par Liliane Lurçat, Docteur en phycologie, Docteur ès lettres, chercheur au CNRS

L’échec scolaire est à présent reconnu et déploré, en même temps que les manifestations de l’illettrisme sont perceptibles dans la société.

Ce qui demeure occulté, ce sont les facteurs proprement scolaires de l’échec. Il est d’autant plus difficile de mettre en évidence le rôle de l’école dans l’échec des enfants qu’on fait appel, pour l’analyser, à ceux-là mêmes qui ont introduit des obstacles supplémentaires dans la transmission des connaissances.

Cette transmission a été rendue inefficace, notamment pour les enfants qui ne bénéficient pas d’un soutien scolaire au foyer. L’égalitarisme scolaire affirmé est contredit par des pratiques pédagogiques qui rendent l’enfant responsable de la construction des savoirs qu’on refuse de lui transmettre.

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Le Président : Avant d’accueillir et d’entendre Madame Liliane Lurçat, nous éprouvons le besoin de justifier à nouveau le choix de notre thème d’études “Repenser l’Education Nationale”.

André Sigfried aimait surprendre ses étudiants de l’Ecole Libre des Sciences Politiques en leur proposant des maximes à discuter, celle-ci notamment. « Les peuples bien gouvernés sont en général des peuples qui pensent peu. » Sans doute sommes-nous un peuple difficile à gouverner parce que nous sommes un peuple qui pense et qui repense, au-delà de l’Éducation nationale, la politique d’ensemble de nos gouvernements.

A la faveur de l’actualité nous nous interrogeons. Quelles pensées inspirent la majorité parlementaire lorsqu’elle légifère sur les sciences de la vie, de la conception de l’être à sa mort ? Quel projet de société l’a conduit à privilégier toujours l’individu contre la famille ? Ou encore, quelle conception le Premier ministre a-t-il de la laïcité lorsqu’il demande et obtient que soit supprimée de la charte européenne, toute référence à l’héritage religieux de l’Europe ?

L’Histoire abolie, la morale naturelle rejetée, la nature de l’homme attaquée … alors, oui, l’école est bien au cœur du projet politique de ceux qui veulent transformer la société.
Notre Académie n’est pas l’antichambre d’un parti politique. Elle est l’héritière de fondateurs qui voulaient, suivant ce qu’ils écrivaient en 1922, « répandre des méthodes d’enseignement et d’éducation en luttant contre les fléaux qui menacent l’individu, la famille et suivant l’enseignement social de l’Eglise fécondateur de l’action sociale et éducative des Chrétiens ».
C’est être fidèle à cet héritage que d’observer suivant quelles méthodes et avec quelle volonté on s’applique à détruire l’Education Nationale.
C’est y être fidèle que de chercher à inverser le courant avec une application et une volonté qui devraient être comparables.

Rappeler cette ambition, c’est non seulement justifier le programme établi par Isabelle Mourral, c’est aussi rappeler que nous souhaitons faire déboucher nos travaux sur des propositions aux partis politiques concernant l’Éducation Nationale à l’occasion des prochaines échéances électorales.
Ce préambule vous aura dit, Madame, la ferveur de notre attente. Vous allez démonter les ressorts de l’échec scolaire, de l’échec de l’école et en faire apparaître les causes.

Vous avez, pour ce faire, la meilleure qualification qui soit. Vous avez fait toute votre carrière comme chercheur au CNRS. Docteur ès psychologie, docteur ès lettres, vous avez étudié le comportement de l’enfant et son développement en menant des recherches dans les écoles maternelles et primaires de Paris et de la banlieue. Vous avez dans votre propre famille le champ d’expériences le plus proche auprès de vos quatre enfants et de vos onze petits-enfants.
Monsieur Lurçat, lui-même physicien, a consacré beaucoup de temps à l’enseignement et il est très proche de vos recherches, à en juger par ce post-scriptum de François Lurçat qui figure à la page 160 de votre ouvrage La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, publié en 1998.

Sans doute votre cheminement personnel ne vous a pas rendu familier l’enseignement social de l’Eglise. Mais au centre de la culture juive qui est la vôtre, il y a une expérience morale qui nous rassemble. Déjà nous vous suivons, avant de vous avoir entendue, lorsque vous écrivez à la fin de votre livre : « En réalité le problème de l’école est principalement un problème moral. »

Suzanne Lurçat : L’école aujourd’hui

L’école d’aujourd’hui comporte beaucoup d’activités non scolaires. Le temps consacré aux apprentissages de base est réduit en même temps qu’est rejetée la méthode de l’école élémentaire, fondée sur une transmission systématique et progressive des connaissances.

L’imprécision des démarches, l’absence de rigueur pédagogique favorisent la confusion et l’incompréhension, tandis que les automatismes de base : lire, écrire et calculer, ne sont pas installés chez beaucoup d’enfants qui ne bénéficient pas du soutien familial. Ils sont mal installés chez beaucoup d’autres enfants, dont les connaissances sont lacunaires à des niveaux très élémentaires.

On a limité le temps consacré aux apprentissages de base, or ceux-ci nécessitent des exercices fréquemment répétés pour que les connaissances soient bien assimilées. En calcul, par exemple, la répétition des opérations permet leur automatisation. On a considérablement réduit les apprentissages par cœur. On n’apprend plus de résumé d’histoire et de géographie.

