Par Yoland Bresson, Professeur d’économie, président de l’Association pour l’instauration du revenu d’existence (AIRE)

Le Président : Accueillir Yoland Bresson, un « collègue et néanmoins ami », est pour moi un plaisir. Je pourrais évidemment vous le présenter du point de vue un peu formel de ses états de service. Je ne le ferai pas d’abord parce que cela serait trop long et nous priverait de l’entendre davantage. Je me contenterai de le situer, pour vous permettre de mieux percevoir d’où vient l’état de la réflexion qu’il a bien voulu nous faire partager aujourd’hui malgré un emploi du temps tellement chargé. Cela nous honore puisqu’il est réellement le grand spécialiste du sujet que nous avons souhaité aborder.

Yoland Bresson est diplômé, depuis 1964, de l’E.N.S.A.E. [École Nationale de la Statistique et de l’Administration Économique]. Il est agrégé des Facultés de Droit et des Sciences Économiques. Il est actuellement Professeur émérite d’économie de l’Université Paris XII. Il fut auparavant Doyen de la Faculté de Sciences Économiques et de Gestion (de 1970 à 1976 puis de 1990 à 1995) de cette même Université mais également, de 1976 à 1978, de celle d’Abidjan en Côte d’Ivoire.

Il est Président de l’A.I.R.E. c’est-à-dire de l’Association pour l’Instauration d’un Revenu d’Existence, association fondée en 1985 avec Henri Guitton. Il ne nous est pas indifférent d’évoquer ici le nom d’Henri Guitton qui, comme vous le savez sans doute, fut Président de notre Académie d’Éducation et d’Études Sociales. Les liens qui pouvaient justifier que nous nous retrouvions aujourd’hui remontent peut-être à ce moment là ?

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Au-delà de l’A.I.R.E., Yoland Bresson est co-fondateur du B.I.E.N. (Basic Income European Network), association fondée à Louvain en 1986 comme Yoland Bresson aura peut-être l’occasion de vous le préciser.

Il est aussi Président de l’I.R.A.M. (Institut de Recherche à la mémoire et en l’honneur d’André Malraux).

Il a publié, comme tout universitaire, peut-être plus que certains autres…, un certain nombre d’ouvrages et d’articles. Je retiendrai, étant donné le sujet qui nous réunit, son ouvrage sur « Le Capital-Temps », en 1977 chez Calmann-levy et celui sur « L’Après-Salariat », publié chez Economica, une première fois en 1984 puis réédité en 1993 ; il est co-auteur avec Henri Guitton – vous comprenez maintenant pourquoi j’évoque cet ouvrage parmi d’autres – de « Repenser la solidarité », publié aux Éditions Universitaires en 1991 ; plus proche de nous, citons « Le Revenu d’Existence ou la métamorphose de l’Etre social » dont la première édition chez Dagorno date de l’an 2000 et la deuxième édition (je n’ai pas dit la « seconde ») de 2003.

De façon moins académique mais pour situer à la fois les raisons et peut-être aussi l’intérêt que nous pouvons a priori porter à cette invitation, je voulais vous dire que Yoland Bresson avait réfléchi, avait eu l’occasion de réfléchir, cela remonte aux années 70, sur une question qui est plus importante qu’il n’y paraît et qui pose même un paradoxe, du point de vue économique en tous les cas ; cette question est celle de la notion de “valeur temps“.
C’est à partir de là – mais je suis obligé d’abréger, évidemment, car il n’est pas possible de retracer toutes ses recherches qui ont abouti aux propositions qu’il est en mesure de faire aujourd’hui -, à partir de la réflexion engagée, que sont nés les deux premiers ouvrages que j’évoquais tout à l’heure, Le Capital-temps et L’Après-Salariat dont la conclusion aboutissait à ce qui deviendra le revenu d’existence. Une notion qui n’est pas appliquée de nos jours, même s’il semblerait qu’elle puisse l’être dans certains territoires : l’obtention du revenu, notre façon de voir les choses dans notre organisation salariée, passe en effet par l’obligation d’avoir un emploi ou une activité légale validée par le marché.

Il est important de noter que cette publication va attirer en particulier l’attention d’Henri Guitton, universitaire également, qui réagira et qui contactera Yoland Bresson dans la mesure où il lui semblait qu’il trouvait là une réponse à une question qui faisait l’objet de ses recherches, sur le temps justement.

Simultanément, participant à des réflexions menées sous l’égide de la Commission sociale de l’Épiscopat sur les nouveaux modes de vie, un embryon de groupe a commencé à se constituer, groupe qui a beaucoup travaillé. Cela a donné lieu, effectivement, à des propositions concrètes. Je le souligne pour montrer le côté pratique de ce qui risquerait sinon de vous apparaître comme une réflexion purement théorique et abstraite d’universitaires. Or si nous avons introduit Yoland Bresson dans le cadre de notre réflexion, c’est parce que cette notion a retrouvé un regain d’actualité et peut-être quelques débouchés pratiques lorsque Christine Boutin, pour ce qui concerne la France, à l’occasion d’un rapport qu’elle remettait au Premier Ministre, rapport sur le lien social, a suggéré l’instauration de quelque chose qui semble pouvoir se rapprocher, même si le nom est différent, de ce qui était le fruit des recherches de Yoland Bresson depuis un certain nombre d’années.

C’est vous dire que nous avons beaucoup de chance. Je sais que Yoland Bresson est très sollicité et pourtant il n’a pas hésité, j’en témoigne, une seule seconde, alors que je lui téléphonais d’abord pour lui présenter l’Académie, pour ensuite lui dire : « est-ce que tu ne viendrais pas… ? ». Il n’y a pas eu besoin d’insister – en fait, il connaissait l’Académie, il me l’a avoué ensuite – : il a tout de suite accepté de consacrer un peu de son précieux temps, je ne sais pas d’ailleurs quelle est la valeur de ce temps ( !) pour venir le partager avec nous.

Je lui ai proposé de venir vous livrer un certain nombre de réflexions en gardant en point de mire, étant donné le cadre de cette académie, le souci de partager, de réfléchir ensemble et ainsi, nous l’espérons en tous les cas, de progresser, non seulement sur le plan intellectuel mais aussi sur le plan de l’éducation et de l’action.

Yoland Bresson : Comme il vous a été dit et comme vous le savez tous, le projet de revenu d’existence a été repris dans le champ politique et donc dans l’action politique à venir, par Christine Boutin qui l’appelé, qui l’a nommé “dividende universel”.

C’est exactement la même chose, mais je vais vous expliquer pourquoi, finalement, on peut avoir deux expressions un peu différentes pour la même idée.

Sachez d’abord que le choix du mot “revenu d’existence” est un choix que nous avons fait en commun, par le petit groupe avec Henri Guitton, à l’École polytechnique, en 1985, après des débats longs et nous l’avons appelé ainsi parce qu’il s’agit d’un revenu, c’est-à-dire en termes économiques quelque chose qui est accordé en contrepartie d’une participation à la richesse, et non pas une allocation – il existe, par exemple, l’idée d’allocation universelle, l’allocation est octroyée, ce n’est pas un revenu – et d’existence parce que c’est un revenu accordé parce qu’on existe, qu’on est reconnu membre de la communauté à laquelle on participe, et non pas un revenu pour exister. Donc, ce n’est pas un revenu minimum qui est évalué à partir des besoins à satisfaire, par exemple, qui sont d’autres propositions. C’est un revenu qui est déterminé à partir des richesses du pays et attribué de la naissance à la mort, inconditionnellement, c’est le mot inconditionnel qui est absolument déterminant , égal pour tous et cumulable avec n’importe quel autre revenu d’activité. Autrement dit, à supposer qu’il soit instauré au 1er janvier de l’année prochaine, tout enfant qui naît à partir du 1er janvier comme toute personne adulte, de n’importe quel sexe, quel que soit son âge, son activité, son niveau de fortune, reçoit, parce qu’il est reconnu membre de la communauté citoyenne française, un égal revenu d’existence, tous les mois. Il l’obtiendra et ce revenu augmentera, évidemment, au fur et à mesure, avec les richesses du pays. Il augmentera et il l’obtiendra quels que soient les événements de sa vie.

