Par le Cardinal Philippe Barbarin, Archevêque de Lyon, Primat des Gaules

Le Président : Je me suis trouvé confronté à un problème lorsqu’il s’est agi de préparer cette présentation car on ne présente pas le cardinal Barbarin.
D’abord je me suis dit qu’il suffisait tout simplement de relever votre carte d’identité. Vous êtes né à Rabat. Vous avez reçu l’ordination sacerdotale en 1977, la consécration épiscopale en novembre 1998. Vous avez été évêque de Moulins et vous avez été créé cardinal par sa Sainteté le Pape Jean-Paul II en octobre 2003. J’ai sans doute dit là l’essentiel.
Puis ma sensibilité m’a poussé à vous placer au sein de votre famille qui reste pour moi le cadre idéal pour situer une personne. La famille est au cœur de nos sociétés et il me semble intéressant de donner quelques éléments d’information sur votre réalité familiale. C’est la deuxième présentation que je voulais retenir.

Alors, si vous le permettez Éminence, je préciserai que Philippe Barbarin appartient à une fratrie de onze. Sa mère – que je n’ai pas l’honneur de connaître mais dont je me félicite de la présence ici – est toujours à vos côtés.
Vous avez fait l’ensemble de vos études à Paris, à la Sorbonne et à l’Institut catholique de Paris, tout en étant au séminaire des Carmes.
Vous êtes titulaire de deux maîtrises. La première en philosophie et la deuxième en théologie.

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Quant à vos responsabilités au sein de la communauté des évêques de France : vous êtes membre de la Commission doctrinale. Vous êtes membre de la congrégation pour le culte romain et la discipline des sacrements et membre de l’Institution pour les vies consacrées et pour les Sociétés de vie apostolique.

Toutes ces informations, ces rappels, permettent de bien situer vos responsabilités et votre personnalité.

Enfin, j’ai retenu une troisième façon de vous présenter à travers quelques touches qui sont des citations et permettent de cerner la personnalité du cardinal Barbarin.

Ces quelques traits – qui n’ont pas la prétention à l’exhaustivité puisque c’est une modeste sélection d’un auteur qui en a dit beaucoup plus à votre sujet. L’auteur, c’est Caroline Pigozzi qui a écrit un ouvrage, Ambassadeurs de Dieu, qui présente une douzaine de personnalités de différents mondes.
Dans la présentation de Caroline Pigozzi, j’ai relevé quelques extraits qui suffiront pour compléter ma présentation.
« Marathonien à la foulée nerveuse, courant régulièrement sur les hauteurs de Fourvières, le souriant Philippe Barbarin semble avoir un caractère un peu plus carré que ses lunettes à larges bords ». Je dois seulement reconnaître que vous m’avez coincé ce soir… : vous avez dû changer de monture ! Mais le trait de caractère demeure…

Deuxième extrait : « Il a du mal à contenir son énergie et ne s’arrête que brièvement, au mieux quelques instants, que pour montrer à ses visiteurs un privilège absolu : ses éditions de “Tintin” en langues étrangères : cyriaque, hébreu et arabe ». Vous ne renierez pas ces jardins secrets !

Troisième trait du Cardinal : « Le cardinal laboure sans cesse son immense diocèse, l’un des plus importants de France. Il tient un discours réaliste et rassembleur dans tous les milieux : chez les jeunes, les plus âgés, les prisonniers, les industriels, les grands patrons, les commerçants, parmi les SDF, dans le monde médical ».

Enfin, vous symbolisez, avec autant de passion que de modernité, un catholicisme en marche. C’est de cela dont nous avons besoin et dont nous vous remercions.

Cardinal Philippe Barbarin : Merci de votre accueil ; il me rappelle la communication que j’ai donnée devant votre Académie, … il y a quelque vingt ans, sur l’Eucharistie.

Aujourd’hui, c’est la création qui retient notre attention, un sujet théologique sur lequel, à mon avis, on réfléchit pas assez et que l’on enseigne insuffisamment.

Vous m’avez proposé ce sujet en guise de conclusion, pour votre parcours de cette année dont le thème est L’homme et la nature. Votre programme montre que cette réflexion s’est appuyée sur des communications très variées, tant au plan philosophique que scientifique. Peut-être qu’au terme, une réflexion théologique est effectivement la bienvenue.

Personnellement, dans ma prière et ma réflexion intérieures, j’ai donné au Credo, qui résume toute notre foi chrétienne, un sous-titre : Hymne à la vie. En effet, dans le Credo, nous commençons par confesser que Dieu est un Père, et le Créateur de l’univers visible et invisible. Malheureusement, ce que nous voyons, c’est la création abîmée, mais il y a infiniment plus que ce que nous voyons. C’est là le fondement même de notre foi. La vie est un don, elle nous vient d’un amour infini.

Les premières pages de la Bible qui racontent le péché originel, puis les accusations d’Adam à l’égard de sa femme, puis de la femme contre le tentateur, le meurtre d’Abel par Caïn, et le chaos universel qui en résulte, disent comment la création s’est rapidement éloignée de l’Amour créateur d’origine. L’harmonie initiale du cosmos, les liens humains de base (matrimonial, fraternel…), ces réalités si précieuses et intimes, ont été gravement abîmées et mises en danger.

Souvent, les Pères de l’Eglise évoquent cette déception de Dieu : Voilà ce qu’ils ont fait de la vie que je leur ai donnée ! Elle vient d’un amour infini et, aussitôt, ils ont tout gâché. Ils décrivent Dieu qui « tient conseil », le Créateur qui se penche avec amour sur cette humanité dont il connaît la fragilité. Il lui a laissé toute sa liberté, et il la voit suivre une autre direction que celle de l’amour et du service qu’il avait tracée pour elle à l’origine.

Après nous avoir envoyé les Prophètes et maintes fois avertis, Dieu est venu « planter sa tente » chez nous. C’est ce que nous confessons dans le Credo : « Le Verbe s’est fait chair. Conçu du Saint Esprit, il est né de la Vierge Marie. » La vie est venue parmi nous pour que nous apprenions à vivre, à découvrir ce qu’est un homme, et comment dans la création, devant la splendeur du cosmos, au milieu des animaux et des plantes, il est à la fois un roi, un liturge, un serviteur et un gardien. C’est ainsi que nous découvrirons la beauté de cette Création dont nous sommes tentés de profiter, parfois sauvagement, quitte à l’abîmer durablement – et à nous abîmer en même temps ! Si Dieu est venu chez nous, c’est d’abord pour nous délivrer de la mort, et nous montrer la victoire de la création, de la vie, dans la Résurrection de Jésus, qui est promesse de la nôtre. Mais il est aussi venu comme un pédagogue, pour nous montrer la beauté de la nature, telle qu’il l’a créée, et ce que nous pouvons en faire. Il est venu enfin et surtout pour nous révéler qui nous sommes, et quelle est notre place au cœur de tant de merveilles.
Au début de son ministère, Jésus proclame les Béatitudes, une merveilleuse description du visage humain. Ce texte si connu dit, en effet, ce qu’est un homme, et comment Jésus veut nous apprendre à devenir des hommes. Même s’il ne parle pas explicitement de lui, les Béatitudes sont un autoportrait de Jésus, une description de son visage. Si je parcours l’Évangile, je vois que Jésus est pauvre de cœur, et je ressens d’autant plus douloureusement mon manque de pauvreté. Je vois qu’Il est doux, affamé, assoiffé de justice, qu’il a un cœur pur et qu’il est miséricordieux et artisan de paix…. En le regardant vivre tout au long de son ministère public et jusqu’à la Croix, j’apprends à me connaître. Je découvre ce que veut dire être homme et comment avancer ou me remettre sur un chemin d’humanité.

