les agents économiques, producteurs et consommateurs sans lesquels la croissance n’est pas possible.

Pourquoi donc si la conclusion s’impose au bon sens, est-il suspect et inconfortable pour un homme politique, pour un chef d’entreprise, pour un clerc voire pour un simple père de famille de revendiquer cette cohérence ?
Il est vrai qu’au cours de l’année qui s’achève, le sentiment de frustration suscité par la crise qui frappe la société, le monde du travail et l’économie a augmenté. « Une crise dont les racines sont avant tout culturelles et anthropologiques », nous dit Benoît XVI, dans son message du 1er janvier 2012.

Les réflexions de jeunes en classe préparatoire HEC m’ont invité à réfléchir sur ces sentiments de peur et de frustration qui brident aujourd’hui notre société. Je les avais interrogés sur les motivations qui les conduisent à investir deux à trois années de leur jeunesse dans une vie quasi recluse et sous haute tension. Vous pouvez imaginer les réponses : avoir de l’argent, avoir du pouvoir, pouvoir choisir son métier, pouvoir mieux servir la société, être heureux. Nous avons prolongé naturellement ce questionnement par une réflexion sur la vocation et le désir du bonheur. Je leur ai demandé ensuite ce dont ils avaient peur dans la vie. Chacun y allait de ses « j’aime pas » : manquer d’argent, la maladie, dépendre des autres, etc. jusqu’à ce qu’une jeune étudiante rallie l’adhésion de ses camarades en disant : « moi je n’aime pas me faire avoir ». J’ai demandé des exemples. Et tous les élèves de la classe ont voulu en donner en se référant à des expériences très personnelles associant déboires familiaux et professionnels survenus autour d’eux et très souvent dans leur famille pour justifier leur perte de confiance.

Plutôt donc que de développer les interactions légitimes et fondamentales entre une politique économique et la famille, je soumets à l’expérience et à l’analyse de votre Académie deux perspectives anthropologiques susceptibles de nous aider à découvrir d’une part les fondations communes mais aussi les refus qui empêchent de mobiliser pour cette cohérence :

1. Quel est le fondement de la confiance entre les hommes et en particulier dans la famille ?

2. Est-ce que cette dynamique pourrait fonder une politique économique au service du développement de toute la personne, à son « être davantage » ?

1. Quel est le fondement de la confiance entre les hommes et en particulier dans la famille ?

Nous pouvons en être étonnés mais cette question a fait très précisément l’objet du premier livre « Amour et Responsabilité » de Mgr Karol Wojtyla futur Pape et bienheureux Jean-Paul II. Henri de Lubac souhaitera dans la préface de l’édition française publiée en 1965 que l’ « argumentation rationnelle » de Jean-Paul II puisse convaincre « bien des esprits sérieux, soucieux de fonder les relations du couple sur une anthropologie complète, cohérente et approfondie » et qu’elle rende « courage à beaucoup ».
La logique de Jean-Paul II peut être décomposée en 4 points que je vous propose avant de les reprendre pour les développer :

1.1. La vision utilitariste de l’amour instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme.

1.2. Pour sortir de l’utilitarisme, pour ne pas « se faire avoir », l’amour appelle la réciprocité et la recherche du bien commun demandant le don de soi.

1.3. L’institution politique et donc publique du mariage agit sur la conscience de ceux qui s’aiment et permet le « don de soi ».

1.4. La famille est l’école de la gratitude, du don et du pardon au bénéfice de l’homme et de toute la société.

1.1. La vision utilitariste de l’amour instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme.
Jean-Paul II a conduit une étude critique de la vision utilitariste de l’amour. Cette vision en effet met l’accent sur l’utilité de l’action. Alors la conséquence douloureuse et logiquement inévitable, quasi antithèse du commandement de l’amour est qu’il faut : « me considérer moi-même comme instrument et moyen puisque je considère ainsi autrui » . Il sera possible d’harmoniser les égoïsmes de l’homme et de la femme dans le domaine sexuel en sorte qu’ils soient profitables l’un à l’autre mais cet amour partiel ne sera plus rien entre eux dès que finit le profit commun.

Dés lors « Tout ce qui donne du plaisir et exclut la peine est utile, car le plaisir est le facteur essentiel du bonheur humain. Etre heureux, selon les principes de l’utilitarisme, c’est mener une vie agréable […]. Dans sa formulation finale, le principe de l’utilité exige donc le maximum de plaisir et le minimum de peine pour le plus grand nombre d’homme […]. Si j’admets les principes de l’utilitarisme, je me considère nécessairement moi-même comme un sujet qui veut éprouver sur le plan émotif et affectif le plus possible de sensations et d’expériences positives, et comme un objet dont on peut se servir pour les provoquer. Et je considère inévitablement de la même manière toute autre personne, qui devient ainsi pour moi un moyen servant à atteindre le maximum de plaisir […]. L’utilitarisme parait être le programme d’un égoïsme conséquent, d’où on ne peut passer à un altruisme authentique » .

La vision utilitariste de l’amour peut prendre la forme « rigoriste » (la seule finalité légitime du mariage est la procréation en vue de la continuité de l’espèce ; la recherche du plaisir et de la volupté est un mal nécessaire) où la forme « libidienne » (la seule finalité de l’impulsion sexuelle est la recherche de la volupté). Dans les deux cas, cela aboutit à une instrumentalisation de la personne qui n’est pas compatible avec sa dignité en la considérant seulement comme un « objet » utile, un « moyen » et en ignorant sa réalité de « sujet ». Cette instrumentalisation est à l’antithèse de l’amour.

1.2. Pour sortir de l’utilitarisme, pour ne pas « se faire avoir », l’amour appelle la réciprocité et la recherche du bien commun demandant le don de soi.

Pour sortir de l’utilitarisme, « la seule issue de cet égoïsme inévitable est de reconnaître en dehors du plaisir, le bien objectif qui lui aussi, peut unir les personnes, en prenant alors le caractère de bien commun. C’est lui qui est le véritable fondement de l’amour, et les personnes qui le choisissent ensemble s’y soumettent en même temps… L’amour est communion de personne » .

Selon Aristote, « il existe diverses sortes de réciprocité et ce qui la détermine, c’est le caractère du bien sur lequel elle repose, et avec elle toute l’amitié. Si c’est un bien véritable (bien honnête) la réciprocité est profonde, mûre et presque inébranlable. Par contre, si c’est seulement le profit, l’utilité (bien utile), ou le plaisir qui sont à son origine, elle sera superficielle et instable… Si l’apport de chaque personne à l’amour réciproque est leur amour personnel, doté d’une valeur morale intégrale (amour-vertu), alors la réciprocité acquiert le caractère de stabilité, de certitude… Ceci explique la confiance qu’on a en l’autre personne et qui supprime les soupçons et la jalousie. Pouvoir croire en autrui, pouvoir penser à lui comme à un ami qui ne peut décevoir est pour celui qui aime une source de paix et de joie. La paix et la joie, fruit de l’amour, sont étroitement liées à son essence même » .

