Par Fabrice Hadjadj, professeur de philosophie

Henri Lafont : Avec Fabrice Hadjadj, l’Académie s’honore de la collaboration d’un jeune professeur, dont l’œuvre est déjà féconde.

Né en 1971, en la fête de Notre-Dame des douleurs, d’une famille juive, peu pratiquante et politiquement à gauche, après un bac scientifique il est diplômé de l’institut des sciences politiques en économie et finances. Il se serait plongé dans la préparation de l’ENA si ses goûts ne l’avaient orienté vers la littérature. Il entreprend donc des études de philosophie, qui le conduisent à l’agrégation et à l’enseignement. Son parcours, est, initialement, fortement imprégné de la pensée de Nietzsche.

Or, le voici actuellement professeur de philosophie dans un lycée catholique à Brignole. Il donne aussi des cours au séminaire du diocèse de Fréjus et Toulon et à la faculté libre de philosophie (IPC). Surprenant, après Nietzsche… Il faut dire que cette trajectoire apparemment rectiligne a subi un bouleversement radical, l’irruption du catholicisme dans la vie de Fabrice.

Sa carrière littéraire commence à ce moment, comme ses premières œuvres en attestent : après « Et les violents s’en emparent », paru en 1999, « La terre, chemin du ciel » en 2002, puis « Réussir sa mort » en 2005, oeuvre grâce à laquelle j’ai fait sa connaissance. Un ouvrage sur la sexualité est en préparation au Seuil.

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Notre communicant de ce soir est aussi un tragédien, il est déjà l’auteur de quatre pièces de théâtre. Le thème central en est toujours religieux, comme l’indique leur titre, « À quoi sert de gagner le monde », « Vie de saint François-Xavier, « La salle capitulaire » et « Passion-Résurrection ».
Sa dernière pièce, « Massacre des Innocents », jouée avec un beau succès à Paris, et reprise à Lyon.

Collaborateur au Figaro Littéraire, il y a fait une recension du livre de Benoît XVI « Jésus de Nazareth » très remarquée.

Une thèse sur le tragique chrétien est en préparation.

Marié, Fabrice est père de trois filles Judith, Esther et Marthe. Sa femme est comédienne.

La communication qu’il va nous faire porte un titre un peu surprenant, « Le Sabbat de la terre ». Je vous laisse en découvrir le sens, en lui donnant la parole.

Fabrice Hadjadj : Une fois n’est pas coutume, je vais entreprendre une lecture biblique plutôt qu’une réflexion philosophique sur le sabbat – ou le shabbat – de la terre . Mais, à l’évidence, mon point de départ sera philosophique puisque le sujet est « L’homme et la nature » et que derrière cela, il y a la question d’une écologie biblique ou d’une écologie chrétienne.

Je vais partir de cette question d’une écologie pour aller vers les textes qui pourraient en être la source.

Parler d’écologie aujourd’hui, c’est d’abord et principalement aborder la technique.

À l’évidence, la lecture première que l’on fait de notre situation, c’est que l’homme aurait fabriqué des choses, des artéfacts, à l’origine faits pour l’aider dans sa vie, et qui à présent se retournent contre lui.

Autrement dit, la technique, faite pour maîtriser la nature, semble désormais échapper à notre maîtrise si bien que certains penseurs – et je pense à Michel Serres, entre autres – affirment qu’il faut désormais maîtriser la maîtrise.

« Maîtriser la maîtrise » serait le fin mot de la question liée à la technique et l’on en resterait finalement à ce que le philosophe Heidegger appelle « une conception instrumentale de la technique ». La technique serait en elle-même plutôt neutre, mais il s’agit d’en bien user. Rien ne serait mauvais en soi dans la technique puisqu’elle nous donne, nous fournit, des moyens, des instruments, l’enjeu serait d’ordonner ces moyens vers une bonne fin.

Voilà ce que dit Heidegger à propos de cette conception instrumentale de la technique, dans ses Essais et conférences.

« Le point essentiel est de manier de la bonne façon la technique entendue comme moyen. On veut, comme on dit, prendre en main la technique et l’orienter vers des fins spirituelles. On veut s’en rendre maître.
Cette volonté d’être maître devient d’autant plus insistante que la technique le devient davantage, échappe au contrôle de l’homme. »

Et Heidegger pose une question :
« Mais, supposons maintenant que la technique ne soit pas un simple moyen. Quelle chance alors a la volonté de s’en rendre maître ? »

Autrement dit : s’agit-il vraiment de maîtriser la maîtrise ? La technique n’est-elle que quelque chose de neutre ? Heidegger va dire « oui ». Mais ce qu’il y a derrière la technique moderne, derrière le projet, pourrait-on dire, de la technique moderne – résister à cette logique de maîtrise de la nature – peut bien sûr poser problème.

Et le premier problème serait celui d’une sorte de régression païenne. On irait vers le culte de Gaïa ; on se mettrait à nouveau à chercher des faunes et des naïades derrière chaque bosquet, derrière chaque arbre, chaque source… C’est d’ailleurs ce que l’on voit dans certains dessins animés japonais. Leur succès est dû à la fois à la puissance consumériste du Japon, mais aussi au fait que le Japon, à travers son shintoïsme, propose une nouvelle religion païenne de la nature. Dans les dessins animés de Miyazaki, vous avez toujours des esprits, des forêts, des sources… Cela fascine beaucoup les enfants.

Il est clair que d’emblée, la religion judéo-chrétienne s’impose comme ce qui va séculariser, pourrait-on dire, la nature.

Elle n’est plus le lieu de forces obscures traversées d’esprits qu’il s’agirait de soudoyer, dont il faudrait attirer les faveurs par différents rituels. Désormais, la nature est offerte à l’homme comme le champ de son action.
C’est à tel point que « maîtriser la nature » peut apparaître en lien avec le premier commandement, celui du sixième jour.

Voilà ce que dit le Père Georges Cottier (maintenant le cardinal Cottier) dans un texte remarquable qui s’intitule « Signification chrétienne de la sécularisation », dans son ouvrage Question de la modernité.

« L’homme est créé à l’image et ressemblance de Dieu et la terre lui est soumise afin qu’il la cultive. Le monde créé, en tant qu’il est radicalement distinct du Créateur n’est plus, par lui-même, le lieu du sacré et notamment sous la forme de forces visibles et redoutables. En dépendance, certes, de la souveraineté […] de Dieu, l’homme est le maître de l’univers. Il est comme un gérant qui, en gérant de sa propre initiative ce qui lui est confié, est un collaborateur de Dieu.
Non sans raison, on a vu dans cette doctrine des rapports de l’homme à l’univers le fondement théorique de la possibilité de l’attitude scientifico-technique qui marque la culture de l’Occident de ces derniers siècles. Le projet scientifico-technique n’eût sans doute pas été possible dans une conception divine de la sacralisation du monde à tendance panthéiste. »

Autrement dit la technique – et spécialement la technique moderne –, le projet scientifico-technique de maîtriser la nature, a été conditionné par la Révélation judéo-chrétienne et par le processus de désacralisation de la nature imposé par le premier commandement.

Mais, c’est la première analyse et, évidemment, on ne peut pas en rester là.
Le problème est le suivant. Si, pour échapper à une écologie païenne il faut aller vers une écologie scientifique qui voudrait maîtriser la maîtrise, si on fait cela, on échappe sans doute à une écologie païenne, mais on n’échappe certainement pas à une certaine auto-idolâtrie de la raison humaine.

On échappe peut-être au panthéisme, mais on n’échappe pas à un certain athéisme ou, en tout cas, à l’idée que l’homme serait le maître et éventuellement le maître absolu de l’univers, la nature étant donnée à lui comme un matériau ou comme un fonds à exploiter pour ses propres besoins.

Faisons l’hypothèse suivante. Imaginez qu’il n’y ait plus de problème de pollution, que nous n’ayons plus à craindre le réchauffement climatique, que désormais le danger nucléaire soit écarté : l’homme serait absolument maître d’une nature qui deviendrait comme un Paradis retrouvé. Mais ce Paradis retrouvé ne serait-il pas, justement, l’Éden du démon ? puisque, après tout… Je rappelle cette parole de Simone Weil, le philosophe, lorsqu’elle disait : « L’enfer, c’est de se croire au paradis par erreur. » Il est clair que, de ce point de vue, nous serions en enfer.

Gustave Thibon avait envisagé cette possibilité-là dans sa pièce Vous serez comme des dieux où l’on est dans un monde où il n’y a plus de mort, plus de maladie. Et, le personnage principal qui attend un enfant se demande « mais que sont devenus les morts ? » Et tout d’un coup désire mourir. Et Gustave Thibon disait, justement, un Paradis terrestre, restauré, serait une séparation radicale d’avec Dieu et aussi d’avec ceux qui nous ont précédé. Où sont-ils ?