Ce changement va de pair avec une nouvelle gestion du temps scolaire, qui est haché par la multiplication des petites vacances et par les activités de type culturel et sportif.
L’illettrisme actuel (alors qu’on croyait l’avoir éliminé en 1914) est un produit de la destruction des méthodes éprouvées. Il touche un nombre important d’adultes qui ont quitté l’école sans savoir lire. Il touche aussi les élèves des collèges qui vivent une situation d’échec depuis les débuts de l’école primaire.

Mais on refuse de voir le lien entre l’échec des enfants et l’inadéquation des méthodes utilisées. On a détruit les méthodes de l’école élémentaire au nom d’arguments idéologiques et scientistes qui se sont imposés dans tous les lieux de formation des futurs maîtres.

L’illettrisme et la science de la lecture

Le développement de l’illettrisme est lié à l’application autoritaire et généralisée des dernières théories à la mode dans la « science de la lecture ». On a imposé des idées absurdes, selon lesquelles on ne doit pas distinguer entre un premier apprentissage et une pratique ultérieure de la lecture. La négation du rôle de la transmission des connaissances dans l’apprentissage et son remplacement par des pratiques aventureuses ont perverti l’acte pédagogique.

Des formes spécifiques d’échec sont alors apparues, concernant en particulier l’apprentissage de la lecture, de l’écriture : l’échec des enfants mal instruits.
La responsabilité des adultes est grande, quand ils ne donnent pas aux enfants les moyens de comprendre et d’apprécier ce qu’ils doivent leur faire connaître. Elle est grande aussi quand, dans les lieux de formation, on initie les futurs maîtres à l’idée étrange selon laquelle l’enfant pourrait construire tout seul ses savoirs.
Le recteur Michel Migeon a été chargé par M. Lionel Jospin, alors ministre de l’Education Nationale, de rédiger un rapport sur la lecture. Il écrit : « L’optique constructiviste de l’appropriation des connaissances s’oppose à celle d’une transmission de celui qui sait à celui qui ne sait pas. » Il affirme encore : « Apprendre à lire est un apprentissage régi par les règles du constructivisme. »

Le constructivisme devient l’expression du spontanéisme pédagogique, puisqu’on l’oppose catégoriquement à la transmission des connaissances. L’enfant est donc abandonné à sa spontanéité. Le constructivisme est la forme moderne de l’abandon pédagogique des enfants.

La Rénovation Pédagogique

Ces thèses ont pris le contre-pied des pratiques mises au point lors de la Rénovation Pédagogique, entre1850 à 1880.
Ces années marquent le passage de la pédagogie de l’Ancien Régime à celle des écoles primaires d’Octave Gréard, de Jules Simon et de Jules Ferry . Octave Gréard est l’un des principaux promoteurs du mouvement de Rénovation Pédagogique. Il a substitué à l’enseignement mutuel un système inspiré du modèle de l’enseignement secondaire. Les écoles ont été organisées de manière uniforme. L’enseignement est donné par le maître à l’ensemble de la classe, c’est le mode simultané d’enseignement qui remplace l’enseignement mutuel.

Une classe rassemble désormais des élèves possédant un certain niveau dans toutes les disciplines. L’enseignement est collectif. L’école est organisée en trois cours possédant chacun un programme d’enseignement précis, les cours élémentaires, moyen et supérieur, ce que nous avons connu dans notre enfance.

La conception de l’enseignement est concentrique, et non plus successive. Dès le cours élémentaire, on introduit toutes les disciplines, y compris l’histoire et la géographie. L’enseignement concentrique repose sur les vertus de la répétition, mises en cause dans l’école actuelle.

Les pédagogues du XIXe siècle préféraient les classes homogènes. Gréard introduit la notion de redoublement. Pour garantir l’homogénéité du niveau des élèves, on fait redoubler ceux qui n’ont pas acquis le programme d’une classe donnée. L’homogénéité et le redoublement sont à présent rejetés.

L’école des sciences de l’éducation

L’école française est devenue l’école des sciences de l’éducation. Dans cette école, sociologues et pédagogistes rejettent la singularité de la personne au nom de déterminismes liés principalement au milieu d’origine des enfants. Le milieu d’origine serait la raison principale, voire l’unique raison, des inégalités dans la réussite scolaire. Par conséquent, l’enfant n’est plus pris en considération en tant que personne singulière, avec ses aspirations et ses compétences propres.

Dans les Instituts Universitaires de Formation des Maîtres (IUFM), on prétend former des professionnels de l’enseignement, sans tenir compte des disciplines à enseigner. En réalité, la pédagogie n’est pas séparable des connaissances à transmettre, elle prend des formes différentes selon les disciplines. A l’inverse, le pédagogisme sépare la pédagogie des disciplines enseignées . Il veut se situer au-dessus des disciplines, auxquelles il substitue un arsenal de techniques et de procédés.

L’école de masse

L’école de masse a succédé à l’école unique. L’école unique est le thème lancé en 1921 par les Compagnons de l’université. Ce Comité d’études et d’actions pour l’école unique est créé en 1927. L’école unique a pour objet d’unifier la scolarité primaire pour tous les enfants.
Ce projet a inspiré les rédacteurs du plan Langevin-Wallon (1947). Dans ce plan, il est question d’égalité des droits des enfants. « Tous les enfants, quelle que soit leur origine familiale, sociale et ethnique, ont un droit égal au développement maximum que leur personnalité comporte. Ils ne doivent trouver d’autre limitation que celles de leurs aptitudes. »

Dès la fin des années 1950, le débat sur le Collège unique a fait émerger l’idée selon laquelle on doit tenir compte de l’hétérogénéité des élèves, en adaptant l’enseignement à l’ensemble de la population scolarisée . On prend ainsi le contre-pied des classes homogènes de l’école de la République.

