Par le Père Joseph-Marie Verlinde, Professeur à l’Université Catholique de Lyon, Conférencier du Carême 2002

Contrastant avec la paisible assurance de l’athéisme triomphant des dernières décennies du XXème siècle, la “culture planétaire” de ce début de troisième millénaire fait preuve d’une effervescence religieuse étonnante. Dans un récent ouvrage au titre évocateur “le ré-enchantement du monde”, le sociologue Peter L. Berger reconnaît que la plupart des prévisions liées à l’étude du mouvement de sécularisation se sont révélées erronées. Certes, la modernité a bien eu des effets “sécularisateurs”, mais elle a aussi engendré un mouvement de contre sécularisation qui se manifeste de nos jours sous forme de “croyances” collectives et individuelles inattendues.

Les nouvelles religiosités annoncent-elles un retour de Dieu sur l’avant-scène ? Ou ne sont-elles que le nouveau visage d’un athéisme qui veut tenir compte de la quête religieuse de l’homme ?

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Henri Lafont : Lors de la précédente communication, Madame Chanteur a témoigné de l’impossibilité de se passer de Dieu. Oui, mais vers quel dieu se tourner ? Pour répondre à cette question nous avons décidé d’interroger le Père Joseph-Marie Verlinde car cette question a été la sienne.
L’itinéraire du Père Verlinde est celle d’un chercheur de dieu, histoire d’un vrai, puis faux, retour de Dieu et à Dieu. En 1968 il a vingt et un ans, il est docteur ès sciences. Ce que je vais vous dire n’est pas confidentiel puisqu’il l’a relaté dans plusieurs de ses livres.

Il s’est alors éloigné de la Foi de son baptême. Il est néanmoins en quête d’une spiritualité et pense la trouver dans une Méditation Transcendantale. Il entre en relation avec un gourou et devient son disciple. Il suit son nouveau maître dans les Ashrams de l’Himalaya, sites peu accessibles aux Occidentaux, où il approfondit ses connaissances de l’Hindouisme et de ses pratiques. Pendant quatre ans, il s’astreint avec application aux dures exigences d’une ascèse qui doit le conduire à la dépossession de son être pour le fusionner dans le cosmos.

Mais la grâce du baptême le rejoint au bord du néant et il fait la rencontre déterminante avec le Seigneur Jésus. Il quitte donc la Méditation Transcendantale pour s’engager à la suite du Christ sur les chemins de l’Évangile.
Croyant toutefois que sa Foi chrétienne ne l’empêche pas de poursuivre son expérience de l’Orient, le jeune converti fréquente une école ésotérique, étudie sa doctrine, pratique ses techniques. Ayant acquis des pouvoirs occultes, notamment de guérison, il est invité à les utiliser au service de son prochain. Ce n’est qu’après plusieurs mois de pratique qu’une autre expérience déconcertante lui ouvre les yeux et lui fait comprendre que le chemin de l’ésotéro-occultisme est incompatible avec celui de l’Évangile.

Une nouvelle rupture s’impose donc qui commence par un long cheminement intérieur. Appelé au sacerdoce, Jacques Verlinde fréquente le séminaire d’Avignon avant de poursuivre ses études de philosophie et de théologie à l’université grégorienne de Rome. Le 28 août 1983, il est ordonné prêtre. En 1988 il obtient un doctorat de philosophie à l’Université catholique de Louvain et il enseigne aujourd’hui la philosophie de la nature à la faculté de philosophie de l’Université catholique de Lyon et la théologie fondamentale au Séminaire d’Ars ainsi qu’au Studium Inter Monastique de France. En 1991 il prononce ses engagements définitifs au sein de la fraternité monastique de Saint-Joseph, sous le nom de Joseph-Marie.

Le Père Verlinde est donc un religieux de tradition monastique, enseignant.

La Famille de Saint-Joseph, à laquelle il appartient et dont je crois qu’il est responsable, est une famille spirituelle dans la mouvance des communautés nouvelles. Elle comprend une fraternité de consacrés vivant selon la règle de Saint-Benoît et une oblature séculière rassemblant des familles et des jeunes désireux de grandir, comme Jésus, en grâce et en sagesse entre Marie et Joseph. Cette communauté ouvre ses portes à des personnes en quête de vérité et met à leur disposition des retraites de guérison intérieure.
Cette année, le Cardinal Lustiger demande au Père Verlinde de prononcer les Conférences de Carême. Les six entretiens sur le thème “Le Christianisme au défi des nouvelles religiosités” rencontrent une forte audience et ouvrent un large débat sur un site Internet, où le Père dialogue en direct avec d’innombrables correspondants. Je peux témoigner de cet échange où j’ai constaté l’extraordinaire dextérité du Père pour répondre à dix questions à la fois, donc à d’innombrables correspondants. À l’évidence, le spiritisme fait recette. Il demande des ajustements auxquels se livre le Père Joseph-Marie avec l’autorité que lui donne sa Foi et une longue expérience des errements.

L’Académie, qui a choisi pour thème l’évidence d’un monde sans Dieu, s’est tournée vers lui pour alimenter sa réflexion. En effet, se passer du vrai Dieu n’ôte pas à l’homme sa soif religieuse découlant de sa nature d’animal religieux.

La multiplication des sectes s’explique par cette soif. Elle révèle aussi le besoin de retrouver, par la pratique du spiritisme, la source d’un pouvoir perdu depuis le péché originel.

Après Saint-Paul, le Père Verlinde témoigne que ce n’est qu’en Dieu, le Père de Notre Seigneur Jésus-Christ, que ce pouvoir est accessible.

La bibliographie du Père Verlinde est abondante. Il me permettra de ne citer que quelques uns de ses ouvrages : L’expérience interdite, l’un des plus connus (1998) relate son aventure hors du commun et pose des jalons pour une critique des mouvances spiritualistes actuelles parmi lesquelles le New Age. La déité sans nom et sans visage ; Le défi de l’ésotérisme au christianisme (sous ce titre deux volumes) ; Vivre avec l’Islam ; Familles, à vos marques ; L’initiation à la lectio divina et, bien sûr, Le Christianisme au défi des nouvelles religiosités, texte complet des Conférences de Notre-Dame, sans compter les nombreuses conférences éditées en cassettes, enregistrées à partir de recherches, de retraites prêchées par le Père.

