Par Janine Chanteur, Professeur émérite de Philosophie morale et politique à la Sorbonne

La modernité, au XXIe siècle, se passe la plupart du temps d’une référence à Dieu. Indifférente, hostile ou se réclamant de l’athéisme, elle vit comme si elle était à elle-même son propre commencement et l’auteur de ses valeurs.

Quel est ce Dieu que nous avons perdu ? Nous manque-t-il à notre insu ? La “perte” de Dieu n’était-elle pas nécessaire à un retour sur nous-mêmes et à une découverte plus féconde de son amour ?

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Le Président : Madame Janine Chanteur, membre du bureau de notre Académie, a beaucoup contribué à l’élaboration du programme de cette année 2002-2003. Sa communication a notamment pour objet d’en présenter le thème.
Faut-il présenter Janine Chanteur ? La plupart d’entre nous la connaît personnellement et sa réputation a sans doute touché les autres. Je me contenterai donc de quelques indications.

Janine Chanteur, mariée à Jean Chanteur, a eu cinq enfants. Licenciée en philosophie, elle réussit l’agrégation et se voit décerner le titre de Docteur ès lettres en 1978. Elle est alors nommée Professeur de Philosophie morale et politique à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV). Elle a reçu, tout au long de sa carrière, de nombreuses reconnaissances à travers des honneurs (Ordre des Palmes académiques, Ordre national du Mérite), les nombreux prix qui ont couronné ses ouvrages, les responsabilités qu’elle assume comme consultant ou membre de Conseils scientifiques.
Auteur de grands livres de philosophie, dont un Platon, le désir et la cité dans lequel elle suggère que l’homme politique ait reçu une éducation et soit guidé par l’amour et la raison, ce qui vous en conviendrez ne manque ni d’ambition ni de profondeur, elle a aussi écrit, sous le titre Les petits-enfants de Job, une chronique remarquée d’une enfance handicapée dont elle a l’expérience personnelle.

C’est donc à de nombreux titres que nous attendons ses propos. Alors, chère Janine Chanteur, quel est ce Dieu que nous avons perdu ?

Janine Chanteur : La modernité, au début du XXIe siècle, se passe la plupart du temps d’une référence à Dieu. Il reste à ceux qui refusent le non-sens ou l’indifférence la possibilité de définir les valeurs contenues dans les limites de la vie individuelle ou de celle des générations. Bonheurs et peines ressentis, actions accomplies, bonnes ou mauvaises, héroïques parfois, chacun estime sa vie à travers son histoire comme à travers l’histoire des générations, sans participer d’un principe originel, Dieu unique et éternel, créateur du monde et des hommes qu’il a promis à l’immortalité, donnant sens à la vie, à la mort et au delà.
Parler de Dieu est aujourd’hui une entreprise difficile, voire téméraire. Les démonstrations philosophiques de son existence, quelle que soit leur valeur, n’emportent pas l’adhésion de tous les croyants. Ni Saint Anselme, ni Descartes, pas plus que la critique faite par Kant du célèbre argument ontologique ne convainquent universellement. On peut d’ailleurs se demander si des preuves classiques de l’existence de Dieu sont opportunes : s’il existe, Dieu n’est-il pas transcendant à tout discours humain à son sujet ? Les approches philosophiques de Dieu réfutées, à son tour la fusion en Dieu est jugée une expérience trop personnelle pour être véritablement communiquée. Les écrits des grands mystiques éclairent une union à Dieu qui reste un mystère pour la plupart des hommes. Il est devenu courant de juger la vie absurde ou tout simplement d’exclure la recherche d’un sens éventuel.
Aussi le monde contemporain, singulièrement le monde occidental (si l’on se réfère à la fréquentation des églises), vit-il de moins en moins de la présence de Dieu et des dogmes qui ont guidé, dans le passé, la vie des hommes. En outre, parmi ceux qui manifestent leur foi, mieux vaut ne pas compter les intégristes dont l’intolérance défigure le christianisme ni le nombre non négligeable de musulmans qui ont sombré dans le fanatisme : les uns et les autres paraissent plus attachés à une idole ou à une caricature, qu’au Dieu révélé des Ecritures. Quant à la masse des hommes, elle est le plus souvent indifférente, tiède ou simplement athée.

Nous allons nous attacher à découvrir ce Dieu qui manque à l’homme, sans même qu’il s’en rende compte la plupart du temps, en mettant en parallèle la relation qu’il a nouée avec les hommes et les conséquences de l’oubli ou du refus de Dieu par l’homme aujourd’hui. Nous nous demanderons ensuite si la perte que nous avons faite n’était pas nécessaire en quelque façon : ne serait-elle pas un appel à une recherche nouvelle et plus féconde de Dieu, en dépit du mal et du malheur que l’absence de Dieu a déterminés dans un monde menacé de mort, mais qui peut encore être sauvé ?
« Pour vous, qui suis-je ? » demande le Christ (Matthieu, 16-15. Marc, 8-29. Luc, 9-20). Pierre répond : « Le fils du Dieu vivant ». Au long des siècles, la question reste posée. Elle s’adresse à chacun de nous. Le Christ nous redit, après la Genèse, notre filiation divine, car le Fils est la Parole, le Verbe de Dieu sur terre. Dans son incarnation, il n’est ni l’image, ni le symbole de Dieu ; il lui est intimus, dirait-on en latin, pour marquer non la proximité ou même l’intériorité, mais la consubstantialité. En se rendant visible aux hommes à une date déterminée de leur histoire, en revêtant la nature de Fils de Dieu et celle de Fils de l’homme que nous avons nous-mêmes et que nous pouvons comprendre, il n’a pas rompu l’unicité de la nature divine, il l’a manifestée. Son enseignement éclaire pour nous le don de Dieu. Nous en retiendrons trois caractères fondamentaux.