Le projet d’école de masse est lié à la prolongation rapide de la scolarité pour tous, sur un modèle uniforme. On en trouve la formulation dans la Loi d’orientation sur l’Education du 10 juillet 1989, sous le Ministère JOSPIN.
Dans cette loi, il n’est plus question d’égalité des droits mais d’égalité des élèves : « Pour assurer l’égalité et la réussite des élèves, l’enseignement est adapté à leur diversité par une continuité éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité. » L’école de masse, ainsi nommée par ses promoteurs, accueille tout le monde. Elle refuse de prendre en considération les particularités et les compétences individuelles.
L’école de masse a aggravé la condition scolaire des enfants, livrés à l’anonymat et à la violence.

Le sens donné au mot “égalité”

Pour comprendre l’école de masse, telle qu’elle s’est actuellement développée en France, on peut se référer au débat public rapporté par Boorstin entre Stanley Hall et Charles W. Eliot. A travers ce débat, on voit comment, à la fin du siècle dernier, deux conceptions se sont affrontées pour prendre la direction des nouvelles écoles secondaires américaines.

Stanley Hall avait déjà annoncé « nous devons dépasser le fétichisme de l’alphabet, de la table de multiplication, de la grammaire, des gammes et du livre ». Dès 1902, il passe à l’étude de l’adolescence, ce qui l’amènera à s’intéresser à la high school.

Pour Eliot, la démocratie consiste à mettre toutes les disciplines sur un plan d’égalité, l’étudiant peut choisir ce qu’il veut étudier. Eliot reste fidèle cependant à l’idée d’une oligarchie fondée sur le mérite. « Toute éducation démocratique avait pour devoir non seulement d’instruire l’ensemble de la population mais aussi d’encourager le développement d’une aristocratie naturelle afin que la communauté tout entière reçoive les fruits de l’épanouissement de ses citoyens les plus capables. »

Les adversaires d’Eliot ont à leur tête Stanley Hall et son disciple John Dewey, chef de file de l’Education Nouvelle. Boorstin écrit d’eux : « Ils se firent les champions de ceux que Stanley Hall appelait “la grande armée des incapables. »
Eliot pensait en termes de matières d’enseignement, Stanley Hall, John Dewey et leurs disciples voulaient supprimer la notion même de programme. « La high school », écrit Boorstin, « est le produit achevé de l’Education Nouvelle. »
La destruction de l’enseignement aux Etats-Unis
Tout récemment on pouvait lire un entrefilet dans le Figaro daté du 28 novembre 2000. Selon Tullio de Mauro, ministre de l’Instruction, un tiers de la population adulte italienne peut être considérée comme analphabète, un autre tiers est au bord de l’analphabétisme.

Jacques Barzun, universitaire américain actif dans l’action en faveur de l’école et pour le retour à l’enseignement méthodique et progressif, écrit : « L’illettrisme fonctionnel touche 60 millions d’Américains » .
« A l’origine de ce désastre, dit-il, cinquante années de folie dans l’utilisation de la méthode Look-and-say, associée à l’idée que les enfants de pauvres, de Noirs, d’Hispaniques ne peuvent pas apprendre. C’est une absurdité criminelle, écrit Barzun. Ce sont les particularités de l’école qui bloquent l’apprentissage en lecture, en écriture et en calcul. »

La doctrine Look-and-say d’enseignement de la lecture a été popularisée en France et imposée dans les lieux de formation par les scientistes de la lecture ? On part de l’idée que le lecteur entraîné n’a pas besoin d’identifier chaque lettre. En France, cette méthode se nomme méthode globale ou méthode idéo-visuelle. Ce modèle imposé au débutant est la « quintessence de l’anti-méthode » écrit Barzun.
« La science est devenue une superstition », écrit encore Barzun, il a fallu plus d’un demi-siècle pour comprendre l’erreur de Look-and-say, non pas en partant des défauts de la méthode, mais en partant d’une autre étude. C’est encore à la science de la lecture qu’on a fait appel, et non à l’analyse concrète des raisons de l’échec des enfants.
Le cheminement suivi a été le même en France. On a attendu huit ans que les idées exprimées dans cette autre étude soient reconnues aux États-Unis, c’est alors seulement que certains scientistes de la lecture ont osé évoquer discrètement la possibilité d’un retour en arrière en France.

Classes homogènes et classes hétérogènes

Dès la fin des années 1950, le débat sur le collège unique en France a fait émerger la thèse de l’hétérogénéité des élèves. Il devenait nécessaire d’adapter l’enseignement à cette hétérogénéité, pour que l’ensemble de la population fasse les mêmes études, écrit Guy Berger .
L’hétérogénéité des classes s’oppose au regroupement en classes homogènes de l’école de la République.
La création des Zones d’Education Prioritaires (ZEP) est une décision dans laquelle on peut voir l’interprétation française de l’affirmative action. Ce mouvement est né aux Etats-Unis, à la suite des émeutes noires de 1964-1968.
On accuse la politique d’affirmative action d’être inégalitaire au profit des anciens opprimés, écrit Barzun.
Guy Berger reprend cette idée afin de justifier la création des ZEP. « Les ZEP sont d’une certaine manière inconstitutionnelles puisque, selon les principes de la Constitution, le service public offert à tous les citoyens doit être identique, quel que soit le lieu où il est assuré ».