Père Joseph-Marie Verlinde : Je voudrais vous remercier de la confiance que vous me faites en m’invitant à partager avec vous ma réflexion sur le thème « Vrai ou faux retour de Dieu ? »

Il y a à peine un demi-siècle, nous nous préparions à affronter le dialogue avec un monde de plus en plus sécularisé, pour ne pas dire athée. Or, en ce début de troisième millénaire, les maîtres de la sociologie de la religion revoient leurs copies.

Dans un récent ouvrage au titre évocateur Le Ré-enchantement du monde, Peter L. Berger reconnaît que la plupart des prévisions liées à l’étude du mouvement de sécularisation se sont révélées erronées. Certes la modernité a bien eu des effets “sécularisateurs”, mais elle a aussi engendré un mouvement de contre-sécularisation qui se manifeste sous forme de “croyances”, individuelles et collectives, inattendues.

S’agit-il pour autant d’un authentique retour de Dieu ? Pour répondre à cette question, il nous semble important de retracer à grands traits l’évolution du mouvement de pensée qui conduisit du rejet de Dieu aux nouvelles religiosités contemporaines.

Dieu est mort !

La sécularisation dont parlaient les sociologues dans les années 80, visait prioritairement – et a effectivement atteint de plein fouet – les institutions religieuses occidentales qui ont accompagné la naissance et la croissance de la culture européenne, c’est-à-dire les Églises chrétiennes.

Plus précisément, le mouvement de sécularisation s’en est pris avant tout à la conception biblique de Dieu, de l’homme et de leurs rapports ; ce Dieu personnel – et qui plus est paternel – qui menaçait directement l’autonomie de l’homme et qu’il fallait à tout prix évincer.
L’extrait suivant d’un article de la plume de Xavier de Schutter, paru dans le Journal La libre Belgique et reproduit dans le Courrier international, est sans doute significatif de la mouvance contemporaine :
« L’athéisme, l’existentialisme, l’agnosticisme, voire l’indifférence religieuse, ont contribué à dissoudre le théisme. Il paraît que même prêtres et pasteurs se réfèrent de moins en moins à Dieu le père et concentrent davantage leurs prédications sur l’Esprit, qui est au sein de la Trinité l’entité la plus impersonnelle. N’est-ce pas l’indice le plus sûr de l’érosion du théisme ?

À vrai dire, dieu n’a pas totalement disparu de la littérature du New Age, mais il n’y subsiste qu’incognito. Il n’est plus perçu comme un être métaphysique extérieur à l’homme et qu’il s’agit d’adorer, mais comme un état intrapsychique qu’il convient de réaliser en soi. C’est précisément cette évolution qui explique l’actuel succès du bouddhisme en Occident : cette philosophie adogmatique propose une méthode pour se libérer de la souffrance et atteindre le bonheur ici-bas sans l’intervention d’un dieu extérieur.

Exactement ce dont rêve l’Occident . »
On se souvient de cet extrait du Zarathoustra de F. Nietzsche (1844-1900) dans lequel celui qui est désigné comme « l’être innommable », meurtrier de Dieu, reconnaît son forfait :
« Il fallait qu’il mourût : il voyait avec des yeux qui voyaient tout. Il voyait les profondeurs et les abîmes de l’homme, toutes ses hontes et ses laideurs cachées. Sa pitié était sans pudeur, il s’insinuait dans les replis les plus immondes. Il fallait qu’il mourût ce curieux entre tous les curieux, cet indiscret, ce maniaque de la pitié. Il me regardait sans cesse, moi ; je voulus me venger d’un tel témoin, ou cesser de vivre. Le dieu qui voyait tout et même l’homme, il a fallu qu’il mourût. L’homme ne souffre pas de laisser vivre un pareil témoin. »

Nietzsche parle au passé : à son époque, le monde occidental a donc déjà accompli ce déicide, même s’il ne parvient pas à porter le poids de la responsabilité de son acte et à en tirer les conséquences. Évoquons encore la mise en scène du Gai Savoir dans lequel F. Nietzsche à la fois dénonce et exalte ce crime qui, selon lui, ouvre devant l’humanité une ère de liberté :
« N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse : “Je cherche dieu ! Je cherche dieu !” Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en dieu, son cri provoqua un grand rire. S’est-il perdu comme un enfant ? dit l’un. Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? A-t-il émigré ? Ainsi criaient-ils et riaient pêle-mêle.

Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard. “Où est allé dieu ? s’écria-t-il, je vais vous le dire : nous l’avons tué, vous et moi ! C’est nous, nous tous qui sommes ses assassins !

Mais comment avons-nous fait cela ? Où va notre terre maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? N’entendons-nous pas le bruit que font les fossoyeurs qui enterrent dieu ? Ne sentons-nous pas la décomposition divine ? Les dieux aussi se décomposent !

Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous, meurtriers entre les meurtriers ? Ce que le monde a possédé de plus sacré et de plus puissant jusqu’à ce jour a saigné sous notre couteau. Qui nous nettoiera de ce sang ? Quelle eau pourrait nous en laver ? Quelles expiations, quel jeu sacré serons-nous forcés d’inventer ?

La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour paraître dignes de l’avoir accompli ? Il n’y eut jamais d’action plus grandiose, et tous ceux qui naîtront après nous appartiendront de ce fait, à une histoire plus haute que toute l’histoire du passé. »

Sous la plume de Nietzsche, le cri « Dieu est mort ! » est avant tout un cri de victoire : dieu mort cède la place à l’homme qui peut enfin régner en toute liberté et impunité. À l’histoire de l’humanité réduite en esclavage par les dieux qu’elle avait elle-même créés, fait place l’ère du surhomme vivant en toute liberté sous les cieux vides.