La seule manière d’avoir une relation avec une personne en respectant sa dignité de sujet sans l’instrumentaliser est de l’aimer c’est-à-dire de vouloir pour elle le plus grand bien. Il faut donc que l’impulsion sexuelle qui initie la relation amoureuse ne soit pas séparée du développement de la personne, des dimensions objectives de l’amour.

Or « l’être humain est fait pour le don de sa personne. L’homme, seule créature sur terre que Dieu a voulue pour elle-même, ne peut pleinement se trouver que par le don désintéressé de lui-même » . La logique de l’amour trouve donc son achèvement et sa plénitude dans la réciprocité et le don de soi. L’attrait, l’impulsion sexuelle, l’affectivité, les sentiments amoureux, l’amour de concupiscence et l’amour de bienveillance, le plaisir et la tendresse sont transformés par le don de soi réciproque, définitif et total. Cette harmonie permet l’intégration d’un amour ordonné au bien de la personne libre, sans la réduire à un rôle subi « d’objet ». Dans le cadre du mariage la chasteté en « subordonnant le désir de jouir à la disposition à aimer dans toutes les circonstances » , protège la réciprocité fondée sur un bien commun « honnête » et donne la confiance, la paix et la joie.

1.3. L’institution politique et donc publique du mariage agit sur la conscience de ceux qui s’aiment et permet le « don de soi »
Cette institution du don de soi réciproque, « amour sponsal », ce « bien commun », a besoin légitimement d’être reconnue en tant qu’union des personnes, par la société car l’amour a besoin de cette reconnaissance, sans laquelle il n’est pas complet. La reconnaissance par la société de cet engagement public définitif, est donc juste et nécessaire « de même que serait « conventionnel » de vouloir effacer la « différence de significations attribuées aux mots tels que « maîtresse », « concubine », « femme entretenue », etc. avec ceux d’ « épouse » ou de « fiancée » (du côté de l’homme les choses se présentent parallèlement) » .

« Dans ce sens, l’institution du mariage est indispensable non seulement en considération des autres hommes qui constituent la société, mais aussi, et surtout, des personnes qu’elle lie. Même s’il n’y avait pas d’autres gens autour d’elles, l’institution du mariage leur serait nécessaire…. Les rapports sexuels de l’homme de la femme exigent l’institution du mariage en premier lieu en tant que leur justification dans la conscience de ceux-ci… En effet : « les rapports sexuels en dehors du mariage mettent ipso facto la personne dans la situation d’objet de jouissance. Laquelle des deux est cet objet ? Il n’est pas exclu que ce soit l’homme, mais la femme l’est toujours » .

Cette logique de l’amour explique l’exigence de droit naturel en faveur du mariage monogamique et irrévocable (« on ne peut pas se donner à l’essai » dira Jean Paul II), seule institution d’intégration de l’amour en vue du bien commun pour fonder le don de soi et prévenir des drames humains de l’utilitarisme dans l’amour.

Il est donc significatif et paradoxal, comme un besoin inscrit dans la conscience, que ceux qui se veulent les propagandistes de l’amour libre et considèrent en même temps le mariage comme une affaire privée, manifestent le désir militant de la célébration publique du mariage des divorcés ou celui des homosexuels. Ce combat nous révèle que l’institution du mariage agit en tant que justification des rapports sexuels dans la conscience des personnes. Preuve comme en négatif que dans sa conscience même blessée, toute personne a besoin d’une reconnaissance publique et en vue du bien commun de sa relation amoureuse pour savoir qu’il n’instrumentalise pas l’autre.

1.4. La famille est l’école de la gratitude, du don et du pardon au bénéfice de l’homme et de toute la société.

L’harmonie qui permet l’amour intégral, a pour moteur la recherche du bien de l’autre qui passe par une gratuité réciproque et le don de soi. Si bien que la famille, foyer du don réciproque des époux, devient pour la personne, le berceau de la vie humaine. Pour la vie en société la famille sera l’école du don et même du pardon, par l’exemple et l’expérience, en apprenant à être généreux, à recevoir et à donner sans compter.

En effet, la gratitude pour le don reçu gratuitement, appelle naturellement la gratuité de la paternité, de la maternité et de la fraternité.

Cette école du don est un droit de l’homme car il est le chemin du bonheur. Dans ce rôle d’Eglise domestique et de cellule de base de la société, la famille, selon Benoît XVI, est le lieu où : « les enfants et les adolescents, et ensuite les jeunes… apprennent le sens de la communauté fondée sur le don, non sur l’intérêt économique ou sur l’idéologie, mais sur l’amour, qui est « la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et de l’humanité tout entière » . Cette logique de la gratuité, apprise dans l’enfance et dans l’adolescence, se vit ensuite dans tous les domaines, dans le jeu et dans le sport, dans les relations interpersonnelles, dans l’art, dans le service volontaire des pauvres et de ceux qui souffrent.
Une fois assimilée, elle peut se décliner dans les domaines plus complexes de la politique et de l’économie, participant à la construction d’une cité (polis) qui soit accueillante et hospitalière, et en même temps qui ne soit pas vide, ni faussement neutre, mais riche de contenus humains, à la forte consistance éthique » .

En résumé de cette première partie, nous pouvons formaliser les points suivants :

• le bien commun ne peut se réduire au bien utile et appelle le don de soi qui fonde la confiance réciproque et la paix,

• la recherche du bien commun est nécessaire au développement de l’amour,

• l’amour est la force dynamique essentielle du vrai développement de chaque personne et peut seul transformer la relation entre les personnes pour prévenir toute instrumentalisation, pour ne pas « se faire avoir »,

• l’institution publique du mariage monogamique et indissoluble est une nécessité pour prévenir les dangers de l’utilitarisme dans l’amour jusque dans la conscience,

• la famille est l’école naturelle de la vie sociale et de l’apprentissage du don et de la gratuité.

Ces conclusions, cette vision de la responsabilité de l’homme et de la famille nous permettent d’aborder la seconde question.

2. Est-ce que cette dynamique, la dynamique du don, pourrait fonder une politique économique au service du développement de toute la personne, à son « être davantage » ?

Dans Caritas in Veritate, Benoît XVI construit, comme en écho à la logique de Jean-Paul II du don de soi dans la famille, la logique de la nécessité du don et de la gratuité dans l’économie marchande. Logique que nous pouvons synthétiser en quatre points.

