Par Catherine Labrusse-Riou, professeur des Universités

Michel Berger : On ne peut mieux justifier, Madame, la place de votre communication dans le cycle défini cette année par notre Académie, sous le titre L’homme et la nature qu’en citant un extrait de l’introduction de votre livre Ecrits de bioéthique. Cet ouvrage réunit vos principaux travaux et Madame Fabre-Magnan qui présente ces textes, en en faisant la synthèse, écrit : « dans sa quête pour se rendre maître de la nature, l’homme occidental en vient à récuser la notion même de nature humaine et ne veut plus comprendre les raisons d’interdire et de s’autolimiter » Et elle ajoute : « Le seul souci qui a toujours animé Catherine Labrusse-Riou est que l’humanité de l’homme soit préservée. (…) Le juriste a un rôle à jouer pour protéger cette humanité afin, tout simplement de rendre possible la vie, car c’est bien cela qui est en jeu ». Une note souligne que ethos, en grec, signifiait également la demeure et que l’éthique peut alors être comprise comme ce qui permet de rendre le monde habitable. Nous sommes bien au cœur de notre thème

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Dans son discours de réception à l’Académie Française, en novembre 1997, le professeur Jacob observait, je le cite : « En science, la première moitié du XXè siècle a été dominée par la physique, la seconde moitié par la biologie ». L’évolution des biotechniques a été extrêmement rapide. Le professeur Jean Bernard, le professeur Testart utilisent le terme de révolution et l’on peut noter que pour ce dernier « la grande révolution fut l’extraction de l’ovule hors du corps de la femme et sa mise à disposition in vitro ». Comme il est d’ordinaire en la matière, chacune de ces avancées a suscité l’admiration et l’effroi, le désir et la peur. Alors que, jusque là, l’impossible suffisait à justifier l’interdit, la question se posait désormais – et elle était posée par les acteurs eux-mêmes – de la limite à imposer aux manipulations rendues possibles. La science biomédicale s’est trouvée en attente d’un cadre juridique.

La rapidité avec laquelle on est passé de l’ordre du fantasme à celui du possible explique que le législateur a préféré des lois ad experimentum, régulièrement révisables, laissant penser qu’il manquait de certitude dans ses choix. Or, s’il ne faut légiférer qu‘en tremblant selon le conseil du doyen Carbonnier, la peur ne devrait pas paralyser le décideur. Dans le même temps on a créé le terme de bioéthique, exprimant par là que l’on ne pouvait se satisfaire de la déontologie. On laissait entrevoir que l’éthique s’ajuste sur la biologie, ce qui n’est pas sans lever quelques incohérences. Le professeur Jean Bernard, dans son livre De la biologie à l’éthique, après avoir évoqué l’écheveau assez infernal où s’entrelacent données biologiques, médicales, éthiques, religieuses et financières, caractérise les expérimentations sur l’homme comme « moralement nécessaires et nécessairement immorales ». Vous nous disiez l’autre jour qu’il y avait chez le professeur Bernard un cloisonnement entre science et éthique, entre science et culture. C’est une attitude aujourd’hui fréquemment rencontrée.

Pour reprendre le titre de l’un de vos ouvrages, le droit s’est donc trouvé saisi par la biologie. Mais le fondement du droit n’est-il pas mis en cause aujourd’hui ? Quelles sont les perspectives juridiques en matière biomédicale ? Tel est le thème de votre communication. Docteur en droit, agrégée de droit privé et de sciences criminelles, vous avez participé dès sa création, en 1983, au Comité Consultatif National d’Ethique et vous nous disiez tout l’intérêt et toute l’importance que vous attachiez au travail pluridisciplinaire tel qu’il est mené au CCNE. On peut en effet s’inquiéter de la place prépondérante que prennent les experts de la recherche dans nombre de commissions, et notamment dans l’Agence de la biomédecine. Vous avez été membre des principales instances se préoccupant d’une éthique de la santé et des sciences de la vie. Avec la Commission de Guy Braibant, vous avez participé au rapport De l’éthique au droit, en 1988, point de départ de la première loi de bioéthique. Vous avez été membre du Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies, et de la Commission du génie biomoléculaire. Vous co-dirigez la collection Thémis Droit, aux PUF et vous êtes professeur à Paris I Panthéon – La Sorbonne depuis 1987.

J’ai cité le livre Ecrits de bioéthique qui rassemble l’essentiel de vos publications, notant qu’il était précédé d’une introduction comportant une très intéressante synthèse de vos travaux. Dans cette introduction, Madame Fabre-Magnan relève, je l’ai citée, que votre premier souci était que l’humanité de l’homme soit préservée. Elle ajoute alors que dans ce monde vivant et donc en perpétuelle évolution, cette humanité de l’homme est sans cesse à inventer. Ce dernier propos n’est-il pas provocateur ? Mais nous n’en sommes pas à la période des questions et nous vous écoutons.

Catherine Labrusse-Riou : Tout d’abord, je voudrais vous remercier de l’honneur que vous me faites de m’inviter dans votre association pour réfléchir ensemble sur des questions qui sont loin d’être closes par des réponses univoques.

Sous ce titre générique « L’homme et la nature », vous avez choisi une des questions, un des thèmes les plus cruciaux du monde moderne qui se présente sous des jours très divers selon les diverses relations que l’homme entretient avec la vie, sa vie, mais aussi les différentes formes de vie, végétale, animale, humaine.

Si j’avais à vous parler de la protection de la biodiversité, de la prévention des risques sériels agro-alimentaires, je n’aurais évidemment pas la même perspective que celle que je vais développer aujourd’hui en ce qui concerne la vision de la nature puisque, aussi bien, se développe, en droit de l’environnement, le principe de précaution, qui saisit la protection de la nature et de la vie dans des perspectives de long terme où la nature cesse d’être une sorte de matériau indéfiniment exploitable au regard d’utilités immédiates, et où la science y apparaît moins comme un moyen d’intervention directe sur la vie que comme une instance faite d’incertitudes qui signale des dangers plutôt que des progrès.

Sous le titre « La maîtrise de la vie », peut-être devrais-je préférer « la maîtrise du vivant » comme l’on dit aujourd’hui, car le vivant est devenu un substantif ce que, grammaticalement, il n’était pas, et qu’il est regardé comme un objet, une ressource biologique, que l’on manie au service en principe de la vie et de son amélioration, selon l’idée que l’on se fait de la vie humaine. Et par conséquent ce ne sont pas des questions comme celle de l’euthanasie ni celle de l’interruption de grossesse qui sont aussi un aspect de la maîtrise de la vie et de la mort, dont je vais vous parler aujourd’hui, mais plutôt des questions qui sont au cœur du développement scientifique et biotechnologique appliqué à l’humain et qui ont donné lieu à la naissance de cette discipline qui n’a encore ni véritable méthode claire, ni contenu ni domaine déterminé et que l’on appelle aujourd’hui la bioéthique, et, pour les juristes, le biodroit.

Le paradoxe de ces termes « bioéthique » ou « biodroit », doit être relevé car ces mots lient un indicatif, la biologie, c’est-à-dire les connaissances et les pratiques en matière de biologie ou de biomédecine, et l’éthique, ou le droit, qui visent à énoncer des normes ; comme on le dit en allemand, ces termes semblent confondre le Sein et le Sollen. Je me demande toujours comment on en est arrivé à parler de Lois bioéthiques (terme consacré avec la révision en 2004 des lois votées en France en 1994). Il y a là un raccourci qui brise l’écart entre un indicatif qui est de l’ordre du fait et le normatif qui est de l’ordre du jugement.

Or c’est bien un des problèmes essentiels auquel les politiques législatives ou les pratiques en général sont affrontées, car on veut des normes, mais des normes sans écart par rapport aux pratiques, par rapport aux faits ou par rapport aux notions sur lesquelles repose la science biologique. De plus toute norme est volontiers considérée comme une contrainte inacceptable si elle ne valide pas la pratique biomédicale désirée tandis qu’inversement le droit, les lois comme les décisions de justice, semblent souvent fascinés par les techniques biologiques ou génétiques au point de leur accorder un crédit excessif.

Je ne mets pas en cause ici l’ensemble du corps scientifique où des points de vue divers s’expriment. Mais on ne peut pas ne pas constater que le droit est « saisi par la biologie » (intitulé d’un ouvrage rédigé à partir des travaux de mes étudiants) et que celle-ci exerce une emprise sur le langage et sur les normes.

Prenez par exemple le mot « espèce humaine », entrée dans le code civil en 1994 (article 16-4). Quel sens cette réalité zoologique peut-elle avoir en droit ? Quel contenu normatif lui donner ? Qu’est-ce que « l’intégrité de l’espèce humaine » que le texte vise à protéger ? Quelles actions en justice peut-on intenter sur le fondement de ce texte ? Il faut inventer !

