par Nicole Catala, Ancien Ministre, vice-Président de l’Assemblée nationale

La recherche reste sans portée, si elle ne s’accompagne de propositions concrètes. Quels sont les voies et moyens à emprunter pour réussir un système éducatif acceptant de se diversifier en fonction des aptitudes des élèves et des besoins de notre société ? De ce point de vue, la place de l’orientation, celle de l’enseignement technique et celle de la formation continue sont des questions majeures souvent mal connues, voire ignorées. Mais, par dessus tout, il y a dans la notion d’éducation à la fois une formation de base et une formation de l’être social.

Lire l'article complet

Le Président : Notre thème de recherche « Repenser l’Education nationale » nous conduit aujourd’hui à faire appel au politique car il n’y a pas de réforme possible sans le concours du Pouvoir.

C’est pourquoi, nous sommes heureux d’accueillir Madame Nicole Catala, d’abord en sa qualité de député à l’Assemblée Nationale.

Mais vous avez plus d’un titre, Madame le Ministre, à vous exprimer sur notre système éducatif.
D’abord vous avez été enseignante, licenciée ès lettres, agrégé de Droit. Vous avez enseigné successivement à Dakar, à Dijon et à Paris.

Vous avez créé et dirigé le « Centre inter-universitaire de Formation à la fonction personnel ». Membre du Conseil économique et social, vous y avez présidé la section « Travail et relations professionnelles ».

C’est un trait marquant de votre carrière d’avoir privilégié les recherches concrètes, comme le prouvent vos publications : Nature juridique du paiement, Le personnel et les intermédiaires de l’entreprise, Le Travail temporaire, l’Entreprise.

Ainsi pouvez-vous mettre au service de vos différentes fonctions une triple compétence : celle de l’enseignant, celle de l’observateur de la vie des acteurs économiques et sociaux, celle du politique.

Secrétaire d’État auprès du Ministre de l’Éducation nationale en 1986, vous êtes chargée de la Formation professionnelle. Vous êtes Député de Paris depuis 1988 et constamment réélue en 93 et en 97 ! Vous êtes inscrite au groupe RPR et vous êtes Vice-Président de l’Assemblée nationale.

Les récentes élections municipales à Paris ne vous ont pas été favorables. Tel est le fruit de la division entre les membres d’une même famille ! Cette période électorale vous a éprouvée cependant vous avez accepté, à notre demande, de vous replonger dans les objectifs et les méthodes du système éducatif pour, avec nous, « repenser l’Éducation nationale ».

Nous attachons une grande importance à la réunion de ce jour. Elle dévoile notre ambition d’emprunter les voies et moyens sans lesquels les recherches restent sans portée. Des recherches que nous avons entreprises avec la volonté d’inspirer les acteurs politiques lors des prochaines échéances électorales en 2002.

L’opposition a-t-elle, en matière d’Education nationale, un projet partagé par les partis qui la composent ? Est-elle ouverte à une collaboration avec notre Académie ? La question est posée. Elle pourrait être reprise au cours du débat, avec votre accord.

Nicole Catala : Merci, Monsieur le Président, d’avoir fait de moi une présentation excessivement élogieuse. Elle ajoute à mon inquiétude car j’ai entendu la dernière fois la communication de Madame Mourral et je l’ai jugée d’une qualité telle que depuis lors je suis dans une grande inquiétude car je n’arriverai pas à égaler la pertinence et la qualité de ses propos.

Ma communication ne vaut pas programme pour l’Opposition ; elle présente plutôt le fruit d’un certain nombre de réflexions que je fais, depuis pas mal d’années maintenant, sur l’évolution de notre système éducatif. C’est plutôt une étape dans une réflexion en cours qu’un ensemble de propositions précises.

Pour répondre tout de suite, néanmoins, à la préoccupation que vous exprimiez, je vous dirai que ma formation politique a avancé dans la préparation d’un projet mais n’a pas encore arrêté des propositions précises. Les vôtres seront les bienvenues, au stade où nous sommes, dans l’élaboration de ce projet.

Le thème de ce jour concerne les objectifs et les finalités du système éducatif. Il n’y a pas beaucoup de sujets qui ont inspiré, dans le passé, autant de travaux et autant de propositions. Sur mes rayonnages j’ai retrouvé les travaux du Colloque d’Amiens, de mars 1968, qui avait précédé de peu les événements que l’on sait, et qui déjà débattaient de la réforme de l’école. Et puis il y a eu, depuis dix ans, de multiples rapports : Rapport du Plan en 1991, (rapport Stoléru) ; le Rapport “Pour l’école” de la commission Fauroux, en 96, que je citerai à diverses reprises parce que je trouve que c’est un des travaux les plus pertinents qui aient été faits sur le système scolaire ; le Rapport Meirieu de 99, etc. Le sujet a fait couler beaucoup d’encre !
D’innombrables propositions, souvent séduisantes, ont été faites qui, peut-être plus fréquemment qu’on ne le croit, convergent sur certains points. Ainsi l’allégement des programmes est une idée souvent avancée, même si elle reste pour l’instant plus théorique que réelle.

Malgré tous ces travaux, on a l’impression que la « machine Education nationale » évolue peu. Elle est sans cesse sujette à réformes et pourtant, dans ses profondeurs, elle semble obéir à une espèce de mouvement lent extrêmement difficile à contrôler ou à orienter. Christian Beullac l’a comparée à un paquebot qui ne virait que lentement sur son aire. Elle donne l’impression de ne pas répondre aux attentes des jeunes et de la société, elle donne l’impression de ne pas remplir sa mission. Encore faudrait-il savoir ce qu’on lui assigne comme mission. Quels sont les objectifs, quelles sont les finalités qu’on lui assigne aujourd’hui ou qu’on devrait lui assigner ?

I – LES BOULVERSEMENTS CONTEMPORAINS

Avant d’apporter des éléments de réponse à ces interrogations, il faut prendre conscience de ce que, plus que jamais aujourd’hui, l’Ecole est le reflet de la Société. C’est pourquoi, dans un premier temps, je m’attacherai à évoquer les changements de la Société et les problèmes que ces changements posent. De même la Société est aussi le produit de l’Ecole. Il y a, entre les deux, une interaction qui impose d’analyser les changements intervenus avant d’envisager une redéfinition, une précision nouvelle des objectifs que l’on pourrait proposer à notre système éducatif.

Changements dans la Société, changements dans le système éducatif, les uns et les autres ont été considérables au cours des trente mais surtout des quinze dernières années.
Les changements dans la société sont innombrables. La société de la fin du XXe siècle est fort différente de celle des années 70. L’urbanisation, avec l’expansion des banlieues pour corollaire, s’est considérablement amplifiée cependant que la population proprement rurale a poursuivi sa décrue.

Les populations d’origine étrangère, nombreuses aujourd’hui, ne se sont que très partiellement intégrées à notre communauté nationale, même lorsqu’elles ont accédé à la nationalité française. Les enfants, le plus souvent français, de ces familles se situent à la marge d’une société dont ils ont l’impression qu’elle les rejette. Il y a là sans nul doute l’une des causes de la violence actuelle. Une violence dont les enfants sont victimes de plus en plus tôt puisque l’école n’est plus un sanctuaire et que, dès le collège, menaces, rackets, coups terrifient les plus jeunes ou les moins forts.

D’autre part, dans cette société à la fois prospère et vulnérable, il existe une divinité, non désignée comme telle mais bien réelle, la télévision, grande dévoreuse de temps – d’un temps qui était autrefois consacré au travail scolaire, au sport, au dialogue familial ou à la lecture – et inspiratrice de comportements moutonniers, y compris dans le crime ! Il y a souvent une recrudescence de délinquance à la suite d’exemples criminels longuement commentés ou présentés à la télévision. Le nombre d’heures que passent les Français, notamment les enfants français, devant leur poste de télévision est effrayant. C’est de l’ordre de deux heures à deux heures et demi par jour, pour les enfants.
Dans la construction de la personnalité, la télévision est devenue la grande concurrente de l’école. Mais si elle peut informer utilement – on ne peut le contester – elle n’est pas formatrice de l’esprit, elle n’est pas source de savoir pérenne car le spectateur est trop passif devant son écran. On peut dire d’elle qu’elle est une concurrente déloyale de l’école. Peut-être faudrait-il que l’école se l’approprie davantage pour mieux apprendre aux enfants à dominer cet instrument et non à être dominé par lui.

