Par Raimondo Cagiano de Azevedo , Professeur de démographie à l’Université La Sapienza de Rome

Bernard Lacan : Monsieur le professeur, avec mes souhaits de bienvenue, je voulais vous dire que notre Académie est toujours honorée par la participation d’éminents correspondants étrangers.

Nous nous plaisons, bien sûr, à voir toujours dans leur présence un signe de l’intérêt que nous pouvons susciter au-delà de l’hexagone. Et nous trouvons surtout dans la qualité de leurs réflexions une source de richesse accrue pour nos travaux.

C’est dire que votre présence constitue pour nous un temps fort dans notre cycle annuel de communication sur le problème des migrations.

Italie, France, deux terres de chrétienté unies par tant d’affections culturelles, qui sont appelées, aujourd’hui, sur les questions de l’immigration, à des réflexions exigeantes.

L’immigration n’est pas en soi un phénomène nouveau. Celle que nous connaissons en Europe n’est qu’un aspect des grands flux migratoires dans le monde. Mais l’actualité en fait aujourd’hui l’objet d’un débat majeur de société. Ce débat ne progressera ni en le restreignant à quelques cercles d’experts sans contact avec l’opinion publique, ni dans le simplisme de solutions de facilité et de confort.

Ce débat doit impliquer sérieusement la société, au sens large. Au-delà de la prise en compte de la complexité de cette question, l’essentiel reste le regard posé sur l’homme, sa dignité, son développement. Les Chrétiens que nous sommes en sont complètement concernés.

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Selon que nous saurons ou non comprendre les nouvelles donnes de l’évolution des peuples ; selon que nous saurons ou non opérer les justes transformations des attitudes, des comportements, des modèles économiques et sociaux ; selon que nous saurons ou non déceler les contours nouveaux du bien commun ; l’avenir de notre société, l’avenir de notre Union européenne sera choisi et assumé, ou subi.

Mais pour que notre réflexion, et nos interrogations de chrétiens aient un poids dans les débats qui devront s’ouvrir, pour qu’elles soient justes dans tous les sens du terme, elle doivent être fondées autant sur le roc de notre foi que sur celui d’une connaissance exigeante des données de cette grande question sociétale dans toutes ses facettes.

La générosité de la pensée ne peut pas faire l’économie du travail de connaissance, faute de quoi le message qu’elle délivre n’est qu’un bruit supplémentaire dans une société déjà assourdie.

Il nous faut lutter contre un travers de notre esprit français – et probablement italien – qui nous porte trop souvent à nous enflammer pour des débats conceptuels sans les avoir nourris en profondeur par une analyse rigoureuse de la réalité, en particulier sur le plan économique.

C’est en s’obligeant à un travail patient et organisé sur les tenants et les aboutissants des grandes questions de notre temps que notre Académie peut tout à la fois susciter des échanges féconds et faire œuvre utile en faisant partager ses réflexions à un large public de responsables de la société civile.

Lorsque nous avons recherché les expériences qui pourraient nous éclairer avec justesse sur les aspects économiques de l’immigration, notre président, qui vous côtoie au Conseil de l’Europe à Strasbourg, a aussitôt pensé à vous. Il faut dire que vos titres justifient pleinement cette heureuse inspiration présidentielle :

Diplômé en économie et commerce de l’université « la Sapienza », à Rome, vous avez poursuivi votre formation auprès des universités de Santander, de Paris (Centre de formation européenne), de Bologne (université John Hopkins). Vous fûtes ensuite assistant du professeur de statistiques et de démographie de l’université de Turin.

Vous avez été secrétaire scientifique du Comité national de la population auprès de la présidence du conseil des ministres de la République Italienne ; président du Comité européen pour la population auprès du Conseil européen et responsable de divers programmes de recherches nationaux et européens.

Vous êtes membre du Comité scientifique ou de Direction des revues Genius, Affaires sociales internationales, L’Europe en formation, Études sur l’Immigration.

Vous avez été Président du Centre italien de formation européenne ; secrétaire général de la Société italienne de statistique ; membre de la Société italienne de l’économie, démographie et statistique ; du Comité d’études italien pour l’étude des problèmes d’immigration. Vous êtes vice-président du Centre international de formation européenne dont Michel Albert fut jusqu’à il y a quelques jours, le président.

Vous avez transmis votre large connaissance des questions d’immigration dans une série impressionnante de publications.

C’est dire votre compétence exceptionnelle sur les questions que nous voulons approfondir et la valeur de votre réflexion.

J’ajouterai que l’accord très rapide que vous avez donné à notre demande de contribution à notre cycle de communications manifeste une générosité de pensée et d’action qui nous a touchés.

Votre présence témoigne de votre plein engagement pour mieux faire comprendre les enjeux économiques réels du phénomène de l’immigration, au large niveau de l’Europe, et ouvrir ainsi des perspectives de pensée et d’action qui soient aussi réalistes que justes.

Raimondo Cagiano de Azevedo : Cher Président, je devrais dire « cher ami », cher Monsieur Lacan, merci beaucoup de cette invitation et de cette présentation qui, probablement, souligne encore davantage la distance entre les attentes par lesquelles vous m’avez présenté et les réalités que vous trouverez.

Mais la distance entre l’attente et les réalités, c’est justement les problèmes de l’immigration sur lesquels nous allons, aujourd’hui, nous entretenir.

Parler à des académiciens de l’éducation et des études sociales est quelque chose d’important dans ce domaine, même pour quelqu’un qui pratique les études de la démographie tout le temps : c’est mon cas. En pensant à cette conférence, à cette rencontre, à cette discussion, je me disais que le défi lancé par Jean-Didier Lecaillon était celui de parler aujourd’hui des migrations dans le domaine économique.

Ce qui fait que, d’une part, je serai académique, en partie théoricien ; et, en plus, insatisfait de mon travail, des théories que je vais présenter. Cette insatisfaction fait partie du préalable de la conférence qui me permet de dire tout de suite que dans la littérature économique, statistique et démographique, il n’existe pas une théorie générale des migrations.