Bien sûr, cette absence d’écart entre l’indicatif et le normatif pose le problème du pouvoir.

L’indicatif a-t-il le pouvoir, c’est-à-dire : qui fait le droit ? Le pouvoir étant une maîtrise, la maîtrise de la vie ou du vivant implique-t-elle la maîtrise du droit sur la vie ou le vivant ?

Ceci me paraît – entre autres questions – poser au moins trois problèmes de caractère général que j’évoquerai avant d’exposer quelques cas dans lesquels la maîtrise de la vie ou la prétendue maîtrise de la vie pose, en droit, des questions cruciales qui mettent au jour la réalité des questions de bioéthique qu’une bioéthique officielle ou consensuelle masque consciemment ou inconsciemment.

I. De quelques problèmes d’ordre général
En premier lieu, la question de l’autonomie du droit par rapport à la science ou par rapport à la pratique médicale se pose dans un contexte nouveau. Je lie à cet égard la science et la médecine dans la mesure où la médecine repose de plus en plus largement sur la méthode expérimentale, c’est-à-dire sur l’expérimentation même si l’expérience (ce qui est autre chose) continue de dicter la conduite de nombreux médecins.

Ce problème de l’autonomie du droit, c’est-à-dire de sa distance qu’implique la faculté de jugement, notamment s’il s’agit d’établir des conditions à telle ou telle pratique ou des interdits à telle ou telle action, n’est pas neuf. On l’a toujours ressenti, la question s’est toujours posée de l’adaptation du droit à l’état des mœurs ou aux besoins factuels de la société, mais sans pour autant que le droit soit lié par les faits. Bien sûr, nous avons à régir des faits et la connaissance des faits est la première tâche du juriste. Mais la science en tant qu’œuvre de connaissance et la médecine en tant qu’œuvre de charité sont longtemps restées hors de l’univers juridique qui les considérait comme des bienfaits qu’il n’était pas question de limiter ; ainsi la finalité médicale ou scientifique persiste dans nos lois actuelles à justifier des actes qui en dehors de cette finalité constitueraient des infractions ou des actes illicites. De là à considérer que la fin justifie les moyens il n’y a qu’un pas qu’il était normal de franchir lorsque les moyens ne posaient pas de questions mais qui désormais fait problème lorsque les moyens passent par l’instrumentalisation des êtres humains voire le sacrifice, fût-il symbolique, de la personne humaine, fût-elle consentante.

Ce problème s’aggrave dans la mesure où la science, dans le monde occidental du moins, est posée comme une instance de vérité, même si nombre de scientifiques récusent cette croyance. Or en tant qu’instance de vérité, elle devient aussi instance de légitimité. C’est ainsi que le positivisme scientifique, justifié lorsqu’il ne concerne que la méthode, devient un positivisme philosophique qui a atteint le droit et les sciences humaines alors même que la méthode de démonstration ou d’argumentation n’a pas les mêmes finalités en science et en droit.

Dans d’autres époques, la légitimité était cherchée ailleurs que dans la science qui d’ailleurs n’a commencé véritablement qu’au XVIIe siècle. On connaissait les techniques et la technologie qui sont beaucoup plus anciennes que la science. Mais les critères de la légitimité dans la fabrication du droit ou les fondements des normes, même s’ils étaient toujours plus ou moins énigmatiques ou discutables, n’étaient pas cherchés dans une vérité de nature scientifique, c’est-à-dire démontrable objectivement.

C’est un problème fondamental parce que, si la science fait foi comme vérité, elle fait loi, presque inévitablement. Donc c’est une question fondamentale posée au juriste de savoir quelles sont ses sources et de quelle autonomie il dispose par rapport à ce que les faits scientifiques ou les connaissances véhiculent dans la société et dans les opinions. Il faut, bien sûr, connaître ces derniers, mais faut-il pour autant être les scribes d’un pouvoir scientifique ? J’ai découvert l’existence de ce « pouvoir » non institutionnel mais réel dans les diverses instances auxquelles il m’a été donné de participer. Or ce qui est en question, c’est l’emprise sociale du réductionnisme scientifique, d’un être humain réduit à ses gènes, d’un être humain dépouillé de sa subjectivité sur laquelle la biologie n’a pas grand-chose à dire, d’un être humain dont la subjectivité ne serait que le jeu mécaniste d’interactions neuronales, dont la parole ou le corps propre n’aurait pas de signification. C’est un enjeu de taille dans les formations médicales qui enseignent comment est fait ou comment fonctionne l’organisme mais qui ne connaît pas vraiment ce qu’est l’homme ou même le corps comme réalité non objectivable et indissociable de l’esprit.

La deuxième question concerne l’interprétation du pouvoir scientifique, non pas sous cet angle spéculatif, mais sous son aspect interventionniste sur la vie au moyen de la manipulation du vivant : depuis une bonne trentaine d’années les biotechnologies nous placent sans discontinuer en présence d’objets nouveaux ou de pratiques inédites : les procréations médicalement assistées par redistribution des gamètes, l’embryon humain in vitro, la sélection génétique des embryons humains, le clonage, mais aussi la fabrication de chimères homme-animal à des fins expérimentales autorisée depuis peu en Angleterre… Bref, la question est de savoir s’il s’agit là d’exemples d’une véritable rupture culturelle, rupture dans nos représentations, ou d’une simple évolution. Comment comprendre et interpréter ce qui se passe dans des pratiques qui suscitent autant de fascination que d’effroi, deux attitudes néfastes pour l’exercice du jugement à porter sur leur légitimité compte tenu de leurs effets pratiques et symboliques.

Les juristes n’aiment pas beaucoup les ruptures. En général les juristes absorbent les éléments nouveaux dans un système préexistant qu’ils tordent à leur manière et avec toutes sortes d’interprétations pour que le droit s’adapte à des réalités nouvelles. Il est difficile de parler de ruptures véritables en droit. Elles sont, en tout cas, rares. Peut-être y en a-t-il eu une en 1789, encore que, sous bien des aspects, on pourrait relever des continuités entre l’Ancien Régime et la Révolution, A. de Tocqueville nous l’a montré. C’est d’ailleurs une des vertus du droit que de maintenir des permanences au milieu des changements donc d’assurer des liens entre le passé, le présent et l’avenir. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’évolution ou que le droit est fixiste. Il s’adapte mais à sa manière et selon des logiques qui ne changent pas beaucoup.

Or il semble bien que le développement biotechnologique nous mette en présence de quelque chose qui est de l’ordre de la rupture dans la mesure où apparaissent des objets inconnus antérieurement, inédits, que nous ne savons pas comment qualifier. Nous n’avons pas, ou pas encore, les mots, les concepts ou les idées pour les faire entrer dans l’univers juridique.

L’embryon in vitro en est un exemple topique. Il faudrait penser l’embryon in vitro, mais nous n’avons pas de tradition, de structure, de concept qui nous permette de penser cette réalité-là qui est nouvelle et nous nous débattons sur ce qu’il est permis ou défendu d’en faire dans les laboratoires. Il est difficile de le penser par analogie avec l’embryon ou le fœtus in utero, c’est-à-dire en développement, situation qui a d’ailleurs elle aussi toujours embarrassé les juges lorsqu’ils devaient qualifier par exemple les produits d’avortements. Il en va de même du génome humain en tout ou en partie ou des implants électroniques dans le cerveau, il en ira de même de l’utérus artificiel si la machine voit le jour. De même que l’imprimerie a révolutionné la transmission du savoir, de même que l’informatique révolutionne les communications et donne naissance à l’homme « virtuel », de même les biotechnologies révolutionnent la vie, la nature, le pouvoir de l’homme sur ce qui apparaissait comme du « donné » et qui relève désormais du « construit ».

Il y a donc dans beaucoup de domaines des objets nouveaux qui posent au juriste des problèmes difficiles que nous appelons de qualification dans notre jargon, c’est-à-dire de conceptualisation en vue de les faire entrer dans les catégories juridiques à partir desquelles un système normatif s’applique. La qualification juridique ne colle pas nécessairement avec la réalité matérielle car elle vise à faire entrer les faits dans des normes donc à maîtriser ces faits en vue de mettre ordre et justice dans la jungle que peuvent être les rapports humains. Or si les frontières entre les catégories juridiques et principalement entre les personnes et les choses, ou entre les animaux et les personnes, s’effondrent, c’est le signe que des ruptures s’opèrent qui, pour être un temps insensibles ou refoulées, n’en sont pas moins profondes, sans que l’on puisse savoir quels effets en résulteront ni comment le droit se recomposera.