Il en va ainsi jusqu’à la fin du Credo, qui se termine avec la Résurrection. L’événement de Pâques, en effet, n’est pas seulement un bienfait que Dieu donne à Jésus, mais c’est une grâce destinée à tous ses enfants. Chacun de nous peut aussi dire : « Je crois, j’espère, j’attends la Résurrection de la chair et la vie éternelle ! » C’est ainsi que, de la première à la dernière ligne, le Credo est, si l’on peut dire, un chant, une hymne à la vie. Le jour où Dieu a triomphé du pire des obstacles, de la haine et de la mort, conjuguées dans la mort de Jésus au Golgotha, « ce jour que fit le Seigneur » est devenu le centre de notre foi et du Credo. Cette victoire inaccessible pour nous, et inespérée, est la plus grande des consolations (en hébreu, le mot consolation – naham – est celui qui signifie résurrection). Elle nous assure que nos vies sont entre les mains de Dieu et que son amour triomphe toujours. La Création ne pourra jamais être définitivement abîmée ou perdue, car Dieu veille.

Dieu créé sans cesse

Vous savez que 98 % des gens utilisent le verbe créer au passé composé – Dieu a créé le monde – et presque personne ne l’utilise au présent de l’indicatif, alors que c’est le fondement même de notre foi. « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur… ». Cela signifie que Dieu non seulement a créé le monde « au commencement », mais qu’il le crée encore aujourd’hui !
Pour que nous ne pensions pas que la Création est simplement la transformation de la première molécule d’hydrogène, avec ses conséquences chimiques et biologiques – l’apparition de toutes les espèces animales, et enfin de l’espèce humaine -, il faut dire avec insistance que c’est l’amour de Dieu qui nous crée, au présent de l’indicatif ! Non seulement il nous crée, mais sans cesse, il continue de nous aimer.

Donc, Dieu veille sur nous. Il voit ce qui nous arrive et, comme il voit que cela ne va pas très bien, il pourvoit, il nous donne ce dont nous avons besoin. Le verbe pourvoir (pro videre) n’est pas éloigné du mot Providence, un mot essentiel de notre foi qui est un peu oublié ou laissé de côté. Cela s’explique peut-être par le fait qu’on a utilisé ce mot d’une manière abusive et qu’on l’a relégué dans le domaine d’une piété un peu illuminée. « Moi, je ne prévois rien, je me confie à la Providence … » ! Et le mot de Providence a été éloigné du cœur même de notre foi et de la théologie de la Création. C’est la raison pour laquelle je vous ai demandé l’autorisation de changer le titre qui m’était proposé « L’homme et la nature », par celui de « Création et Providence ».

Dans le christianisme, malheureusement, on a souvent séparé les dogmes les uns des autres. On écrit un traité sur la Rédemption, un autre sur l’Eucharistie ou les sacrements, ou encore un de théologie morale, au lieu de voir que l’ensemble est animé d’un même souffle ! Il y a une seule alliance, un seul amour. Et cet amour, dont nous sommes aimés dans l’acte créateur, est la cause même de l’engagement de Dieu dans l’aventure de la Rédemption. Dans notre foi, Création, Incarnation, Rédemption, Résurrection ne sont pas des mystères séparés. Il y a un seul mystère, celui de l’Amour qui donne la Vie : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique » (Jean 3, 16). C’est à cause de cet amour qui a été si gravement mis à mal, que le Verbe s’est fait chair. Dieu est venu chez nous pour nous sauver, parce que nous en avions besoin. Et la Résurrection est le résultat de l’engagement de Dieu dans notre histoire. Elle porte en elle une espérance eschatologique, elle est promesse de vie éternelle.

Je dis cela avec un clin d’œil de vénération pour saint Irénée, parce que je suis évêque de Lyon, bien sûr, mais aussi parce que l’œuvre de saint Irénée – la première grande fresque de la théologie chrétienne – ne sépare pas les mystères. Dans l’Adversus haereses, Irénée lie l’Eucharistie et la Résurrection de la chair. Jamais il ne sépare la morale de l’amour créateur, car tout jaillit, surgit, d’une même Parole d’Amour.

La véritable vigne

Le rapprochement avec la parabole de la vigne est éclairant. Dieu nous a donné cette création, ce monde. Or, qu’en avons-nous fait ? C’est la question que la Bible, au chapitre 5 d’Isaïe, pose au peuple élu. Mais cette élection, cette mission, que sont-elles devenues ? La Bible nous interroge à ce sujet. Vous connaissez le chant plein d’amertume : c’était ma vigne, dit Dieu, regardez tout ce que j’ai fait pour elle. J’ai bâti une tour, creusé un pressoir, mis une clôture pour qu’elle ne soit pas broutée par les bêtes des champs, ravagée par les sangliers … Regardez ce que vous en avez fait, elle ne sait donner que du verjus. On comprend la tristesse, la déception de Dieu : il avait tellement donné à ce peuple élu, à qui il avait confié la mission d’être un serviteur de Sa miséricorde pour toutes les nations. Il attendait que ce peuple donne du bon vin, un vin qui soit source de joie, et c’est l’inverse qui s’est produit.

Il faut rapprocher ce texte d’Isaïe du passage de St Jean où Jésus affirme : « Je suis la vigne, et vous, les sarments » (15, 1ss). Puisque vous n’avez pas été capables de prendre soin de ma vigne, alors, dit Jésus, je vais planter la vigne véritable. Et cette vigne, c’est moi ; je deviens moi-même la vigne. Voici en effet qu’avec l’Incarnation, « Le Verbe s’est fait chair, et il a planté sa tente au milieu de nous », comme dit le Prologue de saint Jean (1, 14). Ce serait une traduction plus précise que « il a habité », du terme grec eskénôsén. Dieu est donc venu se planter au milieu de nous pour être cette vigne qui va nécessairement porter du bon fruit. Les hommes pourront en cueillir et manger le raisin pour leur joie. Le fruit de cette vigne sera vraiment une « joie de Dieu dans ce monde ».

J’utilise volontiers cette expression parce que, vous en avez peut-être gardé le souvenir, Benoît XVI l’a utilisée au cœur de l’homélie de son installation comme Souverain Pontife, en avril 2005. Il avait écrit auparavant un livre qui m’avait beaucoup touché « Serviteurs de votre joie », et dans cette homélie, il a défini l’Église comme une servante de la joie de Dieu en ce monde.

