Par  Mgr Emmanuel Lafont, évêque de Cayenne

Mgr Philippe Brizard : Je vois trois grandes périodes dans votre vie sacerdotale.
La première de 1970 à 1983, dans le diocèse de Tours où vous êtes incardiné, avec deux dimensions : l’attention à la jeunesse ouvrière chrétienne et l’enseignement de l’Écriture sainte aussi bien à des séminaristes en monde ouvrier qu’à la catho d’Angers.

La seconde période, sud-africaine de 1983 à 1996, avec les deux mêmes pôles d’insertion : la jeunesse ouvrière et l’enseignement de l’Écriture sainte. Vous avez tenu des postes exposés au Soweto. Vous avez été aumônier régional de la J.O.C. à Johannesburg, curé de paroisse, professeur d’Écriture sainte au séminaire national Saint Pierre d’Hammanskraal, vice-recteur et préfet des études au séminaire national Saint Pierre de Garsfontein (Pretoria).

Vous êtes à ce moment-là membre ou fondateur ou délégué de pas moins de treize organismes ayant souvent trait au Soweto ou à l’œcuménisme. Vous coopérez avec les institutions les plus diverses afin de porter secours aux enfants et aux jeunes, aux victimes de la violence. Vous avez été témoin actif des transformations de la république sud-africaine.

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À ces ministères, vous étiez préparé par vos études ecclésiastiques à Rome à la Grégorienne ; auparavant, vous aviez été élève à Stanislas et à Sainte-Croix de Neuilly.

Vous connaissez une sorte d’intermède en rentrant en France où vous êtes à la fois, secrétaire du comité épiscopale de la coopération missionnaire, secrétaire de la commission de la mission universelle des évêques de France et directeur des Œuvres pontificales missionnaires. En 1977, vous réintégrez votre diocèse. Vous êtes nommé curé doyen de Langeais et délégué diocésain à la paroisse des Migrants. C’est alors que commence la…

La troisième période. Vous êtes nommé évêque de Cayenne le 18 juin 2004 et ordonné le 29 août. Évêque depuis 15 mois, vous vous gardez des déclarations fracassantes, vous observez et relevez les problèmes humains et pastoraux qui sont les lignes d’action de l’Église en Guyane qui va célébrer son 50e anniversaire l’année prochaine : famille, immigration, solidarité, les jeunes et l’annonce de l’évangile. En Guyane aussi l’immigration est un problème brûlant, mais comme vous le dites : « parce que le problème est brûlant, il faut garder la tête froide ».

Mgr Emmanuel Lafont : Votre invitation m’a beaucoup touché et je vous félicite d’avoir pris comme objet de recherche la question des immigrés. On ne peut nier qu’elle soit d’une actualité extrême.

Mon propos ne sera pas celui d’un expert, mais celui d’un simple pasteur. Mais cependant, j’ai été moi-même étranger et sans papier en pays étranger, je vous parlerai donc d’expérience d’autant plus que je vis actuellement dans une région particulièrement touchée par l’immigration.

Tout d’abord la situation en Guyane : la moitié des 300 000 habitants (chiffre officieux) est étrangère, environ un quart n’aurait pas de papiers (cela reviendrait, selon François Barouin à un nombre de sans papiers entre 12 et 15 millions en métropole).

La situation est telle, dans cette région, que les Guyanais de souche sont exaspérés et ne peuvent plus rien entendre sur la question. Je suis déjà catalogué par un bon nombre d’entre eux comme l’évêque qui ne s’intéresse qu’aux immigrés.

Je vais vous donner rapidement quelques éléments de réflexion. Je vais le faire de manière forte, sachant bien qu’il y aura ensuite un échange, qui, à mes yeux, est aussi important et sera plus instructif, pour moi que cette intervention. Cet échange permettra de répondre aux questions que vous vous posez et de mieux cibler le simple partage d’expérience que je souhaite vous offrir.

Pour commencer, je relis quelques lignes de la dernière instruction du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants et des personnes en déplacement : « Erga Migrantes Caritas Christi » du 3 mai 2004.
« Le phénomène migratoire, toujours plus étendu, constitue aujourd’hui un élément important de l’interdépendance croissante entre les États-Nations, qui contribue à caractériser la mondialisation. Cette dernière a cependant ouvert les marchés mais non les frontières ; elle a abattu ces dernières en vue de la libre circulation de l’information et des capitaux, mais pas dans la même mesure celles de la libre circulation des personnes. Aucun État n’échappe en tout cas aux conséquences des migrations sous une forme ou sous une autre, qui sont souvent associées à des facteurs négatifs, tels que le changement démographique dans les pays de première industrialisation, l’augmentation des inégalités Nord-Sud, l’existence dans les échanges internationaux de barrières protectionnistes ne permettant pas aux pays émergents de placer leurs produits à des conditions compétitives sur les marchés des pays occidentaux, et enfin la prolifération de conflits et de guerres civiles. Toutes ces réalités continueront à être encore dans les années à venir autant de facteurs d’accélération et d’expansion des flux migratoires (cf. EEu 87, 115, et PaG 67), même si l’irruption du terrorisme sur la scène internationale peut donner lieu à des réactions qui, pour des raisons de sécurité, entraveront les flux des migrants, qui rêvent de trouver travail et sécurité, dans les pays dits de bien-être, qui pour leur part ont besoin de main-d’œuvre.(…)
Il n’est donc pas surprenant que les flux migratoires, hier comme aujourd’hui, entraînent des difficultés et des souffrances sans nombre pour les migrants, même si, particulièrement dans les périodes les plus récentes et dans des circonstances déterminées, ils ont souvent été encouragés et favorisés, afin d’accroître le développement économique soit du pays d’accueil soit de celui d’origine (en particulier grâce aux versements financiers faits par les émigrés). Il faut reconnaître que beaucoup de pays ne seraient pas ce qu’ils sont aujourd’hui sans l’apport reçu de millions d’immigrés. »

Ce texte situe remarquablement les questions soulevées par la situation présente au niveau des causes et des conséquences, pour les migrants comme pour les pays d’accueil.

Je voudrais brièvement exposer quatre convictions.

I. La réalité de la migration est un phénomène durable ; on ne peut guère le supprimer.

Il y en a toujours eu : Les réfugiés ne sont pas un produit de notre temps. Pensez à Abraham, Joseph, Paul… Mais on pu qualifier le 20ème siècle de siècle des réfugiés. Certains le sont depuis des générations comme les Palestiniens.

La France a connu de tout temps des immigrés. Mais les Français furent rarement obligés à émigrer en masse, sauf pendant la Révolution.

Des textes du début du XXème siècle traitant les Italiens et les Polonais de « hordes sauvages inassimilables » soulignent à la fois nos difficultés spontanées à accueillir l’autre, et une réelle capacité d’intégration à la longue.

Après la 2ème guerre mondiale, nous avons ressenti un besoin plus fort d’apport de populations nouvelles, comme le disait ce texte du 2 novembre 1945 : « On veut des bras et des enfants » !

La liberté de mouvement est un droit de la personne humaine. Français, nous en avons toujours usé librement, pour ce qui nous concerne. Si nous dénions ce droit, aujourd’hui, c’est pour d’autres motifs.

Beaucoup d’immigrés n’ont pas vraiment le choix ! Je ne peux pas croire que ces personnes aient quitté leur pays pour des raisons futiles. On ne le fait jamais. Les gens en situation difficile, en particulier, sont beaucoup plus attachés à leur terre que les personnes ayant reçu un haut niveau d’éducation et qui occupent des postes de responsabilités dans la société. Les Africains, de surcroît, ne sont pas, du moins je le pense, culturellement portés à quitter la terre de leurs ancêtres. Je reconnais dans la très grande majorité des migrants d’aujourd’hui des personnes dont les épreuves sont lourdes, et je respecte profondément leur choix douloureux d’expatriation.

Je sais, comme tout un chacun, combien chez eux, des dizaines de personnes attendent le fruit de leur travail pour survivre, et je sais aussi que leur travail a contribué et continue de contribuer à l’enrichissement de notre pays, quoi qu’en disent les idéologues tournés vers le passé et la xénophobie.