1. La vision utilitariste de l’économie instrumentalise les relations entre les personnes. Elle est une impasse pour conduire au bonheur de l’homme. « Le profit est utile si, en tant que moyen, il est orienté vers un but qui lui donne un sens relatif aussi bien quant à la façon de le créer que de l’utiliser. La visée exclusive du profit, s’il est produit de façon mauvaise ou s’il n’a pas le bien commun pour but ultime, risque de détruire la richesse et d’engendrer la pauvreté » . […] « Abandonné au seul principe de l’équivalence de valeur des biens échangés, le marché n’arrive pas à produire la cohésion sociale dont il a pourtant besoin pour bien fonctionner. Sans formes internes de solidarité et de confiance réciproque, le marché ne peut pleinement remplir sa fonction économique. Aujourd’hui, c’est cette confiance qui fait défaut, et la perte de confiance est une perte grave » .

2. Pour sortir de l’utilitarisme réducteur, une politique économique doit favoriser la recherche du bien commun. « Il faut [… ] prendre en grande considération le bien commun. Aimer quelqu’un, c’est vouloir son bien et mettre tout en œuvre pour cela. À côté du bien individuel, il y a un bien lié à la vie en société : le bien commun. C’est le bien du ‘nous-tous’, constitué d’individus, de familles et de groupes intermédiaires qui forment une communauté sociale. Ce n’est pas un bien recherché pour lui-même, mais pour les personnes qui font partie de la communauté sociale et qui, en elle seule, peuvent arriver réellement et plus efficacement à leur bien. C’est une exigence de la justice et de la charité que de vouloir le bien commun et de le rechercher » .

3. Dans les relations entre les personnes, pour ne pas « se faire avoir », pour être quelqu’un et ne pas être utilisé comme un objet, il faut pour cela le lien fraternel du bien commun. Les institutions et la politique économique doivent créer les conditions favorables de l’exercice de la justice et de la charité. « Œuvrer en vue du bien commun signifie d’une part, prendre soin et, d’autre part, se servir de l’ensemble des institutions qui structurent juridiquement, civilement, et culturellement la vie sociale qui prend ainsi la forme de la polis, de la cité. On aime d’autant plus efficacement le prochain que l’on travaille davantage en faveur du bien commun qui répond également à ses besoins réels… » .

4. Et donc. « Si le développement économique, social et politique veut être authentiquement humain, il doit prendre en considération le principe de gratuité comme expression de fraternité » . « . […] Le grand défi qui se présente à nous […] est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que non seulement les principes traditionnels de l’éthique sociale, tels que la transparence, l’honnêteté et la responsabilité ne peuvent être négligées ou sous-évaluées, mais aussi que dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. » .

Nous avons vu avec Jean-Paul II, comment le don de soi est nécessaire à l’amour humain dans la famille si chaque conjoint veut aimer en vérité et donc ne pas instrumentaliser l’autre. Ce don de soi est le fondement de la confiance qui dans la conscience des époux leur « prouve » que c’est bien la recherche d’un bien commun qui les réunit.

Le don et la gratuité, comme expression de la fraternité, c’est-à-dire de l’amour fraternel, ne sont-ils pas la cause incontournable capable d’orienter une politique économique vers le bien commun ? Cette logique du don et de la gratuité, comme expression de l’amour fraternel, n’est elle pas la fondation en vérité de la confiance dans l’échange même marchand ?
Il semble que Benoît XVI, nous suggère la cohérence de cette logique mais sans doute au nom du principe de subsidiarité, nous laisse-t-il la responsabilité de la mettre en œuvre. À l’instar des chercheurs mobilisés par CapitalDon et en particulier de ceux du GRACE (Groupe de Recherche sur l’Anthropologie Chrétienne en Entreprise), présidé par le professeur Pierre-Yves Gomez, il semble donc opportun pour comprendre la crise de se demander pourquoi le don et la gratuité semblent-ils exclus par l’économie contemporaine ?

Je vous propose de considérer en premier lieu quelles sont, dans l’économie marchande, les richesses à échanger pour répondre aux besoins réels des personnes et par quel système d’échange.

Nous verrons ensuite que Benoît XVI nous assure qu’une économie ne peut être juste sans le don et la gratuité.

2.2 Quelles sont, dans l’économie marchande, les richesses à échanger pour répondre aux besoins réels des personnes et par quel système d’échange ?
Si nous considérons l’économie et singulièrement l’économie de l’entreprise que je connais mieux comme un transfert de ressources (biens et services produits, informations et conseils, salaires, impôts, dividendes, etc.) entre les parties prenantes. La question économique classique est celle de l’évaluation de ces ressources transférées qui constitue un système économique. Sur la base de la recherche disponible, nous pouvons distinguer trois types d’évaluation :

1. l’échange évalué sur un « marché » (dont les définitions sont assez larges) et comptabilisable par un « paiement »,

2. le don social, évalué par une série de dons et contre-dons qui créent du lien social tel que Marcel Mauss (et ses successeurs) l’a mis en évidence ;

3. enfin le don libre (ou gratuit), sans contrepartie attendue et dont l’évaluation se fait à partir de la personnalité du donateur et selon des critères subjectifs et moraux (générosité, sacrifice, etc.).

Le système économique permet des évaluations par le marché, les dons et contre-dons et les transferts gratuits. C’est cet ensemble qui permet de repérer la création de valeur dans une économie.

Nous considérons que l’économie dominante réduit donc le système d’évaluation économique aux seuls transferts comptabilisables (ou qu’elle oblige à considérer tous les transferts comme « comptabilisables »). Or les organisations ne se résument pas à ces échanges marchands comptabilisés, mais elles intègrent aussi, d’une part des dons et des contre-dons destinés à « créer du lien social » et, d’autre part, des dons sans contreparties (le travail bien fait, l’encouragement et le soutien, le service rendu sans calcul et sans retour, etc.) qui contribuent à l’efficience concrète et à l’efficacité des entreprises. Une analyse réaliste doit donc tenir compte des modes d’évaluation propre à chaque type de transferts, l’ensemble formant la complexité d’une entreprise ou de l’économie dans son ensemble.

Chaque transfert est, en effet, évalué selon des logiques et une efficacité qui lui est propre et c’est l’ensemble qui permet de définir la cohérence et la performance d’une organisation.

L’échange marchand permet le transfert d’objets (produits ou services) dont la valeur est établie par un calcul explicite ou implicite. La réciprocité de l’échange est fixée et garantie par les normes sociales en cours.
Par définition, ce que nous appellerons le don « social » a pour objectif principal de créer du lien social sur la base d’une évaluation bilatérale dans le cadre de normes sociales. Il est de bon ton de rendre une invitation etc. Mais la réciprocité est risquée (pas de retour) mais fait partie des normes sociales.