Donc, admettons que nous maîtrisions la maîtrise et qu’il n’y ait plus de dangers liés à la technique, est-ce que ce ne serait pas le pire ?
Le problème posé ici tourne autour d’un problème d’anthropologie et l’on pourrait même dire d’anthropologie biblique, qui concerne l’image.
En quoi l’homme est-il à l’image de Dieu ? Est-ce par sa liberté et son travail ? Est-ce en tant qu’il est co-créateur ? Est-il comme Dieu parce qu’il transforme la nature à la manière dont Dieu l’a créé ?

Pour réfléchir à cette question de l’homme à l’image de Dieu, je vais essayer de parcourir quelques textes majeurs. D’abord la Genèse et l’Exode, bien sûr, mais ensuite et principalement le Livre du Lévitique trop souvent considéré comme un recueil de lois désormais caduques et qui contient en réalité toute la sève de la Thora, et donc aussi la sève des Écritures pour les Chrétiens. (Livre d’ailleurs très mal nommé parce qu’on croit qu’il contient seulement un code sacerdotal alors qu’il y a tout une philosophie et une théologie de la terre dans ce livre.)

Premier point autour de l’image de Dieu, cela va s’intituler « l’image sans image » puisqu’on ne façonne pas l’image de Dieu précisément, et le sous-titre serait “la grande vacance”.

La Genèse nous offre deux récits de la Création : celui des sept jours et celui de l’Éden. Ces deux récits sont en tension entre eux et sont chacun en tension interne. Une tendance de l’exégèse biblique est d’attribuer ces deux récits à deux auteurs différents. Le premier serait celui de l’élohiste – celui qu’on a appelé élohiste parce qu’on appelle Dieu Élohim, celui de ce pluriel qu’on emploie grammaticalement au singulier – et le deuxième du yahviste parce qu’il est parlé, là, de Yahvé, en tout cas il y a là un usage du tétragramme.

En plus, ce sont deux récits de la Création qui nous proposent deux versions très différentes. Il y a deux commencements.

Si on voit deux auteurs, on n’évite d’admettre qu’il y a une ironie, voire un humour profond dans la rédaction du texte biblique. Et l’on risque même de ne pas voir l’ironie interne à chacun de ces récits. L’ironie se fait précisément autour de l’image et peut-être principalement autour de cette question.

Je vais vous montrer les jeux d’opposition symétrique qu’il y a entre les deux récits.

Dans le premier récit des sept jours, que j’appellerai « le septenaire », la terre puis les végétaux, les animaux, sont créés avant l’homme. Dans le récit de l’Éden, c’est l’inverse, l’homme est créé d’abord et Dieu l’entre dans un jardin, après.

Le premier récit est scandé pour tous les jours, ou presque, d’un « Dieu vit que cela était bon ». Dans le deuxième récit, celui de l’Éden, la parole qui vient sanctionner la Création d’Adam, c’est « Ce n’est pas bon », ce n’est pas bon que l’homme soit seul.
Il y a un jeu d’oppositions.

Précisément, dans le premier récit, l’homme est créé « homme et femme » dès le départ, alors que dans le second, Ève est tirée d’Adam.

Mais là où se situent la tension et l’opposition majeures, c’est que dans le premier récit il est question de l’homme créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu » et, dans le second récit : qui parle de ressemblance, d’être à l’image de Dieu ? Ce n’est pas Dieu lui-même. Le seul protagoniste qui parle d’être à la ressemblance de Dieu, c’est le serpent : « Vous serez comme des Élohim ». Et vous remarquerez que « vous serez comme des Dieux », c’est dans le texte du yahviste, celui qui parle de Dieu comme Yahvé, mais il emploie le nom qui est dans le premier récit, donc il y a un renvoi direct à Élohim.

Donc « être à l’image de Dieu », qu’est-ce que ça veut dire ? « être à l’image », c’est être « comme ». Mais la tentation d’être comme Dieu apparaît dans ces deux textes à la fois comme le péché suprême et en même temps comme la suprême sainteté.

Tout se joue autour de cette question de l’image : « être à l’image », « ressembler à Dieu », « être comme Dieu ». Où se situe exactement la frontière ? Où se situe la frontière qui fait qu’on est du côté de la sainteté et non pas du côté du démoniaque ?

On le voit quand on relit le récit du septenaire.
L’homme est créé le sixième jour et c’est ce sixième jour qu’il reçoit le commandement, ce premier commandement, cette première Mitzva disent les juifs, « soyez féconds, multipliez la terre et soumettez là, dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux qui rampent sur la terre. » C’est une reprise de ce qui était dit dans le conseil de Dieu. Lorsqu’il disait « faisons l’homme à notre image » et après « qu’il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages… »

Manifestement « faisons l’homme à notre image et qu’il domine », c’est qu’il y a quelque chose dans l’image qui relève de la seigneurie, de Dieu. L’homme est seigneur de la Création visible, comme Dieu est seigneur de toute création. Il doit dominer. Mais c’est là l’ironie du texte, ce n’est pas le sixième jour qui est sanctifié, c’est le septième. Autrement dit, l’homme est fait pour soumettre la terre, mais par quoi va commencer sa vie ? par l’inactivité.

Imaginez : on vous a préparé à travailler. On vous dit : « maintenant, tu vas cultiver la terre, tu vas la travailler », et vous vous êtes réveillé en disant « je vais commencer par cela » et vous commencez par ne rien faire. Et vous devez faire l’effort de ne rien faire alors que le commandement, c’était de faire quelque chose ! Vous remarquez que le septième jour, qui est sanctifié, n’est pas un jour de repos comme un jour de délassement, comme quelque chose qui nous arracherait ou nous permettrait de sortir du travail pour mieux y retourner ensuite. La finalité n’est pas le travail. La finalité, c’est le shabbat même puisqu’on commence par le shabbat.

C’est un chômage qui n’est pas un délassement, et c’est un chômage qui est prévu depuis le début de la Création. Parce que, si vous regardez la structure des sept jours -vous savez que les structures de l’Écriture, sont toujours des structures où le centre est très important. Dans l’Écriture biblique, dans l’écriture juive, les structures sont disposées exactement comme dans une menora, c’est-à-dire comme un chandelier à sept branches. Le pilier, c’est le milieu. – vous remarquerez que dans le récit des sept jours, le milieu, c’est le quatrième jour, c’est-à-dire la création des luminaires. Or, les luminaires sont là pourquoi ? Pour préciser, pour désigner, pour indiquer le moment des fêtes et notamment du shabbat.

Par conséquent vous avez au début la création de la lumière – « que la lumière soit » – puis vous avez les luminaires qui sont là pour indiquer le shabbat et les fêtes sabbatiques et donc le shabbat est considéré comme une lumière, et le dernier jour, vous avez encore le shabbat. Tout est organisé autour de cette dimension du Shabbat, trop oublié aujourd’hui.

Vous remarquerez que, dans le récit de l’Éden, il n’y a pas de mention du shabbat. Cependant, il y a ce qu’on pourrait déjà appeler un shabbat de la terre puisque, il est dit dans ce récit-là que l’homme pourra manger du fruit de tous les arbres sauf celui de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Il y a un arbre qui est laissé en repos. Il y a un arbre sabbatique. Il y a un arbre qui échappe à la prise de l’homme.

Et la structure est la même : tous les autres jours, vous pourrez travailler, mais le septième, vous devrez être en repos et de tous les autres arbres du jardin, vous pourrez manger, mais de celui-ci vous ne toucherez pas.

Donc, finalement, la mention du shabbat se trouve dans cette déprise, en tout cas de cette réserve autour de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Il ne faut pas le toucher. C’est peut-être que la connaissance, la sagesse même est dans cette déprise, dans cette dépossession. L’arbre, c’est l’arbre du shabbat et la connaissance qu’il nous donne, c’est précisément de laisser cet arbre sans y toucher. On peut toucher à tout le reste ! Mais il y a un lieu qui est réservé, qui est un lieu de dessaisissement.

Pour penser cette connaissance comme dessaisissement, je vous renvoie au chapitre 28 du Livre de Job, où il est parlé, très longuement, de toutes les activités de l’homme qui va chercher l’or sous la terre, qui arrive à faire beaucoup de choses mais, à chaque fois il y a un refrain qui dit : « Mais qui lui enseignera la sagesse ? Qui lui enseignera l’intelligence ? » En finale, il est dit : « La sagesse est dans la crainte de Dieu ».
C’est toujours cette idée que ce n’est pas dans l’activité que se trouve la sagesse, mais du côté d’une dépossession, d’un dessaisissement.

Dans un très beau livre auquel j’ai eu souvent recours – je vous recommande la lecture de cet immense bibliste qui est en plus un écrivain génial, Jacques Cazeaux qui vient de sortir La contre épopée du désert, c’est un essai sur le Lévitique notamment et sur l’Exode et sur les Nombres – voilà ce qu’il y écrit à propos du shabbat : « Ne pas travailler, c’est remettre la cause du monde à Dieu. Mais c’est une action de volonté, un geste de l’homme […] » Voyez, ce n’est pas un non-geste, c’est quand même un geste. « […] un geste de l’homme que d’arrêter la main courante sur l’ouvrage en renonçant ainsi à la maîtrise du temps et donc de rendre moins riche le champ qu’il a dû aliéner en renonçant à la mainmise sur l’espace. »

Vous voyez comme, quand on est pris dans le rythme du travail quotidien, il est difficile d’opérer cette dépossession et comme, au contraire, on est pris par cette force d’inertie qui nous porte et nous pousse à agir, à courir toujours davantage.