Enfin, dans ce tableau des bouleversements contemporains, je ne manquerai pas de relever l’instabilité des familles, souvent décomposées, parfois recomposées. Le nombre d’enfants élevés par un seul de ses parents n’a cessé d’augmenter. Il dépasse aujourd’hui 2 millions pour 1 million 700 mille pères ou mères isolés. Donc il y a près de 4 millions de personnes qui vivent dans une famille incomplète !

À Paris, 1 foyer sur 4 est un foyer monoparental. Or il a été établi – j’avais fait une recherche sur ce sujet il y a 4 ans – que les enfants qui grandissent dans un tel foyer, auprès d’un seul parent, sont plus que les autres exposés à l’échec scolaire, à l’absence de diplôme et plus tard au chômage. Avec cette multiplication des familles monoparentales, un des processus de l’exclusion sociale est à l’œuvre.

Dans cette société où l’on fait des enfants des enfants-rois puisqu’on leur concède beaucoup de choses, beaucoup d’entre eux sont en fait en déshérence. La famille n’accomplit plus ou qu’imparfaitement son rôle éducatif, quant à la religion, son influence s’est considérablement effritée.

L’école peut-elle, en dépit de tels bouleversements, parvenir à former des hommes qui soient non seulement instruits mais éduqués, c’est-à-dire respectueux de leur prochain et des règles de la vie en société ? Même si beaucoup d’enseignants s’y appliquent, force est de constater que les dispositions prises au cours des 20 dernières années ont permis une adaptation plus quantitative que qualitative de notre système éducatif à ce monde nouveau.

II – L’EVOLUTION DU SYSTEME EDUCATIF

Certes, si la société n’est plus la même, l’école aussi a beaucoup changé : en nombre d’élèves, en nombre de professeurs, puisque l’on a aujourd’hui près d’1 million d’enseignants dans ce pays ; en moyens employés : la dépense intérieure d’éducation représentait, en 1999, plus de 7 % du produit intérieur brut, 626 milliards de francs dans le budget, soit à peu près 200 milliards de plus qu’il y a 15 ans. Donc les moyens attribués au système éducatif ont considérablement augmenté et ce système a connu une spectaculaire croissance. Je voudrais retracer l’évolution du système éducatif parce qu’elle explique en partie les difficultés sur lesquelles nous butons aujourd’hui.
Nous sommes partis d’une expansion rapide dans les années 60 au niveau du collège. À la fin de la guerre, les parents ont voulu que leurs enfants, puisque la prospérité était revenue, poursuivent leurs études au-delà de ce qu’ils avaient fait eux-mêmes, au-delà de l’enseignement primaire. Il y a donc eu une poussée vers les collèges qui s’est traduite par une croissance sensible des effectifs, consacrée par l’ordonnance de 1959 portant la scolarité obligatoire à 16 ans. Ceci a entraîné un effort considérable des pouvoirs publics de l’époque puisque, entre 1966 et 1975, on a construit 2 500 collèges, 1 par jour ouvrable disent les observateurs. Donc une croissance très forte au niveau du collège en une dizaine d’années pour aboutir, au-delà de cette évolution quantitative, à une réforme de la dénomination et de l’organisation de ce cycle puisqu’on est passé de l’enseignement primaire supérieur au collège d’enseignement général puis au CES et, finalement, avec la Réforme Haby de 1975, au collège unique.

Il en est résulté, à partir de cette période-là, dans la fin des années 60, le fait que le premier cycle de l’enseignement secondaire s’est affirmé comme une étape généralisée et décisive entre l’école primaire et le lycée. Le collège est hybride. Il est à mi-chemin entre l’enseignement primaire et les études au lycée.

Cet allongement de la scolarité a par ailleurs modifié les modalités précédentes de l’orientation professionnelle. Celle-ci s’effectuait auparavant à la fin de la scolarité obligatoire, c’est-à-dire vers 13 ou 14 ans. Elle se traduisait souvent par la préparation d’un CAP en 3 ans, après la 5e. Ainsi, en 1980, plus de 13 % des élèves sortant de 5e s’engageaient dans la préparation d’un CAP en 3 ans. En 1985 encore, cent quatre-vingt mille candidats se sont présentés à un CAP après une préparation en 3 ans après la 5e ; c’était donc un diplôme délivré à de nombreux adolescents mais les changements que je viens de rappeler ont conduit à un effritement des effectifs dans cette filière. En 1990 il n’y avait plus que soixante-quatorze mille candidats, et en 1995 ils n’étaient plus que quatre mille cinq cents à avoir préparé un CAP par cette voie.
Nous avons donc, avec la consécration du collège unique et le report de l’orientation à la fin de la 3e, assisté au dépérissement et à l’extinction de l’une des voies traditionnelles de la formation professionnelle, qui était cette voie ouverte après la 5e et préparant à des métiers traditionnels. Il existait à l’époque cette préparation relativement précoce et courte à un métier au sens traditionnel du terme.

Le paysage a changé avec les événements que je viens de rappeler ainsi qu’avec la création, en 1965, des baccalauréats technologiques, techniques, et des BEP (Brevets d’Études Professionnelles). La création du BEP a eu un impact important dans la mesure où on peut, avec ce diplôme, prolonger ses études soit pour préparer un baccalauréat professionnel, soit, après une classe de première d’adaptation, préparer un baccalauréat technologique ou un baccalauréat de l’enseignement général.
À partir de cette époque, il y a donc eu de nombreux élèves de l’enseignement professionnel qui ont souhaité préparer à la fois un CAP et un BEP de manière à pouvoir, au-delà du BEP, poursuivre leurs études vers le bac qu’il s’agisse d’un bac professionnel ou d’un bac technologique ou même de l’enseignement général comme je vous l’ai indiqué. Ainsi l’enseignement professionnel se trouvait-il décloisonné vers le haut. Cette possibilité aurait normalement dû en redorer le blason puisque désormais ce n’était pas une voie courte, c’était une voie qui pouvait conduire à des études plus longues.

Mais ces réformes n’ont pas eu le résultat que l’on pouvait escompter. La situation des lycées professionnels ne s’est pas améliorée car la population qu’ils accueillent est restée le plus souvent marquée par des échecs antérieurs et vit mal cette orientation vers un lycée professionnel. Elle la vit d’autant plus mal que les jeunes gens qui sont concernés sont pour une majorité, aujourd’hui, d’origine étrangère et qu’ils ont le sentiment d’être ainsi engagés sur une voie de relégation. C’est une source de malaise qui est très sérieuse, on l’a bien vu lors des manifestations de lycéens venant des lycées professionnels. On voit bien, à la télévision, qu’une bonne partie d’entre eux sont d’une origine non-hexagonale, en tout cas la génération de leurs parents, sinon le leur.

L’espoir que l’on pouvait nourrir de voir l’enseignement professionnel promu, a été contrarié par l’aspiration à atteindre le baccalauréat suscité par les propos de Jean-Pierre Chevènement, en 1985, lorsqu’il a dit : « il faut porter 80 % de chaque classe d’âge au niveau du baccalauréat ». Cette déclaration a enclenché, dans notre système éducatif, un mouvement rapide et massif, bien plus puissant que je ne l’aurais imaginé, de montée vers le bac. Il y a eu une aspiration des familles et des adolescents pour atteindre ce niveau du baccalauréat qui a tout emporté. L’orientation vers des formations plus courtes a été de plus en plus mal vécue et le reste.

Il en est résulté une inversion du nombre des diplômes attribués dans notre pays entre le CAP et le bac. En 1980 le nombre d’élèves qui ont obtenu le CAP était de 235 000 et celui des bacheliers de 222 000. Il y avait donc, en nombre, une certaine équivalence. En 1999, treize ans après les propos de Monsieur Chevènement, le flux des bacheliers a été plus de deux fois supérieur à celui des jeunes gens obtenant le CAP. 211 000 élèves ont obtenu le CAP, ce qui reste important, donc ce n’est pas un diplôme qui est en voie d’extinction, mais 489 000 ont obtenu le baccalauréat.
Nous avons assisté à la fermeture de la filière traditionnelle après le 5e, nous avons assisté à un recul du nombre des CAP, en tous cas en proportion du nombre des baccalauréats obtenus et de tout ceci il est résulté évidemment un allongement global de la durée des études et une poussée vers l’enseignement supérieur.