Se posent aussi des problèmes qu’on connaissait comme fantasmes ou comme des représentations imaginaires ; certains sont devenus des réalités, procréer après la mort grâce à la conservation des gamètes, changer de sexe ou choisir le sexe de son enfant, voire déterminer sa constitution génétique par diagnostic préimplantatoire au regard d’une normalité génétique, fabriquer des chimères. Les possibilités technologiques suscitent alors des désirs dont certains ont toujours habité l’imaginaire et formé des mythes. L’accès à ces possibilités est renforcé par les idéologies libérales qui inspirent par exemple le respect de la vie privée, la liberté individuelle, l’autonomie du sujet, ainsi que par le relativisme culturel ambiant qui fait obstacle à l’élaboration de limites objectivement fondées. Même si les cas sont en pratique minoritaires, ils bousculent les représentations et contraignent le législateur ou les juges à transformer le système juridique qui gouverne le droit des personnes. Sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, le transsexualisme, le droit à l’enfant, sont devenus des droits que les États doivent reconnaître.

Et on peut se demander s’il y a là l’accomplissement en quelque sorte d’un rêve occidental de fabrication de l’humain, qui était déjà là et qui prend corps aujourd’hui dans le réel. L’alibi thérapeutique qui couvre l’intervention médicale n’a guère de sens lorsqu’il s’agit par exemple de modifier les règles gouvernant l’état civil des personnes c’est-à-dire fixant l’identité des êtres humains.

Mais si on est dans l’ordre du fantasme, de la réalisation du phantasme, alors là, ce sont les psychanalystes qui nous amènent à réfléchir sur le principe de réalité pour ne pas devenir fous. Le droit peut épouser le fantasme puisqu’il est une œuvre humaine mais l’expérience prouve que la réalité résiste et se manifeste jusque devant les tribunaux : par exemple les enfants d’un homme ayant changé de sexe, ont sollicité d’un tribunal que leur acte de naissance ne soit pas modifié et que leur père reste un père quand bien même il était officiellement devenu une femme. Comme l’écrit Pierre Legendre, l’humanité ne laisse pas faire et il faut rechercher la face cachée des pratiques ; ainsi par exemple la résistance aux dons d’organes ou aux dons de gamètes malgré la sollicitation dont la population est l’objet au nom de la solidarité et du droit des malades.

La troisième question est enfin de savoir ce qu’il convient de faire face à un mouvement qu’il paraît vain de prétendre arrêter mais qu’il est nécessaire de canaliser et d’orienter vers des applications tolérables. Cela concerne directement l’élaboration des règles. Faut-il interdire ? Interdire quoi, et pourquoi ? Tant qu’on était dans le domaine de l’impossible, on ne se posait pas le problème d’interdire ce qui n’était pas possible, et cela pouvait être sans dommage laissé aux poètes et aux artistes. On pouvait être mécontent d’avoir cinq filles, mais le fait s’imposait. Désormais, il faut décider si et pour quelles raisons il est licite ou illicite de procéder au choix du sexe des enfants à naître. Et si les enfants ne sont pas contents du choix effectué par leurs parents, que se passera-t-il ? Quels nouveaux genres de conflits intrafamiliaux peut-on redouter ? Faut-il réparer le handicap de naissance non diagnostiqué pendant la grossesse en raison d’erreur fautive des médecins et des laboratoires ? Si oui sur quel fondement juridique ? Ce fut l’objet d’un débat violent lors de l’affaire Perruche. Faut-il laisser les juges user et abuser des preuves génétiques de filiation lors des procès visant à contester ou à établir une filiation ? Ces preuves paraissent irréfutables alors que les témoignages sont toujours douteux dans ce genre de procès. On est déjà allé fort loin dans une vision génétique de l’humain car il y a là un instrument de preuve qui fascine les juges et le législateur en matière civile ou criminelle et maintenant en matière de contrôle de l’immigration familiale. On voit monter la vérité biologique comme un critère de plus en plus important du lien de filiation au mépris de la parole humaine. D’un côté l’État s’en saisit à des fins de contrôle de la population, d’un autre côté les individus réussissent à accéder librement à la vérification des parentés malgré les lois qui cantonnent l’accès aux laboratoires à des hypothèses précises. Faut-il lutter contre le « tourisme procréatif » ou baisser les bras devant les procréations artificielles considérées comme illégales en France puisque la libre circulation des personnes permet d’obtenir en Belgique ce que la loi française interdit ? Les questions posées aux juristes sont nombreuses car s’y ajoutent aussi l’organisation de ce qui est permis et qui est loin d’être simple, qu’il s’agisse de l’expérimentation sur l’homme, de la procréation, de la définition de la mort, du statut des ressources biologiques humaines, etc.

L’enjeu plus fondamental n’est plus de fonder la règle sur la nature que l’on ne peut plus tenir pour inviolable et qui ne l’a d’ailleurs jamais été, mais de rechercher quels maux se dissimulent derrière le bien que constituent la science et la médecine. Il me semble que nos sociétés sont abusivement inspirées par un utilitarisme purement factuel au détriment des valeurs symboliques qui fondent l’humain et l’institue en tant que tel. Comme le symbolique ne se prouve pas, en tout pas par l’expérimentation, il se trouve en position de faiblesse lorsque l’on cherche à le préserver. Pourtant, l’étude casuistique des hypothèses concrètes, où l’on peut déceler des dangers pour l’homme, peut permettre l’argumentation de réponses prudentielles de la part du droit.

II. À propos de quelques cas

La bioéthique est née en France avec le développement de la fécondation in vitro et les diverses techniques par lesquelles il devenait possible de faire naître des enfants au sein de couples stériles. C’est à cette occasion que fut créé le Comité national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé. La procréation dite assistée n’épuise pas, loin de là, les questions de bioéthique, mais c’est elle qui s’éloigne le plus des procréations dites naturelles (certains disent même traditionnelles). C’est elle qui rend des embryons humains disponibles pour la recherche ou pour une sélection génétique. C’est elle qui délie les fils de la filiation en cas de dons de gamètes ou qui brise le temps entre la conception et la naissance. Les questions qu’elle pose et les solutions que l’on a adopté en 1994 puis en 2004, appellent maintes observations dont je ne retiendrai que celles, plutôt critiques, qui révèlent l’envers de la maîtrise, sans méconnaître que, dans bien des cas, l’arrivée d’enfants chez des couples qui ne pouvaient en avoir est un bonheur et un succès (encore faut-il compter avec les nombreux échecs et les contraintes physiques et psychiques de telles conceptions).

En 1994, le législateur, suivant en cela la déontologie des CECOS mise en place dès les années 1970 pour l’insémination artificielle, a voulu calquer la procréation médicalisée, même par dons de gamètes, sur la procréation naturelle, en en réservant l’accès à des couples hétérosexuels vivant en communauté de vie frappés de stérilité médicalement constatée. Ainsi sont exclus les couples homosexuels, les femmes seules ou les veuves ; de même est prohibée la gestation pour autrui que la Cour de cassation avait déjà déclarée contraire à l’ordre public.

Cependant, des règles spéciales de filiation ont été posées dans le code civil en cas de recours à des donneurs de gamètes afin d’éviter que la paternité, voire la maternité, ne soient contestées pour défaut de vérité biologique ou que l’homme qui a consenti à l’insémination de sa femme par un tiers se refuse à établir la filiation. Ainsi sans entrer dans les détails, il faut constater d’une part que ces règles ne sont guère efficaces, qu’elles établissent des différences entre les enfants en raison de leur mode de conception (ce qui peut être jugé contraire au principe d’égalité), et qu’elles déstabilisent le droit commun de la filiation fondé sur une subtile articulation des divers éléments constitutifs du lien, biologique, affectif, social, sur la base desquels le lien juridique est établi. De plus, le système adopté dans l’intérêt supposé de l’enfant, fait reposer la filiation sur une sorte de contrat – contrat médical mais contrat d’entreprise – qui fait de l’enfant l’objet d’un contrat sur la base du fameux et dangereux projet parental, pierre angulaire du système. Il en résulte d’autant plus d’incohérences en la matière que l’anonymat des donneurs est imposé tant aux parents qu’à l’enfant et représente la pierre d’achoppement de l’édifice juridique, car les centres médicaux de PMA, conservent, eux, l’identité des donneurs et les informations biologiques et sociales recueillies lors des dons, ce qui forme une sorte d’état civil parallèle purement biologique dont la légitimité est plus que discutable. Par suite, la question de l’anonymat reste toujours ouverte comme un des sujets à traiter lors de la révision des lois prévue pour 2009. Ce faisant la loi renoue avec des règles jugées archaïques et écartées du droit commun de la filiation en raison de la progression de la vérité biologique, conséquence du principe d’égalité de tous les enfants et de leur droit à voir leur filiation véritable juridiquement établie. Il est dangereux que le droit de la filiation qui fixe l’ordre généalogique et la place, toujours singulière et non interchangeable, de l’individu dans l’ensemble de la parenté, soit fondé sur des données aussi contradictoires, semant le doute pour tous les citoyens sur ce qui fonde leur identité originaire au sein de la famille dont ils proviennent. Le désir légitime d’enfant justifie-t-il de telles solutions ? Une minorité de personnes est-elle fondée à déstabiliser le droit applicable à tous ? La question se posera en 2009 d’élargir l’accès des PMA aux couples homosexuels, aux femmes seules, aux veuves ce qui détacherait la procréation de sa justification médicale de remède à la stérilité. De même l’illégalité des contrats de mères porteuses pourrait être remise en question, à l’instar de certains droits étrangers (Angleterre, Belgique, Espagne et certains États des États-Unis). On entrerait alors dans des « productions » d’enfants totalement détachées de la nature et du droit de la filiation. S’y ajoute l’élargissement des critères du diagnostic préimplantatoire et du recours à la fécondation in vitro sur le fondement des risques génétiques ou pour faire naître des enfants compatibles avec un frère ou une sœur en vue de greffe, ce que l’on appelle « le bébé médicament », déjà admis en 2004. Liés à la génétique, les procréations artificielles génèrent un eugénisme d’un type nouveau d’autant plus insidieux qu’il n’est en théorie pas imposé. J. Habermas, dans l’Avenir de la nature humaine ; vers un eugénisme libéral ? (Gallimard, 2001) l’a fort bien analysé et déterminé comment la liberté des adultes serait de nature à altérer voire détruire celle des générations futures auxquelles un destin génétique serait imposé par la volonté des premiers.