I. Dieu – créateur

C’est de son amour qu’est né l’homme. Les générations, chacun de nous, doivent leur existence à l’acte créateur de Dieu. Il est au principe de tout ce qui est, qu’il a créé dans l’ordre, l’harmonie et la paix. Mais alors que l’univers et même les animaux obéissent à des lois précises que les hommes déchiffrent à travers le temps, pour mieux connaître leur monde et s’y trouver en paix les uns avec les autres, Dieu a donné à l’homme la liberté d’agir. Ainsi peut-il inventer ce qui n’existe pas dans la nature, tout en respectant ses lois. La science et la technique sont les filles de la liberté humaine, comme doivent l’être aussi les actions humaines. En ce sens, les hommes, comme le dit Saint Paul (2Co.6.1), sont coadjutores Dei. Le texte grec est encore plus éclairant : sunergoï theôu signifie travailleurs avec, co-créateurs. Par notre travail, par notre conduite, expressions de notre liberté, nous achevons le monde créé par Dieu, nous le faisons progresser selon le projet divin.

Notre liberté est le don le plus précieux de l’Amour divin. Par elle, c’est nous qui pouvons choisir d’être et de faire ce que Dieu a voulu, d’adhérer à sa volonté, de l’assumer. Quand nous disons : « Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel », nous redisons notre vocation de choisir, sur terre, l’œuvre divine, de participer à cette œuvre, de nous vivre pleinement nous-mêmes, œuvre de Dieu. Ce don de la liberté que Dieu a fait à l’homme témoigne non seulement de l’amour qu’il porte à sa créature, mais aussi du respect qu’il a pour elle. Les hommes ne sont pas les esclaves de Dieu. Libres par nature, si certains en réduisent d’autres en esclavage, ils méprisent le don de Dieu, ils refusent la liberté des autres hommes et, ce faisant, la leur. Ils la remplacent par la loi du plus fort dont Dieu tout puissant n’a pas usé à l’égard de l’homme, car l’Esprit de Dieu est étranger à la violence.

La liberté implique la coopération des hommes, non pas les hiérarchies de maîtrise et de servitude, soumises à l’arbitraire de la force, mais une organisation du travail, selon les aptitudes de chacun, comprenant éventuellement l’aide du plus fort au plus faible, car les hommes sont égaux devant Dieu, ils ont même dignité d’enfants de Dieu, donc même valeur humaine et si les hiérarchies sont nécessaires en raison de la différence et de la multiplicité des moyens et des goûts de chacun, elles n’ont plus de sens quand on considère chacun pour ce qu’il est le plus réellement : une créature humaine aimée de Dieu, capable de le reconnaître et de l’aimer.

Dans le projet divin qu’en son langage raconte le premier chapitre de la Genèse, il n’y a pas de supériorité masculine : « Dieu créa l’homme, homme et femme, il LES créa » (le pluriel du pronom personnel exclut évidemment toute idée d’androgynie, ils sont deux, à la fois mêmes et différents l’un de l’autre). Il n’y a pas davantage de hiérarchies entre les races dont il est conforme au projet divin comme à la raison de reconnaître l’égale valeur humaine. Rappelons-nous Saint Paul : « Il n’y a plus désormais ni Juif ni Grec, il n’y a plus désormais ni esclave ni homme libre, il n’y a plus désormais ni homme ni femme, en effet vous êtes tous UN dans le Christ Jésus » (Galates. 3,28). Quant aux générations, leurs connaissances se développent dans le temps, en particulier les connaissances scientifiques, au sens moderne du mot science. Chaque génération coopère à l’œuvre de Dieu, à la place où elle se trouve, dans l’espace et dans le temps, à partir des générations précédentes. De génération en génération, certaines connaissances sont transmises, oubliées ou égarées ; les unes sont sans intérêt, d’autres, en revanche, sont inappréciables. On s’en rend compte quand le hasard ou la ténacité en fait émerger. Quoi qu’il en soit, en dépit des aptitudes humaines, l’homme, il ne faut pas l’oublier, est une créature finie. En manque de l’infini qui l’a fait être, il est en recherche de l’infini auquel il participe, même en l’ignorant.

Le monde a perdu Dieu-créateur. Les hommes ont cru pouvoir eux-mêmes devenir le principe premier de ce qu’ils créent. La connaissance serait leur œuvre. Il leur suffit désormais de la raison pour l’initier et la développer. C’est pourquoi ils pensent que les valeurs qui gouvernent leur vie sont aussi leur œuvre propre. En conséquence, elles ne sont plus semblables pour tous. Non seulement elles changent avec les générations, mais encore avec les individus, au cours de leur vie. L’exaltation du désir décide de la valeur qu’il lie à la possession de son objet, mais aussi des moyens qu’il lui faut employer pour y parvenir : est valable ce qui assure le succès. Le monde des hommes a toujours été un monde de guerres et de désordre en dépit de la foi dont les principes n’étaient pas ébranlés, ce qui n’assurait pas la fraternité, mais permettait de la considérer comme un devoir à accomplir. L’erreur, la faute, la vérité et le bien étaient nommés, ils apparaissaient accessibles et souhaitables.

Aujourd’hui, l’individualisme, œuvre des valeurs contemporaines, est lié à l’omnipotence du désir de chacun. Comment faire entendre des voix, hors du fanatisme, qui rappelleraient des valeurs conviviales, des valeurs de paix, de service d’autrui, d’effort pour se maîtriser, des valeurs liées à la reconnaissance d’un Dieu créateur, sans paraître désuet, ridicule ou moralisateur ? Armé comme il ne l’a jamais été, le monde étouffe de la perte de Dieu, il dérive comme une Nef des fous, sans que nous en prenions assez conscience pour le réorienter.

II. Dieu – père

La paternité de Dieu met en évidence l’amour qui définit l’acte créateur. Elle a une profondeur qui la fait transcender toute paternité humaine parce qu’elle se manifeste selon deux ordres différents : d’une part, Dieu, créateur de l’homme et donc de chacun de nous par l’intermédiaire de nos parents, nous a fait participer à sa nature : il y a de l’infini en l’homme et un désir d’absolu qui, le plus souvent se trompe d’objet, comme il était arrivé à la Samaritaine. Chacun cherche en d’autres créatures ou dans un monde de réalisations humaines la source et le but de sa soif. Tous les moyens paraissent bons, mais la soif renaît, inapaisée. Notre liberté est alors trop facilement ce que Kant a justement appelé : la liberté pour le mal.