Bref, comme le souligne Kofi Annan, la très grande majorité des immigrés sont des gens honnêtes qui n’ont qu’un désir : travailler, sans bruit, et faire vivre les leurs, si possible, retourner chez eux.
II. Nous avons besoin d’eux, comme ils ont besoin de nous.

Notre planète est devenue un village, où tous ont besoin de tous.

On n’en finirait pas de nommer les immigrés qui ont été l’honneur de leur pays d’accueil : des sportifs aux savants juifs de nombreux pays, des nombreux travailleurs qui ont permis le boum économique des années 1960…

Je repense aux tirailleurs sénégalais de la grande guerre. Le premier d’entre eux à être décoré de la Légion d’honneur ne vit jamais sa décoration, il mourut la veille de la cérémonie, c’était en 1998 !

Et je vous donne ces trois points de réflexion.

Pour l’Europe aujourd’hui, « l’immigration est une chance » (Kofi Annan).

Michel Albert, Jean Boissonnat et Michel Camdessus ont signé ensemble un livre intitulé Notre foi dans ce siècle (Editions Arléa, Paris 2002). On y lit que : « Le continent européen (Russie comprise) comptait 726 millions d’habitants en l’an 2000 contre 544 millions en 1950, soit près de 200 millions de plus en un demi-siècle. C’est exactement ce que nous risquons de perdre durant la première moitié du XXIe siècle. Avec un taux de 1,3 enfant par femme – la tendance des dernières décennies – nous ne serions plus que 550 millions en 2050. Le poids de l’Europe dans la population mondiale ne cesse de décroître ».

En raison de la démographie qui chez nous ne suffit plus, nos populations se contractent et vieillissent. Sans immigration, l’Union européenne passerait, d’ici 2050 à moins de 400 millions alors que nous étions 452 en l’an 2000.

Il n’y a pas de solution simple, mais il n’y en a pas sans l’immigration.

Kofi Annan souligne aussi que l’immigration ne profite pas qu’à nous. Elle profite aussi aux pays des immigrés. En 2002, les travailleurs immigrés ont renvoyé chez eux 88 milliards de dollars, alors que l’Aide publique au développement n’a envoyé que 57 milliards de dollars ! Je veux parler de la promesse des nations de donner pour le développement 0,07 % de leur Produit National Brut, ce que nous n’arrivons pas à assumer…). L’argent envoyé au Mali par les immigrés qui travaillent chez nous dépasse le budget de l’Etat malien.
La rencontre de l’autre est une richesse. Le développement de notre personnalité passe par la rencontre de l’autre et par l’échange qu’elle suscite.

Une rencontre qui se situe entre désir et peur. Désir, car l’autre détient une part de la vérité sur moi-même. Peur, car la rencontre de l’autre exige toujours une certaine sortie de soi, une migration.

La première différence dynamique est celle de l’homme et la femme. Chacun devient ce qu’il (elle) est dans sa relation à l’autre. « Naître à l’altérité suppose bien sûr la reconnaissance de la différence, mais surtout la volonté d’engager avec « l’autre de moi » un rapport d’alliance et de solidarité » (Emmanuel Lévinas).

La complémentarité des cultures est donc essentielle pour leurs survies. La complémentarité est nécessaire pour nous connaître et pour connaître l’autre. L’altérité est une sortie de soi. Il n’y a d’échange que dans une sortie de soi. C’est déjà vrai de la parole, qui constitue un élément fondamental d’échange entre les personnes.

Mais la complémentarité est aussi un risque : en parlant, en accueillant et en s’ouvrant à l’autre, on s’expose aussi à être rejeté, jugé, utilisé…

L’altérité est une dynamique d’échange : les uns et les autres, dans l’échange, ne sont plus considérés comme des réalités statiques, mais comme des appels à la relation. L’altérité ne peut se comprendre que dans un processus de négociation et d’ajustement réciproque, qui fait grandir les uns et les autres.

Les différences culturelles, religieuses ou sociales peuvent être soit échangées, pour le bénéfice de chacun : (les moines, les pratiques spirituelles), soit exaltés et critiquées de l’extérieur. Dans cette dynamique d’échange les uns et les autres découvrent progressivement ce qui est essentiel à leur vie

L’altérité doit s’établir dans la durée, car toute rencontre est un risque nécessaire. Il faut du temps pour qu’une parole s’élabore : pour qu’elle soit entendue, pour qu’elle suscite de part et d’autre une réponse ajustée. Je me souviens de ma rencontre avec un prêtre congolais pendant mes années d’études à Rome. Nous avons parlé des nuits entières. Et il nous arrivait souvent, au milieu de l’échange, de faire le constat que, décidément, aucun de nous ne comprenait vraiment la logique de l’autre, aucun ne sentait que ce qu’il voulait dire était reçu ! Et pourtant, nous avions besoin l’un de l’autre, et besoin de ressentir les limites, précisément, à nos compréhensions des choses et de la vie.

On ne s’aventure pas sans risques sur ce terrain de la rencontre avec l’étranger. On ne sort pas de soi, de son univers familier, sans devenir vulnérable. Une personne, une société sont toujours fragilisés par la rencontre de l’autre qui, toujours, comporte une part d’irréductible et d’inconnaissable.

Suis-je le seul à posséder la vérité ? Puis-je dire que je possède toute la vérité ? Je peux le croire tant que je ne rencontre pas l’autre.

Mais refuser l’altérité, c’est demeurer dans une attitude narcissique, qui n’est concentrée que sur le moi. Il n’y pas de fécondité possible.

« Non seulement l’Eglise doit accueillir ceux qui viennent de loin, mais elle doit se laisser transformer par cette présence » (Conférence des Evêques de France, Lourdes 1983).
Le devoir de réciprocité est aussi une richesse. Un étranger chez nous, ce devrait être une situation normale. Dans la coopération entre nations, tout citoyen devrait pouvoir s’établir où il veut.

Mais, on a pu entendre : « Dans le sport, ils sont bien contents de nous trouver. Les médaillés de ces dernières compétitions internationales sont tous des immigrés. Un bel exemple de ce que l’immigration est un enrichissement ; seulement, ça ne devrait pas fonctionner seulement dans l’intérêt d’une des parties. Par contre, quand ils font une gaffe, alors on souligne qu’ils sont ‘d’origine maghrébine’ »

Avons-nous l’expérience de ce que nous avons fait subir aux autres ? Pouvons-nous refuser à l’autre ce que nous nous sommes permis chez lui ?
III. Pourquoi, aujourd’hui, l’immigration est devenu une plaie ?

L’affirmation est de Jean-paul II : « Le problème des réfugiés est une plaie honteuse de notre époque » (25/6/82).

Pour comprendre comment on en est arrivé là, il nous faut reprendre ce que j’ai cité tout à l’heure du document Erga Migrantes.

Une première raison est à trouver dans les effets pervers d’une mondialisation qui n’est pas contrôlée, qui crée des déséquilibres croissants entre pays pauvres et pays riches et entre pauvres et riches dans un même pays.

Jamais nous n’avons produit autant de richesses. Et jamais l’écart n’a été aussi grand entre les riches et les pauvres.

Nous sommes entrés dans une économie financiarisée à l’extrême. Car si, chaque jour, les échanges commerciaux atteignent la somme de 1 500 milliards de dollars, seulement 1% de ces échanges fait circuler des biens. A hauteur de 99%, les échanges sont financier : c’est de l’argent qui est acheté et vendu. Nous vivons dans une véritable économie virtuelle où les produits financiers sont plus importants que les produits tout court.

Deuxième raison, notre système économique continue de piller des ressources chez les autres pour notre propre bien-être. En effet, les termes des échanges entre pays pauvres et pays riches se fait selon les termes dictés par les pays riches. Les exemples sont nombreux, je pense à la république du Congo. Un rapport officiel de l’ONU dénonçait le pillage inouï de ses ressources par l’étranger. Il trouverait plus vite la paix, s’il n’était aussi riche ! L’écart entre les nations déstabilise et demeure un facteurs de guerre, également entre les pays pauvres.