En réalité, à partir de ce rappel sommaire des changements intervenus, on peut dire que, confrontée à une forte demande de la société pour une formation de plus haut niveau de ces enfants, l’école a répondu à cette demande davantage en termes quantitatifs qu’en termes qualitatifs. À cet égard, la Commission Fauroux soulignait – et je crois que ce n’est pas inutile de le répéter – que le système éducatif avait réussi à faire face à trois contraintes qui ne sont pas minces. Première contrainte : assurer chaque année sans incident la prise en charge scolaire de 13 millions d’écoliers et de lycéens ; c’est une population énorme qui doit être accueillie et instruite. La deuxième contrainte est d’organiser les épreuves du baccalauréat pour 600 000 candidats chaque année, ce qui devient une gageure et chacun sait que les ministres de l’éducation successifs s’interrogent, chacun à son tour, sur la possibilité ou l’impossibilité dans laquelle se trouvera un jour le ministère d’organiser le baccalauréat. Enfin, troisième contrainte, accueillir en octobre à l’Université tout bachelier qui le demande. Ces trois contraintes ont pesé fortement sur le système éducatif.

Les efforts accomplis pour faire face à ces objectifs, peut-être parce qu’ils épuisent le dynamisme du système éducatif, peut-être parce qu’ils s’adressent à des populations trop disparates, s’accompagnent de défaillances sérieuses dans la qualité de l’Éducation nationale, dans la qualité de l’éducation transmise. Ces défaillances, on les observe à tous les niveaux mais elles me semblent particulièrement graves au niveau de l’enseignement primaire et du collège car, à ce stade-là, elles compromettent la construction de la personnalité et l’acquisition d’un “savoir minimum garanti”, c’est-à-dire des savoirs fondamentaux qui détermineront ensuite l’avenir professionnel et social de l’élève. Il ne s’agit évidemment pas, vous le comprenez, de reporter sur les enseignants le poids des bouleversements de la société mais plutôt d’examiner quelle finalité, quels objectifs on devrait aujourd’hui leur proposer pour qu’ils préparent les enfants qui leur sont confiés à devenir des adultes socialisés et responsables.

III – LES FINALITES

Quant à ces finalités, j’essaierai de les évoquer, même si je risque d’enfoncer des portes ouvertes.

L’enseignement primaire me semble dual : éduquer et instruire. Éduquer, cela implique que les enseignants dépassent aujourd’hui la grande réserve qui est souvent la leur à l’égard de la formation morale des enfants, en partie sans doute à cause du principe de laïcité, auquel j’adhère personnellement parce que je crois que c’est un des fondements de la République. (Quand on considère ce qui se passe dans les États islamistes, où il n’y a pas de principe de laïcité, on est convaincu de l’utilité de ce principe). Ce principe, confronté à la diversité des croyances et des cultures, a conduit la plupart des professeurs des écoles à n’imposer aux enfants qu’un minimum de règles de conduite.
Le rapport Fauroux dresse ce constat lorsqu’il observe que tout se passe désormais comme si l’école, « jadis militante, sur instruction du pouvoir politique » – il fait référence à la IIIe République – « était aujourd’hui quasi interdite d’enseignement des valeurs par la Société ». Une citation de ce rapport est intéressante sur ce point : « Une conception intransigeante du devoir de laïcité, c’est-à-dire de neutralité à l’égard des croyances et des convictions, a conduit à l’abandon progressif de toute référence explicite à la morale quotidienne. On ne doit plus dire en classe ce qui est bien et ce qui est mal. Un relativisme diffus, fort compatible d’ailleurs avec l’évocation de grands idéaux humanitaires, inhibe l’expression de vérités simples dont, à toute époque et partout, les enfants ont besoin pour se situer par rapport aux autres. » Ce rapport, qui avait été demandé par François Bayrou, expose bien ce qu’intuitivement je ressentais, cette espèce de réserve qui fait que les professeurs, dans le primaire notamment mais ceci est valable aussi au collège, sont trop peu explicites sur l’énoncé des règles morales que les enfants devraient respecter.

Comme, en même temps, l’éducation contemporaine fait plus souvent appel au principe de plaisir pour l’enfant – on cherche à éveiller sa curiosité, son intérêt – qu’à l’apprentissage des contraintes qui l’assujettiront à l’âge adulte, on aboutit à une éducation incomplète ou laxiste. Il faut plaider pour que l’école primaire inculque à nouveau aux enfants la discipline, le sens de l’effort, le respect des autres et de soi-même. Bref, qu’elle leur transmette ce bagage moral minimum car c’est à elle d’en assurer l’acquisition, les familles aujourd’hui n’assurant plus toujours, pour les raisons que j’ai évoquées tout à l’heure, la transmission de ces règles morales élémentaires.
L’école doit aussi instruire. Du point de vue des connaissances, l’école primaire a longtemps été responsable de l’essentiel puisque la plupart des jeunes français, les neuf dixièmes pendant plus d’un demi-siècle, ne poursuivaient pas leurs études au-delà de l’école primaire. Le certificat d’études lui-même était un diplôme rarement obtenu. C’était un diplôme qui concernait quasiment l’élite puisqu’il y avait 13 % seulement des soldats de la Grande Guerre, la Première Guerre mondiale, qui étaient titulaires du certificat d’études. En 1939 encore, moins des deux cinquièmes de chaque classe d’âge l’obtenaient. En revanche ceux qui parvenaient à l’obtenir savaient tous parfaitement lire, écrire et compter. C’était peut-être une minorité, mais une minorité instruite.

Aujourd’hui le certificat d’études a disparu, mais 14 % des élèves qui passent de l’école primaire au collège ne savent pas vraiment lire, un sur sept. Et pourtant, simultanément – c’est là que l’on peut déceler un paradoxe étonnant -, 90 % des jeunes Français aujourd’hui poursuivent leurs études au-delà de 16 ans. Un sur sept arrive en sixième sans savoir véritablement lire et pourtant 90 % poursuivent leurs études au-delà.

Il est grave, c’est fréquemment souligné, que l’école primaire n’assure plus l’acquisition de ces connaissances de base car de telles lacunes ne sont comblées ni au collège, ni au-delà. On peut considérer qu’aujourd’hui, l’obligation scolaire c’est avant tout l’obligation pour le système éducatif de transmettre ces savoirs fondamentaux ou ces savoirs primordiaux, puisque les deux termes sont utilisés indifféremment, ces savoirs dont les bases sont jetées à l’école primaire et complétées au collège. Sur le contenu de ces savoirs fondamentaux, beaucoup d’experts se sont penchés et il serait présomptueux que je me hasarde à les définir à mon tour. Je vais simplement indiquer les propositions qui ont été faites successivement par différentes autorités.
François Bayrou dans son Nouveau Contrat pour l’école mettait l’accent sur l’acquisition de la langue. Il avait raison. Acquisition parfaite de la langue, acquisition des méthodes pour savoir apprendre ; acquisition d’une langue étrangère, c’est également aujourd’hui un point important. Mais le bagage qu’il proposait était relativement succinct.
Les propositions de la commission Fauroux sont plus vastes à cet égard et plus novatrices, en ce sens qu’elles globalisent le bagage minimum à transmettre à l’école primaire et au collège. Elles retiennent un ensemble de propositions pour ces savoirs fondamentaux qui mériteraient d’être acquises non seulement à l’école primaire mais aussi au collège, ce qui montre qu’il y a continuité entre les deux.

Ces propositions concernent l’acquisition du savoir lire, du savoir écrire mais aussi du savoir s’exprimer et le calcul. Elles impliquent aussi de disposer d’une connaissance élémentaire des figures et des volumes, la compréhension de l’espace et du temps, (ce qui n’est pas une mention inutile). La commission soulignait à juste titre que cette compréhension de l’espace et du temps forme la base constitutive de toute représentation instruite de soi et du monde. Il faut qu’un enfant puisse se situer dans une époque et dans un lieu, par rapport à un pays, par rapport à l’époque où il vit et par rapport au passé. La commission ajoutait « l’éducation du corps et de la sensibilité, l’apprentissage des codes et des valeurs de civilité et de citoyenneté ». Il faut souligner l’intérêt de cette proposition. J’ai dit tout à l’heure combien l’acquisition d’un bagage moral minimum est importante mais là on se place hors de la morale proprement dite, de la morale personnelle, sur le terrain de la formation du citoyen qui est tout aussi essentielle.