Je voudrais vous rappeler à ce propos que la paresse spirituelle, ce que dans la sagesse monastique on appelle l’acédie, est marquée précisément pas l’activisme. Le moine qui est atteint d’acédie va dédaigner les offices religieux, la contemplation, le shabbat, pour aller vers des activités caritatives, humanitaires si l’on veut, des activités de plus en plus importantes. Et c’est déjà un péché que cet activisme-là, fut-il caritatif, s’il n’a pas un enracinement dans une cause du monde à Dieu, comme dit Jacques Cazeaux.

Quelle est la signification du shabbat ? Elle est dans le fait que l’homme reconnaît que même s’il doit travailler tous les autres jours, le jour le plus important, le jour où il est sanctifié, c’est le jour où il ne travaille pas, le jour où il se repose comme Dieu, le jour où il est réceptif à Celui qui est le Créateur et le Sauveur de l’univers.

Il y a l’aveu d’une impuissance, la reconnaissance d’une finitude bien plus importante que la finitude de la mort.

Remarquez d’ailleurs que la mort apparaît au moment où l’homme refuse de reconnaître cette finitude devant son Créateur puisqu’il va vouloir devenir comme un dieu par lui-même. Et à ce moment-là, la malédiction vient : puisqu’il n’a pas reconnu sa finitude devant Dieu, il va y avoir cette sorte de finitude indérogeable, inexorable, qui est celle de la mort.
Nous verrons quelque chose d’analogue dans le Lévitique.

Donc, reconnaître que nous ne pouvons pas recevoir le salut de nos propres œuvres ; reconnaître que nous ne sommes pas à l’initiative de l’univers ; reconnaître que nous venons en second comme des répondants. C’est cela, le sens du shabbat. Une sorte de passivité, mais une passivité qui n’est pas celle d’une inertie – au contraire se laisser porter par le travail serait inertif, l’activisme est une inertie (mouvement rectiligne uniforme) – mais d’une réceptivité, une réceptivité active, une réceptivité contemplative pourrait-on dire.

Mais cette réceptivité ne se fait pas qu’à l’égard de Dieu, elle se fait aussi à l’égard de l’Histoire et à l’égard notamment de la famille.

Si vous regardez le livre de l’Exode – maintenant, vous savez qu’il faut regarder au milieu – qu’est-ce qu’il y a au milieu du livre de l’Exode, chapitre 20 : le Décalogue.

Qu’est-ce qu’il y a au milieu du Décalogue ? Précisément le commandement du shabbat. Il n’y a pas que le commandement du shabbat, il n’y a que deux commandements qui se trouvent au milieu et à la jonction des commandements qui concernent Dieu et des commandements qui concernent le prochain.

Quels sont ces deux commandements ? « Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours, tu travailleras et tu feras tout ton ouvrage mais le septième jour est un sabbat pour Yahvé ton Dieu. Tu n’y feras aucun ouvrage toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’étranger qui réside chez toi. Car en six jours Yahvé a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il a chômé le septième jour. C’est pourquoi Yahvé a béni le jour du sabbat et l’a consacré. » Et juste après, vous avez : « Honore ton père et ta mère afin d’avoir longue vie sur la terre que le Seigneur ton Dieu te donne. »

Remarquez que dans tous les préceptes du Décalogue, il n’y a que deux préceptes qui soient positifs. Ce sont ces deux-là et ils se trouvent au centre.
Tous les autres sont négatifs : « Tu n’auras pas d’autre Dieu… » « Tu ne feras aucune image… » « Tu ne tueras pas… » « Tu ne commettras pas d’adultère… », etc.

Ce sont les préceptes centraux qui portent tout le reste. Le shabbat d’abord, mais vous voyez que dans le shabbat est inclue la maisonnée. Puisque ce qui est en repos, ce n’est pas seulement soi, mais aussi son fils, sa fille, ses serviteurs et l’esclave qui travaillerait et l’étranger chez soi, même. Et les bêtes aussi doivent se reposer.

Cela signifie que la vie est reçue de Dieu, dans le shabbat, mais elle est aussi reçue de nos pères. Et c’est l’autre aspect qui nous dérobe à l’hyper activisme ou au règne de la compétitivité ou de la concurrence. La seule manière – Finkielkrault le disait – de ne pas être un fils de son temps, c’est d’être un fils de ses pères. Et vous voyez cette résistance de l’Histoire.

Si c’était seulement mon rapport à Dieu et mon rapport d’un corps purement individualiste à Dieu, bien sûr, il y aurait cette résistance, il y aurait ce shabbat, mais ce serait un peu désincarné et ce serait un peu gnostique.
Ce rapport, cette passivité devant la vie reçue de Dieu, je l’éprouve dans le fait que je reconnais aussi que je reçois ma vie d’une famille, d’une maisonnée, dans une maisonnée.

Ce point est particulièrement mentionné par Joseph Ratzinger, Benoît XVI, dans Jésus de Nazareth ou il reprend beaucoup les propos d’un rabbin, Jacob Neusner dans Un rabbin parle avec Jésus.

Voilà ce que dit le rabbin Neusner cité par Benoît XVI : « Ne pas travailler le jour du sabbat est plus qu’accomplir un rite avec une obéissance scrupuleuse, c’est une façon d’imiter Dieu. » Il dit clairement qu’être à l’image de Dieu, c’est d’abord et principalement une image sabbatique. « Et donc partie intégrante du sabbat non seulement sur le mode négatif », commente Ratzinger. « Le fait de s’abstenir de toute activité extérieure, mais positivement cette fois le repos, cette réceptivité active de la parole de Dieu, de la Souveraineté de Dieu qui doit aussi trouver une expression spatiale. » Et ce que dit le rabbin Neusner : « Pour observer le sabbat, il faut donc rester chez soi. Le renoncement à tout travail ne suffit pas, cela consiste aussi à se reposer et cela signifie sur le plan social que le cercle familial et domestique est rétabli un jour par semaine, cercle à l’intérieur duquel chacun est chez soi et où tout est à sa place. » Et comment Benoît XVI commente : « Le sabbat n’est pas seulement une affaire de religiosité personnelle, c’est le noyau d’un ordre social. Ce jour fait de l’éternel Israël ce qu’il est : le peuple qui se repose le septième jour de sa Création, comme Dieu l’avait fait après le Création du monde.

Dans ce contexte, il serait sans doute opportun d’amorcer une réflexion sur notre société contemporaine et de considérer combien il serait salutaire que les familles puissent passer une journée ensemble et fasse de leur maison le foyer et le lieu de l’accomplissement de la communion dans le repos de Dieu. »

Remarquez que notre époque détruit spécialement l’espace familial, parce que maintenant, vous pouvez être chez vous et être toujours dehors. Le philosophe Peter Henders montrait comment la télévision s’était substituée à la table familiale. On n’est plus autour de la table, on est en parallèle face à l’écran qui nous bombarde, comme des fusillés.

Cette juxtaposition, le fait que la famille ne se recentre plus sur elle-même – maintenant, avec Internet, un mari rentre chez lui et continue à être dehors à travailler, une femme continue à faire du shopping… chacun a son écran dans sa chambre. – de telle sorte qu’il y a une vision anti-sabbatique du foyer, qui n’est plus un foyer ! Qui n’a plus de foyer, qui est décentré.

Vous remarquerez que depuis qu’il n’y a plus de monde intérieur, qu’il n’y a plus de foyer, il n’y a aussi plus de monde extérieur. Il y a une disparition du monde puisque ce que nous connaissons nous arrive par la télévision. Est-ce que c’est là ? Est-ce que ce n’est pas là ? Est-ce que ça a eu lieu ? Est-ce que ça nous touche ? C’est difficile de dire le statut d’un événement. C’est un événement qui se passe au loin, un tsunami et l’on est dans notre salon, on peut manger des chips… Cela ne change rien … C’est un vrai problème.

À partir de là, que découvre-t-on ?
Vous remarquerez que le fait d’honorer ses parents – saint Paul le remarque –, c’est le seul commandement qui est assorti d’une promesse. « Honore ton père et ta mère et tu auras longue vie sur la terre que le Seigneur Dieu te donne. » Vous remarquerez qu’il y a une occurrence de la terre et que la terre est pensée, ici, comme un don. Et cette terre ne nous est donnée que dans la mesure où nous avons reçu notre vie de Dieu, mais nous l’avons aussi reçue de nos parents.

Cette dimension de réceptivité sabbatique est fondamentale.

À présent – bien sûr, j’ai beaucoup parlé de l’homme à l’image de Dieu par le shabbat –que vais-je dire sur la terre, parce que je n’en ai pas encore parlé. Mais il était très important de faire ce point anthropologique.