La fécondation in vitro devait poser d’autres questions, les principales étant liées à l’admission de la fécondation et de la conservation par congélation de plusieurs embryons conçus in vitro, dont un bon nombre ne sont pas appelés à être implantés et à naître. Bien sûr le sort de ces embryons dits surnuméraires, déposés dans les congélateurs des centres de PMA, reste en théorie aux mains des parents, en vue, éventuellement d’une deuxième naissance moins éprouvante pour la mère à laquelle on évite une deuxième stimulation ovocytaire. Mais la loi a dû poser une limite, fixée à cinq ans au terme desquels ces embryons seront détruits. C’était la moins mauvaise solution que l’on pouvait encore considérer comme humaine, dans la mesure où la destruction pouvait être tenue comme une sorte de mort, l’homme étant appelé à vivre et à mourir. Mais c’était sans compter avec l’appétit des chercheurs de faire de ces embryons des objets de recherche, de les transformer en matériel biologique surtout depuis que l’on a découvert les fameuses cellules souches dont ils sont constitués dans les premiers jours de leur existence avant que les processus de différenciation ne se mettent en œuvre. Après avoir pratiquement interdit toute recherche en 1994 (sauf les études ne portant pas atteinte à l’intégrité de l’embryon, ce qui est illusoire), le législateur en 2004 a maintenu un interdit purement théorique assorti d’exceptions qui le vident, pendant cinq ans, de toute portée. Des recherches sont donc en cours et avant même que la loi n’ait été votée, le gouvernement avait accepté l’importation et l’exportation d’embryons humains au profit de laboratoires de recherche. La loi de 2004 a par conséquent détourné les PMA de leur finalité initiale, la lutte contre la stérilité, pour en faire un moyen de production d’embryons pour la recherche. La lutte est violente entre ceux qui prônent l’utilisation des cellules embryonnaires (je rapporte les propos d’un des apôtres français qui a conclu son intervention dans un colloque à Berlin par ces mots « il nous faut beaucoup, beaucoup d’embryons et si la loi nous en empêche, nous mettrons les lois à la poubelle » ; comme citoyenne j’avais honte !) et ceux qui travaillent sur les cellules souches adultes qu’il est devenu possible de reprogrammer pour les rendre totipotentes et disponibles pour diverses thérapies à l’instar d’autogreffes. Entre une pratique plus que problématique sur le plan éthique – l’embryon s’il n’est pas une personne juridique n’en est pas moins un individu de l’espèce humaine à l’intégrité de laquelle il est en principe interdit de porter atteinte – et une autre pratique qui ne pose pas de problème éthique majeur, il faut choisir. Le choix sera fait plus tard non pas en raison de considérations ontologiques mais au vu des résultats obtenus par les expériences menées selon les deux procédés. Ce sera une des questions cruciales à examiner en 2009 lors de la révision de la révision des lois. On ne saurait mieux démontrer la soumission de la loi à l’état de la science et l’absence de perspective anthropologique sur le sens que peut avoir le fait de tenir l’espèce humaine comme un matériel et une marchandise. La différence avec les esclaves d’autrefois, c’est que les embryons, eux, ne pourront pas se révolter. Mais l’on juge rétrograde ceux qui, comme moi, sans être hostile à la dépénalisation de l’avortement, considère comme attentatoire à la dignité humaine que des embryons humains finissent en médicaments, alors que les défenseurs d’esclaves étaient des progressistes.

Sous couvert de liberté de la recherche scientifique et d’utilitarisme médical – deux objectifs dont la légitimité ne peut être mise en doute – on valide néanmoins des moyens qui font renaître des concepts très archaïques. La puissance paternelle du temps du droit romain ou du temps de l’Ancien Régime et même encore du temps du code civil, cette puissance paternelle qui était discrétionnaire dans l’éducation et l’avenir de l’enfant, entrait dans la catégorie des « droits de puissance », catégorie aujourd’hui disparue car elle consacrait un droit direct sur la personne d’autrui. Parmi les droits personnels, il y avait les droits de créance et les droits de puissance. Cette dernière notion a été abandonnée faute de contenu, la puissance paternelle ou maritale ayant disparu. Mais ces droits, par la conjugaison de la puissance des parents (il faudrait dire des géniteurs) et de la puissance biomédicale reconnue par la loi, ne sont-ils pas en train de renaître à l’époque même où on exalte les droits de l’enfant ou les droits de l’homme ? Ces derniers sont-ils consacrés dans leurs ultimes retranchements par cette mainmise sur l’espèce humaine au nom des libertés, ou sont-ils au contraire mis en danger par la négation ab initio de la nature humaine des embryons et par la limite qu’elle devrait imposer aux pouvoirs sur elle, par simple devoir de respect ?

Curieusement, de façon assez hypocrite contrairement aux Anglais qui, sur ce point, le sont moins, le législateur français a interdit la conception d’embryons pour la recherche. Mais en autorisant la congélation des embryons, il autorisait presque nécessairement la recherche, dès lors que le consentement des géniteurs est acquis. Évidemment, la pression des chercheurs est considérable, la pression des associations de malades et en particulier de l’Association contre la myopathie qui tient le Téléthon dont vous connaissez le succès, l’est aussi ; les cellules embryonnaires étant comme l’avait dit le Premier ministre en 2002, Lionel Jospin, « sont les cellules de l’espérance » ; il y a là un langage de nature religieuse car aucune preuve de nature scientifique n’est rapportée que ces cellules vont permettre de soigner telle ou telle maladie.

Il en va de même du clonage que l’on appelle thérapeutique sans qu’on n’ait aucune preuve de son efficacité thérapeutique. Il s’agit de recherche fondamentale et il faudrait cesser d’agiter l’opinion avec des espérances thérapeutiques dont ne sait rien. La question véritable est de savoir si la recherche fondamentale est permise ou interdite sur les embryons humains. Elle n’est permise que par exception, mais la technique législative déconcerte les juristes parce que l’exception en droit est une notion précise qui doit pouvoir être interprétée et qui doit l’être de manière restrictive. Or les conditions posées sont larges et pratiquement inapplicables ; de plus c’est l’Agence de la biomédecine, c’est-à-dire en fait les acteurs eux-mêmes, qui vont les interpréter. Le pouvoir est remis entre les mains de cette agence, créée sur le modèle anglais, qui réduit l’autorité du Comité national d’éthique parce qu’elle a le pouvoir d’autoriser les recherches alors que ce pouvoir aurait pu être confié au Comité dont la composition est plus diversifiée et moins essentiellement scientifique.

La deuxième révolution est celle de la génétique, liée au séquençage du génome et à toute une série d’avancées scientifiques dont on espérait tirer des applications multiples ou, en tout cas, qui permettraient de mieux connaître notre constitution physique qui n’est plus cellulaire seulement mais génétique. Or si la prévision des pathologies génétiques progresse, les thérapies géniques semblent piétonner, si bien que l’on prédit, avec des probabilités variables, un état pathologique futur sans avoir nécessairement les moyens de le prévenir ou de le traiter.

