par Marie-Joëlle Guillaume, Agrégée de Lettres classiques, mère de famille, membre de l’AES

La première éducatrice est la famille. Face aux carences de la famille, la tentation est de faire porter à l’école tout le poids de l’éducation, voire d’en faire un substitut affectif et moral. L’école n’est pas faite pour cela. Non seulement elle échoue à accomplir ce rôle, mais ces exigences inadaptées cassent son élan propre. L’école ne sait plus où elle en est, ni ce qu’elle est.

La solution est dans la compréhension et le développement de la notion de “communauté éducative”. Dans cette perspective, parents et éducateurs – chacun à sa place, mais dans un souci de complémentarité – se soutiennent mutuellement pour épauler les jeunes dans leur croissance intellectuelle, humaine et spirituelle.

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Le Président : Je voudrais commencer cette réunion par une brève communication. J’ai eu la bonne fortune de tomber récemment sur un texte de Jacques Maritain sur la philosophie de l’éducation.

Les œuvres complètes de Jacques Maritain ont été éditées de 1982 à 1995, elles comportent quinze volumes. Un seizième volume a paru à la fin de l’année dernière qui reprend certaines conférences faites par Maritain à l’université de Yale, aux Etats-Unis, et à Toronto. Ces conférences ont été éditées en anglais, avec une dizaine de rééditions, en espagnol, en portugais pour le Brésil, en japonais, en allemand et en italien. Curieusement on a l’impression que la pensée de Maritain en France sur la philosophie de l’éducation est restée marginale. Nous même, nous ne l’avons pas (ou peu ?) cité durant cette année. En voici un bref aperçu.

Maritain est convaincu que la démocratie a besoin d’un solide fondement culturel et que l’éducation répond à ce besoin. Avant d’être une réponse à un problème de société l’éducation a pour fin première la personne humaine. Il faut apprendre à la personne à devenir personnalité par la conquête de sa liberté qui consiste à être soi-même c’est ce que Maritain appelle « l’éducation libérale de base » en opposition à deux systèmes éducatifs. Le premier consiste à considérer le jeune comme un adulte en miniature, « un petit adulte à bourrer de science adulte » et le deuxième au contraire à considérer le jeune comme une espèce à part à protéger du savoir adulte, une éducation, dit Maritain, de « pouponnière » au risque d’infantiliser le jeune. Au contraire l’éducation libérale de base a un objectif, voici deux citations :
« L’objectif de l’éducation libérale (il faut bien se rappeler que Maritain fait ses conférences dans un pays de libertés, aux Etats-Unis) est de veiller à ce que le jeune saisisse la vérité ou la beauté par les pouvoirs et les dons naturels de son esprit et par l’énergie intuitive naturelle de sa raison soutenue par tout son dynamisme sensible, imaginatif et émotionnel. Quant au contenu de la connaissance, il doit être déterminé par les exigences mêmes de la saisie dont nous parlons. » Et, pour terminer : « Quant à l’éducation, son but ultime est de disposer les hommes à la sagesse. Et pour ce qui est des humanités, elles sont en péril si elles ne tendent pas vers la sagesse tout comme la sagesse humaine est en péril si elle ne tend pas vers une sagesse plus haute, celle que Dieu donne par l’amour et qui, seule, peut vraiment rendre l’homme libre. »
Je me suis permis de vous faire part de cette lecture récente qui est tombée bien à propos puisqu’elle clôture nos réflexions sur l’éducation et que ce souci de Maritain d’une éducation-liberté a été le nôtre durant cette année.
Rendre les jeunes libres et non les sujets d’un système idéologique c’est bien dans ce sens que nous avons « repensé l’Education nationale ».

Nous avons rencontré des limites dans cette entreprise. L’école n’est pas le tout ! Ainsi la violence qui secoue l’école secoue d’abord la société. Pour les partis politiques, l’école est un enjeu de pouvoir. Et, en positif cette fois, le rôle de la famille est premier dans l’éducation. Il ne faut donc pas demander à l’institution scolaire plus qu’elle ne peut donner. Nous voici dans le sujet de ce jour.

En recevant Madame Marie-Joëlle Guillaume nous recevons en vérité l’un des nôtres. Marie-Joëlle est Membre de l’Académie et je voudrais rappeler rapidement la richesse de sa personnalité.

D’abord elle est enseignante. Agrégé de Lettres Classiques, elle fut à l’époque la plus jeune agrégée de France, elle avait 20 ans et demi ! C’est assez rare. Elle fut enseignante aux lycées de Lyon et de Roanne. Elle s’est engagée en coopération en Afrique, à Lomé, à l’Université du Bénin pour y enseigner en première et deuxième année de licence de Lettres. Retour en France dans la région parisienne. Si toute la carrière de Marie-Joëlle a été dans l’enseignement public, ses enfants l’ont immergée dans l’école privée. Car vous êtes mère de famille, quatre enfants, une fille, un garçon, une fille, un garçon.
Vous êtes depuis trois ans la Présidente de l’Association des Parents d’élèves de Stanislas ce qui représente une très lourde charge.

L’enseignante que vous êtes s’est mise en congé depuis déjà quelques années. Et vous avez abordé courageusement les responsabilités politiques. Durant dix ans vous avez été membre du Comité Directeur et Présidente de la Commission « Famille et Enseignement » au Centre national des Indépendants.

Nous nous sommes rencontrés autour d’André Pièttre, ancien Membre du Bureau de l’Académie. Pièttre avait lui aussi le souci des jeunes et de leur éducation et le courage de ses convictions. Il avait fondé le Mouvement “Sursaut” avant de participer à la création d’“Évangile et Société”. Nous nous sommes retrouvés ensuite autour de Rémi Montagne, le créateur d’un Groupe d’éditions qui réunit des maisons prestigieuses, Fleurus, Mame ; un groupe qui a une place de premier plan dans les bandes dessinées et enfin qui a réussi à faire de Famille chrétienne le premier hebdomadaire familial.

Vous êtes éditorialiste à Famille chrétienne et vos éditoriaux sont attendus pour leur courage et leur clarté d’expression. Je me permets de faire remarquer, pour ceux qui croient que Famille chrétienne est un peu tristounet, que le dernier numéro est tout à fait drôle ! C’est sur les belles-mères et c’est remarquable !
Donc, Marie-Joëlle, soyez la bienvenue ! Mère de famille, enseignante, journaliste, connaissant aussi bien l’enseignement public que le privé, des engagements politiques, des engagements dans l’Eglise, une telle palette d’engagements et d’expérience présage d’une très belle séance de travail.

Marie-Joëlle Guillaume : Monsieur le Président et cher André, j’avoue que c’est la première fois que, pour une conférence, on retourne mon « curriculum vitae » sur le gril comme vous l’avez fait ! Merci de cette présentation.
Arrivant au terme d’une année dont, en tant que Membre de l’Académie, j’ai pu vérifier la richesse puisque j’ai été la destinataire des fascicules qui sont édités après les conférences, je dois dire que je me suis posé la question de savoir ce que je pourrais bien ajouter à tant de communications à la fois très savantes, très professionnelles et justes de ton aussi à mes yeux. Mais j’ai conclu que le sujet qui m’était imparti sous une formulation d’ailleurs un peu originale « Ne pas demander à l’Institution scolaire plus qu’elle ne peut donner » me permettrait peut-être tout simplement de vous dire des choses qui me tiennent très à cœur. Le principal avantage de cette communication sera donc la conviction très profonde qui la nourrira, mais pour le contenu vous y trouverez des choses très simples que vous savez tous aussi bien et peut-être mieux que moi.

Dans la petite présentation que notre ami André et cher Président m’avait demandé de faire, vous avez vu que figurait plusieurs fois le mot “famille”. Je pense que l’avantage de cette communication à la fin d’une année de réflexion sur les problèmes de l’Institution scolaire, c’est la possibilité de réintroduire la famille. Je ne vais pas la réintroduire dès le début de l’exposé, mais vous allez la voir, et je crois que c’est très important. Aujourd’hui on ne saisit plus la part irremplaçable que la famille a dans l’éducation de chaque enfant et que la famille a, d’une façon globale, à l’intérieur de la société.

Dans un premier temps, je vais essayer d’analyser les termes de l’échange entre l’école et la famille : que se passe-t-il aujourd’hui dans la vision que nous avons de l’éducation ? Quelles sont les finalités traditionnelles de l’école ? Comment sont-elles aujourd’hui biaisées ? Comment, par ailleurs, voit-on la famille et comment, en fonction de ce qu’est devenue la famille aujourd’hui, l’école est-elle amenée à prendre un rôle qui n’est peut-être pas exactement le sien ?