L’absence d’une théorie générale favorise la naissance de ce que l’on appelle, des théories spécifiques. Et, en préparant cette conférence, dans les jours passés, à la bibliothèque de l’INED, j’en ai classé 18 : 18 théories spécifiques. Soyez tranquilles, je ne vais pas les illustrer toutes. J’en choisirai quelques-unes.

Mais j’en ai trouvé 18 théories, codifiées avec l’étiquette des théories. En plus, il y a, évidemment, des sommes telles de positions, d’interprétations, de discours, de méthodologies, d’analyses et de recherches qui font également partie du monde des théories : où, avec le mot “théorie” en parlant d’hommes et de femmes qu’on classifie comme des migrants, on entend plutôt des régularités statistiques et des régularités économiques. Donc pas de théories au sens propre, pas au sens pascalien de la probabilité ou euclidien de la mesure mais dans un sens de corrélation statistique et économique avec les événements qu’on constate, qui impliquent cette expression trop académique de “théorie”.

Je vous proposerai donc les théories qui sont les plus évidentes dans la pensée économique actuelle : parmi les quelles il n’y a pas tout l’ensemble sociologique, l’ensemble politique, l’ensemble des théories historiques, l’ensemble des théories démographiques. Il n’y a même pas l’ensemble des modernes théories : celles des conflits et de la sécurité.

Pour en rester à l’économie : le point de départ est problématique bien qu’il soit le fondement de l’économie classique : je reviens à Adam Smith, en 1776, lorsqu’il dit que la production d’hommes et de femmes répond à la même condition que la production de n’importe quel autre bien. Mais n’étant pas satisfait de cette synthèse très efficace de la demande et de l’offre d’hommes et de femmes, donc des personnes, il ajouta encore que l’homme est le luggage, la valise la plus difficile à transporter. Et, avec ça, il entre de pleine force sur le terrain des migrations.

La théorie classique de l’économie libérale, aujourd’hui “néo-libérale”, des migrations dit tout simplement qu’étant donnés des ensembles dans lequel il y a d’un côté un manque de travail et un niveau de salaire assez élevé et, de l’autre côté un ensemble où il y a une abondance de forces de travail et un niveau de salaire et des revenus plus bas, il y aura, fatalement, une force qui fera en sorte que les deux éléments : force de travail et salaire tentent de trouver un point d’équilibre. Un point d’équilibre qui sera plus bas du niveau plus haut, qui sera plus haut du niveau plus bas, aussi bien pour la disponibilité de la force de travail que pour la distribution du revenu.

On pourrait dire que c’est terminé ; qu’il n’y a pas besoin d’autres théories. Par contre cette théorie qui est, du point de vue intellectuel, très insatisfaisante trouve en partie sa réalité dans les événements qui nous entourent : dans l’immigration qui vient de la Méditerranée, par exemple, ou de certains pays de l’Europe centrale et orientale.
Ce qui rend le cadre de l’interprétation économique des migrations plus complexe.

La théorie néo-classique souffre de deux inconvénients majeurs, plus toute une série d’inconvénients mineurs.

L’inconvénient majeur est que le point d’équilibre, du point de vue économique et du point de vue de la force de travail va être, non seulement en théorie mais en pratique, un régime de libre circulation complète, sans obstacle d’aucune sorte ; car ceci modifierait, évidemment, les points d’équilibre.

L’autre condition, qui est un peu plus théorique, c’est que, si cette théorie était vraie, on trouverait tôt ou tard un point d’équilibre et, à ce moment-là, la migration serait terminée : l’opération serait conclue avec un bien-être général qui est évidemment le point de repère de la théorie classique au début.

Et, là aussi, nous le savons, l’histoire nous le montre et Monsieur Lacan vient de le dire, la migration existe depuis toujours : ce point d’équilibre, ce bien-être général n’ayant pas encore été trouvé.

On peut passer donc à une autre théorie, celle de la “nouvelle économie”, la new economy, dans laquelle, évidemment, la migration a un rôle. Et là, la migration a un rôle parce que ce n’est plus la rationalité de l’individu qui produit le déplacement d’un point à faible demande ou offre de travail ou à faible dimension économique de la rémunération du travail mais c’est une décision complexe qui revient non seulement au travailleur et à l’individu mais à un groupe : normalement une famille, un clan, parfois un village, parfois une économie locale, disons une société locale. Et cette décision n’est pas une décision rationnelle en elle-même, c’est un ensemble de décisions qui relient par l’information, directe ou indirecte, tout une série de personnes qui se trouvent dans la même condition.

Donc, un ensemble de décisions complexes qui ont elles-mêmes une stratégie. Une stratégie qui n’est plus celle de trouver un point d’équilibre ou de bien-être général mais qui est celle de trouver un point de déséquilibre : celui de trouver davantage de ressources pour assurer davantage de productivité à l’origine.

Pour être plus simple, disons que dans un foyer, dans un clan, dans un village, on va décider que quelqu’un va continuer à conduire un camion ; quelqu’un va continuer à négocier les brebis au marché du village ; quelqu’un va faire un peu d’enseignement ici ou là pour n’être pas entièrement analphabète ; quelqu’un sera appelé tôt ou tard à l’armée et quelqu’un est destiné, dans un plan stratégique d’entreprise, d’aller ailleurs chercher des ressources supplémentaires. Cela veut dire tout simplement de l’argent, de l’argent supplémentaire, pour revenir ensuite acheter une maison, ouvrir un commerce, changer un camion, un tracteur, etc. Disons, augmenter la productivité par la technologie, par la modernisation.

Cette stratégie d’entreprise est celle que l’on appelle l’immigration comme projet. Et aujourd’hui la plupart de cette dimension migratoire est de cette nature, d’une nature d’entreprise. Même s’il est difficile d’associer nos manuels hyper-informatisés de l’Occident aux décisions qui seront prises dans des villages de l’Atlas.

Mais peu importe : l’idée, le processus, la mécanique, la théorie économique, si vous voulez, est la même. Le résultat doit être davantage de ressources pour l’augmentation de la productivité à l’origine.

Et ça n’est plus l’échange direct main d’œuvre contre salaire : il y a des échanges indirects dont les remises, les transferts d’argent sont l’instrument principal.

