Par le Cardinal André Vingt-Trois, archevêque de Paris

Chers amis,
Il est délicat d’aborder une question aussi complexe. Sans prétendre traiter l’ensemble du sujet, ni conclure après tout ce que vous avez pu entendre au cours de cette année, je vous proposerai simplement quelques réflexions qui s’organiseraient autour de quatre chapitres inégaux.

Lire l'article complet

I. SCEPTICISME ET VERITE

Nous partons donc de la question de Pilate au procès de Jésus : « Qu’est-ce que la vérité ? ». Dans les évangiles, les différents versets ne sont jamais mis par écrit simplement pour retranscrire la littéralité d’un discours, mais aussi pour susciter une réflexion et permettre à l’auditeur ou au lecteur de se projeter dans la question et l’éventuelle réponse qu’apporte le texte. En l’occurrence d’ailleurs, le texte n’apporte pas de réponse et on ne sait si la question de Pilate attendait une réponse ou si c’était simplement une fleur de rhétorique pour terminer un interrogatoire qui l’embarrassait plus qu’autre chose. Mais le texte nous laisse donc la possibilité de mettre en œuvre plusieurs interprétations différentes et possibles. J’en retiendrai deux qui peuvent éclairer notre manière d’entendre cette question.

1. La première position est celle d’un scepticisme philosophique. Ce n’était d’ailleurs pas une spécialité de Pilate puisque c’était un courant largement répandu dans la culture latine de l’époque : « La vérité est-elle accessible au monde humain ? Y-a-t’il une vérité ? Est-il possible d’accéder à la vérité ? »

Face aux difficultés pour répondre à ces questions, l’esprit humain risque de s’orienter plus ou moins consciemment et délibérément vers un pragmatisme radical. Dans l’ignorance où nous sommes de ce qui dépasse notre situation immédiate et notre expérience sensible, la sagesse nous conseille de choisir, parmi les différents possibles, les actions les plus utiles ou les moins nuisibles en fonction de ce que nous considérons comme nos buts prioritaires.

Pour Pilate, ces buts prioritaires dans la gestion de sa mission de procurateur étaient peut-être de ne pas accuser injustement, ou d’être bien vu de Rome, ou d’éviter un conflit majeur avec les autorités juives (c’est ce qui transparaîtra à travers la suite de l’histoire). Quoi que Pilate en dise, et quoique nous en pensions, nous pouvons, de ce point de vue, comprendre qu’il accepte la condamnation à mort de Jésus pour éviter que ne se développe le trouble que la prédication du Christ a répandu dans la province et que sa présence à Jérusalem suscite. Les épisodes qui précèdent et en particulier celui de la résurrection de Lazare (Jn 11) montrent que cette agitation n’est pas une vue de l’esprit.

2. Au-delà du scepticisme, une deuxième interprétation possible, plus sympathique et plus positive pour Pilate, est que sa question exprimerait une véritable quête de l’intelligence.

Pilate est un païen, un païen militaire et fonctionnaire romain. Jeté dans cette marmite religieuse qu’était Jérusalem, au milieu du bouillonnement des différentes écoles rabbiniques juives en conflit les unes avec les autres, il est également mêlé aux affaires des autres courants religieux présents dans cette région de l’Empire. S’il est de bonne volonté et a l’esprit assez ouvert, il cherche peut-être à faire le tri entre ces différentes tendances du judaïsme et ces coutumes variées ? Comment savoir qui a raison ? Et comment comprendre avec son intelligence et son bon sens l’attachement des juifs à un Dieu unique et invisible, lui qui baigne dans la culture polythéiste et marqué par l’anthropomorphisme des représentations de Dieu ? Vous avez certainement en mémoire le chapitre 17 des Actes des Apôtres où saint Paul débarque sur l’aréopage et s’émerveille – pour le coup, en fleur de rhétorique – devant la multiplicité des dieux qui y sont représentés, et se propose d’annoncer le nom du dieu inconnu : « Celui que vous cherchez sans le connaître, je vais vous dire qui il est » (Ac 17, 23).