Il faut donc réfléchir profondément à la question de la création. Le cardinal Ratzinger, convaincu qu’il y a comme un déficit de la théologie de la création, avait justement écrit un livre sur ce thème : Au commencement, Dieu créa le Ciel et la Terre. Plusieurs fois, j’ai discuté aussi de cette question avec le cardinal Schönborn, et l’année dernière, dans la cathédrale de Vienne, il a fait une série de catéchèses sur la création pour montrer que si l’amour divin n’était pas compris dans son origine, c’est-à-dire dans l’Acte créateur, cela entraîne par la suite bien des erreurs.

Ce « déficit » est explicable par les conséquences théologiques de la Réforme, au XVIe siècle. Martin Luther a présenté – de manière magnifique d’ailleurs – le Christ comme Rédempteur. Vous savez que la théologie luthérienne présente d’une manière dramatique, intense, le mystère de la Rédemption parce que le monde a été radicalement abîmé par le péché. Mais je cherche en vain dans les écrits de Martin Luther une belle réflexion sur la Trinité ou un développement sur la création. Quel sens a une réflexion, même fervente sur le Christ rédempteur, si on ne le voit pas d’abord comme « le Premier-Né de toute créature », ou si l’on n’enracine pas l’amour rédempteur dans cet Amour manifesté originellement dans la Création ?

Tout le Credo chante cet amour et souligne le lien entre cet Amour d’origine et l’histoire du Salut, dont Paul Claudel dit admirablement : « C’est moins une histoire suivie que poursuivie. » Tout n’est pas logique dans la vie humaine, sauf une chose : Dieu nous accompagnera toujours de son amour, qui ne nous fera jamais défaut.

Il nous faut donc réfléchir à cet Amour d’origine, caché depuis les siècles en Dieu, que personne ne connaissait et que, Lui, est venu nous expliquer. « Dieu, nul ne l’a jamais vu (…) lui nous l’a fait connaître » (Jn, I, 18 – le verbe grec exegèsato, expliquer, est celui qui a donné le mot exégèse). Dieu a voulu nous faire connaître, comprendre à quel point nous sommes aimés, depuis la fondation du monde. Pour approcher du mystère de la Création – ce qui est capital si l’on veut regarder tout ce qui nous entoure, nous établir dans un juste rapport aux autres hommes et à l’univers entier (aux astres, aux forêts, aux animaux…) -, il faut d’abord y déceler la trace, la marque et l’œuvre de son amour trinitaire.

Pourquoi Dieu a-t-il créé le monde ?

Nous nous trouvons là en face d’une grande difficulté ; on a raison de parler du « mystère de la Création ». Qui pourrait, en effet, répondre à la question du pourquoi de la création ? Et comment l’aborder ? Je veux bien laisser la question du comment aux scientifiques, car ce n’est pas l’objet de la réflexion théologique. À chaque fois que celle-ci s’attaque au « comment » (de la transsubstantiation, de la conception virginale de Jésus, par exemple), elle s’égare… Mais notre réflexion peut et doit porter sur le « pourquoi ».

Notre foi repose sur les récits de la Genèse, le Psaume de la création, le livre des Proverbes…. Et l’affirmation de la création ex nihilo apparaît pour la première fois dans le 2è Livre des Maccabées qui rapporte les paroles de cette maman, exhortant ses fils à rendre le témoignage suprême à l’heure de la mort : « Souvenez-vous de l’amour de Dieu qui vous a créés à partir de rien et toujours vous a aimés. Et puisque que vous avez été l’objet d’un tel amour dont moi-même j’ai été l’artisan, puisque je vous ai nourris de mon lait, soyez fidèles à cet amour et avancez jusqu’à la mort » (cf. ch. 7, v. 22 ss).
Philosophiquement, comme le montre l’examen de différents courants de pensée, ce point de notre foi est « im-pensable ». Certains affirment que le monde est une émanation de l’amour de Dieu, une présence de Dieu au milieu de nous. Ils en arrivent finalement à une sorte de divinisation de la nature. Ces tendances immanentistes ne caractérisent pas seulement la pensée de Spinoza, et son expression célèbre : Deus sive natura. D’autres courants transforment Dieu en démiurge ; je pense à cette chanson de notre jeunesse : « Le Bon Dieu s’énervait dans son atelier. Pour faire un arbre, mon Dieu, que c’est long ! Pour faire un homme…. ». Dieu est comparé à un artisan et le verbe créer réduit à un faire, confusion classique, et trop fréquente.

Si Dieu est un artisan, pourquoi avoir choisi un autre verbe que faire, ce verbe créer dont l’unique sujet est Dieu ? On nous a appris, dans notre enfance, que le verbe adorer n’avait qu’un seul complément d’objet direct, Dieu. On doit aussi dire du verbe créer qu’il n’a qu’un seul sujet, Dieu, preuve qu’il s’agit de tout autre chose que de faire. La Création n’est pas Dieu, ni une émanation de Dieu, bien qu’elle vienne de Lui et de Lui seul : « Au commencement, Dieu créa le monde », dit la Genèse. Que veut donc dire créer ? Question difficile… qui nous conduit au devant du mystère !

Il y a une autre difficulté. Dieu n’avait aucun besoin du monde ; Il a tout créé librement. Beaucoup de personnes (y compris des philosophes) pensent que si Dieu a créé, c’est parce qu’il n’aurait pas été pleinement lui-même, s’il ne s’était pas lancé dans l’aventure de la création. Comme s’il s’ennuyait, tout seul, là-haut, dans le ciel ! La création est alors vue comme une espèce de nécessité interne, un accomplissement de l’être de Dieu. Cela frise le blasphème, car c’est rabaisser Dieu à notre mesure. On trouve une pensée analogue dans le Talmud, où l’on peut lire cette phrase étonnante : « Dieu cherche une demeure en ce bas monde ». Le Père de Lubac a brossé une fresque extraordinaire de tout ce courant de pensée, dans ce qu’il a appelé « la postérité de Joachim de Flore », ce moine qui, au XIIè siècle, distinguait un âge du Père, puis un âge du Fils, et enfin le nôtre, celui de l’Esprit, où, en innovant dans la liberté de l’Esprit, nous poursuivrions en quelque manière le déroulement de l’histoire de Dieu !

Mais une affirmation essentielle de foi, c’est celle de la transcendance de Dieu. Il n’a besoin de rien, la Création n’ajoute rien à Dieu. D’aucuns se sentent blessés par ce point, comme s’il rabaissait l’homme ou le réduisait à rien. Mais être le fruit de l’Amour de Dieu, n’est-ce pas déjà considérable ? La merveille, c’est que, même si nous n’ajoutons rien à ce que Dieu est, nous sommes extrêmement heureux d’avoir été aimés et créés par lui, et nous lui rendons grâce d’avoir voulu avoir besoin de nous.