On voit bien que, déjà, l’enjeu, ce n’est pas de maîtriser la maîtrise mais de sortir de la logique du “tout maîtriser”. C’est dans une sorte de démission, dans une sorte de chômage qui irait contre la grève. Vous savez que la grève, c’est tout le contraire, c’est précisément une revendication liée au travail, au droit du travail.

Pour ce qui est du sabbat de la terre, c’est le sujet d’une grande partie de l’Exode, mais qu’on retrouve principalement à la fin du Lévitique.

La Tora est composée de cinq livres. Désormais vous êtes avisés que c’est le milieu qui importe et qui supporte le reste. Alors, qu’est-ce qui est au milieu de la Tora ? C’est précisément le livre du Lévitique encadré d’un côté par Genèse et Exode et de l’autre côté par Nombres et Deutéronome.

Ce livre, – mal nommé parce qu’il ne concerne pas seulement les prêtres, il concerne tout homme en Israël et il a même tendance à critiquer le cléricalisme ! – dès le début, parle des offrandes libres, et à la fin des poids et mesures, des choses qui échappent à la main des prêtres.

Et dès le début, il est parlé du danger d’accaparement du rituel par les prêtres, avec la mort de Nadab et Abihu, deux fils d’Aaron, qui offrent à Dieu un feu qui n’est pas réglementaire et qui sont foudroyés.

Au centre du Lévitique, il y a la cérémonie de l’expiation, la fête de Kippour, du grand Pardon.

Et, à la fin du Lévitique, comme ce qui vient le clore – à part quelques remarques sur les poids et mesures et la justice – il y a la référence au sabbat de la terre et au grand Jubilée.

Ce sont des textes importants, des textes majeurs qui correspondent au grand sacrifice d’Israël et ce sont des textes trop ignorés.

On peut s’interroger sur le personnalisme chrétien et la tendance à oublier que la Bible n’est pas une sorte de vignette morale qui concernerait la vie individuelle, qu’elle contient aussi un code politique et même écologique, même si c’est sous un mode utopique parce qu’irréalisable, c’est un horizon pour une collectivité et pas seulement un individu qui aurait à se sauver.

La question de la terre est fondamentale et on la retrouve à plusieurs reprises.

Vous avez notamment des réflexions sur le bord, la bordure. La première occurrence liée à « laisser reposer la terre », dans le Lévitique, concerne le fait de ne pas moissonner la bordure de son champ. Lévitique XIX, 9 : « Lorsque vous récolterez la moisson de votre pays, vous ne moissonnerez pas jusqu’à l’extrême bout du champ. Tu ne ramasseras pas la glanure de ta moisson, tu ne grappilleras pas ta vigne et tu ne ramasseras pas les fruits tombés dans ton verger, tu les abandonneras au pauvre et à l’étranger. Je suis le Seigneur votre Dieu. »

C’est ce qu’on trouve dans ce chapitre XIX et il est organisé aussi comme une ménora. Il y a six commandements, non plus à propos de ce qui pousse sur la terre, mais de ce qui pousse sur la peau, la barbe. Lv. XIX, 27 est exactement le symétrique : « Vous n’arrondirez pas le bord de votre chevelure et tu ne couperas pas le bord de ta barbe. »

Vous savez pourquoi les juifs portent des papillotes ? précisément par respect de ce commandement-là.

Et il y a une analogie : je reconnais que la terre n’est pas entièrement à moi, je l’ai reçue et donc je ne vais pas avoir une mainmise totale. Je laisse les bords parce que, la terre, je n’en suis pas à l’origine. Et laissez ses bords, c’est précisément en vue d’une miséricorde. Je les laisse pour les pauvres et l’étranger.

Et se « laissez », ce shabbat, déjà, de la terre doit se voir sur le visage dans le « laissez pousser les bords de la chevelure ». C’est une analogie et c’est le signe du shabbat aussi.

Il y a un autre signe du shabbat, c’est le fait de ne pas consommer le sang. Vous savez que si on doit saigner la bête et si on ne doit pas prendre le sang, c’est pour dire que le sang appartient à Dieu. C’est Dieu qui est la source de la vie. Et cette source, je ne prétends pas avoir de mainmise dessus.

Mais la réciproque est aussi intéressante – Jacques Cazeaux le fait aussi remarquer – celle de dire aussi que l’homme ne se nourrit pas du sang des bêtes. C’est-à-dire que lui aussi, sa propre vie lui vient de Dieu.

Alors que vous avez des rituels païens et des modes diététiques qui consistent à boire le sang d’une bête pour régénérer ses globules. Il est dit précisément que l’homme ne tient pas sa vie du sang des bêtes. Il tient sa vie de Dieu. Et là encore, vous voyez cette réceptivité et cette dimension sabbatique.

J’en arrive au sabbat de la terre. Ce sabbat est mentionné au chapitre XXV. C’est un grand sabbat puisque c’est maintenant une semaine d’année qui est concernée. Et il est dit : « Lorsque vous entrerez au pays que je vous donne, la terre subira un shabbat pour le Seigneur. Pendant six ans, tu ensemenceras ton champ, pendant six ans tu tailleras ta vigne et tu en récolteras les produits, mais la septième année, la terre aura son repos sabbatique, un sabbat pour Yahvé. Tu n’ensemenceras pas ton champ et tu ne tailleras pas ta vigne, tu ne moissonneras pas tes épis, ils ne seront pas mis en gerbes et tu ne vendangeras pas tes raisins qui ne seront pas émondés. »

Voyez, on a l’analogie de la bordure. Vous aviez une bordure spatiale et maintenant vous avez une bordure temporelle, bordure au terme de six années. Et la septième année comme le bord du temps.

C’est intéressant, cette question du bord parce que c’est vraiment la limite entre le domaine de l’homme et le domaine de Dieu. Et cette limite entre le domaine de l’homme et le domaine de Dieu c’est la miséricorde. Parce que là encore il va être précisé dans l’Exode que le pauvre et l’étranger, et les bêtes aussi, pourront se nourrir du produit qui poussera sur cette jachère.

Notez bien que ce n’est pas une jachère qui a pour but de rendre le sol plus fécond, une jachère qui aurait pour but la productivité. Ce n’est pas du tout cela, c’est le dessaisissement même et ce dessaisissement peut avoir des conséquences désastreuses, parce qu’il est évident que, si on n’a pas assez accumulé dans les années antérieures, on se retrouve devant une possible famine. Alors, cette possibilité, ce risque-là, est envisagée, bien sûr, notamment dans le Premier livre des Macchabées où l’on apprend que ceux qui habitaient dans la forteresse de Bethsour ont dû évacuer devant les attaques de Lysias. Et pourquoi ? Voilà ce qui est dit [Premier livre des Macchabées, chapitre VI, verset 49] : « Ils n’avaient pas assez de vivres pour y soutenir un siège car c’était une année sabbatique accordée à la terre. » Il y a donc forcément un risque. Et l’on voit bien qu’il y aura un lien entre shabbat et martyre. Bien sûr, si mon sang vient de Dieu, je dois être prêt à le voir versé pour lui. C’est un risque.

On n’est plus dans la logique de prévention, d’extrême prévoyance. Bien sûr, on n’est pas dans l’imprudence puisqu’il nous est dit qu’il faut réserver pour cette année sabbatique. Mais on ne peut pas être dans une prévoyance absolument certaine. Il y a vraiment une remise de soi à Dieu et à sa Providence.

Ce sabbat de la terre est reçu selon le principe suivant : la terre m’est donnée comme une miséricorde de Dieu et, à cause de cela, je fais miséricorde aux autres, la septième année, puisque je donne les fruits qui poussent sur cette terre au pauvre et à l’étranger.

Je suis dans ce lieu qui est celui de la bordure, cette bordure toujours, qui est laissée à la miséricorde.

“Le Grand Sabbat”, c’est-à-dire le Grand Jubilé, vient ensuite.
Ce Grand Jubilé est annoncé par des multiplications du chiffre sept. « Tu compteras sept semaines d’année, sept fois sept ans, c’est-à-dire le temps de sept semaines d’année car cela fait neuf ans. Le septième mois, le dixième jour du mois, vous ferez retentir le son de la trompette, vous déclarerez sainte cette cinquantième année et déclarerez l’affranchissement de tous les habitants du pays. Ce sera pour vous un jubilée. Chacun de vous rentrera dans son patrimoine, chacun de vous rentrera dans son clan. »

Voilà une chose qui est très difficile à comprendre. À côté du shabbat, il y a un autre sacrement, pourrait-on dire, d’Israël, c’est le cadastre. Jacques Cazeaux est sans doute celui qui a le mieux pensé cela.

Chaque tribu des Hébreux, une fois qu’ils entrent dans la terre de Canaan, sur la terre d’Israël, a son territoire et chaque famille a son champ à l’intérieur de cette parcelle de territoire.

La seule tribu à ne pas avoir de territoire, c’est la tribu des prêtres, la tribu de Lévi, précisément parce qu’ils sont disséminés sur tous les territoires pour rappeler que l’installation n’est pas la finalité, que cette terre est reçue de Dieu, et qu’on n’habite pas d’abord dans une terre mais dans la justice de Dieu. Donc, les prêtres seront sans territoire.