Comment Pilate peut-il s’y retrouver là-dedans ? Comment un procurateur doué certainement de bon sens et de sens pratique peut-il trouver une juste position ? De ce point de vue, cette exclamation : « Qu’est-ce que la vérité ? » exprime peut-être moins une préoccupation profonde, qu’une forme de perplexité et de lassitude devant la foule des réponses qui lui sont proposées et entre lesquelles il n’a pas les moyens de choisir.

Ainsi, cette question de Pilate se situe dans une culture gréco-romaine, marquée par les courants du scepticisme philosophique et par le polythéisme. A travers ces hypothèses liées à une conjoncture historique précise, la question de Pilate renvoie à des attitudes constantes et présentes aussi dans notre horizon culturel. Aujourd’hui, nos modernes sociologues de la religion parlent du “nomadisme religieux”. Beaucoup de gens sont tentés de circuler entre toutes sortes de produits marqués du label de la spiritualité et de faire leur petit assemblage. Comme on assemble ses étagères selon les livres que l’on veut y ranger, ils organisent les différents éléments qu’ils ont collectés pour se fabriquer une religion qui leur convienne.

Pour nous donner un peu de Sitz im Leben, la question de Pilate est pour nous de savoir comment prétendre que dans une société pluri-culturelle, pluri-religieuse et pluri-ethnique, il puisse y avoir un vrai Dieu, une vraie religion et une vraie Église ? Comment affirmer cela sans être exagérément prétentieux alors que tout le monde peut piocher dans les bazars à sa disposition ?

II. LES LIMITES DE LA VERITE SCIENTIFIQUE

Dans un deuxième temps, je voudrais rappeler comment notre culture scientifique approche cette question de la vérité. C’est là un thème de réflexion qui vous est très familier. L’impressionnant développement technologique et économique moderne induit une appréhension de la vérité selon la logique de la démonstration scientifique : l’expérience, l’observation et la démonstration seules apportent la preuve de la vérité indiscutable.

Mais cette réduction de la question de la vérité à l’approche scientifico-technique, n’est pas sans laisser subsister un certain nombre de questions, qui de manière parfois étonnante n’affleurent réellement que chez quelques rares esprits critiques.

Ainsi, on peut se demander s’il existe vraiment des situations d’observation parfaitement neutres et pures ? Un observateur est par définition présent dans le champ d’observation et le transforme. L’homme qui observe et qui réfléchit sur la réalité n’est pas un appareil photographique, si l’on s’accorde (d’une façon plus ou moins réaliste) sur le fait que la photographie donne une image tout-à-fait neutre d’une situation donnée. L’observateur humain a une intelligence qui déchiffre des données, qui les enrichit de ses questionnements, qui les corrige de ses attentes. Tout ceci fait que le découvreur (ou l’inventeur) est plus qu’un simple observateur qui enregistre les fruits d’une expérience. Il est davantage comme un prophète capable d’anticiper une réalité au point d’en créer les conditions. Il peut toujours prendre un air ébahi lorsque ce qu’il avait prévu survient, mais s’il n’avait pas cherché quelque chose (parfois certes d’une manière en partie inconsciente et empirique) et organisé la réalité dans ce dessein, il n’aurait rien trouvé. Cette notion d’une connaissance neutre et d’une vérité qui s’impose à toute raison ne résiste donc pas à la simple application de la méthode scientifique.

Les choses deviennent plus floues encore lorsqu’on voit comment on transfert la logique des sciences dites dures aux sciences humaines.

Par exemple, de quoi parle-t-on lorsque l’on dit : vérité historique ? A midi, je discutais avec un amateur d’histoire qui me parlait d’un travail actuel de relecture de la personnalité du roi Henri IV. A mesure que ses successeurs rendaient la royauté plus lourde à supporter, on en a fait le roi bien-aimé, le monarque d’une royauté paisible et agréable. Mais le travail sur les textes nous enseignent que s’il a été tué par Ravaillac, c’est parce que ce dernier a réussi là où d’autres avaient échoué ; et que sa popularité posthume est disproportionnée par rapport à celle qu’il a connue de son vivant. Nous connaissons quantité d’autres exemples, avant ou après Henri IV, qui manifestent que la vérité historique est toujours un compromis instable, que de nouveaux travaux viennent décaler.