Le don libre ou le don gratuit a pour objectif l’affirmation de son être et de son identité sur la base de critères personnels ou moraux. La réciprocité est incertaine, le donateur n’attend pas de retour direct du donataire. Il agit pour le bien de l’autre sans demander un retour.

2.3 Alors, une économie peut-elle être juste sans le don et la gratuité ?
À l’article 1937, le Catéchisme de l’Eglise Catholique cite les « Dialogues » dans lesquels le Christ dit à Sainte Catherine de Sienne : « Je ne donne pas toutes les vertus également à chacun… Il en est plusieurs que je distribue de telle manière, tantôt à l’un, tantôt à l’autre… A l’un, c’est la charité ; à l’autre, la justice ; à celui-ci l’humilité ; à celui-là, une foi vive… Quant aux biens temporels, pour les choses nécessaires à la vie humaine, je les ai distribués avec la plus grande inégalité, et je n’ai pas voulu que chacun possédât tout ce qui lui était nécessaire pour que les hommes aient ainsi l’occasion, par nécessité, de pratiquer la charité les uns envers les autres…
J’ai voulu qu’ils eussent besoin les uns des autres et qu’ils fussent mes ministres pour la distribution des grâces et des libéralités qu’ils ont reçues de moi » .

Il ne peut y avoir une politique économique juste ni de système d’échange juste sans la charité puisque l’égalité de l’avoir que Dieu n’a pas voulu, a pour intention de rendre la charité nécessaire.

Il faut donc que le don et la gratuité fasse partie des échanges de l’économie marchande si l’on veut que cette économie soit juste. Sans la gratuité, on ne parvient même pas à réaliser la justice.

« Si hier on pouvait penser qu’il fallait d’abord rechercher la justice et que la gratuité devait intervenir ensuite comme un complément, aujourd’hui, il faut dire que sans la gratuité on ne parvient même pas à réaliser la justice. […] La charité dans la vérité, dans ce cas, signifie qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi » .

Benoît XVI va expliciter l’urgence de cette nécessité dans son message pour la paix du 1er Janvier 2012 :

« Dans notre monde où la valeur de la personne, de sa dignité et de ses droits – au-delà des déclarations d’intentions – est sérieusement menacée par la tendance généralisée à recourir exclusivement aux critères de l’utilité, du profit et de l’avoir, il est important de ne pas couper le concept de justice de ses racines transcendantes. La justice, en effet, n’est pas une simple convention humaine, car ce qui est juste n’est pas déterminé originairement par la loi positive, mais par l’identité profonde de l’être humain. C’est la vision intégrale de l’homme qui permet de ne pas tomber dans une conception contractuelle de la justice et d’ouvrir aussi, grâce à elle, l’horizon de la solidarité et de l’amour.

Nous ne pouvons pas ignorer que certains courants de la culture moderne, soutenus par des principes économiques rationalistes et individualistes, ont aliéné le concept de justice jusque dans ses racines transcendantes, le séparant de la charité et de la solidarité : « la cité de l’homme n’est pas uniquement constituée par des rapports de droits et de devoirs, mais plus encore, et d’abord, par des relations de gratuité, de miséricorde et de communion. La charité manifeste toujours l’amour de Dieu, y compris dans les relations humaines. Elle donne une valeur théologale et salvifique à tout engagement pour la justice dans le monde ».

Conclusion

Nous savons que c’est la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs qui est devenue la pierre d’angle.

L’utilitarisme a conduit notre société à rejeter le don de soi comme fondement de l’amour qui choisit librement le bien commun de la famille. Jean-Paul II nous fait découvrir qu’il en est la pierre d’angle. Sans le don de soi, l’amour et la famille s’écroule.

L’avidité matérialiste des bâtisseurs de l’économie a réduit les échanges aux richesses qui ont une valeur financière. Ils ont rejeté le don et la gratuité de leur politique, de leur art de vivre ensemble. Benoît XVI nous invite à ramasser cette pierre pour en faire la « pierre d’angle ».

Sans le don et la gratuité, la politique économique est dans une impasse. Elle a réduit son champ d’action à celui du profit financier, curieusement, il ne lui reste plus que les dettes financières des Etats.

En ces temps de crise où l’avidité mauvaise conseillère semble avoir par la mauvaise dette mis en panne le moteur de l’économie, ne serait-il pas juste de refonder aussi la confiance dans l’économie sur le don ?

Permettez–moi alors dans cette conclusion d’ouvrir une autre perspective qui associe plus encore le destin de la famille et celui d’une politique économique. Car si politique économique et famille ont le don pour vrai moteur, la famille a une mission particulière pour que l’échange soit possible : nous apprendre à recevoir gratuitement !

Au fond de son cœur en effet, tout homme fait l’expérience de la joie du don.

Mais il n’a pas confiance que cela soit possible, il n’y croit pas. Pourquoi ?
Donner, peut-être et souvent oui, pourquoi pas !

Mais recevoir ? Recevoir par nécessité ? Recevoir sans pouvoir rendre ? Sans jamais être quitte ? Devoir la vie, devoir ce que l’on sait, devoir ce que l’on aime sans aucun mérite de sa part, voilà l’inacceptable des indignés de notre temps.

Toute l’énergie culturelle, politique et sociale est mobilisée pour que nul n’ait le sentiment de devoir quelque chose à quelqu’un, ni à ses parents qui m’ont fait par plaisir et pour eux, ni à ses frères et sœurs, ni à ses amis qui cotisent à la solidarité sociale, ni à son patron qui fait de l’argent sur notre dos, ni à ses professeurs qui sont au service du pouvoir politique, ni à sa patrie, etc.

Nous sommes devenus des individus qui ne veulent rien devoir à personne, même pas à Dieu. Nous avons des droits pas des dettes ! Nous voulons être justes mais ne jamais demander pardon. Bénéficier de la solidarité sans visage, oui, si c’est d’un acteur impersonnel dont nous ne pouvons croiser les yeux, une abstraction, la caisse de sécurité sociale, de chômage, l’État, etc.

Benoît XVI, à l’opposé de la culture ambiante, nous fait découvrir dans Deus Caritas Est que « Pour que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi mais moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne » . La famille fondée sur le don réciproque des époux, devrait être la société naturelle qui peut nous faire expérimenter la joie de recevoir gratuitement sans nous humilier. La famille est la société « prototype » capable de transformer l’avoir en « plus d’être », qui donne la vie et conduit la personne au-delà du cercle étriqué de son moi, qui « l’éduque en vue du bien commun ».

De cette certaine manière, la famille fondée sur le don de soi devient sacrement c’est-à-dire signe visible de l’amour de Dieu capable de transformer la nature blessée de l’homme. La famille chrétienne participe ainsi à la mission de l’Eglise qui s’adressant à tous les hommes, nous dit : « Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent et sans rien payer. Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ?

