Par Marie Hendrickx, Docteur en théologie

Henri Lafont : Comment rendre à la femme une place digne d’elle dans la société ? Peut-on donner une réponse chrétienne à cette question ? On connaît les solutions proposées par les courants féministes : promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, notamment par la réalisation de la parité dans toutes les fonctions, professionnelles politiques et familiales, insinuer un doute sur la réalité de la différence sexuelle, susciter la dialectique entre les deux sexes, mettre en œuvre tous les moyens permettant d’éviter aux femmes une maternité non désirée, gage de leur liberté. Des chrétiens, pensent que cette égalité devrait permet de proposer l’accès des femmes à la fonction sacerdotale.

Or, nous avons une réponse chrétienne que Jean-Paul II a largement contribué à expliciter.

Il nous est apparu que Marie Hendrickx était une des personnes les mieux qualifiées pour éclairer ce sujet. C’est elle, notamment, qui a été sollicitée pour faire la relecture de la lettre apostolique « Mulieris dignitatem » en 1988 et elle a rencontré le pape à cette occasion.

Qui est Marie Hendrickx ? Sa modestie et la discrétion qui entourent ses fonctions ne lui ouvrent pas l’audience du grand public. Pourtant, sa formation la place au plus haut niveau de compétence sur les questions de philosophie et de théologie.

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Après des études de Communication sociale sanctionnées par une maîtrise, lui permettant d’aborder la profession de journaliste, elle s’oriente vers la théologie dont elle acquiert un doctorat à l’Université de Louvain avec la note maximale. Chemin faisant, elle obtient une licence de philosophie dans la même université, tout en collaborant avec un de ses professeurs, l’abbé Schooyans. Dans l’attente du poste d’enseignante qui lui est destiné, elle poursuit des études de théologie morale à Milan. C’est là que lui est confiée la tâche de la relecture de la lettre apostolique « Mulieris dignitatem ». Lors de la promulgation de cette lettre, elle est chargée de sa présentation à la presse ; elle est remarquée alors par le Secrétaire de la Congrégation pour la doctrine de la foi. Rapidement elle y est embauchée comme conseiller pour la morale ; elle y travaille pendant près de 18 ans et en a été récemment détachée pour une fonction particulière par le nouveau pape

Ainsi, elle occupe au Vatican une place rarement attribuée à une femme. Elle vit en compagnie de collaborateurs quasiment tous masculins ceux-là même auxquels est reprochée de plus en plus ouvertement le quasi monopole du gouvernement de l’Église.

Lors d’une conférence à l’union pour la vie en 1998, sur la maternité, elle a insisté sur l’indispensable complémentarité de l’homme et de la femme, dans des termes que Marie Balmary n’aurait pas désavoués : « Dieu ne pense pas la femme sans l’homme ni l’homme sans la femme. Il ne peut vouloir l’un sans l’autre si ce sont bien des sujets, des partenaires, qu’il désire car ils ne deviennent tels que l’un par l’autre. »

Marie Hendrickx : Aucun Pape n’a accordé autant d’importance à la promotion féminine que Jean-Paul II. Il en a témoigné tout au long de son pontificat, d’abord dans l’Encyclique Redemptoris Mater, en 1987, ensuite dans sa « Lettre apostolique » Mulieris dignatem de 1988 et, enfin, dans la Lettre aux femmes de 1995. Mais peut-on pour autant le qualifier de féministe ?

Certainement pas dans la mesure où le féminisme est essentiellement un mouvement de contestation de l’ordre établi par celui qui, souvent sans s’en rendre compte, à cause des nécessités du temps et des limites humaines, avait monopolisé à son profit l’instruction et l’organisation de la société.
Contre cela, le féminisme apparaît comme un mouvement de revendication – il recherche une parité de droit avec le slogan « à travail égal, salaire égal » et un mouvement anti-familial. Il s’agissait de faire reconnaître pleinement l’individualité féminine, indépendamment de ses origines, de son éventuel mari et de ses possibles enfants.

Or Jean-Paul II cherchait avant tout la justice sociale par la quête du bien commun ; la revendication, et a fortiori la contestation, n’a jamais eu chez lui qu’un rôle marginal. Il croyait en la famille et c’est essentiellement dans son rôle familial qu’il regarde la femme. Même la Sainte Vierge est d’abord considérée, par lui, comme mère : l’Encyclique Rédemptoris Mater est publié dès 1987, et c’est seulement un an plus tard, en 1988, que le Pape s’est attaché à la valeur de la femme en tant que telle, dans ce qui n’est qu’une Lettre apostolique : « Mulieris dignitatem, sur la dignité et la Vocation de la femme, à l’occasion de l’année mariale ». Enfin, en 1995, il a écrit aux femmes une simple lettre.

Du féminisme lui-même, j’ai peu de choses à vous dire, n’ayant pas pu, depuis très longtemps, me consacrer au sujet ni mettre vraiment mes connaissances à jour… Je ne pourrais que vous rapporter ce que disent les grandes encyclopédies et les ouvrages généraux que vous connaissez probablement mieux que moi. Je préfère me consacrer aux documents pontificaux.

LES TROIS ÉCRITS

1. L’Encyclique Redemptoris Mater

De l’Encyclique de 1987, nous parlerons peu… Disons simplement qu’elle médite le texte de Gal. 4,6 : « Quand vint la plénitude des temps, Dieu envoya son fils né d’une femme, né sujet de la loi, afin de racheter les sujets de la loi et de nous conférer l’adoption filiale » ; qu’elle divise en trois parties :

-  Marie dans le Mystère du Christ ;

-  La Mère de Dieu au centre de l’Église en marche ;

-  La médiation maternelle.

Et qu’elle se termine par la célèbre prière de l’Avent : « Alma Redemptoris Mater », la nature s’étonne et s’émerveille : Marie a enfanté son propre Créateur.
C’est bien le mystère de la maternité, comme mystère essentiellement familial et relationnel qui polarise la pensée pontificale.

2. La Lettre aux femmes

C’est encore sur ce mystère que sera centrée la « Lettre aux femmes » du 29 juin 1995, qui exalte ce que le Souverain Pontife a appelé le « génie de la femme », pour toutes les tâches qui impliquent les relations humaines et le souci de l’autre, la maternité étant, évidemment, la première de toutes .