L’égalitarisme à la française

Philippe Meirieu défend la thèse de l’égalité des personnes. Il justifie la massification car, écrit-il « le mixage des enfants de tous les niveaux permet d’unifier les pensées en une pensée commune ». Dans l’école de ses rêves, il ne doit y avoir ni redoublement, ni orientation précoce, ni compétition, ni hiérarchisation des élèves en bons, moyens et mauvais, car ce n’est plus l’école de l’instruction obligatoire mais l’école obligatoire.
Meirieu s’inspire de l’esprit des sciences de l’éducation américaines, avec en particulier le refus de la transmission. Il dénigre systématiquement l’instruction. Les deux objectifs qu’il assigne à l’école obligatoire sont : l’acquisition d’une culture commune et la construction de la loi.

L’école américaine a été la terre d’élection du scientisme. Les sciences de l’éducation se sont imposées comme un pouvoir politique au sein de l’école, décidant non seulement de la manière d’enseigner mais également du découpage des disciplines et de leur légitimité.
La manière d’enseigner la lecture imposée par les scientistes a contribué à l’illettrisme de masse. La gestion des disciplines par les sciences de l’éducation débouche sur la destruction de secteurs entiers des connaissances dans l’école publique.

ECHANGES DE VUES

Le Président : Dans le titre de l’ouvrage de Mme Lurçat, La destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs, il y a le mot « destruction », elle est certaine s’agissant de l’Education nationale.

Seulement, la différence qu’il y a entre la destruction d’une ville et la destruction d’une éducation, c’est que la destruction de la ville, on la voit. La destruction de l’éducation, même si on la vit, est contestée : tout le monde n’est pas d’accord ; tandis qu’une ville en ruine, tout le monde le constate.

Je voudrais vous poser une question : à côté et à l’encontre de ces entreprises de démolition de l’Education nationale, voyez-vous apparaître d’autres rapports de force qui pourraient présager une inversion de la politique ?

Liliane Lurçat : En tout cas pas dans des lieux structurés et organisés que sont les associations de parents d’élèves. Ces associations sont malheureusement imprégnées par les thèses pédagogistes. Toutes les associations sont intimidées par les sciences de l’éducation.

Les enseignants ont des compétences diverses. Ceux qui sortent des IUFM auraient besoin de se former aux disciplines qu’ils enseignent. Leur formation est essentiellement pédagogique. Ainsi, à l’école primaire, selon le témoignage de directrices d’école, quand les maîtres eux-mêmes n’ont pas reçu dans leur enfance une formation méthodique, ils ont le plus grand mal à apprendre à écrire aux élèves.

Ma thèse a porté sur les facteurs non linguistiques de l’écriture (facteurs spatio-moteurs), c’est pourquoi je me suis intéressée à l’école. Mais je n’ai jamais instruit des enfants, j’ai fait toute ma carrière au CNRS.

La formation des maîtres à l’enseignement de l’écriture manuscrite était devenue une discipline facultative dans les écoles normales d’instituteurs, il y a déjà bien plus de vingt ans. On a toléré l’écriture de la main gauche avec l’arrivée des crayons à bille, sans mettre au point une pédagogie destinée aux gauchers. Autrefois, au temps du porte-plume, seule l’écriture de la main droite était tolérée. Elle bénéficiait d’une pédagogie très efficace.
La disparition de la pédagogie méthodique de l’écriture a laissé libre cours aux initiatives individuelles des maîtres. J’ai vu des enfants dessiner les lettres, car on ne leur avait pas enseigné la trajectoire de l’écriture, qui doit respecter le sens de parcours de chaque lettre. Je me souviens de débats à l’INRP, au début des années 1970, où le fait de tenir la main de l’enfant pour le guider dans ses premiers tracés était considéré comme une entrave à sa liberté, c’était « fasciste » !

En réalité, quand on guide la main de l’enfant, on lui donne une information en s’adressant au sens tactilo-kinesthésique. Cette sensibilité concerne le sens des positions et du mouvement. Le guidage lui fait découvrir d’une autre manière, plus efficace que la seule vue d’une forme déjà réalisée, la façon de parcourir la trajectoire usuelle des lettres et des mots.

Car la pédagogie de l’écriture est progressive. Le modèle visuel montré au tableau est une forme statique, or l’écriture est d’abord un mouvement. Certaines lettres ont un sens de parcours qui est positif (inverse de la marche des aiguilles d’une montre) le a et le o en particulier. Le jeune enfant qui dessine encore lentement ses lettres peut les parcourir dans le sens négatif (sens des aiguilles) mais quand l’écriture devient rapide, la lettre risque de se déformer en boucle. C’est un exemple de l’origine des dysgraphies, trouble de l’apprentissage de l’écriture.
La plupart des désordres actuels de l’écriture manuscrite sont dûs à la disparition de l’apprentissage de l’écriture calligraphiée, selon la calligraphie primitive du petit enfant, qui se pratiquait dans les débuts de l’école élémentaire. Cette écriture enfantine bien ronde favorisait une automatisation qui conserve la lisibilité, quand l’écriture devient rapide. Quand l’enfant automatise des lettres mal formées, qui ne respectent pas la trajectoire usuelle, alors apparaît la dysgraphie, l’écriture devient illisible.

Françoise Seillier : Il y a un mouvement de parents en Angleterre et aux Etats-Unis qui prône un retour aux méthodes de base, qu’en pensez-vous ?

Liliane Lurçat : Ceux qui veulent s’inspirer du mouvement Retour aux bases peuvent le faire. Il suffit de se renseigner sur ce qui a été fait dans ce sens aux Etats-Unis.