Un autre passage du Talmud dit : « On l’appelle ha mélèk, le roi. » (expression reprise dans la liturgie chrétienne : « le Roi de l’univers »). Mais Dieu peut-il être un roi sans peuple ? Pour être roi, et roi de l’univers, il lui fallait bien un univers ! Heureusement pour lui que nous sommes arrivés ! C’est la Création du monde, en particulier la création de l’homme qui fait de Dieu notre roi, le roi de l’univers. Je préfère introduire cette perplexité dans vos esprits, car ils sont nombreux ces courants philosophiques et religieux qui laissent penser qu’il était nécessaire pour Dieu de créer, et ils perdurent aujourd’hui.

Peut-être vous faites-vous l’objection que « nécessaire » est un adjectif qui vient fréquemment dans l’enseignement de Jésus, par exemple quand il dit : « Ne fallait-il pas que… » ? Sans doute y a-t-il une nécessité, mais, pour Dieu, il n’y a pas d’autre nécessité que celle de son amour. Jamais, elle ne découle du fait qu’il manquerait quelque chose à Dieu, mais il est dans la logique de son amour trinitaire que la création ait lieu. La Trinité est un perpétuel don d’amour, un amour qui sans cesse se donne et se partage : un Père qui est source, engendrant éternellement un Fils et une circulation d’amour entre le Père et le Fils, que nous appelons le Saint-Esprit. Voilà ce que la Bible et l’enseignement de l’Eglise nous transmettent.

Dieu a tout crée pour sa gloire

Dieu a créé pour qu’éclate sa gloire. Non pas comme quelqu’un qui rechercherait sa gloire personnelle, mais pour que cet amour, qui est la gloire même de Dieu, sorte, se manifeste au dehors, afin que d’autres puissent partager cette source d’amour qui est vie. C’est cela qui donne sens aux récits de la Création que nous lisons au livre de la Genèse. Il est simple de lever les objections que l’on fait à leur sujet.

Les onze premiers chapitres de la Bible n’ont aucune prétention historique. La césure est claire au chapitre 12, et les deux récits de la Création, juxtaposés l’un à l’autre, ne concordent pas du tout, vous le savez. Le premier récit (ch.1), attribué à une source sacerdotale, décrit une « création à étages », sur le modèle du Temple de Jérusalem (il y avait le parvis des païens, puis le parvis des Juifs, des prêtres, puis le sanctuaire, et enfin, le Saint des Saints). L’homme et la femme sont créés ensemble au sixième jour. Le second récit (ch.2), probablement plus ancien d’au moins cinq ou six siècles, sert d’introduction à une longue histoire (paradis perdu par la chute et le châtiment, meurtre fratricide, etc.). L’homme est créé au commencement, la femme à la fin du récit pour lui être une « aide qui lui soit assortie », une vraie compagne.

Pourquoi ces deux textes, apparemment contradictoires, sont-ils juxtaposés ? Non pour nous égarer, bien sûr, mais pour nous catéchiser. C’est la façon dont, chez les Juifs, on racontait les origines du monde et de l’humanité. Ainsi éduquait-on les enfants à un juste regard sur le monde (la terre, les animaux, les plantes), les autres, et donc sur soi-même. Cette catéchèse choisissait des approches différentes et complémentaires. On aurait pu, en fait, raconter la création de bien d’autres manières. Ces récits, divers, de la création nous font comprendre que la Parole de Dieu sera toujours mystérieuse, insondable, et qu’elle nous dépasse infiniment ; cela a une grande valeur pédagogique et missionnaire, aujourd’hui.

Dans son petit livre sur la Création, intitulé Au commencement, le cardinal Daniélou a montré le caractère extrêmement audacieux et missionnaire des récits de la Genèse. Pour tous les peuples de l’Antiquité, il ne faut pas trop s’aventurer dans la mer peuplée de monstres marins. Les Grecs redoutent Poséidon, le dieu de la mer, prêt à les engloutir… Pour d’autres, en Égypte par exemple, le soleil est un dieu. On comprend ainsi le camouflet retentissant que les premières pages de la Bible infligent à tous ces mythes ! Il n’y a pas de dieu, ni de la fécondité, ni de la mer, ni de la guerre ! Le soleil ?…, ce n’est qu’un petit lumignon, accroché pour le jour ! Et la lune, un autre encore plus minuscule pour la nuit ! À l’évidence, les récits bibliques, qui proclament le monothéisme, ont une extraordinaire valeur missionnaire. Ils montrent la grandeur et la transcendance de Dieu et, du coup, ils nous aident à remettre toute chose à sa juste place. C’est vrai que la mer peut être déchaînée, et engloutir les bateaux lors d’une tempête. C’est vrai que l’Etna crache son feu, et que la nature nous dépasse. Mais il n’y a qu’un seul Dieu, qui ne peut être confondu avec toutes ces petites choses créées.

On est frappé par la vigueur des récits bibliques à l’intérieur de l’univers culturel dont ils étaient contemporains. Le même voyage sera fait plusieurs siècles plus tard. Quand Basile de Césarée rédige son traité Sur la Genèse (ou Hexaméron), et Grégoire de Nysse La création de l’homme, au IVè s. après J.-C., ils entrent en dialogue avec la culture grecque. Pourquoi le même chemin ne serait-il pas entrepris aujourd’hui, par exemple avec la théorie de l’évolution, ou d’autres aspects de la culture contemporaine ? L’apport scientifique est riche, mais il s’agit d’hypothèses, que les scientifiques eux-mêmes remettront en cause dans cinquante ou cent ans. L’affirmation de notre foi demeure, elle, comme un diamant, qui peut et doit traverser les continents, les siècles et les cultures, tout en restant en dialogue avec elles.

Rapport de l’homme avec l’univers

Ce point suscite toujours de vives polémiques. Récemment, sans doute l’avez-vous su, un article du cardinal Schönborn, paru dans le New York Times en juillet 2005, a provoqué de vifs débats entre créationnistes, évolutionnistes et ceux pour qui l’essentiel réside dans « le dessein intelligent » de Dieu. En fait, il est toujours difficile de sauvegarder la place respective des sciences, de la réflexion philosophique et de la Révélation, qui est à la base de la théologie chrétienne.

Pour un chrétien, l’homme est regardé comme le roi et le liturge de la création. Comment comprendre ? On peut hésiter, car le premier récit biblique est marqué par l’anthropomorphisme : les plantes sont faites pour que les animaux les mangent ; les animaux pour les hommes, et l’homme est le seul roi dans l’univers créé. Or, bien éloigné de cela, sera le regard d’un saint François d’Assise, qui interpelle ses « frères, les oiseaux », ou s’adresse au « frère-loup » de Gubbio et qui parle de l’eau, du feu, des étoiles, et même du soleil, comme de ses frères et sœurs. « Loué sois-tu, Seigneur notre Dieu, pour Messire notre frère, le soleil. Il est beau, rayonnant d’une grande splendeur et de toi, ô Très-Haut, il nous offre le symbole. »

La Bible nous éduque sur ce rapport de l’homme à l’univers ; il faut lire deux textes complémentaires, dans les deux premiers chapitres de la Genèse. « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux (…) Puis Dieu les bénit et leur dit : Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux… » (1, 26. 28). Ce premier passage montre la seigneurie de l’homme sur les animaux, dont il peut se servir, qu’il peut manger et qui peuvent lui être utiles pour mille choses. Par exemple, quand l’homme croise un cheval et un âne pour faire un mulet ou quand un botaniste greffe un fruit sur un autre (une pêche et une mandarine… (?), on me pardonnera mon ignorance ou mon imprécision en ce domaine) pour fabriquer une nectarine, tout le monde trouve cela utile, et très bon. L’homme a-t-il le droit de faire cela ? Oui, puisqu’il a cette maîtrise sur la nature. Alors que vaut la protestation des écologistes se dressant pour dénoncer la catastrophe, causée par une humanité prédatrice ?

