Par Jean-Baptiste Donnier,, Professeur en Droit privé et sciences criminelles

Prolégomènes. – Au commencement, toute chose créée est un bien. L’acte créateur, en appelant les choses à l’existence, les fait exister comme biens : « Et vidit Deus quod esset bonum ». Cette phrase, qui revient régulièrement au premier chapitre de la Genèse depuis le « Fiat lux » du premier jour, suscite, dans le latin de saint Jérôme, un écho particulier pour le juriste. L’adjectif qui qualifie chaque chose au moment de sa création correspond en effet exactement au substantif qui, dans le latin juridique, désigne le droit : bonum . Cette coïncidence linguistique est riche de sens. Elle rappelle que dire le droit, c’est toujours remonter à l’origine des choses, c’est remettre les choses à leur juste place, pour qu’elles redeviennent des biens, le bien des personnes à qui elles sont dues.

La terminologie juridique du Code civil conserve précieusement la trace de cette corrélation originelle entre droit et bien. Une chose devient un bien par l’attribution qui en est faite en propre à une personne dont elle constitue le bien et parce qu’elle est propre à être le bien de cette personne. C’est pourquoi le Code civil distingue, aux articles 714 et 713, les « choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous » (art. 714), des « biens qui n’ont pas de maître » et qui « appartiennent à la commune sur le territoire de laquelle ils sont situés » (art. 713). Les « choses qui n’appartiennent à personne » ne sont que des choses, précisément parce que, leur usage étant « commun à tous », elles ne sont pas susceptibles d’être le bien propre à une personne, tandis que celles qui, même si elles « n’ont pas de maître », sont par nature susceptibles d’appropriation, sont qualifiées de biens.

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La distinction qui s’évince de la confrontation de ces deux articles du Code civil est fondée sur la nature des choses, sur ce qu’elles sont par essence, indépendamment de la réalisation actuelle de cette essence. C’est leur potentialité à servir à l’usage particulier d’une personne ou, au contraire, à un usage « commun à tous », qui fait qu’une chose peut être ou ne pas être qualifiée de bien. C’est par conséquent la nature des choses qui commande la possibilité d’en faire ou non une répartition juste entre des personnes, c’est-à-dire de rendre à chaque personne la part de chose qui constituera pour chacune un bien, son bien propre, son droit. Autrement dit, c’est dans la nature des choses que se trouve la source véritable du droit, qui n’est rien d’autre que le bien dû à autrui : id quod justum est.
Droit naturel et droit positif. – Ces prolégomènes contribuent à resituer dans un cadre réel les relations entre droit naturel et droit positif qui n’ont été que trop brouillées par une conception rationaliste qui s’est plu à les opposer. Cette opposition apparaît en réalité totalement factice. Toute attribution juste d’une chose à une personne, en quoi consiste son droit, s’effectue, consciemment ou non, par référence à la nature de la chose attribuée, à son aptitude, contenue en son être même, à constituer le bien d’une personne. En cela, le droit naturel apparaît comme « le vérité du droit » . Tout ce qui est dit pour droit, par le juge, l’arbitre, le législateur, ou, généralement, l’auteur d’un acte juridique quelconque, n’est véritablement du droit que dans la mesure où la chose attribuée par la sentence judiciaire, la loi ou l’acte, devient, par cette attribution, le bien de la personne à qui elle est attribuée. Or, cela dépend de la destination de la chose, de son utilité, des potentialités inscrites dans sa nature.

La distinction entre droit naturel et droit positif n’est pas, dès lors, dans cette perspective, une différence de nature mais uniquement de détermination. Le droit positif pose, avec une marge variable d’incertitude, que telle part de chose qui, par nature, est susceptible d’être le bien d’une personne, est socialement tenue pour être véritablement le bien de telle personne déterminée .