Alors devant ce déséquilibre, extrême, une masse de gens cherche désespérément soit à quitter les foyers de guerre et de violence, pour vivre mieux, tout simplement.

Mais ne nous trompons pas, les pays occidentaux ne supportent pas le plus dur ! En 1999, les Quinze Etats de l’Union ont enregistré environ 360 000 demandes d’asile. C’est une toute petite proportion des personnes déplacées sur la planète actuellement : 90% des réfugiés se trouvent dans les pays les plus pauvres.

Aujourd’hui sept immigrants sur dix vivent dans des pays pauvres, ainsi que 17 millions de réfugiés (90 % du total des réfugiés sont hors de chez nous)… Ces statistiques ne comprennent pas même les déplacés dans leur propre pays, ce qui doublerait les chiffres.

De plus en plus nombreux ainsi, sont ceux qui fuient hors de leurs frontières une pauvreté extrême et quasi oppressive.

La situation des pays en voie de développement a été aggravée encore par la dette, contractée dans les années 1960 – 1970, ce qui a augmenté encore le flux des migrants. Ainsi l’inégalité de la répartition des richesses mondiales explique bien des phénomènes de migrations. Le Communiqué final du Colloque de Munich du Conseil Pontifical pour la Pastorale des Migrants, le 1er octobre 1994, l’exprimait avec clarté : l’action actuelle des « sans papiers » nous invite à nous rappeler que : « Dans tous les pays d’Europe, la situation (des personnes en situation irrégulière) trouve sa principale raison d’être non dans les illégaux eux-mêmes, mais dans le contexte mondial de déséquilibre économique et dans le fonctionnement des sociétés d’économie libérale ».

En 1974, en raison de la crise économique, on décréta que toute immigration de main d’œuvre était arrêtée. Alors le regroupement familial fut perçu « comme une concession » et la réglementation devint de plus en plus tatillonne, les délais de plus en plus longs. Mais on prétendait respecter le droit d’asile….

Le public a retenu alors que la réponse à la crise était « les étrangers ne viendront plus ». Le résultat a été que l’immigration a été vécue comme un danger et l’immigré comme une menace. L’étranger, source du chômage, devenait source d’insécurité. Le demandeur d’asile était devenu un « tricheur potentiel ».

La proportion des demandes rejetées est passée, en France, de 9% dans les années 1970 à 75% en moyenne depuis 1988 (source INSEE). Elle peut être de plus de 90% aujourd’hui.

Tout est fait pour que les demandeurs d’asile ne parviennent pas chez nous : amende aux compagnies aériennes, refoulement systématique avant vérification, pour « danger pour l’ordre public ». « L’abandon progressif, par nos pays, du respect effectif du droit d’asile, est révélateur d’une dérive éthique. La mise en avant, répétée, de certains dysfonctionnements secondaires (il y a des tricheurs) fait peut à peu disparaître, dans la conscience collective, l’exigence d’un droit pourtant reconnu comme premier (l’asile face à la persécution, Guy Aurenche).

Dans les années 1990, l’étranger est devenu bouc émissaire. On a utilisé à son égard des pratiques qu’on ne peut pas utiliser pour des êtres humains : voyager les yeux bandés, menottes aux mains, plus ou moins drogués… Et pourtant, la même raison qui nous pousse à ne plus les accueillir les pousse à continuer à vouloir venir !

Nous nous protégeons contre eux et ce faisant, nous retardons leur développement avec, entre autres, le protectionnisme américain face au coton, la PAC européen face aux agriculteurs d’Afrique…

Nous sommes en face de deux logiques :

· La nôtre qui défendons notre bien-être : « nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde »

· Celle du pauvre qui n’a rien et ne peut pas comprendre. Il sait que quand nous sommes allés chez lui, il nous a reçus les bras ouverts. Nous en avons bénéficié largement. Que nous ne puissions pas l’accueillir, alors qu’il est dans la détresse, et que nous sommes dans l’abondance, il ne le comprend pas !

Ces deux logiques ont chacune leurs bonnes raisons. Mais comment les concilier ?
IV. Entre deux mirages, assimilation et communautarisme : quel droit à la différence ?

Quand on se pose la question de l’intégration, on oscille souvent entre deux pôles extrêmes : le mirage de l’assimilation et celui de la valorisation exclusive des différences.

La communauté de destin est avancée par tous ceux qui pensent qu’un vivre ensemble ne peut se forger que dans la recherche d’un consensus : les mêmes conditions de vie, de chômage etc., appellent à une grande solidarité. Cette dynamique d’action sociale ou éducative, par delà les différences d’origine, de culture ou de religion a le mérite de faire entrer les populations dans un processus d’intégration. Elle a permis une distance critique vis-à-vis des traditions religieuses et culturelle lorsqu’elles avaient tendance à s’enfermer sur leur particularisme.

Mais cela a conduit au danger de « l’assimilation » qui consiste dans la tentation, de la part de la société qui accueille, d’identifier ses propres valeurs à des valeurs universelles, de rendre l’autre semblable à soi.

« Le droit à la différence » a l’opposé, a été affirmé dans les années 1980-1985. À l’encontre d’une société laïcisée et considérée comme trop rigide et centralisatrice. Ses partisans ont appelé au respect scrupuleux des différences exprimées, au niveau de la culture, du comportement, des traditions et de la religion par ceux qui venaient d’immigrer.

Mais ce « droit à la différence » a aussi révélé bientôt ses effets pervers : du respect de l’originalité de l’autre, il a pu glisser vers l’acquiescement d’une distance considérée comme infranchissable. Le pas a été vite franchi.

Du droit à la différence, on est passé de la différence face au droit à la discrimination,à l’exacerbation des oppositions. La reconnaissance des différences et en particulier des différences religieuses est devenu un prétexte au « chacun pour soi », les identités se sont affirmées sur un mode défensif, voire agressif.

Entre ces deux pôles, s’est forgé peu à peu le chemin de l’intégration. Le concept de l’intégration fait référence à l’échange entre partenaires qui, en se rencontrant, sont appelés, les uns et les autres, à changer. Ces partenaires sont différents, ils entretiennent donc entre eux un rapport d’altérité.

Dans ce processus, ce n’est pas seulement la population immigrée qui doit s’adapter à la société chez qui elle vient habiter, c’est aussi la société d’accueil qui est appelée à prendre conscience des modifications qu’implique pour elle la venue des autres.

En conclusion

Je voudrais d’abord donner huit points de repères pour la réflexion et l’action des Chrétiens.

1. Tout homme a le droit de vivre dans sa patrie.

2. Toute personne a le droit d’émigrer, spécialement lorsqu’elle est privée de la possibilité de demeurer dans son pays avec sa famille.

3. La société a le droit d’être informée et de participer au débat sur l’immigration.

4. Le bien commun et la nécessaire législation concernant les étrangers ne doivent pas tolérer que ceux-ci soient désignés comme responsables des maux de notre société.

5. Aucune intégration harmonieuse n’est possible sans la réciprocité de droits et de devoirs entre les migrants et ceux qui les accueillent.

6. Il est urgent que la concertation européenne favorise une politique d’immigration respectueuse des droits fondamentaux de l’homme.

7. Les Chrétiens sont invités à mieux situer leur responsabilité personnelle au sein de la société et de l’Église.

8. L’Église témoigne de sa foi catholique par la place qu’elle reconnaît aux étrangers au sein de sa mission.

Je soumets également à votre réflexion quelques repères pour une action en faveur de l’immigration.

1. Constituer une agence européenne de l’immigration (cf. Kofi Annan et M. Camedessus et alii) qui prenne en compte les besoins réels de l’Europe qui réoriente sa culture dans la dynamique de l’accueil de l’autre et « qui organise la lutte contre l’immigration clandestine en l’inscrivant dans un programme beaucoup plus vaste visant à tirer parti de l’immigration plutôt qu’à essayer vainement de l’arrêter. » (…) « Plutôt que de voir l’immigration comme un problème, il faut la voir comme une solution. Accuser les migrants de tous les maux qui frappent la société ne nous avancera à rien » (Kofi Annan).