Ecoutez-moi donc : mangez de bonnes choses, régalez-vous de viandes savoureuses ! Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez » .
C’est ainsi que la famille peut révéler à l’homme qui il est : « Ce qu’il a, il le doit », et fonder la confiance pour la vie, à commencer par la confiance en soi parce que l’on sait que l’on est aimé gratuitement. Même si la participation de chacun par son travail au regard de ses talents est nécessaire, chaque homme est un pauvre, riche de dettes.

C’est la gratitude qui fait l’homme. C’est dans la famille que tout homme peut apprendre à recevoir gratuitement sans en être gêné. C’est donc la famille qui peut faire expérimenter aux hommes la confiance dans l’autre et le moteur nécessaire dans les échanges au service de l’homme : la gratitude et le don. « Ce que vous avez reçu gratuitement donnez le gratuitement ».
Ce n’est pas la loi du marché qui peut seule créer la vraie richesse, elle a aussi besoin de la loi du don qui n’humilie pas.

Il faudra ensuite à l’homme toute une vie pour accepter de se présenter les mains vides et devenir mendiant du don gratuit, mendiant du pur amour sans crainte de « se faire avoir ». La famille, Eglise domestique, participe naturellement à cette révélation de la miséricorde,
Une politique économique raisonnable s’attachera donc en priorité à donner à la famille la liberté d’être pour tous les hommes le foyer naturel de l’amour, de la confiance et du « don ».

Dans un monde ou chacun a peur d’être « utilisé », de « se faire avoir », la famille a le secret de la confiance pour nous « faire être » pour l’éternité.

ÉCHANGE DE VUES

Nicolas Aumonier : Je voudrais vous poser une question un peu fictive : vous êtes au ministère du budget, vous avez carte blanche pour imaginer une fiscalité en faveur d’une politique économique familiale ou bien vous avez des responsabilités politiques qui vous permettent d’avoir carte blanche pour faire ce que vous voulez dans ce domaine.

Quelles sont les quelques mesures que vous prenez concrètement ?

Bruno de Saint Chamas : C’est une question où j’ai le sentiment qu’on peut vraiment avoir un avis mais que tout est bien imbriqué.

Donc, quand on formule des propositions, on peut assez vite être réducteur, simpliste, pas applicable.

Il me semble, c‘est ce que je crois profondément, qu’il faut d’abord avoir le courage politique et culturel, de révéler aux gens ce qu’est le bien commun.
Faut-il pour aider la famille mettre en avant d’abord qu’il y a un intérêt à le faire.

Cet argument de l’utilité s’impose à la raison. Mais de fait personne n’arrive à s’y ranger.

Le premier bien dont les familles ont besoin c’est la liberté, la responsabilité, la confiance et la reconnaissance par la société qu’elles contribuent au bien commun en assurant leur mission. Tout le pays en conséquence et le politique en premier quand il y a des arbitrages et des priorités, va leur rendre leur mesure en toute justice.

Mais est-ce que, si j’avais un programme à faire, je mettrais d’abord les familles ou d’abord les pauvres ? D’abord les enseignants ou d’abord les policiers ?

Je crois personnellement, qu’il faut éviter de tomber dans ce piège. Il y a bien sûr une question de moyens pour vivre pour les familles et la politique familiale n’est pas une politique de redistribution. La mesure qui me semblerait prioritaire serait d’aider les familles sans prétendre se substituer à elles, à assumer leur responsabilité éducative.

Françoise Seillier  : Est-ce que vous ne pensez pas que le moment est venu de faire prendre conscience que derrière toute politique, il y a une anthropologie, une conception de l’homme, une philosophie ou une idéologie implicite ?

En France pour simplifier, depuis plus de deux cents ans, l’anthropologie des « Lumières » si bien présentée par le professeur Xavier Martin dans ses livres, sous-tend une politique qui, sous couvert de laïcité, est athée de fait, rationaliste, positiviste et individualiste.

Quand vous évoquez l’importance du Don, c’est que vous savez que l’être humain est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, de Dieu Trinité, famille trinitaire, relations subsistantes, Don total et réciproque des Personnes divines ; le vrai « modèle familial », n’est-ce pas la Trinité, plus encore que la Sainte Famille (cf. Familiaris Consortio ) ?

L’Islam, de plus en plus prégnant en Europe même, contient une autre anthropologie très différente de celle des « Lumières » comme de celle du Christianisme, avec d’autres conséquences politiques.

Alors devant ces défis majeurs de l’Islam et du laïcisme, avec des politiques allant jusqu’à nier la nature humaine (cf. union homosexuelle et gender), est-ce que notre premier devoir de chrétiens par rapport à la politique sur le sujet de la famille, ne serait pas un travail de clarification à faire dans l’esprit de nos contemporains sur les bases philosophiques, idéologiques ou religieuses de toute politique, sinon on est sans cesse dans des malentendus, concernant la conception même de la famille par exemple…

Bruno de Saint Chamas : J’ai une petite hésitation, mais je comprends à titre personnel. C’est vrai que la recherche que font des époux, c’est l’union à Dieu.

On comprend bien que Benoît XVI le dise dans Caritas et Veritate : « L’accomplissement, le bonheur de la famille humaine, on voit bien que c’est le règne du Christ ». Seulement là pour le coup, face à la demande politique, c’est assez dur d’argumenter comme cela.

Est-ce qu’on ne peut pas déjà à la limite, comme le faisait Aristote, faire remarquer aux gens que nous avons des moteurs, qu’il y a le bien utile, qu’il y a ce qu’il appelait le bien plaisir et puis le bien honnête et la magnanimité, en appelant tout de même à ce que tout homme réalise que pour répondre à son bonheur il doit se poser cette question : est-ce que vraiment j’aime l’autre ? Déjà aimer les autres. Est-ce qu’on a besoin de la révélation de l’amour de Dieu pour en arriver là ?

Je voudrais l’avis d’un théologien parce que j’ai peur quand la politique en appelle à la théologie pour régler ses problèmes.

Pierre de Lauzun : Juste une remarque à la suite de l’intervention précédente, et une question ensuite.

Effectivement, le problème principal des familles ne me paraît pas être un problème budgétaire même si la question du quotient familial est importante. C’est le problème du modèle de famille qui est socialement proposé. Question qui, effectivement, peut atteindre une profondeur théologique, et au minimum est une question anthropologique. Mais cette question anthropologique peut s‘exprimer dans des termes très naturels et que tout le monde peut comprendre. Une union de deux personnes qui s’engagent durablement l’un envers l’autre et une union qui est une convenance réciproque et temporaire, ne sont pas de même nature. Tout individu peut le comprendre, même s’il ne l’admet pas (la croissance du nombre des pacs montre que les intéressés penchent en grand nombre vers l’hypothèse utilitariste). C’est bien le modèle socialement proposé qui est le point central : autrefois l’un, maintenant l’autre.