3. La « Lettre apostolique » Mulieris dignitatem. Un féminisme catholique ?

Entre les deux, en septembre 1988, Jean-Paul II a publié la « Lettre apostolique » Mulieris dignitatem sur la dignité et la vocation de la femme.
Au moment de présenter cette dernière à la presse, celui qui était alors le Cardinal Ratzinger, Préfet de la Congrégation de la Doctrine de la Foi, et qui est devenu en 2005 le Pape Benoît XVI, disait en souriant : « Nous allons lancer un féminisme catholique »… Pourtant, une des expressions fondamentales de ce texte semble tout ce qu’il y a de plus anti-féministe : « La femme, dit le Pape, est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour ».
C’est sur cette expression, à la fois choquante et fascinante, que j’ai centré cette communication : « Aimée pour aimer à son tour ».
Qu’est-ce à dire ? Le Pape en reviendrait-il au préjugé dépassé selon lequel : “en amour comme en tout, l’initiative appartient au mâle et la femme n’a qu’à suivre” ? Évidemment non ! Nous sommes à mille lieues de ce genre de problématique. Une distraction, alors ? Un accident de langage ? Un coup d’œil sur le texte suffit pour constater combien chacun de ses mots est pesé, réfléchi, cohérent avec l’ensemble. Il faut donc se rendre à l’évidence : si Jean-Paul II a dit cela, c’est bien ce qu’il a voulu dire.
Patience, donc… À mesure qu’on entrera dans sa méditation – dans sa réflexion priante, dans sa prière réfléchie – on comprendra mieux le sens et la portée de sa proposition. C’est même avec émerveillement que l’on s’apercevra de sa richesse et de sa nouveauté.

4. Une page de la « Lettre apostolique »

Si l’on veut interpréter une phrase, il faut commencer par la remettre dans son contexte. Parcourons donc la page entière, il s’agit du § 29 de Mulieris dignitatem

« Le passage déjà cité de la Lettre aux Éphésiens [5, 21-23], où le rapport ente le Christ et l’Église est présenté comme le lien entre l’époux et l’épouse, évoque également l’institution du mariage selon les paroles du Livre de la Genèse [cf. Gn 2,24]. . […]

Grâce à ce rapport significatif que l’on trouve dans la Lettre aux Éphésiens est mis en pleine lumière ce qui détermine la dignité de la femme au regard de Dieu, Créateur et Rédempteur, et aussi au regard de l’homme, de l’homme et de la femme.

Conformément au dessein éternel de Dieu, la femme est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement. L’ordre de l’amour appartient à la vie intime de Dieu lui-même, à la vie trinitaire. […]

Si l’auteur de la Lettre aux Éphésiens appelle le Christ l’Époux et l’Église l’Épouse, il confirme indirectement par cette analogie la vérité sur la femme épouse. L’Époux est celui qui aime. L’Épouse est aimée : elle est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour. […]

Lorsque que nous disons que la femme est celle qui reçoit l’amour pour aimer à son tour, nous ne pensons pas seulement, ni avant tout, au rapport nuptial spécifique du mariage. Nous pensons à quelque chose de plus universel, fondé sur le fait même d’être femme dans l’ensemble des relations interpersonnelles qui structurent de manière très diverse la convivialité et la collaboration entre les personnes, hommes et femmes.

Dans ce contexte large et différencié, la femme présente une valeur particulière comme personne humaine, et en même temps comme personne concrète du fait de sa féminité. […]

Le passage de la Lettre aux Éphésiens que nous considérons nous permet de penser à une sorte de “prophétisme” particulier de la femme dans sa féminité. […]

Ce caractère “prophétique” de la femme dans sa féminité trouve dans la Vierge Mère de Dieu son expression la plus haute.

5. Des références surprenantes

Les textes scripturaires auxquels Jean-Paul II fait allusion ici sont connus. Il s’agit :

-  d’un passage de l’Épître aux Éphésiens [Ep. 5, 21-22] où l’auteur expose que « les chrétiens doivent être soumis les uns aux autres dans la crainte du Christ » et que « les maris doivent aimer leur femme comme le Christ a aimé l’Église » pour laquelle il s’est livré ;

-  et d’un passage du second récit de la Genèse [Gn 2] : la description de l’établissement d’un rapport d’unité entre l’homme et la femme façonnée à partir de sa chair, ce qui permet de comprendre plus en profondeur le premier récit selon lequel Dieu a créé l’être humain homme et femme à son image et à sa ressemblance. [cf. Mulieris dignitatem, 6]

À vrai dire, le choix même de ces références est surprenant. Ce n’est pas sur celles-là que l’on s’appuierait d’emblée pour exalter la dignité féminine. La tradition interprétative va plutôt dans le sens contraire ! Mais le Pape les fait “fonctionner” ensemble d’une manière toute nouvelle.

En scène, dans ces textes bibliques, nous avons une série de “couples”, l’homme et la femme, Adam et Ève, l’époux et l’épouse, le Christ et l’Église ; le passage de la « Lettre apostolique » y ajoute d’abord la Trinité, puis Marie et son Fils ; enfin, tacite mais partout sous-jacent, il y a le “couple” Dieu-humanité.

La question qui se pose est de savoir s’il y a quelque chose de commun entre ces différents couples, de savoir s’ils sont structurés par des relations similaires qui permettent d’assigner à chacun de leur pôle un rôle particulier.

LES COUPLES BIBLIQUES

De plus, le passage du texte pontifical que nous venons de citer met en exergue deux types de relations : la relation sponsale et celle de la maternité.
Voyons ce qui nous est dit de ces relations, cas par cas.

1. Adam et Ève

Commençons par le plus simple.

a. L’histoire
Je ne vais pas vous refaire, bien sûr, la magnifique communication de madame Marie Balmary. Je voudrais simplement vous rappeler qu’au chapitre III de ce document pontifical, les relations primordiales de l’homme et de la femme sont explicitées sous la forme d’une exégèse des deux premiers chapitres de la Genèse.

Le premier récit de la Création nous montre l’homme et la femme créés égaux, l’un et l’autre à l’image de Dieu en tant que personnes et en tant qu’êtres raisonnables appelés à dominer la terre.

Le second récit évoque Adam, découvrant devant lui un autre moi dans la communauté humaine (« chair de sa chair »). Par sa simple présence, Ève lu annonce qu’il n’est pas seulement appelé à exister mais à exister pour autrui : que si Dieu l’a voulu pour lui-même, il ne peut “ se réaliser” que par le don de soi. L’aide qui lui est assortie est celle qui lui permet de découvrir le sens intégral de son humanité et de la déployer. « Il s’agit d’une aide réciproque », précise le texte avec insistance. L’homme et la femme se donneront l’un à l’autre et se recevront l’un de l’autre, c’est là leur condition ontologique en même temps que leur devoir éthique. Ils apparaissent ainsi comme image de Dieu également en tant que communion interpersonnelle dans l’amour, en tant que “unité des deux” et nous avons là une première ébauche de la révélation trinitaire.