Nous sommes tous orphelins

Nietzsche n’est pas l’inventeur de la sinistre expression : « la mort de dieu » ; il la reprend d’un précurseur à la plume particulièrement acide, Henri Heine (1797-1856). Celui-ci l’utilise de manière sarcastique dans un article paru en 1834 dans la Revue des deux Mondes et consacré à la Critique de la Raison Pure d’Emmanuel Kant (1724-1804). Heine y félicite le philosophe de Königsberg d’avoir pourfendu « le dieu des déistes » :
« N’entendez-vous pas résonner la clochette ? À genoux ! On porte les sacrements à un dieu qui se meurt ! »

Le thème de « la mort de dieu » était déjà dans l’air du temps au début du XIXe siècle. Nous en voulons pour preuve l’émoi suscité, particulièrement en France, par le rêve – ou plutôt le cauchemar – raconté par Johann Paul Friedrich RICHTER (1763-1925 dit Jean Paul, en introduction à son roman Siebenkäs). Réécoutons ce passage dans la traduction qu’en propose Madame Germaine de STAËL dans son ouvrage De l’Allemagne, sous le titre de “Songe de Jean Paul”. L’auteur décrit un songe : il se trouve la nuit dans un cimetière, au milieu duquel se trouve une église. Les tombes sont ouvertes, les ombres des morts en sont sorties, elles entrent dans l’église et se pressent autour de l’autel :
« Alors descendit des hauts lieux sur l’autel une figure rayonnante, noble, élevée, et qui portait l’empreinte d’une impérissable douleur ; les morts s’écrièrent : “Ô Christ, n’est-il point de dieu ?” Il répondit : “Il n’en est point”. Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi : “J’ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n’est point de dieu ; je suis descendu jusqu’aux dernières limites de l’univers, j’ai regardé dans l’abîme, et je me suis écrié : Père, où es-tu ? Mais je n’ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme, et l’éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m’a seule répondu.

Relevant ensuite mes regards vers la voûte des cieux, je n’y ai trouvé qu’une orbite vide, noire et sans fond. L’éternité reposait sur le chaos et le rongeait, et se dévorait lentement elle-même.”

À ce discours, les ombres désolées s’évanouirent comme la vapeur blanchâtre que le froid a condensée ; l’église fut bientôt déserte ; mais tout à coup, spectacle affreux ! Les enfants morts, qui s’étaient réveillés à leur tour dans le cimetière, accoururent et se prosternèrent devant la figure majestueuse qui était sur l’autel et dirent : “Jésus, n’avons-nous pas de père ?” Et il leur répondit avec un torrent de larmes : “Nous sommes tous orphelins ; moi et vous, nous n’avons point de père”.
À ces mots, le temple et les enfants s’abîmèrent, et tout l’édifice du monde s’écroula devant moi dans son immensité . »
Gérard de Nerval (1808-1855) s’inspira directement de cet extrait lorsqu’il rédigea les versets :
« Dieu est mort ! Le ciel est vide… Pleurez ! Enfants vous n’avez plus de père ! »

qu’il mit en exergue de son poème : Le Christ aux Oliviers. Les apôtres dorment ; le Christ angoissé les interpelle :
« Mes amis, savez-vous la nouvelle ? J’ai touché de mon front à la voûte céleste ; je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours ! Frères, je vous trompais : Abîme ! Abîme ! Abîme ! Le dieu manque à l’autel où je suis la victime. Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus ! »
À l’aube du XIXe siècle, le crime est donc déjà perpétré, même si « Cette nouvelle funèbre, ajoute Heine, aura peut-être encore besoin de quelques siècles pour être universellement répandue »

En écrivant ces lignes, notre auteur sous estimait l’impact de celui dont il avait pourtant suivi quelques cours à Berlin dans les années 1821-1823 : le professeur Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Celui-ci va réussir à exorciser l’angoisse latente devant l’horreur – ou la grandeur – du crime perpétré, en lui donnant un contenu positif. Il le présentera en effet comme une étape nécessaire dans le processus dialectique conduisant à la prise de conscience par l’homme de sa propre divinité.
Dans son traité Savoir et Foi, paru pour la première fois en 1802, Hegel annonce que « la douleur infinie » de « l’absence de dieu » est une « cruauté » nécessaire car « la souffrance absolue ou le vendredi-saint-spéculatif » est la condition de la résurrection, c’est-à-dire des temps nouveaux.

Pour notre auteur, l’Absolu n’est pas en dehors du Monde. L’Esprit dans le monde, c’est l’homme, l’humanité, l’histoire universelle. Seule la philosophie spéculative peut comprendre que l’homme et dieu ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, mais que le divin, l’infini, se réalise précisément dans la subjectivité finie de l’homme :
« L’Esprit divin et l’esprit humain possèdent en commun l’Esprit universel, absolu. L’universalité de l’Esprit est une universalité absolue, non extérieure ; une universalité qui pénètre tout, est présente en tout. La nature de l’Esprit consiste à empiéter sur l’Autre, de s’y retrouver, de s’y réunir à lui-même, de s’y posséder et d’y jouir de lui-même. L’Autre est son autre et cet autre, le sien et lui-même, ne font qu’un. De là résulte le rapport de l’Esprit à l’esprit humain : l’esprit subjectif, individuel est l’Esprit divin, universel, en tant que celui-ci se manifeste en chaque sujet, en chaque homme. Lorsque l’esprit se perçoit, c’est-à-dire qu’il perçoit et est perçu, il y a dualité ; mais l’esprit subjectif qui perçoit l’Esprit divin est lui-même cet Esprit divin » (leçons sur la philosophie de l’histoire, I).

Selon Hegel, c’est dans la mesure où l’homme prend conscience de dieu que dieu accède à la conscience de soi. Car le savoir de l’homme sur dieu est l’unique savoir que dieu ait de lui-même :
« Par rapport à la religion, il faut tout de suite remarquer deux déterminations :
- premièrement la conscience que l’homme a de dieu ; c’est la conscience représentative, c’est-à-dire la forme objective ou la détermination de la pensée par laquelle l’homme s’oppose à l’essence de la divinité, se la représente comme autre chose que lui-même, comme une chose étrangère, de l’au-delà ;
- deuxièmement nous avons le recueillement (Andacht) et le culte ; par là l’homme écarte l’opposition et s’élève jusqu’à Dieu et à la conscience de son unité propre avec cette essence. C’est là la signification du culte dans toutes les religions. Dans le stade du recueillement, de l’intimité, l’éloignement est ôté, la séparation écartée, l’esprit ne fait qu’un avec l’objet de la religion (l’essence absolue), l’individu est entièrement pénétré par l’Esprit. » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, I)
Le « péché contre l’Esprit » dont parle le Christ Jésus en Mt 12, 31-32, serait, selon Hegel, le mensonge qui consiste à rejeter l’Esprit dans le lointain d’un personnage historique venu au monde il y a quelques deux mille ans :
« Celui qui ment ainsi au Saint Esprit, ne peut pas voir son péché pardonné : ce mensonge consiste à dire que l’Esprit n’est pas universel, qu’il n’est pas saint, c’est-à-dire que le Christ est isolé ; qu’il a été seulement en Judée ou qu’il y est encore, mais dans l’au-delà, au ciel, dieu sait où, et qu’il n’est pas réellement, présentement dans la communauté » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, I).
Cette réconciliation entre l’homme et dieu, que la religion opère par le moyen du recueillement et du culte, la philosophie veut la réaliser par la pensée. Le recueillement est le sentiment de l’unité du divin et de l’humain. Si nous essayons de nous approprier ce sentiment dans la pensée, nous avons par le fait même dépassé la religion vers la philosophie, c’est-à-dire vers un penser pur, un savoir.
Dans la théologie trinitaire – forme imagée, représentative de la vérité – l’objectivation de l’Esprit divin est appelée l’engendrement du Fils ; le Père se connaît en lui car ils sont de même nature. Mais il faut que ce Fils (particulier) meure pour qu’il ressuscite dans la communauté, et que celle-ci puisse réaliser qu’elle vit de son Esprit (universel).