Françoise Seillier : Il y a des écoles primaires hors contrat, j’en connais personnellement très bien une dans laquelle une de nos filles a enseigné selon les bonnes méthodes traditionnelles. Mais, elles ont beaucoup de mal à vivre.

Liliane Lurçat : J’étais invitée au Cours Hattemer, où les méthodes classiques d’enseignement de l’écriture et de la lecture sont bien conservées. On m’avait invité à faire le discours de distribution des prix. Leurs résultats sont excellents, ils ont conservé les méthodes pédagogiques mises au point par Madame Hattemer, et c’est une réussite.

Françoise Seillier : Il me semble que l’école catholique pourrait bénéficier d’une saine autonomie pédagogique, d’une expérimentation, si elle le voulait. Les écoles catholiques se sont calquées sur ces méthodes de retour aux bases employées en Angleterre, alors que si l’on prenait l’exemple des écoles Montessori…

Liliane Lurçat : Les écoles inspectées par l’Education nationale doivent avoir des maîtres formés en IUFM. Cette formation unique des maîtres est imposée aux écoles sous contrat. C’est pourquoi les écoles montessoriennes ont du mal à conserver la formation montessorienne parallèlement à la formation en IUFM.

Gilbert Sibieude : Dans le constat que j’avais pu faire depuis quelques mois plusieurs choses apparaissent. Vous avez dit : « On ne peut compter sur aucune structure ». C’est mon constat. Ni les associations, ni les syndicats d’enseignants, ni le ministère, ne parlons pas des élus. C’est un constat un peu triste.

Deuxième point. J’ai rencontré d’assez nombreux professeurs dont le désespoir est d’autant plus grand qu’ils se sentent isolés. Je crois que, si l’on arrivait à rompre cet isolement, à leur permettre de se rencontrer, peut-être que quelque chose pourrait se passer. Mon opinion – peut-être la partagez-vous ? – est que nous ne pouvons compter sur personne, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes, parents ou grands-parents.

Je signale une note très intéressante de la Fondation Marc Bloch de Madame Altslusch qui explique l’origine du naufrage de l’enseignement américain par l’attitude « consumériste » adoptée par la classe moyenne qui, dit-elle, a joué un rôle tout à fait capital. Lorsqu’on a proposé aux parents de n’avoir plus de notations, plus d’examen de passage, de ne plus être stressés, tout le monde a approuvé pour le plus grand confort des parents et des enfants. C’est ainsi entrés dans une spirale de dégradation totale.
Ma question est : « Est-ce que vous ne pensez pas que, chez nous, il y a une dimension idéologique sous-jacente qui n’existe pas aux Etats-Unis ? »

Liliane Lurçat : Bien sûr, les contextes politiques ne sont pas les mêmes. De plus l’école française est très centralisée. La diversité qu’on observe aux Etats-Unis n’a pas d’équivalent ici.
Il y a cependant, ici aussi, des personnes qui réfléchissent et qui ne sont pas nécessairement des responsables. Il y a les parents, par exemple, qui veulent aider et protéger leurs enfants. Si vous savez qu’un établissement scolaire est mauvais, que les enfants risquent d’être agressés et même violés, vous ne pouvez pas y mettre vos enfants. Si vous ne le savez pas, vous risquez une mauvaise expérience, mais si vous le savez, si vous laissez vos enfants affronter des risques de cette nature, vous frôlez la perversité ! Beaucoup de gens sont indignés et inquiets. Ils ne savent pas comment agir sur la situation de manière efficace. Et les structures intermédiaires ont disparu.

Gabriel Blancher : La situation est-elle identique ou analogue dans les autres pays européens ?

Liliane Lurçat : Oui, elle est identique, avec peut-être des particularités locales. Mais les sciences de l’éducation inspirent la pédagogie en Europe.

Jacques Delfosse : Je voudrais vous parler du problème de l’Enseignement privé.
Je crois savoir que l’équivalent des IUFM a été demandé par l’Enseignement privé au ministère, lors des accords Lang-Cloupet.

Liliane Lurçat : On ne peut pas dire que l’éducation est scientifique. Elle est principalement empirique, fondée sur l’expérience et l’accumulation des savoir-faire. Elle est tâtonnante, elle doit s’ajuster aux situations, et elle dépend de la discipline enseignée, elle est concrète. Ceux qui veulent créer des systèmes au-dessus des disciplines se séparent de la transmission proprement dite, ils imposent des démarches de manière arbitraire, ce qui peut déboucher sur des confusions.

Jacques Bour : La question que je voulais poser est la suivante (par rapport à ce qui se passe aux Etats-Unis) est-ce que ce retour aux bases que vous évoquez n’est pas facilité par deux phénomènes ? Le premier c’est qu’à ma connaissance, les Etats-Unis ne sont pas dotés d’un système totalitariste d’éducation nationale et deuxièmement les parents s’intéressent davantage à l’éducation de leurs enfants, du moins dans beaucoup de cas. Est-ce cela qui permet ce retour, aux U.S.A., alors qu’en France le totalitarisme est affreux et les parents sont découragés pour diverses raisons que vous avez exposées ?

Liliane Lurçat : Les Américains sont pragmatiques, ils déménagent parfois pour se approcher d’une bonne école. Ils ne craignent pas de se déplacer. Ici, c’est différent et plus difficile. La sectorisation veut imposer un établissement de manière autoritaire. Cela fait penser aux idées de Philippe Meirieu qui rêvait de mettre les classes préparatoires dans les ZEP. Pour quoi faire, pour punir qui ? et de quoi ? Les sentiments qui l’animent sont ambigus.