La commission Fauroux soulignait à juste titre qu’il ne s’agissait pas de savoirs d’examen mais qu’il faudrait quand même parvenir à évaluer ces acquis. Elle soulignait aussi qu’il s’agissait de savoirs « transversaux » en ce sens que chaque professeur, dans sa discipline, doit contribuer à ce que l’élève parvienne à mieux lire, à mieux s’exprimer, à mieux se situer dans l’espace et dans le temps, à affiner sa sensibilité, etc. Ce sont des savoirs qu’il incombe à l’ensemble des enseignants de transmettre. « Ce sont ceux, déclarait toujours le même rapport, qui sont de valeur universelle, d’usage quotidien, de besoin constant, ceux qui permettent de s’insérer dans un groupe, de faire acte de candidature à un emploi, d’exprimer ou d’acquérir une compétence. » Et si ces savoirs ne sont pas acquis à temps, c’est-à-dire dans l’enfance ou dans l’adolescence, ils sont perdus pour toujours.

Comme l’école primaire, le collège doit aussi éduquer et instruire. Ses objectifs ne sont pas fondamentalement différents puisque, avec la prolongation de la scolarité obligatoire à 16 ans, il n’y a plus de barrières à la fin de l’enseignement primaire. Il y a d’autant moins de barrières que les redoublements sont pratiquement proscrits, ce qui me semble une mauvaise solution : cela brouille, aux yeux des enfants, la nécessité de l’effort. Cela ne les met pas clairement en face des efforts qu’ils doivent accomplir pour accéder au niveau de leur classe et pour passer ensuite dans la classe suivante. Mais c’est le cas, à l’école primaire les redoublements sont rarissimes et les parents y prêtent la main. Un continuum se dessine entre les acquisitions de l’école primaire et celles du collège, même si on ne rattrape pas vraiment au collège les lacunes de l’école primaire parce que les enseignants n’ont pas cette mission.
Il faut aussi instruire au collège, transmettre des connaissances, des moyens d’expression, des savoirs disciplinaires. Il faut aussi poursuivre l’acquisition de ces savoirs transversaux qui permettent à l’individu d’être ouvert sur le monde, bien intégré dans la société et apte au changement.

Est-ce que la réforme qui a été récemment proposée par le Ministre de l’Éducation nationale va en ce sens ? Il est sans doute trop tôt pour le dire. Il est en tous cas intéressant de noter que Monsieur Lang a indiqué qu’à la fin de la 3e les élèves devraient passer un brevet d’études fondamentales qu’il avait même envisagé d’appeler, non sans démagogie me semble-t-il, “baccalauréat de premier cycle de l’enseignement secondaire”. Ce brevet d’études fondamentales me semble correspondre à ce que j’ai évoqué, c’est-à-dire qu’il serait, le certificat d’études ayant disparu, la sanction de ce qui a été acquis à l’école primaire puis au collège. Il y aurait une épreuve anticipée de cet examen à la fin de la 4e et l’essentiel de l’examen se situerait en fin de 3e. Mais, auparavant, les élèves se verront proposer des itinéraires de découverte dans le domaine des langues, des activités artistiques, des activités sportives, dans le domaine technologique, etc.

On pourrait aussi, si l’on voulait être exhaustif sur les missions du système éducatif, s’interroger sur le contenu des programmes ou les rythmes scolaires, mais ceci nous conduirait trop loin. Je voudrais simplement dire à propos des rythmes scolaires, que je suis dubitative à l’égard des pratiques qui consistent à bloquer sur la matinée tous les enseignements théoriques, ce qui représente quatre heures de travail continu pour les enfants, et à consacrer trois après-midi sur quatre à des activités sportives ou artistiques. Je souhaite que ces activités soient développées, je crois qu’elles sont très importantes pour l’équilibre des enfants. Mais, est-ce respecter l’équilibre de l’enfant que de le faire travailler quatre heures d’affilée tous les jours de huit heure à midi, pratiquement sans pause, je n’en suis pas sûre. Je pense que s’il y a une modification des rythmes scolaires à envisager, elle devrait ne pas concentrer tous les enseignements théoriques, abstraits, sur la matinée : c’est un effort trop important pour les jeunes enfants.

IV – ORIENTATION ET FORMATION DES ELEVES

J’en viens maintenant à la question de l’orientation et de la formation des élèves. Nous restons au niveau du collège, puisque ces questions se posent à ce niveau. Orienter et former ou préparer à des études supérieures, tels sont les objectifs du second degré.

– A l’école

Orienter, l’école s’y applique aujourd’hui davantage que naguère. Pendant très longtemps c’était l’activité, le niveau social des parents qui déterminait très souvent l’orientation de l’enfant. Si l’enfant appartenait à un milieu modeste, il quittait l’école tôt et accédait jeune au monde du travail. Dans les milieux plus aisés, les études étaient plus longues. Seuls les meilleurs élèves étaient, du temps de la IIIe République, repérés par les instituteurs et incités à pousser leurs études jusqu’au baccalauréat. Aujourd’hui, le contexte est différent puisque tous les adolescents sont tenus par l’obligation scolaire jusqu’à seize ans et qu’en fait la plupart d’entre eux poursuivent leurs études jusqu’à vingt et un ans, puisque la plupart des jeunes Français restent dans le système éducatif jusqu’à vingt ou vingt et un ans.

D’autre part, les familles sont plus ambitieuses pour leurs enfants en termes de diplômes, si bien que l’orientation des enfants est devenue une question centrale. Cette orientation doit-elle intervenir au stade du collège ? C’est un problème difficile. En tout cas, à quelque stade qu’elle intervienne, et si elle intervient au niveau du collège, comment faire en sorte que les adolescents choisissent en connaissance de cause l’activité professionnelle qu’ils souhaiteraient exercer plus tard et comment faire en sorte qu’ils trouvent les bons chemins pour y parvenir ?

J’évoquerai rapidement à cet égard les dispositions de la loi quinquennale pour l’emploi, de décembre 1993, qui a modifié la loi Jospin de 89 sur l’école en apportant quelques éléments de réponse à cette question. Cette loi quinquennale prévoit que « dans les collèges, les élèves devront disposer de l’ensemble des informations de nature à arrêter un projet d’orientation scolaire et professionnelle. Ils bénéficient, notamment, d’une information sur les dispositifs de formations en alternance et plus particulièrement sur l’apprentissage. Cette information, organisée par les chefs d’établissement, est conjointement réalisée par les conseillers d’orientation psychologues, les personnels enseignants, les représentants des organisations professionnelles et des organismes consulaires. » Depuis l’entrée en vigueur de ce texte, dont j’approuve pour ma part l’objectif, des efforts non négligeables sont faits dans les collèges pour informer les adolescents sur la réalité des métiers et sur les différentes professions. Mais ces efforts sont encore insuffisants, d’abord parce que beaucoup d’activités professionnelles ne sont pas visibles. Tout ce qui est lié aux nouvelles technologies se passe dans des bureaux, avec des micro-ordinateurs ; les enfants ne peuvent pas en avoir une vue aussi tangible que celle du travail d’un cordonnier ou d’un boucher. Donc il y a un problème de visibilité des professions récemment émergées.
Il y a aussi une réticence de plus en plus forte chez les jeunes à exercer des métiers traditionnels qui peuvent leur offrir des débouchés, notamment ceux du petit commerce et de l’artisanat, mais des métiers où les contraintes en termes d’horaire sont importantes. Je rencontre tous les jours des commerçants et des artisans qui me disent « nous ne savons pas à qui nous laisserons notre fonds quand nous prendrons notre retraite. Nous ne trouvons pas de personnel. Les jeunes ne veulent plus être apprenti boucher ou apprenti fromager, que pouvons-nous faire ? » Voilà une inquiétude considérable ; c’est une réalité qui devrait nous préoccuper parce qu’elle signifie qu’à moyen terme, si ces petits commerces ne sont pas repris, il n’y aura plus que des petites ou des moyennes surfaces c’est-à-dire un monde de salariés de sociétés. Il n’y aura plus ces rapports conviviaux, (je pense en particulier aux personnes seules) qu’on peut avoir avec son boulanger, son épicier, etc. Ce sera un monde beaucoup plus anonyme et moins convivial qui se dessinera.