En ce qui concerne les finalités de l’école beaucoup de développements ont été tenus cette année. Permettez-moi de revenir à mon expérience intellectuelle personnelle, dans laquelle la formation gréco-latine a beaucoup d’importance. Je me souviens d’avoir été très marquée du temps de mes années étudiantes par le livre d’Henri-Irénée Marrou L’histoire de l’éducation dans l’Antiquité. Il était question en particulier du rôle que l’éducation a eu pour la Grèce, tout au long des grands siècles de sa civilisation. Finalement, quand Marrou nous dit que l’éducation est « la technique collective par laquelle une société initie sa jeune génération aux valeurs et aux techniques qui caractérisent la vie de cette civilisation », cela peut paraître un peu abstrait et général mais cette remarque est nourrie de l’expérience de ce que fut l’Antiquité, où les jeunes Grecs étaient à l’école d’Homère, le « grand éducateur de la Grèce ». Quand on a nommé Homère, c’est-à-dire la poésie, les valeurs de courage, de bravoure, le sens collectif que présentent l’Iliade et l’Odyssée, on a beaucoup dit.

I – FINALITES DE L’ECOLE

Une des finalités traditionnelles de l’école c’est la cohérence dans la connaissance et dans la transmission des valeurs d’une société. C’est aussi la préparation, avec tous les atouts dont elle doit disposer, d’une génération nouvelle, dans le souci des personnes. Vu du point de vue de l’école, le souci des personnes est capital, mais il est en relation étroite avec le devenir de la communauté. C’est la finalité traditionnelle de l’école. Il n’empêche que, si une société doute – et c’est le cas de la nôtre – ce doute se reflète sur l’école. Ce doute est une conséquence nécessaire, étant donné qu’il s’agit pour l’école de transmettre dans la cohérence les connaissances et les valeurs d’une société. S’il y a doute, il y a mauvaise transmission. Je voudrais vous citer une phrase de Péguy qui m’a toujours beaucoup frappée, qui est tirée du 2e cahier de la 6e série et qui dit ceci : « Les crises de l’enseignement ne sont pas des crises de l’enseignement. Ce sont des crises de vie. Quand une société ne peut pas enseigner, c’est que cette société ne peut pas s’enseigner. Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas et tel est précisément le cas de la société moderne. » Des années se sont écoulées, mais le constat reste vrai. Donc, d’un côté, nous avons les finalités traditionnelles de l’école, de l’autre un doute, une crise que nous reconnaissons bien aujourd’hui.

J’insiste encore sur un autre point, à propos de la finalité de l’école. Il a été dit tout au long de l’année des choses avec lesquelles je suis profondément d’accord, sur le rôle d’instruction et d’éducation, le double rôle de l’école. Par-delà les contenus du savoir qui varient selon les époques, alors que le fait de l’école existe toujours, il est un élément qui demeure toujours, c’est la formation de l’esprit. Le rôle premier de l’école, c’est vraiment la mise en culture des intelligences. Cela signifie d’abord des contenus qui structurent, la transmission ordonnée des connaissances par discipline, et aussi autre chose, que notre grande Jacqueline de Romilly a très bien exprimé dans un livre déjà ancien, publié dans les années 80, qui s’appelait L’enseignement en détresse. J. de Romilly disait que finalement l’intérêt essentiel des études – elle visait en particulier les études secondaires dans leur ensemble – était d’imposer à l’esprit un détour, une distance par rapport au quotidien permettant – nous retrouvons Maritain avec sa liberté – la liberté de l’esprit.

Parler de mise en culture des intelligences, à la fois par des contenus qui structurent et par une distance par rapport au quotidien, cela signifie que même à notre époque les professeurs ne sont pas des animateurs socioculturels, et qu’ils ne sont pas non plus une « famille bis ». Ils sont autre chose. Avec de surcroît la nécessité de dispenser un enseignement qui essaie de s’adapter à toutes les intelligences, parce qu’on ne peut pas avoir comme objectif, très noble, la mise en culture des intelligences si on n’essaie pas de prendre l’intelligence de l’enfant là où elle est. D’où l’idée qu’il faut évidemment, à l’école, une éducation diversifiée tenant compte des qualités de chacun.
Telles sont les finalités de l’école vues d’une façon globale, permanente. Il est sûr que depuis un certain nombre d’années elles ont été biaisées de différentes façons. Vous l’avez vu au cours de l’année, notamment avec l’historique des réformes scolaires qui a été présenté à l’Académie.
De manière très simple, sous l’influence du marxisme, l’idée s’est fait jour d’une transformation révolutionnaire de la société passant par l’école, l’école devenant à ce moment-là le fer de lance d’une utopie. Or, comme je le rappelais avec Péguy en commençant en parlant d’une « société qui s’enseigne », il y a une sorte d’antinomie entre une école qui se veut le lieu de la transmission et une école qui se veut le lieu de la transformation. C’est un écartèlement, il n’est pas possible de tenir les deux.
L’école, au terme de toutes ces décennies, ne peut plus ou ne sait plus exactement transmettre parce qu’elle est écartelée.

II – ROLE DE LA FAMILLE

Il s’ensuit une conséquence très nette sur la famille, la conception du rôle de la famille. Tout est parti de l’idée que l’école devait être le fer de lance d’une transformation révolutionnaire de la société et qu’elle avait essentiellement pour but d’assurer l’égalité des chances. D’un point de vue philosophique, humain, le thème de l’égalité des chances est extrêmement satisfaisant, mais si cela aboutit à mettre tout le monde dans un moule unique, ce n’est pas l’égalité des chances, mais une perversion de ce concept même. Or, au nom de cela, on s’est dit que l’école avait en quelque sorte vocation à se substituer aux familles. Car les familles sont inégales par naissance. Vous pouvez être dans un milieu socioculturel extrêmement différent de celui de votre voisin. Donc on a considéré qu’il y avait une sorte d’illégitimité de la famille à remplir son rôle jusqu’au bout au prétexte qu’elle enfermerait le jeune dans quelque chose dont on entend bien le sortir.

Cette idée, qui est très profondément à la racine de la tentation de substitution de l’école aux familles, a imprégné les esprits dans la bonne conscience, l’opinion considérant qu’il y allait de l’intérêt de l’enfant. Cela évidemment, et j’en viens à la famille, s’est accompli à un moment – et maintenant nous en voyons les résultats tristes et douloureux – où la famille elle-même connaissait des blessures très profondes.

Avant de parler des blessures de la famille, permettez-moi de prononcer un éloge de la famille. On ne mesure pas assez la force d’une formule que nos hommes politiques ne cessent de répéter : « la famille est la cellule de base de la société ». Une fois qu’ils ont dit cela, ils ont épuisé leurs efforts et c’est terminé ! En réalité, pourquoi la famille est-elle la cellule de base et comment est-elle la cellule de base ? Elle l’est de façon très originale. C’est la seule communauté humaine qui mêle de façon indissoluble et nécessaire la contrainte et l’amour. Qui le mêle déjà dans l’engagement du mariage : on se contraint à ne pas être volage, quand on prend l’engagement du mariage. Quand on met des enfants au monde, cela suppose aussi des contraintes pour les servir dans leur croissance, il y a des choses que l’on s’interdit quand on est parent ou que l’on ne peut pas faire. En revanche, il y a d’autres choses que l’on s’oblige à faire pour le bien des jeunes. La famille mêle la contrainte et l’amour et même si l’on peut rencontrer beaucoup d’amour, d’amitié dans sa vie, jamais personne n’est en mesure de vous aimer comme votre propre famille, qui vous connaît de la naissance à la mort, qui est capable de vous suivre dans la durée. La famille est la seule cellule sociale qui suit un être humain dans la durée, et qui est donc capable de ne pas le réduire à ses actes de l’instant, mais de le voir grandir, même si cela passe par des brouilles. Les brouilles familiales, tout le monde en connaît, mais cela n’empêche pas la connaissance profonde de l’être tout au long de l’existence. La famille est donc une cellule fondatrice. C’est une cellule dans laquelle vous avez à la fois l’interdit qui structure et l’amour qui édifie. Finalement, dans une société c’est la communauté de base, parce que c’est elle qui donne le ton à toutes les autres.

C’est pour cela que la crise de la famille est une affaire grave. Comme c’est elle qui donne le ton, si elle produit des fausses notes, elles sont partout. On n’arrive plus à trouver le ton juste dans la société.

Aujourd’hui la famille est blessée. Elle est blessée dans son fondement même puisqu’elle est fondée sur l’engagement du couple et que la famille a été attaquée de plein fouet par une propagande individualiste qui malheureusement a assez bien réussi : nous avons tous autour de nous des couples amis qui sont brisés, des familles éclatées, des repères perdus.