Et que va-t-il se passer au moment du Grand Jubilé ?

Un pauvre qui a une dette, va aliéner son champ à un riche qui lui donne de l’argent. Il va y avoir des transactions pendant cinquante ans. Mais, au bout de cinquante ans, chacun retrouve, exactement, ce qu’il avait au départ.

Et vous comprendrez que chaque homme ne voit le jubilée qu’une fois dans sa vie. Comme si le passage d’une génération à une autre impliquait un shabbat, une sorte de remise à zéro des comptes, qu’il y ait cette possibilité-là d’offrir à la génération future (comme on dit aujourd’hui en écologie) ce nouveau départ. C’est vraiment très intéressant.

Jacques Cazeaux fait la remarque suivante à ce sujet : « La corne (l’iobèle : la trompette) aura d’avance sonné la démission d’Israël, son respect de l’espace sacré en vertu du cadastre. Celui-ci est le monument unique de la liberté. Seul il fait pièce à l’arbitraire des rois, aux latifundia des riches, au désir de tous d’avoir plus, et plus. »

Imaginez que nous ayons cette transaction : nous avons, nous échangeons, mais nous savons que, à telle date, dans trente ans (on se retrouve au milieu de la période de cinquante année), il nous faudra revenir à la situation initiale. Voyez le coup d’arrêt infligé au capitalisme sauvage, à une accumulation sans fin ! Coup d’arrêt marqué au libéralisme quel qu’il soit.

Mais c’est un principe de liberté, c’est-à-dire qu’on retrouve la donne initiale, que chacun retrouve le champ de ses pères.

Et il faut bien noter qu’il s’agit du champ, parce que les villes ne bénéficient pas de la restauration du Grand Jubilé. Les transactions qui ont eu lieu dans les villes sont inaliénables. Ou plutôt, il y a des aliénations qui sont définitives.

Il y a une différence entre la situation de la ville et la situation du champ, des campagnes, pour l’Hébreu.

Ce chapitre est suivi d’un autre chapitre, le chapitre XXVII. C’est un chapitre de bénédictions et de malédictions. Et à chaque fois, il est dit « Si vous respectez mes shabbats, alors vous serez béni sur cette terre. Si vous ne respectez pas mes shabbats, alors vous serez maudits. » Et l’on va de malédictions en malédictions croissantes, les maladies, les pestes et puis la guerre. Dieu dit qu’il punira au septuple nos péchés. Cela renvoie au shabbat, c’est vraiment à cause du non-respect du shabbat. Et l’on en arrive au sommet de la malédiction : « Vous périrez parmi les nations. Les pères et les mères mangeront leurs propres enfants. »

Cette idée d’être rejeté de la terre de Canaan est déjà mentionnée au chapitre XVIII, où vous avez une remarque très étonnante à propos de cette terre : elle va « vomir ses habitants ». Et d’une certaine façon, les Juifs ne sont pas mieux que les Cananéens, à partir du moment où ils se comportent comme des Cananéens. « Si vous rendez cette terre impure (ou ce territoire impur), ne vous vomira-t-elle pas comme elle a vomi la génération qui vous a précédée ? »

C’est très intéressant de voir cette idée de terre qui vomit. Jacques Cazeaux fait cette remarque. « Qu’une terre soit à l’abandon sauf à la suite d’une guerre, c’est là une idée neuve. » Généralement une terre nous vomissait parce qu’il y avait une invasion, l’on quittait cette terre. Là, c’est parce qu’il y a injustice.

Et il précise : « C’est ainsi que Canaan sert de leçon à Israël. Ce n’est pas exactement la terre des Cananéens qui serait devenue par la conquête la terre d’Israël, une terre qu’on pouvait croire l’espace ferme d’Israël. C’est une terre sensible, active, indépendante, séparable à son tour. Pour elle, tout habitant est d’abord un étranger à elle-même. » C’est très intéressant de voir que l’habitant, celui qui entre, n’entre pas comme tel en conquérant sur cette terre, c’est sous la condition de respecter le shabbat qu’il pourra y habiter.

Pour conclure : que retirer de ce parcours, de cet itinéraire à l’intérieur de la Bible et notamment du Livre du Lévitique ? Que signifie, pour l’homme, « habiter la terre » ?

Il ne s’agit ni d’une appropriation pure et simple, ni d’un exil.

La terre est un don, elle n’est pas notre demeure définitive. Dès lors, je n’ai pas à me l’approprier entièrement. Et l’enjeu, c’est de la laisser se reposer pour me tourner vers ce qui est plus élevé, vers ce qui transcende le domaine terrestre. C’est le sens du sabbat.

Si je prétends m’approprier la terre et y avoir une mainmise totale, c’est-à-dire oublier les shabbats de Dieu, j’encours l’ultime malédiction qui est précisément d’être en exil, dépossédé de cette terre.

Le paradoxe est que celui qui prétend posséder entièrement la terre s’en voit nécessairement dépossédé.

Et vous avez, à la fin du Lévitique, une parole tout à fait stupéfiante puisque cela finit d’une manière ironique [XXVI, 43] : « L’exil donnera un shabbat à la terre. » Autrement dit : vous n’avez pas voulu la laisser reposer, vous avez voulu en faire votre chose, votre propriété et non quelque chose qui est d’abord à recevoir ? Et bien, vous serez éliminés. Et la terre aura son shabbat, en votre absence, grâce à votre mort.

La terre a besoin d’un shabbat. C’est pour cela que la position de l’homme biblique n’est pas du tout celle d’une adhésion, d’une adhérence païenne à la terre. Elle n’est pas non plus celle d’une adhérence et d’une souveraineté dominatrices, pure et simple.

La dimension juste du rapport à la terre – c’est là où je reviendrai sur les catastrophes d’aujourd’hui – est apocalyptique. Cela semble paradoxal parce que l’on pourrait penser que le bon rapport à la terre est dans une vision édénique de retour au paradis, un peu comme les Américains ont pensé le retour à la terre. Ce n’est pas cela.

Je vous ai dit déjà ce qu’est la campagne pour le rédacteur de la Tora. Vous savez que, dès le départ, le fondateur des villes, c’est Caïn. C’est le grand architecte des villes. La ville est toujours, parce que c’est le lieu entièrement édifié par l’homme, le lieu d’une certaine réprobation. Et, je vous l’avais dit, les villes échappent à la restitution du Grand Jubilé. Ceci montre bien qu’elles sont comme à l’écart.

Par ailleurs, vous remarquerez que, lorsqu’on approche les textes apocalyptiques, il y a un rôle spécial réservé aux campagnes par rapport aux villes.

Chez Luc, au chapitre XXI,21 [je prends les Apocalypses synoptiques, c’est-à-dire les Apocalypses qui se trouvent dans l’Évangile et non dans le Livre de l’Apocalypse], vous avez ce passage : « Que ceux qui seront en Judée s’enfuient dans les montagnes ; que ceux qui seront à l’intérieur de la ville s’en éloignent ; que ceux qui seront dans les campagnes n’y rentrent pas. » On reste dans les campagnes, mais on doit s’éloigner de la ville et l’on ne doit surtout pas y retourner.

La campagne comme ce lieu de bordure, justement, qui n’est pas encore tout à fait sous la mainmise de l’homme.

L’horizon apocalyptique est justement ce qui permet un juste rapport à la terre. Pourquoi ? parce que c’est l’horizon d’un jugement et donc d’un Grand Jubilé. Le moment où chacun devra intégrer ses vraies possessions et non pas ce qu’il a usurpé par injustice.

Mais aussi l’horizon apocalyptique n’implique pas, puisque la terre est vouée à la grande catastrophe, que l’on doive l’abandonner, la mépriser. Il s’agit surtout de travailler la terre comme un don et reconnaître qu’avant d’être arable, elle est à contempler.

Cette terre, nous y sommes des passagers, mais c’est à cet endroit que doit s’éprouver la justice de Dieu. Et notre passage doit y creuser un sillon indélébile, puisque c’est à partir de ce sillon-là que l’homme est jugé. C’est à partir des semences qu’il aura faites, les semences de justice. Il n’y a pas un Au-delà qui correspondrait à une sorte de happy end qui ne serait pas fonction de ce qu’on a fait ici-bas.

Au contraire, c’est pour l’ici et maintenant qu’on pense l’Apocalypse. L’imminence de la fin, c’est précisément pour nous dire : que fais-tu ici et maintenant. Et vous remarquez que les textes apocalyptiques ne nous disent pas du tout de dédaigner la terre mais au contraire il est parlé de deux hommes qui travaillent dans un champ et dont l’un est pris et l’autre laissé. Ils travaillent, ils continuent à travailler dans le champ. Mais qu’est-ce qui s’est passé entre celui qui est pris et celui qui est laissé ? Celui qui est pris, c’est celui qui a accueilli le champ comme un don et comme quelque chose qui le faisait d’abord remonter à Dieu dans une louange avant d’en faire un moyen de performance et de productivité.

Ce n’est donc pas la technique qui est mauvaise ou dangereuse, mais le projet de pure maîtrise qui la sous-tend. Aussi est-il bon que, d’une certaine façon, la technique nous échappe.