Je viens de lire sur Le Monde un article qui rappelle qu’il y a 100 milliards de fonds rapatriés par les travailleurs immigrés. Il s’agit de ressources importantes qui, dans leur ensemble, ont deux résultats : l’un voulu, l’autre indirect. Celui voulu c’est d’augmenter les ressources à l’origine ainsi que la productivité du système économique de départ ; mais en plus (on le verra dans une autre théorie) moyennant la présence du système État, disons la présence institutionnelle, présente l’avantage que ces ressources font double emploi avec le déficit, voir la dette étrangère, des pays auxquels ces populations appartiennent.

Il y a des variations, évidemment, sur cette stratégie, qui amènent d’autres théories : je passe sur certaines, parce que ce serait trop long. Cette théorie ne peut pas être absolue dans la va et vient : il peut y avoir des mouvements parallèles de ce que l’on appelle “le transport à la valise”. Il n’y a qu’à aller en Espagne, du côté de Malaga pour voir comment ça marche. Il peut y avoir le marché parallèle plus ou moins clandestin. Il peut y avoir des spéculations financières impropres moyennant les ressources des migrants avec le commerce de drogue, par exemple. Ça fait partie de la perturbation de la théorie avec la pratique.

Il peut y avoir d’autres variations sur le même sujet. On rencontre parfois des psychologies d’immigrations spécifiques. On pourrait prendre des cas partout : la migration philippine, par exemple. Pour la plupart des migrants des Philippines, la stratégie est celle de cumuler davantage de ressources pour envoyer leurs enfants à l’école supérieure, au college, qui, aux Philippines, est de très bonne qualité et très cher ; ce qui fait que les parents, la mère notamment, travaillent jusqu’au moment où ils ont rassemblé l’argent nécessaire pour assurer le college pour leurs enfants. C’est une stratégie qui a une durée dans le temps, un objectif précis, mais la motivation théorique du modèle est toujours la même ; c’est une stratégie d’entreprise pour avoir davantage de ressources pour un objectif de productivité : dans ce cas la productivité n’étant pas un tracteur mais l’éducation de jeunes adultes.

Une des variantes de ces théories est celle des migrations sélectives qui associe à la théorie générale des ressources et de l’augmentation de la productivité des stratégies, je n’ose pas dire “secondaires” parce que ce n’est pas le cas, mais disons parallèles : par exemple l’éducation, par exemple la santé. Là, aussi il y a des exemples importants. Là où la réunion familiale est prévue, il y a davantage d’enfants dans les écoles. Ceci peut être le résultat du fait que les enfants sont nés suite à l’immigration mais peut-être une stratégie de l’accompagnement de l’immigration avec l’objectif de permettre des études supérieures dans des écoles françaises ou britanniques ou allemandes à des enfants qui n’auraient pas la même chance en Égypte, en Syrie, en Tunisie ou ailleurs.

Cette stratégie devient plus importante parce qu’on accepte la migration même à des salaires plus bas en fonction de cette stratégie parallèle. Il y a d’autres exemples, ceux de la santé, de soigner ou de se faire soigner. L’exemple le plus important, là aussi, c’est l’exemple de l’immigration de l’Ukraine ou de la Moldavie ; là où, paradoxalement, ce sont les femmes qui sont acceptées, reconnues en tant que migrantes dans nos pays à cause d’une expérience et d’une capacité qui n’est pas du tout dans des diplômes ; qui est venue suite à l’immigration et qui est celle d’être très capables, dans les hôpitaux, dans les maisons pour l’assistance aux personnes âgées, etc. Ce qui fait que, contrairement à d’autres formes de migrations, les femmes sont demandées et par leurs maris ni leurs enfants ; alors qu’ailleurs ce sont les maris qui sont demandés pour tel ou tel travail et la réunion des femmes n’est pas tellement souhaitée.

Ce sont jusqu’ici, avec des contradictions, des théories qui regardent surtout aux raisons de l’immigration à l’origine. Donc sont toutes théories qui, sauf la première, seraient destinées, d’un point de vue théorique à être terminées une fois satisfaites les raisons importantes de la mobilité à l’origine.

Mais ce n’est pas souvent le cas. Il y a évidemment d’autres théories dans lesquelles la migration est déterminée par des raisons liées à la destination ; par exemple “la théorie du vide” : là où il y a des trous dans le système économique des pays ou des populations à destination qu’on n’arrive pas à combler avec les ressources locales. Tout le monde rappelle le discours du Chancelier allemand Schroeder lorsqu’il demanda ou annonça à son pays qu’il aurait eu besoin, pour l’Allemagne, d’un certain nombre important d’informaticiens du Pakistan et de l’Inde car la ˝production ˝ allemande de ce genre de professionnalité n’était pas suffisante dans un système aussi développé que l’allemand.

Ceci s’est réalisé en très moindre partie mais le dessin stratégique était celui d’un vide dans le système économique occidental faisant appel à une mobilité, à une immigration voulue dans cette perspective explicite. Perspective qui est celle de la globalisation et donc du transfer des migrations dans le cadre ( ou le paquet) de relations internationales.

J’emploie expressément une expression qui est si ordinaire que “paquet” pour parler de l’immigration car, maintenant, ce genre d’opération est très fréquent : voir d’inclure le paquet immigration dans les relations internationales, que ce soit pour la coopération internationale, que ce soit pour la réduction de la dette extérieure, que ce soit pour des raisons de sécurité aux frontières, que ce soit pour telle ou telle autre raison. Mais le paquet migration vient de la négociation, donc de l’intermédiation des gouvernements ou, disons tout simplement, de la politique dans le cadre des relations internationales. Et par là nous approchons les théories modernes, qui sont les théories de la sécurité et de la défense.

Mais on reste encore dans le strict économique. Le strict économique fait que ce genre de négociation doit être d’intérêt réciproque. Que de contrôler, par exemple, le flux migratoire à l’origine plutôt qu’à la destination, c’est une opération qu’il faut payer et sur laquelle il faut s’accorder.

On la paye moyennant une réduction de la dette extérieure ou en favorisant les remises. La remise des migrants est parfois plus forte du montant des exportations d’un pays : ce qui fait que l’épargne sur les revenus des migrants, qui est une dimension financière en poste dans le budget national, devient de plus en plus importante. Donc, c’est l’épargne qui donne des dimensions financières et actuerielles sur lesquelles des théories d’investissement et de rentabilité des migrations sont également explicitées.