« Conformément au dessein éternel de Dieu, la femme, avons-nous dit, est celle en qui l’ordre de l’amour dans le monde créé des personnes trouve le lieu de son premier enracinement, l’ordre de l’amour appartient à la vie de Dieu lui-même, à la vie trinitaire. »

L’“unité des deux” ne nous est pas décrite comme close sur elle-même, comme immobile et autosuffisante. Le Pape la présente au contraire comme immédiatement ouverte à la fécondité, ordonnée à la procréation. C’est dans le cadre de ces relations humaines à l’image de la Trinité, donc essentiellement dynamiques, que l’on peut – dit Jean-Paul II – découvrir « la vérité sur la maternité, et aussi sur la virginité, comme les deux dimensions particulières de la vocation de la femme à la lumière de la Révélation divine ». Ces deux dimensions qui trouveront « une plus haute expression » dans « la figure de la “femme de Nazareth” » [Mulieris dignitatem, 7].

Nous nous pencherons sur la virginité un peu plus loin. Voyons d’abord ce qui nous est enseigné sur la maternité.

b. Mère des vivants

Reprenons. Dans l’ordre de la Création, l’humanité est faite plurielle – avec en particulier cette grande césure de la similitude et de la différence des sexes – pour qu’existent la relation humaine et, surtout, l’unité des deux. Selon la volonté divine, cette unité des deux fructifie normalement dans la génération d’enfants. L’engendrement est la forme du don de soi propre à l’“unité des deux”.

Mais attention ! La lettre apostolique fait fortement remarquer qu’à l’intérieur même de ce don, il y a une dissymétrie : la femme donne plus que l’homme, la femme “paie” plus de sa personne et surtout, de son corps. « Il faut donc que l’homme ait pleinement conscience de “contracter une dette particulière envers la femme”, dans leur fonction commune de parents. » [MD, 18] L’union des deux n’est pas destinée à se figer dans l’immobilité de son autosuffisance, mais à s’ouvrir au tiers, à cet être tout neuf, tout gratuit, sans défense, qu’est l’enfant. Or cette ouverture s’accomplit surtout par la maternité de la femme. La part de l’homme est évidemment indispensable, mais en définitive, moins exigeante, au moins en une première étape.
La maternité est une participation spécifique au système de mort et de résurrection [MD, 19] qui se retrouvera dans la “logique” de la Rédemption : le don (y compris corporel) de soi pour accéder à sa propre plénitude et en même temps, pour que l’autre vive. La mission la plus personnellement engageante dans la mise au monde du tiers est aussi celle qui relie le plus cette alliance de l’homme et de la femme qu’est l’“unité des deux” à l’alliance de Dieu et de l’humanité. En effet, c’est pour cette alliance infinie que la mère fait naître, qu’elle fait entrer des enfants dans le cadre de l’“unité des deux”.
Les enfants ont une vocation d’éternité : être unis à Dieu. L’ordre naturel de la Création embraye ainsi directement sur l’ordre surnaturel… d’abord par la femme.

c. Il dominera sur toi…

Tel était du moins le dessein idéal de Dieu, et c’est dans ce dessein que s’inscrit la mission propre de la femme à qui l’être humain est confié de “manière spécifique” comme l’expliquera la dernière partie de la Lettre apostolique [cf. MD, 30]. Mais avant d’en venir là, il nous faut voir comment ce dessein a été abîmé par le péché de l’homme et merveilleusement restauré par la miséricorde divine.

« Au commencement », Adam reconnaît en Ève son égale. Avec elle (nous l’avons vu), il noue une relation d’accueil et de don réciproques par laquelle ils se “construisent” mutuellement et se construisent comme “unité des deux”. On peut dire que l’amour, qui est toujours un don de Dieu, fait naître en eux et entre eux une confiance absolue. Pour chacun, la foi amoureuse en l’autre est le fruit de la foi amoureuse en Dieu, et aussi son signe, et aussi son approfondissement. Cette double foi amoureuse engendre à son tour l’espérance qui donne l’audace de l’engendrement. Le couple humain, créé à l’image de Dieu-Trinité, vit vraiment de cette relation subsistante qu’est l’Esprit. Il le vit dans le don, l’ordination parfaite de chacun des conjoints à l’autre. Il le vit dans l’ouverture, le don, l’ordination de l’unité des deux au tiers qu’est l’enfant. Le couple humain pro-crée [cf. MD, 18]. Il engendre l’homme à la manière même de la Trinité créatrice qui invite toujours à entrer par l’Esprit dans la relation du Père et du Fils.

L’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. Il y a là, nous enseigne le Pape, un devoir éthique en même temps qu’une vérité ontologique. Nous devons devenir de plus en plus libres et raisonnables, nous devons vivre de plus en plus des relations semblables aux relations trinitaires. Nous sommes appelés à nous accomplir dan la partage de la vie divine, dans l’union à Dieu lui-même. Or, « Il n’est pas possible de lire le “mystère du péché” sans se référer à toute la vérité sur “l’image et la ressemblance” avec Dieu ». [MD, 9] D’abord, parce qu’Adam et Ève s’appuient, pour pécher, sur leur liberté. Ensuite, parce que le péché exprime le refus d’être « à l’image et à la ressemblance » divines. Il est refus du projet de Dieu, refus de vivre les relations qu’il propose et dès lors, volonté de se constituer soi-même indépendamment de lui.

Les répercussions de cette attitude sur l’“unité des deux” sont immédiates. On ne se fait plus confiance. On ne se donne plus à l’autre, on ne se reçoit plus de lui. On cherche à se constituer soi-même indépendamment de l’autre, ce qui signifie souvent à ses dépens. Car là où l’amour disparaît, il ne reste plus que la force. Dans l’ordre de la nature, la force immédiate appartient – généralement – à l’homme masculin. « Il dominera sur toi. »

Mais Dieu ne renonce pas à son projet. Le « Protévangile » [GN 3,15] annonce d’emblée le triomphe de la logique de l’amour sur la logique de la force. Dans cette victoire, la femme aura un rôle primordial, la femme qui, par son existence même, est appel à être accueillie et reconnue indépendamment de la force, la femme qui, par sa maternité même, appelle à reconnaître et accueillir l’autre qui vient sans force.