La contrainte et l’amour sont écartelés, et de ce fait la famille perd un élément essentiel de sa vie, et qui a compté quand même pour des générations et des civilisations entières : la notion d’exemple. On a dit souvent, de manière peut-être excessive, que l’hypocrisie est un hommage que le vice rend à la vertu, mais il est vrai que nous connaissons tous des exemples de gens dont la vie n’était peut-être pas exemplaire mais qui, face à leurs enfants, s’efforçaient quand même de dire le bien. On remarquera que ce n’était peut-être pas très cohérent avec telle attitude personnelle, il n’empêche qu’il y avait l’effort de se dire à soi-même « même si je ne suis pas tout à fait à la hauteur de l’idéal, je crois quand même que l’idéal existe et j’éprouve le besoin de le dire à mes enfants ». Et il y avait mieux encore, la volonté de ceux qui s’efforçaient de ne pas sortir de l’idéal pour être fidèles à leurs devoirs de parents.

Aujourd’hui ce n’est plus du tout le cas. On considère qu’on vit sa vie, quoiqu’il arrive. Beaucoup de gens parlent de la perte des repères. Or une chose me frappe peut-être encore plus que le reste, à propos de la famille, c’est la perte des repères temporels. Vous n’avez plus des générations vraiment typées, vous avez des adultes qui ne savent ni croître, ni vieillir, qui considèrent les jeunes, les enfants davantage comme des gêneurs, voire des concurrents, que comme des continuateurs. C’est extrêmement grave, parce que les générations sont faites pour faire la courte échelle à la suivante. C’est toute la beauté de la vie, cette continuité des générations, et c’est donc une blessure très profonde de la famille que cette espèce de brouillage général des repères temporels et des rôles à tenir.
Tout cela a comme conséquence un mal qui touche de plein fouet la famille et qui réagit sur l’école, ce sont les blessures de l’autorité. À partir du moment où il n’existe plus la conscience d’un rôle et la conscience exacte de l’identité de la famille, celle-ci n’a plus de prise sur le réel et elle n’a plus la possibilité d’exercer une autorité naturelle reconnue et admise par les jeunes, car fondée à la fois sur la contrainte et l’amour. La famille ne se contraint plus elle-même, il n’y a plus assez d’amour non plus, donc l’autorité est en chute libre.

III – ROLE DE L’ECOLE, un risque de transfert

C’est là que se produit un phénomène parallèle à la démarche que je décrivais tout à l’heure à propos de l’école. Il existe bien une tentation de l’école de se substituer à la famille, mais il y a pire ! La famille fait réellement un transfert sur l’école. Elle en arrive à demander à l’école de faire à sa place ce qu’elle estime ou qu’elle sent ne plus pouvoir faire. C’est très grave, parce que rien ni personne ne remplacera jamais la famille, ni l’école, ni l’État, bien évidemment. Elle est irremplaçable dans son rôle propre. C’est pourquoi l’on peut dire que ce transfert des fonctions, des responsabilités, des rôles de la famille sur l’école, c’est vraiment le transfert qui tue et qui tue d’abord l’école.

Car il conduit à la perte de la juste distance – tous ceux qui enseignent ou ont enseigné comprendront très bien ce que je veux dire – entre les élèves et les professeurs. Si le professeur devient un substitut de la famille ou un bouc-émissaire des révoltes que l’enfant ne peut pas voir maîtriser chez lui, si le professeur est au service d’autre chose que du juste rapport entre la discipline qu’il enseigne et les intelligences qu’il est appelé à former, la distance du respect que l’on doit au professeur et le sens de son autorité n’existent plus. Cela me paraît profondément destructeur de la relation pédagogique. C’est pourquoi je trouve qu’il est illusoire de « sauter de sa chaise comme un cabri » – si vous me permettez d’utiliser l’expression du Général De Gaulle qui en avait usé à propos d’autre chose – en disant comme nos hommes politiques « il faut supprimer la violence, renforçons les effectifs de surveillants, etc. » Il me semble, indépendamment de tout ce qui a été dit de façon très savante sur la violence dans une autre communication, que la violence à l’école est inhérente à la perversion du rapport normal entre enseignants et enseignés et du rapport normal que doivent entretenir la société et l’école.

Le rôle de l’école est un rôle de transmission des techniques, des connaissances, des savoirs et des valeurs de la société. Si elle devient ce qu’elle est en train de devenir, c’est-à-dire l’objet d’un transfert qui ne répond plus à sa vocation propre, on obtient des comportements de violence, parce que c’est la seule façon de traduire l’incompréhension des personnes et l’inadéquation d’une Institution par rapport à son objectif.

IV – LA REUSSITE

Au cœur du malentendu entre les familles, l’école et finalement l’avenir des jeunes, je voudrais mettre l’accent sur la question de la réussite. On parle beaucoup de l’échec scolaire, je voudrais parler de la réussite. Qu’est-ce que la réussite ? Qu’est-ce qu’on attend de l’école pour la réussite ? N’y a-t-il de réussite que scolaire, que professionnelle ? Il existe un grand malentendu au cœur de notre société dont l’école est plus ou moins rendue responsable. En effet, dans un monde où la réussite professionnelle est au cœur de l’existence, dans un monde qui valorise l’argent et le pouvoir, où l’on constate une immense soif de reconnaissance sociale dans toutes les catégories de la société, dans un monde individualiste où domine la loi de la jungle, il y a un immense investissement affectif de la famille en direction de l’école. La famille a tendance à considérer, surtout dans les classes moyennes ou modestes, que c’est par l’école que tout passe. On attend donc énormément de cette transmission d’un savoir. Cette attente n’est pas contradictoire avec ce que j’ai dit du transfert, parce que le transfert est à demi inconscient. Tous ceux qui sont parents le savent, tous ceux qui sont dans le monde scolaire le savent aussi les parents attendent plus que jamais de l’école qu’elle soit un distributeur de savoir, qu’elle mette socialement les enfants en position de force. J’en veux pour preuve les discussions de maquignons entre les parents d’élèves et les professeurs quand ils estiment que la copie de leur petit ou son passage dans la classe suivante n’ont pas été correctement jugés, les contestations, les commissions d’appel pour les passages dans les classes supérieures, tout ce remue-ménage où l’on sent une immense inquiétude et une immense attente.
Mais, la plupart du temps, pour les raisons que j’ai évoquées tout à l’heure, l’école n’est plus en mesure de répondre à cette attente sauf peut-être quelques établissements privilégiés parce que les savoirs sont ridiculisés, et aussi parce qu’il y a un manque de curiosité des élèves : comme ils sont brassés un peu n’importe comment, leur curiosité ne peut pas être éveillée au bon moment, au bon niveau et dans les bonnes conditions. Enfin, il y a des professeurs bafoués. C’est quand même la honte d’une société, que de traiter les maîtres de la façon dont ils sont traités, il faut bien voir qu’il n’y a pas que dans les banlieues difficiles qu’on leur manque de respect. Le taux de dépressions nerveuses chez les professeurs est quelque chose de complètement scandaleux aussi. Il n’est pas admissible de mettre des personnes qui se vouent au service de l’esprit et de la croissance de l’intelligence des jeunes dans une situation telle que leur équilibre psychologique soit en danger. Ce n’est pas normal, ce n’est pas juste et c’est profondément malsain. Mais le fait est que c’est la réalité.

Donc il y a un malentendu fondamental sur la réussite parce que les parents attendent de l’Institution scolaire une réussite qui est rendue impossible par la manière même dont sont construites ces attentes et la situation dans laquelle on met le système éducatif. Cette réussite est impossible parce que le contenu de l’enseignement n’est pas suffisamment adapté à la diversité des intelligences, mais aussi parce qu’on demande à l’école de jouer des rôles ; et en particulier celui de substitut de la famille, qu’elle n’est pas habilitée à jouer.

D’où finalement le problème d’une très mauvaise préparation à la vraie réussite qui est une réussite humaine totale. Une réussite professionnelle, une réussite familiale, une réussite spirituelle même pour ceux qui ne sont pas croyants, une réussite humaine de l’existence. L’école ne prépare pas aux responsabilités de la vie, elle y prépare d’autant moins qu’on lui demande ce pour quoi elle n’est pas faite. La famille ne prépare plus aux responsabilités de la vie, mais elle y prépare d’autant moins qu’on s’accommode très facilement du fait qu’elle ne soit pas actuellement en mesure de jouer son rôle. J’en veux pour preuve scandaleuse ce qui se passe dans le domaine de la santé dans les établissements scolaires : on en vient à décharger les parents de leur rôle normal d’éducation, de soutien, d’orientation des adolescents et adolescentes quant au problème fondamental de la vie, pour demander à des infirmières scolaires de se substituer aux parents. Il faut vraiment être dans un état d’aberration et ne plus discerner les valeurs et les catégories humaines fondamentales pour en arriver à cette usurpation de responsabilité.