Et en se référant à Erga Migrantes (paragraphes 7 et 8) : « Face à un phénomène migratoire aussi généralisé et avec des ramifications sans précédent, des politiques circonscrites au niveau uniquement national ne servirait pas à grand chose. Aucun pays ne peut aujourd’hui à lui seul s’imaginer résoudre les problèmes de l’émigration. Des politiques purement restrictives seraient encore plus inefficaces et auraient des effets encore plus négatifs, risquant d’augmenter les entrées clandestines et même de favoriser l’activité des organisations criminelles. (…)Les migrations internationales sont considérées à juste titre comme une composante structurelle importante de la réalité sociale, économique et politique du monde contemporain et leur consistance numérique rend nécessaire une étroite collaboration entre pays de départ et pays d’arrivée, ainsi qu’à la création d’une réglementation appropriée permettant d’harmoniser les différentes structures législatives. Le but poursuivi est de protéger les exigences et les droits des personnes et des familles émigrées aussi bien que ceux de la société d’accueil. »

Et en écoutant Kofi Annan : « L’hymne de l’Union européenne, l’Ode à la joie de Beethoven, évoque le jour où tous les hommes seront frères. Si Sergio Vieira de Mello était ici avec nous – et Andrei Sakharov aussi, d’ailleurs – il vous dirait la même chose que moi : que ceux qui se déplacent d’un pays à l’autre en quête d’une vie meilleure pour eux-mêmes et pour leur famille sont nos frères et nos sœurs, et que nous devons les traiter comme tels ».

2. Mettre en place une autre politique d’aide au développement, dans un partenariat beaucoup plus grand. Bien sûr que lorsque les pays pauvres seront moins pauvres, leurs ressortissants seront moins enclins à venir chez nous. Mais pour cela, il faut transformer radicalement les rapports entre nos pays. Ils sont encore trop basés sur nos intérêts à court terme.

Les événements qui ont entouré la conférence de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) à Seattle, il y a quelques années, fut pour moi très révélatrice. Il ne s’agit pas de faire moins de règles pour le commerce mondial. Mais il s’agit de faire que ces règles ne soient plus celles du Nord imposées au Sud. Qu’elles deviennent le résultat d’un partenariat. Ce que Jean-Paul II appelait une « mondialisation de la solidarité ».

Erga Migrantes (paragraphe 8) écrit : « le phénomène migratoire soulève une véritable question éthique, à savoir, la recherche d’un nouvel ordre économique international en vue d’une répartition plus équitable des biens de la terre, qui contribuerait, pour une part non négligeable, à réduire et à modérer de manière significative une grande parte des flux des populations en difficulté. D’où le besoin d’un engagement plus aigu de mise en place de systèmes éducatifs et pastoraux en vue d’une formation au « caractère mondial », à une nouvelle vision de la communauté mondiale, considérée comme famille de peuples auxquels sont en définitive destinés les biens de la terre, dans la perspective du bien commun universel ».

3. Enfin, l’information du public sur la situation réelle de l’immigration est essentielle.

Il faut faire connaître la Convention de Genève. Peu la connaissent et peu savent qu’en France elle n’est pas tellement appliquée. Les abus administratifs, en particulier, sont inacceptables. Il faut toujours traiter les migrants, même s’ils sont en situation irrégulière, comme des personnes humaines.

Bien sûr, il faut reconnaître la nécessité du regroupement familial. En France, des débats surgissent sur la polygamie – je ne sais jusqu’à quel point c’est vrai – mais je crois que, de toute façon, il ne faut pas se servir de cet aspect pour limiter le droit au regroupement familial plus qu’il ne l’est actuellement. La vie de famille est une nécessité absolue pour éviter la désintégration et permettre l’intégration sociale…
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Il faut aussi mettre en place, chez nous, une autre politique familiale. Voici ce que Jean Boissonnat et Michel Camdessus écrivent : « Une chute accentuée de la fécondité en Europe ne ferait qu’accroître ces difficultés. Au contraire, une élévation de la fécondité européenne – trop tardive pour empêcher cette inévitable immigration – favoriserait l’intégration des populations, car deux jeunesses se mêlent plus aisément que des jeunes et des vieux. D’où la nécessité de développer chez nous un climat favorable à l’enfant, et pas seulement pour « financer les retraites », comme on le dit aujourd’hui. Un « discours » politique plus favorable à la vie familiale doit être inventé. On attend qu’un chef de gouvernement, en France, éprouve la même nécessité que le chancelier d’Allemagne – socialiste de surcroît – publiant dans la presse internationale, en mars 2001, un article intitulé « Famille, progrès, bonheur » ! D’où la nécessité chez nous de créer un climat favorable à l’enfant et pas seulement pour « financer les retraites ». Un discours politique plus favorable à la vie politique doit être inventé. Nous devons le demander au gouvernement français.

Les solutions ne sont pas simples. Elles passent toutes par un changement du regard porté sur l’autre. C’est à cela, sans doute, que l’Eglise, plus que tout autre, a le devoir de contribuer.

Nous mettre au service d’une immigration considérée comme une chance, mieux contrôlée et qui serve à tous, nous engagera dans une certaine solitude. Selon un proverbe africain : « Celui qui pagaie dans le sens du courant fait rire les crocodiles ». Et ailleurs on affirme que « Celui qui marche vers la source ne doit pas avoir peur de la solitude ».

Le Christ a vécu cette solitude dans sa solidarité immense avec les exclus et les pauvres de son temps, lui qui a vécu aussi l’expérience de l’exil et de la migration.

« La situation d’irrégularité légale n’autorise pas à négliger la dignité du migrant qui possède des droits inaliénables qui ne peuvent être ni violés, ni ignorés… Dans l’Eglise, nul n’est étranger et l’Eglise n’est étrangère à aucun homme ni à aucun lieu. Aujourd’hui le migrant en situation irrégulière se présente à nous comme cet étranger en qui Jésus demande à être reconnu. L’accueillir et être solidaire de lui est un devoir d’hospitalité et une façon de se monter fidèle à sa propre identité de chrétiens » (Jean-Paul II, message pour la Journée Mondiale des Migrants, 1996).

Pour nous Chrétiens, « étranger » doit demeurer un mot étrange. « Ils (les Chrétiens) vivent dans leur patrie, mais comme des étrangers. Ils prennent part à tout comme des citoyens et sont détachés de tout comme des hôtes de passage. Tout pays étranger leur est une patrie et toute patrie leur est étrangère… » (Lettre à Diogène, V, 5).

L’égalité sans amour est une platitude. La justice sans amour est une injure à la vie. L’égalité de l’amour est la seule justice.

ÉCHANGE DE VUES

Georges-Albert Salvan : Monseigneur, je ne reprendrai même pas une phrase, seulement deux mots. Vous avez prononcé le mot “immigration contrôlée”. Voulez-vous développer ?

Mgr Emmanuel Lafont : Je pense que tout État et toute nation est en droit d’établir un certain nombre de règles. Et que ces règles s’appliquent à la fois aux citoyens de ce pays et à tous ceux qui désirent, pour une raison ou pour une autre, venir dans ce pays. Par conséquent, il n’est pas pensable qu’un État puisse se satisfaire d’une situation où quiconque arrive n’importe comment dans un pays. Par conséquent, lorsque j’ai dit que l’immigration est une chance, c’est une transformation du regard sur les autres auxquels nous sommes appelés pour faire en sorte que chacun trouve un intérêt mutuel dans une organisation contrôlée donc raisonnable de la migration entre les personnes, à l’intérieur des États et entre les États.

Janine Chanteur : L’analyse que vous avez faite de l’immigration bouleverse les idées souvent fausses que nous avons sur le sujet. Vous nous avez montré à quel point les intérêts économiques nous occupent avant les hommes, leur droit de vivre et nos devoirs envers eux.