De surcroît, il y a un inconvénient aux déficiences actuelles de l’orientation, c’est que les missions locales – dont vous savez qu’elles accueillent les jeunes en difficulté même s’ils le sont de façon inégale – accueillent un nombre non négligeable de jeunes qui ont obtenu un CAP mais ne veulent pas exercer le métier auquel ils ont été préparés, justement en raison de ces contraintes d’horaires ; je pense à l’hôtellerie et à la restauration. Combien de jeunes gens disent : « je ne veux pas travailler le soir ! J’ai une petite amie, je veux pouvoir aller avec elle au cinéma. Donc, être serveur dans un restaurant, je ne veux pas, trouvez-moi une autre formation ». La collectivité est ainsi amenée à proposer une seconde formation à des jeunes qui en ont déjà acquis une.

Pour toutes ces raisons, je crois qu’il faut encore améliorer l’information des adolescents et donc leur orientation de manière à éviter le gâchis que je viens d’évoquer.

– Avec l’entreprise

J’arrive à une question qui, bien que classique, n’est toujours pas tranchée : la formation, au sens de préparation à un métier, incombe-t-elle bien à l’école et plus précisément à l’enseignement secondaire ? Il faudrait débattre davantage de cette question. Dans d’autres pays, et notamment l’Allemagne, ce n’est pas sur l’école que pèse principalement la formation professionnelle des jeunes, c’est sur l’entreprise. C’est dans l’entreprise que la majorité de chaque classe d’âge acquiert sa préparation à un métier. Confier cette charge à l’Éducation nationale, comme nous le faisons en France, installe le système éducatif dans une course-poursuite sans fin pour suivre l’évolution des technologies. Actualisation des connaissances des professeurs, qui risquent d’être toujours en décalage avec les dernières découvertes scientifiques, modernisation des équipements, tout cela est difficile et coûteux. Il faudrait sans doute s’organiser autrement.

Le fait est qu’aujourd’hui, et c’est sans doute pour cela que cette question n’est pas débattue, nous avons 700 000 élèves dans les lycées professionnels et environ 300 000 dans les classes de première et de terminale technologiques. La réalité c’est que, hic et nunc, l’école doit donner une préparation professionnelle à un million de jeunes. Notre enseignement secondaire est en charge de préparer un million de jeunes à un métier. Pour ces jeunes gens, il nous faudrait inventer – on parle de “partenariat” mais j’aurais plutôt envie de reprendre un terme employé il y a quelques années : une « coéducation » entre l’école et l’entreprise. Les deux acteurs de l’éducation et de la formation des jeunes devraient être associés dans la formation professionnelle. Sans doute a-t-on fait des progrès sur ce terrain puisque les formations qui impliquent au moins un stage en entreprise sont plus nombreuses – je pense aux bacs professionnels qui requièrent au moins deux mois en entreprise chaque année – mais aussi aux BTS. On avait débuté jadis avec les séquences éducatives de Christian Beullac, pour les élèves des collèges.

Mais tout ceci reste limité. L’apprentissage, que l’on nous invite périodiquement à relancer, reste lui-même limité. Il ne couvre que des champs restreints, seuls certains métiers – j’allais dire certaines corporations professionnelles – s’intéressent à l’apprentissage : les métiers du petit commerce et de l’artisanat. Les grandes entreprises s’y intéressent beaucoup moins ou alors à des niveaux plus élevés. On a observé, dans ce domaine-là comme dans d’autres, le travers de notre pays qui consiste à s’intéresser avant tout à ses élites. Les fonds consacrés à l’apprentissage sont pour une large part utilisés pour former des étudiants de DESS dans les universités, alors que c’est le Ministère de l’Éducation nationale qui devrait financer ces formations. Ce n’est pas le cas : on y affecte des sommes de la taxe d’apprentissage ; elles financent aussi des Écoles d’ingénieurs, des écoles de commerce, donc des formations à bac + 3, 4 ou 5. En revanche, l’apprentissage à l’âge de 16, 17, 18 ans ne se développe pratiquement pas. Des pesanteurs peuvent expliquer cette situation, mais je ne cesse de penser que l’alternance, sous quelque forme qu’elle s’applique, apprentissage ou contrat de qualification, offre des avantages déterminants, des mérites si importants que nous devrions vraiment mettre tout en œuvre pour la développer davantage.

Tout d’abord, elle met les jeunes en contact avec le réel. C’est important. Ils ne vivent plus dans le bocal de leur collège ou de leur lycée, ils sont en contact avec la réalité du monde du travail. Cette alternance empêche aussi qu’on les prépare à des métiers obsolètes. On ne peut pas former en entreprise pour un métier qui a disparu alors que, dans un lycée professionnel, cela peut se produire. Elle leur permet d’obtenir une petite rémunération, ce qui est important aujourd’hui où les jeunes veulent un peu d’autonomie. Elle les intègre progressivement dans la société et dans le monde économique. Je suis convaincue pour ma part que, si l’Allemagne a eu moins d’agitation dans sa jeunesse que nous n’en avons eue, c’est parce que le processus du « dual system » mène de façon continue les élèves de l’école à temps plein à l’entreprise à temps plein. Il n’y a pas de césure entre les deux domaines. Il y a continuité et donc cela écarte le temps des interrogations et de la révolte comme le connaissent nos élèves et nos étudiants.

Enfin, je crois que nous sommes sortis de l’époque où l’entreprise représentait pour une partie de l’opinion l’instrument de l’oppression du peuple, voire le mal absolu. Aujourd’hui, travailler dans une entreprise est plutôt valorisant pour les jeunes. Donc les réticences d’autrefois avaient disparu, du côté des jeunes en tout cas, pour s’engager dans la voie de l’entreprise. Ce n’est pas du côté des jeunes mais du côté des entreprises et des enseignants que viendraient, aujourd’hui, les réticences les plus fortes.

Pour tenter de les surmonter, il faudrait au moins étoffer la représentation du monde économique dans les Conseils d’administration des lycées ; peut-être confier aux professions la charge de certaines épreuves pratiques des examens (je ne vois pas pourquoi les bijoutiers n’organiseraient pas, en prenant à leur charge les frais que cela représente, les épreuves pratiques du CAP de joaillier ou d’orfèvre). Il faudrait aussi trouver des moyens financiers plus importants et mieux ciblés que ne l’est aujourd’hui la taxe d’apprentissage. Il y a là un effort national à entreprendre, mais cet effort ne méritera d’être fait, à mon sens, que si on arrive à mettre en place un système intelligible de formation en alternance, c’est-à-dire un système dont les possibilités seraient aisément compréhensibles pour les adolescents et leur famille. Si le système reste aussi complexe qu’il l’est aujourd’hui, nul ne s’y retrouvera.

***

Encore une fois, je plaide pour que ce pays ne s’intéresse pas seulement à ses élites mais aussi à la formation des jeunes des banlieues, car je suis convaincue qu’il y a dans ces banlieues un véritable champ de mines, une violence qui peut à tout moment exploser.

Je crois inadmissible, en tout cas cela me choque, que se soit établie, au sein du système éducatif, une telle inégalité entre des établissements. Aujourd’hui un jeune homme qui est scolarisé à Garges-les-Gonnesse n’a absolument pas le même avenir que s’il est scolarisé à Saint-Cloud ou à Boulogne, sans parler de Paris. C’est une inégalité extrêmement choquante parce qu’elle marque ces élèves pour le reste de leur vie et qu’eux-mêmes n’y peuvent rien ! Leur scolarisation dépend du domicile de leur famille, du choix, dans la mesure où il y a choix, de leurs parents. Cette inégalité me semble inacceptable et j’attends qu’un ministre, au lieu de s’atteler à des réformes accompagnées d’un effet d’affichage, dise : « je vais faire en sorte que les conditions d’étude, les conditions de scolarité, la qualité des études soient les mêmes dans tous les collèges et les lycées de la République ». L’entendrons-nous un jour ou non ?

Je voudrais souligner le manque d’articulation qui subsiste entre la fin des études secondaires et l’accès à l’enseignement supérieur. Il est paradoxal qu’il n’y ait aucune sélection à l’accès dans les universités alors que la sélection est très sévère dans les IUT, sans parler des classes préparatoires. Elle existe aussi dans l’entrée des sections de techniciens supérieurs. De sorte que les élèves qui sortent avec un baccalauréat technologique ne trouvent pas de place ou trouvent difficilement une place dans les STS et les IUT et sont poussés vers des DEUG dans lesquels ils ont peu de chances de réussir. J’ai déjà tenu des propos iconoclastes sur ce sujet ; les directeurs d’IUT m’ont fait savoir leur plein désaccord avec mes propos mais je persiste et je signe. Je crois d’ailleurs qu’il y a eu un effort de fait : il y a un peu plus de bacheliers technologiques admis en IUT. La solution serait d’imaginer un réseau d’établissements d’enseignement technologique post-baccalauréat qui regrouperait les STS, les IUT, la licence professionnelle et qui disposeraient de centres de ressources technologiques communs dans lesquels on pourrait véritablement avoir des équipements modernes et non pas les vieux appareils que l’on rencontre encore parfois dans les établissements scolaires.