La religion chrétienne ne peut donc réaliser son programme, constate Hegel, qu’en proclamant la mort de Dieu en tant que Réalité objective, séparée.

Or cette affirmation proclame en quelque sorte la fin de la théologie et son dépassement dans la philosophie. Celle-ci ne se représente plus dieu comme une réalité personnelle extérieure, mais s’engage à le penser dans l’unité de la conscience :
« La pensée se pense, elle pense et est pensée. Le contenu est l’Absolu, le divin comme pensée. Étant pensé, il m’appartient. La philosophie ne s’oppose donc pas à la religion, elle la comprend » (Leçons sur la philosophie de l’Histoire, I).

En d’autres termes : la religion trouve son accomplissement dans la philosophie ; la mort de dieu trouve son apothéose dans la divinisation de l’homme. Le destin du christianisme ne peut être, selon Hegel, que l’anthropo-théisme qui ne peut lui-même être atteint que par l’athéisme.

On comprend la sympathie des courants néo-gnostiques de l’époque pour cette pensée qui donnait une justification philosophique à leurs spéculations ésotériques et à leurs pratiques théurgiques. Ce n’est pas par hasard si ces écoles connurent un renouveau au XIXe siècle et que des auteurs comme Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) suscitèrent un regain d’intérêt.

Le “philosophe inconnu” avait provoqué l’admiration de Chateaubriand (1768-1848), qui n’hésitait pas à l’appeler « le philosophe du ciel ». Mais l’auteur du Génie du christianisme n’avait pas perçu que la doctrine de “l’homme au parler d’archange”, s’appuie davantage sur les visions de Jacob Boehme (1575-1624) que sur l’Évangile. Si Chateaubriand a cru discerner en Louis-Claude de Saint-Martin un défenseur de la foi chrétienne, les générations suivantes, plus lucides, reconnaîtront en lui le prophète de la foi en l’homme-dieu.

C’est également à la fin du siècle, plus précisément en 1875, que Madame Helena Petrovna Blavatsky (1831-1891) fonda sa Société Théosophique, appelée à connaître un important succès international et surtout à devenir la référence incontournable de la plupart des nouveaux courants dits “religieux” contemporains. Certes, Madame Blavatsky prétend fonder sa doctrine sur l’horizon de l’hindouisme, mais d’un hindouisme réinterprété à la lumière de l’idéalisme allemand exaltant la divinisation de l’homme.

Le dieu qui s’annonce sur les décombres de la religion chrétienne n’est autre que l’homme prenant conscience de son identité avec le Soi divin. Le véritable chrétien est celui qui découvre sa propre dimension christique ou cosmique.
Au milieu de cet enthousiasme prométhéen, il est intéressant d’entendre la voix prophétique d’un philosophe russe, Vladimir Soloviev (1853-1900), qui s’est confronté personnellement à cette pensée néo-gnostique.
Dans un de ses tous derniers opuscules au titre significatif : Court récit sur l’Antéchrist (1899), Soloviev décrit dans des termes d’une étonnante actualité, la mentalité de l’homme post-chrétien qui s’annonce :
« En ce temps là il y avait, parmi les rares croyants spiritualistes, un homme remarquable – beaucoup le disaient surhomme – dont le génie lui avait valu une réputation de grand penseur, d’écrivain et d’homme public. Son intelligence claire lui indiquait toujours ce en quoi l’on doit croire : le bien, dieu, le Messie. Il croyait en cela, mais il n’aimait que lui-même. Il croyait en dieu, mais au fond de son cœur, il ne pouvait s’empêcher de se préférer à lui. En un mot, il pensait être ce que le Christ avait été en réalité. Mais la confiance qu’il avait en sa très haute valeur, en fait, ne le détermina pas à reconnaître qu’il avait une dette morale envers Dieu et le monde, elle l’amena au contraire à voir là un droit et un privilège sur les autres, et sur le Christ avant tout. Initialement, il n’était pas non plus hostile à Jésus. Il reconnaissait sa dignité et sa signification messianique, mais, sincèrement, il ne voyait en lui que son plus grand prédécesseur ; la grandeur morale du Christ et son caractère absolument unique restaient incompréhensibles à cette intelligence que l’amour-propre obscurcissait. Il raisonnait ainsi : “le Christ est venu avant moi ; je suis le second ; mais ce qui est postérieur dans l’ordre du temps apparaît au fond antérieur. Je viens en dernier, à la fin de l’Histoire, précisément parce que je suis le sauveur parfait et définitif. Ce Christ-là est mon précurseur. Sa mission consistait à annoncer et à préparer ma venue”. »
Soloviev poursuit :
« Et avec ces pensées, le grand homme du XXIe siècle appliquera à lui-même tout ce que l’Évangile dit de la seconde venue du Christ, expliquant cette venue non comme un retour du Christ mais comme le remplacement d’un Christ préalable par un définitif, c’est-à-dire par lui-même. »
L’homme nouveau, le nouvel Adam, vient après le Christ, parce qu’avant lui il était. À l’antique Dieu biblique, succède l’homme-dieu, maître absolu de son destin et terme de l’histoire !

Tout le XXe siècle verra le déploiement progressif de la dialectique annoncée par Hegel et enclenchée par Feuerbach. Le travail des maîtres du soupçon permit de dépasser l’étape religieuse de la culture occidentale, et le mouvement de sécularisation préparait l’avènement de l’homme-dieu, qui, porté par les nouvelles religiosités de tous bords, est sensé inaugurer le “Nouvel Age”, ère de paix, de tolérance, de confusion universelle dans la même pensée politique, économique, sociale et bien sûr religieuse.