D’autre part, en disant Notre Père, nous employons un terme défini dans la famille humaine. Un père humain engendre ses enfants selon des processus bien précis : lui-même est venu au monde dans un corps masculin qui ne peut engendrer qu’avec un autre être humain de sexe féminin. La dualité est à l’origine de notre être, sexué exclusivement masculin ou féminin. Il n’y a pas de père sans une femme devenant mère, mais aussi sans un homme et une femme antécédents qui sont ses propres parents. Et pas davantage de mère, procréant sans un homme et sans la préexistence de ses parents personnels. La paternité comporte inéluctablement une double lignée antérieure et la possibilité de lignées postérieures. La maternité aussi.

Ce processus biologique, s’il est nécessaire à la paternité humaine, ne lui suffit pas cependant. Elle exige, à chaque engendrement, un don fait à l’enfant, en commun avec la mère, le don de la vie, mais aussi le don du sens de la vie, sens non refermé sur lui-même, ouvert à l’apport et à l’effort de l’enfant. La relation du père et de l’enfant serait nulle ou presque, si elle n’était pas d’abord une reconnaissance de l’enfant par le père assumant la responsabilité d’une prise en charge. Ainsi l’enfant peut-il à son tour reconnaître son père et se reconnaître fils (ou fille). Il en va de même pour la mère avec celui qui l’a choisie et qu’elle a choisi, dans sa relation à leurs enfants.

On conçoit aisément que cette émergence hors de la pure animalité exige des conditions qui ne surgissent pas de la biologie, aussi complexe qu’on l’imagine : un homme ne devient père, une femme ne devient mère, à proprement parler, que si la responsabilité d’un engagement chaleureux et fidèle a d’abord été prise entre l’un et l’autre. En d’autres termes, si l’amour des sens qui met en route et achève le développement biologique d’un troisième être est précédé et dépassé par l’amour unifié, celui des cœurs et des âmes où le premier trouve sa source. L’amour prend la responsabilité matérielle, éducative et spirituelle du nouveau venu. C’est lui qui rend un homme père à proprement parler et mère la femme qui s’est engagée avec l’homme dans l’aventure de la vie, où la double reconnaissance, celle de l’homme et de la femme et celle de leur descendance, engage l’enfant à son tour.

Y a-t-il un rapport entre la paternité divine et la paternité humaine ? De cette dernière, nous savons qu’elle n’existe réellement qu’à partir d’un amour réciproque. L’homme et la femme, en formant un projet commun, se font un. L’enfant est la manifestation de leur unité. Dieu est un par nature, à la fois, comme l’a vu admirablement Maurice Zundel, père et mère, unité intérieure de l’amour qui engendre . En lui, paternité et maternité sont indivisibles. « Ce n’est pas ravaler Dieu que de lui prêter un visage de Mère, c’est simplement accepter en toute sa plénitude cette révélation vivante qui est la personne même de la Vierge : comme le sacrement de la tendresse maternelle de Dieu ».
Qu’ont fait les hommes et les femmes de cette révélation de leur origine ? Oublieux de Dieu et parfois vivant comme s’ils reniaient ceux qui les ont précédés dans le temps, ils se sont crus, à eux seuls, premier commencement, s’engendrant eux-mêmes, sans antécédence, par et dans leurs œuvres. Le co-adjutor Dei, le co-ergos theôu s’est cru dieu sur la terre, inventant, par rapport aux autres une « transcendance horizontale » de chacun par rapport à chacun, refusant la transcendance divine. La transcendance est devenue synonyme d’extériorité.

En s’émancipant d’une injuste et sotte tutelle de l’homme, instituée par la force, beaucoup de femmes n’ont pas su trouver la mesure nécessaire à un amour partagé, conscient de son origine et de sa signification divines. Elles ont imposé une libération à contre-sens, rejetant la paternité de l’homme, accaparant pour elles seules un enfant, coupé de ses racines, simple produit d’un désir devenu tyrannique. L’enfant, privé de la dualité nécessaire à sa vie et d’autant plus riche pour lui que l’amour l’a unifiée, n’a plus qu’un seul recours, dénaturé car un être humain à lui seul ne peut pas être homme et femme. Rejeté, le père s’éloigne, devient indifférent, rancunier ou agressif. Le monde humain se morcelle. L’individu remplace la personne et les copains se substituent aux amis fraternels ; les aventures enlisent un projet commun dont l’achèvement devrait être poursuivi au long des siècles, selon le dessein de Dieu pour la création.

III. Dieu-Sauveur

L’ensemble des hommes, à travers l’histoire, n’a jamais assumé le projet de Dieu, en dépit des saints et des martyrs dont l’innocence et le visage aimant sont des lumières dans la nuit. Et pourtant, s’il ouvre les bras aux justes, Dieu ne veut pas la mort du pécheur. A Ezéquiel, il l’a confirmé : « Je ne désire pas la mort du méchant…Si le méchant se détourne de sa méchanceté pour pratiquer le droit et la justice, il sauvera sa vie. Parce qu’il a ouvert les yeux, parce qu’il s’est détourné de ses fautes, il ne mourra pas, il vivra  » (18-25-28).

Dieu a fait bien plus que des paroles : il a incarné son Verbe. Il s’est offert lui-même en sacrifice, à travers la passion de Jésus-Christ dont l’incarnation est, nous l’avons dit, la manifestation de Dieu sur terre. En Jésus, Dieu a connu le délaissement des siens, la solitude et la trahison au jardin de Gethsémani : « Mon âme est triste jusqu’à la mort, » dit Jésus (Matthieu XXVI-38 ; Marc XIV-34). Pascal, méditant les mots rapportés par l’évangéliste, commente : « Il souffre cette peine et cet abandon, dans l’horreur de la nuit » (Pensées,553). Ainsi le Christ a-t-il sauvé ses disciples, tandis qu’eux dormaient. Et il est venu pour sauver le monde, pour nous sauver tous.