L’origine d’une confusion. – Pourtant, dans la pensée juridique contemporaine, droit naturel et droit positif ne se conçoivent plus guère qu’en opposition l’un par rapport à l’autre. La source de ce durcissement d’une simple distinction en opposition se trouve sans doute dans une confusion très largement répandue entre le droit et la loi. Une telle confusion, dont l’origine historique a clairement été mise en lumière par Michel Villey , imprègne la pensée contemporaine au point d’apparaître comme une évidence. Or, il existe une distinction réelle entre le droit et la loi, en ce sens que le droit n’est pas « précontenu dans la loi » mais dans la nature des relations qui se nouent entre personnes à propos de choses . Le droit, qui est la chose même objet de cette relation en tant que due à autrui, c’est-à-dire en tant qu’elle constitue, par l’attribution qui en est faite, le bien d’une personne, se distingue réellement de la loi, qui est ce qui ordonne les choses au bien des personnes et qui, à ce titre commande l’action.

La confusion de ces deux termes, associée à la réduction concomitante de la loi à la seule loi positive , édictée par le pouvoir politique constitutionnellement habilité à cet effet, a pour résultat de ramener le droit à un ensemble de règles socialement sanctionnées ou aux pouvoirs individuels qui en découlent, sans aucun lien avec une réalité naturelle rejetée dans une préhistoire mythique des droits subjectifs. Là se trouve l’origine des impasses dont ne parvient pas à s’extraire une certaine modernité juridique (I), mais aussi des difficultés d’un renouveau de la pensée juridique (II).

I. – Les impasses de la modernité juridique

La modernité juridique, qui naît avec la confusion du droit et de la loi dans la pensée nominaliste de Guillaume d’Occam au XIVème siècle et s’élabore dans la Scolastique espagnole de Suarez au XVIème siècle, aboutit de nos jours à une double impasse : celle du positivisme juridique (A), qui s’est abîmé dans les totalitarismes du siècle passé, et celle des droits de l’homme (B), dont l’affirmation incantatoire ne parvient plus à cacher la déception qu’ils suscitent.

A – L’impasse positiviste

Le positivisme juridique, dans sa recherche d’une connaissance « scientifique » du droit, épurée de tout questionnement théologique ou métaphysique, a construit un objet de science fondé sur les « sources du droit », véritable « mythe fondateur » qui réduit le droit à un ensemble de décisions censées en être l’origine mais aussi le critère, décisions qui se ramènent toutes à la loi positive ou, au-delà, aux faits sociaux dotés d’une force normative et que la loi entérine. Cela a donné naissance à deux formes de positivisme qui ont successivement dominé la pensée juridique au XXème siècle : le positivisme normativiste et le positivisme sociologique.
Le positivisme normativiste, théorisé par Kelsen dans sa Théorie pure du droit , définit un objet scientifique parfaitement déterminé et certain en faisant reposer la totalité du droit sur une hiérarchie de normes au sommet de laquelle se trouve la constitution de l’Etat. Dans une telle construction, la légalité et, en dernière analyse, la constitutionalité, forment les seuls critères « positifs » du juridique. Tout ce qui se fonde sur la loi est du droit. La conséquence inéluctable d’un tel formalisme est que les pires abominations, dès lors qu’elles sont permises par la loi, doivent être considérées comme du droit. Kelsen, par une forme d’honnêteté intellectuelle quelque peu effrayante, le reconnaîtra lui-même. « Le droit de certains Etats totalitaires, écrit-il, autorise le gouvernement à enfermer dans des camps de concentration les personnes dont la mentalité et les tendances, ou la religion ou la race lui sont antipathiques, et à les contraindre aux travaux qu’il lui plaît, voire à les tuer. Si énergiquement que l’on puisse condamner de telles mesures d’un point de vue moral, on ne peut cependant les considérer comme étrangères à l’ordre juridique de ces Etats » . La certitude du droit et le refus de tout fondement métaphysique de l’ordre juridique se paient, chez Kelsen, au prix de l’admission nécessaire de la « juridicité » d’Auschwitz et du Goulag.