Nous sommes dons amenés à faire un constat d’échec par rapport aux attentes sur la réussite à la fois professionnelle et humaine. On n’a pas de prise sur le réel, on n’est pas dans la réalité de la vie. L’école s’est embarquée pour l’utopie, la famille est dans le désarroi, il faut absolument essayer d’en sortir. Or je pense précisément que l’école est un lieu où l’on peut commencer à en sortir, mais évidemment pas n’importe comment ! Et c’est là que je voudrais vous parler de la communauté éducative.

V – LA COMMUNAUTE EDUCATIVE

Il y a quelque 35 ou 40 ans l’UNAPEL , lors d’un de ses congrès, a lancé la notion de “communauté éducative”. Cette notion a ensuite été adoptée par l’enseignement public parce qu’il a senti qu’il y avait quelque chose de très fécond dans cette perspective. Il est très logique que ce soit l’UNAPEL, formée en majorité d’établissements catholiques, qu’il l’ait fait naître, car si vous regardez bien les termes, vous constatez qu’il ne peut pas y avoir de notion de communauté sans finalité. Il faut forcément une finalité pour souder une communauté. Sinon vous avez des êtres épars, vous n’avez pas de communauté. Le ciment de la communauté, c’est le but, la finalité. S’il existe une communauté éducative, c’est qu’il y a un accord sur les buts.

Par ailleurs il n’y a pas de communauté éducative sans distinction des rôles de chacun et sans respect de ce rôle par chacun des partenaires. La communauté éducative fonctionne à l’intérieur d’un établissement scolaire c’est-à-dire à la base. On n’est pas dans le système éducatif dans son ensemble, on est à l’échelle d’un établissement scolaire, de la multiplicité des établissements scolaires. Au sein d’un établissement scolaire, vous avez la Direction, les cadres éducatifs de l’établissement ; vous avez les professeurs, les élèves, leur famille, et puis vous avez une chose sur laquelle on insiste dans l’enseignement catholique – je ne l’ai pas trop entendu ailleurs bien que n’ayant enseigné que dans l’enseignement public – tous les personnels de service, c’est-à-dire des gens qui font des tâches très humbles, très matérielles mais sans lesquelles on ne pourrait pas enseigner, nettoyer les classes, etc. La communauté éducative telle qu’elle a été définie par l’UNAPEL, c’est l’ensemble de ceux qui concourent au bien de l’enfant et les enfants eux-mêmes, puisqu’ils sont l’objet et le sujet à la fois de toutes ces attentions.

Une communauté éducative qui fonctionne c’est une communauté éducative où les rôles de chacun sont bien distincts. Les parents ne sont pas destinés à enseigner. C’est une chose importante à rappeler, et c’est la Présidente d’APEL qui parle ici ! Ce n’est pas parce que tel parent d’élève a fait des études de mathématiques brillantes qu’il doit se substituer au professeur de mathématiques pour juger de la copie de mathématiques de son cher rejeton. En revanche, dès qu’on touche à des problèmes qui sont très directement éducatifs, l’établissement – c’est-à-dire la Direction de l’établissement, le personnel éducatif, les professeurs – doivent avoir à cœur de recueillir l’avis des parents et d’être en phase avec eux. Il faut respecter une sorte de contrat de confiance, parce que, quand on sort de l’aspect purement professionnel de l’institution liée à la compétence professionnelle du professeur, quand on touche à l’éducation d’une façon plus large, l’école doit reconnaître qu’elle n’a qu’un rôle subsidiaire par rapport à la famille. Elle a pour mission d’offrir, dans le domaine de l’esprit, ce que la famille n’est pas faite d’abord pour donner, car même s’il y a des familles très riches au plan culturel, leur rôle premier n’est pas d’abord là. Donc le rôle de l’école est subsidiaire. Il lui revient aussi d’apporter de façon la plus juste possible à tous les enfants la notion d’un bien commun à l’intérieur d’un pays. Mais cela n’enlève rien au rôle premier des parents dans l’éducation. Dès qu’on touche à des questions qui relèvent de l’éducation plus que de l’instruction, il est indispensable que l’école et la famille mènent ensemble une réflexion commune.

Ainsi la notion de communauté s’oppose à l’anarchie, elle s’oppose au collectivisme, elle va de pair avec l’idée qu’il y a non une confusion des rôles mais une conjonction des rôles. Je voudrais bien insister sur cet aspect de conjonction. Plus nous vivons en période de crise plus il est important de fédérer les bonnes volontés en donnant à chacune d’entre elles la possibilité de se sentir heureuse dans son rôle propre et d’avoir le sentiment qu’elle concourt au bien de l’ensemble. Il est très important qu’à l’échelle des établissements, (de même que l’on parle de macro-économie et de micro-économie, on peut parler d’échelon micro-éducatif par rapport à l’échelon macro-éducatif) on s’aperçoive que l’on peut fédérer les énergies, que chacun peut y trouver son bonheur au service du bonheur ultime qui est d’arriver à former vraiment des jeunes pour les faire entrer dans les responsabilités de la vie. Il faut qu’ils soient formés intellectuellement et professionnellement. Il faut aussi qu’ils soient des hommes et des femmes debout. C’est ce qui manque le plus aujourd’hui : former des hommes et des femmes de caractère.
On ne peut pas former des hommes et des femmes de caractère si on ne leur donne pas déjà une structure intellectuelle et mentale. Chacun a sa place dans un dialogue. Dans la mesure où l’on a depuis trente ans beaucoup abusé du mot “dialogue”, on a toujours scrupule à l’utiliser. Mais enfin, le mot existe et si on essaie de donner corps à la chose, elle est tout de même sympathique. Si l’on arrive véritablement à instaurer un dialogue, où chacun écoute l’autre parmi les différentes composantes de la communauté éducative, on s’apercevra, c’est ma conviction, qu’il y a beaucoup plus de bonnes volontés qu’on ne le croit dans toutes les parties de la communauté, et que chacun a son mot à dire de façon très complémentaire.

J’ai donné tout à l’heure l’exemple du père de famille qui se croirait professeur de mathématiques ; je pourrais évoquer d’une manière plus générale, et sans citer particulièrement l’expérience de l’établissement que j’aime et que j’essaie de servir en ce moment, la question des conseils de classe. Beaucoup de parents, en particulier dans l’enseignement public où les choses sont assez politisées, feraient volontiers d’un conseil de classe le lieu d’un affrontement de pouvoirs. Pour moi le conseil de classe (c’est l’ancien professeur qui parle), c’est d’abord le lieu où exercent leur activité des professionnels qui, s’ils sont de vrais professionnels – et il y en a beaucoup plus qu’on ne le croit et qu’on ne le dit dans un métier qui est malheureusement mal considéré – voient l’enfant, le jeune, l’adolescent dans tout ce qu’il est et en même temps dans son rapport à la discipline qu’ils enseignent. Le conseil de classe, c’est-à-dire l’examen de l’ensemble des cas individuels d’une classe, c’est l’affaire des professeurs. En revanche, lors de ce qu’à Stanislas nous appelons les pré-conseils, ce qu’ailleurs on appellera la première partie des conseils de classe, qui concerne le climat d’une classe, l’ambiance de travail, les grands équilibres entre les attentes des professeurs et les attentes des parents, il me semble que le dialogue peut être extrêmement fécond. On peut changer le climat d’une classe et aujourd’hui c’est capital parce que le climat d’une classe dépend de beaucoup d’éléments qui sont extérieurs à l’établissement et en particulier du climat général de la société. On peut changer le climat d’une classe avec un dialogue vrai, où chacun respecte l’autre.

Nous sommes ici à la frontière des questions pédagogiques, et Dieu sait qu’il faut y aller sur la pointe des pieds dans ce domaine quand on est parent d’élève, parce que les parents d’élèves n’ont pas à se mêler de pédagogie directement. Il reste qu’ils ont tout de même à se mêler de tout ce qui entoure la pédagogie. Quand on touche aux questions proprement éducatives, c’est-à-dire pour les jeunes aux questions de comportement, je crois que les professeurs et les personnes qui dirigent les établissements scolaires ne peuvent rien faire sans la coopération des parents. Quand un enfant ou un adolescent a un comportement qu’on appellera aujourd’hui déviant, la famille y est pour quelque chose, ne serait-ce que par omission. D’un autre côté si l’on se met à dire : « les familles ne remplissent pas leur rôle, on est obligé de tout faire à leur place », c’est totalement stérile. D’abord, cela ne permettra pas à la famille de mieux remplir son rôle, mais comme je le disais tout à l’heure, l’école ne le remplira pas mieux parce qu’il y a des choses qu’elle ne peut pas faire. La « maison » (ou l’absence de maison) corrige tous les soirs ce que l’école a pu faire dans la journée, il faut donc vraiment qu’il y ait une collaboration. Je pense en particulier à tous les problèmes de drogue. Dans une ville comme Paris, il n’y a pas d’établissement scolaire qui ne soit pas touché. Ceux qui disent qu’ils ne le sont pas, ou bien sont irréalistes ou ne sont pas très francs, tout simplement parce qu’il y a une telle inflation de l’offre que si la drogue ne circule pas dans l’établissement, elle circule sur les trottoirs avoisinants.