Le monde dort-il encore aujourd’hui, quand il refuse Dieu-Sauveur ou qu’il ne le connaît même plus ? Certains se lamentent avec Saint Paul : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, le mal que je ne veux pas, je le commets. Video meliora proboque, deteriora sequor  » (7 Rm.19). Mais la plupart de ceux qui ont tourné le dos à Dieu ou l’ont oublié, croient avoir trouvé des solutions : elles ne sont toutes que des évasions. La première est connue depuis toujours : elle est ce que Pascal a appelé le divertissement. Le monde contemporain se divertit dans les caprices, nom qui convient aux désirs hypertrophiés, il se divertit dans la drogue, il se divertit dans l’usage aberrant qu’il fait de la sexualité. En d’autres termes, il échappe à lui-même et aux problèmes qu’il refuse de poser, en niant leur réalité, voire leur urgence. Aussi étonnant que cela puisse paraître, la façon de vivre le travail peut aussi être un divertissement, c’est-à-dire un moyen d’échapper à soi : travailler beaucoup peut permettre d’oublier les autres et soi-même avec bonne conscience. Mais aujourd’hui, le refus du travail, au nom du droit au loisir, ou l’exigence d’une prise en charge abusive, sont aussi des formes nouvelles qu’a pris l’oubli frivole de soi, en même temps que l’oubli de Dieu.

Cependant la prise de conscience de la fragilité de nos sociétés et de nous-mêmes nous fait chercher mille autres façons d’échapper à notre liberté, quand elle s’identifie à la responsabilité. N’est-ce pas à cet état d’esprit qu’est dû le succès de ceux qui se présentent comme des « hommes providentiels », capables de faire, à la place de chacun de nous, l’effort de nous sauver ? Qu’il s’agisse du gourou à la tête de sectes qui promettent le salut, que ce soit le kamikaze qui se prend pour un martyr en se disant « témoin de Dieu », ou encore ceux qui imposent leur dictature en prétendant la proposer. La méthode est désormais connue : dans une situation angoissante, un bouc émissaire est désigné parmi ceux qui ne peuvent pas se défendre et le pouvoir remis au dictateur dont on espère le salut. On sait la suite de l’aventure : dictateur est synonyme de destructeur. Le dieu terrestre est toujours le messager du bonheur et l’artisan de l’horreur.

Une caractéristique de notre temps c’est l’accélération des connaissances, doublée de leur mondialisation. En l’absence de Dieu, pourquoi les techniques qu’elles initient ne seraient-elles pas utilisées en fonction de leur rentabilité et des fins que le désir exige, en dehors de toute considération morale ? Désir de consommation, désir de pouvoir, désir d’enfant, elles peuvent tout satisfaire, surtout si le sujet du désir ne se reconnaît aucune responsabilité vis-à-vis d’autrui. Une femme est-elle sauvée parce que la médecine lui fera développer un enfant après la ménopause ? Et l’enfant ? A-t-on pensé à lui ? Et que dire de ceux qui sont avortés avant d’avoir eu le droit de naître parce qu’il ne convenait pas à leurs futurs parents de devenir parents ? Dans tous les domaines, nous nous sommes donné les moyens de créer « notre » monde. Quelles que soient leur complexité et leurs possibilités, nos actes devraient rencontrer le projet divin. En refusant de le reconnaître et de s’en charger, ils risquent d’être diaboliques.
Nous voici donc dans un monde sans Dieu, au moins nous semble-t-il, quand nous considérons l’aplatissement, la dislocation et la massification des sociétés et des institutions.

Faut-il désespérer ?

Remarquons, d’abord, qu’au long de l’histoire, Dieu s’est manifesté à l’homme selon des figures multiples que ce dernier s’est représenté et a transcrites le mieux qu’il a pu. Adaptées au moment du temps où elles étaient perçues, elles ont permis aux hommes de progresser, puis se sont ajoutées à de nouvelles figures plus aptes à combler leur attente. Certaines se sont au contraire sclérosées, elles nous ont transmis un Dieu immobile, figé dans des concepts d’où la vie s’était retirée. Les hommes s’en sont détournés. Mais en rejetant les images mortes, ils ont cru pouvoir se détacher de Dieu. Ils ont oublié que Dieu est fidèle, que le Père, incarné dans le Fils, est venu sauver tous les hommes de bonne volonté, ceux qui le cherchent au plus profond d’eux-mêmes, pour pouvoir l’y adorer en reconnaissant sa transcendance, mais aussi les pécheurs endurcis, s’ils se repentent.

Dans un livre très attachant, Le Dieu excentré, le Père Henri Laux (Beauchesne Editions Oct. 2001) suggère une figure de Dieu éternellement présente, toujours renouvelée et vivante, qui n’enferme pas Dieu dans les scléroses successives du temps : « Dieu est en attente de l’homme » qui lui-même « attend Dieu », souvent à son insu, même à travers son orgueil ou sa lâcheté et ses aberrations les plus désordonnées, mais aussi dans son espérance, en dépit de son désarroi. Dieu sauveur est là, toujours présent à l’homme qui le fuit, l’oublie ou le nie. Notre liberté témoigne de Dieu, même à travers l’effrayante irrationalité du mal que nous provoquons ou que nous subissons. Elle témoigne de son amour pour une créature appelée elle aussi à l’amour, capable de la combler sans l’asservir.

Au mal et au malheur s’oppose en nous un désir de plénitude, de bonheur, que seul peut nous donner l’absolu de l’amour de Dieu. Encore faut-il prendre conscience que cet amour « anime », au sens littéral du mot, chacun de nous. C’est la transcendance de l’amour divin inscrit dans nos cœurs, que nous découvrons, immanente à nos aspirations les plus profondes et qui nous fait aller à l’autre comme à un autre nous-même.

La confiance si facilement perdue en la réalité de notre être se retrouve dans l’espérance. Confiance en moi, confiance en l’autre reconnu à égalité dans le même dénuement et le même élan vers l’amour de Dieu ; confiance nourrie de notre espérance et de notre foi, éclairant la recherche de notre vérité. En découvrant notre faiblesse, nous trouvons, avec l’amour de Dieu, notre vérité de créature. En acceptant notre soif que rien de ce qui est créé n’apaise, nous avons la révélation d’un Dieu nous dévoilant son amour, source du Verbe Sauveur et de la Lumière qui est la vie.