Il y a encore une théorie qui est plus juridique qu’économique mais qui a des répercussions économiques très importantes : est celle de la subsidiarité, une expression tout à fait européenne et moderne qui consiste à dire que, dans le réglage des migrations, il faut tenir compte aussi bien de la dimension internationale, que de questions nationales, que de la dimension locale, aussi bien à l’origine qu’à destination. Car l’impact de la migration, même à destination, n’est pas sur les palais des Gouvernements ; c’est plutôt dans le village de telle ou telle région où la migration est importante et a un impact décisif.

Donc la subsidiarité institutionnelle s’associe à la subsidiarité économique. Car le projet de l’économie du village d’où l’on est partis n’est sûrement pas le projet du village de destination. Les deux projets ne coïncident pas s’il n’y a pas une transmission institutionnelle, économique et sociétale qui n’est pas prévue par le modèle économique. Mais le modèle économique nous met en face à deux projets, à deux stratégies qui ne sont pas destinées à se rencontrer : d’où la probabilité de conflits sur laquelle nous irons terminer cette présentation.

Il faut encore faire allusion, sur une autre théorie, celle de délocalisations. Il n’y a pas simplement le travailleur qui peut être l’élément d’équilibre économique entre un système moins riche et un système plus riche ; pourquoi apporter des gens pour qu’ils travaillent ailleurs ? Il serait bon de porter les entreprises à l’origine : c’est ce qu’on appelle les investissements dans les régions d’origine. Du point de vue de l’entreprise, c’est la délocalisation. Du point de vue global et général c’est le partenariat.

Ce genre de théorie existe non seulement en modèle, et en formules mathématiques du point de vue de la recherche d’équilibre, mais surtout dans la réalité. La Roumanie en est un exemple.

Il y a ensuite tout une série de théories que je rappelle, pour mémoire. La théorie de la gravitation : s’il y a une population plus nombreuse et une population plus faible et s’il y a une courte distance entre les deux, il est possible qu’il y ait un passage de l’une à l’autre.

Il y a une théorie hydraulique. S’il y a deux vases qui sont communicants, et s’il y a un déséquilibre entre les deux, il est possible le passage du contenu de l’un à l’autre. Et ça peut représenter une politique appliquée en migration s’il n’y avait aucun obstacle dans l’un ou l’autre secteur spécifique.

Il y a encore la théorie du moindre effort : est celle qui coûte le moins cher. Il y a, en effet, des courants migratoires qui ne coûtent pas cher du tout. Il y en a d’autres qui sont beaucoup plus chers. Alors, chercher ce qui coûte le moins cher, aussi bien au départ qu’à l’arrivée. Et, là aussi, on fait des calculs.

On voit pourquoi la vision des migrations, des mouvements de personnes, est quelque chose de très concret, qui pose des questions importantes liées aux mouvements de ressources, non seulement d’hommes et de femmes.

Les push pull factors sont très connus : la théorie de l’attraction et de la répulsion. Cela s’applique très bien à la migration entre le rural et l’urbain ; cela s’applique aussi très bien dans l’international. Dans l’histoire de la migration italienne, beaucoup des paysans du sud sont devenus des maçons ou des ouvriers dans l’industrie de l’Italie du nord ou de l’Allemagne ou de la Belgique ou bien sont restés agriculteurs en France.

Il y a encore des théories des interdépendances, là où on fait des calculs très fins sur le fait que la migration n’a pas seulement une migration de travailleurs. C’est une migration aussi de consommateurs. Il suffit de circuler dans certaines rues de nos villes, pas nécessairement en banlieue, pour voir comment les vitrines ont changé, les produits ont changé. Mais si on va comme il m’est arrivé de le faire, à Casablanca, on peut trouver “Made in Taiwan” plus fréquemment que “Fabriqué au Maroc”. C’est quelque chose qui frappe parce que c’est le résultat de cette analyse des interdépendances.

Pour ne pas oublier enfin les théories du cycle de la vie. Il y a des décisions qui se font en fonction des mariages, en fonction de naissances, en fonction de l’éducation des enfants, en fonction, parfois, des séparations, en fonction des réunions familiales. Décisions qui sont donc liées au cycle de vie des personnes intéressées aussi bien à l’origine qu’à destination.

On lit parfois que les berceaux sont vides et seront remplis par des jeunes migrants. C’est l’évidence d’une polémique politique qu’on peut faire éclater entre immigrants et indigènes. Il est bien évident que, dans un berceau, on ne met pas un migrant de trente ans ! On peut, peut-être, mettre un bébé du migrant mais pas le migrant lui-même.

Donc l’idée que le bébé remplace la main-d’œuvre qui manque est une idée tout à fait polémique ; mais souligne le fait qu’il y a aussi une dimension démographique : qui est un très bon lubrifiant de la migration mais qui n’a jamais été, ou presque jamais, dans l’histoire, une théorie satisfaisante pour introduire les déterminants des migrations.

Avant de passer à la dernière partie de cette introduction, une petite précaution sur des théories trompeuses. Il y en a. Il y en a même dans les manuels d’économie et de démographie.

L’une des théories trompeuses est celle de la moyenne voir de la migration nette. On le voit notamment dans les pays où il y a une dynamique démographique importante ; où il y a beaucoup de migrants mais également beaucoup de rapatriements. La migration nette est utile pour les registres de population pour savoir combien a augmenté ou diminué une population à cause de l’immigration, mais qui est trompeuse du point de vue migratoire et de l’interprétation économique des migrations ; car les problèmes des immigrants et des émigrants se cumulent et ne s’éliminent pas, ni par la moyenne ni par le solde migratoire.

Une autre théorie trompeuse très diffusée d’un point de vue émotionnel, c’est l’idée que le problème économique des migrations soit unidirectionnel. Il y a des pauvres, il y a des riches, il faut que l’argent des riches passe aux pauvres.

C’est une théorie et une idée tout à fait trompeuse, bien que très diffusée.