ECHANGES DE VUES

Le Président : Merci, Madame, de cette communication qui est aux antipodes des idéologies. Elle est, au contraire, tellement proche de la réalité grâce à une expérience vécue dans vos responsabilités économiques, sociales et politiques.

Catherine Miara : Je quitte un lycée. Je suis professeur dans un lycée du XVIIIe arrondissement, un lycée relativement difficile. En entendant le discours de Madame le Ministre, j’ai eu l’impression d’un déphasage total avec la réalité.

En ce qui concerne, par exemple, le dernier argument qui m’a fait plutôt bondir, parce que cela a l’air d’être une évidence de dire qu’à Garges-les-Gonnesse les élèves n’ont pas du tout les mêmes chances que dans un bon établissement parisien : on pourrait citer, parce qu’on les cite toujours, Henri IV, Janson de Sailly, vous ne l’avez pas fait, mais cela a l’air d’être une évidence.

Je voudrais comprendre ce qui fait la distinction puisque selon vous, Madame, vous dites que les élèves n’ont pas les mêmes chances ?

Comme vous le savez, le recrutement des professeurs est national. Les professeurs sont soit certifiés, soit agrégés, soit maîtres auxiliaires dans certains cas. Il n’y a pas une concentration de mauvais profs dans les établissements de banlieue puisque nous sommes recrutés selon notre ancienneté, selon nos diplômes, selon les points acquis et il y a une certaine rigueur dans le recrutement des professeurs. Les élèves de banlieue n’ayant pas des professeurs plus toquards que les professeurs parisiens, les manuels étant exactement les mêmes, les œuvres au programme étant nationales depuis un certain nombre d’années, donc les mêmes ; alors, il faut expliquer autrement que par la situation géographique.

Nicole Catala : Ce n’était pas du tout dans mon esprit.
Je me suis occupée, il y a deux ans, d’un adolescent qui habite à Sevran. Il était dans un collège désastreux. Il ne faisait rien. Il y avait des rackets, de la violence… J’ai pu obtenir, au prix de démarches personnelles et insistantes, qu’il accède à un lycée autre que celui auquel il était normalement destiné. Depuis lors, il réussit, il a de bonnes notes.

Il y a une inégalité, non pas due aux professeurs, mais due au milieu humain.

Catherine Miara : Ce matin, dans le lycée où j’étais, qui n’est pas un lycée de banlieue mais parisien, il y avait le feu dans les poubelles, il a fallu évacuer les élèves ! J’étais au lycée Voltaire, il y a deux ans, chaque fois qu’il y avait un contrôle, on déclenchait les signaux d’alarme. Les concierges savent quand il y a un contrôle dans les classes parce que les signaux d’alarme sont déclenchés : voilà la réalité !

Et quand tout à l’heure Madame le Ministre, je vous entendais dire que, maintenant, les élèves se voient imposer une scolarité alors qu’ils n’ont aucun appétit intellectuel, ce n’est pas du tout les professeurs qui s’opposent à l’orientation des élèves, au contraire !

Françoise Seillier : S’agissant des collèges de banlieue et de la grave question de l’immigration, est-ce qu’il n’y a pas un point tout à fait capital, celui d’avoir renoncé à l’intégration ?

J’ai vu cette dérive et je me suis opposée à Daniel Cohn Bendit en Commission de la Jeunesse, au Parlement européen, à ce sujet. Parce que, alors que ce qui est fondamental pour l’intégration des jeunes issus de l’immigration c’est qu’ils connaissent la langue du pays dans lequel ils vivent désormais, on a institué – cela partait d’un bon sentiment – des cours de langue de la culture d’origine, pendant que leurs camarades étaient en scolarité normale, rajoutant ainsi une difficulté.

Une question se pose : à l’occasion des échéances importantes de l’année prochaine dans notre pays. Oui ou non, devons-nous fixer à nouveau ce bel objectif de l’intégration, avec ce que cela implique ?

Paule Bounin : On a mentionné Janson de Sailly, je viens d’y passer 20 ans. Je m’y suis posé évidemment beaucoup de questions.

Pour un enfant de milieu modeste, malheureusement, ce que dit Madame le Ministre est parfaitement exact : il vaut mieux être dans une soupente rue de la Pompe. Non parce que nous serions meilleurs professeurs, mais nous bénéficions d’un climat, d’un environnement ; nous pouvons compter sur certains parents. Je le dis d’autant plus volontiers que mes enfants ne se sont pas trouvés bien à Janson de Sailly. C’est ainsi, mais le travail y est quand même plus facile qu’ailleurs, y compris pour l’enfant qui n’est pas aidé par sa famille… J’en arrive donc à l’idée qu’agir sur l’enseignement c’est très bien mais qu’il faut d’abord agir sur la société.

Nicole Catala : C’est pour cela qu’au début j’ai brossé le tableau d’une société qui s’est défaite.

Pierre Boisard : Madame le Ministre, je crois que, dans la lignée de ce qu’a dit Madame Seillier tout à l’heure, l’intégration consiste aussi à faire accepter par les jeunes la législation et les règles de la vie en société chez nous. L’Education nationale, dont il ne faut pas faire un bouc émissaire, n’en a pas exclusivement la charge. L’Etat a des responsabilités en ce domaine et diverses commissions le lui ont rappelé à plusieurs reprises.

Je prends un exemple très précis. J’ai rencontré, il n’y a pas longtemps, une Directrice d’une Caisse d’allocations familiales de la banlieue parisienne. Bien que socialiste, elle s’indignait de ce que sa Caisse verse des allocations familiales à 80 hommes « ayant droit » au titre d’un nombre élevé d’enfants issus de plusieurs mères. Or, la polygamie est interdite en France, je crois même que la bigamie est punie par les tribunaux. Cette directrice a essayé d’alerter les organisations féminines pour les sensibiliser au problème. De tous cotés, elle a reçu des invitations et même des injonctions à fermer les yeux. L’Etat n’aurait-il pas le devoir d’apprendre aux gens qui viennent chez nous et qui bénéficient de nos prestations sociales les règles de notre vie en société et nos conceptions des « droits de l’homme », même et surtout à propos de la femme.

Nicole Catala : Ce n’est pas nouveau, cette bigamie et cette polygamie sur notre sol. La loi française interdit le mariage d’un bigame sur le territoire. Sur le plan social, il a toujours été admis que les allocations, et vous le savez mieux que quiconque, étant toujours versées dans l’intérêt de l’enfant, il ne fallait pas que les enfants de la deuxième ou de la troisième épouse soient privés des allocations. Et donc nous avons, et je le vois bien dans les HLM de ma circonscription, un certain nombre de familles polygames.

Lors qu’il lui arrive de répudier sa femme, l’homme devrait être poursuivi pour abandon de famille. Et ça, on ne le fait pas ! J’ai interrogé le Garde des Sceaux, elle m’a dit « oui, oui ». Mais, rien n’a été fait.
Je suis convaincue que, si on cherchait un peu, on trouverait une Convention internationale, celle des Droits de l’Homme ou une autre, qui nous interdirait de nier l’existence de ces familles polygames sur le plan social, sinon sur le plan du droit civil.

Jean-Luc Granier : Madame le Ministre, ma question a trait à l’orientation professionnelle.
Existe-t-il actuellement un recensement systématique et annuel au plan national, au plan départemental ou au plan régional, effectué par les Pouvoirs publics auprès des entreprises, des grandes, des petites ou des moyennes, pour déterminer le nombre des emplois ou des débouchés à proposer chaque année aux jeunes, ce qui me paraîtrait faciliter l’orientation professionnelle en fonction des aptitudes des postulants ?

Nicole Catala : Sur le problème de l’intégration, je crois que nous n’avons pas réussi, ou en tout cas que très partiellement, l’intégration des populations d’origine étrangère pour des quantités de raisons. D’abord parce que les familles sont nombreuses, parce qu’il y a eu un chômage massif qui fait que les parents et les enfants devenus adultes n’ont pas trouvé aisément du travail et aussi parce qu’il y a une différence de religion qui fait que ces gens ne s’intègrent pas aussi facilement que des Italiens ou des Espagnols.