Sans doute est-ce la redécouverte de l’amour que Dieu nous porte et qui attend le nôtre, que notre temps à travers ses ruines, ses soubresauts, ses égarements, mais aussi ses martyrs, a besoin de revivifier. En dépit des apparences, l’amour est plus fort que les images du Dieu de colère et de vengeance, du Dieu qu’on craint ou qu’on respecte comme un maître, de cette figure de Dieu que nous avons perdue parce qu’elle ne disait pas l’amour insondable de Dieu. Dans un monde où les tours les plus hautes qui faisaient l’orgueil des uns s’écroulent dans le suicide, au nom de Dieu, de quelques fanatiques entraînant des milliers d’hommes dans la mort, dans un monde où les armes nucléaires ou bactériologiques peuvent anéantir des populations entières, ce n’est pas la peur du gendarme, indûment appelé Dieu, qui nous sauvera. Nous n’avons pas besoin de craindre sa sévérité, nous avons besoin de redécouvrir son amour constant, fidèle, souffrant avec nous, mais qui, nous le savons, demande humilité et courage de notre part.
Ces vertus (le mot signifie force) ne s’opposent ni à nos découvertes, ni à nos réussites, ni à notre bonheur. Elles sont le chemin nécessaire pour situer les succès de l’intelligence et l’usage que nous en faisons, à leur vraie place. Elles ouvrent nos yeux qui ne voient pas, nos oreilles qui n’entendent pas. Elles nous rendent capables d’aimer notre prochain comme nous-mêmes et Dieu « de tout notre cœur, de toute notre âme et de tout notre esprit » (Matthieu 22, 36-40, Marc 12, 28-33), d’aimer ce Dieu qui attend notre amour.

Le XXIe siècle acceptera-t-il de reconnaître la présence de Dieu dans le don généreux de leur vie que certains hommes font aux autres hommes ? Tournera-t-il un visage aimant vers les plus déshérités ? Se souviendra-t-il de l’amour que Dieu porte aux hommes ? Même oublié ou renié, Dieu n’a jamais cessé, ne cessera jamais de nous donner la vie, ici et pour l’éternité. La tâche de vivre a toujours été grande, elle paraît presque impossible aujourd’hui. Mais il ne faut pas avoir peur. Nous ne sommes pas seuls. Les Justes, les saints, les martyrs, les humbles croyants anonymes de tous les temps forment cette Communion des Saints qui nous appelle. C’est avec les moyens propres à notre temps qu’il nous faut les rejoindre. En relevant nos frères blessés, même si les habitudes acquises nous pétrifient, si nos intérêts nous détournent et si nos forces faiblissent, la grâce éternelle de Dieu jamais ne nous abandonnera. Il nous suffit d’aller à lui.

Echange de vues

Le Président : C’est évidemment, et personne n’en sera surpris, plus qu’une introduction que vous nous avez livrée, ce qui va nous permettre maintenant d’avoir un vrai débat.
Pour ma part, je relève la question que vous posez à la fin de votre communication : « Le XXIe siècle acceptera-t-il de reconnaître la présence de Dieu ? », pour dire que nous allons devoir toute l’année illustrer, réfléchir, approfondir ensemble ce thème. Pour l’instant, si je comprends bien, ce Dieu que nous avons perdu signifie que nous perdons notre liberté lorsque nous perdons “Dieu créateur”, nous perdons notre possibilité d’Amour en perdant “Dieu Père” et nous sommes exposés à la mort si nous ne reconnaissons pas le “Dieu Sauveur”.

Même si, toute l’année, nous allons pouvoir approfondir, illustrer tout cela, nous avons dès maintenant envie d’enraciner notre réflexion ; votre présence nous le permet.
J’ouvre donc le débat. J’attends les questions ou réactions pour que nous puissions vous permettre de nous en dire encore davantage pour que notre travail soit véritablement éducateur et nous permette de retrouver la liberté, l’amour et la vie.

Gabriel Blancher : J’ai été très intéressé, et même passionné, par cet exposé qui est allé vraiment au fond des choses.

Je voudrais poser une question qui restera sur un plan purement humain sans évoquer le fait religieux. L’homme qui a perdu Dieu est obligé de se poser, sans solution préalable, sans solution toute faite, le problème fondamental de son destin personnel et du sens de sa vie ; ce problème-là, l’homme ne peut pas l’exclure.

Il essaie de l’exclure en réalité. Madame le Professeur Chanteur l’a très bien dit, puisqu’elle a parlé du divertissement, du fameux « divertissement » de Pascal : l’homme essaie de se divertir de façon à exclure le problème, à le mettre de côté. Mais il se posera à lui, inévitablement, une fois ou l’autre !

La question que je pose est la suivante : « Cela n’oblige-t-il pas chacun d’entre nous à réfléchir personnellement à ce problème auquel il ne pensait peut-être pas suffisamment, croyant avoir dans l’esprit une solution toute prête ? »

Janine Chanteur : Je crois que c’est une question d’autant plus importante qu’il existe des solutions toutes faites : par exemple l’engagement politique qui tient lieu de religion. Et on remarquera que l’engagement politique est d’autant plus militant qu’il maltraite les hommes, en général. Les engagements politiques qui tiennent compte des autres ne sont pas des engagements arc-boutés sur eux-mêmes. Tandis que ceux qui n’hésitent pas à en sacrifier des millions pour mobiliser “la vérité” de ce qu’ils disent et faire des militants de plus en plus fascinés par eux, ceux-là proposent, imposent, un engagement dans lequel les gens ne détestent pas se précipiter.