Dans les évangiles apocalyptiques, ce qui vient des causes humaines et ce qui vient des causes naturelles est intimement lié. Vous avez des tremblements de terre et vous avez des guerres, le soleil s’obscurcit. Cela ressemble étrangement à notre situation où il y a une sorte d’intrication entre la technique et la nature, de manière impossible à dénouer.

Pourquoi est-ce que la technique nous échappe ? Parce que nous n’avons pas su opérer un dessaisissement. L’exil donne toujours le shabbat que nous n’avons pas su respecter. Et il est probable que la destruction totale, si elle a lieu, donne ce shabbat définitif à la terre.

C’est pour cela que l’enjeu n’est pas dans une recrudescence de la maîtrise, dans une meilleure gestion seulement, l’enjeu, c’est de changer notre regard, de le convertir et de reconnaître que la terre n’est pas qu’un lieu d’exploitation, c’est aussi un lieu de contemplation.

Il ne s’agit pas seulement d’une mainmise pour améliorer notre productivité sans dangers et sans risques, c’est au contraire savoir aussi se dessaisir pour faire de la terre le lieu d’un repos dans la communion.

Vous avez une pièce de Paul Claudel qui est assez méconnue et qui s’intitule Le Repos du septième jour.

Dans ce Repos du septième jour, il y a un empereur, l’Empereur de la Chine qui accomplit tous les rites. C’est un peu comme le jeune homme riche de l’évangile, sauf que c’est un jeune homme riche sans shabbat, pourrait-on dire. Donc, il accomplit tous les rites, il a tout fait, il est juste. Il juge avec justice les différents de ses sujets. Et cependant, voici que les morts se mettent à sortir de terre, à polluer les sources, à envahir les vivants et il ne comprend pas pourquoi. Et cet Empereur va descendre dans les enfers pour trouver la réponse. Voilà ce qu’il dit à la fin de l’acte II. Il rencontre l’ange de l’Empire, l’ange protecteur. Il lui dit : « Les morts viennent nous tourmenter, indique-nous le remède. » Et voilà ce que dit l’ange de l’Empire : « Celui qui est le principe de tout, celui qui est la cause de tout en est aussi la fin. C’est pourquoi l’homme composé d’un corps et d’une intelligence a été établi son prêtre sur le monde pour qu’il lui en fasse la préparation, l’offrande, le sacrifice et la dédicace, et que, l’ayant reçu dans ses mains, il le lui restitue. Six jours, donc, qu’il fasse son œuvre, nourrissant son corps et son esprit et le septième jour, comme un serviteur qui, ayant paré sa maison, y introduit son maître, qu’il élève les mains vers le ciel. Telle est la loi que vous avez transgressée et c’est pourquoi la terre, voyant que vous usez mal du dépôt qui vous est fait, veut reprendre en vous ce qui est à elle. »

Autrement dit, il ne suffit pas d’accomplir toute justice, il faut aussi reconnaître que nous ne sommes pas la source ultime de la justice. Et cela ne peut se faire que dans le dessaisissement du sabbat.

ÉCHANGE DE VUES

Henri Lafont : Je veux vous remercier de nous avoir montré par votre remarquable communication la richesse d’une Écriture que nous ne lisons peut-être pas avec assez d’attention.

Ne devrions-nous pas, à vous entendre, concevoir une certaine inquiétude nous qui, tant par le travail du dimanche, que par l’exode rural et par l’exploitation intensive de la terre, nous ne nous comportons certainement pas très sabbatiquement ? Quelle espérance nous donnez-vous ?

Fabrice Hadjadj : Je ne peux donner que des espérances terrestres. Nous savons où est le problème. La vraie question, je la décalerai. Il est sûr qu’on a méconnu cette dimension sabbatique. Cela vient-il d’une hérésie chrétienne ? Ça vient-il de l’insistance sur l’homme co-créateur ? Il allait y avoir une sorte de rupture avec la terre. Il fallait se détacher de la terre comme terre-mère pour s’ouvrir au Dieu comme père, transcendant. Mais il ne fallait pas réduire la terre à une sorte de pur matériau. C’est cela, ce qui s’est passé.

La question qui se pose par rapport au sabbat et au monde actuel et même du point de vue des politiques économiques – puisqu’il faut que je descende un peu des principes vers les contingences actuelles – c’est une question, que l’on peut critiquer, la question de la décroissance.

Il y a des penseurs actuels, qui sont honnis par les libéraux, dont la pensée est très difficile à soutenir : montrer que la croissance économique n’est pas l’enjeu fondamental. Et qu’il y a sans doute un enjeu, pas forcément de diminuer la production, mais peut-être de diminuer la consommation. La dimension du shabbat, c’est forcément dans cet ordre-là. La question de la disparition des ressources naturelles nous impose d’avoir cette logique-là.
Et vous remarquerez que le shabbat est une manière de ne pas tomber dans le malthusianisme qui, à mon avis, est vraiment la solution erronée. Ce que l’on peut craindre, par rapport à la disparition des ressources, c’est de conclure : « Il faut faire moins d’enfants. Il y a trop d’hommes sur la terre, donc on va s’autoriser à en exterminer quelques-uns. » Et, surtout, l’on va être dans une logique contraceptive, abortive, de haine de la famille.

Et, que se passe-t-il ? Il y a peut-être moins d’enfants, mais ceux qui n’ont pas d’enfant n’ont plus d’autre ressource que d’aller vers la consommation pour suppléer à l’absence de famille. Dès lors, la dévoration des ressources est encore plus grande ! Et c’est exactement l’inverse de ce qui est recherché. C’est là où il y a un retournement à faire.

La loi Neuwirth, qui a légalisé la contraception, a été promulguée juste après les rapports du Club de Rome et donc dans une période malthusienne. Il faut bien voir que cette loi est venue à partir d’une vision écologique générale. L’écologie date de cette époque-là ! L’on disait que l’on n’allait plus avoir de ressources. Donc l’on a cherché un moyen, la limitation des naissances, c’était donc par bonne volonté que l’on a fait cette légalisation-là.

Il faut y faire attention, il n’y avait pas que la logique de la libération de la sexualité, il y avait aussi cette logique écologique. Effectivement, c’est une réponse, mais c’est une réponse erronée. Ce n’est pas la bonne réponse.
La bonne réponse, elle est forcément dans la limitation d’une consommation et dans le fait qu’il puisse y avoir ce repos de la terre et donc aussi cette reconstitution de la famille.

Jacques Arsac : Il y a deux ou trois ans, ici, un conférencier a rapporté un dialogue entre l’abbé Pierre et un représentant de la CFTC, l’abbé Pierre disant : « Le travail, c’est comme le pain, cela se partage. » Le représentant syndical lui répondant : « Non, le travail, ça ne se partage pas, ça se multiplie. »
Et j’ai l’impression que c’est à nouveau la lutte entre le partage et la multiplication. Moi, j’avoue que je suis séduit par la logique de la multiplication.

Fabrice Hadjadj : Ce n’est pas une question que vous me posez, c’est une remarque que vous me faites… Elle ne tient qu’à vous.
Il est clair que j’ai quand même essayé ici de mettre en cause la logique du travail.

Lors d’une intervention, j’avais eu des réactions de directeurs d’entreprise disant : quand même, le travail, c’est très important. Les hommes perdent leur dignité quand ils ne travaillent pas. C’est par le travail qu’on est reconnu socialement. C’est par le travail que l’homme s’accomplit… Oui, six jours ! pas le septième.

La question, ce n’est pas seulement la question de la multiplication du travail, mais de la multiplication du repos. Et d’un repos qui n’est pas conçu comme un travail à domicile ! Puisque le propre des loisirs, c’est de consommer des produits de masse qui font encore marcher l’industrie, donc, c’est précisément du travail à domicile. Cela n’a pas d’autre nom. On a créé un système d’exploitation inégalé dans l’Histoire.

Vous savez qu’aujourd’hui, l’ouvrier est beaucoup plus protégé que le cadre. Le cadre doit faire des horaires inimaginables ! Ils restent jusqu’à 21 h, 22 h et ils sont dans une logique concurrentielle, c’est à celui qui restera le plus tard pour se faire remarquer. Cette logique d’autocontrôle, d’auto-surveillance est ce que Luc Botanski appelle « la nouvelle logique du capitalisme » qui est pire que la logique ancienne de surveillance hiérarchique. C’est comme si on était dans une société entièrement darwinienne de lutte pour la vie et c’est le meilleur qui survit. Et cela a été intériorisé.

Et l’on gagne de l’argent pourquoi ? Pour pouvoir ensuite le dépenser dans les supermarchés en achetant des biens qui font travailler justement l’entreprise.
Et des pères de famille ne voient pas leurs enfants de toute la semaine pour travailler.