Michel Lemaignan : Je voudrais simplement apporter un témoignage qui va peut-être vous surprendre.
Je ne suis ni pédagogue ni professeur, mais j’ai treize petits-enfants qui ont entre 24 et 8 ans. Depuis une quinzaine d’années, je m’intéresse beaucoup à la manière dont ils sont formés, éduqués, l’aînée de ces petits-enfants d’ailleurs est une institutrice qui sort de l’IUFM.

J’avoue que j’ai trouvé un peu pessimiste votre peinture générale de la situation. Je trouve que mes petits-enfants, dans l’ensemble, ont fait des choses intéressantes en classe, ont été bien formés et savent bien lire, écrire et compter. Et j’ai l’impression que les méthodes pédagogiques employées à leur égard ont été aussi bonnes, pour ne pas dire, dans certains cas, meilleures, que celles du bon vieux temps, et ce dans différentes régions de France.

Il y a, certes, un très difficile problème de comportement, de respect de l’autorité, de morale au sens le plus large du mot, dans nos écoles aujourd’hui, mais ceci est un tout autre problème qui ne me paraît pas uniquement lié à la pédagogie moderne.

Et je crois que la formation qui est donnée dans les IUFM est aussi valable que celle des anciennes écoles normales. Mais, bien sûr, on peut toujours faire mieux et vous avez raison de nous inciter à y réfléchir !

Liliane Lurçat : Tant mieux ! Je me réjouis pour vous. Il demeure heureusement des bons établissements et des bons maîtres, et c’est tant mieux, sinon tout le monde serait illettré.
Mais cela se passe au sein de l’école. Il y a des maîtres qui se battent contre vents et marées, ils s’opposent à des directives absurdes. Il faut pour cela du caractère et la passion d’enseigner.

Bernard Lacan : Madame, j’ai été passionné par votre exposé. J’ai cru comprendre de votre réflexion que la dégradation générale des systèmes d’éducation découle d’un corps de pensée désaxée, formée au lendemain de la première guerre mondiale.

Face aux dérives que vous avez évoquées, je ne crois pas que la solution soit celle d’un sauve-qui-peut individuel. Ne faut-il pas considérer que la bataille pour réformer dans l’instant les systèmes éducatifs est perdue et qu’il convient de construire une nouvelle pensée pour le long terme.

Liliane Lurçat : Les parents doivent s’occuper de leurs enfants. Chacun est responsable de ses enfants, il doit les mener à l’âge adulte. Chacun doit trouver des solutions, et beaucoup s’y efforcent. Il vaudrait mieux qu’ils puissent s’appuyer sur l’école.

Je reçois beaucoup de lettres de parents inquiets. Certains retirent des enfants doués de l’école, des mères de famille se consacrent à l’enseignement de leurs enfants, s’appuient sur l’enseignement par correspondance. Cette situation est nouvelle : les enfants doués sont parfois victimes d’une institution qui ne les aime pas. Il est cependant difficile de généraliser ces choix, extrêmement difficiles à mener à bien dans le cadre de la famille.

Les expériences de type retour aux bases sont intéressantes. Les gens que préoccupent les problèmes de la transmission dans le monde actuel devraient réfléchir à l’histoire de l’école et à celle de la pédagogie. Qu’est-il essentiel de conserver ? La pédagogie a une histoire, elle évolue. Qu’est-ce qui doit impérieusement demeurer, sans quoi l’école n’est plus l’école ?

A mon avis, il est essentiel, pour combattre l’échec scolaire sous ses formes actuelles, de repenser la pédagogie des apprentissages de base, lire, écrire et compter, sur lesquels tout le reste se construit. Ainsi, dans le domaine du langage écrit de l’enfant, on doit donner les postures de base pour l’écriture des droitiers et des gauchers respectivement. Ensuite, il faut organiser l’automatisation par l’exercice et la répétition.

Ce qui doit s’automatiser, grâce à l’entraînement, est : la forme et la trajectoire des lettres et des mots, l’orthographe, la vitesse, pour que seuls restent conscients le contenu sémantique et la ponctuation. La ponctuation organise le texte, elle est liée au sens et elle permet de l’appréhender.

Il faudrait que le langage soit enseigné de manière plus méthodique à l’école maternelle. On peut dégager trois niveaux dans l’usage du langage. L’usage affectif, le langage d’action et l’usage conceptuel du langage, ce dernier sous-tend les apprentissages de type scolaire.
Dans une petite recherche consistant à faire nommer un objet, dire à quoi il sert, puis décrire la manière de s’en servir, j’ai analysé les compétences mises en jeu. Ces trois moments s’avèrent essentiels, car avec la possibilité de décrire sans manipuler, apparaît la possibilité d’évoquer ce qui est absent. C’est alors seulement que le langage peut se détacher de la situation immédiatement vécue, qu’il acquiert son autonomie : la pensée devient autonome.

J’ai eu l’occasion, dans cette recherche, d’analyser les difficultés rencontrées par des élèves d’école maternelle qui ne connaissent pas le nom d’objets d’usage courant. Ils sont alors incapables d’évoquer l’objet et d’en décrire l’usage. L’usage conceptuel du langage permet la réussite dans les apprentissages de type scolaire.

En ce sens, la télévision joue un rôle négatif. Des auteurs américains ont décrit des adolescents qui ont consacré près de 20 000 heures de leur vie à la télévision et à d’autres médias, et qui ne disposent que de 300 mots de vocabulaire courant.