Il faut surtout le différencier de tout ce qui est accordé aujourd’hui et qui n’est pas sans intérêt, sous les formes d’assistance comme, par exemple, le revenu minimum d’insertion, des allocations de ce type, ou la prime à l’emploi qui est accordée, en ce sens que toutes ces attributions, ces allocations, supposent qu’on choisisse les bénéficiaires, qu’on les identifie, qu’on les marque d’une certaine façon, qu’on les suive, qu’on les contrôle, qu’on les stigmatise en quelque sorte et qu’on les identifie comme étant des “pauvres” ou des exclus que la communauté soutient.

Et donc on les enferme, on les rive dans leur situation alors que, dans le revenu d’existence, on ne demande rien à personne. On le reconnaît comme existant et participant potentiel à l’activité.

Ce n’est pas non plus, à supposer qu’on l’instaure, une sorte de modification de la redistribution des richesses que l’on connaît.

En effet, comment fonctionne notre système, aujourd’hui ? Si on a un emploi salarié, donc si on entre dans le processus d’attribution des revenus par l’intermédiaire, le sésame, qui est l’emploi salarié et qui est aussi la marque de la reconnaissance, on le voit bien, ou bien d’une activité, comme il a été dit, validée par le marché, on obtient ce que l’on appelle un revenu primaire. Sur ces revenus primaires d’activité, la collectivité, à travers des cotisations multiples (cotisation salariale, cotisation patronale et éventuellement fiscalité), prélève des sommes et redistribue ces sommes à ceux qui n’ont pas l’accès à ces revenus primaires et qu’on a considéré comme devant être aidés. Cela peut être les allocations familiales, cela peut être des veuves, cela peut être des chômeurs, encore que le chômage a une partie assurancielle et donc ça, c’est de la redistribution. Nous avons ainsi, les revenus primaires et puis la redistribution.

Tandis que, instaurer un revenu d’existence, c’est changer à la source le mode de distribution des revenus.

Pour vous le faire saisir, je prends l’exemple de quatre joueurs de cartes, engagés dans n’importe quelle partie. Actuellement on distribue les cartes au hasard. Instaurer le revenu d’existence c’est dire, par exemple : « je voudrais que chaque joueur ait au moins un as dans sa main. Pour ce faire, on prélève d’abord les quatre as, on distribue quatre as au hasard, on distribue les autres cartes au hasard et chaque joueur a un as dans son jeu. Dés lors, assurément, selon le jeu, chacun remportera au moins un pli. On n’a pas eu besoin de plus de cartes, on a réparti autrement la même quantité de cartes.

Pareillement, on n’a pas besoin de plus de richesses pour distribuer le revenu d’existence, on doit seulement changer la façon de distribuer le même volume de richesses. La différence, sur le plan technique, c’est que, au jeu de cartes, à chaque tour de carte, on peut rebattre les cartes et les redistribuer tandis qu’en économie, le jeu est continu.

Ainsi, dans notre réalité économique, il faut prévoir une transition qui nous fera passer du mode de distribution, qui est celui d’aujourd’hui, fondé sur le salariat, au nouveau mode distribution où tout le monde reçoit en permanence, inconditionnellement, un revenu d’existence, qu’il complète par des revenus d’activité.

Les solutions techniques sont multiples, on pourra en reparler si vous le voulez. En tout cas nous en avons trouvé une, très satisfaisante, validée à la fois en congrès, par les économistes, par les banquiers ; actuellement à l’étude, à Bercy, au Plan et à l’Assemblée nationale, programme de transition et d’instauration que Christine Boutin a repris intégralement et a proposé au Premier Ministre.

Instaurer le revenu d’existence est réalisable, sans difficultés économiques majeures. Par conséquent ce n’est pas là qu’est le problème. La vraie difficulté, réside dans les mentalités et dans la perception, le regard que l’on porte sur l’économie, que l’on porte sur l’homme, que l’on porte sur l’organisation dans laquelle nous sommes insérés.

C’est sur ce plan que je voudrais apporter trop brièvement, sûrement, des justifications au revenu d’existence. Je terminerai, en relation avec votre programme, par ses incidences sur notre représentation du travail.

Pourquoi le revenu d’existence, aujourd’hui, paraît absolument nécessaire, urgent, à instaurer ?

D’abord, il faut savoir que c’est une idée ancienne. Les historiens qui participent aux congrès tous les deux ans du Basic Income European Network- qui est devenu, depuis le dernier congrès de Barcelone, en octobre dernier Basic Income Earth Network qui vous prouve l’extension de l’idée – l’ont repéré à plusieurs étapes de l’Histoire de l’humanité.

La présentation la plus conforme à l’idée actuelle du revenu d’existence, a été exprimée par Thomas Payne, le célèbre conventionnel américano-français, en 1792 je crois, à l’Assemblée nationale, dans un discours qui est resté célèbre où il disait, en substance : liberté-égalité-fraternité certes, mais ces valeurs, ces droits ne pourront être réels, pour tous, que si personne ne doit lutter pour sa survie. Il faut être libéré de la contrainte ou de la nécessité d’obtenir le minimum de ressources, à l’époque, alimentaires, pour vivre, pour commencer à aspirer et à pouvoir bénéficier véritablement de la liberté, de l’égalité et de la fraternité. Et il proposait d’accorder, inconditionnellement, une dotation alimentaire à tout citoyen, sans s’occuper de quelque considération que ce soit.

Mais si cette idée qui date maintenant de plus de deux cents ans, proposée dans le feu de la Révolution, on peut se demander pourquoi, d’une part, alors qu’elle est si généreuse, si évidente pour certains, elle ne s’est pas inscrite dans les faits, pourquoi elle deviendrait absolument nécessaire aujourd’hui et pourquoi on ne continuerait pas à l’ignorer.

C’est qu’il faut nous vraiment prendre la mesure de ce que nous vivons aujourd’hui.

Je dirai que nous vivons actuellement une mutation qui n’est pas unique et pas première dans l’Histoire de l’humanité, mais qui est exceptionnelle par sa profondeur et sa rapidité.

Une mutation à peu près équivalente serait l’apparition de l’agriculture, c’est-à-dire la révolution néolithique, qui a eu lieu huit mille ans environ avant Jésus-Christ. Le moment où les hommes sortent du paradis de la chasse et de la cueillette et se donnent un défi à eux-mêmes, celui de collaborer avec la nature, de l’exploiter pour obtenir leurs ressources alimentaires.

À partir de ce moment-là, le défi est de lutter contre la rareté matérielle et en particulier la rareté matérielle des ressources alimentaires. La nature est prodigue, mais il y a les famines, les aléas climatiques. Les hommes doivent s’organiser pour préserver leur survie, puis sécuriser leur existence.

Pendant des siècles et des siècles, la terre fut le facteur essentiel d’où émanaient les ressources. Et tout s’est organisé autour de la terre : l’appropriation de la terre, l’organisation de l’activité productive, les formes du travail, le labeur, l’esclavage, le servage, etc.

Ce n’est qu’avec la révolution industrielle que l’on commence à observer une transformation sensible de ce que les économistes appellent les « facteurs de production essentiels » . On voit apparaître la machine qu’on va appeler « le capital fixe ». Il est très important de noter cette notion de « capital fixe », pourquoi ? Parce que c’est dans un lieu qu’on installe une usine. À côté de cette usine, pour faire tourner les machines, on associe les ouvriers qui viennent le plus souvent des campagnes, se regroupent au voisinage des usines. Les patrons et les ouvriers font tourner ces machines. Les patrons, d’ailleurs, fixent les ouvriers autour des machines, au fond reproduisent une forme d’esclavage un peu transformée. Ils construisent des maisons. On a vu toutes ces villes, dans le Nord, ces villes construites autour de l’usine qui créent du lien social, qui créent de la vie… C’est vraiment du « vivre ensemble » qui s’installe là avec toute une série de rites.