Il y a beaucoup de discussions à l’intérieur de la communauté des généticiens qui montrent que tous ne sont pas d’accord ni sur les axiomes ni sur les prémisses de la génétique, mais la référence génétique progresse tant sur le plan médical que sur le plan social.

Monsieur Morange, professeur de biologie à l’École normale supérieure a écrit (je cite de mémoire) « Nous avons au moins cinq définitions de la notion de “gène”…. La triste réalité est que le gène est un concept social ; mais nous pouvons par conséquent l’utiliser dans des contextes expérimentaux variés ».

Si les généticiens ne sont pas capables de nous dire ce qu’est un gène et qu’ils disent que c’est un concept social, cela me déconcerte d’autant plus que, à l’inverse de notre corps, nous ne pouvons pas avoir conscience de nos gènes. C’est une abstraction dont on cherche à nous convaincre qu’elle déterminerait notre destin ; à vrai dire le discours a changé depuis une dizaine d’années car les incertitudes en matière de génétique, les rapports complexes entre l’expression des gènes et l’environnement, amènent les généticiens à plus modestie.

Il est possible que la génétique puisse révolutionner la médecine de demain, plus que ne l’ont fait les antibiotiques, en permettant, grâce au diagnostic génétique et à l’adaptation des thérapies à chaque individu, une médecine extrêmement personnalisée. On n’en est pas encore là compte tenu des avancées que la recherche fondamentale doit encore faire.
La difficulté actuelle est que la génétique déborde la médecine. On le voit avec les tests de paternité, on le voit avec les diagnostics génétiques qui permettraient de prévoir l’évolution de la santé d’une personne dans le droit du travail ou en droit des assurances, donc dans des domaines de la vie sociale qui sont essentiels, qui sont vitaux et qui n’ont que peu à voir avec la médecine proprement dite. Il y a des risques non négligeables d’une altération des droits civils en raison des résultats des tests génétiques, que des discriminations en résultent ou à l’inverse que des individus se prévalent d’un « bon » patrimoine génétique pour obtenir des avantages économiques ou sociaux.

Même sur le plan médical, le caractère héréditaire des caractéristiques génétiques peut perturber les relations familiales si la connaissance d’une anomalie génétique chez un membre de la famille implique une quasi obligation de la part de la personne testée d’informer les membres de sa famille de l’existence de cette anomalie. La question a été vivement débattue en 2004 et fut résolue de manière ambiguë. On imagine les réactions en chaîne qui peuvent en résulter, voire les actions en responsabilité qu’un membre de la famille pourrait exercer contre l’autre qui ne l’aurait pas informé. Cela viendra probablement un jour. Il faut voir aussi qu’il y a là une extension bien intentionnée à première vue du marché des tests donc des intérêts économiques à la clef.

Il faut cesser de parler des « miracles » de la génétique, outre que les thérapies géniques ne donnent pas encore de résultats très probants bien qu’elles soient tentées depuis longtemps, et il faut réfléchir à ce qu’est le génome humain pour l’individu et à ce qu’on fait en utilisant les connaissances qu’il révèle. Connaissances dont il est difficile d’apprécier la fiabilité compte tenu du fait que bien des anomalies génétiques peuvent rester silencieuses, que certaines vont se manifester pour certains individus et pas pour d’autres qui sont aussi porteurs, que l’on a cru qu’à chaque gène correspondait une fonction physiologique alors que maintenant on a découvert qu’un même gène peut avoir plusieurs fonctions et que l’on ignore encore beaucoup de choses sur les interactions des gènes et le rôle des facteurs environnementaux. De plus le risque génétique est évalué en statistiques tandis que pour un individu déterminé, il faudrait avoir un résultat certain qu’il court ou ne court pas le risque.

Malheureusement, on a déterminé des règles en fonction d’une certaine croyance dans un état de la science, aujourd’hui démenti. Il en est ainsi en matière de brevets. On a inventé un brevet sur la connaissance d’un gène parce qu’on croyait qu’à un gène correspondait une fonction. Mais comme on a découvert maintenant qu’il pouvait y avoir plusieurs fonctions pour un même gène ou des interactions entre gènes sur des fonctions, on s’aperçoit que le brevet appliqué sur un gène donne une maîtrise commerciale très étendue au détenteur du brevet. Certes la pratique remédie à cette situation limitant les brevets qui auraient pour conséquence de conférer des exclusivités excessives. Ceci a posé des problèmes très importants et très conflictuels, par exemple avec l’Institut Curie en ce qui concerne les tests de diagnostic génétique de prédiction du cancer du sein ; le titulaire du brevet américain demandait des sommes exorbitantes pour que des femmes puissent avoir accès à ces tests à l’Institut Curie notamment.
Cette science encore incertaine pose donc des problèmes sociaux, économiques dont il ne faut pas négliger l’importance compte tenu des investissements auxquels elle donne lieu dans un contexte de concurrence vive.

Enfin, en matière de génétique, nous avons vu apparaître les premiers procès avec l’affaire Perruche. Certes les fautes médicales en matière de diagnostic prénatal avaient déjà donné lieu à des actions en justice, mais cette affaire a déclenché une prise de conscience plus vive des enjeux du développement des techniques biomédicales visant à la sélection des naissances.

La faute dans le diagnostic génétique est une faute médicale qui doit entraîner normalement, une responsabilité. Il n’y a aucune raison pour qu’un pouvoir de ce genre reste juridiquement dans l’immunité. Tout pouvoir a sa contrepartie qui est la responsabilité en cas de faute ! Encore faut-il, bien sûr, déterminer la faute. Je ne vais pas revenir sur cette affaire Perruche, cette malheureuse affaire car, finalement, si on n’avait pas justifié la réparation du handicap de l’enfant par l’empêchement de la mère de décider d’une interruption médicale de grossesse, on aurait évité bien des débats et bien des questions. On aurait pu trouver une autre argumentation juridique permettant de tenir ensemble la réparation du handicap et le respect de la vie et de la dignité de l’enfant donc sans avoir à considérer que la vie handicapée de l’enfant est un préjudice parce que la mère n’a pas pu l’empêcher de naître.

Il fallait trouver un autre motif. Des idées avaient été lancées, mais malheureusement cela n’a pas été retenu et la loi qui a été votée pour tenir en échec la jurisprudence Perruche n’est pas beaucoup plus satisfaisante que la jurisprudence. Bien sûr, si le médecin a directement causé le handicap à l’occasion d’un examen fœtal par exemple, il est responsable ! Mais si le handicap de nature devient une cause de responsabilité de celui qui ne l’a pas prévu alors qu’il avait les moyens scientifiques de le prévoir et d’informer, quel que soit le motif adopté, le droit révèle l’envers de la maîtrise ou plutôt son coût pour les détenteurs du pouvoir sur la vie. C’est normal. Il en est allé de même dans des affaires concernant un très grand nombre de personnes, telles que celles déclenchées par la contamination par transfusion sanguine, ou par des greffes de tissus humains contaminants. On ne manipule pas le vivant sans risque et si la science permet de les prévenir et ne le fait pas, il s’ensuit légitimement des responsabilités de nature à faire réfléchir sur les pratiques elles-mêmes.

Ces affaires permettent de réfléchir aux formes nouvelles d’eugénisme : l’affaire Perruche avait des relents eugénistes moins en raison du lien établi avec l’interruption médicale de grossesse que par l’évaluation du « prix » du handicap (du montant des dommages intérêts) à partir d’une détermination de la normalité biologique comparée au néant. On peut comprendre les cas individuels dans lesquels une décision d’interruption médicale de grossesse est préférable à la naissance. Mais l’addition des cas particuliers et la légitimité juridique de ces décisions pose un problème d’ordre général extrêmement difficile. Comment concilier la justice et l’interdit de l’eugénisme avec le cas particulier ? Comment concevoir l’équité générale et l’équité particulière ? Comment articuler les deux ? J’avoue que, pour moi, c’est une impasse. Bien souvent, on n’arrive pas à trouver le motif juridique qui permettra de répondre à cette question. Mais nous en sommes venus à devoir définir et distinguer les pratiques eugéniques licites et les pratiques eugéniques illicites donc à regarder la réalité en face.

Enfin je n’insisterai pas, parce que ce serait trop long, sur le développement des neurosciences dont j’ai découvert concrètement les implications dans le cadre du groupe européen d’éthique auquel j’ai participé, où nous avons eu à étudier le cas des implants dans le cerveau reliés aux ordinateurs.

Pour ce que j’en connais, on en est au stade expérimental, mais tout me paraît reposer sur une sorte d’identification du cerveau humain et de la machine. C’est une conception mécaniste de la vie de l’esprit.