Je crois que, sur ce sujet, il faut réfléchir calmement, et d’abord ne pas laisser accuser la Bible. Dans un colloque pluridisciplinaire sur l’écologie, j’ai entendu que le mal venait de cette parole de Dieu, dans la Bible : « Emplissez la terre et soumettez-la » ! Ce dominium naturæ, serait à l’origine de toutes les catastrophes ! L’homme est le maître et le seigneur de toute la nature, mais qu’il ait fait le contraire de ce qu’il aurait dû, c’est malheureusement exact ! Ce dominium naturæ a eu des conséquences désastreuses ! Quand j’avais 15-16 ans, on pouvait se baigner dans la Marne ; aujourd’hui, plus personne ne le ferait. Et l’on sait pourquoi ! Nos rivières sont souvent devenues des égouts, les mers des poubelles. Les sommets des montagnes ont été souillés, on nous parle sans cesse de la couche d’ozone, qui est en danger. À Madagascar, où j’ai exercé mon ministère pendant quatre ans, j’ai constaté aussi la déforestation, un drame pour ce pays. L’homme a une certaine maîtrise sur la création ; c’est pour lui une grande responsabilité, et il l’exerce parfois fort mal. Nous sommes dépositaires, c’est-à-dire responsables de la création aujourd’hui, et cette responsabilité doit être mesurée à l’aune de l’amour dont nous sommes aimés.

On m’interroge souvent sur les OGM. Il y a des dangers, et il est bon que nous en soyons avertis. Mais je serai plus prompt à m’engager dans cette réflexion, quand on se sera d’abord gendarmé sur les OHGM ! Car certains sont dérangés parce qu’on touche au maïs, mais pas gênés du tout que l’on fabrique des organismes humains génétiquement modifiés ; qu’on mélange, par exemple, les cellules d’une vache et d’un être humain, comme on le fait en Angleterre, sous prétexte que la science le peut et que le Parlement l’a permis !… Mais la Bible dit que l’homme est infiniment plus qu’une plante, il a été créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », et je ne veux pas que l’on s’octroie le droit de toucher à l’homme ! Je déploierai d’abord toute mon énergie là-contre. Toucher à l’homme, c’est toucher directement au mystère de Dieu, parce que l’homme est une icône, une présence de Dieu ; je ne peux avoir de maîtrise sur lui, ni sur sa naissance, ni sur sa mort, ni sur sa composition …, alors que nous avons reçu une maîtrise sur les végétaux et les animaux, bien que, assurément, nous n’ayons pas le droit de faire avec eux n’importe quoi.

Au premier passage de la Bible que je viens de citer, il faut en ajouter un autre, emprunté au second récit : « Le Seigneur Dieu prit l’homme et il l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder » (Gn 2, 15). Les deux versets cités se complètent. Ils sont éclairants et suffisants pour comprendre la place de l’homme, et sa maîtrise sur l’ensemble de la création. Ce verbe « garder » est une merveille ! Je dois garder la rivière dans laquelle je me baigne, pour que les générations futures puissent aussi connaître ce plaisir. Mais si j’abîme tout, de sorte qu’après moi la rivière devienne un égout, quel scandale ! Il y a vraiment un rapport fraternel de l’homme au soleil ou au loup, à l’eau ou au feu, comme dit François d’Assise, que le Pape Jean-Paul II, très vite après son élection, a donné comme patron aux écologistes.

Le concile Vatican II ne dit pas un mot de l’écologie. Gaudium et Spes souligne simplement que nous sommes responsables de la création. En revanche, le Catéchisme de l’Église Catholique, rédigé quarante ans plus tard, alors que l’écologie s’est beaucoup développée, comporte de longs passages sur la Création, la Providence et l’écologie. Ils se trouvent évidemment dans le commentaire du Credo au paragraphe sur la Création (« Je crois en Dieu, Créateur du ciel et de la terre ») mais, chose plus étonnante, il est fait mention de l’écologie dans la catéchèse sur le 7è commandement (« Tu ne voleras pas »). Jusqu’à présent, on ne nous avait jamais enseigné qu’abîmer les rivières et les montagnes revient à se comporter en prédateur, en voleur des générations futures ! Je trouve très beau que, dans le Catéchisme, l’écologie soit mentionnée en ces deux endroits. Nous sommes en effet responsables de la qualité de cette création, afin que chaque génération puisse en profiter, et nous avons à apporter des améliorations, pour le bien de ceux qui viendront après nous.

Providence et cultures

Mais comment va-t-elle, cette création ? Comment prévenir les dégâts que nous pouvons lui causer ? C’est ici qu’il faut introduire un concept central, connexe à la création, celui de Providence. On pourrait brosser une histoire du dialogue entre la notion de Providence et les cultures. Déjà, dans le Phédon, Platon attaque Anaxagore, un philosophe matérialiste, sur sa conception de la Providence. Il estime que les causes réelles d’un phénomène cosmique (une éruption volcanique, par exemple) sont d’ordre naturel, mais qu’il y a un esprit (noûs) qui gouverne tout. Puis, quand vient le christianisme, celui-ci relève le défi : tout est sous le regard bienveillant de Dieu, demeure dans le mystère de la bonté et de la miséricorde du Créateur ! De la création, Dieu prend soin. Il faut bien reconnaître que c’est la question la plus difficile de notre foi.

Pendant des années, j’ai animé à Radio Notre-Dame, une émission du soir, intitulée « Un prêtre vous répond ». On me posait dix ou vingt questions, durant une heure. La moitié d’entre elles touchait à la souffrance ou à la mort de l’être aimé, aux dégâts de la haine et de la violence, à la création abîmée… Toutes ces questions des hommes se résument, de fait, en une seule. Si j’ai été créé par amour, et si ce Dieu Créateur continue de m’aimer comme un Père, pourquoi surviennent des événements qui sont exactement l’inverse de cet amour ? Qu’en est-il alors de sa Providence ? Dieu ne voit-il donc pas ce qui se passe ? S’il voyait, il n’aurait jamais permis une chose pareille ! Vous avez tous entendu cette objection ou même elle est venue à votre esprit, et on ne voit pas bien qui pourrait la résoudre.