Et surtout, surtout, alors que dans l’esclavage et le servage, la position de chacun résultait de la naissance, avec le salariat industriel qui amorce son organisation, c’est quand même un saut considérable puisque chaque personne, chaque individu est en principe libre de choisir son patron et de contracter – c’est bien un contrat – et d’ailleurs, à Anvers, il y a la statue du premier ouvrier libre. C’est un risque aussi. Arriver dans les villes, choisir, trouver un patron, s’installer, etc.

Et donc un contrat s’instaure, se met en place. Le travail devient une marchandise. Et le contrat qui satisfait les deux parties est le fameux contrat de travail à durée indéterminée. “Indéterminé” veut dire « sans fin ». Sans fin pour le patron qui veut que les ouvriers soient là, présents, à demeure, en permanence pour faire tourner ses machines. Et pour l’ouvrier qui vient dans les villes où les rapports sont essentiellement marchands, où il faut de la monnaie. Alors que dans les campagnes il y a encore des possibilités de troc, de solidarité de proximité, d’échanges temporels immédiats, dans les villes, tout passe par la monnaie. Donc, la première sécurité qu’il espère obtenir, c’est une rémunération permanente, durable, même si elle est faible en projetant éventuellement sur ses enfants la possibilité de bénéficier de revenus supérieurs.

Ce contrat, à durée indéterminée, devient la norme du salariat qui s’installe. Et le travail devient emploi, le travail devient emploi salarié. Et cette transformation de la notion de travail, cette forme d’insertion du travail dans l’organisation – qui va durer et se perfectionner, je passe sur les détails, pendant les deux cents cinquante ans, jusqu’à l’apogée du salariat que nous avons connu dans les années 1960 – fait en sorte que, au fond, il y ait une confusion totale dans les esprits : le travail, c’est l’emploi et l’emploi c’est le travail. Alors qu’en réalité l’emploi n’est qu’une forme momentanée d’insertion de l’activité que représente le travail dans l’organisation productive. C’est pourquoi tout le monde demande « des emplois, des emplois, des emplois » et, en réalité, derrière des emplois, des emplois, des emplois… c’est de la reconnaissance, de la participation et, surtout, de l’argent, des revenus, pour pouvoir échanger.

Il se trouve, et c’est la source de la mutation actuelle, que, pour une petite fraction de l’humanité – les quelques pays riches, développés de l’OCDE – sur une toute petite fraction de temps, que l’on a appelé pour simplifier « les Trente glorieuses »- ces pays ont connu le plein emploi salarié, – Voilà un événement majeur, rare, dont beaucoup ignorent l’exception, parce que la réalité de l’économie, en tout temps, en tout lieu, a été le sous-emploi – Et, ces privilégiés, dont nous sommes auront non seulement connu le plein emploi salarié, mais serons parvenus, en plus, à vaincre la rareté matérielle.

Nous sommes capables, grâce aux progrès techniques, l’organisation productive, la productivité, tout ce qui s’est passé, nous sommes capables, dis-je, de produire de tout en trop, avec de moins en moins de travail humain primaire associé à la machine.

Donc, en réalité, le défi que s’était donné l’humanité de vaincre la rareté matérielle à commencer par les ressources alimentaires, nous l’avons gagné. Notre problème aujourd’hui est là. La transformation, la mutation que nous vivons, c’est celle-là : nous avons vaincu la rareté matérielle et nous sommes rentrés dans une économie d’abondance matérielle.

En même temps, pour que l’activité économique continue à prospérer, que les échanges se multiplient, on ajoute essentiellement à l’objet matériel des signes multiples. On crée des désirs, on segmente les marchés, on ne vend plus ce que l’on produit qui était l’économie de l’offre qui justifiait la fameuse loi de Jean-Baptiste Say disant : « Tout offre crée sa demande » parce qu’on était dans la rareté. Non, tout a basculé : on ne produit plus que ce que l’on vend.

C’est-à-dire qu’on est passé d’une pression de l’offre par rapport à la demande à une pression permanente de la demande. Il faut que les choses se vendent pour qu’on les produise. Cela provoque ce que l’on a : les flux-tendus, le changement radical des processus productifs.

Mais, en même temps, il y avait quelque chose de déterminant dans le mode antérieur, c’était la fixité. Il y avait des stocks. Le travail était là présent en stock. On avait besoin en permanence d’une certaine quantité d’employés en stock pour faire tourner les machines.

Et bien, on n’a plus besoin de stocks. On est maintenant dans la production extrêmement rapide, l’adaptation permanente aux goûts, aux désirs, aux marchés, à la concurrence mondialisée. Dès qu’une rareté momentanée apparaît dans un secteur, le prix s’élève, mais immédiatement des concurrents viennent pour exploiter cette opportunité. Le travail qui était marchandise n’échappe pas à la règle, on n’a plus besoin du stock d’employés.

C’est pourquoi le travail, comme on dit, devient flexible et d’autres disent précaire. On a besoin, à chaque circonstance, en fonction de la conjoncture, des compétences plus que du travail primaire, des compétences assorties au projet.

Le facteur de production le plus important devient le capital humain, c’est-à-dire tout le savoir, la créativité, la compétence, l’intelligence qu’on ajoute aux objets. Les objets échangés ne deviennent plus que des alibis. Ce que l’on échange, c’est de l’information, c’est de l’immatériel et du relationnel. Et donc, nos économies, aujourd’hui, sont devenues des économies immatérielles, informationnelles et relationnelles.

Donc, il n’est plus pensable d’imaginer qu’on va travailler vingt-cinq ans durant, même quarante semaines par an, même trente ou trente-cinq heures par semaine, à la même activité, au même endroit, dans la même entreprise, pendant toute sa vie, ce qui était la norme de l’emploi salarié avec ce fameux contrat à durée indéterminé.

Maintenant, ce qui vient, c’est l’intermittence, l’intermittence pour tous, même pour les bons élèves. Les bons élèves ne seront pas assurés d’avoir un emploi qui est durable, même, au contraire, ils auront intérêt à changer d’emploi et à profiter des opportunités.

Par conséquent, le profil de revenu attribué aux individus qui était régulier, permanent toute la vie, évoluera vers un profil en forme de sinusoïde ondulée avec des moments de creux, des pointes et des alternances.

Continuer à construire notre société et à insérer les individus, sous l’illusion du plein emploi, du seul emploi salarié avec l’obligation d’avoir un emploi pour toucher un revenu, paraît totalement inadapté au monde qui est en train de se mettre en place.

Non seulement inadapté mais extrêmement dangereux. Parce que vous vous rappelez ce que je vous ai dit : il y a ceux qui ont un emploi, qui ont des revenus primaires, on prélève sur eux pour donner à ceux qui n’en ont pas. Plus la base se rétrécit, c’est-à-dire les emplois salariés au sens propre, durable, plus l’emploi se rétrécit, plus il faut prélever beaucoup pour tous ceux qui sont exclus du système. Ceux qui sont inclus dans le système trouvent que le prélèvement est de plus en plus confiscatoire, protestent contre le poids du prélèvement.

En même temps, dans la concurrence internationale, les coûts de production deviennent excessifs et donc on fragilise nos entreprises, nos activités parce qu’on est obligé de prélever de plus en plus sur cette base racornie. Et ceux qui sont exclus, à qui l’on donne des miettes d’une certaine façon, ne se sentent pas intégrés, ne se sentent pas reconnus et ne considèrent pas que, finalement, ils participent véritablement au « vivre ensemble » collectif.

Nous sommes actuellement en train de parcourir un chemin qui nous amène de façon quasi inévitable d’une part à la régression en termes de compétitivité, de capacité de nos économies françaises, allemandes en particulier et européennes dans la concurrence mondiale d’aujourd’hui, mais, en même temps, avec des tensions de plus en plus vives du côté de la communauté nationale, tout simplement.

On sent bien monter comme une sorte de tension pré-révolutionnaire aujourd’hui qui ne sait pas se dire ! Ce qui domine, c’est la peur, l’angoisse : on ne sait pas de quoi demain sera fait. Dans cette peur, dans cette angoisse et dans cette tétanie collective il y a ceux qui espèrent simplement, de façon totalement illusoire au renversement de ce qu’on appelle le capitalisme, l’ultra-libéralisme… tous ces fantasmes qui ne sont simplement que la réalité d’aujourd’hui.