On n’apprend malheureusement pas à parler quand on est seul devant la télévision. Seuls les enfants accompagnés par des adultes, qui leur donnent le sens des mots inconnus, peuvent apprendre le sens des mots nouveaux. Les autres se déshabituent de comprendre. Ou bien ils ne tiennent pas compte du langage, ou bien ils attribuent un sens selon des présupposés personnels.

La télévision devient un enfermement pour les enfants abandonnés trop longtemps devant le poste. La seule manière d’enrichir le langage est de parler avec des personnes qui peuvent donner le sens des mots inconnus, nommer les objets, aider à diversifier l’usage des mots. La télévision ne peut devenir un instrument culturel que si l’on en fait un usage culturel par le choix des émissions, l’accompagnement des enfants et leur initiation au sens du langage et des situations.

Michel Berger : On a pris l’habitude, et c’est assez indiscutable, de noter une grande continuité dans l’évolution de l’Education Nationale à partir du plan Langevin-Wallon, donc à partir de 1947 et donc à partir d’une pensée marxiste.

Vous avez vous-mêmes beaucoup travaillé avec Henri Wallon, que pensez-vous de cette analyse qui donne à la pensée marxiste une grande importance. L’école ne serait-elle pas aujourd’hui un des derniers bastions du marxisme ?

Liliane Lurçat : Le mouvement pour l’Education Nouvelle a eu une influence bien plus considérable, à l’échelle de nombreux pays. Si vous lisez La destruction de l’enseignement élémentaire, vous verrez que les thèses de ce mouvement ont été reprises à la fois en Union Soviétique et aux Etats-Unis. Les idées de l’Education Nouvelle ont été diffusées partout après la guerre de 1914. On pensait alors, pour comprendre les grands massacres commis au cours de cette guerre, que l’école avait formé des esprits à la fois soumis et belliqueux. Il fallait changer l’école pour permettre la formation d’un Homme nouveau.

L’Institut National de la Recherche pédagogique, dont la création date des années vingt, est un produit de l’Education Nouvelle. Le Groupe français d’éducation nouvelle était rattaché au mouvement mondial de l’Education Nouvelle. Ce courant est donc bien antérieur au plan Langevin-Wallon. Le mouvement des Compagnons, à l’origine du courant en faveur de l’école unique, date également des débuts du siècle, après la guerre de 1914-18.

Le plan Langevin-Wallon a repris les thèses de l’Education Nouvelle, ce plan a été réalisé après la seconde guerre mondiale, il n’a jamais été réellement appliqué. C’est sous la Cinquième République que l’école a été vraiment transformée.

Isabelle Mourral : Je voudrais vous poser quelques questions complémentaires.

D’abord les maladies que l’on constate chez les écoliers. À mon avis il y en a beaucoup qui sont simplement la conséquence de mauvaises méthodes. Par exemple la dyslexie.
Si nous avions ici notre ami, le professeur Jean Vague de l’Académie de Médecine, il nous dirait que, si l’on avait rééduqué les gauchers, si on leur avait appris à écrire de la main droite, on leur aurait rendu service. Comment fait-on pour apprendre à écrire aux gauchers ?

Je voudrais aussi que vous nous parliez du temps scolaire. Vous nous en avez dit un mot, très vite. Parmi les vérités bonnes à dire, de Monsieur le Ministre Allègre, il y a tout de même ceci : c’est que l’année scolaire à l’heure actuelle est de 170 jours ce qui fait qu’il y a 195 jours non occupés à l’école. Et parmi ces 170 jours vous avez encore mis en question le temps perdu par les activités d’éveil, les sorties, etc. Sans compter cette perpétuelle mise en vacances, toutes les six semaines, qui est un désastre pédagogique.

Vous avez écrit un excellent livre sur la télévision et, dans vos premières phrases de début, vous nous avez indiqué quelque chose de fondamental : c’est que les enfants trop longtemps devant la télévision y perdent le bon sens, deviennent irréalistes.

Pour conclure, car nous sommes à la recherche d’idées maîtresses pour notre travail de fin d’année, vous avez dénoncé deux idéologies : dans l’enseignement primaire, l’idéologie scientiste et, au collège, une idéologie sociologique, celle du collège unique alors que la différenciation des classes est un impératif absolu. Un moule unique est la grande cause de l’échec au collège.
Si vous voulez nous développer un peu tout cela, vous nous ferez plaisir.

Liliane Lurçat : Les pathologies des apprentissages : la dyslexie, la dysgraphie, la dyscalculie, la dysorthographie, sont les pathologies de l’école. Dans la plupart des cas, les enfants sont victimes de la manière d’enseigner. Les dyslexies réelles sont beaucoup moins nombreuses. Le remède est dans l’école, il faut corriger les méthodes utilisées et réintroduire les exercices, la répétition.
En ce qui concerne l’usage de la main gauche, il est toléré à présent, mais on n’a pas mis au point une pédagogie spécifique pour les gauchers. Autrefois, quand j’étais enfant, nous écrivions tous de la main droite. Le gaucher contrarié a été décrit dans les années 1950. Il était, croyait-on, porteur de troubles engendrés par l’obligation d’écrire à droite.

Un ambidextre peut apprendre sans problème de la main droite, un gaucher peut être enseigné de la main gauche, on peut tenter le transfert à droite une fois l’écriture automatisée, s’il en a le désir. Quand l’écriture est automatisée, on peut transférer la compétence. On peut écrire quelle que soit la posture, ou même l’organe (autre main, pied, bouche), cela s’avère parfois nécessaire.
Les postures d’apprentissage nécessitent le respect d’un certain nombre de conditions. Le point de départ du mouvement est la projection du plan de symétrie du corps sur la feuille de papier. Le bras droit est actif pour le droitier et le gauche équilibrant. C’est l’inverse pour le gaucher : membre actif à gauche, équilibrant à droite. L’appui sur le membre équilibrant libère le membre actif du poids du tronc.