En vous écoutant, je me rappelai le passage de l’Évangile où Jésus dit : « J’étais malade, tu es venu me visiter ; j’étais étranger, tu m’as accueilli…etc ». Et je pensais aussi au Lévitique « Soyez bons pour l’étranger car vous avez été étranger au pays d’Égypte ».

Nous nous trouvons cependant dans une situation qui est, par la force des choses, très difficile à transformer.

Vous avez cité la phrase de Michel Rocard ; il est certain, en effet, qu’en raison de sa superficie comme de son économie, l’Occident ne peut pas héberger tout le monde. Je ne suis pas économiste, mais il y a certainement quelque chose à faire pour diminuer la misère. C’est le Politique qui doit trouver des solutions. La reconnaissance de la valeur de l’autre implique nécessairement que l’on améliore les ressources des pays pauvres sans enrichir les seuls dirigeants.
Je n’ai pas la solution, c’est évident, mais il faut travailler dans ce sens. Peut-être faut-il instaurer un contrôle de la distribution des aides, dans des commissions mixtes ? Je ne sais pas, il faut y réfléchir ;

D’autre part l’étranger, comme vous l’avez dit, étonne. Ce n’est pas une raison pour refuser de le reconnaître. Mais le problème de l’intégrisme religieux existe. Il faut prévenir les débordements possibles, sans pour autant devenir xénophobes. Notre religion et notre culture ne doivent pas disparaître sous les excès d’une autre religion quand elle s’exprime avec des bombes. Sous l’impulsion du Vatican, l’œcuménisme se développe. C’est une reconnaissance des autres.

La mondialisation n’est pas bien engagée. Peut-être arrivera-t-elle à sortir des impasses qui la menacent. Encore fut-il renoncer aux idéologies : celle d’un communisme et d’un anarchisme larvés et celle d’un libéralisme inhumain, en commençant par retrouver clairement les valeurs spirituelles sans lesquelles la course à la domination ne peut pas être arrêtée ?

Mgr Emmanuel Lafont : C’est évident ! Mais cela ne doit pas nous empêcher d’agir. La corruption se rencontre malheureusement partout, si j’ose dire. Elle n’est pas seulement le fait des gens du Sud. Ce que l’on découvre actuellement autour du programme “pétrole contre nourriture” en Irak pointe malheureusement le doigt sur un certain nombre d’entreprises de chez nous. La récente mise en examen pour corruption de l’ancien vice-président sud-africain Jacob Zuma, met en cause une société de chez nous : Thalès. Ce qui se passe au Congo-Brazzaville met en cause assez largement les compagnies pétrolières qui sont les nôtres.

Je veux dire par là que, de fait, les pays du Sud et leurs dirigeants ne sont pas plus saints que nous. Ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’on est saint et ce n’est pas parce qu’on est riche qu’on est méchant. Il y a à peu près la même proportion de filous dans toutes les zones de la société.

Par conséquent, la corruption des autres ne doit pas constituer une excuse pour ne pas agir. En même temps qu’il faut viser à l’élimination de toute corruption, partout, il faut agir au niveau des structures et des règlementations économiques pour les rendre le plus juste possible. Mais elles ne le deviendront que lorsque tous participeront.

Je me souviens que M. Bush avait déclaré, au Sommet du G8 de Gènes, que ceux qui étaient contre le libre-échange tuaient les pauvres. Bon, oui… Mais quelques mois après, il prenait des mesures protectionnistes draconiennes pour protéger son acier et son coton. Alors : qui est pour le libre-échange et que ne l’est pas ? Vous voyez.

Lorsque nous utilisons deux poids deux mesures selon les principes de libéralisme que nous émettons et la manière dont nous nous protégeons montre que nous avons encore beaucoup à faire pour rendre les échanges économiques justes et équitables.

Vous avez raison : nous avons besoin de décisions politiques. Ce ne sont pas les économistes tous seuls ou les chefs d’entreprise tous seuls ou les patrons des grandes multinationales tous seuls qui arriveront à mettre l’économie au service de tous. Ce n’est probablement d’ailleurs pas leur travail. C’est le rôle du politique de réguler tout cela.
Le politique, il est fait de chacun d’entre nous aussi. Puisque nous sommes électeurs, il nous revient de questionner le choix que nous faisons de nos responsables politiques en fonction de nos intérêts propres et de la protection de nos privilèges et de nos acquis (et ça, je crois malheureusement que c’est le réflexe d’un peu tout le monde et pas seulement des syndicalistes). Tant qu’il en sera ainsi, nous n’aurons pas de responsables politiques disposés à faire que l’économie se mette au service de la toute la personne humaine et de toutes les personnes humaines.

Chacun de nous a son rôle à jouer pour que, petit à petit, la prise de conscience de l’ensemble de la société se transforme et finisse par considérer qu’en réalité notre intérêt propre c’est qu’il y ait de moins en moins de pauvres et de pays pauvres. Car nous ne serons en paix, finalement, que lorsqu’ils le seront.

Je me souviens de ce que disait Mgr Toutou en Afrique du Sud : « Les Blancs seront libres quand les Noirs le seront ». Et bien, le Nord trouvera la paix quand le Sud sera en paix. Un proverbe dit que « quand l’avoine manque à la mangeoire, les chevaux se battent ». Beaucoup de conflits sont liés malheureusement aux situations de misère. Il n’y a qu’à voir : dans les zones de prospérité qui sont les nôtres, il n’y a plus de conflit pratiquement. Il n’y a plus de conflit armé. Je veux dire par là que nous avons réussi en Europe, nous sommes arrivés à un tel niveau de développement économique qu’on s’est aperçu que finalement, et c’est un bien, qu’on pouvait régler nos différends en s’unissant plutôt qu’en se battant !

J’ai eu la chance d’échanger un jour entier, à l’aéroport d’Abidjan avec le doyen de la faculté des sciences de Saint-Louis, au Sénégal. Il me disait à peu près cela : la paix arrivera sur la terre lorsqu’un certain bien-être sera accessible à tous. La paix ne pourra pas être préservée seulement par la protection – je ne sais pas d’ailleurs comment elle pourra se faire, d’une façon totale – de ceux qui sont dans des havres de bonheur et de bien-être, repoussant hors des barrières d’immenses masses humaines qui n’ont aucun espoir.

Nous ne construirons pas la paix comme cela mais par un développement beaucoup plus fort de coopération internationale et de partage.

Bertrand de Dinechin : Monseigneur, vous nous avez rappelé un certain nombre de vérités de bon sens et surtout de vérités chrétiennes, nous vous en remercions. Mais je voudrais me faire un peu l’avocat du diable.

Je pense que le problème de l’immigration se situe à deux niveaux : au niveau quantitatif et au niveau qualitatif.

Au niveau quantitatif, c’est avant tout un problème d’ordre économique. « On ne peut pas recevoir toute la misère du monde », vous l’avez répété après Michel Rocard, c’est vrai. Donc, on ne peut pas recevoir des gens qui seront des chômeurs, chez nous. Il faut donc assurer un contrôle. Là, c’est une affaire de volonté politique et le faire avec, quand même, beaucoup d’humanité.

Mais surtout reste l’aspect qualitatif. Nous recevons chez nous, actuellement, des immigrés qui refusent, non seulement de s’intégrer mais de s’assimiler car le but de l’intégration n’est pas suffisant ! Il faut viser l’assimilation, quand nous recevons des étrangers, même s’ils nous apportent, bien sûr, une richesse culturelle, car il ne faut pas que cette richesse culturelle soit à l’encontre de la nôtre.

Je pense, en particulier, au problème de l’Islam. Nous avons aujourd’hui en France une immigration qui est en majorité islamique. Or l’on sait, si l’on connaît un peu l’islam, ce qu’elle représente. Elle cherche, cette immigration, à s’emparer de l’Europe ! À faire des nations d’Europe des pays musulmans. Il ne faut jamais le perdre de vue ! Ils l’affichent, non seulement Al Quaïda, mais aussi les imams dans leurs mosquées que nous contrôlons très mal. Et il faut voir le nombre de mosquées qui se multiplient maintenant en France. Il y a même des hommes politiques qui pensent qu’il faudrait financer ce genre d’affaire. Alors, comme la loi de 1905, dont nous fêtons le centenaire, l’interdit, on passe par le biais d’associations. Ainsi, la loi est-elle contournée.