Voilà pourquoi il est absolument urgent et indispensable de se projeter ensemble et d’essayer de repenser notre organisation économique et collective.
C’est en cela que le revenu d’existence change tout !

Un seul exemple. Une mère de famille avec un enfant, aujourd’hui, qui est au R.M.I., qui n’a pas d’activité, avec son enfant et les allocations familiales, elle reçoit à peu près 650 € par mois. Si elle se met à travailler, si elle trouve un emploi, au S.M.I.C., elle touchera à peine plus, avec l’allocation familiale. Mais en plus elle devra dépenser pour qu’on s’occupe de son enfant, la crèche, la nounou, tout ce qu’on veut, etc. C’est-à-dire que son revenu disponible sera plus faible que ce qu’il est aujourd’hui, avec son R.M.I. Par conséquent, elle n’a aucun intérêt à abandonner la situation d’aujourd’hui pour une situation d’activité. Mais, en même temps, elle n’est pas satisfaite de la situation dans laquelle elle est. Parce qu’elle est contrôlée, suivie. Pour peu qu’elle ait un compagnon et qu’elle vive avec un compagnon, elle perd son R.M.I., si son compagnon a un salaire. Par conséquent, elle se sent vraiment épiée en permanence, elle est dans une situation d’insécurité permanente.

Prenez la même personne aujourd’hui, avec un revenu d’existence qui s’élève à 330 € par mois (je vais vous expliquer comment on le mesure, très rapidement), et bien, avec son enfant, elle toucherait 660 € de façon inconditionnelle. Toute heure d’activité supplémentaire, quelle qu’elle soit, lui apporterait un revenu, qui serait cumulable, avec ces 660 €. Donc même si elle travaille à mi-temps, à temps partiel, a une activité même momentanée, elle a des revenus supplémentaires et elle est reconnue comme existante, participant à la communauté.

Mais bien que j’aie pris cet exemple, le revenu d’existence n’est pas là pour panser les plaies immédiates. Ce n’est pas une décision, une proposition pour l’urgence. C’est une proposition pour préparer l’avenir et pour ouvrir un horizon différent.

Pour bien saisir l’horizon qu’il ouvre, il faut l’imaginer dans l’espace et dans le temps.

D’abord dans le temps. L’enfant naît aujourd’hui. Aujourd’hui, il reçoit 330 €, par mois, tous les mois. Même si ses parents en prennent une partie, ce que le législateur aura l’occasion de décider, à seize ans, il se trouvera avec un capital financier non négligeable. Il saura, en même temps, que toute sa vie durant il bénéficiera du revenu d’existence qui lui-même augmentera avec les ressources du pays. Et comme le voltigeur prend d’autant plus de risques qu’il est assuré de son filet de sécurité, à seize ans, dix-sept ans, dix-huit ans, il pourra choisir un peu ce qu’il fait et peut-être faire des expériences d’activités, avoir des revenus supplémentaires, faire des voyages pour s’ouvrir, faire des études et se financer pour partie ses études, et donc, il prendra le temps de maîtriser sa vie, d’organiser sa vie, de se trouver son talent, de choisir son type d’activité.

Et donc, ce qui était jusqu’à présent réservé aux privilégiés, c’est-à-dire aux riches, aux maîtres, aux nobles à une certaine époque, sera à la disposition de tous. Il ne sera pas obligé de chercher n’importe quel emploi, ne serait-ce que pour vivre et pour se sentir tout simplement occupé et reconnu.

Prenons un couple avec deux enfants. Il recevrait, inconditionnellement, aujourd’hui, 1 320 € par mois. 1 320 € par mois, inconditionnellement. Comment ne pas imaginer que cela change toutes les perspectives dans l’organisation de la famille ? Comment ne pas imaginer que le simple fait d’avoir un enfant et de se dire : je vais étendre ma famille, ne soit pas un peu supporté, aidé ? Et en quelque sorte que l’espoir vis-à-vis de l’avenir, l’horizon vers lequel on regarde soit beaucoup plus ouvert, beaucoup plus lointain que celui qui est aujourd’hui tendu par les nécessités de la vie courante.

C’est ainsi qu’il faut apprécier le revenu d’existence, comme une fenêtre qui s’ouvre sur un nouveau paysage. Si vous voulez, notre société peut se réorganiser et elle peut se réorganiser d’autant plus aisément que la relation au travail va également changer de nature pour s’adapter en quelque sorte aux nécessités d’une économie informationnelle, relationnelle et immatérielle.

Je vais essayer de montrer quelque chose d’absolument essentiel.

Dans le monde de la rareté, ce qui domine c’est la rivalité et l’appropriation. Pourquoi ? Parce que c’est l’appropriation qui sécurise. Quand les choses sont rares, il faut s’approprier la chose, rare, pour s’assurer, en particulier quand elle est source de revenus comme la terre, comme les immeubles, comme les machines, comme le capital, comme la monnaie épargnée et capitalisée. S’approprier ces choses-là, dans la rivalité de la chose rare, en compétition avec autrui, c’est la bonne solution pour se sécuriser et il est normal que les hommes se disputent les choses rares, et que tout s’organise autour de la rivalité.

Quand il y a de l’abondance et surtout quand ce qui est la source de l’échange et de la richesse, c’est de l’immatériel, de l’information et de la relation et bien c’est le partage qui enrichit et l’appropriation qui appauvrit.

Je vous donne un aphorisme très simple : « Si je donne un œuf et que vous me donnez un œuf, nous avons chacun un œuf. » Ça, c’est la matérialité. « Si je vous donne une idée et que vous me donnez une idée, nous avons chacun deux idées » Et ça, c’est le partage.

Vous pourrez l’observer si vous y devenez attentif, ce qui sous nos yeux est en train de se réaliser, la prise de conscience qui émerge, dans le monde où l’essentiel de l’échange s’appuie sur de l’information, c’est que c’est vraiment le partage qui fonctionne.

Par exemple : on essaie de protéger tout ce qui se répand à partir d’Internet. Voyons la musique. La musique, on y accède sur Internet alors, les producteurs de musique s’accrochent et essaient d’élever des barrières pour que les gens ne puissent pas prendre gratuitement la musique. Ils n’y parviendront pas. Chaque barrière qu’on va élever, sera contournée parce que l’information circule, et rien ne l’arrête. En perpétuant les réflexes du passé, du temps de l’appropriation triomphante, on édictera des lois, on ne fera que créer de la délinquance ! Parce que l’immatériel ne s’approprie pas ! Dès qu’on a le moyen de développer de l’information et de l’immatériel, cela se répand !

L’autre jour, j’avais une réunion. Quelqu’un me dit : « Vous ne savez pas, j’ai tapé “Google” et “revenu d’existence” et j’ai obtenu pratiquement tout votre dernier livre ! » Et il me sort une masse de papier, avec des coupures, quand même. Et il me dit : « comment cela se fait : vous n’avez même pas de droit d’auteur ? » . Je ne savais même pas que sur Google tout mon livre y était. J’étais content, finalement, qu’il y soit puisque l’idée se répand. Les droits d’auteurs, cela n’a aucune espèce d’importance !

Les gens continuent à raisonner : « cela m’appartient ! » Non ! C’est l’échange et le partage qui enrichissent tout le monde.

Quand je prends cette bouteille d’eau, la reproduction de cette bouteille d’eau en masse ne compte pour rien. Tout ce qui vient de la terre ne compte pour rien. L’eau elle-même ne représente rien. La reproduction de la bouteille ne vaut rien dans le prix. Ce qui fait le prix, quand vous l’achetez, c’est la marque, c’est la forme de la bouteille, on a prévu une petite bouteille, une grande bouteille, c’est la publicité, etc. C’est tout de l’immatériel, c’est tout de l’information qui fait le prix des choses. Par conséquent, tous ceux qui vont encore s’accrocher aux objets, se les approprier en croyant que c’est avec cela qu’ils vont s’enrichir, et bien, c’est comme les nobles qui s’appropriaient la terre et qui ont été complètement submergés par les bourgeois capitalistes.