De même, qu’est-ce que la vérité psychologique ? L’idée que des experts en psychologie (ou même en comportement humain ou en philosophie morale) puissent établir un code de comportement qui serait scientifiquement le bon est complètement aberrante. Les psychologues nous disent d’ailleurs que nous sommes tous des déséquilibrés psychologiques et que la question est de savoir comment et jusqu’à quel point chacun gère son déséquilibre.

Il est tout aussi confus de parler de la vérité médicale. Nous savons qu’il est possible d’établir scientifiquement un diagnostic par des analyses, des radios ou un examen. Mais peut-on dire que ce diagnostic est la vérité ? De quoi parle-t-on ?

III. LA MAINMISE DE L’APPROCHE SCIENTIFIQUE SUR LA RECHERCHE DE LA VERITE

Les progrès de la connaissance ont-ils développé une plus grande aptitude à la recherche de la vérité ? Avons-nous aujourd’hui un nouveau rapport à la vérité ? Répondre précisément à ces questions demanderait une réflexion sérieuse en philosophie générale, en épistémologie ou en philosophie de la connaissance. On peut malheureusement affirmer que la prétention à l’exactitude des sciences dures semble avoir imposé sa méthode comme critère exclusif de la connaissance.

Pour prendre un exemple massif, nous assistons depuis quelques décennies au glissement progressif des programmes scolaires vers des disciplines exclusivement scientifiques. Aujourd’hui, nous voyons beaucoup de personnes très performantes dans tel ou tel domaine scientifique et technique, par ailleurs complètement inopérantes humainement du fait qu’elles n’ont jamais mis en place le cadre de références humanistes qui donne sens à leur savoir. La disparition des humanités dans le parcours de formation des filières scientifiques aboutit à une sorte d’amputation d’une capacité à saisir l’humanité dans sa plénitude. Beaucoup savent porter un diagnostic très raffiné et pointu, mais qu’en font-ils ? On oublie par exemple que l’exercice de la médecine est un art, c’est-à-dire qu’il consiste à porter une relation humaine avec un savoir particulier, en sachant que la relation ne se réduit pas à ce savoir.

La mainmise de la méthode scientifique sur toute recherche de la vérité conduit aussi à imposer la recherche de la preuve scientifique comme une quête impérative. Ceci explique la chasse fascinante pour le document historique nécessairement caché avec malignité par ceux qui n’ont pas intérêt à ce qu’on le découvre, et qui va révéler tout ce que l’on doit savoir. L’idée que le dernier document du dernier tiroir dévoilerait enfin toute la vérité a pu avoir un sens dans une période où la recherche n’était pas très développée. Mais elle est statistiquement aberrante dans un système comme le nôtre où tant de documents sont accessibles et où tant de gens passent leur temps à étudier des archives depuis des décennies. Tout ceci obéit au fantasme de la preuve irréfutable, que l’on rêve de manière irrationnelle.

Un autre exemple est donné par la place prépondérante prise par la statistique dans les sciences humaines, au détriment de l’analyse et de l’interprétation. Nous savons pourtant qu’en statistique, l’analyse et l’interprétation sont prépondérantes. Rassembler des chiffres est à la portée de n’importe quel compteur. Dire ce que sont ces chiffres et en tirer un enseignement, c’est autre chose.

Nous sommes bien devant une confiscation massive de la notion de la vérité par cette culture scientifique, au détriment de tout un pan de l’expérience humaine.

IV. LE RAPPORT ENTRE LA FOI ET LA RAISON

Pour finir, je voudrais reprendre un peu ces questions sous l’angle du rapport entre foi et raison, qui traverse une grande part de la réflexion des deux siècles écoulés.