Il y a quand même quelque chose de très singulier aujourd’hui. C’est pour cela que l’on ne pourra pas faire l’économie d’une ressaisie, non pas des pensées de gauche, mais des pensées de Marx qui avait pensé à cela. Mais Marx est piégé puisque l’anthropologie de Marx, c’est uniquement le travail qui fonde l’homme. C’est un juif qui a malencontreusement négligé la dimension sabbatique, puisque l’essence de l’homme pour Marx, c’est le travail,. Marx pense que l’homme, en travaillant la nature transforme la nature et se transforme lui-même. Donc toute l’Histoire est une histoire du travail et de rapports de production. Mais il y a une chose que Marx a entrevue, même s’il lui manque une anthropologie juste, c’est que, à cause de cela, l’exploitation par le travail est une dimension fondamentale et démoniaque.

Et cela a cours aujourd’hui à travers le loisir même. Autrement dit, autrefois l’ouvrier était aliéné parce qu’il faisait un travail abrutissant, et maintenant il y a une sorte d’aliénation par le loisir lui-même. Et le shabbat, c’est une alternative au loisir. Ce n’est pas le loisir.

Marie-Joëlle Guillaume : En vous écoutant, je pensais à la manière dont le magistère de l’Église a présenté la régulation des naissances, dès cette encyclique Humanae Vitae, publiée en 1968, qui a été si mal comprise. Ce qui n’est pas compris et que votre exposé éclaire beaucoup, c’est qu’il faut laisser un espace à la Providence, en l’occurrence, être prêt à accueillir un enfant même s’il n’a pas été absolument désiré. Il me semble qu’à partir de cette bordure du champ, de ce dessaisissement, nous avons peut-être un argument à trouver.

Ma question se situe dans le prolongement de ce que vous avez dit, mais peut-être encore plus concrètement.

Aujourd’hui où est en cause la question du dimanche, du travail du dimanche, du repos du dimanche, etc., quel argument fondamental donneriez-vous à des gens qui ne partagent pas, par ailleurs, l’attitude spirituelle qui en est le soubassement ? Il est paradoxal qu’on puisse constater l’absence de cette attitude spirituelle, si l’on songe que nous sommes les héritiers d’un Occident forgé par le fameux « ora et labora » des Bénédictins, qui a induit tout un sens de l’équilibre dans les activités humaines. Mais enfin, on constate qu’aujourd’hui il y a des conflits d’intérêts, et une relative incompréhension du sens profond des choses. Comment faire, selon vous, pour aider nos contemporains à mieux saisir et à respecter le sens sabbatique du dimanche ?

Fabrice Hadjadj : À mon avis, il y a deux choses.

L’attitude spirituelle. Tout homme a une attitude spirituelle, qu’il le veuille ou non. S’il n’avait pas d’attitude spirituelle, il ferait peut-être moins de mal, ce serait un animal docile, en tout cas il suivrait par instinct. Maintenant, il y a de bons esprits et de mauvais esprits.

Je crois profondément que tout homme sait très bien que l’essentiel n’est pas dans le travail et dans la consommation. Il voit que l’essentiel est dans ces moments qu’on ne peut pas monnayer, moments d’amitié, de contemplation, de présence mutuelle, de communion… Tout homme le sait. Donc, on peut faire confiance de ce point de vue-là aux ressources humaines.

Cependant, j’ai une vision pessimiste, les désastres qui nous attendent vont bien nous forcer à un shabbat. De toute façon, la destruction ou l’exil donnera un shabbat à la terre, et nous n’aurons pas le choix. Quand on verra toutes nos belles infrastructures détruites par une circonstance ou par une autre, il faudra bien se rendre compte de l’essentiel. Je crois beaucoup au magistère de la catastrophe.

Nicolas Aumonier : Permettez-moi une question complètement décalée. Est-ce que Babel, c’est le shabbat forcé ? Et est-ce que, du coup, la Pentecôte, c’est un shabbat forcé, mais dans l’autre sens ?

Fabrice Hadjadj : J’ai voulu parler du shabbat plutôt que d’entrer dans la rhétorique de la charité. J’aurais pu parler de l’Amour, après tout.

Si j’ai fait exprès de prendre un mot juif, le shabbat plutôt que le dimanche, c’est parce que les textes sont là. Même si le shabbat s’est transposé le dimanche, du fait de la Résurrection le troisième jour, pour les chrétiens.
Toute la Bible, la Tora spécialement, ne cesse de nous parler de ce problème-là. Et finalement, Babel, c’est cela.

Bien sûr, voir la symétrie entre Babel et la Pentecôte, c’est un thème, disons, classique. Mais un don des langues qui n’est pas universel qui supposerait une langue construite, une langue d’ingénieur pourrait-on dire, puisque chacun entend dans sa langue maternelle au moment de la Pentecôte. Cela, c’est le grand mystère de la Pentecôte, c’est qu’il y a une universalité dans le respect des différences.

Ce que je voulais dire sur le lien entre sabbat et charité : pourquoi est-ce que j’ai préféré ce premier mot ? Parce que souvent “charité” est compris comme un mot d’origine humaine. Or le propre de la charité théologale, c’est autre chose, c’est reconnaître que l’autre est appelé à la béatitude divine. Et donc, je vais aimer l’autre comme un dieu à venir, comme quelqu’un sur qui le mystère de Dieu pèse de manière insaisissable pour moi. Et c’est pour cela que dans la charité il y a quelque chose qui est de l’ordre du dessaisissement, qui est de l’ordre du shabbat au sein même de l’amour, c’est-à-dire qui laisse l’autre être avec Dieu et non pas moi, mon projet, mon projet même de rencontre de Dieu avec lui. Voilà pourquoi, je pense que même cette notion de charité doit se fonder sur la notion de shabbat.

Philippe Laburthe-Tolra : Une remarque par rapport à la Bible qui dit qu’on se repose le dernier jour de la semaine. Il y a un décalage révolutionnaire chez les chrétiens, c’est quelque chose qui m’a toujours frappé. Il n’ont plus leur repos le septième jour au sens biblique du mot ; le dimanche est le premier jour de la semaine. (Feria Prima dans les livres liturgiques en latin).

Fabrice Hadjadj : Le Christ ne vient pas abolir, mais accomplir. Donc, il est clair que rien n’est effacé et lorsqu’il dit le shabbat est pour l’homme et non l’homme pour le shabbat, quand bien même il semble violer le shabbat, il rappelle que la bordure, c’est la miséricorde. Et cela, il le rappelle dans cette dimension de charité.

Donc, Jésus ne fait que répéter les Écritures. Il n’est pas en train de les abroger, de faire une rature. Il n’est pas en train de dire : je vais vous proposer autre chose. C’est cela qui est très impressionnant !

Regardez : aux disciples d’Emmaüs, il recommande les Écritures et ce n’est pas le Nouveau Testament qu’il leur recommande. Et puis, au moment de la parabole du pauvre Lazare, que se passe-t-il ? Le riche dit : faites ressusciter Lazare d’entre les morts. Et quelle est la réponse d’Abraham ? Ils ont déjà Moïse et les prophètes, s’ils n’écoutent pas Moïse et les prophètes, ils n’écouteront pas celui qui est ressuscité d’entre les morts.
Donc, il n’y a aucune abrogation. Il y a eu, pour le Chrétien, le fait que la Révélation s’accomplit dans le Christ, et que c’est dans la vie avec le Christ que s’accomplit le véritable shabbat.

Le rabbin Neusner pose la question dans son texte sur Jésus : est-ce que le Christ a retiré quelque chose des commandements ? Il répond : rien. Est-ce qu’il a rajouté un commandement ? Il répond : non, aucun. Alors, qu’a-t-il fait, qu’a-t-il rajouté ? Il répond : lui-même. Voilà la grande différence ! La grande différence, c’est le mystère de l’Incarnation. C’est la Tora qui vient s’incarner d’une certaine façon et qui vient de passer de l’écoute au toucher, presque à la manducation eucharistique, au sacrement. Mais il n’y a pas de transformation.

Je pense que, s’il y a eu hérésie chrétienne, c’est peut-être par ce déplacement que vous précisez. Mais on a pu croire peut-être, comme dans l’hérésie marsioniste, que le Nouveau testament abrogeait l’Ancien ou qu’il y avait une opposition entre l’ancien et le nouveau. Ce n’est pas le cas !
Donc, tout ce que j’ai dit sur le shabbat est vrai pour le dimanche ; c’est même la vérité du dimanche.

Michel de Poncins : Vous avez dit, je crois, que si l’on utilisait trop bien les techniques, l’on créerait un paradis sur terre, dont Dieu serait absent : j’ai même l’impression que vous avez parlé d’un paradis païen.

J’ai des doutes là-dessus et je voudrais vous demander de m’expliquer. En fait, nous sommes là pour faire la volonté de Dieu et de ce fait gagner la vie éternelle ; c’est certes très difficile et saint Paul lui-même se plaignait de ne pas y arriver : il faudra compter sur la miséricorde de Dieu qui est infinie.
Mais il semble que si l’on faisait la volonté de Dieu dans toute circonstance, on utiliserait très bien les techniques car nous avons le commandement de maîtriser la terre : le monde ainsi organisé serait plus agréable qu’aujourd’hui et plairait à Dieu.