Quant aux philosophies, l’après-guerre a vu s’épanouir celles de l’absurde. Oui, nous cherchons un sens de la vie, mais comme il est impossible à découvrir, il n’existe pas ! La vie est absurde. Nous devons la vivre parce que nous sommes en vie, mais elle est absurde. Évidemment, inutile de citer Sartre qui en a été le représentant le plus connu mais pas le seul, malheureusement, et qui a entraîné des quantités de disciples derrière lui. La vie n’a pas à avoir un sens. Ce qui devient très commode d’une certaine façon puisqu’il n’y a plus à se poser le problème du sens.
Pour d’autres, c’est le moment de se le poser…

Françoise Seillier : Vous avez employé une fois l’adjectif “diabolique”. Vous me permettrez de soulever la question du lien entre le mystère du Mal et la perte du sens de Dieu.
Puisque vous aimez beaucoup Pascal, comme nous tous, vous vous souvenez de cette phrase de Pascal disant que toute la condition humaine est incompréhensible sans le mystère du péché originel.
Avec Auschwitz, le Goulag, l’atrocité que les faits-divers nous montrent, hélas, presque tous les jours de crimes tellement odieux commis parfois par des enfants, sans raison apparente, ne sommes-nous pas en présence de ce mystère du mal qui déborde les rapports humains ? Est-ce que paradoxalement la conscience de cette réalité terrible ne pourrait pas être, « en creux », un des chemins de la redécouverte du Dieu Amour ?

Janine Chanteur : Ou de sa négation ?
Il y a deux réponses que je n’hésiterai pas à appeler magnifiques chez Maurice Zundel, dans « Je est un autre ». Tout un chapitre est consacré au problème du mal dans lequel Maurice Zundel voit Dieu souffrir avec nous. Il n’a pas créé l’homme pour le mal et les malheurs. Malheureusement et heureusement, l’homme est libre. Toute la création – parce que ce ne sont pas les hommes qui déclenchent les cyclones – s’est trouvée détraquée, au sens physique – physicien – du mot, à partir du refus de l’homme d’user de sa liberté pour édifier le monde divin.

Le péché originel, c’est un autre chapitre de Maurice Zundel qui est aussi très remarquable. Le péché originel concerne peut-être Adam et Ève, je n’en sais rien, mais je crois surtout qu’il concerne chacun d’entre nous. Nous le refaisons constamment.

Qu’est-ce que le péché originel ? C’est “ vous serez comme des dieux ”. C’est la tentation majeure. On peut dire que le XIXe et le XXe siècle (ils ne sont pas les seuls…) ont véritablement additionné, cumulé à tel point le désir d’être des dieux (vous voyez le pluriel, en plus) que nous avons été placés devant des horreurs. Il y a une organisation des hommes que nous refusons parce qu’elle va contre trop de privilèges, même chez ceux qui prétendent combattre les privilèges.

Françoise Seillier : Est-ce qu’il n’est pas grave tout de même – personnellement j’en suis tout à fait persuadée – que dans l’enseignement chrétien de la Foi, on fasse cette impasse totale, depuis maintenant un certain temps, sur l’existence même de Satan.

Je me souviens d’avoir écouté moi-même des ecclésiastiques à l’Institut Catholique de Toulouse parler d’un langage symbolique dans les Évangiles quant à cette réalité, pourtant très présente, dans les paroles mêmes du Christ à propos du Prince de ce monde.

Hélas je crois que c’est aussi une des sources des difficultés dans lesquelles nous sommes pour analyser en profondeur la situation spirituelle actuelle. Si le mal est d’origine humaine à ce moment-là, les ennemis politiques, par exemple, sont le mal absolu qu’il faut éradiquer pour arriver enfin à la justice, au bonheur, à la paix, etc . Et là on arrive à des choses très graves.

Janine Chanteur : Je crois que ce sont des sophismes.
Si les hommes sont à l’origine du mal, alors certains politiques qui voient clair – mais qui voit vraiment clair ? – ont le droit de tuer tous les autres ; je crois que c’est un fameux sophisme.

D’autre part, qu’est-ce que Satan ? Satan, c’est le néant. Et le néant donne un vertige. Et dans ce vertige nous voyons comme au fond d’un puits notre désir d’être Dieu.
Tout dépend de ce que vous appelez “réel” parce qu’un esprit, et Dieu est Esprit, est un être réel et nous aussi sommes des êtres réels mais nous ne sommes pas Dieu.

Marie-Joëlle Guillaume : En écoutant, Madame, votre si belle méditation qui nous replongeait dans ce mystère de Dieu que nous avons perdu, je me disais qu’au fond, le problème aujourd’hui est davantage celui des ersatz de Dieu que d’une véritable absence. Il me semble que ce que vous souligniez très justement sur l’époque du triomphe de Sartre et de ses émules ne correspond plus exactement à la situation d’aujourd’hui. On n’est plus d’abord dans l’absurde, ou du moins pas uniquement. Avec la mort des idéologies et ce désir de sens qui ne cesse d’habiter l’homme, il me semble que le danger actuel consiste peut-être d’abord à remplacer ce Dieu que nous avons perdu par des ersatz de pacotille para-sacrés, qui sont finalement plus dangereux. Car le néant peut voir en face de lui se dresser l’être, alors que ces succédanés qui prennent toute la place empêchent de discerner la vraie présence de Dieu.

Janine Chanteur : Bien sûr ! Vous avez les sectes, mais vous avez aussi bien autre chose que les sectes.
Un bel ersatz de Dieu c’est cette « transcendance horizontale ». On est très content, on est entre nous ! En réalité nous sommes hors de nous-mêmes parce que nous n’avons pas trouvé Dieu. Ce n’est pas lui à qui nous nous adressons. Ce n’est jamais – lorsque vous parlez d’ersatz – autre chose qu’à une créature, laquelle est finie. Elle ne peut pas donner l’Amour de Dieu. Elle peut en témoigner. C’est différent.

Jacques Arsac : Vous avez parlé du mal, du péché originel. Je suis bien convaincu que le mal qui est le fait de la malignité des hommes est lié effectivement à ce péché originel mais vous avez prononcé le mot de “cyclone” ; j’ai du mal à croire que la faute originelle ait engendré les cyclones et les tremblements de terre.

Janine Chanteur : C’est la chute de toute la création.

Jacques Arsac : Certes. Mais je vois difficilement la création changer de statut.

Janine Chanteur : D’autre part on pourrait vous répondre que, surtout avec les moyens que nous avons, nous pouvons déplacer les gens, nous pouvons prévoir ce qui va se passer. Alors là, c’est la carence du politique.