Le positivisme sociologique défendu par Carbonnier est d’une essence moins cruelle. Il peut même sembler, dans un premier temps, s’opposer radicalement au normativisme kelsénien en posant comme « théorème fondamental » que « le droit est plus grand que les sources formelles du droit » . Toutefois, ce refus de réduire le droit à ses sources n’implique nullement une distinction réelle entre le droit et la loi. Tout en ayant perçu les insuffisances du positivisme normativiste, Carbonnier reste néanmoins positiviste en cela qu’il n’envisage pas le droit autrement que comme un ensemble de règles. Même s’il admet qu’il « existe pour l’homme d’autres impératifs que ceux du droit » , il n’en considère pas moins le droit comme l’un des « réseaux de normes » destiné « à régler, rythmer la vie de la société, à imposer aux hommes en société une certaine unité de conduite » . Sa critique du « monisme » normativiste , qui prétend réduire le droit à la loi, aboutit dès lors uniquement à substituer à ce « monisme » un « pluralisme législatif » qui, refusant au pouvoir politique toute légitimité pour imposer par voie législative un modèle social, reconnaît pour seule fonction à la loi d’offrir à la société diverses formules possibles de régulation des rapports interpersonnels, de manière à ce que chaque mode de vie, chaque pratique sociale, dès lors qu’une existence de fait peut lui être reconnue, trouve dans la loi une « structure d’accueil » lui permettant de se développer sans contrainte. Le droit, dans une telle perspective, ne se déduit plus uniquement de la loi mais de l’ensemble des pratiques sociales que la loi se doit d’encadrer juridiquement sans porter sur ces pratiques de jugement de valeur.

Il ne faudrait cependant pas se méprendre sur ce positivisme sociologique, qui a influencé toutes les grandes réformes du Code civil dans lesquelles Carbonnier a joué un rôle déterminant. Le pluralisme législatif auquel il aboutit n’est ni de l’indifférence ni un vague relativisme sans conviction. Il procède davantage du protestantisme de l’auteur de Flexible droit, toujours soupçonneux à l’égard d’un modèle social imposé par un catholicisme qui fut pendant plus de mille ans la religion d’Etat de la France, mais en même temps profondément imprégné de morale chrétienne. Aussi, le pluralisme législatif est-il présenté par Carbonnier non pas comme la manifestation d’un scepticisme qui se reconnaîtrait impuissant à distinguer le bien du mal, mais comme un phénomène de « transfert », du droit vers d’autres systèmes de normes , morales ou religieuses notamment.

Malgré la séduction qu’il a pu exercer, ce positivisme sociologique aboutit néanmoins lui aussi à une impasse, qui ressemble d’ailleurs beaucoup à celle à laquelle le normativisme kelsénien a conduit la pensée juridique au XXème siècle. Deux raisons principales peuvent expliquer un tel échec.

La première tient au fait que, contrairement au pari de Carbonnier, qui croyait qu’en permettant tout la loi ferait émerger librement les comportements les plus justes, le « mauvais droit », comme la mauvaise monnaie, a chassé le bon. Ce qui a cessé d’être prohibé par la loi est devenu licite et n’a pas tardé à être considéré comme droit, marginalisant les comportements les plus justes, de la même manière que, selon la « loi de Gresham », la mauvaise monnaie chasse la bonne.

Une seconde raison, plus fondamentale, tient à la nature de la loi. La loi est par définition normative et si elle ne choisit pas entre le bien et le mal, l’idée se répand nécessairement qu’il n’y a ni situation ni comportement plus justes les uns que les autres et que, finalement, tout se vaut. Bonald, qui fut aussi législateur, l’avait parfaitement vu : « la loi corrompt, par ce qu’elle ne défend pas, comme par ce qu’elle ordonne » . Le pluralisme législatif conduit de la sorte au relativisme juridique, c’est-à-dire à une forme d’impossibilité de distinguer le mal du bien et ne tarde pas à s’achever en un nihilisme qui « s’efforce de rendre le mal ni visible ni dicible ni pensable » . Tel est bien l’état actuel de la « pensée juridique » dominante qui, sous l’influence directe de la loi ou de ce qui en tient lieu, n’ose même plus nommer un adultère ou une faillite.