Je pose donc une question vraiment capitale : comment assimiler des gens qui refusent de devenir citoyens du pays dans lequel ils habitent aujourd’hui ?

Mgr Emmanuel Lafont : Mon Général, je redis que ce que j’ai affirmé tout à l’heure sur le contrôle de l’immigration : nous ne contrôlerons mieux l’immigration qu’en développant drastiquement notre coopération avec les pays du Sud.

Car si nous n’offrons pas l’alternative à ces pays-là, nous n’arriverons pas à juguler l’immigration.

Donc, je pense qu’il faut tenir les deux ensemble. Il ne s’agit pas seulement de dire : on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, donc on n’en accueille qu’une petite portion. Il s’agit de se dire que toute notre politique économique et notre politique étrangère doivent être tournée par un autre genre de coopération avec ces pays-là.

Faute de quoi, cela ne fonctionnera pas. Malgré nous et en dépit de toutes nos barrières, les gens viendront.

Quant à dire que la majorité des gens qui viennent aujourd’hui chez nous sont des musulmans, je n’en suis pas sûr. En tout cas, cela n’est pas le cas en Guyane. Et tous ces gens qui viennent de l’Est ? Tous ces gens qui viennent de Chine ? Je me souviens de ces convois qui essayaient de passer dans des camions frigorifiques… Il y a eu des choses affreuses… Il existe un certain nombre de filières qui ne sont pas seulement musulmanes.

Par contre, je reconnais qu’une partie des gens qui sont dans nos cités aujourd’hui, qui sont des Français, qui sont nés sur le sol français d’immigrés, il y a trente ans, sont d’origine musulmane et redécouvrent la religion musulmane alors qu’ils sont ici depuis longtemps. Ce qui est un autre problème.

Malheureusement, il y a un certain nombre d’amalgames qui se font où l’on continue de considérer et de traiter d’étrangers des gens qui sont français. On peut se demander d’ailleurs, malheureusement, si aujourd’hui leur redécouverte de l’islam n’est pas comme une réaction contre le fait que nous ne les avons pas véritablement accueillis ou qu’ils ne se sentent pas tels. Par conséquent, il y a là une invitation à changer notre regard sur la manière dont nous avons traité ces personnes-là, dont nous traitons les gens qui sont chez nous depuis longtemps.

J’ai là le texte d’une conférence du Père Jean-Marie Petitclerc, qu’il a faite en 2002 sur la violence dans les cités. C’est un document qui fait au moins huit ou dix pages, qui est assez remarquable dans son analyse et me parait prémonitoire, de ce que nous venons de vivre, en octobre 2005. Il éclaire bien la situation dans laquelle une partie de la jeunesse de nos banlieues.

Je crois qu’il faut faire attention à ne pas laisser croire que l’immense majorité des gens qui arrivent chez nous aujourd’hui vient pour nous défaire. Je ne suis pas sûr que cela corresponde vraiment à la réalité des faits. En tout cas, j’aimerais une analyse plus fine là-dessus parce j’ai peur que là l’on dise des choses qui ne sont peut-être encore pas tout à fait contrôlées.

Philippe Laburthe-Tolra : Il y a cette icône que les orthodoxes vénèrent et que j’aime beaucoup, qui représente la philoxénie d’Abraham, Abraham accueillant les trois anges : ils sont des étrangers, par conséquent ils sont accueillis.

Je crois qu’en tant que Chrétien, bien sûr, il n’y a aucune hésitation à avoir vis-à-vis des immigrants.

Mais je pense aussi que les politiques et les économistes ne doivent pas être utopistes et qu’on l’a peut-être été trop souvent chez nous.

Ces jeunes dont vous parlez, qui sont de nationalité française par le droit du sol, est-ce que nous avons su les éduquer ? Est-ce que toute notion de droit ne doit pas s’accompagner de la notion de devoir ?
C’est ce que j’ai appris en philosophie élémentaire, quand je faisais la terminale de philo, et on n’en parle plus du tout, des devoirs.

Je viens d’accueillir, à ma manière, un de mes vieux étudiants de Yaoundé, un Africain qui a soixante-dix ans maintenant, ancien instituteur devenu presque impotent, je l’ai emmené quatre jours dans nos trois pièces de campagne et nous avons beaucoup parlé. Il est scandalisé de la façon dont les jeunes n’ont pas le sens du droit et du devoir. Et il est scandalisé de la mollesse des autorités françaises ! Il dit : « Mais enfin, au Cameroun, on ne peut pas concevoir que l’on se moque des policiers comme on le fait ici ! On ne peut pas laisser des jeunes “caillasser” des pompiers, voyons ! ». Alors, (nous avons une vieille amitié, je le connais depuis quarante et un ans, nous ne nous sommes jamais perdus de vue ; il est d’une famille de chefs Bakoko de la région d’Édéa), il ajoute : « mais c’est incroyable ! On ne peut pas faire marcher une société quelconque (lui-même est un bon chrétien, d’ailleurs) sans avoir des règles qu’on impose au respect. »

A mon avis, en France, il y a plusieurs échecs. En particulier – je parle en tant qu’enseignant – l’échec de l’école primaire. On ne veut jamais, en France, au contraire de ce qui se fait dans d’autres pays européens, reconnaître qu’on est allé dans la mauvaise direction.

Moi, je vois un exemple très concret qui est la méthode globale de lecture. Les Anglais se sont tout de suite aperçu que c’était mauvais, ils ont fait demi-tour, etc. En France, on ne peut pas critiquer les notables de l’Éducation nation nationale qui ont instauré ces idées fausses, etc.

Personnellement, j’étais du PSU avec Rocard dans ma jeunesse, etc. Mais il faut un certain réalisme politique. Ne faut-il pas un certain réalisme éducatif pour que ce que vous dites devienne viable, devienne possible ?

Et il faut aussi une certaine réciprocité ! Parce que, si moi, je veux aller maintenant au Cameroun, c’est très, très difficile pour un Européen. Et là-bas, on se fait insulter actuellement, tous les jours.

L’erreur de la France est d’avoir cru qu’on restait dans un néo-colonialisme béat, qui pouvait durer. Je fais partie de la Société des Africanistes, nous avons tous signé une motion parue dans le Journal des Africanistes au moment des histoires de Marcoussis pour dire que c’était une grave erreur que d’organiser en France une conférence de réconciliation que tout Africain rentrant chez lui est obligé de présenter comme un diktat du Blanc colonialiste.

Il fallait faire des choses, bien sûr, il y avait beuacoup de possibilités. Et en particulier ce que préconisaient des Africanistes qui ne sont pas chrétiens dans notre motion, c’est qu’on fasse appel aux valeurs spirituelles de l’Afrique. Au sujet des engagements que l’on prenait pour la Côte d’Ivoire, les vieux chefs de Koumassi avec le “Moro naba”, c’est-à-dire l’ »empereur du monde » des Mossi à Ouagadougou, etc., ces gens étaient prêts à collaborer pour ramener la paix en Côte d’Ivoire. On a absolument méconnu cet aspect et, à ce moment-là, vous avez raison de dire qu’il y a un mépris, mais il y a surtout une méconnaissance !

On parle de la politique étrangère de la France. Mais c’est épouvantable, la façon dont on pense et agit dans les consulats et les ambassades en Afrique, pour parler de ce que je connais. La plupart du temps, sauf exception, c’est un scandale !

Ne pensez-vous pas qu’il est important à côté des droits de rappeler les devoirs et de savoir les imposer par l’État qui a le monopole de la violence légitime ?

Mgr Emmanuel Lafont : Ce que vous dites sur le délabrement de cette jeunesse, hélas ! n’a pas besoin d’être démontré.