Ça compte, évidemment, le matériel, c’est sûr ! Mais sa valeur, en termes d’échange, ne compte plus pour rien. On me dit « oui, mais il y a la monnaie, et la monnaie s’approprie ». Il est vrai que derrière toute la production et les échanges immatériels et informationnels, il y a toujours la finance. C’est pour ça que la finance internationale apparaît comme quelque chose d’absolument prodigieux qui résout tous les problèmes.

Mais les financiers vont s’apercevoir que là où ils gagnent le plus d’argent, c’est justement là où le partage se multiplie. Parce que c’est de l’information ! Et donc, le mécanisme lui-même va faire en sorte que l’on va basculer dans un autre monde.

Venons en à la question du travail, à son mode d’insertion devenant l’intermittence puisque l’ on ne peut pas faire travailler l’intelligence humaine, comme je l’ai dit tout à l’heure, vingt-cinq ans, je ne sais pas combien de semaines par an et tant d’heures par semaine à la même chose ! Les artistes sont le symbole, le type même, de ceux qui n’ont jamais offert que du capital humain. D’ailleurs, vous remarquerez la position de l’artiste dans la société, au fur et à mesure que le capital humain prend de l’importance dans le système productif. Qu’est-ce qu’il fait, un artiste ? Il y a des moments d’intense activité créatrice, préparatrice, puis vient la diffusion dans une représentation théâtrale, par exemple, arrive enfin la détente, le répit, le ressourcement où il lui faut puiser de nouvelles inspirations.

Le « travail » du capital humain, inséré dans le système productif y ressemblera. Il y aura des moments où l’on sera investi totalement dans une activité, d’autant plus investi que vous l’aurait personnellement choisie. Car le capital humain est porté par l’être lui-même. On peut s’approprier la terre et la faire produire par d’autres, on peut s’approprier la machine et la faire produire par des ouvriers : on ne peut pas séparer l’appropriation et l’usage du capital humain. C’est d’ailleurs pourquoi les entreprises motivent à travers les Ressources Humaines ceux qui ont des compétences parce qu’il faut qu’ils aient envie d’exprimer leurs compétences.

Il y aura des moments d’intense participation à des projets de toute nature et puis ensuite des moments de répit, de reproduction, de fabrication de ce capital humain.

Il faudra qu’en permanence les gens aient un revenu, parce que c’est la monnaie qui médiatise les échanges et qui porte les échanges, qu’ elle reste indispensable pour que le capital humain dans ses périodes de sabbat puisse se recharger en sécurité.

Ainsi le travail lui-même pourra progressivement retrouver ce qu’il porte en lui d’épanouissement, de joie. Il y a de la pénibilité, de la souffrance dans le travail et il y a de la jouissance et de l’épanouissement dans le travail. On sait bien que quand on fait quelque chose qui vous passionne, tout l’aspect pénible s’efface et n’apparaît que la jouissance.

Par son nouveau mode d’insertion dans l’activité humaine collective, le travail va changer progressivement de nature. Il va s’éloigner de la contrainte qui pesait sur l’humanité, de l’esclavage, du servage et du salariat.

On pourrait dire encore beaucoup de choses. À partir du moment où on a changé de regard sur le monde, qu’on a changé de regard sur l’homme, qu’on a changé de façon d’appréhender notre organisation, alors s’ouvre tout un espace nouveau.

Mais, il serait illusoire, voire dangereux de concevoir et proposer une société clés en main. Je pourrais bien imaginer une société-fiction et produire un roman de science-fiction. Mais la réalité c’est que tous ensemble, une fois qu’une base neuve sera posée avec l’instauration du revenu d’existence, nous façonnerons collectivement, et non sans tâtonnements, une société nouvelle, en tout cas autre que celle que nous avons connue, et cette société, elle, porte en elle beaucoup plus d’espérance que celle que nous quittons. Parce que, comme nous sommes en situation d’abondance, en réalité nous sommes tous des privilégiés.

Pour terminer, je vous avais promis de vous expliquer pourquoi Christine Boutin a préféré appeler “dividende universel” le revenu d’existence et pourquoi cette appellation est justifiée bien qu’elle corresponde à l’identique au même projet.

Quand on prend conscience que c’est le capital humain qui est la source même de toutes nos richesses, fabriquées, on prend aussi conscience d’une chose fondamentale : j’ai mon propre capital humain, mais en réalité mon propre capital humain s’ appuie sur un capital humain, matériel et humain, collectif. Là où j’ai grandi : le champ. Il y a un champ économique comme il y a un champ électrique et un champ magnétique. Je suis né dans un champ économique. J’ai reçu une éducation, j’ai acquis des habitudes d’échange, de comportement, de rythme, de préoccupations qui est le capital humain, je profite aussi des infrastructures, de tout ce qui est construit, de tout ce que mes ancêtres, nos ancêtres, ont apporté dans ce champ. Quand ensuite je crée ou j’ajoute quelque chose, je m’appuie sur ce capital humain collectif.

Et, au fond, la seule avancée, la véritable avancée théorique que j’ai faite c’est que maintenant on sait mesurer, dans un revenu quelconque, dans un flux de richesses produit, ce qui revient au champ collectif et ce qui revient à l’activité présente, actuelle, de mon propre capital humain. Dans mes 1 000 € aujourd’hui qu’on me rémunère éventuellement, il y a 330 € qui proviennent du champ de capital humain dans lequel je suis inséré et le solde, 670 €, qui provient de mon capital humain, présent, qui s’est inséré dans le système.

Si, par exemple, j’ai un frère jumeau qui a exactement les mêmes compétences que moi, qui travaille dans la même activité, mettons dans une usine de fabrication de jeans, au même poste, en Tunisie et en France, mon frère jumeau recevra moins que moi. Pourquoi, alors qu’il n’a pas plus, pas moins de mérite que moi ? Parce qu’il est inséré dans le champ tunisien et que dans le champ tunisien, le capital humain collectif est moins rentable que le capital humain en France. Et donc la part qui revient au capital humain est beaucoup plus faible en Tunisie et, en conséquence, la part qui revient au capital humain privé présent qui s’appuie sur lui est plus faible également.

Alors, Christine Boutin qui a bien compris, qui a bien pris conscience que ce capital humain collectif n’appartient à personne en propre et donc que personne ne peut s’approprier à soi seul la rente de ce capital humain, que c’est elle qui doit être partagé également entre tous, donnant la mesure du revenu d’existence. Puisque c’est le revenu d’un capital, c’est aussi un « dividende », et puisque chacun inconditionnellement le reçoit, il est « universel ».

Même le bébé dans son berceau, peut y prétendre. En effet, par l’intermédiaire de ses parents, il est potentiellement source d’échanges, immédiats, dans le présent. Il faut le nourrir, déjà. Mais pour peu qu’il soit un peu malade, qu’on fasse venir le médecin, etc. instantanément, il induit dans le réseau d’échanges d’aujourd’hui, des suppléments d’activité portés par la monnaie et donc il contribue à produire de la richesse.

L’homme cultivé, qui a fait des études et qu’on peut présumer pouvant éventuellement apporter beaucoup, pour peu qu’il choisisse une vie d’ermite ou une vie de poète, ne donnera pas beaucoup dans le présent. Pourtant, qui sait, comme nous sommes dans une économie informationnelle, peut-être que ce qu’il aura rêvé, pensé sous son arbre, pourra donner un peu plus tard s’il le partage, des richesses supplémentaires. Voyez comme toute la perspective change.

Et, enfin, pour vraiment terminer ! Il faut bien en finir ! Donner le revenu d’existence, c’est en fait rémunérer tous les temps choisis, personnels, les formes de travail qui ne passent pas par le marché. La mère de famille qui s’occupe en permanence de sa famille apporte du capital humain, de l’information, participe à l’amélioration du capital humain collectif, par elle même et à travers ses enfants, et donc en réalité participe de la production des richesses communes.