Il y a les problèmes d’ambiance, de mœurs. Je n’ai pas besoin de citer l’émission que vous connaissez tous et qui mobilise, dit-on, la France entière mais indépendamment de cela les jeunes vont beaucoup maintenant sur l’Internet, et y découvrent des choses qu’il serait meilleur qu’ils ne découvrent pas. Et tout cela circule dans les classes…

VI – QUELLES ACTIONS ?

Que peut-on faire en face de cela ? Je crois qu’il faut d’abord qu’il y ait un dialogue à l’intérieur des établissements entre les différentes composantes de la communauté éducative pour poser la question du but : que voulons nous obtenir ? Nous voulons essayer d’avoir des jeunes qui tiennent debout. Pour avoir des jeunes qui tiennent debout, il faut d’abord leur expliquer qu’il existe un bien et un mal. Dans un établissement catholique, on doit le dire clairement ; ailleurs on peut quand même expliquer qu’il y a des choses qui structurent et d’autres qui déstructurent. En fonction de cela on va essayer d’agir ensemble. Que déjà les professeurs sachent qu’ils sont soutenus par les parents, c’est important. Que les parents sachent que les professeurs vont aussi les soutenir dans leur tâche éducative par un certain discours. Qu’on ne se renvoie pas la balle mutuellement pour considérer que l’autre est en situation de carence. Il est plus juste de considérer qu’aujourd’hui c’est toute la société qui est en situation de carence, qu’on ne résoudra pas les problèmes au niveau macro-éducatif, même s’il y a des solutions à trouver par là, mais qu’au niveau micro-éducatif il faut multiplier les occasions d’initiatives communes, de fédération des énergies pour, petit à petit, de goutte d’eau en goutte d’eau changer quelque chose à la mer. J’en suis profondément convaincue. De surcroît, ce type d’action a l’air modeste mais l’est en fait moins qu’on ne l’imagine, parce que la bonne volonté est contagieuse, et parce que je crois au bon sens fondamental des éducateurs, qu’ils soient dans la famille ou dans l’école. Le problème est que ce bon sens est en permanence battu en brèche par un discours médiatique destructeur. Mais il suffit de le laisser s’exprimer ici ou là pour qu’il puisse reprendre le dessus.

Ce n’est pas mon sujet, mais il faut quand même le dire, l’existence de vraies communautés éducatives doit aller de pair avec des réformes de structure ou en tout cas une dévolution des responsabilités qui soit un peu différente. Il faut aller, y compris dans l’enseignement public, vers une véritable autonomie des établissements où le Chef d’établissement soit en mesure de recruter son équipe éducative. Surtout dans l’enseignement public, mais on sait bien que dans l’enseignement catholique la liberté est quand même relative. Il faudrait pouvoir, par cette autonomie des établissements, retrouver la possibilité d’un accord explicite sur les finalités, qui seules fondent véritablement une communauté. Il est vrai que la communauté éducative existe dans un certain nombre de lieux actuellement, mais pour donner sa pleine mesure il faut qu’elle aille de pair avec l’autonomie des responsables. Ceci permettrait aussi une dépolitisation des questions et une véritable poursuite du bien de l’enfant, autour d’un accord explicite, qui existe aujourd’hui à travers les projets éducatifs des établissements lorsqu’ils sont formalisés. À ma connaissance, c’est dans l’enseignement catholique seul, que cela existe. C’est très fécond, un projet éducatif autour duquel on s’unit, après l’avoir édifié en commun, c’est extrêmement fédérateur.

Donc il faudrait une politique de l’enseignement qui rende leur liberté d’action aux partenaires à la base, aux familles d’abord, aux professeurs, aux élèves, aux directeurs d’école aussi, qui permette une expression diversifiée des choix éducatifs, des croyances et des différences et qui, par une décentralisation des responsabilités, une dévolution correcte de celles-ci au bon niveau, replace l’école dans une vraie solidarité avec les familles et dans un vrai rapport de subsidiarité. Le mot subsidiarité est un peu galvaudé à l’heure actuelle. Cela veut dire ici que l’école agit à son niveau, pas ailleurs qu’à son niveau, pour jouer son rôle de suppléance naturelle et normale, pour des tâches que la famille ne peut pas accomplir, mais surtout en ne se substituant pas à la famille. L’un des soucis, l’une des exigences que l’école devrait se donner à elle-même serait de permettre par son attitude et par ce qu’elle s’interdirait de faire de permettre à la famille de retrouver l’espace dont elle ne dispose plus, de retrouver cet espace à travers la considération qu’on lui manifestera à l’intérieur de l’école et à travers l’exigence que l’on se donnera de ne pas remplir son rôle à sa place.

Voilà une perspective qui permettrait de « ne pas demander à l’Institution scolaire plus qu’elle ne peut donner » mais de lui demander tout ce qu’elle peut donner, et à la famille aussi, et d’abord.

ECHANGES DE VUES

Le Président : Bravo ! Vous avez parlé avec le dynamisme et l’enthousiasme d’une personne engagée de tout son être. Une question pour engager le débat. J’ai entendu dire « la communauté éducative, c’est bien, mais ça ne marche pas ». Est-ce que vous pouvez nous dire davantage ce qu’il en est. Autrement dit entre le discours et la réalité… qui croire ?

En outre, dans cette communauté éducative, et je pose la question à quelqu’un qui a dans sa vie le souci politique, est-ce que il y a une possibilité d’associer des politiques qui sont partie prenante de la vie d’une commune ?

Isabelle Mourral : Ce que je peux dire à Marie-Joëlle dans tous les cas c’est que l’idée de communauté éducative a été expressément et consciemment empruntée par l’éducation nationale à l’enseignement catholique à un moment où vraiment on se posait les plus grandes questions sur le climat d’un lycée c’est-à-dire après 1968. C’était la grande idée.

Pour répondre à ce que disait André Aumonier, est-ce que ça marche ou est-ce que ça ne marche pas ?, je vous dirais : c’est l’affaire du Chef d’établissement, c’est lui qui la fait et personne d’autre parce que la clef de la communauté éducative ce sont les Conseils d’établissement. Si les Conseils ne sont pas dirigés d’une main de fer et en même temps avec une grande souplesse on ne peut rien en tirer.
J’aurais une question à vous poser. Projet éducatif : qu’est-ce que c’est ?

André Mattéï : Je voudrais s’agissant des communautés éducatives poser une question à Madame Guillaume. Que ses communautés réussissent à fonctionner convenablement dans les écoles libres, je le conçois parce que – je sais que certains contesteront ce que je vais dire – il y a, en règle générale, dans ces établissements entre parents et éducateurs une grande homogénéité sur le plan culturel. Mais, dans les établissements publics, où il en va le plus souvent très différemment, croyez-vous vraiment que les familles pourront discuter valablement des problèmes éducatifs avec les professeurs là surtout où il y a un grand nombre d’enfants issus de l’immigration ? Je sais qu’il n’est pas politiquement correct d’insister sur cet aspect du problème, mais il est essentiel de le faire, dans l’intérêt même des enfants en question. La crise dans l’enseignement est particulièrement perçue dans les écoles de banlieue et la crise dans ces écoles est aggravée par l’hétérogénéité des élèves qui les fréquentent. La Grande-Bretagne connaît bien également ce problème.

En bref, y a-t-il possibilité de communautés éducatives efficaces, là où, comme c’est surtout le cas dans des zones sensibles, les établissements scolaires sont fréquentés par des élèves d’origines très diverses ?

Marie-Joëlle Guillaume : « Ça ne marche pas » disent les gens. Il faut savoir d’où l’on parle. Les gens qui disent « ça ne marche pas » parlent souvent de l’intérieur d’une communauté éducative où cela, en effet ne marche pas. Il ne faut généraliser ni dans un sens ni dans l’autre. La communauté éducative marche bien en certains endroits, moins bien en d’autres. Ce n’est pas une réponse de normand, c’est une réponse d’équilibre tout simplement, qui teint compte de diversité des expériences.