Ma question ensuite porte sur le point cité dans le dialogue entre le Christ et sainte Catherine de Sienne, qui est très intéressant parce qu’il montre comme la nécessité d’une différence de potentiel. Des gens qui ont un potentiel plus grand doivent faire beaucoup plus pour les autres, et c’est une bonne chose. La différence est alors un facteur positif, prévu comme tel par le Christ. Mais ce modèle s’oppose diamétralement à la redistribution étatique moderne, qui n’implique aucune forme de mérite. Elle revient à dire en quelque sorte au Christ : votre modèle n’est pas parfait, nous allons le remplacer par un autre qui est meilleur en redistribuant d’office.

Nous tendons alors à préférer le modèle du don, basé sur une différence. Mais à ce moment-là, si on va au bout du raisonnement, on tombe sur deux problèmes. D’une part qu’elle est la place de la justice distributive, qui a toujours fait partie de la pensée classique chrétienne ? Elle aussi redistribue. Dans quelle mesure comporte-t-elle cet élément de don qui la distinguerait par rapport à la redistribution fiscale sociale-démocrate ? Car celle-ci ne comporte pas de don, au sens que quelqu’un qui fait un don s’engage personnellement : c’est un système public qui apporte de l’argent à certains, mais sans rapport de personne à personne. Mais inversement, si on pousse ce raisonnement critique jusqu’au bout, on devrait remettre en question toute redistribution fiscale, car elle ne comporte aucun don ni mérite. Ce qui serait un pas un peu violent. C’est sur ces points qu’il serait souhaitable que vous nous apportiez votre réponse.

Bruno de Saint Chamas : Sur ce sujet de la justice distributive.
L’article 1938 dans le Catéchisme de l’Eglise Catholique et qui suit l’article 1937 que nous avons cité parle effectivement de la justice distributive « Il existe aussi des inégalités iniques qui frappent des millions d’hommes et de femmes. Elles sont en contradiction ouverte avec l’Evangile.

L’égale dignité des personnes exige que l’on parvienne à des conditions de vie plus justes et plus humaines. Les inégalités économiques et sociales excessives entre les membres ou entre les peuples d’une seule famille humaine font scandale. Elles font obstacle à la justice sociale, à l’équité, à la dignité de la personne humaine, ainsi qu’à la paix sociale et internationale ( GS 29 ) ».

La justice distributive n’est donc pas une option.

Je pense que le thème de sainte Catherine de Sienne, nous fait remarquer surtout que nous avons tous quelque chose à recevoir des autres. Vous l’avez dit en disant : quand on a, on doit donner.

Mais il est écrit dans cet article que quand on n’a pas, d’une certaine manière il faut accepter de recevoir pour permettre à celui qui a de donner.
Il y a des discours pour expliquer qu’il faut partager. Je crois qu’il faudrait aussi des discours pour dire qu’il est juste d’accepter de recevoir sans remettre en cause le fait qu’on ait reçu de quelqu’un d’autre. On doit pouvoir l’accepter. Et cela crée une responsabilité et une reconnaissance vis-à-vis des autres qui est effectivement le lien social de la piété familiale dans la famille et de la solidarité qui va dans les deux sens.

Je crois qu’on a vraiment poussé et développé la prétention d’organiser (comme cela a été évoqué) presque à la place de Dieu, la redistribution de « l’avoir ». Nous voudrions une société qui serait quantitativement juste, c’est-à-dire où tout le monde, contrairement à ce qui a été dit dans le texte de Catherine de Sienne, tout le monde d’un point de vue matériel aurait de quoi vivre de manière auto-suffisante sans avoir besoin des autres. Or c’est profondément illusoire. Ce que nous rejetons, la pierre que nous rejetons dans cette affaire, c’est le fait de devoir quelque chose aux autres.

Bien sûr la création des oeuvres de solidarité est parfaitement justifiée.

Mais l’attitude de celui qui reçoit doit être transformée. Parce que si je reçois, je comprends que je reçois de la personne de l’autre. Benoît XVI nous dit « Pour que le don n’humilie pas l’autre, je dois lui donner non seulement quelque chose de moi mais moi-même, je dois être présent dans le don en tant que personne » . Il faut donc que j’accepte de recevoir quelqu’un.
Donc j’accepte de recevoir de mes parents parce que je sais que quand ils me donnent, ils ne me manipulent pas, ils n’attendent pas un contre-don, ce n’est pas un calcul caché.

Par contre, si mon patron me dit : tu peux partir en vacances sans poser des congés, je me dis : est-ce que la prochaine fois qu’il y aura du boulot il me dira “tu ne peux pas rester sans que je te paye”.

On a été câblé dans cette hantise de devoir aux autres et toute la lutte des classes est basée là-dessus. Sur l’idée qu’il y a des dominants et des dominés. Pas de chance, si vous êtes dans les dominés alors il faut supprimer cet écart par la lutte

L’idée forte que j’ai trouvée dans le Catéchisme, c’est que tous les hommes sont dans cette situation de devoir accepter de recevoir et donc d’être aimé.

Jean-Paul Guitton : Vous nous avez parlé d’une façon admirable et convaincus, si nous ne l’étions pas, de la nécessité du don et du don de soi, qui s’apprend en famille d’abord.

Mais si vous êtes ce que vous êtes, si vous êtes père de famille, si vous êtes dirigeant d’entreprise, si vous êtes président d’association, comment vivez-vous cela ?

Je me réfère aux trois sortes d’échanges que vous avez définis. Le don sans contre-partie : apparemment il y en a une, parmi vos cinq enfants, qui a compris, c’est celle qui est religieuse !

Le don et le contre-don c’est la société de Babar. Vous vous rappelez les albums de Babar : le mécanicien entretient la voiture du docteur, le docteur soigne le musicien, etc. et le clown les fait tous rire. Cela, c’est une belle société, mais malheureusement ce n’est pas la vie réelle, dans laquelle on a besoin d’échanges marchands.

Dans la vie courante, quand il faut nourrir sa famille, cela ne se fait pas seulement sous la forme du don et encore moins de la gratuité. Il faut bien des échanges marchands… et à l’échelle macroéconomique une politique familiale, non ?

Comment avez-vous vécu cela vous-même ?

Bruno de Saint Chamas : La réponse c’est une constante sociale de l’Église, c’est « Tu ne sépareras pas ce que Dieu a uni »

Donc le bien utile ne doit pas être séparé du bien « delectabile » ou du bien honnête.

L’erreur, c’est de vouloir séparer.

Alors vous dites : il faut de l’argent pour aller chez le boucher et c’est vrai. Mais si nous pensons l’échange seulement avec une contre-partie financière, il y a un moment, cela bloque.