Échange de vues

Le Président : j’avais souhaité quelque chose qui soit stimulant pour notre réflexion ; je constate que c’est plus que cela. Même s’il n’est pas interdit de développer les aspects les plus techniques, de s’arrêter sur la question de faisabilité, j’ai bien compris, en t’écoutant ce soir, qu’en fait, ce n’est pas la question technique, les modalités, qui constituent l’essentiel du sujet. C’est bien une réflexion sur les mentalités, sur l’organisation de notre société dont il s’agit. Cela redonne toute sa dimension, toute sa valeur, à une réflexion sur l’économique en général, ce qui, évidemment, est une bonne nouvelle. C’est bien sur cet aspect, je dirai culturel, qu’il convient de réfléchir.

Janine Chanteur : J’ai été très intéressée par ce que vous venez de nous dire, Monsieur. Vous nous avez montré une société beaucoup plus humaine que celle dans laquelle nous vivons, mais j’ai deux questions à vous poser.

Première question. Si on écrase, comme vous avez dit, tout ce qui produit l’impôt, où va-t-on prendre les moyens de passer à ce revenu d’existence ? Qui fournira ce revenu d’existence ?

Deuxièmement. Nous ne vivons pas dans un monde d’anges et les hommes ne vont pas, parce qu’ils auront 330 € par mois, ne plus avoir de désirs, ne plus avoir de jalousies… Même les désirs que nous considérons comme les plus normaux, par exemple recevoir la maison de nos parents, etc. existeront encore. Je ne crois pas que les passions diminueront, il faudrait être très optimiste pour le croire. Alors, changer les mentalités, oui, mais est-ce que les mentalités sont prêtes au partage ?

Ce que je trouve très intéressant dans ce projet, c’est qu’il n’est pas le moins du monde belliqueux. Mais il y a en nous quelque chose qui est fait pour la guerre, nous le savons bien puisque toute la vie morale, c’est précisément de tenter de dépasser cela, en sachant qu’en ce monde, on ne peut faire que des progrès dans ce sens, mais que la vie politique n’est qu’un moindre mal, elle n’est pas la vie morale…

Yoland Bresson : Il y a deux questions absolument essentielles.

La première, c’est l’aspect technique. Je vous ai donné l’exemple du jeu de cartes. Changer le mode de distribution ne suppose pas que l’on ait besoin de plus de monnaie, d’argent, de richesses.

La seule chose qu’il faut c’est prévoir un plan qui vous fait passer du mode de distribution d’aujourd’hui au mode de distribution nouveau. Ce plan, nous l’avons prévu. Il est en annexe du petit livre. Christine Boutin l’a utilisé.

Il faut comprendre que c’est relativement simple, en réalité. Pour cela, il faut comprendre deux choses.

Il faut distinguer entre le stock de monnaie et les flux de monnaie. Si je dis, par exemple, que la masse monétaire est trois mille milliards d’euros en France aujourd’hui, c’est dire que, si je compte tout l’argent qu’il y a aujourd’hui en France, à cet instant, je vais trouver trois mille milliards. Si je recommence demain, pour peu qu’on n’ait pas augmenté la masse monétaire, je trouverai 3 mille milliards. Après-demain, je trouverai toujours trois mille milliards. C’est donc la monnaie présente. Elle est là, en permanence.

Seulement, avec ces trois mille milliards de monnaie qui circule. Elle passe de poche en poche. Et donc, à chaque instant, une part de monnaie passe de quelqu’un à quelqu’un d’autre. Et cela donne ce que l’on appelle un flux de monnaie. Ces flux forment des revenus.

Ce que l’on sait c’est qu’avec la masse de monnaie (trois mille milliards), sur une période déterminée, vous fabriquez, vous créez à peu près trois fois plus de flux de revenus.

Ayant bien vu cela : qu’est-ce que c’est que notre richesse ? C’est le flux de revenus. Quand on compte le P.I.B. c’est le flux d’évaluation monétaire des échanges dans l’année. C’est un flux.

Et donc, on dit, le flux étant ce qu’il est il faut que, dans ce flux, il y ait à peu près 14 % de revenu d’existence et le reste seront des revenus d’activité.

Comment introduire de quoi alimenter ce revenu d’existence sans changer le système ?

La solution la plus simple, vous la voyez tout de suite, je pense, si nous avions toute latitude de créer la monnaie et d’augmenter la masse monétaire, ce serait de dire : je prends cinq ans pour ajouter de la monnaie (je prends cinq ans pour que ce ne soit pas un choc immédiat de création) pour introduire le revenu d’existence. Donc, j’augmente la masse monétaire et puis, cela continue à tourner. Et comme cette augmentation de la masse monétaire va générer trois fois plus de flux, vous voyez qu’il n’y aura aucun problème pour que ça tourne très bien.

Mais on ne peut plus le faire. On ne peut plus le faire parce que l’État a renoncé à la souveraineté monétaire, que le déficit budgétaire de l’État qui est de la création de monnaie est limité par Bruxelles à 3 %, et que les États et les nations, ont confié à la Banque Centrale européenne le soin de régler la création monétaire. Alors, il faut contourner cela.

Il faut contourner cette difficulté et, face à cette difficulté, c’est un simple problème d’imagination technicienne. Il y a des solutions multiples. Celle que nous avons trouvée a pris comme contrainte qu’il faut d’abord que ce soit universel, c’est-à-dire qu’on ne segmente pas la population. On aurait pu dire : on va commencer par une fraction de la population puis on va augmenter progressivement. Non, on veut que ce soit immédiatement universel, que tout le monde, immédiatement, soit concerné.

Deuxièmement, que personne au moins n’y perde pendant la transition. Qu’il y en ait qui gagne, mais que personne n’y perde, pour qu’il n’y ait pas des oppositions.

Troisièmement, que la solution technique que l’on trouve garantisse que la France reste au moins également compétitive dans la concurrence internationale.

Et quatrièmement, qu’on reste en conformité avec toutes les décisions, les traités que la France a adoptés dans le cadre de l’Union européenne.

Et bien, on a trouvé cette solution. Je ne vais pas entrer dans les détails, c’est relativement simple. Et, non seulement c’est simple, mais l’exercice qu’on a été obligé de mener fait en sorte que la solution qu’on a trouvée pour introduire le revenu d’existence, non seulement introduit le revenu d’existence mais, dans la situation conjoncturelle d’aujourd’hui permet à l’État français de résoudre tout une série de problèmes budgétaires, dont le problème du financement partiel des retraites, etc.

Il faut simplement sortir du cadre dans lequel on est enfermé et affronter un problème nouveau sous une forme nouvelle et on trouve des solutions.

C’est la première question, je ne vais pas aller plus loin, c’est de la simple technique.La deuxième m’intéresse beaucoup plus.

Il faut concevoir le revenu d’existence comme un gène du changement.

Nos sociétés sont de plus en plus complexes. Quand on réfléchit sur la complexité et les théories de la complexité, on voit que, pour agir sur un organisme, un organisme vivant comme la société ou un être humain, si vous ajoutez des implants extérieurs à l’organisme complexe : ou bien il le digère très vite, et donc il l’élimine ou bien il a une réaction de défense et c’est l’allergie, il refuse. Il faut être en conformité avec les lois mêmes du système complexe.

Pour agir sur le complexe, on sait qu’il faut agir sur le simple, sur la source. C’est pour ça que se développe le génie génétique. C’est pour ça qu’on va travailler sur les gènes des individus de plus en plus pour que leur organisme spontanément, dont on connaît les lois, leur fabrique des défenses et les protège contre certaines maladies, etc.

Dans l’analyse des sociétés, il faut chercher le gène. Quel est le gène qui est en cause ? C’est le lien strict emploi-revenu. Donc, le revenu d’existence coupe le lien strict emploi-revenu, donne un revenu indépendamment de l’emploi, ce qui n’interdit pas d’avoir des emplois pour avoir des revenus supplémentaires. C’est le premier élément.

Donc la société va s’organiser d’elle-même à partir de là et se réorganiser. Il est vrai que, nos mentalités d’aujourd’hui ont été façonnées par les dix mille ans de lutte contre la rareté. Il fallait conquérir des territoires ; il fallait s’approprier des terrains ; il fallait faire de la compétition ; il y avait la guerre. Et puis ensuite on a pacifié un peu la violence guerrière, mais on l’a transformée en violence économique. Il y a de la violence en permanence. Nous sommes tous investis par cette idée de la rivalité et nous le disons à nos enfants : il faut être le premier en classe ; il faut bien travailler…

Toute notre société est marquée par ces dix mille ans anthropologiquement insérés en nous de rivalités. Ce qui ne nous dit pas que l’homme est condamné à l’être en permanence, marqué indéfiniment par cet aspect des choses.