Il y eut au Moyen Âge, au XIIè siècle, une belle discussion entre musulmans, juifs et chrétiens sur ce sujet. La position d’Averroès, musulman croyant en même temps que philosophe rationaliste, est que l’esprit de Dieu, la raison, gouverne tout. Maïmonide, quant à lui, grand penseur juif, s’oppose à Averroès, estimant que la pensée de Dieu, certes, traverse les hommes, mais que certains faits – un tremblement de terre ou une éruption volcanique, par exemple – doivent être attribués au hasard. Saint Thomas d’Aquin, au siècle suivant, tente de concilier les deux positions. Pour lui, la Providence ne doit pas être confondue avec un Dieu qui « tire les ficelles ». Elle couvre tout, mais chaque chose obéit à sa finalité propre.

Nous sommes sous le regard plein d’amour de Dieu mais, effectivement, il y a, à l’intérieur de l’homme, une relation qui est blessée par le péché depuis l’origine (l’étrange récit de Genèse 6, 1-4 montre que l’harmonie cosmique est cassée). Il y a, dans notre vie, des absurdités : guerres fratricides, conflits ethniques, par exemple trois fois en un siècle entre des blancs qui habitent de part et d’autre du Rhin, omme me l’ont fait remarquer les Malgaches…

« Je crois en Dieu le Père, Tout-Puissant »

Comment réfléchir à cette notion de Providence ? En approfondissant un des maîtres mots du Credo, l’adjectif « tout-puissant », qu’on évite un peu, me semble-t-il : « Je crois en Dieu le Père Tout-Puissant ». Si Dieu est Tout-Puissant, la guerre de 14-18 est absurde ! Dès son élection, le pape Benoît XV, véritable artisan de paix, s’est insurgé contre cette « horrible boucherie » ! Il s’est fait violemment critiquer, y compris à Paris, par de grands prédicateurs qui se voulaient fidèles au Saint-Siège … mais qui désiraient rester d’ardents patriotes et contestaient la diplomatie pontificale, dont nous savons, hélas, le résultat infructueux.

Que veut donc dire cet adjectif Tout-Puissant ? Il est important qu’il soit bien compris et intégré à la catéchèse, pour que tous comprennent de quel amour nous sommes aimés ! Première remarque : d’habitude l’adjectif pantocrator (en latin omnipotens) est employé pour désigner le Christ. Or, dans le Credo, il est lié au Père. Comment comprendre ? Il faut savoir que la traduction grecque de la Bible hébraïque, version dite de la Septante, traduit Yahvé Sabaoth d’Isaïe 6, 3, par Pantocrator/Tout-Puissant, alors que la traduction exacte de l’hébreu Sabaoth est des armées. Gêné par cette expression, on a préféré Tout-Puissant. La liturgie latine, dans la prière du Sanctus, garde le mot hébreu Deus Sabaoth, traduit par « Dieu de l’univers ».

Il est vrai que Tout-Puissant peut conduire à certaines ambiguïtés, et évoquer une puissance en béton … ou la figure de Jupiter ! D’où la nécessité de toujours regarder de près l’origine hébraïque du texte. Notre Credo est truffé de termes de ce genre qui sont peu mis en valeur ou mal compris. Que sont donc ces armées qui nous font peur ? Il s’agit en fait des armées célestes qui sont justement la manifestation de la Providence. Et qui chante ? Ce sont les séraphins, ceux que le livre d’Isaïe décrit avec six ailes (Is 6, 2-3), et qui « se criaient l’un à l’autre ces paroles : Saint, saint, saint, le Dieu des armées célestes », c’est-à-dire le Dieu des armées des anges.

Que désignons-nous donc par cette toute-puissance de Dieu, sinon le fait qu’il veille sur chacun de nous et envoie des armées d’anges partout pour nous protéger et nous dire une parole que peut-être nous écouterons ? Je suis frappé de voir que, dans les récits de grandes catastrophes (je pense au 11 septembre 2001, ou au procès de Michel Fourniret et de sa compagne), il y a toujours, au cœur de circonstances abominables, une intervention de Dieu (« C’est la main de Dieu qui m’a guidée et j’ai fait ceci et j’ai fait cela »), ce dont les journaux ne se font guère écho ! Rappelez-vous ce qu’a dit Jean-Paul II à propos de son attentat du 13 mai 1981 : « Une main a tiré, une autre a guidé la balle, et je sais qui m’a guéri… ».

Ce dont je suis sûr, c’est qu’il y a toujours, mêlée à notre histoire, la présence de cet amour. Comme l’affirme saint Thomas d’Aquin, nous sommes entièrement responsables de ce que nous faisons. Les réalités naturelles vont à leur rythme, parfois merveilleux, mais parfois dramatique. Nous ne sommes nullement responsables des catastrophes naturelles, mais dans l’ordre des choses humaines, qui vont aussi de façon merveilleuse et chaotique, nous portons chacun notre part de responsabilité. Mais tout, absolument tout, est couvert par l’amour de Dieu. La Providence de Dieu enveloppe tout, aussi bien les réalités naturelles que les réalités humaines. C’est la raison fondamentale de notre espérance.

Nous sommes créés par Dieu, nous savons que nous sommes infiniment aimés, et que jamais son amour ne nous abandonnera. A travers les méandres de l’histoire, Dieu donne toujours à chacun ce dont il a besoin. Il poursuit son dessein d’amour, quand bien même il serait battu en brèche par des offenses abominables. Ainsi avance notre humanité ! Là se trouve vraiment, je crois, la racine de l’espérance chrétienne. Comme je suis une créature dont l’origine réside dans un amour immense, je sais qu’aujourd’hui encore je suis aimé, que le Seigneur donne, qu’Il pourvoit. Quoi qu’il en soit de nos trahisons et des obstacles que nous rencontrons, si nous laissons cet amour agir en nous, nous sommes en de bonnes mains, et nous serons sauvés !

J’aimerais donner quelques exemples. Discutant récemment avec des fiancés que je préparais au mariage, des chrétiens solides et assez fervents, j’ai demandé : « Est-ce que cela a été facile d’être fidèles au Christ, dans votre vie de jeunes ? » Le garçon m’a répondu : « Non ! Lorsque j’avais 15-16 ans, et que j’ai vu ce qui m’entourait, je me suis dit : ‘’ Ils ne m’auront pas !’’. » J’étais heureux de constater que cette génération malmenée est capable de produire « ses anticorps », si je puis dire.

Il y a une demi-heure à peine, je discutais avec un journaliste qui veut écrire un livre sur Jean-Marie Lustiger. Il m’a fait cette réflexion superbe : « L’Église a été très secouée en France dans les années 1970… Mais le Bon Dieu avait prévu la chose, et dans les années 1940, un jour de vendredi saint, il a fait une grâce énorme à un enfant de quatorze ans, qui était juif et qui est devenu une des grandes figures de l’Église de France. En ces temps difficiles, le cardinal Lustiger a redressé la barre et donné l’espérance à beaucoup, avec une énergie incroyable et un caractère indomptable. » Son action et ses initiatives pastorales ont donné un coup d’arrêt à l’espèce de désespoir latent, qui minait en bien des endroits nos communautés. Il a su montrer la beauté et la force du christianisme, en permettant un magnifique renouveau de l’Église de Paris, qui a relevé l’espoir dans bien d’autres endroits. Quelle chance que le Seigneur Jésus ait frappé à la porte de cet adolescent, un vendredi saint, dans la cathédrale d’Orléans, où il se trouvait là, égaré, sans ses parents, à cause des méfaits des hommes et de la barbarie nazie. Dix ans plus tard, il était ordonné prêtres et trente cinq ans plus tard, il devenait évêque d’Orléans, puis archevêque de Paris. Ils sont nombreux ceux qui ont bénéficié de la grâce reçue en ce jour de ténèbres !