Hélas, la dure loi des nombres nous oblige à déchanter : les experts estiment qu’entre août 1914 et la guerre des Balkans, le nombre de victimes de conflits, déportations et autres violences, atteint 150 millions, rien que pour l’Europe.

Que nous sommes loin de la paix universelle annoncée par les Lumières triomphantes ! Les faits ne démontrent-ils pas combien ces doctrines ont surestimé l’humanité ?
Les messianismes – politiques, sociaux, positivistes – se sont écroulés l’un après l’autre parce qu’ils étaient construits sur le sable d’un Surhomme imaginaire.
On aurait pu croire que les événements dramatiques de ce début de troisième millénaire auraient conduit à un peu plus d’humilité et à une réévaluation des programmes annoncés par le New Age. Il n’en est rien : l’utopie subsiste ; elle change seulement de visage.

Plus précisément, elle abandonne le programme collectif, planétaire, du dernier quart de siècle, pour se concentrer sur le singulier. La situation mondiale peut même s’aggraver, cela ne devrait pas empêcher l’individu d’entrer dans son Eden particulier. C’est pourquoi les nouveaux slogans invitent chacun à se concentrer davantage sur sa vie, sa santé, son bien-être, son bonheur.
Même l’amour est intégré au culte du soi ; Morgon Scott Peck, psychologue américain, soutient de sa réflexion l’orientation narcissique prépondérante de ce que les spécialistes ont déjà baptisé le Next Age :
« Je ne fais jamais quelque chose pour un autre si je ne le fais avant tout pour moi-même. Un des malentendus majeurs sur l’amour, réside dans l’affirmation que l’amour signifierait sacrifice de soi. Tout ce que nous faisons pour quelqu’un d’autre, nous le faisons en réalité parce que cela satisfait un de nos besoins personnels. »

Voilà qui a au moins le mérite d’être clair.

La prison se referme sur l’homme-dieu qui étouffe dans un individualisme absolu, auquel il tente en vain de donner des allures mystiques en se référant à un Soi cosmique divin.
Il faudra bien que l’homme contemporain finisse par réaliser qu’en évacuant le Mystère, il porta atteinte à sa propre essence. Certes la nature se transcende dans l’homme ; mais l’homme n’est pas le terme de l’ascension : s’il ne se transcende à son tour vers le plus grand que soi, vers ce Tout-Autre dont l’appel le surélève au-dessus de lui-même, l’individu humain risque fort de tomber en deçà de l’animalité.

Paradoxe tragique de notre époque : au moment même où l’homme croit avoir pris la place de Dieu, son droit à la vie n’a jamais été aussi contesté par ses semblables, et même par ses plus proches !

***

Il nous faut conclure. Le soi-disant “retour de dieu” n’est qu’apparent. Les doctrines de l’homme-dieu ont fait la preuve de leur caractère utopique.

Notre regard n’est pas pour autant pessimiste : nous gardons en effet l’intime conviction que ce pseudo retour de dieu, qui annonçait “un nouvel âge de l’homme divinisé”, aura contribué, en raison même des déceptions qu’il engendre, à une redécouverte émerveillée du Dieu qui s’est fait homme. Car c’est en lui et en lui seul que l’homme peut trouver ce dépassement infini qu’exige l’esprit, mais que la nature est incapable de lui donner.

Et puisque notre communication a pris la forme d’un florilège de citations, supportez que je vous confie cette dernière citation, tirée de l’Évangile de Jésus-Christ selon Saint Jean :
« Le Verbe était la lumière véritable, qui éclaire tout homme ; il venait dans le monde. Il était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l’a pas reconnu. Il est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli. Mais à toux ceux qui l’ont accueilli, il a donné pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom, lui qui ne fut engendré ni du sang, ni d’un vouloir de chair, ni d’un vouloir d’homme, mais de Dieu. » (Jn. 1, 9-13)

Echange de vues

Le Président : Mon Père, vous nous avez, vous-même, invités à l’échange et votre communication va susciter beaucoup de questions.

Vous nous avez placé devant une perspective qui n’est pas forcément rassurante, même si vous avez conclu en disant qu’il ne fallait point être pessimiste et nous pourrons retenir avec bonheur la richesse de vos formules.
Notre préoccupation, c’est aussi d’avoir un souci d’éducation, de rayonnement, de voir ce qu’il est concrètement possible de faire. Puisque vous nous avez invité à l’échange, je suis impatient de voir ce que nous pouvons faire de façon plus positive.

Henri Lafont : Vous avez prononcé un mot sur lequel j’aimerais avoir un développement, vous nous avez parlé d’une « surestimation de l’humanité ».

Père Joseph-Marie Verlinde : L’idée de la divinisation de l’homme répond à une intuition, un désir, un appel très profonds ; loin de moi de la mépriser.

Nous sommes effectivement appelés « à devenir Dieu », pour employer une expression chère aux Pères de l’Église. C’est un désir que l’Esprit Saint a lui-même inscrit en nous. « Tu nous a faits pour toi, nous dit Saint Augustin, et notre cœur est sans repos tant qu’il ne repose en toi. » Dans la perspective biblique, l’homme n’est pleinement humain que lorsqu’il est habité par l’Esprit Saint.

Même après le péché, par lequel l’homme a rompu l’amitié divine dans laquelle il était créé, la nostalgie d’une plénitude en Dieu subsiste en son cœur.

La tentation du philosophe est d’essayer de combler ce désir « sans Dieu, malgré Dieu, voire contre Dieu ». Je viens de donner la définition du péché proposée par saint Maxime le Confesseur. Depuis les origines [Genèse 3] la ruse du Tentateur consiste à faire miroiter devant nos yeux une auto-divinisation qui nous établirait dans une parfaite autonomie.

Je ne prétends pas, bien sûr, que les philosophes sont des suppôts de Satan ! Je voulais seulement souligner qu’une méditation sur la nostalgie de Dieu ne concerne pas que le théologien : elle traverse toute l’histoire de la philosophie, car elle est inscrite au cœur de l’homme.
Je me suis limité à quelques philosophes des derniers siècles dont les contributions me semblent significatives pour la problématique que nous abordons dans ces rencontres.
Divinisation de l’homme par la grâce ou auto-divinisation de l’homme par les pratiques théurgiques : tel est bien l’enjeu du face à face entre le christianisme et les nouveaux courants néo-gnostiques contemporains.