Face à une telle corruption du droit par la loi, il serait tentant d’espérer retrouver dans les droits de l’homme cette « vérité du droit » en quoi consiste le droit naturel, mais cet espoir risque lui-même d’être déçu.

B – L’espoir déçu mis dans les droits de l’homme

Les droits de l’homme sont le fruit paradoxal du rationalisme moderne. Destinés, dans les Déclarations anglaise et américaine, à limiter le pouvoir législatif, ils se sont développés, à partir de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans un contexte normatif qui, en réduisant le droit à la loi, met le droit dans la dépendance de la loi, elle-même ramenée à la seule loi positive émanant de la pure volonté du législateur. Aucun droit n’existe, dans un tel système, qui ne découle de la loi d’un Etat et les droits fondamentaux eux-mêmes n’échappent pas à cette dépendance. En tant que droits subjectifs, ils ne sont que des pouvoirs reconnus par une norme juridique à un sujet de droit lui-même défini par le seul droit objectif dont l’existence soit reconnue et qui est la loi positive d’un Etat. De là résulte la difficulté actuelle, soulignée par le Pape Benoît XVI dans le Discours qu’il devait prononcer à la Sapienza le 17 janvier 2008, de fonder « une norme juridique qui puisse constituer un ordonnancement de la liberté, de la dignité humaine et des droits de l’homme ». Sur quoi, en effet, fonder une telle norme si les droits de l’homme, comme tout droit, n’ont d’existence que par rapport à un système juridique étatique qu’ils ont pourtant pour vocation de transcender ?

Même si les droits de l’homme préexistent à la norme qui les déclare (et ne les crée pas) – qu’il s’agisse de la constitution ou d’une convention internationale – cette préexistence n’a pas d’effet juridique dans la mesure où, en tant que droits subjectifs, les droits de l’homme ne sont opposables que dans le cadre d’un ordre juridique. L’ordre juridique, en tant qu’il en assure et garantit l’effectivité, est toujours premier par rapport aux droits de l’homme. Or, cet ordre est tout entier construit comme un assemblage de normes parmi lesquelles figurent les déclarations de droits. Ce sont ces déclarations qui déterminent l’applicabilité des droits qu’elles contiennent, en fonction des modalités de mise en œuvre qu’elles prévoient ainsi que de leur place dans la hiérarchie des normes. Les déclarations de droits prévalent de la sorte sur les droits eux-mêmes dont la « juridicité » dépend entièrement de la norme qui les déclare, ce qui aboutit à la construction d’un ordre juridique contradictoire qui prétend fonder sa légitimité sur des droits « fondamentaux » en réalité tout entiers absorbés par une loi qui ne connaît d’autre limite qu’elle-même.

Cette dépendance des droits subjectifs à l’égard des normes positives qui seules leur confèrent une existence « juridique », est à l’origine de la contradiction relevée par Jean Paul II entre « l’affirmation solennelle des droits de l’homme et leur négation tragique dans la pratique » , en fait mais aussi « en droit », sous le couvert même parfois des instances habilitées à les mettre en œuvre.