Le vieux principe du droit qui consiste à dire que les mineurs ne sont pas responsables, vous l’avez vous-même souligné en disant que c’est un défaut d’éducation. S’il y a eu peut-être des erreurs au niveau de l’école primaire, une fois encore ce sont les adultes qui en sont responsables.

Vous serez heureux de relire les explications du Père Jean-Marie Petitclerc sur la façon dont le chômage en particulier a transformé les relations entre les adultes et les jeunes dans les cités. Il parle de la « décrédibilisation des pères ». Il ne dit pas que les parents “ont démissionné” mais qu’“ont les a licenciés”. On les a rendus incapables d’exercer d’une façon correcte leur autorité sur leurs enfants. Non pas volontairement, sans doute, mais par la situation sociale dans laquelle ils se sont trouvés, sans dignité, sans même le niveau de connaissance auquel accédaient leurs enfants… Il met le doigt sur des réalités étonnantes. Ce qu’il appelle « le modèle du tricheur » fonctionne dans les cités plus que les modèles enseignés par les parents et les enseignants. Ces derniers disent : « Si tu travailles, tu réussiras », alors que c’est le gosse qui n’est plus scolarisé et qui est devenu dealer à 15 ans qui réussit et qui ramène de l’argent chez lui. En face de cela, le pauvre jeune qui, à 17 ans, vient de passer son bac et qui ne trouve rien dit : quel est le bon modèle ? Le Père Peticlerc souligne bien que le « non-apprentissage de l’institutionnel », si évident dans le comportement de beaucoup de jeunes, est lié à toute cette situation-là.

Il ne s’agit en aucun cas ni de légitimer ce qu’ont fait ces jeunes, ni d’avoir de la faiblesse par rapport à ceux qui commettent des actes répréhensibles. Mais il importe de se doter d’une analyse beaucoup plus profonde qui n’en fasse pas totalement les boucs émissaires. Alors on comprend qu’effectivement, une société que nous avons laissé vivre avec un taux de chômage à ce niveau-là, n’est pas une société qui pouvait prévoir et construire un avenir pour ses enfants ni même leur donner une éducation correcte.

Là aussi par conséquent, le rétablissement de l’ordre et de l’éducation dans toutes ces cités ne pourra pas réussir sans passer par une transformation profonde de la société et un meilleur partage du travail aussi.

Ce chantier, là, est immense ! On s’est satisfait trop bien d’avoir une frange de gens en dehors du circuit social. Or, dans les quartiers sensibles, 20% des adultes son au chômage, 36,2% des jeunes hommes de 15 à 24 ans, 40,8% des jeunes filles…. Et il y en a encore 25 % qui vont aller de petits boulots en petits boulots pendant 6, 7 ou 8 ans !
Ce n’est pas comme cela, ni que l’on se construit, ni que l’on donne à la jeunesse plus petite ou aux enfants une quelconque idée de ce que c’est que grandir dans la responsabilité et le respect d’une société et de ses règles.

Il revient à la société tout entière de s’interroger sur la manière dont, déjà, avec tous les moyens qu’elle a, elle se préoccupe des plus faibles.

Lorsque j’étais en Afrique du sud, je me suis fait souvent cette réflexion : « Nous avons ici un niveau de vie qui est dix fois moins élevé qu’en France, un chômage qui est quatre fois supérieur, huit millions de gens sans logement… Si, en France, ils n’arrivent pas, avec tout ce dont ils disposent, à résoudre à la fois le chômage et l’hébergement et l’éducation : comment l’Afrique du Sud peut-elle y parvenir, avec dix fois moins de moyens ? »

Par conséquent, nous avons un devoir impérieux, de renverser la vapeur d’une société qui accepte trop souvent d’être à deux vitesses. Et où l’écart entre ceux qui arrivent, qui réalisent leur rêve et qui ont du succès dans leurs études et dans leur profession, l’écart entre eux et les autres ne cesse malheureusement de s’écarter, de se creuser. Alors, nous deviendrons une source d’espérance et un modèle pour les nations moins favorisées.

Pierre Boisard : Permettez-moi de vous exprimer la gêne que ressent un certain nombre d’entre nous. Nous sommes tous d’accord avec vous, entièrement d’accord, ce qui n’a rien d’étonnant pour les membres de cette Académie.

Mais d’un autre côté, il y a un certain nombre de réalités qui nous prennent à la gorge.

L’Église, quand elle béatifie ou quand elle canonise provoque un avocat du diable. Le Général de Dinechin a essayé de le faire tout à l’heure et je sens qu’il y a, dans cette assistance, beaucoup d’avocats du diable en vocation.

Nous sentons tous qu’il est nécessaire d’avoir une politique d’immigration, mais nous avons l’impression qu’il est probablement temps de changer notre actuelle politique d’immigration. Mais il faudra le faire après un débat politique qui soit fait en vérité. Or, actuellement, c’est le mensonge qui prévaut partout ; le mensonge ou le refus des réalités.

Vous avez parlé tout à l’heure, Monseigneur de la présence des étrangers dans les prisons. Lorsque j’étais Président du Secours catholique, j’étais allé visiter l’accueil des prisons en Avignon. Il y avait 80 % de personnes issues de l’immigration dans les prisons françaises et je crois que c’est encore le cas aujourd’hui.

Mgr Emmanuel Lafont : Je n’ai pas parlé “des” prisons en général, j’ai parlé de “la” prison de Cayenne.

Pierre Boisard : Nous sommes tous prêts à admettre l’altérité, mais pas l’antagonisme, pas l’opposition, pas la haine !

Est-ce que le poids de l’Europe gagnera à accueillir beaucoup d’immigrés dans son sein comme l’ont prétendu beaucoup de gens que je respecte, que j’admire même ? Je n’en suis pas très sûr… Parce que, si l’Europe n’a pas reconnu ses valeurs chrétiennes, ne les a pas mises en avant, le poids de l’Europe ne gagnera rien à bénéficier d’une immigration considérable. De quelle Europe s’agira-t-il alors ?

Donc il y a chez nous, ici, me semble-t-il un certain malaise en ce sens que nous sommes tous d’accord avec vous. Tous, oui, profondément. Nous pensons tous, ou alors nous serions des hypocrites, que l’immigré est notre frère.

Le tout, c’est de savoir comme l’on va s’y prendre pour le traiter en frère.

On vous a demandé tout à l’heure, quelle était la politique que vous souhaiteriez et qui assurerait un certain contrôle, vous ne nous avez pas clairement répondu. Le comprends très bien : ce n’est pas facile ! Moi non plus, je n’ai pas de solution. Madame Chanteur a dit tout à l’heure qu’elle n’avait pas de solution. Nous en sommes tous là.

Excusez-moi d’être aussi négatif mais je tenais quand même à le dire et pourtant je voudrais également et avant tout vous remercier de nous rappeler, une fois de plus, que l’immigré est notre frère, mais à partir de là vous noterez que ce n’est pas si facile à faire passer dans notre vie.

Mgr Emmanuel Lafont : Vous avez tout à fait raison, il n’y a rien de simple.

Que dire de plus ? Sinon que, de toutes les manières, ce sont ceux – et il y en a des centaines, des milliers, des dizaines de milliers – dans les cités et même dans beaucoup d’éléments de l’administration française qui, aujourd’hui, ont un rapport avec les immigrés qui est un rapport fraternel. Et ce sont ceux-là qui préparent l’avenir.

Michel Berger : Je reviens un peu sur une question précédente.
On a beaucoup parlé, on a souvent évoqué la notion d’immigration contrôlée, ce qui suppose une certaine idée d’équilibre. La règle qui préside à cet équilibre, n’est-ce pas essentiellement le bien commun et un élément prioritaire du bien commun, n’est-ce pas notre identité ?

Comment situez vous cette question de la défense de notre identité ?

Mgr Emmanuel Lafont : Quand vous parlez de notre identité, vous parlez de notre identité française ? De notre identité chrétienne ?