Pasteur Michel Leplay : J’ai beaucoup apprécié et votre carême l’année dernière, et, ce soir, votre communication. Elle m’a fait penser à ces tableaux de Soulage dans lesquels la lumière sort de la conjonction brutale entre le noir et le blanc. Je me demande comment l’on peut, dans notre histoire récente, voir en même temps le noir et le blanc. Il me semble que vous n’avez tourné nos regards que vers le noir.

Ma question est la suivante : comment peut-on articuler, dans le siècle qui nous a précédé, les interférences entre la branche athée de l’existentialisme, que vous nous avez rappelée, et sa branche chrétienne que je ne saurais oublier, puisqu’elle porte les noms prestigieux de théologiens et d’écrivains de toutes confessions. Je n’en prends que trois, au hasard : Kierkgaard, Berdiaef, Gabriel Marcel qui sont les contemporains ou les successeurs de tous les auteurs que vous avez cités mais qui ont maintenu en Occident un témoignage au vrai Dieu qui, Lui, n’est quand même pas mort !

Je voudrais vous demander comment vous conciliez votre analyse avec cette autre histoire.

Père Joseph-Marie Verlinde : Il est exact que je ne vous ai montré que la partie obscure de la situation contemporaine. Je vous remercie de souligner la contribution des auteurs que vous citez.

Il y a eu effectivement une réaction très saine et très forte du côté du christianisme. Mais lorsque l’on se penche sur la culture contemporaine, il faut bien reconnaître que la voix des témoins de l’Évangile n’est pas celle qui retentit le plus fort.

Dans cette brève analyse, j’ai essayé de faire une « radioscopie » de la situation actuelle. Selon les prophètes du Nouvel Age, nous serions à l’aube d’une ère qui verrait la divinisation de l’homme. Le Dieu transcendant serait bientôt relégué aux oubliettes et céderait la place à l’homme divinisé – non par la grâce, mais par la pratique théurgique.

Mais, l’utopie et l’existence quotidienne demeurent séparés par un abîme. C’est pourquoi l’annonce de la Bonne Nouvelle de la paternité de Dieu est plus que jamais à l’ordre du jour.

Nos contemporains ont besoin de rencontrer ce « tu ». Nous avons besoin de découvrir ce Dieu-Père qui seul peut nous enfanter à la vie, nous donner accès à notre identité.
Hélas, nous subissons le contre coup d’une sorte de pathologie sociale, une « paternite aiguë » dont les symptômes se sont manifestés au grand jour dans les années 68, et qui perdure toujours. La confusion actuelle s’explique en grande partie par ce rejet de la paternité, qui conduit à une idolâtrie de l’homme. Derrière cette utopie se cache une impuissance inavouable à affronter l’altérité ; à entrer en relation avec l’Autre. Le divin impersonnel est l’alibi pour échapper aux exigences de la relation interpersonnelle. C’est bien pourquoi je suis persuadé que le christianisme a un rôle prophétique extraordinaire à jouer : en révélant le Dieu-Père, le Christ Jésus annonce ce dont nous avons vitalement besoin. Mais il y a un énorme travail à faire quant à la manière de présenter cette paternité divine. Des générations se sont détournées de la proposition chrétienne en raison des défigurations que lui faisaient subir les jansénismes et autres piétismes. La paternité étouffante que proposaient ces courants n’était plus biblique et suscita la réaction légitime des maîtres du soupçon. Le cardinal de Lubac a très bien analysé cette situation lorsqu’il décrivait l’athéisme du XXe siècle comme un anti-théisme au nom de la dignité de l’homme. Les maîtres du soupçon ont voulu sauver l’homme du joug écrasant d’un « paternel » – et non d’un Père – que Freud analysait en terme de Sur-Moi. Le travail des maîtres du soupçon peut être un très bon prolégomène à la rencontre avec le Dieu vivant et vrai que nous révèle la Bible et qui est bien au-delà de toutes les caricatures idolâtriques de nos inconscients blessés.

Je crois que si de nos jours nous parvenons à annoncer le vrai visage du Père – celui que nous révèle son Fils Jésus – la Bonne Nouvelle sera à nouveau accueillie. Mais il s’agit de ne pas trahir la paternité de Dieu, ce qui n’est possible qu’en restant fidèle à la parole du Christ.

Janine Chanteur : Mon Père, je suis fondamentalement en accord avec vous. Mais nous avons tous notre histoire et j’ai certainement été élevée dans une vision détestable de Dieu qui empêchait de vivre et de respirer. Un certain Dieu que nous devions au XIXe siècle et qui a sans doute ses raisons d’être. Il faut voir comment l’Église, au XIXe siècle, a été traitée par le politique. Mais pour ceux qui subissaient les retombées de la bataille, c’était très pénible.

Or, c’est peut-être la lecture de Kant et de Hegel qui m’a rapprochée de Dieu et ramenée à Lui. J’ai été frappée par le fait que la Critique de la Raison pure est la mise en évidence des limites de notre raison et donc laisse la place libre à ce que refusent les textes que vous nous avez lus, c’est-à-dire la transcendance de Dieu. Transcendance que l’homme ne peut pas prouver et qu’il n’accepte plus lorsqu’il est sous la domination satanique, c’est-à-dire l’orgueil de la raison.

Mais je ne suis pas certaine que Kant et Hegel soient sataniques. Certains philosophes chrétiens ont d’ailleurs parlé du christianisme de ces deux auteurs.
Je voudrais ajouter simplement ceci. Une fois reconnue la transcendance de Dieu et en même temps son Amour pour nous, comment la créature que nous sommes pourrait-elle ne pas avoir d’estime pour elle-même, si Dieu l’aime et l’estime ? Et cette estime ne peut pas se développer sans l’estime due à autrui. Il y eut dans l’Église l’affirmation de ce mépris de soi qui était en somme le mépris de l’œuvre divine en nous…

Père Joseph-Marie Verlinde : Il y a une interprétation morbide de la Croix qui ne peut conduire qu’au mépris de soi. Selon cette interprétation, la mort du Christ n’est pas un holocauste d’amour, mais le prix à payer à un dieu sanguinaire pour le rachat d’une humanité pécheresse. Dès lors, comment ne pas se sentir haïssable ? Comment imaginer pouvoir être l’objet de l’amour de Dieu ?