1er moment : « la croyance relève de l’illusion »
D’une manière un peu rapide, on peut dire que pour notre culture moderne, laïque et aseptisée, les croyances relèvent de l’illusion. Que des gens aient besoin d’illusions pour vivre, pourquoi pas ? Mais il ne faut pas demander à l’intelligence de donner du crédit à ces illusions. Ce ne sont que des consolations psychiques ou psychologiques sans valeur opératoire dans le fonctionnement du monde. Il ne peut pas y avoir de rationalité croyante.

Ce principe sous-tend le regard porté habituellement sur les réalités de la foi. Par exemple, quand Benoit XVI a publié au mois de juillet 2009 son encyclique de doctrine sociale, beaucoup de gens ont pris la peine de la lire et d’entrer dans le raisonnement du Pape. Ils étaient tout prêts à reconnaître la qualité de la démarche, la valeur des arguments et du raisonnement, mais pour dire au terme : « ce n’est pas applicable ! ». Autrement dit : « C’est un produit d’illusion particulièrement raffiné et sophistiqué, bien élaboré et séduisant pour l’intelligence. Mais nous raconter qu’il ne peut pas y avoir d’économie sans une dimension de gratuité, selon la dimension proprement anthropologique du don, nous ne pouvons pas suivre ! Alors, tout le reste autour, si vous voulez. Mais pour cela, nous ne sommes plus dans un raisonnement raisonnable. C’est une illusion ! » J’exagère certainement, mais je crois que ce fut la pierre d’achoppement pour beaucoup de ceux (patrons et décideurs) qui ont assisté à la présentation de l’encyclique au Collège des Bernardins.

Autre exemple, nous entendons souvent dire : « Louis Pasteur, grand savant, grand inventeur, grand chercheur et cependant croyant. Cela ne l’empêchait pas de trouver, mais il avait deux modes de fonctionnement. D’un côté son esprit cherchait de manière rationnelle et de l’autre il croyait. C’était un grand croyant, pourquoi pas ? C’est son affaire et ça n’a rien à voir avec le fait qu’il fut un grand savant. » En passant, je crois que dire cela, c’est se montrer bien ignorant de la manière dont vivait et travaillait Pasteur.

Autre profil : de grands scientifiques, particulièrement performants dans leur discipline, nourrissent une foi très sincère, honnête et vigoureuse, mais séparée du reste de leur pensée par une cloison étanche. En termes techniques cela s’appelle le fidéisme. D’un côté, on fait fonctionner la turbine intellectuelle à plein régime pour produire ce qu’elle doit produire, et d’un autre côté, on a la foi du charbonnier : moins on comprend, plus c’est vrai, et moins on se pose de questions…

Nous avons donc un premier clivage : ce qui est de l’ordre de la croyance n’est pas de l’ordre de la rationalité mais de l’ordre de l’illusion.

2ème moment : l’apologétique de la preuve
Un deuxième moment de la confrontation de la foi avec la rationalité moderne tient à ce que j’appellerais “l’apologétique de la preuve”. C’est une tentation chrétienne qui consiste à pousser le raisonnement au point d’imposer la réalité de la Révélation. Il faut trouver des trucs incontestables devant lesquels l’intelligence doit s’incliner, et utiliser le mécanisme de la réalité dans sa logique propre pour aboutir à une sorte de contrainte de la foi.

C’est l’idée que l’incroyant peut être convaincu s’il assiste à un miracle. Mais nous savons bien que, comme dans l’évangile de l’aveugle né (Jn 9), ceux qui ont vu un miracle ne peuvent que dire : « Nous savons qu’il est né aveugle. Mais comment il voit maintenant nous ne le savons pas. Et qui lui a ouvert les yeux, nous ne le savons pas. » (Jn 9, 20-21)

Il nous faut nous vacciner contre cette tentation d’une preuve qui provoquerait la foi. Dans l’Evangile, Jésus dit très clairement : « même s’ils voyaient un mort ressusciter, ils ne le croiraient pas » (Lc 16, 31). La foi n’est pas le produit d’une contrainte de l’intelligence.