Pourquoi ? C’est parce que d’une certaine manière rien ne marche sur la terre. Il y a tout le temps des ennuis. Rien n’est parfait.

Qu’est-ce qui « rattrape » les ennuis ? Dans les entreprises : qui reste cinq minutes de plus parce qu’il s’est trompé avec son ordinateur, ou que l’ordinateur s’est « planté » ? Pour finir son travail, celui qui reste cinq minutes de plus fait un don parce qu’il a le sens du travail bien fait. Et s’il fallait payer ce don, l’entreprise peut-être ferait faillite.

Donc voyez-vous « Tu ne sépareras pas ce que Dieu a uni », cela veut dire que nous devons réintroduire le don et la gratuité dans la vie de l’entreprise, dans la vie économique. C’est sûrement une intuition prophétique de Benoît XVI, même si cela ne nous semble pas évident à faire.

Et d’une certaine manière aujourd’hui Strauss-Khan a raison. Il y a un jour où la « paume » pour reprendre son expression, devra être constatée et donc acceptée. A ce moment là, il y aura forcément quelqu’un qui devra être généreux ! On ne va pas fabriquer de rien de l’argent !

La question sera alors : qui va donner ? Il y a là un programme politique pour d’une certaine manière forcer le don et dire qui devra donner. Mais le don forcé est-il un don ?

Hervé L’Huillier : Je dois dire que je suis rempli d’une grande perplexité.

J’ai repéré dans tout ce que vous avez dit beaucoup de passages de la doctrine de l’Église, Gaudium et Spes que vous avez cité, Caritas in veritate, Deus est caritas dont vous avez cité beaucoup de passages et je me pose une question.

Comment pouvez-vous expliquer que nous tous qui sommes passés par des familles où nous avons appris l’esprit du don nous ayons pu construire une société qui est matérialiste et utilitariste ? Comment ce passage s’explique-t-il ? Il faut éviter les simplifications.

Allons au-delà. Est-ce que la doctrine de l’Église est un catéchisme ?
Est-ce que c’est une idéologie ?

Est-ce que ce n’est pas plus simplement un outil qui nous est donné pour aller à la rencontre d’autrui ? Avec beaucoup d’humilité, beaucoup de prudence.

Je suis dans une entreprise, une grande entreprise du CAC 40 et je considère que beaucoup d’entreprises dans le monde de l’échange marchand contribuent au bien commun. Massivement. Cela, c’est une chose.
Les gens qui sont à la tête de nos entreprises ont un vrai sens du bien commun : donc on ne peut pas considérer trop vite qu’ils sont en-dehors sous prétexte qu’ils ne sont pas dans l’économie du don.

Je pense que le fait de disposer de la doctrine sociale de l’Église ne nous autorise pas à juger la société.

On ne peut pas dire : les gens sont comme cela, ils sont tous utilitaires, les gens sont tous matérialistes. On ne peut pas dire cela parce qu’on s’interdit la rencontre.

Je m’inquiéterais de toute prise de parole de l’Église qui assénerait une anthropologie qui serait au fond une anthropologie de riches dans l’amour. L’amour ne se décrète pas. Dans nos familles, beaucoup n’ont pas vu le don. Parce que le don ne se décrète pas, il se témoigne. Il s’apprend. C’est un progrès, un chemin. C’est un progrès que nous devons faire ensemble, pas tout seuls, avec des gens différents de nous, et non pas seulement avec ceux qui partagent nos propres convictions. Sans quoi nos propres paroisses sont appelées à être de plus en plus vides ou remplies de cheveux blancs.
J’ai une perplexité. Cela me gênerait beaucoup que la pensée sociale de l’Église devienne un catéchisme ou une idéologie.

Bruno de Saint Chamas : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Je me suis sans doute mal exprimé.

Ce que Jean-Paul II ; ce que la doctrine sociale de l’Église nous dit : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ».
Donc la question qui nous est posée aujourd’hui, Jean-Paul II nous dit : effectivement, il y a des problèmes dans les familles. C’est bien la réalité de la souffrance des familles. Mais quel est le fondement ? Pourquoi ça marche, pourquoi ça ne marche pas ? Et il nous dit : « le don de soi, c’est la clé ». Je crois que nous ne sommes pas si loin l’un de l’autre.

Et ensuite, sur l’économie, l’Église aujourd’hui ne nous donne pas la leçon ou le catéchisme des règles à appliquer. Elle nous dit : attention, vous êtes dans un échange entre des personnes. Et quand vous êtes dans un échange entre les personnes, vous ne pouvez pas réduire l’échange au quantitatif et financier.

Les grands groupes du CAC 40 ont tous un projet pour les personnes ! Et ceux qui ne l’ont pas, c’est une certitude, ils auront des problèmes, c’est sûr.
Je crois que c’est intéressant de regarder ce que nous vivons dans la famille, car c’est une société dont on fait tous l’expérience puisque jusqu’à aujourd’hui, nous naissons dans une famille.

Donc nous avons expérimenté comme vous le dites tout ce qui d’une certaine manière, était chemin, rencontre et a construit la personne ou ne l’a pas construite.

La pensée commune est le plus souvent que la vie économique serait un lieu où le don et la gratuité n’auraient pas leur place. et que la seule mesure de la performance est celle du profit.

Benoît XVI ne nous dit pas que ce n’est pas nécessaire, il nous dit que ce n’est pas suffisant pour justement servir le bien commun. La pensée sociale chrétienne nous invite à ne pas séparer la recherche du bien utile de la recherche du bien honnête. Ce n’est pas une directive assenée comme une idéologie mais une vérité sur une réalité que chacun peut vérifier autour de lui.

Hervé L’Huillier : Vous avez dit : « la confiance vient du don ». C’est aller vite. Je vais prendre un exemple d’aujourd’hui pour vous montrer que la confiance ne vient pas du don.

Quand je suis venu dans ma voiture, j’ai entendu que 17 personnes ont été brûlées dans un incendie d’immeuble, il y a cinq ou six ans. Cela a été jugé aujourd’hui. Qui est responsable ? Une filiale d’Emmaüs, des gens qui étaient probablement dans le don, probablement très généreux, probablement, mais peut-être qui n’étaient pas aussi compétents qu’il aurait fallu.

La compétence peut créer la confiance, la capacité, le professionnalisme. Mais aussi d’autres facteurs que le don créent la confiance, une confiance rationnelle.

Le Président : Ce que nous pouvons retenir de cet échange, c’est que comme la doctrine de l’Église n’est pas une idéologie. Il y a aussi un aspect prudentiel dans les questions qui ont été posées. La prudence n’est pas un dogme, mais elle est faite par nos expériences personnelles et différentes de chacun.