Nous sommes à mille lieux de la religion de la liberté évangélique. Le Père a remis tout jugement entre les mains de Celui qui n’est pas venu pour juger mais pour sauver, nous dit l’Evangile. Nous avons véhiculé une caricature morbide du christianisme par ignorance du sens du mot « rachat ». Le livre du Lévitique stipule que dans une famille, lorsqu’un fils est insolvable, son frère aîné a le droit – et le devoir – de le racheter.
Dans la parabole du Fils prodigue, Jésus révèle à mots à peine couverts, que ce qu’Israël – le fils aîné de l’humanité – n’a pas fait, il l’accomplira, lui, en faveur des enfants de Dieu égarés : il partira à leur recherche et les « rachètera », c’est-à-dire qu’il prendra sur lui la conséquence de leur péché (la souffrance et la mort) afin qu’ils puissent réintégrer la maison du Père.

Jacques Hindermeyer : Je vous ai écouté avec beaucoup d’intérêt, puis j’ai tenté une explication : j’ai remarqué que tous les auteurs que vous avez cités sont de langue allemande : Nietzsche, Heine, puis Rainer-Maria Rilke, enfin Hegel et Freud, à qui vous avez fait allusion.

Je pense que ces écrivains ont préparé le nazisme. Je me trouvais, un jour, à une réunion avec Alfred Sauvy, à l’Assemblée nationale, où étaient invités des députés allemands. Je me suis permis de poser une question à l’un d’entre eux : « pourquoi Hitler a-t-il choisi de persécuter la race juive plutôt qu’une autre ? ». Il m’a répondu « parce que, pour lui, la race élue, c’était la race allemande ». Ainsi, il a flatté l’orgueil des Allemands. Il leur a expliqué qu’ils étaient la race élue ; ils n’avaient donc pas besoin de Dieu.

Je crois qu’il y a là une explication qui a été négligée, dont nous mesurons les conséquences aujourd’hui. Comment expliquer autrement cette violence, qui persiste maintenant chez eux comme chez nous ?

Père Joseph-Marie Verlinde : Nietzsche avait beaucoup d’estime pour les juifs et n’aimait pas du tout les Allemands. Il serait injuste de lui imputer la responsabilité de certaines interprétations de son œuvre, allant dans un sens qui accrédite les exactions nazies.
En fait, l’idéologie nazie s’appuie sur un autre courant que les auteurs que vous avez cités. Le XIXe siècle a vu naître un véritable engouement pour les traditions orientales, en particulier pour le brahmanisme et le bouddhisme, au point de considérer que les sémites avaient défiguré la doctrine aryenne. Schopenhauer ira même jusqu’à prétendre que le Nouveau Testament devait avoir des origines indoues et que Jésus aurait été élevé par des prêtres égyptiens dont la religion était elle aussi d’origine indoue ! (Parerga et paralipomena, Sur la religion). Jusque là nous ne faisons que découvrir un précurseur des idées contemporaines, diffusées par le « Nouvel Age ». Mais les choses vont s’envenimer avec la vulgarisation de ces doctrines : entre autres lorsque H. S. Chamberlain va préconiser la sélection d’une pure race aryenne au sein de laquelle pourrait être retrouvée l’essence de la religion véritable (Les Assises du XIXe siècle, 1899), identifiée au védisme. Cette dérive va s’accentuer à mesure que les vulgarisateurs vont s’éloigner de leurs sources philosophiques. Citons Alfred Rosenberg, dont la volonté de ressusciter un christianisme germanique purifié de toute influence sémite, servira effectivement de justification aux persécutions et aux horreurs auxquelles vous faisiez allusion. Inutile de préciser que ce soi-disant christianisme n’était qu’un néo-paganisme, dont des auteurs tels que Bergmann, Hauer et Mandel, se feront les chantres zélés…

Nicolas Aumonier : « Fides et Ratio sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité », nous dit Jean-Paul II.
Voilà une belle image qui nous permet de comprendre que la colombe kantienne ne vole pas très haut parce qu’elle manque d’équipement. Il me semble que, du côté de la raison, tout n’est pas à jeter dans la logique hégélienne qui me paraît être utile pour penser le Dieu fidèle dans l’Histoire, la cohérence de la fidélité de Dieu dans l’Histoire. Je pense que c’est la raison pour laquelle des auteurs aussi prestigieux que Fessart, le Cardinal Ratzinger qui a fait sa thèse sur la philosophie de l’histoire de Saint Bonaventure ou que feu Claude Bruaire avaient une tendresse particulière pour l’épaisseur de la fresque hégélienne et de son rapport à Dieu, même si la pensée de la grâce n’y est pas première.
J’ai beaucoup aimé dans votre tableau la manière dont vous avez renvoyé notre cher ministre, avec son titre L’Homme-Dieu, à la pensée New Age qui l’inspire. Merci de nous donner les moyens de lutter contre cette confusion mentale qui existe maintenant même au sommet de l’Etat.
Ma question porte sur l’articulation finale de votre propos, lorsque vous avez parlé de droit à la vie. Maintenez-vous l’expression ou préférez-vous celle de “droit de la vie” ?

Père Joseph-Marie Verlinde : Curieusement, au moment même où notre monde exalte l’Homme-Dieu, l’Homme Tout-Puissant, celui-ci n’a jamais été aussi fragile, puisqu’il se trouve menacé au début et au terme de sa vie.
Vous parlez aussi de l’utilité de HEGEL pour penser la fidélité de Dieu dans l’histoire. J’avoue ne pas vous suivre sur ce point. Etes-vous bien sûr de ne pas faire une relecture chrétienne de HEGEL ? Car la dialectique historique qui décrit l’avènement de l’Esprit ne me semble laisser aucune place à une intervention de Dieu au cœur de l’histoire, au sens où l’entend la Révélation judéo-chrétienne.

Jacques Arsac : Je suis très sensible au thème que vous avez développé : l’homme sentant sa finitude devant Dieu infini et réagissant en tuant Dieu, en niant Dieu.
Pour moi, ce n’était pas la question d’un vrai ou possible retour de Dieu ; c’était la mort de Dieu, l’homme cherchant à se diviniser, mais l’homme se prenant pour homme fini, sachant qu’il est fini, et déclarant simplement qu’il est autonome et qu’il ne dépend pas de quelqu’un de plus grand que lui. Il n’y a pas de plus grand que lui. Il ne se prend pas pour Dieu, mais dans sa finitude, il se dit : au sommet, il n’y a rien de plus grand.

Père Joseph-Marie Verlinde : C’est une des positions possibles. Une des « nouveautés » de la proposition philosophique de Nietzsche réside dans son affirmation : « S’il y avait un dieu, comment supporterais-je de ne pas être dieu ? Donc il n’y a pas de dieu ». Ce n’est pas un raisonnement, mais l’expression d’une volonté : je veux qu’il n’y ait pas de Dieu. Je ne veux pas qu’il y ait quelqu’un « au-dessus » de moi ; c’est pourquoi je ne veux pas qu’il y ait de Dieu.