2. Le Christ et l’Église

a. Jésus et Marie

« Quand vint la plénitude des temps, « Dieu envoya son Fils, né d’une femme » [Ga 4,4]. Cette citation constitue véritablement le porche de la Lettre apostolique [cf. MD 3]. La « plénitude des temps » est le moment où Dieu décide de réaliser son projet. La femme est Marie. Marie est vierge… Dieu reprend l’initiative absolue dans sa relation avec l’humanité. Il prend l’initiative d’une Nouvelle Alliance. Il la conclura dans le sacrifice du Christ au Calvaire.

La plénitude de grâce de la Vierge de Nazareth est le fruit parfait du mystère pascal – fruit donné à l’avance pour permettre à l’humanité (que le péché rend esclave) de consentir en toute liberté à son salut, à l’union avec Dieu. L’initiative appartient radicalement à Dieu, au Fils éternel du Père. Au point de départ, dans le temps humain, de sa Nouvelle Alliance, il s’adresse à une femme – le texte y insiste [cf. MD 11] – à une femme dans toute sa consistance de personne libre. Il ne s’agit pas d’une demi-relation. Le « fiat » de Marie noue entre elle et Dieu une unité parfaite. Parce que Marie est femme, cette relation est ouverte à l’enfant. « L’événement de Nazareth met en relief une forme d’union à Dieu “qui ne peut pas appartenir qu’à la femme”, à Marie, “l’union entre la mère et son fils”. La Vierge de Nazareth devient en effet la Mère de Dieu » [MD 4].

Dieu propose et engage donc une relation dont il est lui-même le fruit. Cette étrange nouveauté – le partenaire qui est à l’origine de la relation est aussi à son terme- marque bien que le Seigneur est le maître absolu du jeu. Il est au terme de la relation, mais, quand on y regarde bien, ce terme est ouvert. Le terme de la relation entre Marie et Dieu le Fils est Dieu fait homme, Dieu qui vient à l’homme, le Christ, Fils de Dieu et Fils de Marie. La relation entre Marie et Dieu le Fils est d’emblée ouverte à toute l’humanité.

Marie est le symbole (à la fois signe et réalisation) de l’Église, mère du Christ et de tous les enfants de Dieu. Une maternité qui « n’est pas seulement de chair et de sang », mais qui « exprime la profonde “écoute de la parole du Dieu vivant” et la disponibilité à “garder” cette parole qui est « la parole de la vie éternelle » » [MD 19].

La foi, la confiance amoureuse est l’attitude que Dieu demande à l’humanité et qui lui permet de la rendre féconde. Elle est l’attitude de l’épouse. La maternité est bien liée à l’alliance.

b. L’époux et l’épouse

Ces considérations nous conduisent directement à réfléchir sur la relation sponsale. La Lettre apostolique nous invite à le faire dans la ligne de l’Épître aux Éphésiens [Ep. 5, 21-33]. L’introduction l’a fait voir clairement.
Le Christ est l’Époux, l’Église est l’Épouse. Le Christ a épousé l’Église en se livrant pour elle. Il s’est livré pour la rendre sainte et immaculée, c’est-à-dire accomplie, devant ses yeux [Cf. MD 23]. Ce qui est souligné ici, c’est le don premier de l’Époux, le don du Christ est le sacrifice de sa passion, dans lequel il a payé de sa personne au point de livrer son propre corps. Au plan surnaturel, au plan de la Rédemption, il y a donc un don “masculin” du corps qui équilibre le don féminin du corps maternel au plan de la nature et de la Création. Le don du corps maternel ouvrait à l’enfant l’“unité des deux”. Le don sacrificiel du corps du Christ instaure “l’unité des deux”, le lien sponsal entre le Seigneur et son Église.

Or, la vérité de l’homme et de la femme se trouve dans le Christ (un leitmotiv de Jean-Paul II) et la vérité du couple humain, dans la relation du Christ et de l’Église. C’est ce que dit l’Épître : « C’est comme cela que les maris doivent aimer leurs femmes » [Ep. 5, 25 ; cf. MD 23] En allant un rien plus loin que le Pape dans sa propre ligne – et celle de l’Épître aux Éphésiens -, nous pouvons, semble-t-il, avancer ceci : dans l’alliance sponsale entre le mari et la femme, comme d’une certaine manière dans tous les rapports humains, il revient à un pôle “masculin” de proposer, de rendre possible la relation, et cela gratuitement, par un “se donner”, un “se livrer” pour accomplir l’autre. La réponse viendra dans un second temps, gratuite, elle aussi.

Cette “antériorité masculine” est pleinement réalisée, répétons-le, de la part du Christ vis-à-vis de son Église. Là se réalise un don absolument plénier et gratuit. Dans les autres cas, en particulier celui du mari et de la femme, concrets, cette antériorité ne se réalise pas nécessairement. Elle est, cependant, toujours restée à l’arrière-plan de la conscience collective comme une “situation idéale”. Elle s’exprime souvent dans les us et coutumes et aussi, par exemple, dans le second récit de la Création.

Il y aurait ainsi une “vocation masculine” à instaurer des relations indépendantes de la force et à aller pour cela jusqu’à livrer son propre corps. Symboliquement, l’être masculin est l’être “plus fort”, appelé à reconnaître le “moins fort” et à le promouvoir par un don de soi qui instaure la relation. L’être féminin est l’être “moins fort” qui, une fois reconnu, est appelé à répondre et à ouvrir la relation à un tiers encore plus faible, tout cela par le don de soi. Mais alors que, du côté féminin, cette logique se réalise tous les jours dans la maternité, où le don de soi va effectivement jusqu’au don du corps, du côté masculin, elle n’est parfaitement passée par les faits que lorsque le Christ a donné son corps pour son Église… pour chacun de nous qui occupons tous, en face de lui, la position féminine de l’épouse. [MD 25]
Mais certains hommes (masculins) sont appelés à participer de manière particulière à ce sacrifice du corps du Christ, à le rendre présent à son Église, à permettre à l’Église d’entrer dans la relation sponsale avec lui. Ce sont les hommes (masculins) auxquels est confié le sacrement qui actualise le don de l’Époux à l’Épouse, auxquels est confiée l’Eucharistie, ce sont les prêtres [MD 26]. La Lettre apostolique, lorsqu’elle réaffirme le sacerdoce exclusivement masculin justement dans le contexte de la constitution du lien sponsal et eucharistique entre le Christ et l’Église féminine, entre le Christ et chaque âme humaine, nous amène à dire que le don de soi sacerdotal est, dans l’ordre surnaturel et de la Rédemption, la contrepartie, la réponse au don maternel dans l’ordre de la nature et de la création. Il rétablit l’équilibre. Il retourne à la femme le don plus grand qu’elle faisait en donnant son corps à l’enfant.

c. Le don de l’épouse

Récapitulons. Nous avons peu à peu mis au jour une logique de dialogue dans un certain esprit. Dans son type symbolique, cette logique est celle des rapports homme-femme. Elle est aussi, peut-on dire, dans le concret, celle de tous les rapports humains, lesquels sont toujours quelque part des rapports entre un “plus fort” et un “plus faible” appelés à la reconnaissance, à l’égalité et à la promotion mutuelles, appelés précisément à des rapports qui ne soient pas des rapports de force mais d’amour.