Le cas du « droit à la vie » reconnu à l’article 2 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales est à cet égard significatif. La convention reconnaît le « droit de toute personne à la vie » et impose aux Etats parties de protéger ce droit « par la loi », sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme. Or, celle-ci, saisie dans une affaire Vo c/ France de la question de savoir si l’enfant à naître est une personne, titulaire en cette qualité du « droit à la vie » reconnu à l’article 2 de la convention, adopte un raisonnement qui illustre parfaitement l’impasse à laquelle aboutit la restriction du raisonnement juridique que s’impose la Cour de Strasbourg. Celle-ci se réfère en effet uniquement à des normes positives pour définir à la fois le droit et son titulaire, ce qui la conduit à affirmer « qu’il n’est ni souhaitable, ni même possible actuellement de répondre dans l’abstrait à la question de savoir si l’enfant à naître est une ‘personne’ au sens de l’article 2 de la convention ». La formulation indique clairement que la personne titulaire du « droit à la vie » n’est pas, pour la Cour européenne des droits de l’homme, une personne réelle, mais la « personne » « au sens de l’article 2 de la convention », c’est-à-dire la personne « juridiquement » définie. Or, relève l’arrêt, il n’existe aucun consensus, ni dans les Etats ayant ratifié la convention européenne des droits de l’homme, ni « au plan européen », sur « la définition (…) juridique des débuts de la vie ». On ne saurait être plus clair. Seule est titulaire du « droit à la vie » la personne dont l’existence est « juridiquement » définie par une norme établissant par consensus, c’est-à-dire par un pur accord de volonté, « la nature et le statut juridique de l’embryon et/ou du fœtus ». L’enfant conçu, embryon ou fœtus, n’a pas en soi d’existence « juridique » ; seul un acte de volonté peut décider ou non d’en « faire une personne » en lui conférant des droits. Sa « nature » et partant le « statut juridique » qui lui est octroyé sont définis par la loi sans aucune référence à une réalité rejetée hors de la rationalité juridique. Dès lors, le « droit à la vie » reconnu par la convention est tout entier dépendant de la « définition juridique des débuts de la vie » qui découle d’une norme dont l’établissement par « consensus » montre suffisamment qu’elle n’est conçue que comme une pure manifestation de volonté collective. Si donc un tel consensus fait défaut pour accorder le « statut juridique » de personne à l’enfant à naître, la question de savoir s’il est une personne « au sens de l’article 2 de la convention » n’a pas de solution et, en conséquence, le « droit à la vie » ne peut lui être reconnu. Le « point de départ » de ce droit, conclut l’arrêt, « relève de l’appréciation des Etats » dont les normes, en définissant « juridiquement » qui est sujet de droits, déterminent de la sorte de manière totalement arbitraire, sans aucune référence à la réalité des personnes concrètes, la portée du « droit à la vie » proclamé par la convention européenne des droits de l’homme.
On voit par là qu’il ne sert à rien de proclamer un « droit à la vie » si les sujets de ce droit ne sont pas les personnes humaines réellement existantes, mais seulement celles qui se voient reconnaître par des lois conçues comme de simples accords de volontés la qualité de sujets de droits. La réduction de la rationalité juridique à la seule déduction de droits subjectifs reconnus ou attribués à des sujets de droits par des normes positives exclusivement volontaires, vide concrètement ces droits de leur substance.

Cet échec historique des droits de l’homme dans le contexte positiviste dans lequel ils se sont développés en Europe continentale à la suite de la Déclaration de 1789, appelle un renouveau de la pensée juridique apte à redécouvrir la réalité du droit naturel, distinct et cependant ontologiquement relié au droit positif auquel il pourrait, seul, restituer la plénitude de sa vérité.

II – Les difficultés d’un renouveau possible de la pensée juridique

Pour souhaitable qu’il soit, un tel renouveau de la pensée juridique se heurte à un obstacle épistémologique majeur qui tient à l’incertitude de la loi naturelle (A). Pour obvier à cet obstacle, il existe une voie, ouverte par le Pape Benoît XVI, qui mériterait d’être explorée ; c’est ce qu’il convient d’appeler « l’hypothèse de Benoît XVI » (B).

A. – L’obstacle épistémologique

Les juristes sont amateurs de certitudes. C’est la raison du peu d’intérêt qu’ils portent aux questions épistémologiques en général et à l’épistémologie juridique en particulier ; c’est la raison, aussi, du succès pratique de l’idéologie positiviste commune, qui permet d’éviter toute interrogation sur l’élaboration du savoir juridique. Quoi de plus aisé que de faire reposer la certitude du droit sur la loi positive ? L’existence de la loi positive paraît en effet immédiatement évidente, ce qui n’est pas le cas de la loi naturelle qui, indépendamment de son contenu, semble indémontrable. Dès lors, seul le droit positif, entièrement et uniquement déduit de la loi positive, apparaît comme véritablement du droit ; le droit naturel, fondé sur une loi hypothétique, peut relever de la croyance ou d’un vague idéal mais ne saurait prétendre à une véritable juridicité, faute de certitude.