Là aussi, peut-être que ce n’est pas neuf. On a adoré, au XVIIIe siècle, les automates, les robots, etc. mais on savait que c’était des choses. Aujourd’hui cette identification du cerveau – qui est une machine à certains égards, mais qui n’est pas qu’une machine, car si le psychisme humain, dans ses réussites, ses douleurs ou ses échecs a une traduction biologique, cela ne veut pas dire que le biologique est nécessairement la cause de ses troubles ou de ses réussites – procède d’un réductionnisme violent. Les conflits sont d’ailleurs très vifs entre neurocognitivistes, psychiatres et psychanalystes. Il est fort regrettable qu’ils n’arrivent pas à dialoguer de manière féconde et, sauf exception, qu’ils ne fassent que s’exclure mutuellement.

D’ailleurs un juge américain avait, il y a déjà longtemps, considéré qu’étant donné les analogies entre le fonctionnement d’un ordinateur et le fonctionnement du cerveau humain, il fallait admettre que les ordinateurs aient la qualité de sujets de droit. Ce n’est plus la réduction de la personne à la chose mais la personnification de la chose elle-même. Cela paraît assez délirant, surtout de la part d’un juge dont l’étude a été publiée dans une revue du CNRS.

Je me suis demandée en écoutant, à Bruxelles, un scientifique anglais, qui avait le bras encombré par de multiples petites puces qui le reliaient, par l’intermédiaire d’un ordinateur situé aux Etats-Unis, à sa femme qui, elle, était en Angleterre : « Qu’est-ce qu’il cherche ? Qu’est-ce qu’il veut ? ». Le problème était, semble-t-il de communiquer avec son épouse sans la parole, c’est-à-dire de communiquer par les mouvements de leur système nerveux exprimant leur état d’esprit et ses variations. Cherchait-il un nouveau langage ? De même que je me suis souvent demandée aussi chez les généticiens, pourquoi ils se focalisent si intensément sur l’origine, et sur l’infiniment petit, comme si le génome fonctionnait selon des lois de causalité physique ? Il y a quelque chose qui n’est pas de l’ordre du rationnel.

Ces implants électroniques sont aussi issus des nanotechnologies, de l’infiniment petit, incorporés dans le corps ; or, à la réflexion on ne peut pas leur appliquer le statut juridique de la prothèse qui, par fiction, est assimilée au corps humain, donc à la personne.

Il y a une jurisprudence célèbre de la Cour de cassation qui, à propos des prothèses qu’il s’agissait de qualifier juridiquement – était-ce un bien ou un élément du corps humain ?- a dit que les prothèses sont des personnes par destination. On a introduit la prothèse dans le statut juridique de la personne, du corps dont les éléments sont insaisissables (un dentiste impayé prétendait retenir la prothèse). La même chose a été décidée pour le chien d’aveugle qui avait été victime d’un accident de voiture. Le chien avait été tué et la question était de savoir si le chien devait être traité comme un élément du corps de la personne indemnisée de sa perte au titre du dommage corporel ou un bien distinct remboursé pour sa valeur de chien. Voilà comment le droit peut transformer les choses selon ses propres fins.

Ce jeu de fiction, pour les implants cérébraux, ne marche pas parce que la réalité est autre et qu’il est impossible de traiter l’ordinateur comme une personne. On est en présence de choses nouvelles qui révèlent les limites de l’imagination juridique.

C’est ennuyeux parce que si les implants électroniques permettent à des sourds d’entendre un peu, s’il peut y avoir des implications médicales dans le traitement ou l’entretien de certains malades, parkinsoniens ou autres, c’est très bien. Il n’y a rien à redire peut-être dans ces essais sauf à observer une déontologie expérimentale prudente.

Mais en revanche ce sont encore des techniques qui débordent le champ médical et qui sont employées par exemple pour implanter des cartes bancaires dans le poignet, ou pour surveiller les enfants ou pour surveiller les condamnés auxquels on éviterait la prison et dont la surveillance permettrait de prévenir la récidive. Je crois qu’il y a beaucoup d’illusion dans la mise en place technologique de la société de surveillance par l’intermédiaire de ces technologies qui existe déjà dans les magasins, les banques et autres lieux.

Et il y a un marché pour ça ! C’est un peu inquiétant car s’agissant de la surveillance des enfants par exemple, cela peut dissuader les parents ou les maîtres d’école de procéder à l’éducation de l’enfant par la parole et par la formation de l’enfant à la responsabilité.
Ces exemples posent donc des questions beaucoup plus générales. Ce sont des questions fondamentales.

Il faudrait aussi évoquer les questions de nature économique mais également éthique tel que le statut juridique et économique des produits biologiques humains ou d’origine humaine.

Vous savez que la France est très attachée au don, c’est-à-dire à la gratuité vis-à-vis du donneur de produits biologiques de son corps, qu’il s’agisse d’organes, du sang, des tissus et autres. Mais l’industrialisation des produits d’origine humaine est telle qu’elle appelle une commercialisation, donc une entrée dans le circuit économique et, forcément, une recherche du profit ! Ce ne sont pas des entreprises humanitaires. Donc il y a des coûts, d’une part, mais il y a aussi des profits, surtout liés à des propriétés industrielles. Je pose ce problème : comment articuler une gratuité initiale fondée sur l’idée d’une solidarité biologique et un profit commercial in fine. Est-ce juste ? Un statut mixte permettant de concilier les deux objectifs pourrait être imaginé mais les suggestions de juristes inventifs n’ont pas été retenues par la loi.

Il y a aussi des questions liées à des pratiques qui entraînent une indifférenciation des espèces : animal et humain, avec des idéologies sous-jacentes. Si vous lisez Peter Singer, par exemple, vous voyez que les grands singes devraient avoir plus de droits que l’enfant handicapé.

Enfin d’un point de vue éthique ou anthropologique : comment faire entrer ce qui n’est pas de l’ordre du démontrable, le sens de la vie, ce qui est de l’ordre de l’invisible mais pourtant vital : comment le faire entrer dans un cadre institutionnel, c’est-à-dire dans un cadre juridique ?

Comment signifier ce qui ne se démontre pas ? La dignité humaine ne se démontre pas. La liberté humaine ne se démontre pas. Et c’est cela qu’il faut protéger à mon sens. Même si les hommes peuvent se comporter de façon indigne, même s’ils sont plus souvent des moutons que des êtres libres… je ne voie, personnellement, pas d’autres moyens de protéger la liberté, qu’en instituant des limites au pouvoir d’autrui sur ma personne.

Je terminerai avec cette phrase souvent répétée de Pierre Legendre « Il ne suffit pas de produire la chair humaine, encore faut-il l’instituer » et sur l’énigme de l’institution nécessaire dans le champ de l’humanité qui n’est pas de l’ordre de la nature seulement.

ÉCHANGE DE VUES

Françoise Seillier : Vous avez parlé du domaine scientifique, du domaine du droit et un peu de la politique. Ne conviendrait-il pas de rappeler le rôle d’une discipline majeure dépréciée depuis un certain temps dans notre pays : la philosophie ?

N’avons-nous pas un urgent besoin d’elle pour faire le lien entre les approches des différentes disciplines et pour hiérarchiser les finalités ?
Pour faire face aux immenses problèmes auxquels ils sont confrontés médecins, juristes, hommes politiques et même simples citoyens ont besoin d’être aidés pour discerner les différentes anthropologies, les différentes conceptions de l’Homme vivant en société qui sont derrière les évolutions et les choix actuels.

On ne peut pas compter sur les médias pour une clarification de ce genre. L’Église, les églises n’ont-elles pas aussi cette mission à remplir ?

Philippe Laburthe-Tolra : J’ai beaucoup apprécié la clarté de votre exposé qui est d’une intensité dramatique.

En tant qu’anthropologue, on peut trouver qu’on s’est un peu compliqué la vie en Occident. Car la tradition d’à peu près toutes les sociétés distingue entre le père légal, le géniteur et les chefs de famille.

J’ai étudié une ethnie où ce qui compte, c’est que le mari légal est le père légal. Même s’il ne l’est pas le plus souvent au sens où nous l’entendons, parce que dans cette société, on faisait appel à des géniteurs. À condition qu’ils soient désignés par le mari, c’était tout à fait légitime. Et public selon la coutume. Des hommes qui ne sont pas assez riches pour avoir une épouse se font embaucher comme clients-serviteurs et géniteurs auprès des épouses délaissées d’un polygame. C’est toujours l’idée actuellement chez les Beti du Cameroun : les amants se donnent de la peine au profit d’un autre. J’ai vu un vieux qui avait épousé une jeune femme et qui disait aux garçons du village : « moi, je tiens à avoir des enfants ». Vous comprenez ce que cela veut dire. On voit ceux qui pouvaient être les géniteurs.