Quelques prospectives
Il me semble que nous nous trouvons donc devant deux possibilités :

1. La première est la tentation de la contre-culture. Elle consiste à entrer dans un contre système bien structuré et destiné à conforter l’intelligence des croyants et à la mettre en œuvre, mais incapable d’entamer la certitude des non-croyants. On produit une démonstration très brillante et élaborée de l’intelligibilité du discours chrétien qui peut être réellement utile et fortifier l’adhésion des croyants, mais qui n’est en aucun cas un argument apologétique. Certes, il existe des intelligences qui sont séduites par la beauté d’un raisonnement. Mais je ne crois pas que la règle générale est que la quantité de théologie absorbée emporte l’adhésion de la foi. Ce n’est pas parce que telle ou telle personne s’est convertie en lisant les Pères de l’Eglise qu’il faut les faire lire à tous les incroyants. Je crois aussi qu’à terme cette tentation mène à une logique de ghetto : qu‘importe le monde pourvu que nous soyons dans la vérité.

2. L’autre possibilité consiste à essayer d’assumer la situation qui est la nôtre en se fondant sur la conviction que la Révélation dit quelque chose pour tout homme, même s’il ne croit pas en Dieu. Bien-sûr, c’est une conviction théologique, qui demanderait de longs développements. La Révélation nous enseigne que tout vient de Dieu, ce qui existe et ce que l’intelligence humaine a pu élaborer au cours de ces siècles. Elle nous dit aussi que toutes ces réalités trouvent leur vocation à l’intérieur du dessein universel de Dieu. Dieu est le Dieu de toutes les créatures, il a donc une parole sur et pour chacune d’entre elle. Dans l’Alliance avec le peuple d’Israël, il prépare ce Peuple pour être artisan de son Alliance avec toutes les nations, avec l’ensemble de l’humanité.

Dans l’évangélisation et l’apostolat aujourd’hui, la question centrale sera donc celle des moyens qui permettront d’exprimer et de manifester cette dimension universelle de la Révélation. Et à ce propos je voudrais souligner deux points :

• Cette démarche implique un engagement très coûteux et engageant pour la mission de l’Église. Il s’agit en effet de développer une philosophie à partir de la foi, ou, autrement dit, de traduire notre foi chrétienne dans les termes d’une anthropologie et d’une sagesse qui intéressent l’intelligence humaine et donnent de comprendre ce qu’est l’être humain. Sans cela nous ne pouvons jamais donner accès au contenu de notre foi et nous restons dans la tentation de la contre-culture. De plus, l’expérience des périodes récentes nous montre que nous ne pouvons pas attendre de la rationalité incroyante qu’elle fournisse les éléments de dialogue pour rejoindre la foi. Cela supposerait qu’elle postule que la foi est un objet de l’intelligence et n’est pas une illusion, ce qui par définition est exclu. Sauf exception, nous ne pouvons attendre de nos bons amis non-croyants ou des grands humanistes non-croyants qu’ils fassent l’investissement intellectuel pour établir les passerelles qui donnent sens à la foi chrétienne.

Je pense ici à une personne qui est vraiment un humaniste et réfléchit beaucoup sur la condition humaine. A chaque fois que nous nous rencontrons, il me dit : « Ah oui, mais vous, vous avez la foi ! » Il me semble tellement soucieux de tenir qu’il ne peut pas avoir la foi, que je perçois que quelque chose bloque en lui, en dépit de ses qualités de réflexion et de son empathie pour l’aventure humaine. Je ne sais pas pourquoi et je ne suis pas dans son âme. Toujours est-il que je ne peux pas compter sur lui pour dire : « Allons donc demander à Jésus-Christ ce qu’il en pense ». Ce n’est pas possible et c’est à nous de faire cet investissement.