Il y a des mouvements, des richesses, des ressources humaines des capacités, de cultures, de religions, bien sûr, de valeurs, de produits de consommation, qui sont absolument pluri-directionnelles et pas unidirectionnelles. Cette vision unidirectionnelle de l’immigration n’est pas vraie ; et, en plus, elle laisse des traces très profondes parce qu’elle laisse l’idée que nous pouvons confier à un seul côté la solution du problème. Et ça, c’est l’idée fâcheuse qu’il y a partout en Europe : l’idée que d’un seul côté, on puisse régler la question.

Il y a finalement une évolution récente très importante, qui était déjà dans le berceau théorique pendant les années 1980-1990 : mais dont les gens se sont aperçu après le 11 septembre. C’est la question de l’interprétation économique des migrations en fonction de la sécurité et de la défense.

Aujourd’hui, dans les écoles militaires et dans les écoles stratégiques, on a introduit l’étude des migrations avec l’étiquette de variable non classique de la sécurité et de la défense. Cela veut dire tout simplement avoir remplacé le communisme par l’immigration.

Mais si on veut être un peu plus sophistiqué en parlant de variable non classique de la sécurité et de la défense. Il faut souligner immédiatement toutes les associations qui sont faites entre l’immigration et le terrorisme, entre la migration et la sécurité nationale, entre le contrôle des migrants en tant que possibles acteurs des activités terroristes inacceptables pour notre société. Donc il y a là aussi une harmonie de la diffusion des idées qui sont parfois vraies dans le cas de certaines expériences ; mais généraliser des lectures comme cela, c’est très dangereux.

Là, il y a quand même un passage qui est très important. On commence à reconsidérer l’idée qu’il n’y aurait pas de migrants s’il n’y avait pas de frontières. Et on commence à se réinterroger sur les frontières plutôt que sur les migrants

Combien de frontières ? Nous connaissons les frontières aux aéroports, bien entendu, nous connaissons la police des frontières, ce sont les gens de la frontière que nous sommes habitués à connaître. Il y en a mille, de frontières. Il y en a d’abord à l’origine chez eux ; des frontières que nous avons chez eux, sous forme de consulat, des agences internationales ; et ensuite les frontières de la langue, de la cuisine, des habitudes, de la séparation des familles, de trouver un logement… ; dans toutes les enquêtes statistiques le premier problème des migrants n’est jamais le travail, mais toujours le logement.

Donc, on commence à voir cette reconsidération de la frontière, avec des implications inattendues. Car -et, ici, l’on voit la dimension européenne du problème des migrations- le projet européen était celui de la libre circulation, donc annuler toutes les frontières à la circulation de biens, de capitaux, de services et des personnes. Et depuis la fondation du marché unique, ensuite de la communauté européenne, ensuite de l’union européenne, n’ont fait que ça. On n’a fait qu’abattre les frontières internes pour les grands marchés, en privilégiant la frontière externe commune. Et ceci, on l’a fait avec des difficultés externes (avec les Etats-Unis, par exemple) et difficultés internes (la question basque, l’Irlande du Nord par exemple) : même à l’intérieur de la construction européenne on a vu des questions de sécurité et de défense.

Et bien, avec cette nouvelle interprétation de la migration, en fonction de la sécurité et de la défense, on change également l’approche des frontières en termes économiques.

Pour la première fois, dans le Traité pour la Constitution européenne, on cite la frontière commune de l’Union européenne. Tout le changement dans l’interprétation migratoire en fonction des besoins économiques et en fonction de la sécurité et de la défense a apporté au renforcement de la frontière externe commune : qui n’est plus un instrument pour protéger les marchandises pour avoir le tarif douanier commun, pour avoir la possibilité de réduire, voire éliminer les frontières internes pour le lait, le vin, pour n’importe quoi ; elle devient un objectif en soi pour une stratégie de sécurité et de défense. On comprends tout de suite que ceci appelle la politique étrangère commune et de la défense commune qui sont actuellement l’objet du débat européen. Le processus d’intégration politique de l’Europe à partir des projets de traités constitutionnels, a donc dans les migrations et dans le changement des théories des migrations un des points, sinon le point, crucial, en ce moment, en Europe.

En ce moment : qu’est-ce qu’on a obtenu comme résultat ? On pourrait dire : l’Europe forteresse. Et bien oui, parce qu’en renforçant la frontière commune, qu’est-ce qu’il y a dedans ? Il y a la forteresse. On renforce la frontière qui devient un objectif en soi. C’est l’Europe forteresse qui l’emporte à cause des migrations, à cause aussi du changement de l’approche politique, économique commune vis-à-vis des migrations contemporaines.

C’est un renforcement de l’Europe forteresse qui serait évidemment le grand suicide de l’Europe.

Si l’on cherchait des formules qui ne sont plus suffisamment identifiables dans la théorie néo-classique, la théorie sélective, la théorie de la double relation et toutes les théories physiques, on constate que tout cela ne suffit plus. Il faut de nouvelles méthodologies et donc on a trouvé ( mais elles sont encore insuffisantes) les théories de la coopération, la théorie du partenariat, les accords de Barcelone, le Traité d’Amsterdam qui ont déjà montré leurs limites. Et c’est la raison pour laquelle la Commission européenne qui a précédé la Commission actuelle avait lancé la nouvelle politique de proximité et de voisinage.

La politique de proximité et voisinage, pour le dire en très bon français, est définie comme everything but institutions : c’est-à-dire “tout sauf les institutions”. C’est la politique qui est choisie actuellement comme autoroute pour traiter la question des migrations dans un paquet de relations méditerranéennes, euro-asiatiques, etc. qui ne soit pas conflictuel mais qui ne prévoit comme seule solution la demande d’adhésion à l’Union européenne. Le cas de la Turquie est l’élément charnière entre ces deux philosophies. La Turquie ayant demandé un accord au moment où le problème ne se posait pas comme cela, d’autres pays sont en train de présenter des demandes d’adhésion dans des contextes divers pour lesquels s’appliquerait la politique de proximité. Cette politique est prometteuse si on considère cette politique sur l’exemple du Conseil de l’Europe : éducation à la cohabitation démocratique, partager, négocier : mais, évidemment, c’est une formule qui, étant aujourd’hui à support de l’Europe forteresse, reste suicide ; surtout si la forteresse n’était pas également bien dotée de ponts et de passages.