Donc on peut se dire, au fur et à mesure, compte tenu de l’environnement économique dans lequel nous allons prospérer à ce moment-là, avec le revenu d’existence, que progressivement les mentalités vont évoluer.

Il y aura toujours de la rivalité, mais elle ne va plus s’exprimer de la même façon. Elle va pouvoir s’exprimer, par exemple, par l’intermédiaire de l’esthétique, par le beau, par des diplômes, par des reconnaissances, par des décorations, par tout ce que vous voulez, par de la notoriété, par plein d’autres choses que la lutte pour l’avoir.
Donc, dans le schéma “avoir, faire, être”, progressivement l’avoir et même l’argent va perdre de sa prégnance et peut-être laisser (c’est ce qu’on peut espérer) apparaître l’être.

Déjà on le sent dans tout ce qui se dit. La plupart des gens pensent que, pour être heureux, il faut avoir beaucoup d’argent. « Si j’ai de l’argent, je ferai telle chose et je serai heureux. » C’est la logique du système. Alors que c’est une logique fausse. Plus vous êtes dans cette logique, plus vous êtes toujours dans le manque et donc vous n’atteignez jamais au bonheur.

Tandis que si vous êtes heureux, si c’est l’état d’être, spontanément vous faites ce qui est en conformité avec votre état d’être et vous avez ce qu’il faut en conformité à cela.

Et donc c’est vraiment l’enjeu de la transformation de l’humanité aujourd’hui. C’est pour ça qu’on est à un moment très important en termes de mutation, c’est cette véritable révolution dans les mentalités.

Cela demandera beaucoup, beaucoup de temps. Je n’imagine pas que, d’une baguette magique, on va changer le monde, non !

Mais, ayant introduit le gène du changement, ayant ensuite essayé d’organiser la société, d’éviter les dérives et de la façonner par des tâtonnements multiples, progressivement on y arrivera. Vous savez, l’enfant naît dans une société déjà faite. Donc, au fur et à mesure que la société se modèlera d’une façon un peu différente, les enfants qui naîtront dans cette société verront des comportements différents de ceux que nous avons connus.

Bernard Lacan : J’ai une petite difficulté à entrer dans cette discussion parce que vous avez vous-même dit « au fond, ce qui empêche l’avènement de ce système – dont je me demandais en vous écoutant si ce n’était pas la lecture à voix haute du Meilleur des Mondes, d’Aldous Huxley – c’est les mentalités », ce qui sous-entend que critiquer ou émettre un avis négatif – et le mien est assez négatif sur ce que vous voulez démontrer -, c’est déjà montrer qu’on a une mentalité condamnable .

Dans votre système de présentation, qui d’ailleurs est tout à fait remarquable et bien huilé, mais à mon avis assez déconnecté de la réalité de la vie économique (vous me permettrez de vous le dire) vous me paraissez avoir introduit « l’antivirus », bloquant toute opinion contraire.

Deuxièmement, quand vous présentez un système qui n’est valable qu’à partir de la création d’un homme nouveau, d’une mentalité nouvelle je dirais que l’on va vers des résonances qui m’inquiètent fortement.

Enfin, quand vous présentez l’économique actuel comme l’échange de l’immatérialité, je crois peut-être qu’il y a quelques marginalités d’économies qui sont purement immatérielles mais derrière tout cela l’économie réelle, c’est travail, les salaires, l’effort, la recherche. ..

Je suis très inquiet des horizons que vous ouvrez. Heureusement, je me dis que l’appel à l’Homme Nouveau a caractérisé beaucoup d’utopies qui ont simplement fait quelques best-sellers, sans plus.

Yoland Bresson : Je voudrais d’abord préciser quelque chose.

C’est exactement dans mon esprit l’inverse de l’appel à l’Homme Nouveau. J’ai bien essayé, alors je me suis peut-être mal fait comprendre, de montrer que, en changeant un gène dans l’organisation de la société, cette société va se reconstruire d’elle-même. C’est dans cette reconstruction quasi spontanée, indépendamment de l’homme, avec l’homme tel qu’il est aujourd’hui, que nous allons y arriver, à changer un certain nombre de mentalités et, en particulier, la mentalité qui va donner plus d’avantages reconnus comme bénéficiaires au partage qu’à l’appropriation.

C’est justement en tenant compte de la mentalité de l’homme d’aujourd’hui où je dis – et c’est ce que l’on constate, économiquement – que le partage devient plus rentable. L’homme d’aujourd’hui pénétré toujours de l’envie d’avoir plus, de faire en sorte que chaque investissement lui rapporte plus, va inévitablement prendre conscience progressivement que le partage lui rapporte plus que l’appropriation.

Je vais vous donner un exemple très clair et très immédiat. Le Président de la République a proposé une agence pour l’innovation et le Premier Ministre a installé un petit groupe sur l’intelligence économique. Ce petit groupe est représenté par Alain Juillet. Ils sont quatre, actuellement, dans ce petit groupe. Ils ont commencé à se dire : qu’est-ce que c’est « l’intelligence économique » ? Pourquoi l’État veut repenser l’intelligence économique ? Et vous savez que, jusqu’à présent, l’intelligence économique, dans la grande tradition anglo-saxonne puisque la France était en retard dans ce domaine, c’était essentiellement de la protection d’informations, de la protection de brevets, éventuellement de l’influence du lobbying, etc. pour faciliter la compétition, la compétitivité de ses économies. Et ce courant de l’intelligence économique, qui existe toujours, surtout avec le développement de l’Internet, etc. s’est rendu compte d’une chose c’est que, pratiquement 95 ou 98 % de l’information est en fait librement accessible maintenant. Et que, pratiquement, dépenser de l’argent pour protéger des informations dites sensibles ou supposées sensibles c’était sans intérêt.

Par contre, ils ont découvert que partager efficacement cette information était la source de rendements bien supérieurs. Il y avait l’énergie nucléaire, l’énergie matérielle, avant. On peut dire que ce qui doit se mettre en place aujourd’hui, c’est de l’énergie ou de l’industrie informationnelle.

Je vais vous donner un simple exemple. Si vous avez dans un coin, par exemple un spécialiste de biotechnologie qui ait une entreprise qui fabrique quelque chose et qui découvre une petite avancée, la tradition c’est de se protéger. Alors que si vous l’ouvrez, il y a celui qui est dans les nanotechnologies ou celui qui fait de la médecine, s’il est au courant de cette avancée, il peut l’impliquer dans sa propre recherche et découvrir une voie un peu intéressante et un peu nouvelle. C’est donc de mettre en réseau et de partager de façon quasi automatique, spontanée et efficace toute l’information.

Donc ce que je vous dis, ce n’est pas une lubie, c’est de la réalité concrète, immédiate qui montre que le partage est la source de l’accroissement des richesses aujourd’hui et c’est le vecteur de l’enrichissement.

Tout ce que j’ai dit n’est pas simplement de l’utopie, cela s’appuie sur des choses relativement concrètes et expérimentées.

L’Homme Nouveau, il est de tous les jours, de tous les instants. Nos enfants sont très différents de nous. Il n’y a qu’à les voir sur les ordinateurs aujourd’hui pour savoir qu’ils sont très différents de nous. À chaque instant un homme nouveau apparaît.

La véritable question c’est : comment faire en sorte que les hommes, tels qu’ils sont, soient le plus heureux possible dans le vivre ensemble, tout simplement.

Et donc, en tant qu’économiste, nous cherchons, simplement, les voies et moyens les plus adaptés, les plus réalistes, les plus immédiatement utilisables pour améliorer la vie des hommes en société, c’est tout.

Henri Lafont : Comme je ne suis pas économiste, je suis moins critique que mon prédécesseur dans son intervention, et j’ai raisonné d’une façon un petit peu différente.