Pour surmonter un tel obstacle, il faut d’abord le prendre au sérieux. On ne saurait nier que l’existence d’une loi naturelle est aujourd’hui problématique. Mais il convient de préciser où se situe le problème. Il n’est pas tant, sans doute, dans l’existence d’une « nature des choses » que dans le caractère normatif de cette nature. Pourquoi la « nature » ferait-elle loi ? Telle est l’interrogation fondamentale posée par la pensée moderne à toute affirmation de l’existence d’une loi naturelle.

Cette interrogation, par cela seul qu’elle pose le problème de la justification de la loi naturelle, empêche de concevoir un droit véritable qui puisse être qualifié de naturel. Comment, en effet, fonder ce qui est juste sur une loi dont la justification pose problème ? Comment la loi naturelle pourrait-elle justifier l’attribution d’une chose à une personne si sa propre justification est incertaine ? L’incertitude de la loi naturelle ne peut qu’emporter l’incertitude du droit naturel qui n’est rien d’autre que la juste attribution des choses aux personnes en vertu d’une ordination de ces choses au bien des personnes inscrite dans leur nature. Si cette ordination (en quoi consiste la loi naturelle) est incertaine ou problématique, il n’y a plus de droit naturel, car il n’y a plus de justification à l’attribution d’une chose à une personne qui puisse se fonder sur la nature des choses et des relations entre personnes à propos de ces choses.

Or cette interrogation sur la normativité de la nature ne se conçoit que dans le cadre d’une pensée qui a abandonné toute perspective métaphysique. Comme l’a parfaitement exprimé le R.P. Bonino devant votre Académie le mois dernier, on « ne peut comprendre que la nature est une norme que dans la mesure où l’on pense que la nature est l’œuvre d’une intelligence créatrice » . C’est précisément parce qu’elle a chassé de son horizon cette pensée de la Création que la raison moderne ne parvient plus à comprendre que la nature puisse être normative et qu’il soit possible d’y discerner une ordination au bien permettant de déterminer la part de chose devant être attribuée à telle personne pour être son bien, ce id quod justum est en quoi consiste un droit qui, découlant de la nature des choses, peut être dit naturel.

Est-ce à dire qu’il soit impossible de penser le droit naturel sans croire que la nature soit « l’œuvre d’une intelligence créatrice » ? Sans doute non. Mais il faut bien voir que la nature ne saurait faire loi si elle n’est pas l’œuvre d’un législateur. Dès lors, il n’y a guère que deux solutions pour fonder un droit naturel. Soit faire l’hypothèse de l’existence de Dieu, soit faire l’hypothèse de l’existence d’une nature dotée d’une valeur normative en quelque sorte immanente.

Cette dernière hypothèse est celle explorée par la pensée moderne depuis le XVIIème siècle et le « pari » célèbre de Grotius qui affirme, dans le Prologue de son De jure belli ac pacis que des droits naturels de l’homme existeraient « etiamsi daremus non esse Deum ». Même si l’on faisait comme si Dieu n’existait pas – ce que Grotius tient au demeurant pour absurde – il existerait néanmoins des « droits naturels de l’homme ». Mais l’hypothèse (à défaut de foi) de l’existence de Dieu étant écartée, de tels droits « naturels » n’ont de justification que dans une autre hypothèse, positive celle-là : celle de l’existence d’une « nature ». C’est ce que comprendra très bien Maritain qui écrit, dans Les droits de l’homme et la loi naturelle, qu’il « suffit de croire à la nature humaine pour savoir qu’existent une loi naturelle et des droits qui en découlent » . Le raisonnement est certes cohérent, mais il pêche par un point essentiel : l’incertitude du droit naturel qui en découle. Si l’on part de l’hypothèse de l’inexistence de Dieu, ce qui est le présupposé de la pensée moderne depuis Grotius, il faut en effet faire une autre hypothèse, « croire à la nature », pour trouver une justification au droit naturel. Mais alors, l’hypothèse portant directement sur le qualificatif du droit naturel, c’est l’existence même de ce droit naturel qui devient hypothétique. Or, un droit hypothétique n’est pas un droit. Pour le devenir, il faudra qu’il passe par la loi positive, par le biais par exemple d’une déclaration de droits, qui seule lui confèrera valeur certaine. L’absorption du droit naturel dans le droit positif est dans la logique de l’hypothèse sur laquelle repose, depuis Grotius, la pensée moderne.