Par exemple, il y a un problème voisin. L’Évangile est rempli d’appels à la paix, que les anges ont chantés à la Nativité. Pour suivre l’Évangile, il faut faire la paix avec nous-mêmes, la paix avec notre famille, la paix avec les autres, la paix entre les nations. Ne croyez vous pas que ce monde nouveau de paix plairait à Dieu ?

Bernard Seillier : Toutes nos tentatives humaines, temporelles, politiques restent au niveau de la maîtrise de notre monde. Nous avons eu, par exemple, l’eugénisme, maintenant, c’est le principe de précaution, l’on fait tout pour garder un principe qui préserve notre petit monde dont on ne doit pas sortir. Or ce dont il s’agit, c’est de changer d’ordre, de passer à un autre ordre.

Nous sommes frappés par le livre de Clément d’Alexandrie, Le pédagogue où toutes les images sont des images de pédagogie pour nous faire comprendre qu’il faut changer d’ordre.

Et à ce sujet – c’est ma question – je suis très impressionné et fasciné par l’offrande de Caïn et d’Abel. L’une est acceptée et agréée, l’autre ne l’est pas. Et personnellement, j’ai imaginé une explication. L’offrande qui n’est pas acceptée, c’est celle du cultivateur qui peut penser que tout vient de lui, alors que l’éleveur, Abel, ne peut avoir ce sentiment. Celui qui connaît un peu l’élevage sait que l’homme ne possède pas totalement la génétique animale. La reproduction animale se passe de nous. Je me demande si ce n’est pas une explication, mais c’est une question.

Jean-Luc Bour : Je reviens sur la question du travail le dimanche. Depuis toujours de nombreuses personnes travaillent le dimanche (hôtellerie-restauration, commerces de proximité, transports, hôpitaux, usines en continu, services 24/24, police, armée…). La question du sabbat est celle d’une journée de repos ; ce point est couvert par l’obligation légale d’avoir chaque semaine 48 heures de repos consécutif.

Par contre la question du travail du dimanche pose le problème de faire le sabbat ensemble, et en particulier en famille comme vous l’avez dit dans votre exposé. Si le sujet du travail du dimanche revient en débat, n’est-ce pas le fait de la disparition de la famille – divorce, individualisme -, et l’origine du problème est ainsi la perte du sens de la famille.

Est-ce que le travail de réflexion et de pédagogie ne doit pas être d’abord sur le sens de la famille pour essayer de retrouver une communauté au sein de laquelle femme et homme peuvent trouver un lieu de paix, de resourcement et d’amour, à l’image de la rencontre de Dieu.

Fabrice Hadjadj : La deuxième question me permet de vous répondre, je n’ai pas dit qu’il fallait ne rien maîtriser, j’ai parlé d’un changement d’ordre. C’est-à-dire que la maîtrise n’est pas l’horizon ultime. Il y a cette dimension de sanctification au sein du repos et au sein de six jours de maîtrise, mais c’est une étape.

Ce n’est pas la maîtrise qui est sanctifiée, c’est cela qui est très étonnant et cela a des conséquences incalculables. Par exemple : est-ce que la morale a dit son dernier mot dans la maîtrise de soi ? Beaucoup ont fait une morale chrétienne de type stoïcien. Et, en réalité, ce n’est pas le dernier mot de la morale chrétienne. Puisque la morale chrétienne, comme le dit Pascal, elle est concupiscence et grâce. Autrement dit, ce n’est pas seulement une morale des vertus, c’est une morale où l’on se casse la figure. Et en péchant, on découvre notre nullité et l’on s’ouvre au dessaisissement et à la grâce. Et souvent, c’est la catastrophe qui nous révèle notre ressource pour nous remettre à Dieu.

Le catastrophisme dont j’ai parlé, c’est un catastrophisme apocalyptique, au sens étymologique, cela veut dire une révélation. Ce n’est pas un désastre pour le désastre, c’est un désastre où l’astre tombe mais où il nous révèle aussi une lumière.

Pour ce qui est du cultivateur, il y a beaucoup d’interprétations possibles. On est vraiment face au premier homicide. Et donc, quand il s’agit de penser au premier homicide, on a forcément concentré là toutes les possibilités d’homicide à venir. C’est quand même dans le premier qu’on contient tout le reste. Il y a beaucoup d’interprétations possibles.

Dans mon prochain livre, je propose une interprétation qui est un peu différente, c’est que le premier, Caïn, a été éduqué par sa maman pour racheter la faute des parents. Il y a donc une sorte d’emprise sur lui, c’est pour cela qu’elle dit : « j’ai acquis un homme ». Et elle a un rapport possessif, c’est vraiment lui qui doit racheter la faute, donc tout pèse sur lui. Et quand il rencontre le premier échec, il ne le supporte pas. C’est une interprétation familiale !

On peut insister sur le berger plutôt que sur le cultivateur, les deux images existent. Mais il est vrai qu’Abraham est un berger. Mais il faut surtout insister sur le fait que, même si on est cultivateur, on est un hôte sur la terre donnée par Dieu. Et en tant que cultivateur et en tant que berger, la vie est essentielle.

Pour ce qui est de la génétique, il est vrai que la première manipulation génétique se fait dans la Bible à propos d’un troupeau, quand Jacob est chez Laban et qu’il fait le tri entre les bêtes chétives et celles qui ne le sont pas (Genèse XXX, 37, 43). Il y a un souci de maîtrise, déjà présent.

Pour ce qui est du rapport entre le shabbat et la famille, ce que vous avez dit est fondamental. Bien sûr, il faut travailler pour la famille et la famille est un contre-pouvoir au politique. Mais vous savez bien que le but du démantèlement de la famille, l’individualisme en fait, c’est de faire des individus qui sont impuissants et manipulables et qui peuvent former des masses pour une société totalitaire.

On voit bien comment la Convention a pu produire un nationalisme haineux, des levées en masse, des mobilisations générales, avec deux lois fondamentales, la loi Le Chapelier qui supprime les corps intermédiaires et leur reconnaissance politique et puis la légalisation du divorce, le divorce affaiblissant finalement l’individu puisqu’il n’a plus de lieu comme une famille où se reposer, où se recomposer face au pouvoir. Et dès lors, l’homme n’est plus que la chose du pouvoir, ou de la publicité, ou de la propagande, ou de tout ce que vous voulez.

Cependant, il y a deux dangers. D’une part le danger des Chrétiens et même des Juifs orthodoxes aujourd’hui, ce serait de tomber dans le « familianisme », c’est-à-dire de faire de la famille une fin. Or l’homme ne se déploie pas, ne s’épanouit pas pleinement dans une famille, il est fait pour la cité, Aristote l’explique bien. La famille est une entité de base, fondamentale, mais elle n’est pas la communauté finale.

Et je pense que non seulement le « familianisme » peut être dangereux, mais on ne se rend pas compte qu’il est sans doute à l’origine de certains désastres, d’une certaine dislocation de la famille. L’idée que l’entité, c’est la famille et que tout doit être fait pour qu’elle se porte bien, que tout aille bien, entraîne que l’on programme les naissances, que l’on en élimine certaines… parce que l’on veut avoir la famille idéale. C’est un vrai problème.

Donc la famille est un enjeu fondamental, mais il n’est pas ultime. C’est une base, c’est la base. Mais je crois que nous en sommes arrivés à un tel degré que ce n’est que par le haut et par le surnaturel que la famille se reconstituera, c’est-à-dire par des individus qui vont simplement découvrir la grande communauté de la foi, qu’elle soit la communauté dominicale chez les Chrétiens ou la communauté sabbatique chez les Juifs.

Si je devais parler un peu de mon propre itinéraire, il est clair que je n’avais aucune vision familiale ! Je ne croyais pas en ce monde, ni en la famille, ni au fait d’avoir des enfants. Je suis un jeune de mon temps. Autant s’éclater avant que tout explose ! C’est à partir de la foi que tout s’est reconstruit, ma raison, mon ouverture à la fécondité.

L’on va retrouver quelque chose d’analogue aujourd’hui. Cela ne peut pas se faire par une affirmation directe. Pour moi, le problème majeur c’est que personne ne parle de la sexualité sur des bases anthropologiques normales. L’Église a tendance à défendre une morale naturelle et bien sûr, personne d’autre ne le fait, donc il faut bien qu’il y ait des gens d’Église qui le fassent. Mais le problème c’est qu’on se retrouve souvent en retard sur l’annonce de la miséricorde. Il faut en effet dire ce qui est vrai : voilà ce que doit être la famille, le divorce c’est mal, la contraception c’est mal, l’avortement c’est mal. Mais il faudrait avoir dit : tu as avorté, mais Dieu t’aime et t’accueille et veut te renouveler. Nous sommes tous des pécheurs et l’on doit s’ouvrir à la miséricorde de Dieu. Et l’annonce de l’Évangile, c’est d’abord l’annonce de notre misère pour l’annonce d’une miséricorde !

Voilà pourquoi je crois que la restauration ne peut se faire que par le haut, c’est-à-dire par le surnaturel et par la miséricorde.

Séance du 13 décembre 2007