Vous disiez, Isabelle, c’est l’affaire du Chef d’établissement avec les Conseils d’établissement. Il n’y a pas forcément dans tous les établissements une instance qui s’appelle “Conseil d’établissement”. Elle s’appellera d’une façon ou d’une autre selon les endroits. Ce n’est pas toujours là non plus que marchera le mieux une communauté éducative. Ce qui est important, c’est que les différents partenaires de l’éducation soient représentés dans des lieux et dans des temps où ils peuvent parler ensemble. C’est cela, la notion de communauté éducative. Selon les établissements, la mise en œuvre pourra prendre des formes diverses.

Quand cela ne marche pas, et il est vrai que dans certains établissements cela ne marche pas, c’est parce que les gens n’y croient pas. Pourquoi n’y croient-ils pas ? Parce qu’il y a des préjugés. Actuellement, mon activité se situe plutôt du côté « parent d’élève » que « professeur ». Avoir été professeur m’est toujours très utile parce je suis restée professeur dans l’âme et je vois donc aussi l’autre aspect des choses. Mais du point de vue des parents, je dois reconnaître que les professeurs ont tendance à considérer les parents comme des gêneurs – il faut reconnaître qu’ils le sont un certain nombre de fois – venant empiéter sur leurs prérogatives, et ils y sont d’autant plus sensibles qu’ils sont socialement mal reconnus. S’ils avaient le sentiment d’être bien reconnus socialement, cela les gênerait moins. Mais dans l’état actuel des choses ils ont tendance à défendre leur pré-carré. L’arrière-pensée « les parents vont nous gêner » n’aide pas à mettre en place une communauté éducative.

À l’inverse les parents ont tendance à se méfier des professeurs ou à ne pas avoir avec eux un dialogue suffisamment désintéressé. Le problème des associations de parents d’élèves, c’est que nous avons régulièrement des parents qui acceptent de prendre des responsabilités avec le souci premier de servir la “carrière” de leur huitième merveille du monde, c’est-à-dire leur rejeton personnel. Or je crois très profondément, et je ne suis heureusement pas la seule à le croire, que si l’on prend des responsabilités dans une association de parents d’élèves, c’est parce qu’on a le souci du bien commun. D’ailleurs vos propres enfants sont souvent un peu sacrifiés dans cette affaire, ne serait-ce qu’en raison du nombre de réunions que vous avez hors de la maison, je parle de choses très concrètes ! Il y a aussi le fait, qui se vérifie quand même à certains échelons – pas au niveau du Président de l’Association mais à d’autres échelons – que si le parent correspondant de classe joue vraiment son rôle, au nom des préjugés dont je vous parlais il se met parfois quelques professeurs à dos. C’est pourquoi vous entendez dire que pour jouer le rôle de délégué de parents il vaut mieux avoir des enfants qui travaillent bien. C’est humain.

Cela dit, je crois qu’il ne faut pas se polariser sur le fait que ça ne marche pas dans un certain nombre de lieux. Il faut prouver le mouvement en marchant et manifester que, lorsqu’on y croit, cela peut marcher. J’ai eu l’expérience de plusieurs cas où cela marchait.

Les difficultés de la communauté éducative tiennent aux difficultés générales – je le dis toujours dans les réunions de parents – d’une société où tout le monde parle mais où personne n’écoute. Il y a donc une grande difficulté de relations humaines. L’une des caractéristiques très positives de la communauté éducative, c’est d’être un lieu de relations humaines. Les relations humaines, tout le monde sait que c’est difficile, que cela marche difficilement, surtout dans un contexte général où plus personne ne sait ce que c’est. Il n’empêche qu’on peut essayer de les établir, et à ce moment-là on s’aperçoit qu’en dehors même du problème de l’école on a résolu beaucoup d’autres problèmes parce qu’on a aidé les gens à s’écouter.

Peut-on associer des politiques, et en particulier à l’échelon de la commune, à cette démarche ? Absolument. Non seulement on peut mais on doit parce que, s’il est vrai que j’ai parlé de la communauté éducative à l’échelle d’un établissement – ou de dix ou de cent – la notion et la manière de vivre la communauté éducative ne peut prendre de véritable ampleur que si elle est partagée par l’ensemble de la mentalité du pays et donc finalement que si elle passe par des relais politiques. De surcroît, cela va de pair avec l’idée qu’il faudrait une véritable autonomie des établissements, une véritable liberté de choix des parents, et là, je pense qu’on ne pourra pas se passer du concours des politiques. Mais déjà, à l’échelle d’un certain nombre d’établissements, on peut montrer l’exemple. Je crois à la valeur de l’exemple.

Qu’est-ce que le projet éducatif ? C’est tout simplement, dans un certain nombre d’établissements, un texte qui peut être très variable. J’ai vu des projets éducatifs qui ne font pas une page, il y en a d’autres qui en font largement sept ou huit. C’est la formalisation, par écrit, de ce que l’établissement entend se donner comme objectif, comme finalité dans l’éducation des jeunes. Dans l’enseignement catholique c’est l’occasion de réaffirmer pourquoi l’on est chrétien, car cela ressort de ce qui est dit. On y évoque le service de l’enfant. Il y a eu un congrès de l’UNAPEL, il y a quelques années, sur le thème du « projet personnel de l’enfant ». C’est l’idée de faire croître l’enfant dans toutes ses dimensions, etc. Il y a là une inspiration commune quand on est dans l’enseignement catholique, mais les formulations sont différentes parce qu’elles sont issues du concours d’un certain nombre de gens qui ont travaillé ensemble à le formuler. C’est très fédérateur parce qu’on sait où l’on va et pourquoi l’on y va, et en même temps cela oblige parce que le projet éducatif a la valeur d’une charte, que les parents lisent lorsqu’ils inscrivent leurs enfants.

Le problème des « projets éducatifs », c’est qu’ils sont au mieux de leur forme et leur influence quand ils viennent d’être formulés, qu’il faudrait les réactualiser souvent, que, quand ils sont réactualisés, il ne le sont pas forcément avec les mêmes personnes et de la même façon. Mais enfin, l’école est une communauté vivante. Donc il y a une grande diversité de projets éducatifs.

Isabelle Mourral : J’en ai tout une collection chez moi… Je les trouve très peu expressifs. Il faut quand même que cela dise quelque chose et que ce soit vécu.

Marie-Joëlle Guillaume : J’en ai vu quand même des précis. Cela prouve qu’il y a un risque.
Que dire de la communauté éducative dans une école où les émigrés sont nombreux ? L’école catholique connaît, elle-même, ce problème car elle accueille une grande diversité sociale.

Dans l’enseignement public, étant donné qu’il y a la carte scolaire, selon l’endroit où vous habitez, il y a forcément une homogénéité sociale et donc une relative homogénéité culturelle, et dans l’enseignement catholique où il y aurait éventuellement moins d’homogénéité il y en a quand même parce que, sauf cas exceptionnel, on ne vient pas de très loin dans un établissement scolaire.

Je crois qu’en réalité, le problème ne tient pas d’abord à une éventuelle hétérogénéité, cela tient beaucoup au Chef d’établissement, c’est vrai, mais dans trop de cas le Chef d’établissement n’a pas vraiment les mains libres pour imprimer sa marque comme il le voudrait à la communauté éducative. Il faut qu’il prenne cette liberté mais il faut aussi, je rejoins le plan politique, qu’on la lui donne, je pense en particulier à l’enseignement public qui est beaucoup plus enserré dans un carcan.

Henri Lafont : J’ai fait partie pendant dix ans, entre 1968 et 1978 du Conseil d’établissement d’un Collège de Jésuites qui inaugurait cette communauté éducative dont vous avez parlé. Nous avions un projet d’établissement, l’ambiance était bonne au sein du Conseil. On était arrivé à une convivialité parfaite entre les Pères jésuites, les professeurs, les parents, tout allait très bien. Mais si vous me demandez : quels résultats ? Je serais incapable de vous le dire.

D’où une question : On dit « ça marche » ou « ça ne marche pas ». Sur quels critères dit-on que ça a marché, ou que ça n’a pas marché ? J’aimerais surtout connaître les critères indiquant que ça a marché. Critères au niveau du collège, bien sûr.

Marie-Joëlle Guillaume : Comment voit-on que cela a marché ? Quand vous sentez qu’il y a une bonne atmosphère dans un établissement ; quand les jeunes ont l’air heureux ; quand on s’aperçoit qu’il y a des résultats scolaires satisfaisants, car l’école est là quand même pour aboutir à des résultats ; quand il y a un « front commun » des adultes pour élever l’enfant et pour faire face à ses désarrois éventuels. Si l’on sent que cette connivence existe et que cela aboutit à des résultats, on peut dire que la communauté éducative a réussi. Le fait que vous disiez que vous ne savez pas très bien quels en sont les résultats est significatif. C’est peut-être justement parce qu’ils étaient bons. Vous ne pouvez pas les identifier parce que c’est impalpable. Quand cela marche, c’est impalpable.