Échange de vues

Édouard Secretan : Dans tout ce que vous avez dit, vous avez employé le mot de “théorie”. Effectivement, toutes ces théories sont bonnes et doivent être utilisées, sauf les théories trompeuses, évidemment.

J’ai passé une partie de mon existence confrontée aux problèmes de l’immigration. Or, vous avez tout à fait raison, il faut limiter l’immigration en Europe car les pays de l’Europe se trouve confrontés au même problème.

Mais je crois qu’il ne faut pas se faire d’illusion. On doit le faire, mais je ne crois pas que cela puisse être suffisant, ni véritablement efficace. Parce qu’on se trouve devant un phénomène démographique, une poussée extrêmement forte et il est difficile d’y résister.

Donc, il faut quand même pratiquer cette politique mais elle n’est pas suffisante, il faut donc faire autre chose : inciter les populations qui émigrent à rester chez elles. Comment les inciter à rester chez elle ? Vous l’avez d’ailleurs évoqué, puisque vous avez parlé de la délocalisation, c’est-à-dire que ces pays en voie de développement développent leurs industries. Ce n’est pas toujours facile car il y a un problème financier qui se pose et la difficulté, c’est d’être sûr que l’argent arrive là où il doit arriver pour permettre la construction d’usines, la coopération, etc.

C’est également, pour les industries des pays européens à faire un choix. Pour prendre un exemple que j’ai vu dans la confection, une entreprise, dans le sud-ouest qui fabriquait de la lingerie. C’était de la lingerie de gamme moyenne. Elle est allée créer une filiale en Tunisie qui fabriquait certains modèles faciles à vendre et a gardé pour elle, en métropole, le haut de gamme.

Il y a aussi le problème de l’information. On peut bien développer une industrie à l’étranger, encore faut-il former ceux dont on voudrait qu’ils n’émigrent pas. Donc, il y a là une mission de coopération technique.

Il y a également un autre problème. Il n’est pas facile de convaincre les pays qui bénéficieraient de notre appui, de développer les industries « évidentes ». La Libye est, je crois, l’un des trois pays au monde où le ricin pousse à l’état naturel. (Il y avait autrefois l’alfa, mais l’alfa a été exploité de manière excessive, il n’y en a pratiquement plus.) Il y a beaucoup d’industries possibles de dérivés du ricin. J’avais fait venir Rhône-Poulenc, qui en est un spécialiste, pour inciter les Libyens à développer une industrie du ricin. Cela ne les a pas intéressés, ils voulaient une industrie sidérurgique… Seulement, la matière première, vous en avez dans les déserts ? Je ne crois pas.

Raimondo Cagiano de Azevedo :
a. Si j’ai donné l’impression que mon point de vue est de limiter l’immigration, je me suis mal exprimé. Je suis partisan de régler l’immigration de façon partagée, donc de négocier ; donc de parler ouvertement dans les négociations internationales du phénomène migratoire et de négocier les résultats de ce phénomène ainsi qu’on négocie n’importe quelle autre question, dans le cadre des relations internationales.

b. Quant à la poussée démographique, il y a des théories. Mais ce sont des théories qui ne trouvent pas toujours satisfaction du point de vue de la réalité.

Je disais que la démographique « est un bon lubrifiant ». S’il y a une démographie importante, ça favorise l’immigration. Mais la démographie dans les pays qui sont à l’origine de l’immigration aujourd’hui est en restriction : là aussi. Les taux de vieillissement de certaines régions de la Tunisie sont plus forts que ceux de l’Algarve au Portugal. Il y a une réduction, il y a une baisse de la fécondité en Turquie qui passe de 5 enfants par femme à 2.5 enfants par femme, dans l’espace de quelque décennie. En Égypte, même chose. Mais la différence démographique demeure car, dans ce pays, il y a une structure de la population jeune, alors que chez nous il y a une structure de la population âgée.

Mais cela ne suffit pas à expliquer la pression démographique car il y a d’autres pays qui sont à l’origine de flux migratoires importants, notamment dans l’Europe centrale et orientale, qui ont une démographie beaucoup plus faible que la nôtre et qui, malgré ça, sont à l’origine de mouvements migratoires importants.

c. Le cas de la Libye qui à été proposé est un cas intéressant.

D’abord, la Libye n’est pas un pays pauvre. Et en plus se développe sous forme de ressources naturelles, notamment grâce an pétrole et aux matières premières. C’est pour ça qu’ils veulent la sidérurgie. Mais ils veulent la sidérurgie pour la même raison que d’autres états africains veulent la sidérurgie : pour des raisons militaires ! Et ils ont des raisons militaires jusqu’au moment où ils ne font pas partie d’un système où les conflits ne se règlent plus par la guerre.

Dans le cadre de l’Union européenne, on a énormément d’inconvénients : mais on a appris à résoudre les conflits sans la guerre ;parfois on a encore des guerres économiques. Alors que, ailleurs la préoccupation est encore militaire. La priorité de l’industrie lourde et de l’industrie militaire l’emporte encore sur des considérations pre-communautaires et communautaires.

Michel Leplay : J’ai été extrêmement intéressé par votre exposé et je dis, avec vraiment de l’humour, que je suis descendant de Huguenots normands ayant émigré à Londres après la révocation de l’Édit de Nantes.

Ma question, en rapport avec mes ancêtres, est de savoir s’il y a une dix-neuvième théorie qui actuellement prend en compte, dans l’immigration, la dimension religieuse ?

Raimondo Cagiano de Azevedo : Les théories du turn-over dont je n’ai pas parlé : remplacer des migrants par d’autres. Par exemple : en 1970 alors que le Marché commun (comme on l’appelait à l’époque), devenu Communauté européenne, a établi les dispositions sur la libre circulation : les travailleurs italiens en Allemagne furent des citoyens européens en régime de mobilité. Ils n’étaient plus des émigrés. C’est la même chose qui s’est passé ensuite avec les Espagnols et les Portugais et maintenant les Polonais. La migration se produit dans l’annonce de l’élargissement, pas après l’élargissement.