J’ai été intéressé par cette idée de partage : dans la période que nous vivons, comment insérer celle-ci dans le phénomène qui a caractérisé les premières Communautés chrétiennes ? Quelle parenté peut-il y avoir entre ce que vous proposez et ce qui s’est passé à ce moment-là et qui, semble-t-il, n’a pas eu tellement de succès ?

Une autre question : entre les flux monétaires et les flux migratoires, est-ce qu’il n’y a pas, là, l’origine d’une possible difficulté ? Dans la situation mondialiste dans laquelle nous nous trouvons, si le revenu d’existence [j’aime bien ce terme parce que cette reconnaissance de l’existence a quelque chose qui, même sur le plan métaphysique, est intéressante] est instauré, les communications entre les nations, les pays, etc. étant libres, ne va-t-on pas voir soit affluer, soit refluer des populations entières attirées par ce nouveau système ou, au contraire, cherchant à échapper à ce nouveau système pour lequel elles trouveront des inconvénients dont vous n’avez pas parlé, bien entendu, mais qui doivent exister certainement ?

Et puis je rejoins tout à fait ce que vous a dit Madame Chanteur tout à l’heure, ce système ne va pas faire disparaître aussi rapidement que vous l’espérez, la compétition. Peut-être pas tellement sur l’argent mais sur le pouvoir.

Ce revenu universel collectif, c’est une sorte de gâteau. Est-ce que vous ne croyez pas qu’il y aura toujours une sorte de compétition là-dessus, certains cherchant à se l’approprier davantage que d’autres ? Et, là, je vois une difficulté et je vous la soumets.

Michel Leplay : C’est une question qui prolonge la précédente. Si je vous ai bien compris, parce que je me sens un homme ancien, l’homme ancien pour moi a plus de deux mille ans, donc il est le frère de tous les hommes…

Alors, comment votre projet, tout à fait intelligent, s’inscrit-il dans la problématique de la solidarité humaine ? Quel revenu d’existence nous, allons-nous donner à nos petits frères du Darfour, par exemple ? Cela me paraît une question basique.

Gérard Guitton : Tout en étant fils d’économiste, je ne le suis pas du tout moi-même.

Je suis émerveillé et en même temps un peu perplexe par tout ce que j’ai entendu de vous. Est-ce que cela relève d’une utopie de plus ou bien alors d’une immense espérance dans la possibilité de partage des hommes et donc de la conversion du cœur humain ? Effectivement, il y aura toujours de nouveaux appels. Est-ce qu’on sera toujours prêt à faire ce partage ?

Et je terminerai par une note d’humour. Tout ce que vous nous avez dit, il me semble que c’est le matériau merveilleux pour donner le contenu de la première encyclique sociale du nouveau Pape que nous allons avoir la semaine prochaine…

Jean-Paul Guitton : Juste un complément : je crois qu’un des soucis de notre père dans ses dernières années a été, justement en accompagnant vos travaux, d’alerter le Saint-Siège pour que Centesimus annus intègre cela. Je n’ai pas retrouvé de papier, mais je crois qu’il a écrit, mais trop tard, et il a été très déçu de voir que Centesimus annus ne disait rien.

Jeannine Laborie : Je suis entièrement d’accord sur le principe du revenu d’existence. Je l’appelais même « salaire d’existence » en 1999. Je ne suis pas économiste mais veuve d’architecte D.P.L.G. et j’ai publié un livre en 1999 rassemblant les pensées de mon mari sur ce sujet . Livre que possède Madame Christine Boutin qui correspond depuis plus d’un an avec moi.

Je suis également d’accord sur votre souhait d’un changement de mentalité. Je suis grand-mère, arrière-grand-mère… et les jeunes ont une mentalité totalement changée au point de vue du partage.

Yoland Bresson : Oui, c’est vrai, l’éventualité de migrations, de migrants qui voudraient profiter d’une situation favorable, par exemple en France, est toujours envisageable. C’est pourquoi d’ailleurs, c’est un droit civique et pas un droit social.

Christine Boutin a bien insisté sur ce point, sur le plan politique, sur le plan de la concrétisation de façon à ce qu’il n’y ait pas de confusion. Il faudra donc être citoyen français officiellement.

Sur le plan de l’analyse et de la théorie, il faut bien reconnaître que j’ai dit qu’on est inséré dans un champ. C’est comme si vous êtes entouré d’un champ économique. L’un d’entre nous, s’il va aujourd’hui dans n’importe quel pays en voie de développement, à peine arrivé, va prendre conscience véritablement que les choses sont plus lentes. On prend son temps, on marchande, etc. L’activité est beaucoup moins rapide et moins efficace, les échanges sont beaucoup moins nombreux, surtout portés par la monnaie, que par rapport à la France.

Cela veut dire que chaque pays a son rythme, a son capital humain et a son rythme. Mais si nous restons plusieurs années dans ce pays, on se rend bien compte que l’on s’insère dans le pays, progressivement. On rentre comme dans un corps, une cellule interne d’un corps et on finit par battre au rythme du pays. À tel point que si l’on revient à Paris, à peine arrivé à l’aéroport, on trouve que tout le monde est agité !

Qu’est-ce que ça veut dire ? Cela veut dire que si vous êtes suffisamment inséré dans le champ économique pour partager les comportements, les rythmes d’échange, etc. vous devriez recevoir le même revenu d’existence que les Français et non pas le revenu d’existence que vous portez avec vous, au départ de votre pays d’origine.

Donc, c’est un droit civique, mais on peut imaginer – le législateur le voudra sûrement – qu’au bout d’un certain nombre d’années de présence et d’activité à l’intérieur du pays, le migrant reçoive aussi le revenu d’existence. Alors, est-ce qu’il faudra qu’il devienne citoyen ? Cela, c’est un autre problème.
Ce qui veut dire aussi que chaque pays a, à son niveau, un revenu d’existence qu’on peut mesurer.

C’est aussi une forme d’amorce de réponse à la question du monde. Car, en réalité, vous savez que l’on dit que le seuil d’extrême pauvreté est fixé à 1 $ par jour, par personne, sur la terre. On pourrait peut-être monter un peu, mais enfin, bon.

On a proposé un moment ce qu’on appelait la taxe Tobin, mais ce n’est pas d’ elle qu’il s’agit, de prélever une taxe relativement faible. Vous savez que, chaque jour, sur les marchés financiers internationaux sont échangés entre mille huit cents et deux mille milliards de dollars. Donc, une taxe faible, même de 0,5 % ne changerait pas grand-chose, peut-être un peu de spéculation serait un peu freinée mais à peine, rapporterait dix milliards de dollars par jour ! Donc largement de quoi donner un dollard par jour aux six milliards d’êtres humains sur la terre !

Donc, c’est juste un vrai problème d’organisation, tout simplement. On n’a pas de difficultés. Vous voyez qu’il faut bien prendre conscience qu’on a assez de tout ! On a assez de biens, on a assez de monnaie, assez de tout pour le partager autrement ! Et même les famines, mêmes les gens qui sont dans les pays de famine savent qu’ils pourraient ne pas être en situation de famine si l’organisation était différente.

La deuxième partie de votre question, c’est le pouvoir. Et ça porte d’ailleurs essentiellement sur les pays où le système démocratique n’est pas parfaitement organisé, où il n’y a pas les contrôles citoyens, les contrôles par rapport au pouvoir, les équilibres de pouvoirs, etc.

Prenons l’exemple que j’ai donné pour pouvoir éradiquer l’extrême pauvreté dans le monde, qui est donc le plan des Nations Unies de la décennie de lutte contre la pauvreté.

Ce qu’il faut, c’est que le dollar arrive véritablement à chaque personne. Et donc que l’organisation soit faite de telle sorte qu’il n’y ait personne qui puisse capter, des écrans de répartition qui puissent en pomper une partie à leur profit. C’est vraiment là qu’est le vrai problème. Le problème de la rente de situation, la situation dans l’organisation qui permet à permet à certains de capter une partie des revenus qui pourraient aller aux autres.

Donc il est vrai qu’on ne règle pas tout, simplement par cette instauration, il faut s’organiser.