La position du Nouvel Age n’est pas celle-là, mais plutôt l’affirmation de la divinité de l’homme. Nous sommes effectivement loin de la position d’un J.P. Sartre, qui se proposait de construire un humanisme cohérent sur l’horizon d’un athéisme de principe – car nous chercherions en vain une preuve de la non-existence de Dieu chez Sartre ; il s’agit d’un axiome et non du fruit d’une démonstration.
Je ne crois pas que cette position constitue encore l’horizon de la culture contemporaine comme le confirment d’ailleurs les sociologues, qui parlent plutôt d’un « ré-enchantement du monde » (P. L. Berger).

Bernard Seillier : Père, j’ai l’impression qu’il y a un auteur français qui illustre parfaitement ce que vous avez décrit avec beaucoup de précision, c’est Teilhard de Chardin. Je crois d’ailleurs qu’un auteur comme Bernard Charbonneau l’a bien démontré dans son ouvrage « Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire » (Denoël, 1963). Partagez-vous cette analyse ?

Père Joseph-Marie Verlinde : Je n’ai pas lu l’ouvrage que vous venez de citer. Je n’oserais en tout cas pas inscrire Teilhard de Chardin dans la catégorie des auteurs qui défendent la divinisation de l’homme par la voie théurgique !

Teilhard, comme tout auteur, a sa grâce et ses limites. Je ne suis pas teilhardien, à cause des limites. Mais je l’apprécie dans le contexte historique qui fut le sien, à savoir un christianisme qui ne savait plus trop comment se situer au cœur d’un monde en ébullition. Il est incontestable qu’à son époque, Teilhard de Chardin a redonné un dynamisme à une génération de chrétiens déboussolés, en les invitant à prendre part activement à la grande aventure de l’évolution de l’humanité vers le point Oméga, reconnu comme le Christ qui vient.

Ceci dit, il y a incontestablement des fragilités doctrinales – notamment au niveau de la distinction nature-grâce – qui vaudront à Teilhard de Chardin quelques démêlés avec le Magistère…

Bernard Seillier : Je ne conteste pas sa bonne volonté comme chez les auteurs que vous avez cités. Je pense aussi qu’il a fait du bien et qu’il a été interprété par un certain nombre de personnes dans un sens qui leur a donné un nouveau dynamisme au plan humain.
Mais, si l’on veut dresser un bilan, j’ai l’impression que sa démarche correspond bien, quand même, à celle de la montée de l’homme vers Dieu, sous l’effet des forces d’évolution de sa nature spirituelle.

Père Joseph-Marie Verlinde : La montée de l’homme vers Dieu est un thème chrétien, à condition que cette ascension soit le fruit de la grâce et ne se limite pas au dévoilement d’une nature qui serait divine par essence. Quoi qu’il en soit de la position exacte de Teilhard sur cette question, il est certain qu’il a été « récupéré » par le Nouvel Age, qui se plaît à le citer comme exemple d’un christianisme « éclairé ».

Le Président : Vous avez parlé de travail de purification. Une question un peu terre-à-terre me brûle, en tant qu’enseignant, en tant que père de famille et en tant que citoyen tout simplement, à propos de ce travail de purification. Pourriez-vous nous donner quelques pistes, quelques exemples de ce qu’il serait possible de faire, vis-à-vis de nous-mêmes bien sûr car cela nous concerne tous individuellement, mais aussi vis-à-vis de ces nouvelles générations qui nous sont chères et vers lesquelles nous aimerions pouvoir répercuter ce que vous dites, ce que vous faites et la teneur de votre réflexion ?

Père Marie-Joseph Verlinde : Je vais me référer à plus grand que moi, à savoir au pape Jean-Paul II, plus particulièrement dans sa lettre apostolique Novo Millennio Ineunte (6 janvier 2001). Il s’agit d’un texte prophétique pour l’Eglise du troisième millénaire, un document-programme de la nouvelle évangélisation.

Le Saint Père nous dit en substance : il n’y aura pas d’évangélisation qui tienne, si nous ne revenons pas d’abord à la contemplation du visage du Christ qui nous révèle la paternité de Dieu. Revenir au face à face, recevoir du Père mon identité personnelle, afin de pouvoir me tourner vers l’autre. Et recevoir cette identité filiale par la médiation du Christ Jésus, qui se donne à contempler dans sa Parole.
Il s’agit de revenir aux sources de la spiritualité chrétienne, à la lectio divina ; la confrontation à la Parole de Dieu qui réalise en nous ce qu’elle annonce. C’est de cette rencontre vivifiante qu’il nous faut ensuite repartir sur les chemins de l’évangélisation. Je mets l’éducation dont vous parlez – l’éducation de nos enfants, l’éducation de nos milieux de vie – dans cette évangélisation qui nous est confiée. C’est le Christ lui-même qui nous montrera la route à suivre ou à inventer, dans la mesure même où nous l’aurons rencontré dans l’intimité d’un face à face personnel.

Nous sommes donc invités à retrouver le chemin de la Parole de Dieu ; et je tiendrais le même langage à un non-croyant. Ne sommes-nous pas tous en recherche de notre identité ? Et le seul qui puisse me dire qui je suis n’est-ce pas mon Père ? Non pas (seulement) mon géniteur, ou mon éducateur ; mais plus radicalement encore Celui qui, à chaque instant, me donne « le mouvement, la vie et l’être » (Ac 17,28). Lui seul sait pourquoi, c’est-à-dire en vue de quoi, il m’a créé.

Contrairement à ce que pensait Heidegger, je ne suis pas un être « jeté vers la mort », mais appelé à la Vie ; appelé à participer à la Vie même de Dieu que le Père me donne en partage, en son Fils Jésus Christ.

Telle est la Bonne Nouvelle que nous sommes chargés d’annoncer « à temps et à contre temps », en invitant nos contemporains à oser « risquer » la confrontation à la Parole vivante du Père, qui continue à appeler ses enfants à une communion d’amour.

Aussi le fondement auquel il nous faut revenir pour construire notre vie – celle de nos enfants, de nos familles, de la France et de l’Europe – sur le Roc et non sur le sable, c’est cette Parole du Dieu vivant mise en pratique dans la force de l’Esprit.