Et ce à quoi nous devons aussi être attentifs, au-delà de ces séances où nous essayons d’approfondir, c’est à notre vocation pédagogique. C’est la justification des Annales et des publications. Dans la relecture de ce que nous publions, nous devons avoir le souci de la pédagogie et de la communication, de la bonne communication.

Sur le fond, nous avons encore beaucoup de travail à faire ensemble pour pouvoir l’exprimer davantage, le vivre mieux.

Henri Lafont : Qu’est-ce qu’il vous semble essentiel de transmettre pour favoriser cet engagement personnel notamment dans la famille et dans l’entreprise et que vous nous décrivez comme étant très liées l’une à l’autre ?

Ma question tendrait à vous ramener des considérations très élevées que vous venez de développer à des perspectives concrètes.

Bruno de Saint Chamas : J’aimerais donner des exemples, ceux qu’on a pu vivre.

À l’occasion des dix ans de pontificat de Jean-Paul II, le cardinal Ratzinger a fait une conférence où il a parlé de la personne de Jean-Paul II. Il a décrit ce qui avait formé la personnalité de Jean-Paul II.

Nous avons publié ce texte dans Permanences cette année au moment de sa béatification.

Vous pouvez retrouver ces thèmes dans l’ouvrage de Jean-Paul II « Vocations et Mystères » où il raconte un peu lui-même sa formation.
Je trouve intéressant puisqu’on sait qu’il est “bienheureux”, qu’il était bon politique, qu’il avait relativement su bien s’entourer qu’il a fait certaines opérations de management qu’on peut observer etc… Bref c’est un bon cas de formation.

Jean-Paul II avait des parents qui l’aimaient, il a perdu sa mère, jeune et son père, quand il avait vingt ans environ. Mais il dit que dans sa formation ce qui a été déterminant c’est l’expérience du travail. Et pourquoi ? Parce que c’était un contact avec le réel.

Il raconte comment il a lu un ouvrage de métaphysique et cela a été très difficile pour lui. Et il dit qu’il a mené un combat intellectuel difficile pour rapprocher les concepts de la métaphysique de la réalité qu’il voyait.

Il parle d’un vrai combat qu’il a expérimenté. Au bout de deux mois, il commençait à voir et à comprendre comment rapprocher ces concepts de la réalité qu’il vivait au travail.

Donc il y a eu le travail, il y a eu la métaphysique. Ensuite, il dit qu’il a découvert la phénoménologie. Cela lui a appris à voir le réel sans a priori, sans projeter l’idée que l’on se fait de l’être et donc que le réel nous révèle beaucoup de choses au-delà de l’idée a priori qu’on en a.

Ensuite, il a découvert saint Jean de La Croix avec la vie intérieure et le fait que la vie intérieure de l’homme n’est pas séparée de la vie intellectuelle et n’est pas séparée de sa vie naturelle.

Le cardinal Ratzinger dit que cela a été providentiel pour l’Église qu’une personnalité qui avait parcouru ces quatre chemins de formation se retrouve dans la situation d’après concile ou, il fallait réconcilier et faire se rencontrer des gens qui s’étaient séparés depuis deux cents ans, en approfondissant chacun leur démarche.

Vous savez que Jean-Paul II était beaucoup d’amitié pour l’abbé Joseph Cardijn qui avait créé les “Jeunesses ouvrières chrétiennes”. Il a dit : Je n’ai pas été prêtre-ouvrier, j’ai été séminariste-ouvrier.

Je pense que les parents devraient avoir le souci de former les enfants suivant ces quatre dimensions qui nous sont données dans l’expérience de Jean-Paul II et qui me semblent assez fondamentales. Parce que cela veut bien dire que si il y a l’exemple que les jeunes vont trouver dans leur famille, il y a aussi une capacité à conceptualiser et à se poser les questions : pourquoi ?

Et là, est-ce que les parents ont les éléments pour répondre ? En disant autre chose que : écoute, fais ce que je te dis, on a toujours fait comme cela.

Donc je crois qu’un peu de métaphysique est nécessaire.

Le travail. Le travail bien sûr parce que là on a le contact avec le réel et il faut que ça rentre. J’ai trouvé que c’était consolant que quelqu’un comme Jean-Paul II dise que pendant deux mois il s’est battu avec son intelligence en se disant : pourquoi ce concept ? Il a vraiment cherché à comprendre.

Et puis l’apport de la phénoménologie c’est-à-dire apprendre à voir parce que c’est comme cela que l’on comprend tout l’héritage reçu. Notre héritage est tellement riche puisqu’il est fait du patrimoine de milliers d’années accumulées. Donc cette capacité d’apprendre à voir et à s’émerveiller.

Saint Jean de la Croix nous fait réaliser que tout homme et soi-même en particulier a une vie surnaturelle qui est essentielle au bonheur de la personne et que cette vie surnaturelle est aussi vécue dans la nuit mais que nous avançons sans appui dans la foi.

Il me semble très riche de faire découvrir aux jeunes ces quatre perspectives qui ont fondé la formation de Jean-Paul II. Je crois que tout cela éduque, c’est-à-dire littéralement fait sortir de soi et donc permet le don de soi, cela permet de voir en particulier que l’autre peut vous aimer. Que rechercher le bien est possible.

Pour moi, dans la formation, et dans l’esprit de ce que nous avons dit, il me semble que la confiance dans l’autre qui peut vous aimer gratuitement comme l’expérience personnelle du don de soi de ses parents, de ses frères et sœurs et de ses amis, sont un grand bien de l’éducation.

Jean-Luc Bour : Dans votre communication, quand vous revenez au travail et au réel, pour moi ce qui devrait en ressortir, c’est le mot « proximité ».

On sait bien que quand certains vont professionnellement au bout du monde une fois par mois, ce n’est pas facile à gérer. Il faut recréer de la proximité.

Cependant, quand on parle de proximité, on ne déconstruit pas Babel mais on revient à des choses qui sont à portée de l’humain.

Alors qu’à chaque fois qu’on construit des choses très lointaines, on fractionne les responsabilités, et l’on fissure forcément la confiance parce que l’éloignement rend tout plus abstrait.

On voit bien aussi que quand la cellule familiale doit fonctionner quand l’un de ces membres est au bout du monde une fois par mois, c’est compliqué à gérer.

Est-ce qu’il y a quelque chose à faire ?

Il faut recréer des cellules de proximité et c’est un mot qui n’a pas été utilisé du tout.

Bruno de Chamas  : C’est vrai et vous avez raison, cette proximité des personnes est très importante.

Benoît XVI, dans le message du 1e janvier de cette année, déplore que les conditions de l’économie actuelle ne permettent pas aux parents de donner à leurs enfants, du temps et de la présence. Cela rejoint sa pensée sur le don qui n’humilie pas (et donc le seul recevable), celui dans lequel la personne se donne elle-même.

Séance du 19 janvier 2012