Nous avons découvert deux formes primordiales de don de soi. Le don qui invite à la relation, qui la fonde et la permet ; ce don est celui de l’“homme”. Il n’atteint son but que par la réponse de la “femme”. Il y a aussi le don qui ouvre la relation. Ce don est celui de la “femme”, mais il ne peut s’accomplir que moyennant la participation de l’homme. Nous avons constaté deux plans de réalité : le plan naturel de la création, où le don de la femme est pleinement réalisé par la mère, et le don de l’homme “appelé” ; le plan surnaturel où le don de l’homme est pleinement réalisé par le Christ (et les prêtres qu’il fait entrer dans son don) et où le don de la femme est appelé.
Le don de “la femme”, don de l’épouse, a nécessairement deux modalités. Il est orienté vers l’époux, il est orienté vers l’enfant. Il est réponse à l’époux, il est don premier à l’enfant. Le don de l’“Époux” est le don du Christ, le seul don parfaitement sponsal. En face de lui, tout être humain, toute âme humaine, est en “position” d’épouse. Elle le devient effectivement quand elle devient chrétienne, quand elle dit « oui ». Cela vaut aussi pour l’âme du prêtre. Ce dernier partage la relation du Christ “vers” les chrétiens. Il est donc, sous cet aspect, aux côtés du Christ, ami de l’époux. Mais, sous un autre aspect, il est, comme tous les chrétiens, en face du Christ, dans la position de l’épouse, ce qu’il peut éventuellement vivre sous la forme de vœux religieux.

Depuis que le Christ est venu, depuis que le Christ a réalisé en plénitude le don de l’Époux, le chrétien peut lui répondre de manière absolue, de manière radicalement sponsale. Et certains, hommes ou femmes, y sont effectivement appelés pour témoigner des noces inaugurées sur la croix entre le Christ et son Église (le Christ a alors épousé l’Église qu’il mettait au monde comme Adam a épousé Ève, tirée par Dieu de son côté ; le Christ a épousé celle qui, dans l’ordre spirituel, naissait de lui et mettait au monde le disciple bien-aimé). Ils y sont appelés aussi pur témoigner du fait que, si Dieu a créé l’être humain homme et femme destinés à former l’“unité des deux”, c’est qu’il pensait à sa propre “unité des deux” avec l’humanité, c’est qu’il pensait au Christ et à l’Église. Si certains hommes ou femmes sont effectivement appelés à cette consécration, c’est pour annoncer l’accomplissement des noces eschatologiques.

Mais qui dit “unité des deux” dit fécondité. Qui dit “mariage“ dit “génération”. Sinon le lien entre l’amour sponsal et l’amour trinitaire serait perdu. Du don de soi réciproque entre le Christ et l’âme consacrée découle nécessairement, sous une forme ou sous une autre, la maternité spirituelle. C’est ce que dit le Pape à propos plus spécialement des femmes : « La maternité spirituelle revêt de multiples formes. Dans la vie des femmes consacrées, menée par exemple suivant les charismes et les règles des différents Instituts de caractère apostolique, elle pourra s’exprimer par la sollicitude pour les êtres humains, spécialement les plus démunis […] “Une femme consacrée retrouve ainsi l’Époux”, différent et unique de tous et chacun […] L’amour sponsal comporte toujours une disposition unique à être reportée sur ceux qui se trouvent dans le champ de son action » [MD 21]. L’âme unie au Christ, et a fortiori consacrée, participe à la mission maternelle de l’Église, à la maternité de Marie. La Lettre apostolique souligne que Paul lui-même recourt « à ce qui est par nature féminin pour exprimer la vérité de son service apostolique » : « Mes petits enfants, que j’enfante à nouveau dans la douleur » [Ga 4, 19 ; cf. MD 22]. Un aspect de cette maternité est certainement de porter l’annonce de la Résurrection, mission qui fut d’emblée confiée à des femmes.

CONCLUSION

« La femme est celle qui est aimée pour aimer à son tour »… Ce qui s’exprime là, n’est-ce pas la compréhension la plus profonde des rapports symboliques homme-femme, compris à la lumière des rapports du Christ et de l’humanité ? Le Christ a toujours aimé le premier. L’Église est appelée à répondre à cet amour et à y faire naître tous les êtres humains. Chacun de nous a « toujours déjà » été aimé avant d’aimer, il est appelé à faire entrer dans la relation d’amour le tiers qui n’est pas encore, à se donner pour le reconnaître et l’accueillir, pour le faire reconnaître et accueillir.

Dans l’ordre du symbole – mais cela comporte une invitation dans l’ordre concret – l’homme masculin a particulièrement la vocation d’assurer la relation, de reconnaître en l’autre son égal et de le traiter comme tel ; la femme a particulièrement celle d’ouvrir la relation à d’autres et d’autres encore… afin qu’ensemble nous parvenions définitivement à faire prévaloir les relations d’amour sur les relations de forces.

Ce sont des choses très simples qu’a rappelées le Pape. Des choses très simples et très profondes : Dieu est en dialogue avec l’humanité, l’humanité est en dialogue avec elle-même. Ce dialogue ne peut se nouer et se poursuivre que dans la confiance aimante. Il est source d’espérance et de vie.

ÉCHANGE DE VUES

Pierre Boisard : Je voudrais apporter ce soir un témoignage.
Vers les années 87-88, j’ai eu la joie et l’honneur d’assister à une messe privée du Pape, que l’on peut dater précisément pusiqu’elle clôturait la visite « ad limina » des évêques belges.