Jacques Arsac : Je crois davantage, effectivement, aux paraboles de la gérance qui se retrouve au moins en trois exemplaires dans l’Évangile. Le maître est parti en confiant son bien à des gérants. Effectivement nous sommes gérants de la création et à nous d’agir pour que le cyclone ne soit plus la catastrophe…

Mais là, me semble-t-il, dans un développement progressif, vous avez parlé de l’homme co-créateur, je crois peut-être davantage à l’homme gérant.

La parabole de l’homme propriétaire d’un vignoble, etc., est encore un exemple de gérance confiée aux ouvriers. Ce qui est extraordinaire, c’est la fin de cette parabole : “ tuons le fils et nous aurons son héritage ”. On retrouve là ce que vous avez développé : nous approprier le bien de Dieu, la décision du Bien et du Mal. On retrouve la faute originelle.
J’ai vécu dans un milieu scientifique où j’ai fréquenté une forme courante d’athéisme. Ce n’est pas de l’indifférence, ce n’est pas le refus de fausse spiritualité, c’est vraiment que l’homme est seul dans la vie, qu’il a tout à décider, tout à faire, que son esprit est tout-puissant, il est maître de son destin. Cela a été écrit par certains, tels Jean-Pierre Changeux ou Jacques Monod.

Janine Chanteur : Nous vivons avec eux, c’est certain. Cela dit, à travers leur réflexion, il me semble qu’il y a quand même des lumières que nous pouvons dégager et porter plus loin. Il y a aussi des psychanalystes chrétiens et qui font très bien le métier d’aider les hommes à trouver leur salut en intervenant à peine. Mais la question essentielle arrive un jour : la liberté de l’homme, c’est d’accepter ou non ces lumières qu’il reçoit.

De la même façon, les savants contemporains qui, dites-vous, disent que “ l’homme est seul ”, ont-ils vraiment compris ce qu’est cette solitude et pourquoi elle est solitude ? Et s’ils n’ont pas le moyen de n’être plus seuls ? Peut-être, pour n’être plus seul, faut-il entrer en communication avec l’intérieur de soi-même, là où brûle l’attente de Dieu.

Jacques Arsac : Certains ont prôné la philosophie du désespoir disant ce que l’on espère, nous ne l’avons pas et il nous semble que nous ne manquons de rien.

Janine Chanteur : Les anachorètes sont seuls, mais ils ne disent pas que c’est là le sens de la vie. Les anachorètes sont seuls pour trouver Dieu. Ils le veulent. Ce n’est pas un fait auquel ils ne peuvent rien. Ils ont choisi cette solitude. Les moines d’une certaine façon aussi. Elle est féconde cette solitude-là.

Marie-Joëlle Guillaume : Ce que nous dit notre Foi, pour ceux qui sont chrétiens, c’est tout de même qu’à partir du péché originel toute la création est blessée. À travers le nouvel Adam, c’est aussi toute la création qui peut être sauvée, toute chose étant appelée à être restaurée dans le Christ. Nos frères orthodoxes expriment très bien cette réalité à travers les icônes et l’art de la Transfiguration. Notre monde est déjà transfiguré dans le Christ, mais il reste blessé tant qu’il n’est pas sauvé dans le Christ. Et il ne le sera vraiment qu’à la Résurrection finale.

À propos de la solitude, je crois que, quand Madame Chanteur nous parle de la solitude de l’anachorète, ce n’est qu’une solitude externe, si j’ose dire. Je suis d’accord avec vous, ce n’est pas la solitude radicale de celui qui pense qu’il n’est pas relié à une personne transcendante. La solitude de l’anachorète, d’une certaine manière, est une solitude merveilleuse, parce que c’est la solitude avec Dieu.

Janine Chanteur : J’ajouterai un mot, si vous le voulez bien, à propos des cyclones. La matière elle-même c’est Dieu qui l’a créée. Mais ce n’est pas Lui qui envoie les cyclones. Sinon, où serait son Amour ? La matière est prise dans le déséquilibre général.

Jacques Hindermeyer : Comment ne pas acquiescer, Madame, à ce que vous avez dit, notamment de la situation actuelle.
Ce que je veux simplement confirmer, c’est qu’ayant dû fréquenter par obligation ces milieux extrémistes, en Orient, je pense, comme vous, que ces gens ne sont plus libres. Ils sont formés pour répandre la terreur et font abstraction complète de leur liberté. Ils exécutent les ordres, même s’ils doivent y laisser leur vie. Donc, il est tout à fait exact de dire qu’ils ne sont plus libres.

Francis Jacques : Madame, vous nous avez donné une belle méditation qui est un témoignage. Sur un ton sans doute un peu oraculaire, un peu arénétique , mais finalement c’est bien ce qu’il convenait de faire. Aujourd’hui, les témoins doivent parler pour se soustraire aux experts qui les objectivent.

Nous ne sommes pas là pour expertiser la mort de Dieu, la perte de Dieu, nous sommes là pour témoigner. Aujourd’hui, il y a les experts et les témoins. Du moins les témoins doivent-ils parler pour se soustraire aux experts qui les objectivent. Donc, il fallait méditer et témoigner comme vous l’avez fait.

Encore fallait-il sélectionner la bonne question comme vous l’avez fait. Ce n’est pas d’abord la mort de Dieu. Le Vivant ne meurt pas. La question de la mort de Dieu depuis Nietzsche est une provocation. Le Dieu qui est mort, c’est le dieu de nos idoles, celui de nos images ou ceux de nos concepts par lesquels nous essayons d’étendre la main sur Dieu.

En revanche il y a une « éclipse de Dieu », pour parler comme Martin Buber. L’idée que Dieu pourrait bien s’absenter, qu’il y a un Dieu que nous perdons, est subtile. On a beau répéter que Dieu s ‘éloigne, que Dieu est parti, on vit encore sous la lumière de Dieu. Nous avons besoin de Lui pour souffrir, nous en avons besoin pour aimer, nous en avons besoin pour mourir.

Au fond, je me demande si nous avons tellement « perdu » Dieu. De plus je dirais avec Etienne Gilson que l’athéisme est difficile. Les athées vivent dans une foi inversée, comme le vers vit dans le fruit aux dépens de sa substance. Ils se forment des idoles, des idéologies et finalement meurent les dents dans la pulpe.