Je crois que, de toutes les manières, notre identité, ce n’est pas un monstre sacré. C’est une réalité qui a été faite de tous ces gens qui depuis des générations et des siècles ont enrichi notre sol.
Martin de Tours était de Pannonie. Irénée de Lyon venait d’Asie Mineure. Et je pourrais en citer comme ça…

Notre identité n’a jamais été une identité de frontières fermées. C’est une identité qui, au fond, est construite sur des valeurs, et des valeurs qui doivent beaucoup plus qu’elles ne le disent à l’évangile.

Véritables valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité. La fraternité étant sans doute celle dont on parle le moins et qui est le socle des deux autres. Mais c’est sur cette tradition-là que nous devons garder, si j’ose dire, et construire notre rapport à tous les autres. Mais je ne me vois pas, comment dire ? dans une attitude défensive.

L’islam ? Même l’islam. L’islam aussi a beaucoup de facettes. Aujourd’hui, il y a une présentation, une réalité dans l’islam qui est assez terrifiante mais dans laquelle, d’ailleurs, un bon nombre de musulmans ne se retrouvent pas ! Et avec raison.

J’étais sidéré, lorsque je suis allé en Indonésie, le plus grand pays musulman du monde. Ce pays a aujourd’hui quelques problèmes de cohabitation interreligieuse, par exemple aux Molluques où se trouvent des groupes islamistes très dangereux. Mais l’Indonésie reconnaît officiellement cinq religions, dont l’Église catholique. J’étais tout à fait étonné, arrivant à Djakarta quelques jours avant Noël, de voir des calicots partout « Slamat Natal » (« joyeux Noël »). Je me suis dis : « tiens, pour un pays qui est à 95 % musulman, c’est quand même étonnant ».

Je veux dire que les véritables valeurs sur lesquelles nous nous construisons, nous avons construit la France, dans la mesure même où ce sont des valeurs chrétiennes, ne souffriront pas d’une ouverture aussi large que possible. Je ne le crois pas.

Geneviève Boisard : Trois remarques.

La première, c’est que vous avez dit que la prospérité engendrait la paix. Je me demande si, en Europe, ce n’est pas la paix qui a engendré la prospérité. L’une des réussites que l’on reconnaît à l’Europe, c’est d’avoir fait la paix à l’intérieur de ses frontières et l’on peut se demander si une des causes du sous-développement de l’Afrique n’est pas la persistance des guerres civiles.

La deuxième remarque, c’est que l’immigration actuelle en France, on l’a remarqué, est essentiellement due au regroupement familial et cela apporte des gens qui ne sont pas des travailleurs, mais sont souvent les femmes, les enfants des gens qui étaient susceptibles de travailler. C’est-à-dire qu’ils viennent essentiellement pour bénéficier d’une sécurité en matière d’assurance sociale, en matière de soin, etc. qui se fait à charge de la communauté nationale. Et ça peut être en mesure rompre un peu un équilibre qui s’était établi entre les ressortissants français.

La troisième remarque, qui est un peu plus optimiste, c’est que, s’il y a un endroit où l’étranger est accueilli et où il y a une fraternisation, c’est bien dans les communautés chrétiennes multicolores et multiethniques de la banlieue parisienne. Il y a quand même beaucoup d’endroits où les communautés paroissiales comportent un très grand nombre d’étrangers et où les rapports sont très fraternels entre chrétiens de toutes origines.

Mgr Emmanuel Lafont : Je vous remercie pour ces remarques. C’est tout à fait vrai que la paix et la prospérité se soutiennent mutuellement.

Jacques Hindermeyer : Tout le monde approuve de tout cœur, dans cette communauté que nous formons, ce que vous avez dit.

Je vous parle en tant qu’ancien médecin-chef des prisons, où les statistiques que vous avez données demeurent vraies et ont même tendance à augmenter.

Je pourrai aussi vous parler d’une conférence dont je sors où les meilleurs démographes français se trouvaient et où l’on discutait évidemment de tous ces problèmes avec des gens de haute compétence. Mais l’un d’entre eux a dit à la sortie : « Vous, les Chrétiens, ne vous faites pas d’illusions, dans une quarantaine d’années, la France sera musulmane, regardez les statistiques de naissance ».

Tout cela est excessif, bien entendu, mais il faut en tenir compte parce que, après les événements comme ceux que nous avons vécus, il y a une partie de la population qui, évidemment, réagit très mal.
C’est pour cela que des réunions comme celle que nous venons d’avoir sont hautement nécessaires.

Francis Jacques : Monseigneur, bien entendu, je m’associe sans réserve à ces remerciements. Aussi vais-je me borner à prolonger une remarque que vous avez faite vous-même : aujourd’hui comme hier, le chrétien, en ce monde, ‘se sent étranger’. S’agit-il du monde en voie de mondialisation rapide ? Peut-être. Après tout c’est notre monde actuel.

Je me souviens que Bossuet renversait la perspective, il disait : « Ce sont les riches qui sont des étrangers dans l’Église. C’est par les pauvres qu’ils servent qui les naturalisent ». Ce sont là des phrases fortes. Cela remet les pendules à l’heure. A titre de commentaire, je voudrais reprendre la situation d’Abraham. Abraham a été étranger en Terre promise par sa foi. Abraham a abandonné une chose, sa raison naturelle, pour en prendre une autre, sa foi, disait Kierkegaard. On peut toujours éviter le discordisme entre les vérités de foi et les vérités de raison. Le concordisme est encore plus dangereux. Mais il y a un certain moment où le bât blesse. Il faudrait par conséquent les articuler. Cela demande un effort de pensée. De quelle nature ?

Oserai-je alors compléter cette remarque par une réflexion catégoriale. On insiste sur l’identité (des groupes, des régimes…) ; on oscille volontiers entre d’un côté l’assimilation avec son inconvénient narcissique, et d’un autre côté le communautarisme, au risque de la différence. Or vous, Monseigneur, j’apprécie beaucoup que vous ne nous ayez parlé ni d’assimilation, ni de communautarisme, mais d’intégration ! Ce qui en effet tout autre chose. Cette notion fait intervenir non plus seulement l’identité, non plus seulement la différence mais un ternaire : identité, différence et relation ?

Est-ce que vous seriez d’accord pour dire qu’il faut réfléchir aux affaires temporelles ni avec une seule catégorie ni avec deux, mais avec trois. Il faut assurément abandonner l’égocentrisme de l’identitaire qui exclut l’immigré, convoquer le binôme de l’identité et de la différence qui confrontent le même et l’autre. Mais cela ne suffit pas. Il importe enfin d’ajouter un troisième terme, la relation. Je considère qu’il est très important d’habiter une religion qui se sent étrangère dans le monde de la fragmentation du ‘tout culturel’. Cela au nom de l’amour et du dialogue qui constituent précisément la relation sensible au cœur.

Mgr Emmanuel Lafont : J’adhère tout à fait à ce que vous avez dit. C’est le fond de mon propos : nous avons besoin de l’autre. C’est dans la relation que nous existons grâce à l’autre et que nous réussissons grâce à l’autre.

Notre Dieu est un Dieu Trinité. C’est un Dieu de relations, un Dieu de communauté.

On retrouve là une très ancienne intuition africaine qui affirme que « la personne humaine devient personne humaine par les autres personnes humaines ». Notre propre identité se nourrit et s’affermit de la relation avec celle des autres. Je crois que c’est profondément vrai.

Et lorsque Paul VI lançait l’Église dans l’aventure du dialogue c’est au fond cela qu’il voulait souligner. Notre religion est dialogue car elle est le fruit d’un Dieu qui est venu dialoguer avec l’humanité, pour rentrer dans une relation d’amour avec cette humanité.

Nous n’avons pas d’autre message, ni à vivre, ni à proposer, ni à réaliser avec les autres.

Henri Lafont : Il me reste à remercier Monseigneur Lafont de ses réflexions, de son exposé. Il nous a dit qu’une nation pouvait être enrichie par l’immigration, encore faut-il qu’elle en soit capable. Et c’est la question que j’aurais aimé poser : sommes-nous capables de nous laisser enrichir par les immigrés ?