Nicolas Aumonier : Je voudrais donner juste un bref témoignage sur la question politique et vous poser ensuite une question.

En 1997, je me trouvais à Arras et il y avait un membre du Conseil général qui était représenté ès qualité dans le Conseil de l’établissement. Dans l’enseignement public, il y a toujours un représentant de l’autorité politique, en l’espèce du Conseil général. La chose était piquante, car ce représentant était Membre du Front national. Les professeurs, se sentant investis d’une mission de vigilance et de lutte contre les fascismes, se sont alors violemment opposés sur la conduite à tenir : fallait-il adopter la politique de la chaise vide, ou la politique de la présence sans participation ? C’étaient les deux grands débats dans lesquels étaient engagés les syndicats respectifs du SNES et du SGEN. La représentation politique existe donc bien dans un Conseil d’établissement publique.

Je poserai maintenant ma question à partir de l’état des forces en présence dans un établissement telles qu’elles peuvent exister entre direction et professeurs. J’ai bien souvent l’impression, dans les différents établissements que j’ai pu fréquenter, qu’il s’agit toujours d’un nouvel avatar de la lutte des classes. Sous prétexte que le Chef d’établissement décide de l’affectation des moyens tandis que les professeurs se sentiraient peut-être plus engagés dans une œuvre des fins éducatives ou d’instruction, les seconds se sentent -parfois justement- tenus de lutter contre d’éventuels abus de pouvoir du premier.

C’est à partir de ce contexte que je reprends ce que vous avez dit à propos de la liberté de recrutement des Chefs d’établissement. J’ai bien souvent l’impression que si l’on donne à des proviseurs médiocres la liberté de recruter qui ils voudront cela aboutirait à une catastrophe : baisse du niveau et caporalisation des relations entre le proviseur et ses professeurs. Le second risque me paraît être celui de l’enfermement, du repli, du cocon étouffant, de la confusion aussi entre l’autorité du savoir et l’autorité administrative, sans compter les difficultés pratiques très grandes : du concours de recrutement aux contenus de plus en plus locaux. Ce serait, à plus ou moins brève échéance, la disparition d’un contenu national de l’instruction donnée.

Jean-Didier Lecaillon : Après avoir remercié Marie-Joëlle Guillaume qui, par ses qualités de synthèse et de clarté nous a proposé une bien utile piqûre de rappel, je souhaiterais partager son témoignage concernant ce que nous vivons puisque nous sommes à la fois enseignants et parents. C’est très intéressant de suivre les conflits et la complémentarité entre les parents et les enseignants. Ma question concerne ce sujet des rapports entre enseignants et parents, entre éducateurs en quelque sorte. À plusieurs reprises Marie-Joëlle a souligné que nous avions souvent, au cours de nos réunions précédentes, insisté sur l’importance de revaloriser non pas la fonction mais les enseignants et je crois qu’il y a là une clef de compréhension des problèmes que nous rencontrons. Dans ces rapports entre enseignants et parents deux cas – je schématise – peuvent se produire et ma question est celle de savoir comment on réagit dans ces cas-là.

Il y a d’abord les parents absents. Dans la société dans laquelle nous vivons beaucoup de parents se débarrassent en quelque sorte et disent « ce qui m’intéresse c’est un établissement qui ouvre très tôt, qui ferme très tard ; on n’a pas le temps, on est occupé ailleurs, on ne vient pas aux réunions » on se désintéresse totalement et les enseignants se retrouvent sans interlocuteurs. Que faire dans ce cas-là ?

Second cas de figure des parents omniprésents et quelquefois fort utilement présents dans la mesure où les parents peuvent se trouver en conflit avec ce que l’enfant entend à l’école. Vous avez évoqué cette question en disant « ce qu’on fait à l’école, à la maison cela peut être détruit ». Je complèterai en disant que dans certains cas c’est heureux, et cela quel que soit l’établissement qu’on a pu choisir : on peut se trouver en désaccord avec un enseignant qui a dit à nos chers petits des choses que nous ne pouvons pas laisser passer ; car, nous savons aussi que ce qu’on fait dans la famille, l’école peut le détruire. Ainsi se trouve-t-on lancé dans une partie très difficile à jouer parce que, si bien entendu il va falloir éviter de dénigrer l’enseignant devant l’enfant, nous sommes pourtant, en tant que parents, bien obligé aussi de corriger. Comment faut-il gérer le problème de cette contradiction entre les parents et les enseignants ?

Olry Collet : Merci, Madame, pour ce que vous nous avez appris dans cet exposé clair et concis. J’ai apprécié ce que vous avez dit sur l’intégration du personnel de service et du personnel administratif dans la communauté éducative. Je crois qu’ils ont véritablement un rôle important à jouer et que c’est, en plus, leur donner une grande idée de leur rôle et, par conséquent, les rendre plus heureux, eux aussi.
Vous parliez de la participation des parents à la communauté éducative. Je reviens d’Angleterre où j’ai appris une façon d’associer les parents et l’école. C’est une charte qui est donnée aux enfants pour qu’ils la lisent avec leurs parents. « Le matin, avant de partir, tu vas vérifier que tu as toutes tes affaires dans ton cartable. Tu verras qu’il n’y a pas de tache sur ton uniforme et que tes chaussures sont cirées, pour faire honneur à ton école. Quand tu arriveras à l’école tu ne bousculeras pas les autres, tu seras gentil avec eux, et même avec tout le monde… etc. » Certaines remarques m’ont fait sourire, peut-être, mais j’y ai vu une façon d’associer l’élève et ses parents à la communauté éducative.

Père Philippe Brisard : Comme prêtre ayant été dans l’enseignement public et dans l’enseignement catholique et étant actuellement aux Orphelins Apprentis d’Auteuil, j’ai donc connu dans ma vie une grande diversité de situations d’enseignement. C’est pourquoi j’attire l’attention sur le fait que l’enfant, le jeune ne soit pas le grand oublié de nos merveilleuses réflexions.

En particulier, peut être parce que je suis encore curé pour quelques temps, je suis sensible au rapport de l’école avec le milieu extérieur. Je crois qu’il n’y a pas beaucoup d’homogénéité dans les écoles, même si le ton est donné par le milieu dominant. De toute façon, ce serait perdre l’Espérance que de penser que des milieux défavorisés ne seraient pas dignes d’enseignement. Nous connaissons de grands enseignants qui sont de grands saints : Jean-Baptiste de La Salle, Don Bosco, pour ne citer que ceux-là. Ils ont précisément montré contre toute évidence que l’école peut aider les enfants, issus d’un prolétariat absolument désespéré, à remonter la pente.

Solange Marchal : Seulement un petit témoignage, optimiste. Il faut en profiter. Il se trouve que je suis depuis 30 ans, administrateur du lycée Janson de Sailly. C’est un lycée énorme, le plus grand de Paris, ce qui entraîne des difficultés. Ce qu’a dit Madame Mourral est tout à fait exact, cela dépend beaucoup du Proviseur. J’ai vu une succession de proviseurs. Je ne dirai rien de mal des premiers que j’ai connus mais il régnait un aimable laxisme on avait l’impression qu’on ne faisait rien. Après nous avons eu la main de fer du Proviseur actuel dans un gant de velours mais par toujours de velours et je dirai que « ça marche ». Nous sommes extrêmement nombreux au Conseil. Il y a une détermination et une certaine façon calme de la faire respecter Les enfants s’expriment, les ados aussi prennent la parole parce qu’on les écoute toujours avec beaucoup d’intérêt. Et les professeurs… c’est moi qui ai rédigé la motion proposée par un professeur marxiste-léniniste, pour les personnels de laboratoire. C’est pour dire que nous sommes dans une bonne entente dans l’intérêt des enfants. Je pense que ça peut marcher et quand ça marche, bravo !