L’épouse a toujours droit à un mois de vacances chez son père chaque année, et, comme on dit là-bas : « la chèvre revient grosse après avoir voyagé ». En ce cas-là, on ne saura pas quel est le géniteur ; mais la mère le dit obligatoirement à son fils ou à sa fille quand il ou elle devient adolescent, parce que l’interdit de l’inceste biologique reste fondamental.

Je trouverais plus humain d’appliquer ces principes dans nos sociétés : le donneur d’une fécondation artificielle serait obligatoirement révélé à l’enfant. Cela ne veut pas dire d’ailleurs que je prône les mœurs exotiques, mais il faut savoir qu’elles existent (voir le dernier livre de Maurice Godelier)

Nicolas Aumonier : Vous avez, en commençant, exclu de votre exposé la maîtrise de la vie pour annoncer que vous vous limiteriez aux questions touchant la maîtrise du vivant.

Il semble que vous soyez revenue, à propos notamment des problèmes de normativité que vous avez soulevés, à une normativité qui serait portée plus par le sujet humain de la vie que par le vivant.

Il est bien connu que la Cour de cassation, saisie pour savoir si la perte de son fœtus par une femme, du fait d’un accident de voiture dont elle n’était pas responsable, pouvait être qualifiée d’homicide involontaire, a refusé de qualifier l’acte d’homicide. Pensez-vous que le mutisme du droit avant qu’un être humain soit né vivant et viable est tenable ou intenable ?

Catherine Labrusse-Riou : Je vais répondre successivement.

La philosophie est une discipline qui n’est pas la mienne mais qui est certainement fondamentale et dans laquelle on peut puiser une argumentation pour nous permettre de juger de la pertinence d’une réponse, de la justice ou de l’injustice d’une solution, et puis d’interpréter ce qui est à l’œuvre dans ces affaires.

Ceci dit, j’aurais besoin, comme juriste, de philosophie pratique. Je peux parler un peu des philosophies du droit. Il n’y a pas une philosophie, il y a des philosophies du droit. Donc selon les philosophies auxquelles on adhère on obtient des analyses éventuellement différentes, ce qui donnera des solutions concrètes différentes.

Donc il y a déjà un problème de choix de la philosophie que l’on va considérer comme dominante et inspiratrice du droit commun. C’est déjà une question.
Mais alors en ce qui concerne la philosophie du droit, nous nous trouvons dans une situation assez difficile car les juristes de droit positif ne font pas de philosophie et les philosophes du droit ne font pas de droit ; du moins en général. Je me souviens qu’après le premier arrêt de la Cour de cassation en 1996 dans l’affaire Perruche, j’ai interrogé le Président de la chambre qui avait rendu l’arrêt et lui ait fait part de mon étonnement devant la motivation adoptée et des dangers théoriques qu’elle impliquait ; il me répondit « C’est de la métaphysique, ce n’est pas notre affaire ! ». Je répondis alors que c’était pourtant dans la cause. C’était un dialogue de sourds.

Les philosophes du droit nous construisent des systèmes magnifiques, mais ils ne raisonnent pas sur le droit tel qu’il se pratique et tel qu’il se dit. C’est très ennuyeux parce qu’on ne se reconnaît pas, y compris dans les philosophies du droit. On ne peut pas considérer qu’il y a des systèmes logiques extrêmement intéressants sur le plan intellectuel, sans savoir ce que l’on va en faire en pratique ? En tous les cas, les juristes praticiens n’ont pas le temps ni la formation pour opérer cette liaison entre la philosophie et le droit ; ceux qui ont les moyens de le faire sont des auteurs le plus souvent isolés. Or le droit, c’est un métier, une pratique, cela doit avoir un effet opératoire, ça a des résultats et ça a un sens. Ces résultats ne sont pas simplement la satisfaction de telle ou telle utilité. Le sens juridique est porteur de sens tout court et de ce point de vue la philosophie devrait nous aider à la condition qu’il s’agisse de philosophie morale au sens large du terme. En matière de science et de médecine, la philosophie et l’histoire des sciences nous aideraient beaucoup. Personnellement j’ai trouvé la lecture de Georges Canguilhem extrêmement instructive, notamment la distinction qu’il fait et dont il redoute la disparition entre la normalité biologique ou la régulation biologique et la normativité ou la régulation sociale.

Tout ce qui nous permettrait d’élaborer de bonnes méthodes de croisement des disciplines, non pas de savoirs parallèles accolés les uns aux autres, mais de croisement des disciplines serait le bienvenu. C’est un problème épistémologique essentiel. Je suis absolument d’accord avec vous.
Ceci étant, je crois qu’il y a parfois beaucoup de réflexion éthique sur le terrain, entre les médecins, les infirmières, les psychologues, et les juristes qui sont appelés dans les groupes de réflexion ou dans les comités hospitaliers. La pratique quotidienne révèle de plus en plus de problèmes difficiles à résoudre. J’appartiens à un comité de protection des personnes en matière d’expérimentation. Il faut continuer de voir ce qui se passe à la base, là où des avis ou même des décisions se prennent. Dans les comités officiels, l’information est malheureusement limitée. Par exemple ce serait important de savoir quelle est la nature des rapports entre les promoteurs et les investigateurs. Or pour cela, il faudrait avoir connaissance des contrats. L’investigateur est le médecin des sujets d’expériences, mais il est aussi un chercheur. Cette double qualité est problématique car le chercheur peut dominer le médecin. Or le comité de protection des personnes n’est informé que du protocole et de l’information des personnes ; il ignore quels types de liens existent entre le promoteur et l’investigateur. J’ai éprouvé la même chose à la Commission du génie biomoléculaire qui donne des avis sur l’expérimentation ou la dissémination d’organismes génétiquement modifiés ; nous avions les protocoles, mais nous n’avions aucune information sur les objectifs économiques de développer tel ou tel OGM, ni sur les effets possibles sur le plan de la gestion des territoires d’une autorisation. C’est un problème politique et je crois que cette opacité est une des raisons de l’hostilité souvent violente envers les OGM.

Votre question sur l’anthropologie.

Effectivement, la paternité est toujours un problème dans tous les systèmes de parenté. Mais je ne crois pas au relativisme culturel. Je ne pense pas que l’on puisse transposer un système de parenté dans un autre ; ce n’est pas parce que les mères porteuses seraient monnaie courante dans telle ou telle ethnie que nous devons les admettre chez nous. Qu’il y en ait en fait chez nous aussi, n’est pas un motif pour en légitimer la pratique. Nous avons une conception de la femme et de l’enfant qui s’y oppose.

Que vous considériez que les donneurs de gamètes doivent être connus des enfants dotés par ailleurs d’un père légal, est la grande question des procréations par dons de gamètes. Dans notre système la paternité légale est présumée être une paternité biologique avec plus ou moins d’autorité car des contestations sont possibles mais elles sont fortement réglementées notamment si le père légal s’est comporté comme le père réel de l’enfant, même s’il n’est pas le père biologique. Les dons de gamètes reposent donc sur un mensonge organisé qui justifie à son tour que le père légal ne puisse contester sa paternité. Son consentement entraîne une sorte de paternité punitive, ce qui est un comble.

Au problème de l’anonymat que j’ai étudié en détail, je n’ai pas trouvé de bonnes solutions, si bien que je me suis demandé si en réalité ce n’étaient pas les dons de gamètes qu’il fallait remettre en cause car, en aval il n’y a pas de bonne solution. Dans une certaine mesure, il faut bien voir que l’anonymat est un parapluie pour les médecins. Mais il aboutit à faire du donneur un simple pourvoyeur de produits biologiques, ce n’est pas très convenable. Mais en même temps, nous avons un système de parenté qui, par fiction ou non, considère que le père légal, c’est-à-dire le père inscrit à l’état-civil ou qui résulte du jeu des règles d’établissement de la filiation, celui qui a reconnu l’enfant, etc. est présumé être le père biologique, parce qu’il est présumé être celui qui a eu rapport avec la mère. Or, ce qui est important pour l’enfant (dans notre système) c’est : qu’est-ce qui a fait que mon père et ma mère m’ont conçu ? C’est pourquoi, dans notre système il est difficile de faire l’économie du couple qui a engendré l’enfant. Donc, c’est le rapport père/mère qui est important, c’est cela que le lien biologique révèle et c’est pourquoi la loi d’exogamie et l’interdit de l’inceste s’imposent car on ne peut cumuler un lien de parenté et un lien d’alliance sans, comme l’écrivait Montaigne, risquer de devenir fou.

Donc, c’est une affaire culturelle, ce n’est pas une affaire biologique. Ceci étant, peut-être serait-il préférable que l’enfant puisse avoir accès à la connaissance du donneur sans pour autant le considérer comme un père.