Mais, ceci dit, on a alors remplacé en Allemagne, des migrants italiens par des migrants turcs. À partir de 1970 a commencé à se créer en Allemagne, une communauté turque tellement importante (à côté d’une immigration italienne, qui demeure), qui produit aujourd’hui des parlementaires turcs de la délégation allemande au Parlement européen.

Bien entendu il y a parfois en Allemagne des affrontements xénophobes, il y en a encore avec les Italiens. On en a en Italie au Nord par rapport au Sud. On a de temps en temps des événements regrettables pour des conflits xénophobes. Mais ça fait partie de questions ponctuelles qu’il faut combattre. Cela n’a rien à voir avec la religion.

La question de la dimension religieuse, c’est sous les yeux de tout le monde. Ça a toujours existé. La question de la religion se pose de manière accrue après le 11 septembre. Aux Pays-Bas, c’est plein d’Asiatiques : personne ne s’est jamais posé le problème de la religion des immigrés. Tout le monde pense que la société néerlandaise est l’une des sociétés plus équilibrée en Europe ; et là, la religion n’a laissé vraiment aucune trace, sauf l’assassinat récent d’un metteur -en- scène. Si on parle des religions du point de vue institutionnel, on parle des Églises. Et le problème sérieux n’est pas seulement entre l’Église catholique romaine et l’Islam. C’est très sérieux avec les orthodoxes, avec les coptes, avec la chrétienté, parfois beaucoup plus qu’avec l’Islam. Si on parle de l’Institution, le problème c’est le problème des Églises et la migration. L’Église romaine a un ministère pour l’immigration, a un délégué du Pape pour l’immigration donc une préoccupation institutionnelles pour les migrants.

Mais si on parle de la coexistence des religions et bien il y a aussi bien d’exemples de coexistence très pacifique à côté du racisme, de la xénophobie et de l’intolérance. Quel est l’exemple de cohabitation parfaite ? On peut tirer des exemples de toutes les catégories. En Italie, on vient de serrer une école coranique, mais il y en a d’autres, en Sicile, ou les migrants tunisiens vont à l’école chrétienne le matin et l’après-midi à l’école coranique, sans aucun problème depuis trente ans. Il n’y a jamais eu aucun incident, sauf les frontières de la pêche dans le canal de Sicile.

Le problème de la religion sous forme institutionnelle est donc le problème des Églises qui a également une dimension religieuse, politique, institutionnelle et un rôle très important dans la négociation internationale pour la coexistence de différentes religions.

Jean Boissinot : Merci pour votre analyse que je partage assez largement dans le fond et que l’on pourrait résumer en excellent français « at the margin, people respond to incentives », c’est-à-dire qu’à la marge, les comportements sont sensibles aux incitations.

Pour vous suivre dans l’analyse positive et dans la compréhension des faits, j’ai un peu de mal à suivre toute la logique de votre raisonnement lorsque vous en arrivez aux préconisations pratiques et notamment à la question d’une négociation institutionnelle entre États. Précisément parce que j’ai l’impression que toutes ces questions de flux migratoires sont essentiellement le résultat de décisions individuelles qui échappent largement aux institutions. Cela me rappelle un autre problème qui est toute la question du
développement – ces questions, du développement et de l’immigration, sont profondément liées – et, dans le cas du développement, on a complètement échoué à trouver une solution dans un cadre institutionnel.

Raimondo de Cagiano de Azevedo : Vous avez tout à fait raison. J’ai réservé toute la première partie de mon introduction aux décisions individuelles, au clan, à la famille, etc. Donc, je vois bien le projet d’immigration comme projet individuel.

J’ai terminé sur la décision politique. La raison pour laquelle l’immigration est source de conflits, partout, à mon avis, c’est qu’il n’y a pas une harmonisation suffisante de points de rencontre entre le projet et la réponse politique. Ce qui n’est pas le cas à l’intérieur de nos systèmes.

Mais il faut rechercher des points de contact entre les décisions qui restent individuelles. La décision démographique d’avoir ou de ne pas avoir des enfants, est une décision intime avec beaucoup d’implications. Et bien aucun gouvernement dit qu dois faire quoi sur ce terrain. On peut favoriser des comportements individuels ; on peut les accompagner, on peut les rendre difficiles, parfois on peut les rendre impossibles. Et dans ce cadre on peut constater aussi l’existence de l’immigration illégale. On connaît l’immigration illégale, il y en a beaucoup. On peut même arriver à la bloquer, mais il faut choisir par quelles mesures.

Mgr Philippe Brizard : Je n’ai pas du tout les compétences que vous m’attribuez et je parle comme un chrétien de base appartenant à l’Église catholique. Il est vrai que depuis longtemps on réfléchit beaucoup à Rome sur le problème des migrations. Dans toutes les églises de ville, il y a des services d’aide aux réfugiés où on réfléchit au phénomène migratoire.

On est plutôt du côté de l’application du principe connu : « j’étais un étranger » ; « souviens-toi que tu étais un étranger ». Et, par conséquent, on réfléchit sur un apport mutuel des différentes parties : aussi bien des migrants que de ceux qui accueillent les migrants. On a à s’apporter des choses au niveau culturel et civilisationnel.

Cet apport mutuel me permet de rebondir sur le Proche-Orient où j’ai peut-être plus de pertinence pour parler. Dans ce monde-là, il y a globalement deux religions (en fait, il y a de multiples religions). Vu de nos yeux d’Occidentaux, il y a l’islam et le christianisme. Il est très clair qu’il existe une civilisation arabe qui est le produit des deux, qui est le produit aussi bien des musulmans que des Chrétiens. Les uns et les autres ont apporté quelque chose qui fait qu’il y a une civilisation arabe. Si les Chrétiens quittaient ces pays, ce serait une perte pour la civilisation arabe, même le roi actuel d’Arabie Saoudite, qui n’est pas mû par des sentiments particulièrement sympathiques à l’endroit des chrétiens, l’a rappelé.

Je me pose aussi une question. C’est l’effet attractif d’une culture et d’une civilisation soi-disant dominante, colportée par les médias.