La Providence n’agit pas de façon mécanique, pour tout arranger. Notre foi en la sollicitude du Dieu créateur ne doit pas être confondue avec le providentialisme, qui, vous le savez, apporte un regard naïf, pour ne pas dire stupide, sur la création. Je pense à Bernardin de Saint-Pierre qui explique que Dieu a créé les melons pour qu’ils soient mangés en famille, et que, « dans sa Providence », il en a déjà préparé les tranches !

Si la notion de Providence est rapprochée de la théologie de la création et de cet Amour d’origine, nous sommes assurés de la victoire, car Dieu lui-même a triomphé de l’épreuve de la haine et de la mort. Alors qu’on lui crachait dessus, qu’on le couronnait d’épines et qu’on le mettait en Croix, Jésus a confessé : « Père, en tes mains je remets mon esprit » (Luc 23, 46), une prière qui correspond à notre profession de foi au Dieu Pantocrator, un Père qui garde tout dans la main de son amour.

Conclusion

En conclusion, je dirais simplement que nous gagnerons beaucoup à développer une théologie de la Création, qui inclue une réflexion approfondie sur la Providence. Cela permet de porter un regard juste sur l’ensemble du monde créé, d’éclairer moralement beaucoup de comportements, et cela nous encourage à agir dans l’espérance.

Ce travail sera la base théologique, attendue, d’une écologie chrétienne. Il s’agit d’un enjeu important pour sortir l’écologie du créneau politique étroit, par lequel elle est entrée dans la conscience sociale de notre pays. Sur ce point, nos frères orthodoxes nous ont devancés, depuis quelques décennies.

En outre, la maturation de cette réflexion est le seul chemin pour écouter les objections si douloureuses et respectables des hommes, surtout la plus grave, qui porte sur le mal et la mort. Elle peut contribuer à aider ceux qui ont été blessés à repartir, en leur indiquant le chemin de l’espérance et de la vie. Il me paraît important, pour terminer, de relire cette remarque essentielle du Catéchisme de l’Église Catholique : « Il n’y a pas un trait du message chrétien qui ne soit pour une part une réponse à la question du mal » (n°309).

ÉCHANGE DE VUES

Henri Lafont : Vous avez parlé de la Providence comme intervenant chez certaines personnes éprouvant des difficultés, voire notre société comme dans le cas de la conversion du cardinal Lustiger, qui est vraiment une intervention particulière de la Providence.

Mais quand survient un cataclysme comme celui qui vient d’avoir lieu en Chine ou en Birmanie où des personnes meurent brusquement par un accident qui ne dépend pas de la volonté des hommes, mais d’une loi de la nature qui nous échappe totalement, je pense bien avoir une réponse pour défendre la Providence lorsque, à cette occasion, elle est l’objet de reproches ; mais vous, Monseigneur, comment exprimez vous votre confiance dans la Providence devant ces 20 000 morts ou même bien plus ?

Cardinal Philippe Barbarin : Par la prière. Quand je pense aux twin towers que tout le monde a vu tomber, ou au Tsunami, je vois des milliers d’anges qui se précipitent et vont auprès de celui qui va mourir pour le réconforter, dans son dernier souffle. C’est le déchaînement de l’amour de Dieu, au cœur du désastre de la violence humaine ou des catastrophes naturelles.

Je pense que Dieu est toujours infiniment plus près de nous quand ça va mal. C’est cela sa « condescendance » à notre égard, mot qui a pris un sens de mépris et ne traduit plus bien le grec synkatabasis. Je crois que l’amour de Dieu « se déchaîne », si je puis dire ; les anges de Dieu vont et viennent dans les endroits où il y a le plus de souffrance pour apporter aide et réconfort aux victimes de ces détresse épouvantables et injustes, dues aux forces de la nature ou à la méchanceté des hommes. Je crois que Dieu est un Père Pantocrator, comme dit le Credo, et qu’il tient tout dans sa main. J’ai la conviction qu’il envoie un ange pour réconforter les hommes dans leur dernier souffle, et pour qu’ils voient les portes du Royaume s’ouvrir devant eux.

Évidemment, je n’ai pas de certitude à ce sujet, mais je constate qu’on a souvent des récits de signes qui nous sont rapportés, après ces événements tragiques. Quelqu’un, qui a survécu au drame des Twin Towers, a raconté avoir été nourri mystérieusement pendant cinq jours – mais qui osent rapporter un témoignage comme celui-là ? Je suis sûr que Dieu ne néglige aucun de ses enfants. À l’instant même, il peut agir pour des milliards de personnes…. les moyens ne lui manquent pas !

Je pense encore au procès de Michel Fourniret et au témoignage de cette jeune fille (une enfant, au moment des faits). Cet homme l’a convaincue de monter dans sa camionnette et il l’a attachée, commençant d’exécuter son plan sordide pour cette nouvelle victime. Elle s’est confiée le plus simplement du monde à la Vierge Marie, dans la prière ; elle savait que la Vierge veillait sur elle. Et ses liens se sont soudain défaits, elle a pu ouvrir la porte et s’enfuir. Et c’est grâce à elle qu’on a pu arrêter cet homme et sa complice. Mais les journaux ont peu évoqué ce fait assez extraordinaire…

Donc, je constate que souvent, dans des situations dramatiques, on a des indices extérieurs de la Providence de Dieu. Je ne vois pas pourquoi ce ne serait pas le cas pour tout le monde, parce que Dieu nous aime tous et son amour ne fait défaut à personne. C’est ce que j’appelle le « le déferlement » de son amour dans le monde !