Je me trouvais à Rome et je n’aurais rien demandé si des personnes, qui devaient savoir que le pape préparait un texte sur la condition féminine, n’avaient sollicité pour moi une invitation et ne m’avaient poussé à y aller. Je ne savais pas trop comment cela se déroulait mais elles m’avaient dit : « À l’issue de la messe, le pape salue individuellement ses invités. Si vous le pouvez, dites ce que vous faites et quelles responsabilités vous exercez en France. ». J’étais alors Président de la Caisse nationale des Allocations familiales. J’avais beaucoup réfléchi sur l’évolution de la famille et sur le rôle de l’homme et de la femme. Je ne cachais pas que je me refusais aux archétypes trop stricts, tels que « paternité, maternité, etc. » À partir de saint Augustin et de ses réflexions sur la paternité de Dieu, je pensais que si la femme est faite pour la maternité, l’homme, le « vir », est fait pour la paternité. Et la distinction ne me paraissait pas si importante qu’on la soulignait. En tout cas, je souhaitais que l’on enfermât pas la femme dans définitions stéréotypées et qui en rebuteraient plus d’une.

À la messe en question, avaient assisté une trentaine de personnes dont tous les évêques belges et une délégation de « verbistes », congrégation religieuse fondée en Hollande par un saint allemand qui est implantée en Belgique. Nous n’étions pas plus de quatre ou cinq laïcs.

Le Pape est passé très vite devant les évêques belges, qu’il avait dû recevoir un par un dans la journée qui précédait. Il a salué rapidement les « verbistes » et s ‘est approché des laïcs. Je dois avouer humblement que c’est avec moi qu’il a parlé le plus longuement, si bien que l’on se demandait qui était ce personnage si important et que personne ne connaissait.

Après m’avoir interrogé sur mes fonctions et sur les réflexions que j’en tirais, il m’a livré sa pensée et ajouté : « je prépare un texte sur la question » Je me suis bien gardé de lui dire que j’en avais entendu parlé. Et il m’a affirmé, – et c’est là que je voulais en venir – : « Vous verrez que je suis encore plus féministe que vous ». je dois avouer que j’en ai douté, mais lorsque le texte a paru, j’ai été surpris, car j’y ai trouvé l’expression d’un certain « féminisme chrétien », pour reprendre l’expression du cardinal Ratzinger, que vous avez citée.

Je voulais apporter ce témoignage, dont je suis évidemment le seul témoin, parce que, dans Mulieris dignitatem, qui n’est peut-être qu’une « Lettre apostolique », j’ai trouvé une grande réflexion sur la condition de la femme et une réflexion qui est profondément novatrice.

Et j’aurais aimé peut-être que vous insistiez un peu sur ce sujet-là parce que, quand même, il y a un certain nombre de choses qui étaient en réaction contre des pratiques (et ça, vous ne l’avez pas dit) et de la société et de l’Église. N’allez pas croire pour autant que je sois un partisan du mariage des prêtres ou de l’ordination des femmes…

Marie Hendrickx : Je n’ai jamais voulu présenter la Lettre « Mulieris dignitatem » en tant que telle. J’ai simplement extrait une phrase : « La femme est aimée pour aimer à son tour » et c’est là-dessus que j’ai développé la communication que je vous ai faite sur la manière féminine de se donner.
Mais oui, nous sommes tous appelés à ça. Mais je n’ai pas voulu présenter en tant que telle la Lettre « Mulieris dignitatem » qui est d’ailleurs effectivement très complexe et où le Pape exalte la dignité féminine dans toute une série de domaines. Ce qu’il a fait aussi d’ailleurs dans la « Lettre aux femmes », par la suite.

Dans toute une série de domaines, notamment, il parle énormément du respect de la femme, de l’organisation de la société, du travail, en fonction de la femme et pour respecter la maternité de la femme. Et là, toute la société, surtout la société actuelle, aurait vraiment intérêt à organiser le travail pour que la femme y trouve pleinement sa place ! Et ça, c’est vraiment une chose qu’on ne fait pas. Le travail est organisé par l’homme et pour l’homme, pour le rendement. Et ça, ça écrase la femme, très souvent.

Marie-Joëlle Guillaume : D’abord, je voudrais vous dire un grand merci, Madame, pour la profondeur et l’intériorité de cette conférence, pour tout ce que vous nous avez fait sentir avec l’intelligence, bien sûr, mais aussi avec le cœur.

Mon intervention se situe un peu dans la ligne de ce que vient de dire Pierre Boisard. Mais auparavant je voudrais citer une formule que vous n’avez pas citée vous-même, puisqu’elle ne figurait pas dans les textes que vous analysiez. C’est une phrase du Pape Jean-Paul II qui m’avait beaucoup touchée ; il l’avait prononcée quelques mois avant sa mort, à Lourdes, lors de cette extraordinaire homélie devant la Grotte. Il avait parlé des femmes comme des « sentinelles de l’invisible ».

Alors, en vous écoutant, j’y pensais. Parce qu’au fond, ces mots sont comme le couronnement de tout ce qu’il a écrit auparavant. Ce mystère de la femme, ce sens du don, cet amour en retour sur lesquels vous avez insisté, tout cela, on le retrouve dans cette expression magnifique.

Et je vais dire pourquoi je la situe dans la même ligne que les propos de Pierre Boisard. Je n’ai plus le souvenir précis de l’articulation de cette homélie parce que ces « sentinelles de l’invisible » m’ont frappée plus que tout le reste. Mais il me semble tout de même qu’il était question du rôle de la femme à l’intérieur de la société, c’est-à-dire pas seulement de sa maternité dans la famille mais aussi de ce que j’appellerai – c’est un thème qui m’est cher ! – sa maternité civilisatrice, c’est-à-dire ce qu’elle peut accomplir à l’intérieur de la cité pour faire grandir cette cité. Finalement, au-delà des frontières de la famille, il s’agit d’exercer, dans toutes les dimensions sociales, la fécondité de l’amour.

Cet accent mis sur le rôle civilisateur de la femme, c’est effectivement une chose qu’on découvre avec Jean-Paul II. Cette vision de la femme existait déjà dans l’Église, bien sûr, mais pas d’une manière aussi explicite. C’est peut-être là où se trouve le vrai féminisme auquel faisait allusion Pierre Boisard.
Alors, j’aimerais savoir comment vous réagissez devant cette expression et comment vous l’expliqueriez.