Je considère que c’est un des problèmes et peut-être même le problème majeur de notre société. Pour notre pays, l’immigration aurait pu être non un handicap mais un atout. Je suis convaincue qu’il y a un potentiel de dynamisme et de créativité chez ces jeunes qui est malheureusement inexploité. Mais comme on n’arrive pas à les insérer dans la société, cette énergie se transforme en délinquance.
Je n’ai pas la clef de l’intégration, mais je pense qu’elle est indispensable et que nous ne sommes qu’au début des efforts que nous devrons accomplir à cet égard.

Olry Collet : Je voudrais d’abord vous dire combien j’ai apprécié votre exposé qui m’a beaucoup appris.
Je voudrais souligner, en particulier, l’intérêt que j’ai pris à ce que vous avez dit de l’alternance. J’ai participé, autrefois, à la création d’un enseignement supérieur par alternance à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris, avec enthousiasme.

J’aimerais seulement souligner un point qui me paraît essentiel : l’alternance induit un renversement de la pédagogie, c’est-à-dire que l’étudiant est conduit à passer de la pratique à l’expérience et de l’expérience à la théorie en partant des faits. Au lieu que, dans le système des stages, on a un enseignement théorique qui, lui, débouche ensuite sur une application pratique. Ce n’est pas du tout la même méthode au point de vue enseignement.

Jacques Hindermeyer : Je me base sur mon expérience : 50 ans dans l’enseignement libre, dont 27 comme administrateur d’un établissement privé.

Cette réflexion aboutit à me faire constater qu’il faut prendre des mesures draconiennes. Chaque Ministre veut attacher son nom à une réforme nouvelle qui, le plus souvent, aggrave la situation.

Nous avons évoqué l’allégement des programmes. On travaille actuellement moins de 150 jours par an, c’est-à-dire moins de la moitié de l’année. Il y a des vacances permanentes, divisées en trois parties, dans toute la France et par région. L’allégement des programmes n’est pas possible. Il y a tant à apprendre et si peu de temps pour le faire.
Il faudrait également revoir les méthodes. On connaît maintenant les ravages de la méthode globale !

Cause fondamentale de tous ces désordres : la non-sélection. On n’ose pas le dire, la sélection se fait, mais elle se fait, hélas, trop tard ! Les parents dont les enfants obtiennent le baccalauréat au rabais (80%) pensent qu’ils sont capables de faire des études supérieures. Alors, tous vont à l’université. Pour quoi faire ? Pour encombrer l’université et être aigris lorsque arrivent inéluctablement les échecs.

L’intégration peut être, mais il y a des endroits où elle est impossible ! Et où on ne la souhaite pas ! Les intéressés ne veulent pas être intégrés, mais conserver leurs coutumes, leur langue, leur religion. On leur donne certaines facilités avec les langues régionales… Ne vaudrait-il pas mieux commencer par apprendre correctement le Français ?

Il y a un outil qui serait merveilleux, c’est la télévision. Il faudrait avoir une chaîne qui ne s’occupe que de l’enseignement.

J’ai gardé pour la fin le plus important : l’insécurité, qui est partout ! On ne peut pas étudier dans ces conditions. Si on pouvait le faire comprendre au Ministre de l’Education nationale, ce serait extrêmement utile.

Nicole Catala : Quand on est élu, tous les problèmes de la société vous sont, non pas jetés à la figure, mais remontent vers vous. Et je sais quel est le point de violence atteint dans certains quartiers, dans certains ensembles sociaux : je ne prends pas ça à la légère. C’est pour cela que je plaide pour l’intégration parce que si nous ne réglons pas cette question nous aurons une violence croissante. Les deux questions sont liées, c’est clair, c’est évident.

Je ne jette pas non plus l’anathème sur les professeurs ; ma pensée est qu’il faudrait arriver à des classes à effectif beaucoup plus restreint et à un encadrement même non-enseignant – des pions, des surveillants – beaucoup plus étoffé. Et aussi que des règles de discipline élémentaire soient respectées. Pourquoi a-t-on abandonné le système des études surveillées ? C’était quand même une garantie pour les familles que les adolescents ne traînaient pas au coin des rues.

Il y a un certain nombre de mesures à prendre qui n’ont pas été prises en dépit de l’augmentation des moyens alloués à l’Éducation nationale.

Georges-Albert Salvan : Madame le Ministre, je ne suis pas un professionnel de l’enseignement mais de l’information.

Je rejoins le précédent orateur en parlant de l’influence assez catastrophique de la télévision. Et je parle à ce sujet de la laïcité. Est-ce que notre télévision est laïque ? Qu’est-ce que la laïcité à l’école ? Est-ce que c’est une laïcité qui ignore quinze siècles de notre histoire ?
On nous parle « d’éducation civique ». Qu’enseigne-t-on aux enfants ? Est-ce que c’est l’élection au Sénat, à la Chambre des Députés ou ailleurs, ou est-ce qu’on leur apprend qu’il ne faut pas voler, qu’il ne faut pas tuer et qu’il faut respecter ses parents ? Tant qu’on ne sera pas d’accord sur les bases, on n’arrivera à rien.

Hervé de Kerdrel : Madame le Ministre, je vais poser deux questions très brèves.

On réfute assez souvent, dans tous les discours politiques, la formation des élites. Est-ce que vous pensez que la formation des élites a sa place dans des réflexions au sein d’un Ministère de l’Éducation nationale ? Certains pays s’en préoccupent, est-ce que nous devons aussi nous en préoccuper au niveau de l’Éducation nationale ?

Y a-t-il des réflexions sur les spécificités françaises de la formation dont nous avons tous hérité ? Le corpus géométrie-latin-droit est un corpus dont nous sommes fiers et dont nous pouvons nous prévaloir tous les jours vis-à-vis de nos interlocuteurs étrangers. Est-ce que cette spécificité est une valeur importante sur laquelle l’Éducation nationale doit porter l’effort dans les années qui viennent ?

Janine Chanteur : Madame le Ministre, je veux d’abord vous remercier car je ne me suis pas sentie, un seul instant, au Café du Commerce.

Vous avez dit, en commençant votre exposé, que l’école était le reflet de la société et que la société était le produit de l’école. Je me suis demandée : sommes-nous dans un cercle ? Au fur et à mesure que vous développiez votre argument, il me semblait qu’il y avait une question à poser aux politiques et en particulier aux politiques de droite – il faut dire que je suis sous le choc du remarquable ouvrage de Madame Mourral, Pour un Référendum sur l’éducation – : pourquoi est-ce que nos politiques n’ont pas le courage, ou l’intelligence, de dire très clairement quelles sont leurs valeurs ? Car, pour sortir de ce cercle, encore faut-il que nous nous entendions sur des valeurs. Toute réforme de l’Education nationale, Madame Mourral l’a montré admirablement, achoppera sur le problème des valeurs que nous pouvons partager.

Nicole Catala : Monsieur de Kerdrel demandait s’il existait une sorte de somme présentant chaque année les emplois, les débouchés offerts aux élèves qui leur permettraient de s’orienter en connaissance de cause. À ma connaissance, il n’en existe pas. L’aide à l’orientation relève des conseillers d’information et d’orientation mais ceux-ci n’ont pas une vue suffisamment fine du marché du travail pour pouvoir répondre à la question.

J’ajouterai que les entreprises répugnent souvent à exprimer des prévisions précises en matière d’emploi parce qu’elles ne se sentent pas à même de le faire. La croissance a un peu fléchi, est-ce passager ou durable ? On ne le sait pas encore.

Ce que l’on aurait pu faire, et qui avait été essayé à un moment donné – les Québécois font ça – c’est de mettre en micro-informatique des descriptifs qui permettent aux jeunes de pianoter, à partir de leurs aspirations personnelles, pour déterminer les métiers correspondant à ces aspirations : métier de plein air, métier de bureau, métier tranquille, métier aventureux, etc. L’ordinateur donne une liste de métiers, l’élève affine son information en obtenant la liste des établissements préparant à ces métiers, la durée des études, le titre du diplôme qui les sanctionne et même le niveau de rémunération des gens qui choisissent le métier. Nous n’avons jamais été capables de monter quelque chose de similaire. C’est dommage. Je pense que les Régions, qui sont en charge des schémas prévisionnels de formation, auraient pu s’intéresser à ce système, même s’il est certainement plus difficile de le faire fonctionner à l’échelle d’un pays de 60 millions d’habitants qu’à l’échelle du Québec.