J’en ai été témoin dans les prisons. Le premier acte du Jubilé de l’an 2000 que j’ai vécu, je peux le raconter. J’étais alors évêque de Moulins, et le 4 janvier 2000, voici ce qui s’est passé à la Centrale de Moulins-Yzeure. Il s’agit de Samuel F., condamné à perpétuité pour avoir commis des crimes, et, je crois, tué plusieurs personnes. Dans le centre de détention, il appartient au monde des caïds, le « haut du pavé » de la prison, ceux qui ont tué ou braqué des banques, et devant lesquels les autres sont tout à fait soumis. Ce soir-là, il a tapé contre la porte de sa cellule : « Gardiens, gardiens, venez ! » Les gardiens sont arrivés et il leur a dit : « Gardiens, je vous aime ! » Ils se sont dit qu’il avait perdu la tête. Il a insisté : « Laissez-moi prendre une douche, je vous aime, je vous aime ! Et je sais que je suis aimé. » C’était le 4 janvier 2000. Je m’en souviens de façon précise, car Isabelle, médecin du centre pénitentiaire, a été appelée immédiatement. On lui a dit : « Venez, on a un prisonnier malade, il faut lui faire une piqûre. » Elle discute avec Samuel qui sourit. Il dit : « Vous allez me prendre pour un fou, mais ce n’est pas vrai. C’est une joie intérieure que je n’ai jamais connue. J’ai connu la haine chez mes parents, j’ai toujours vu mes parents se battre. Donc, comme j’ai toujours vu les autres se haïr, j’ai toujours haï les autres. Maintenant, j’ai compris. En fait, je suis aimé et je suis fait pour être aimé. Et désormais, toute ma vie, j’aimerai. » Alors, Isabelle a dit aux gardiens : « Mais il n’est pas fou, je ne peux pas lui faire de piqûre ! »

On appelle alors en contre-expertise le médecin psychiatre, un musulman, qui dit : « Non, je ne peux pas lui faire de piqûre. » Le chef de la prison autorise alors une douche vers minuit (c’est interdit au-delà de 18h). Après, Samuel demande une Bible. Et deux jours plus tard, je lui en fais passer une. Puis, je vais à la prison. Il me dit : « Mais c’est magnifique ! Comme c’est beau ! Tiens, regarde ça, par exemple ». Et il lit ce passage d’Ezéchiel au ch. 16 : « J’étais abandonnée au bord du chemin ; on ne m’avait même pas coupé le cordon ombilical, et toi, tu as pris soin de moi… » Un passage splendide sur la grâce. « Tu vois, c’est moi, ça, c’est moi ! On vient de me ramasser, je me débattais dans mon sang ! ». Et il m’a lu encore d’autres passages.

Je le revois deux mois plus tard, au moment où j’étais en train de rédiger une lettre aux habitants du diocèse de l’Allier, pour Pâques 2000, lorsque toutes les cloches de Pâques sonneraient à midi pour le Jubilé. Je voulais leur donner à tous un Nouveau Testament, et annoncer l’événement par une lettre – pour que ce ne soit pas uniquement une distribution. Cette lettre était difficile à écrire parce qu’elle devait s’adresser à tout le monde, aussi bien aux catholiques et aux chrétiens des autres confessions, aux juifs, aux musulmans ou aux agnostiques. Je l’ai fait relire par de nombreuses personnes et j’ai cherché une citation finale, évidemment tirée de l’Évangile.
Il se trouve qu’en mars, je retourne voir Samuel à la prison. Il me refait un parcours biblique, puis me dit : « Il y un passage, écoute cela ! » Il me lit alors Jean 3, 16 : « Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné son Fils unique. » « Tu vois, me dit-il, quand on a lu ça, on n’a plus rien à ajouter. Toute la Bible est là. » Alors, j’ai dit : « Voilà la phrase que je cherchais ! ». J’ai donc terminé ma lettre par une phrase qui m’avait été donnée par un condamné à perpétuité : « Dieu a tant aimé le monde qu’Il lui a donné son Fils unique », en ajoutant « Bonne Pâques à vous tous ! ».

Samuel s’est inscrit à des cours bibliques. Cela fait maintenant 7 ou 8 ans, et il est resté fidèle à sa foi. Un jour, naïvement, je lui ai dit : « Veux-tu que je te bénisse ? » – « Me bénir, a-t-il répondu, tu ne crois pas que Dieu me bénit assez comme ça, non ? ». Impossible de douter que Dieu est vraiment son Père !

L’histoire ne s’arrête pas là. J’ai été installé à Lyon en septembre 2002, et pour la fête de la Croix Glorieuse, le 14 septembre, l’Évangile, c’est justement Jean 3, 16 ! La première phrase que j’ai prononcée en tant qu’archevêque de Lyon – je frémis, rien que de vous le dire – c’est la phrase d’un criminel dans sa prison. « Dieu a tant aimé le monde, mes frères, qu’Il lui a donné son Fils unique. Quand on a lu cette phrase, on n’a plus qu’à refermer la Bible, on a entendu la totalité du message chrétien. » C’était ma pensée, bien sûr, mais la phrase était une citation d’un criminel touché et retourné par la grâce !
Je pense donc – pour répondre à votre question – que l’amour de Dieu est partout présent et qu’il se manifeste là où il y en a le plus besoin.

Yves Barbarin : Je ne dis pas que j’aurais eu l’idée du tremblement de terre, mais cela n’exclut pas qu’il aurait pu éviter le tremblement de terre, au lieu d’envoyer ses armées…

Cardinal Philippe Barbarin : Alors, là, cela prouve que tu n’as rien compris (vous me pardonnerez cette sévérité de ton, c’est mon frère).

Yves Barbarin : La liberté de la Création, c’est notre problème, mais la Création, c’est son problème.

Cardinal Philippe Barbarin : Non. Je crois que tu n’as pas entendu l’argument de saint Thomas qui est très fort. Il est gêné, comme ont été gênés Maïmonide et Averroès. L’un dit : « Dieu gouverne tout », l’autre « l’univers n’est gouverné que par les hommes, par les causes secondes ». Et saint Thomas tranche, disant en substance : « Si Dieu gouverne le monde, les choses ont pourtant leurs causes naturelles et leurs causes secondes, leur logique propre. Cela entraîne un véritable chaos et des drames à l’intérieur de la Création. La dysharmonie, que l’on constate dans le cœur de l’homme capable d’accuser son frère ou de le tuer, de haïr sa femme alors qu’il devrait l’aimer, cette dysharmonie existe aussi dans la Création. Mais, pour saint Thomas, même quand les choses vont à l’inverse de la volonté de Dieu, le monde reste toujours sous la bonté et la providence du Pantocrator.

Personnellement, j’ai été très touché par la lecture du Cheval rouge d’Eugenio Corti, un romancier catholique italien de grand talent. Ce roman, qui décrit entre autres l’enfer de Stalingrad, est une fresque grandiose, une épopée. Parfois – je ne sais si vous pensez la même chose -, un roman fait mieux comprendre les choses que des livres de théologie. Le Cheval rouge raconte les horreurs et les souffrances de la guerre en montrant que, cependant, tout ce désastre demeure sous la providence et la miséricorde de Dieu (on peut comparer cette œuvre au roman d’Alessandro Manzoni, Les Fiancés où, avec un grand art littéraire, le romancier fait beaucoup mieux comprendre la théologie du mariage que bien des livres de théologie).

Le Président : Je doublerai nos remerciements car, non seulement vous nous permettez de conclure notre réflexion de cette année sur l’homme et la nature d’une manière qui pousse à la méditation, mais aussi, comme notre thème de réflexion pour l’année prochaine est « Qu’est-ce que l’homme ? », vous nous avez, non pas donné une réponse définitive, mais vous nous avez fixé quelques repères.

Vous nous donnez un cadre en nous disant que l’homme est à l’image de Dieu, que nous n’avons pas de maîtrise sur lui et qu’on ne peut pas faire n’importe quoi.

Nous retiendrons cet enseignement dans notre réflexion sur « Qu’est-ce que l’homme ? ».

Séance du 15 mai 2008