Marie Hendrickx : Je la relierai très fort à ce que Jean-Paul II a appelé « le génie féminin ». Ce génie féminin qui est de reverser l’amour sur les plus faibles, mais qui est aussi de relier l’humanité à Dieu, à l’Infini. Ouvrir l’humanité sur l’Infini et par conséquent la rendre féconde aussi de mille manières et pas seulement féconde d’enfants mais féconde de cultures, de civilisations, donc de relations autres entre le fort et le faible. Donc de créer la civilisation de l’amour qui va remplacer les rapports de forces.

La civilisation voulue par le diable, c’est la civilisation des rapports de forces. La civilisation qu’introduit Dieu et qu’il a essayé d’introduire dans l’humanité, c’est de remplacer ces rapports de forces par des rapports de relations mutuelles, des rapports où la personne a toute sa place, y compris la personne faible, et où le fort se consacre à la promotion du faible.
Antigone est déjà un peu dans cet esprit-là, oui, c’est vrai.

Pasteur Michel Leplay : Je vous pose d’autant plus volontiers des questions que nous entrons dans la semaine de prière pour l’unité des Chrétiens.

J’ai suivi votre méditation avec beaucoup d’intérêt et d’émotion. Bien que protestant, j’ai beaucoup apprécié la valeur de l’encyclique “La mère du Rédempteur” dans laquelle le Pape fait notamment référence à Abraham, Père des croyants et des nouveaux croyants. Cela me semble une théologie mariale tout à fait juste. Que d’ailleurs je partage moi-même en partie, puisque j’ai signé le texte du Groupe des Dombes sur « Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints ». Donc je pense qu’il y a des bases de théologie biblique, ecclésiales et mariales sur lesquelles nous sommes d’accord.

Ma question est néanmoins celle-ci, dans la mesure où vous avez exposé le point de vue au fond très mystique et très impressionnant d’un Pape catholique, romain, qui, aussi bon-chrétien qu’il soit ne représente pas l’ensemble de la communauté chrétienne.

Ma question, prenez-la bien. Ne répondez pas si elle vous dérange, mais dans quelle mesure est-ce que, dans la perspective qui est la vôtre, les différences quand même importantes concernant par exemple le célibat sacerdotal, le sacerdoce féminin, etc. Est-ce vraiment séparateur entre les Chrétiens ? Ou est-ce que dans la « hiérarchie des vérités », il s’agit de points qui sans être indifférents, sont quand même seconds par rapport au cœur de la foi, au Credo, celui de Nicée, c’est-à-dire la foi essentielle de l’Église universelle ?
Vous avez, enfin, concernant le sacerdoce féminin, employé une expression que je n’irai jamais rapporter à mes frères et amis anglicans !

Alors, j’aimerais savoir jusqu’à quel point les conséquences tirées de la grande conscience de Jean-Paul II impliquent effectivement des dispositions très, très précises concernant notre reconnaissance mutuelle dans l’Église.

Marie Hendrickx : Je ne voudrais pas être absolutiste du tout. Moi, je pense que l’Église catholique est dans la vérité et qu’elle a vraiment exprimé cette vérité. Notamment dans les Encycliques pontificales, elle essaie de l’expliquer.

Mais je pense qu’il y a tout une part d’appel, et que ces appels nous sont adressés notamment par les communautés qui se sont séparées, donc les communautés protestantes qui posent une question, et des questions fondamentales, à l’Église, auxquelles l’Église catholique ne peut pas s’abstenir de réfléchir, et qui sont pour l’Église un appel et qui l’aident à progresser.

Mais je suis sûre que dans la mesure où l’Église prend en compte, avec suffisamment de sérieux, les questions que lui posent ces communautés, donc des aspects de la Révélation qu’elle n’a pas pris en considération suffisamment, elle progresse elle-même.

On va vers l’unité, ça je le crois, mais à condition d’être dans la vérité. Et l’essentiel, c’est la vérité. Je pense que l’Église catholique a la Vérité. Qu’elle l’exprime mal, c’est sûr ; qu’elle l’exprime de manière partielle, c’est sûr. Mais elle doit se laisser interroger pour apprendre à l’exprimer mieux et approfondir la vérité.

Jacques Arsac : C’est juste une petite remarque à propos du texte de Saint Paul aux Éphésiens.

Il se trouve qu’au Chambon-sur-Lignon, je fais partie d’un groupe œcuménique qui partage des textes. Nous avons lu ce texte et nous n’avons pas eu cette impression épouvantable que vous avez mentionnée. Il nous a paru que ce que Saint Paul dit des femmes est dans l’optique de la société de son temps qui ne savait pas reconnaître leur valeur, il était par contre beaucoup plus dur pour les hommes. Il demandait aux hommes ce qu’ils n’avaient pas l’habitude de faire. On pourrait donc dire que ce sont les femmes qui sont le plus avantagées dans ce texte.

Le Président : La question que j’aimerais vous poser est une demande, non pas de recettes, mais de quelques conseils en matière d’action.
Nous sommes, en tant qu’Académie, un lieu d’études évidemment, mais aussi d’éducation ; en tous les cas nous souhaitons faire oeuvre de pédagogie, il faut que notre réflexion porte vers l’action éducative.

Les conseils que je suis enclin à solliciter de votre part concernent la question suivante : comment, aujourd’hui et vis-à-vis de nos enfants, de nos filles, des jeunes femmes que nous sommes amenés à rencontrer, peut-on faire passer ce message ? Comment celui-ci peut-il bénéficier d’un minimum de considération ?

Mon propos n’est pas pessimiste, mais j’ai quand même l’impression que ce que vous avez dit si bien ne passerait pas dans tous les milieux. Bien entendu, ce n’est pas le but, nous ne cherchons pas à faire des opérations de marketing ! Le but c’est, comme vous l’avez dit, la vérité.

Mais est-ce que, bénéficiant de votre expérience, vous pourriez nous donner des conseils pour mieux nous y prendre, en matière d’éducation ?

Marie Hendrickx : Je considère toujours qu’il faut éduquer un enfant à être lui-même, et être lui-même dans toute la plénitude de son être, donc à ne jamais occulter une partie de son être, à ne jamais choisir la facilité, à s’ouvrir vraiment au monde. À être lui-même, ouvert au monde. Donc à accomplir sa personnalité.

Et je crois que c’est essentiel. Et je ne pense pas que ce que j’ai dit ait été contre ça.