Il nous faut en quelque sorte poursuivre le travail qu’ont initié les auteurs bibliques. Je pense en particulier aux livres de sagesse qui visent, avant la venue de Jésus, à partager la réflexion d’Israël à des hommes qui ne croient pas en Dieu, en tous cas pas au Dieu d’Israël. C’est une recherche, presque émouvante, de ponts entre la foi d’Israël et la sagesse païenne. Des chapitres entiers du Livre des Proverbes ou du Livre de la Sagesse ne mentionnent pas le nom de Dieu et tentent de dire : « ce que nous croyons, vous pouvez aussi y croire ! ». En faisant cela les auteurs bibliques ne se sont pas aliénés à la civilisation païenne, mais ils ont poussé au plus loin la recherche et la réflexion pour dire le contenu de leur foi à des incroyants.

• Il me semble ensuite urgent de dégager des orientations sur l’homme et sur l’histoire qui se référent à la conscience universelle. Certes, il n’est pas facile de définir la conscience universelle. Mais notre foi en la Révélation nous assure que tout homme est doté d’un jugement moral, d’une capacité d’évaluation de ce qui est bien et de ce qui est mal, et donc que l’idée d’une conscience universelle n’est pas une chimère. La Révélation nous enseigne aussi que cette voix de la conscience (qui est l’originalité absolue de l’être humain) est la voix de Dieu au cœur de l’homme. Nous pouvons donc rejoindre tout homme en sa conscience par des propositions qui sollicitent son interrogation et lui fassent dire : « Ils sont chrétiens, c’est vrai. Mais ce qu’ils disent n’est pourtant pas faux. » Ainsi peuvent être amorcées une réflexion et même une adhésion.

La ligne suivie par les évêques de France dans la préparation de la révision des lois de bioéthique illustre ce projet. Nous avons choisi (c’est peut-être un pari) de partager des questionnements anthropologiques aux futurs législateurs. Ceci a demandé un vrai travail à notre conférence pendant plusieurs années, avec des experts de différentes disciplines qui ont été auditionnés, et avec qui nous avons testés la pertinence de nos propositions. Nous avons ainsi publié deux volumes de contributions au débat.

Cette démarche est différente de celle à laquelle on m’invite de temps en temps pour que je donne mon avis dans un projet de loi comme représentant institutionnel de l’Église. Dans le travail dont je parle, on ne peut pas simplement mettre face à face des positions incompatibles en disant : « Vous êtes des mauvais qui ne respectez pas l’être humain, nous sommes de bons chrétiens qui le respectons de sa conception à la mort naturelle. Et au nom de nos valeurs morales, vous avez tort ! » Je ne crois pas que ce genre de propos soient très efficaces.

Ainsi, nos réflexions en matière de bioéthique ont d’abord repris les huit têtes de chapitre que le gouvernement avait proposées. D’autres questions se posaient, mais puisque ce terrain avait été choisi, nous l’avons adopté. Nous avons apporté une contribution non pas confessionnelle mais anthropologique. Nous pensons que notre foi chrétienne nous permet d’être attentifs à certains aspects de l’existence humaine de façon privilégiée et que nous voulons transmettre cette vigilance et cette attention. Ceci nous a permis de soulever un certain nombre de questions. Ensuite le gouvernement a voulu faire des états généraux de la bioéthique, et il y a eu enfin un rapport du Conseil d’État. Sur tout cela, nous avons réfléchi de la même manière. De plus, les deux discours (du Conseil d’Etat et des états généraux) ne se recouvrent pas exactement et laissent un espace que ni l’un ni l’autre ne peuvent qualifier. Nous avons donc fait ce travail en donnant des arguments plutôt dans un sens ou dans un autre. Je ne dis pas que cette approche va changer définitivement le cours des choses ni réduire les lobbies au silence. Mais il me semble qu’elle a servi à un certain nombre d’élus pour qu’ils perçoivent les enjeux et ne décident pas de s’en remettre au spécialiste de leur groupe comme ils auraient pu le faire. Car on ne peut exiger d’un député ou d’un sénateur d’être un expert en toutes sortes de domaines. Mais il doit néanmoins savoir qu’il y a des fondamentaux de l’existence humaine qu’il ne peut abandonner à des spécialistes. Et il est bon qu’il réfléchisse un peu aux questions que monsieur ou madame tout le monde se pose en trouvant simplement que dans ce domaine, certaines discours ou certaines actions ne semblent ni justes ni bonnes. Si les gens disent « ce n’est pas normal », il est juste que le député le dise aussi. Mais pour cela, il a besoin d’alimenter sa réflexion.