La main droite se déplace dans un mouvement de départ de l’axe vers la partie de la feuille faisant face à l’hémichamp corporel droit. La main gauche se déplace dans un mouvement de retour vers cet axe dans la partie de la feuille face à l’hémichamp gauche du corps. Pour les deux mains, le bras est le segment directeur, la main le segment dirigé. La main doit être perpendiculaire à la ligne, afin que le bras entraîne la main et que les yeux contrôlent la trace.

Une des raisons de la mauvaise installation des apprentissages de base est due au hachage du temps scolaire. Le temps pour apprendre, pour s’exercer, pour répéter est insuffisant. Il y a une réelle dépréciation de l’exercice comme entraînement nécessaire à la conservation de ce qui est enseigné.

Henri Lafont : J’aimerais relayer une question que Madame Mourral vous a posée d’une façon discrète sur le scientisme.
Vous employez ce mot à plusieurs reprises et j’aurais aimé que vous précisiez ce qu’est, pour vous, le scientisme.
Un peu plus tard vous nous avez dit « la pédagogie n’est pas une science, elle repose sur l’expérience ». Mais quelle est la science qui ne repose pas sur l’expérience ?

Liliane Lurçat : Ma discipline, la psychologie de l’enfant, est principalement empirique, elle est fondée sur l’observation et ponctuellement, sur l’expérimentation. Les sciences de l’éducation s’inspirent du modèle de la physique, elles sont physicalistes. Mon mari a bien analysé le physicalisme dans son livre La science sucidaire. Le physicalisme est l’imitation formelle des méthodes de la physique, dans les secteurs où ces méthodes sont inappropriées.

En psychologie de l’enfant, on observe l’émergence de conduites nouvelles, non réductibles à ce qui les a rendues possibles. Les facteurs des transformations de l’enfant sont liés aussi bien à des changements liés à la croissance qu’à des conditions d’ordre sociales. La cause des changements n’est pas homogène, c’est-à-dire de même nature que l’objet étudié, elle est hétérogène, c’est-à-dire de nature différente de l’objet étudié. L’environnement social est un puissant facteur de transformation. La télévision crée des bifurcations dans le développement. Sa présence au foyer fait qu’elle agit dès l’âge le plus tendre et à des moments clés. En particulier, lors de l’acquisition du langage et des premières investigations dans l’espace. On observe alors des phénomènes de déréalisation, par invasion du champ mental par des thèmes trop souvent violents et fantastiques.

Henri Lafont : Je passe à une autre question beaucoup plus simple. Est-ce que la méthode Montessori dont vous avez parlé n’est pas une sorte de méthode globale ?

Liliane Lurçat : La méthode Montessori n’est pas globale, au contraire elle s’inscrit dans les pédagogies issues du sensualisme qui a inspiré des éducateurs comme Itard et Seguin. La méthode d’écriture-lecture, qui fut utilisée dans l’école publique, s’inspire également du sensualisme ; cette méthode associe l’écriture à la lecture et parfois elle fait précéder l’écriture. On peut relire ce que Montessori a écrit sur la lecture et l’écriture et on peut s’en inspirer.
Decroly, théoricien du globalisme, a vivement critiqué Montessori. Ses idées ont contribué à la destruction de l’enseignement élémentaire.

Philippe Gorre : Je voulais simplement revenir sur la question de l’écriture par les gauchers.
L’écriture a été conçue, inventée par et pour des droitiers, pour des raisons de majorité tout simplement, et par conséquent elle est telle qu’il est plus facile d’écrire de la main droite. Si l’on voulait que les gauchers écrivent de la main gauche, il faudrait concevoir une écriture pour les gauchers qui serait différente, pas seulement par le sens dans lequel on écrit mais par la forme des caractères.

Liliane Lurçat : L’écriture est produite par la main dominante, la main droite, celle qui est liée au centre du langage, qui se trouve dans l’hémisphère cérébral gauche. C’est le cas le plus courant. J’ai travaillé avec le docteur Hécaen, qui avait fait des travaux sur la latéralité. J’ai étudié dans son service la désorganisation de l’écriture chez les personnes atteintes de lésions cérébrales.

Mgr René Coste : Madame, que pensez-vous de l’utilisation précoce, qui a l’air de se généraliser, des ordinateurs par les enfants.

Liliane Lurçat : La place donnée à l’ordinateur est excessive par rapport aux autres enseignements. Les enfants apprennent très vite à s’en servir. L’engouement pour les ordinateurs est soutenu par les marchands d’ordinateurs et par ceux qui pensent trouver dans l’ordinateur la solution à tous les problèmes de l’enseignement, en particulier à la nécessité d’un corps enseignant compétent.
L’enfant est seul devant l ‘écran. Cette solitude s’ajoute à celle devant le téléviseur. Avant de vanter excessivement les mérites d’Internet, on avait écrit que c’est une poubelle. J’ai connu des enfants initiés à des formes de pornographie par de jeunes virtuoses d’Internet, ce qui les a passablement perturbés.

Pour être respectable, il faut bien maîtriser la discipline qu’on enseigne et savoir se faire respecter. Pour être respecté, il faut avoir des élèves disciplinés et éduqués, chez qui n’est pas éteint le désir d’apprendre.