Reste l’autre hypothèse, celle de l’existence d’un Dieu créateur, émise par le Pape Benoît XVI, qui pourrait permettre, à nouveau, de penser le droit naturel dans le contexte de la modernité.

B. – L’hypothèse de Benoît XVI

Dans son discours du 25 juillet 2005 au clergé d’Aoste , le Pape a proposé d’inverser l’hypothèse de Grotius, ouvrant ainsi à la pensée juridique une voie encore inexplorée. A l’hypothèse de l’inexistence de Dieu, sur laquelle repose depuis Grotius l’Ecole moderne du droit naturel, le Pape propose de substituer l’hypothèse inverse, positive, de l’existence de Dieu. Il ne s’agit pas ici de foi, mais d’une simple hypothèse, requise par la raison pour penser le droit naturel à la fois comme un droit véritable et comme authentiquement naturel.

Le déplacement de l’hypothèse de la nature à Dieu prend en compte l’interrogation moderne sur la justification de la loi naturelle mais lui apporte une réponse entièrement renouvelée. Si, en effet, l’hypothèse est que Dieu existe, alors la nature n’a pas à être supposée ; elle cesse d’être elle-même hypothétique et il devient alors possible d’induire de cette nature certaine la juste mesure de ce qui est dû à chaque personne pour que soit réalisée la pleine adéquation entre les potentialités inscrites dans l’être des choses et les aptitudes et les besoins des personnes. Cette juste mesure en quoi consiste le droit naturel existe réellement dès lors que la nature dont elle découle se voit elle-même reconnaître une existence réelle et potentiellement normative fondée sur « l’œuvre d’une intelligence créatrice ». En déplaçant de la sorte l’hypothèse de l’inexistence à l’existence de Dieu, Benoît XVI déplace l’incertitude et rend à nouveau concevable le droit naturel même par ceux qui, sans encore pouvoir y adhérer par un acte de foi, admettraient néanmoins l’existence de Dieu à titre d’hypothèse.
Cette hypothèse rend concevable le droit naturel en lui restituant la certitude nécessaire à la reconnaissance de sa juridicité. Mais elle rend également concevable la distinction entre droit naturel et droit positif. Si l’hypothèse de départ est en effet l’inexistence de Dieu, le droit naturel est logiquement absorbé par le droit positif, seul apte à lui conférer la certitude requise, comme nous l’avons vu précédemment. Si, à l’inverse, on fait l’hypothèse de l’existence de Dieu, le droit naturel n’a plus besoin du droit positif pour exister ; il tire son existence directement d’une nature qui n’a plus besoin d’être supposée pour être et pour être ordonnée selon une loi inscrite par le Créateur dans l’être des choses.

Dès lors, le droit naturel non seulement n’est plus absorbé par le droit positif mais apparaît comme le cœur du droit positif, le noyau autour duquel se détermine positivement le droit. Ni absorption de l’un par l’autre, ni opposition irréductible entre l’un et l’autre, les rapports entre droit naturel et droit positif pourraient ainsi retrouver leur vérité en rendant à nouveau concevable une vérité du droit.

Séance du 18 novembre 2010