Dans ces pays proche-orientaux, l’effet d’attraction tient au fait qu’on leur présente un modèle occidental mirobolant, mirobolant dans le sens le plus vulgaire du terme : la vie est facile pour satisfaire ses bas instincts comme pour grandir dans la vie économique. Il suffit de voir les programmes de télévision occidentale qui sont diffusés dans ces pays-là. Ces pays ne sont pas forcément des pays pauvres au sens où l’émigration s’expliquerait par le fait qu’il faudrait fuir la misère pour aller trouver la richesse ailleurs. Ce qui fait émigrer, c’est le modèle économique et social, parfois humain, qui est proposé et qui est attractif pour de gens qui souffrent du conflit de civilisation.

Car pour lutter contre cet effet attractif, l’on présente un islam idéalisé auquel il faudrait revenir comme à une espèce de garantie identitaire. « Nous, musulmans, nous allons perdre notre âme si nous ne nous cabrons pas contre la culture occidentale dominante ». Et donc, on idéalise un douzième siècle de l’ère chrétienne, un cinquième siècle de l’ère de l’Hégire, en disant : « c’est ça, la véritable civilisation ». Je ne suis pas sûr du résultat.

Raimondo Cagiano de Azevedo : Ce sont des considérations à partager et qui ajoutent beaucoup à ce qu’on a dit tout à l’heure.

Je viens de lire un bouquin sur la question de la civilisation et le fait que la civilisation arabe soit aussi bien de source chrétienne qu’islamique, c’est reconnu ; et vice-versa.
Le modèle d’attraction. C’est vrai : la télévision a une force énorme : ce sont des gens qui ont un peu plus de possibilités aussi bien intellectuelles que matérielles qui émigrent.

Le problème du modèle d’attraction, du point de vue des théories, consiste dans le choix entre modèles alternatifs.

L’acceptation de modèles négociés et partagés paraît un pari sur lequel, du côté européen, on ne devrait pas avoir de doute. Par contre, on en a beaucoup. Et c’est dommage.

Le Président : Bien entendu, je partage complètement l’analyse et, en tant qu’économiste, j’adhère à cette façon de développer des théories fondées sur le fait qu’in fine c’est l’individu qui décide et qui choisit. C’est l’une des spécificités du raisonnement économique de procéder ainsi ; je ne peux donc qu’y adhérer.

Néanmoins, en ce qui concerne les mouvements migratoires, que peut-on penser quand même de l’existence de réseaux qui feraient que les migrants seraient, dans un certain nombre de cas, plus des victimes que des décideurs ? Dans cette perspective, ne pourrait-on pas considérer qu’ils seraient prisonniers de ces réseaux sans véritablement pouvoir en tirer un quelconque bénéfice ?

Par ailleurs, s’il est intéressant de développer des explications, des causes du mouvement, est-ce qu’il ne faudrait pas également envisager quelques perspectives en ce qui concerne les conséquences économiques des mouvements évoqués ? Il faudrait les apprécier au niveau de l’individu lui-même bien entendu, mais aussi du point de vue de la collectivité qui l’accueille et de celle dont il est parti et qui peut perdre quelque chose de son départ. Concrètement, pour reprendre une image utilisée : on ne remplacera pas un Marocain par un bébé parce qu’on ne met pas un Marocain dans un berceau, il arrive déjà formé ou pas formé ; de la même façon, il y a une thèse qui, dans le contexte du vieillissement de l’Europe, face à l’insuffisante fécondité, consiste à dire que finalement la solution viendra de mouvements migratoires ; est-ce que cela ne pose pas plus de problèmes que cela n’en règle ?

Voilà les deux éléments que je souhaitais verser au débat, les deux éclaircissements que je souhaiterais avoir.

Raimondo Cagiano de Azevedo : Sur la première question, c’est sous les yeux de tout le monde. Qu’il y a le côté criminel et illégal de l’immigration. Criminel et illégal pour deux raisons parallèles. D’une part pour des raisons que la sociologie nous apprend très bien : ils tombent dans les réseaux, de la criminalité. Mais il y a l’autre point qui est économique, qui est très important qui est le point de l’illégalité volontaire ou acceptée.

On parle parfois dans un langage italien, de “l’économie submergée, souterraine” : il y a cette idée du niveau de l’eau. On peut être souterrain parce qu’on choisit de vivre en caverne ou parce que le niveau de l’eau (ou de la terre) est trop haut.

C’est le cas de l’immigration chinoise. Il y a une partie de l’immigration chinoise qui est criminelle, mafieuse, etc. parce qu’on choisit de vivre, en souterrain : c’est illégal. Il y a tout une partie importante qui vit dans la légalité et un autre qui vit en utilisant les instruments de la limite, la limite de l’illégal. Et c’est fait en masse, partout. Et qui n’est pas forcément de mafia, qui est économique. Et là, il y a un développement important que les Chinois sont en train de nous dire. Ils nous disent : « mais pourquoi vous venez chez nous acheter des tee-shirt et des pantalons alors que vous avez les Africains qui produisent cela à 40 % moins chers que nous. Car les salaires chinois, bien que 80 % moins chers que les nôtres sont de 40 % plus chers que les Africains. Pourquoi vous n’allez pas délocaliser en Afrique vos tee-shirt, vos pantalons, vos chaussures puisque vous aurez encore 40 % d’avantages ? » Ce qui viendra. Mais quand il viendra, ce sont les Chinois qui seront déjà là. C’est ça la mécanique économique limite de l’eau trop haute ou de la terre profonde. Les gens se noient parce que l’eau est trop élevée. C’est pas parce qu’ils ne savent pas nager.

La criminalité, c’est autre chose. On ne doit pas l’accepter, qu’elle que soit son origine. On ne peut pas l’accepter : c’est pourquoi il faut négocier également le fait de la criminalité. Quand on a confisqué des bateaux très coûteux à la criminalité, ils ont cessé. Et les bandits ont cessé de faire ça parce que cela leur coûtait trop cher. Ça aussi, c’est économique. Maintenant, c’est la police des frontières qui patrouille les côtes avec les mêmes moyens qui ont été confisqués aux bandits.

Le problème du welfare c’est que les migrants, maintenant, contribuent au système ; mais il y aura un jour où ils seront consommateurs du système : malheureusement, dans le cas des migrations, le débat n’est pas arrivé au point d’exporter le welfare. Mais on y arrivera par nécessité.