Philippe Laburthe-Tolra : N’avez-vous pas tort de mettre sur le même plan la parenté biologique et la parenté légale ?

Catherine Labrusse-Riou : Je le fais parce que c’est notre système ! On ne les met pas sur le même plan, c’est-à-dire qu’on présume que la parenté légale est aussi une parenté biologique qui est basée sur le mariage ou sur la parole du père dans le cas d’un enfant naturel. C’est-à-dire la reconnaissance d’un enfant naturel comme « mon enfant né de telle femme ». La parole est première mais elle est, comme nous le disons, déclarative de la paternité biologique. Cette parole peut engager, dans les limites légales, son auteur ou les tiers, confrontés à un interdit légal de contester une parole non conforme à la vérité biologique. C’est pourquoi les tests biologiques par Internet me paraissent un danger grave pour la paix des familles. Notre système de parenté est assez simple, finalement bien plus simple que dans certaines sociétés que l’on considère comme plus archaïques ou plus primitives qui ont un système de parenté plus élaboré que le nôtre. Notre système s’efforce de lier – l’image est prise par Legendre, je crois – tel une corde, les fils biologiques, sociaux, psychiques et volontaires, tous enroulés, de manière plus ou moins subtile, pour faire lien juridique. Ce sont les fils de la corde qui sont défaits par les dons de gamètes, sauf à inventer une place généalogique pour l’heure inexistante, à l’intention du donneur.

Mais on a des problèmes particulièrement difficiles, sur lesquels je n’ai pas insisté, en ce qui concerne les dons d’ovocytes, parce que, là, cela touche la maternité. Alors, entre la mère génétique et la mère utérine, comment pouvez-vous choisir ? Ce sont deux mères biologiques, faut-il choisir ou en admettre deux ? En droit, la mère est la femme qui accouche et je ne crois pas qu’il faille modifier cette règle fondée sur une situation réelle parce que la femme qui accouche pourrait n’être pas la mère génétique. D’ailleurs les dons d’ovocytes sont rares, parce qu’il y a de fortes résistances de la part des femmes, sauf à aller à l’étranger où les donneuses sont payées cher.
Enfin on observe, dans les esprits actuels, une confusion entre l’adoption et la filiation, ou une confusion entre la filiation et l’éducation de l’enfant et certains militent pour l’adoption ou la procréation artificielle au profit de couples homosexuels sous prétexte qu’ils peuvent s’occuper d’un enfant aussi bien que les parents géniteurs. On parle alors de parentalité, ce qui en droit n’a aucun sens. Bien sûr, normalement, la filiation entraîne l’autorité parentale, mais elle peut aussi en être dissociée. L’adoption n’est pas d’abord un mode d’éducation, c’est une filiation artificielle. Or l’enfant ne peut avoir qu’un père et qu’une mère adoptifs. Le droit y compris de l’adoption repose sur la différence des sexes pour l’établissement de la parenté maternelle et paternelle. On demande l’indifférenciation, ce qui me paraît extrêmement dangereux. Qu’il y ait une relative indifférenciation des rôles dans la mesure où les pères s’occupent de leurs enfants plus que par le passé, n’implique pas une indifférenciation des sexes. C’est une question vraiment grave parce que, sous couvert de liberté, sous couvert de neutralité de la loi, une minorité d’individus prétendent bouleverser les structures élémentaires de la parenté, avec l’appui de certains psychologues. Ce qui est très curieux, c’est l’inversion de la fonction de la science et de la loi : on disait que la science est neutre et que la loi est normative ; aujourd’hui ce serait l’inverse.

Le problème est d’identifier le risque anthropologique de la perte de l’hétéronomie du droit, comme si au nom de l’autonomie, chacun pouvait être l’auteur de sa propre loi et avait le pouvoir de l’imposer aux enfants. Ce risque n’est pas évaluable a priori mais je ne crois pas qu’il soit bon, en nos temps d’instabilités de toutes sortes pour les individus, de bouleverser ce sur quoi l’identité première est établie. On a en droit des traditions de prudence, on sait plus facilement ce qu’il ne faut pas faire que ce qu’il faut faire. Ce qu’il ne faut pas faire est la première chose à décider. Ensuite, une fois qu’on a décidé ce qu’il ne faut pas faire, le champ de la liberté est ouvert et c’est aux citoyens responsables d’agir. Certes il faut organiser le permis d’une manière qui préserve la responsabilité et la liberté des acteurs.

Le principe de précaution amène à une autre vision de la science, non plus de la science sous l’angle de la maîtrise mais de la science sous l’angle de la non maîtrise et des risques à ne pas prendre, jusqu’à ce que la science progresse et réduise ses incertitudes dans la connaissance de la nature. Cependant le principe de précaution ne joue pas de la même manière en matière de climatologie par exemple et en matière de médecine où il faut souvent prendre des risques dans l’incertitude.

Quant à la troisième question relative à la jurisprudence refusant de qualifier d’homicide involontaire l’atteinte à la vie d’un foetus : c’est là qu’il faudrait qualifier la vie humaine au-delà de l’existence d’une personne humaine.
La personne juridique – pour la personne physique – est la personne titulaire de droits et d’obligations. Donc, c’est une personne vivante, de la naissance à la mort.

Mais il peut y avoir des humains non personnes. Les morts ne sont plus des personnes juridiques, mais ils sont toujours des humains. On pourrait aussi trouver la même chose pour la vie prénatale. Concevoir le fœtus comme titulaire de droits, c’est absurde ! C’est possible, par le jeu des fictions et par le principe de rétroactivité, à partir du moment où l’enfant est né vivant. On fait rétroagir ses droits, mais seulement ses droits, pas ses obligations, au jour présumé de la conception, à partir de la naissance. Mais il faut qu’il naisse vivant ! C’est une condition. Quand il est mort avant de naître, qu’est-ce que c’est ? C’est un humain, c’est un individu de l’espèce humaine. Comment faut-il le traiter ? C’est une question qui reste ouverte. L’église dit : « il faut le traiter comme une personne », en jouant aussi de la fiction, comme si c’était une personne. Mais le terme est ambigu, pour les juristes du moins qui connaissent surtout la personne juridique, concept qui peut être purement technique, même si l’on connaît aussi la personne humaine de chair et d’esprit. Il ne faut pas confondre le terrain civil et le terrain pénal. La Cour de cassation devait statuer en droit pénal, c’est-à-dire selon des normes objectives qui n’établissent pas de droits subjectifs mais sanctionnent, dans l’intérêt général, des faits considérés comme néfastes et qualifiés d’infractions.

Certains textes parlent du droit à la vie, mais cela n’a pas sens en droit car si c’était un droit il devrait y avoir un débiteur. En revanche on protège la vie par des règles objectives qui se manifestent à travers l’assassinat, l’homicide, les coups et blessures ayant entraîné la mort, l’administration de substances nuisibles, bref, des qualifications juridiques pénales. Or, la Cour de cassation est en matière pénale liée par le principe d’interprétation stricte des infractions – parce que si on raisonnait par analogie en matière pénale, ce serait quand même dangereux pour la liberté publique. Or si elle a répondu en considérant que l’homicide involontaire n’est pas applicable à un enfant conçu et non né, c’est parce que la mort d’un enfant conçu est sanctionnée (et l’a toujours été), par l’infraction d’avortement, c’est-à-dire par une infraction nécessairement volontaire. Ce qui est punissable, c’est l’infraction volontaire. Les peines de l’avortement illicite ne sont pas applicables à des chauffards ou à des médecins qui ont entraîné la mort d’un fœtus sans le vouloir. Donc, il faudrait une infraction spécifique. Ces arrêts peuvent être interprétés comme un appel au législateur, pour combler cette lacune du droit pénal dans la protection de la vie. Certes, il eut été concevable d’interpréter les textes autrement car, s’agissant de l’homicide, volontaire ou involontaire, la loi vise « l’atteinte à la vie d’autrui » mais au titre des infractions contre les personnes ; on pouvait considérer que le fœtus est « autrui » surtout lorsqu’il a atteint un stade de développement permettant une vie autonome. C’est pourquoi ces décisions ont été vivement critiquées. Toujours est-il que l’intervention du législateur a été ratée pour des raisons contingentes ou par maladresse, une partie de l’opinion publique redoutant qu’une infraction spécifique ne mette en cause l’impunité relative de l’avortement. C’était un faux problème mais l’opinion est loin d’être rationnelle. Donc le gouvernement a retiré la question de l’ordre du jour de l’Assemblée pour éviter les remous.

Il faudrait pouvoir penser une protection juridique de l’humain au moyen de règles objectives n’impliquant pas la notion juridiquement limitée de personne. La question est devant nous.

Séance du 15 novembre 2007