Quant à la télévision et à la formation morale. Si j’ai mis l’accent dès le début sur la télévision et sur son impact, que je crois néfaste, je me suis située à la fois sur le plan de la formation de l’esprit et sur le plan moral. Je pense qu’elle est doublement funeste et quand je rends visite à une classe, je ne manque jamais de dire aux enfants : « ceux d’entre vous qui lisent iront plus loin. Lisez, c’est un gage de réussite pour l’avenir. »

Sur la formation morale, j’ai essayé, mais maladroitement sans nul doute, d’expliquer qu’à mes yeux il y avait dans la notion d’éducation à la fois une formation morale de base : la discipline, le sens de l’effort, le respect des autres mais aussi la formation de l’être social, c’est-à-dire l’aptitude à vivre en société, à se plier aux disciplines de la vie collective. Ce n’est pas tout à fait la même chose. Vous avez des êtres qui sont moraux mais qui vivent repliés sur eux-mêmes, sans participer à la vie collective. Le problème aujourd’hui c’est que nous avons des groupes de jeunes, des “bandes” de jeunes, qui n’obéissent à aucune règle. Ils ne reconnaissent aucune autorité. J’ai rencontré hier un de mes collègues député socialiste et maire d’une petite ville qui racontait que il y avait des bandes de jeunes avec des motos qui dérangeaient un quartier de sa ville. C’était une place piétonne. Il est allé à leur rencontre en leur disant, : « Ce n’est pas là que vous pouvez faire de la moto, il faut aller ailleurs ». Ils l’ont envoyé promener mais quelqu’un a dit « mais c’est Monsieur le Maire ». Ils ont répondu « on s’en fout ! »

Les règles de la vie collective, c’est un peu en marge de la morale mais c’en est le prolongement. Je crois que l’école est la seule à pouvoir inculquer ces exigences. On voue de l’importance à des valeurs que l’on porte et que l’on incarne. Mais il est plus difficile que jamais à la Droite, en tout cas à mes yeux de définir des valeurs comme on fabriquerait des petits pains. Prenons l’exemple de la famille. Nous sommes tous attachés à la famille. Mais quelle est aujourd’hui la famille où il n’y a pas eu de divorce ou de concubinage juvénile ou de remariage après divorce, etc. ? Je n’en connais pas. Il y en a sûrement, mais elles sont devenues presque minoritaires. Je suis prête à défendre la famille mais il faut savoir que la famille n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était il y a quarante ans. Comment prendre acte de cette réalité tout en assurant quand même le maintien des valeurs familiales ? C’est une tâche ardue.

Georges-Albert Salvan : C’est une des raisons qui font que notre société est méprisée de nos hôtes musulmans.

Nicole Catala : Nous sommes un pays connu pour l’intérêt qu’il porte à la formation de ses élites. J’ai entendu des collègues allemands poser, sur ce point, des questions : « En France, vous formez des élites. Comment faites-vous, comment vous y prenez-vous, quels sont les moyens que vous employez, etc. ? » À cet égard, la spécificité française les intéressait. La formation d’élites est indispensable, plus encore aujourd’hui dans le monde extrêmement compétitif où nous nous trouvons. La seule exigence que je formulerai, c’est que la sélection des élites laisse leur chance à tous et qu’il y ait un concours sans barrières matérielles, sans barrières a priori.

Sur la spécificité, qui consiste pour la France à avoir un certain modèle de raisonnement, de démarche intellectuelle, j’y attache beaucoup d’importance. Je suis convaincue qu’il est important de défendre la francophonie non seulement pour la langue mais pour la façon dont elle forme l’esprit. On est en train de réfléchir à une approche plus ample de ce qu’est la francophonie en y liant, par exemple, le système juridique français, la rationalité sur laquelle il repose, la qualité de la règle écrite par rapport au droit anglo-saxon et tout une série d’autres choses qui devraient nous convaincre de travailler à la présence française à l’étranger, même si on peut parfois se demander si ce combat n’est pas déjà perdu. Si on dépasse la seule langue française pour dire qu’avec elle on véhicule un certain modelage de la pensée, un certain cartésianisme, on intéresse davantage les pays étrangers.

Jean-Claude Roqueplo : Permettez-moi, Madame, deux petites remarques.

La première, c’est qu’on ne peut pas demander à l’Education nationale plus qu’elle ne peut donner. Les « défis » que vous avez lancés correspondent aux attentes exprimées cette année par les différents intervenants. Ils exigent une mobilisation qui dépasse l’Education nationale. Pour ma part, cela ne vous étonnera pas, je regrette qu’on n’ait pas mis à profit la professionnalisation des armées pour faire autre chose du Service national obligatoire et qu’on l’ait purement et simplement supprimé. Je l’ai dit, en temps opportun, à la Commission Séguin, mais je n’ai pas été suivi…

À propos de l’orientation des élèves, une des grosses difficultés, et l’exemple canadien est intéressant de ce point de vue, c’est que l’on ne peut pas offrir à des jeunes qui se lancent dans la vie les seuls métiers existants. En effet, dans les années qui suivent, des métiers nouveaux apparaissent, d’autres métiers se développent. Le problème est donc plus de détecter chez ces jeunes les aptitudes à travailler, à agir dans un certain domaine, plutôt que de leur présenter une liste d’emplois disponibles au moment où ils se préoccupent de leur orientation. C’est certainement une des grandes difficultés que l’on éprouve dans les entreprises, lorsque l’on a la charge des ressources humaines.

Nicolas Aumonier : Je crois que le bon côté de la crise des valeurs, telle qu’est celle que nous traversons aujourd’hui, c’est de comprendre qu’une valeur n’est pas grand-chose, surtout quand les jeunes disent qu’ils s’en moquent. Ce ne sont pas les valeurs qui doivent nous intéresser, mais plutôt ce qui a du sens. Je prendrai l’exemple de la discipline. La discipline n’est pas une valeur, c’est ce qui a du sens pour une action collective.
Pour être professeur dans un lycée, je crois que la discipline est une question politique au plus haut niveau. Tant que vous n’aurez pas un Président de la République qui couvre son Premier Ministre, lequel couvre son Ministre de l’Education nationale, lequel couvre tous les Recteurs, lesquels sur ordre, évidemment, couvrent tous les Proviseurs, lesquels doivent alors avoir ordre de couvrir leurs professeurs et leurs surveillants qui, eux, sanctionnent, sur le terrain, tout élève qui contrevient gravement et de manière répétée aux règles élémentaires de la vie collective (indiscipline, irrespect, violence, …) – ce qui doit aboutir à exclure définitivement du système scolaire ceux qui le refusent – la discipline sera un vain mot, un vœux pieux, le masque de notre hypocrisie et de notre lâcheté. Tout ceci dépend de l’autorité politique au plus haut niveau. Tant que cette volonté politique n’existera pas, on pourra bricoler tout ce qu’on voudra, nous aurons une crise des valeurs, en effet, puisque personne n’y croit. Ce qui est important, c’est de retrouver le sens de l’action collective et donc de la discipline.

Nicole Catala : Je crois beaucoup à l’utilité de l’Armée, Monsieur Roqueplo, c’est bien. Mais il faut quand même que je vous dise, puisque vous m’avez presque provoquée, que l’armée n’appelait plus les jeunes d’origine maghrébine depuis longtemps !

Jean-Claude Roqueplo : Est-ce bien certain ? N’y avait-il pas plutôt là une conséquence des accords franco-algériens qui leur laissaient le choix entre servir en France ou dans leur pays d’origine ?

Le Président : Au sein de l’Assemblée, est-ce qu’il n’y a pas, presque sur tous les bancs, une possibilité de retrouver un consensus national de notre République, de notre démocratie au bénéfice du respect des valeurs civiques et morales dans notre enseignement ? Si oui, alors vous prenez le bâton de la révolte et on vous suit !

Nicole Catala : Je crois que je suis déjà suffisamment rebelle au regard de la discipline de groupe sans y ajouter une insurrection supplémentaire… !

Je crois que la plupart de mes collègues sont conscients de la crise des valeurs. Mais, on ne peut raisonner qu’en termes de morale laïque à l’Assemblée nationale. Les Droits de l’Homme, c’est trop flou. Je ne suis pas « droit-de-l’hommiste », pas du tout, ou plutôt, juste ce qu’il faut !