Marie-Joëlle Guillaume : Je suis d’accord avec Nicolas Aumonier. Il faut marcher sur deux pieds, il manquait le second pied pour être tout à fait logique avec ce que je proposais et c’est simplement parce que je ne voulais pas me lancer dans un autre sujet. J’ai eu tort. On ne peut pas séparer les deux si on veut la cohérence d’un système, et la cohérence de tout mon propos, c’est qu’on ne peut pas séparer la liberté de recrutement, par le Directeur, de son équipe, de la liberté du choix de l’établissement par les parents. Autrement dit cela va de pair avec toutes ces propositions évoquées il y a une quinzaine d’années, et restées lettre morte, le « bon », ou « chèque » scolaire. Dans l’enseignement catholique les Directeurs n’ont qu’une liberté relative pour constituer leur équipe, mais en tout cas les parents sont libres de voter avec leurs pieds. Dans l’enseignement public, non, parce qu’on est prisonnier du carcan de la carte scolaire. Autrement dit je suis totalement d’accord avec vous, pour éviter l’arbitraire, la médiocrité etc, il faut être dans un système où les établissements soient dans une saine concurrence c’est-à-dire où les parents peuvent faire valoir le choix des familles d’une manière générale parce qu’il y a le choix du jeune aussi. Il faut qu’il y ait la possibilité de choisir positivement un établissement parce que l’équipe qui le dirige, les professeurs qui y sont, le projet éducatif qui est défini, vous enthousiasment Ou, au contraire, de quitter l’établissement parce qu’il ne répond pas à cette finalité. On ne peut donc faire l’économie du deuxième point, qui est la liberté de choix de l’établissement sinon cela peut effectivement être une prime à la médiocrité et au copinage.

Les parents absents, c’est un gros problème, surtout quand on veut agir au niveau des Associations de Parents. On vous dira « ce sont toujours les mêmes ». Et en fait les parents qui sont le plus blessés, pour lesquels il faudrait qu’un dialogue se noue avec les professeurs, ne sont pas ceux qui s’engagent. C’est vrai. Mais je pense que dans n’importe quelle communauté seule une minorité de gens s’engagent. L’essentiel est qu’ils le fassent vraiment dans un esprit de service en essayant au maximum de dialoguer avec les autres et d’être porteurs de leurs attentes. On n’empêchera pas le fait qu’effectivement il y a des parents qui sont absents.
Ce que l’on peut essayer de faire, et les Associations de parents le font, c’est d’exprimer, dans le dialogue qu’ils ont avec les professeurs, l’importance qu’ils attachent à ce que les professeurs nouent un contact personnel avec les familles, individuellement, dès qu’il y a un vrai problème. Nous disons aussi aux parents qu’il est important qu’ils nouent un dialogue direct avec les professeurs. C’est une très longue pédagogie parce que ce sont souvent les familles qui sont le plus en difficulté, où les parents sont absents de chez eux, où il y a de graves problèmes de comportement de la part des jeunes, qu’il n’y a pas moyen de rencontrer, ni en tant qu’association de parents, ni les professeurs, ni la direction de l’établissement. C’est tout le problème de notre société aujourd’hui.

Quand vous parlez de problème de fond, de désaccord dans les propos tenus par tel professeur ou autre, il est vrai que cela existe. Et ça tient au fait que nous sommes dans une société éclatée, où les uns et les autres n’ont pas les mêmes finalités, pas les mêmes visions de l’homme. De ce fait on en arrive à des distorsions qui font dresser les cheveux sur la tête, car si l’on en arrive à considérer que tel comportement tout à fait déviant représente le sommet de l’art littéraire dès lors qu’il est exprimé, rien ne va plus. Des parents conscients ne peuvent pas l’admettre. D’où l’idée à nouveau que, s’il y a une liberté de choix de l’établissement par les parents, liberté de constitution de l’équipe éducative, liberté d’élaboration d’un projet éducatif c’est effectivement une réforme éminemment politique parce qu’elle bouleverserait tout mais à partir de là ces désaccords de fond devraient être beaucoup moins fréquents, dans la mesure où il y aurait accord sur les finalités à la base. C’est bien, je crois, ce qu’exprimait Monsieur Collet dans son exemple britannique. Je suis totalement d’accord avec vous, et je crois qu’effectivement cette notion de charte est très forte. C’est d’ailleurs un très beau mot, « charte », c’est très fort et c’est ce qui fédère, effectivement. L’idée que les enfants puissent se sentir personnellement responsables de l’application et en discuter avec leurs parents est tout à fait intéressant. À l’un des derniers congrès de l’UNAPEL cela avait été dit et en particulier pour l’enseignement primaire. Un certain nombre d’établissements avaient donné l’exemple de chartes qui fonctionnaient de cette façon-là, des choses très simples que les enfants acceptaient de signer et leurs parents aussi.

Mon Père, vous avez souligné que l’Espérance devait être particulièrement présente lorsque le milieu était défavorisé. Je suis d’accord : on ne peut pas abstraire l’école du milieu extérieur. Ce que j’avais trouvé très beau et très fécond dans la formule et tout le chapitre de Jacqueline de Romilly lorsqu’elle parlait de la distance à avoir, c’était véritablement la noblesse de la finalité de l’école et en particulier dans le domaine de l’esprit. Aujourd’hui où l’on tend à vous dire que les médias vont quasiment remplacer l’école, il faut comprendre qu’ils ne remplaceront jamais l’école, non pas parce qu’ils manqueraient de qualités, mais parce qu’ils ne pourront jamais assumer cette qualité du rapport au temps que donne l’école lorsqu’elle accomplit vraiment son rôle. Quand vous apprenez l’histoire, quand vous étudiez les grands textes de la littérature, toutes les disciplines, chacune à leur manière permettent de donner une distance à l’esprit par rapport au conditionnement du présent. C’est ce qui est capital dans le rapport de l’école à l’éducation, c’est là où elle est irremplaçable. Si elle se met à singer ou à remplacer la famille, à singer ou à remplacer le monde extérieur, médiatique par exemple, elle ne remplit plus son rôle.

Je remercie Solange Marchal de l’exemple qu’elle a donné à propos de Janson, parce que je crois qu’il faut toujours donner des exemples concrets qui nous permettent d’espérer. Le fait est que ces exemples existent. Ils sont un message d’espérance.

Jacques Hindermeyer : Je ne peux qu’approuver, Madame, ce que vous préconisez et appliquez vous-même avec succès.
Mais, dans la situation actuelle des classes dites « défavorisées », il est indispensable : d’abord de remettre de l’ordre, puis d’assurer la sécurité des professeurs et des élèves. C’est le rôle de l’Etat. Enfin, il serait bon de faire comprendre aux parents d’élèves que la sélection est nécessaire et q’elle se fera, tôt ou tard !

Marie-Joëlle Guillaume : Monsieur le Professeur, je voudrais vous répondre deux choses.

La première, à propos de la remise de l’ordre et du rôle de l’Etat, c’est que de toute évidence l’école n’est pas un électron libre. On est parti dans des utopies à partir du moment où on a considéré que l’école allait transformer la société. L’école au contraire est dans la société, elle s’inscrit dans un certain ordre et s’il y a un désordre général, elle ne peut pas remplir son rôle.

Ce que j’ai développé à propos de la communauté éducative c’est simplement par rapport à mon sujet « ne pas demander à l’école plus qu’elle ne peut donner », mais précisément, si l’on évoque l’ordre public, l’école ne remplacera jamais l’exercice de la puissance publique au service de l’ordre public.

À propos de la sélection, ce que je voudrais dire, c’est qu’il faut parler d’excellence à tout le monde. Il faut parler d’excellence en respectant l’intelligence de chacun, la diversité des vocations et donc le service de chaque être tel qu’il est. Un petit exemple. Si vous voulez dire la même chose et former de la même façon un futur plombier et un futur énarque – vous ne pouvez pas savoir à la base ce qu’ils seront, mais vous voyez bien les profils – vous faites des dégâts. Si vous traitez le futur plombier comme un futur énarque, il ne se sent pas à l’aise. Il se dit qu’il ne sera pas au niveau, alors qu’en réalité, il aurait pu parfaitement s’accomplir parce que le travail manuel est noble. Il y a une façon de concevoir le travail manuel aujourd’hui qui est tout à fait biaisée et malsaine. Si vous voulez traiter le futur énarque comme un plombier, si vous demandez à un énarque de faire de la plomberie, c’est la plomberie qui geint. Il y a une diversité de dons, à chaque génération dont il faut tenir compte.

Il y a une diversité des talents et il y a une façon idéologique de considérer – c’est un travers très français – que seul ce qui est relié à une intelligence abstraite a une certaine noblesse et que le reste n’en a pas. De ce fait, on a une notion négative de la sélection. Alors que si l’on parle d’excellence à tout le monde, si l’on dit que chacun, à la mesure de ses possibilités, de ses aspirations, de la révélation progressive de ses compétences est appelé à donner le meilleur de lui-même, on aura un système éducatif qui respire beaucoup mieux. Cela signifie un changement des mentalités, il est urgent de s’y atteler. Actuellement, les situations sont figées, et l’on n’arrive pas à donner à chacun le meilleur.

Si on parle d’excellence à tout le monde, on respecte tout le monde et en même temps on respecte la diversité, parce que personne n’aura la même excellence que le voisin.