CONCLUSION : TROUVER LE CHRIST

Dans l’évangile de saint Jean, il y a une réponse à la question de Pilate, même si elle ne vient pas au même moment du récit. Au chapitre 14, Jésus dit : « Je suis le chemin, la vérité et la vie » (v. 6). C’est une affirmation épistémologique à propos de la vérité. Car il est différent de penser la vérité comme une abstraction de la connaissance, ou comme une personne. Et nous savons que cette affirmation de Jésus est le cœur, le nœud de la foi chrétienne. Comment pouvons-nous donc aider nos contemporains à trouver Celui qui est la Vérité ?

Les premiers siècles ont vu nombres d’hérésies et d’empoignades mémorables au cours des conciles avant d’arriver à la saisie de la double nature du Christ. Comment Jésus peut-il être à la fois Dieu et homme ? Car « Dieu, personne ne l’a jamais vu » (Jn 1, 18). Et il a envoyé son Fils qui nous dit : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14, 9). Quel est ce Dieu invisible qui se rend visible ? Comment l’intelligence peut-elle entrer dans cela ? Nous savons que les Pères des premiers siècles ont cherché ici et là des mots et des concepts pour essayer d’exprimer ces choses d’une manière qui pouvait avoir un sens pour ceux qui les entendaient. Il y a eu un réel travail de l’intelligence pour dire comment Jésus pouvait être vrai Dieu et vrai homme. C’est un premier devoir : celui de l’intelligence de la foi.

Notre foi (et donc notre conception de la vérité et notre accès à elle) passe forcément par une confiance même minime accordée à Jésus. D’une certaine façon, il faut qu’il y ait un début de foi pour arriver à croire. C’est ce que répond cet homme à Jésus qui lui demande s’il croit qu’il peut guérir son fils. Il lui dit : « Seigneur, je crois, mais viens en aide à mon peu de foi » (Mc 9, 23-24). Ce petit peu de confiance à la Parole permet de bouger. Sinon, les choses restent en l’état. Le deuxième moment incontournable est de nous placer devant Jésus. On peut avoir toutes sortes d’idées, de critiques et de doutes. Mais on peut au moins se demander s’il a vraiment existé. Ensuite, est-il suffisamment important dans mon histoire pour que je puisse dire : « Je veux être de ses disciples », ou bien « Je veux croire en lui. » ?

Ensuite, troisième étape pour avancer dans la foi, qu’est-il bon à savoir sur Jésus ? On ne saura jamais à qui Jésus ressemblait. Mais nous pouvons connaître de lui ce que les disciples en ont dit. Ainsi, entre la nativité à Bethléem et le voyage de la Sainte Famille à Jérusalem lorsque Jésus a douze ans, il y a un trou. Peut-être y-a-t-il des gens très désireux qu’on leur dise comment se comportait le petit Jésus à la prière du soir ? Mais les évangélistes n’en parlent pas. Saint Luc nous raconte le pèlerinage à Jérusalem parce que cela donne un enseignement sur l’identité profonde de Jésus. La question n’est pas de recomposer l’itinéraire du Christ à l’heure près. La question est d’avoir confiance dans le témoignage des apôtres, transmis dans l’Église. Au fond, croyons-nous à la mission surnaturelle (c’est-à-dire plus que rationnelle) de l’Église ?

Enfin, comment transmettre quelque chose de cette sagesse accessible à tout homme de bonne volonté ? Essayons-nous d’exprimer quelque chose qui peut aider les hommes à vivre ? Sans jamais les condamner, nous pouvons les aider à rejoindre leur conscience en les accompagnant pas à pas pour surmonter les difficultés qui se sont accumulées au long de leur vie.

Séance du 3 juin 2010