Janine Chanteur : Mais la pomme est morte aussi…

Francis Jacques : Oui, la pomme est gâtée. La foi et sa négation sont deux contraires qui ne sont pas tellement différents, à un refus près.

Ce dont il faudrait rendre compte, c’est le mystère du refus. Pourquoi les hommes refusent-ils ? Parce que c’est plus facile, parce que c’est plus gratifiant, parce qu’on peut toujours essayer. Mais finalement, l’exposition à l’absolu reste la grande alternative de ce refus. Le Dieu que nous avons perdu c’est le Dieu que nous avons trahi. A force de le trahir comme les mauvais gérants de la parabole, on peut avoir l’impression qu’il est vraiment perdu. En tout cas il a perdu sa garde rapprochée.

Je problématise en radicalisant votre propos. Ce qui doit nous interroger, n’est-il pas vrai, c’est le mystère du refus, le fait qu’on se passe de l’exposition à l’absolu. Pourquoi pense-t-on que cela ne change pas grand chose ? Ou inversement : Qu’est-ce qu’on gagne à accepter l’exposition à l’absolu ? En quoi est-il fécond ? fructueux ? Qu’est-ce que cela change dans l’éducation, dans la politique, dans notre vie ? Mais si c’est un leurre en quoi consiste-t-il ?

Janine Chanteur : Il me semble que nous nous trouvons de faux absolus. On employait le mot “ersatz”. Il y a des projections dans les objets qui remplacent l’intelligence de Dieu, la lumière de Dieu. Et là nous sommes très, très forts. Ce n’est même pas un refus. Ce qui m’intéresse c’est autre chose, j’y trouve mon absolu ! Je l’y trouve tellement que si je ne l’ai pas, je peux me suicider.

Francis Jacques : Oui, c’est bien cela. On pourrait distinguer la voie projective et la voie ascensionnelle. L’homme prétend monter vers l’absolu. Cette voie de la « trans-ascendance » comme disait Sartre, n’est pas la bonne. Elle ne fabrique que des idoles, que de faux absolus, meurtriers. Ici nous retrouvons la question de la mort de Dieu. Mais il y a encore une autre voie, la bonne, la voie descendante de la Révélation. Mais nous n’allons pas lire les textes où le Dieu d’Abraham, d’Israël et de Jésus parle de lui-même. Pensez donc, on est trop malins, on a d’autres types de textes. On préfère le dieu des philosophes et des savants… Encore si on pouvait l’atteindre, ce ne serait pas si mal !

Le grand leurre ce sont les absolus que nous nous fabriquons par rapport à l’authentique exposition à l’Absolu. Le Mémorial de Pascal est très net à cet égard. Il souligne la différence entre le divin et Dieu : il dit le Dieu d’Abraham et pas le divin, pas la fonction-dieu de nos systèmes, qui intervient au bon moment, dans nos philosophies, comme clef de voûte, par exemple comme créateur de vérités éternelles ou garant de l’harmonie préétablie. Mais Dieu est Dieu, l’absolu et non sa projection. Ayons la force de surmonter cette erreur qui est un leurre, et l’humilité d’aller lire Dieu dans ses propres textes.

Janine Chanteur : Si je vous ai bien compris, vous avez employé le mot “humilité”. Précisément, les projections d’une part, le désir d’autre part, érigés en norme de notre conduite, tout cela signifie un orgueil dément de la part de l’homme. Et l’orgueil est le péché fondamental parce qu’il est l’obstacle à la lumière divine.

C’est une erreur, mais c’est une faute en effet, j’ai même employé le mot “péché” parce que je crois que l’orgueil est la négation d’autrui : “ Tu aimeras ton prochain comme toi-même ” pour l’amour de Dieu. Donc c’est la négation aussi de Dieu. Les créateurs de valeur qui ont déferlé dans la philosophie depuis l’après-guerre sont des gens qui pensent qu’ils peuvent eux-mêmes créer des valeurs en tant qu’individus ou en tant que petits groupes et ils refusent celles des autres, puisqu’il faut faire triompher les siennes. Mais, à la limite même, ils ont toute la responsabilité de leurs valeurs. Ils la prennent comme s’ils étaient Dieu. C’est exactement le péché d’orgueil.

Francis Jacques : L’exposition à l’absolu dont je parlais est une obéissance à la Parole, une écoute. C’est elle qui définit le spirituel par opposition au psychologique. Trois choses sont habituellement confondues : le spirituel, la vie intérieure et le simple vécu. La vie spirituelle commence quand on s’expose à l’absolu authentique.

Janine Chanteur : Je ne suis pas sûre que l’on puisse avoir une vie spirituelle sans vie intérieure.

Francis Jacques : Certainement. Mais le seuil de la vie spirituelle c’est le moment où on se détourne de la suffisance intérieure pour se nourrir à la transcendance ou à la sainteté, bref à un absolu qui précède.

Janine Chanteur : … qui est créateur de nous-mêmes.

Francis Jacques : Oui, tout à fait. Si l’on veut comprendre pourquoi, on entre en théologie.

Janine Chanteur : Il nous précède parce que nous sommes grâce à Lui, par Lui et que nous retrouverons en Lui.
J’avais peut-être encore un mot à dire. Justement vous avez évoqué les kamikazes. Entre un Père de Chergé et les frères de Tibhirine acceptant la mort sans jamais vouloir la donner, et uniquement par respect de la parole donnée à l’autre, de l’aide à donner à l’autre, du témoignage qu’il faut donner à l’autre et le kamikaze, il n’y a aucune commune mesure. Ces gens tuent les autres en se tuant, ils se suicident. Les moines de Tibhirine ne se sont pas suicidés. Pas plus que Jésus, alors qu’Il savait qu’Il serait mis à mort.

Il n’y a rien de commun. Il n’y a aucune admiration à avoir pour quelqu’un qui jette une bombe pour tuer des gens, parfaitement innocents d’ailleurs de ce qui se passe. Cela signifie qu’ils ont caricaturé le visage de Dieu quand ils le font au nom de Dieu.