Donc, s’il est homme, qu’il soit vraiment homme, si elle est femme, qu’elle soit vraiment femme mais toujours ouverte à l’autre, toujours disposée à se donner et à recevoir l’autre, et à respecter la personne de l’autre.
À se respecter premièrement lui-même ou elle-même, dans toutes ses dimensions, c’est-à-dire dans sa dimension surnaturelle aussi. Et ne jamais choisir par facilité quelque chose qui va étouffer son esprit. Je pense que c’est essentiel dans l’éducation.

Mais la dimension pédagogique est évidemment différente. Peut-être qu’il faut se mettre au niveau de l’enfant. C’est presque ressasser de dire ça. Il faut se mettre au niveau de l’enfant et l’aider à progresser.

Le Président : Si vous le permettez, je vais un peu compléter parce que, justement, l’ouverture que vous avez donnée, Marie-Joëlle, sur la femme « sentinelle de l’invisible » est sans doute une partie de la réponse.

Mais en prenant les choses par le petit bout de la lorgnette, ce que notre société apprend à nos filles, dans notre environnement disons, c’est qu’il faut qu’elles s’épanouissent par le travail, par le biais d’une vie extérieure, mais de la maternité, il n’est pas souvent question si ce n’est pour dire que c’est un poids, une gêne.

Donc, comment revaloriser la maternité ? Je propose même que nous élargissions la question : la maternité et la paternité pour nos filles et nos fils.
Marie Hendrickx : Je dirais, moi, personnellement, que l’essentiel, c’est d’aller dans le sens de son désir vraiment authentique. Qu’on soit homme ou femme, qu’on reconnaisse quel est son désir vraiment authentique. Et c’est un désir d’éternité. C’est un désir de plénitude.

Quand je regarde mon désir : de quoi est-ce que je serai contente quand je vais mourir ? Quand je vais mourir, qu’est-ce que je vais ne pas regretter ?
Geneviève Boisard : J’ai beaucoup apprécié votre conférence, mais je suis un tout petit peu mal à l’aise parce que je pense que l’être humain n’est pas univoque. Je pense qu’il y a du masculin chez les femmes et du féminin chez les hommes, et que les hommes et les femmes ne se définissent pas uniquement par le fait qu’ils sont pères ou mères. Et je pense que si nous arrivons au ciel (ce que j’espère pour nous tous) ce que nous serons dépassera cet état.

Alors, quand vous dites : « il faut être pleinement soi », je suis tout à fait d’accord. Mais je pense que la vocation d’un homme et d’une femme est plus large, plus vaste que sa paternité ou sa maternité.

Marie Hendrickx : Je suis tout à fait d’accord avec vous et je regrette. J’avais quelques possibilités, je n’avais pas toutes les possibilités. Je ne pouvais pas tout dire en si peu de temps.

Mais c’est évident que l’être humain est infiniment plus riche que ce que j’ai pu en dire, que le rôle maternel et paternel sont infiniment plus riches, plus différenciés que ce que j’ai pu en dire. Je regrette beaucoup, mais voilà…

Marie-Joëlle Guillaume : Je voudrais essayer de répondre à l’interrogation du Président sur la pédagogie.

Je crois que vous nous avez donné un axe très important par le titre de votre conférence : « Aimée pour aimer à son tour ». Aujourd’hui, il y a peut-être là un biais pour faire comprendre à nos contemporains, notamment aux jeunes, certaines réalités fondamentales. En effet, nous vivons à une époque où beaucoup de gens sont très malheureux parce qu’ils ne se sentent pas aimés, et qu’ils ne savent plus eux-mêmes comment aimer. C’est triste à dire, mais il y a de moins en moins de gens qui font l’expérience du véritable amour, un certain nombre de familles sont en crise…etc. Beaucoup de facteurs interviennent, qui rendent nos contemporains très malheureux.

Je me demande donc si, finalement, ce n’est pas le meilleur axe que de dire – comme vous l’avez fait – que c’est en étant pleinement femme ou pleinement homme qu’on aime mieux l’autre et qu’on est fécond. Je pense que ce serait un bon axe de dire : nous allons vous expliquer comment on peut être plus heureux, en sachant aimer mieux.

On aime mieux en étant pleinement soi-même. Et il est vrai qu’il ne s’agit pas seulement de la femme et de la mère, mais aussi de l’homme et du père. Pendant des années, on m’a demandé des conférences sur la question de la femme, et cela me semblait fondamental ! Mais je considère qu’aujourd’hui, la grande question, c’est celle de l’homme ! Nous en sommes arrivés au point où un féminisme qui avait tout sauf la qualité de « catholique », mais qui était bien plutôt ce féminisme agressif auquel il a été fait allusion au début, est arrivé à son terme prévisible : l’homme ne sait plus qui il est. Donc, finalement, le problème se situe des deux côtés.

Mais l’amour, c’est quand même la réalité qui, au cœur de tout être humain, est la plus merveilleuse, celle que l’on veut vraiment atteindre et qui, donc, est sans doute l’axe par lequel on peut faire passer une pédagogie.
Françoise Seillier : Est-ce qu’une grande difficulté ne vient pas justement de la conception philosophique, qui a évacué la vision de l’être humain créé à l’image de Dieu, donc comme relation. Dieu est relations subsistantes. La relation, c’est l’être même de Dieu dans la Trinité.

Et nous nous sommes “paumés” (excusez-moi) par cette conception philosophique de l’être humain comme individu pour qui la relation est comme une espèce d’ajout, mais ne fait pas partie de son être même. Ce qui est faux.
On aimerait tant que dès le début du catéchisme, mais surtout à l’adolescence, soit offerte aux jeunes cette vérité anthropologique fondamentale de l’être humain homme et femme, créé à l’Image et à la Ressemblance de Dieu donc créée pour la relation, pour le don, relation blessée par le péché mais sauvée par le Christ.

Si on ne voit pas la relation, le don au niveau de l’essence même de la femme, de l’homme, on est dans l’impasse pour aimer, ce qu’on voit actuellement.

Marie Hendrickx : C’est-à-dire, on s’est vraiment axé sur la philosophie grecque. Et la philosophie grecque n’était pas, je crois, au moins en un premier temps une philosophie de la relation. Il ne faut certainement pas nier tout ce qu’elle nous a apporté. On a vraiment découvert l’homme d’une façon merveilleuse grâce à cette philosophie, des dimensions éternelles de l’homme.
Mais c’est vrai qu’il lui manque cette dimension de la relation. La relation apparaissait comme quelque chose de surajouté. Chez les Stoïciens, notamment, la relation, c’est où ?

Séance du 18 janvier 2007